Avatars de Rousseau - r-diffusionAvatars de Rousseau 10 11 Rousseau chez Fisher Price, notes pour...

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Avatars de Rousseau I 3 Chambre noire II 21 Renou autour de Grenoble III 41 Écologistes IV 61 Éducateurs V 81 Musiciens VI 101 Révolutionnaires de 1789 VII 121 Romantiques Stendhal VIII 141 Romantiques George Sand IX 161 Socialistes X 181 Résistants & collaborateurs XI 201 Indépendantistes XII 221 Introspecteurs 00 240 Colophon

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Avatars de Rousseau

I 3Chambre noire

II 21Renou autour de Grenoble

III 41Écologistes

IV 61Éducateurs

V 81Musiciens

VI 101Révolutionnaires de 1789

VII 121Romantiques Stendhal

VIII 141Romantiques George Sand

IX 161Socialistes

X 181Résistants & collaborateurs

XI 201Indépendantistes

XII 221Introspecteurs

00 240Colophon

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3 Chambre noire

IChambre noire

« Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut

point d’autre art que de suivre exactement les traits que je vois

marqués ». Rousseau entend écrire ses Confessions depuis

une chambre noire : dispositif optique de projection du réel,

la camera obscura hante le rapport de l’artiste à la représentation,

depuis Léonard de Vinci jusqu’à l’appareil photographique.

Le monde y devient une image sur un écran ; une vie y devient

succession d’instantanés.

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4Avatars de Rousseau 5 Chambre noire

L’avenir est en tout temps

Avatars de Rousseau à la Bibliothèque municipale de Grenoble

BriceFrigau Bonfanti

Dans le temps où tout est à voir elles circulent, l’arriéra-tion et l’émancipation, qui passées par ici, repasseront par là. Quand, par l’arriération, tout n’est qu’avoirs — in-définis et donc finis… par l’émancipation, les germes d’avenir à l’ouvert infini, eux, se trouvent, s’inventent, dans le passé — dont notre présent qui passe.

Ernst Bloch dans son grand œuvre, Le Principe Espérance, recherche dans l’avant ce qui est en avant, qui ne put s’ac-complir, le passé non réglé, dont la charge utopique rési-duelle, telle la Belle dormant qui attend le baiser de son prince — son Principe espérant — pour l’éveil en lumière explosive. L’avenir est en tout temps.

D’où, par exemple, le fait que tant pis pour les faits s’ils sont clos sur eux-mêmes, morts à peine apparus, machi-naux sans événement vif ni concept.

Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question.1

D’où aussi, par exemple, le fait que le leurre de l’heure postmoderne, collaborant aux eaux glacées, est déjà si anté-daté, et existe sans être, même si son agonie devait durer légion d’années encore.

Ces considérations conduisent à : ne pas muséifier, figer en musée mort, le patrimoine ; plutôt muséifier, le faire muse de nos vies, le patrimoine — pour qu’il avive un avenir imprévisible et espéré. Chercher pour les trouver : l’avenir et le commun du patrimoine, que ce dernier ne soit pas un cadavre recroquevillé.

En 2012, c’est la fête à Rousseau. Volontiers, mais alors nous voulons un Jean-Jacques vivant, notre Jean-Jacques, qui circule à la façon du temps présent, que nous citons, qui nous habite et nous entoure à notre insu. Rousseau : Oui, mais aujourd’hui. Et aujourd’hui hors de question de présenter une momie nommée Rousseau et enfermée dans son passé du XVIIIe qui pour lui était présent.

1 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Œuvres complètes, tome 3, La Pléiade, 1964, p. 132.

Chérubin d’Orléans, Capucin La Dioptrique oculaire, ou la théorique, la positive et la méchanique de l’oculaire dioptrique en toutes ses espèces Paris, Thomas Jully & Simon Bénard, 1671 Bibliothèque municipale de Grenoble, B. 1290

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10Avatars de Rousseau 11

Rousseau chez Fisher Price, notes pour une exposition.

Ludovic Burel

La présentation d’objets, d’images et de textes au sein d’expositions patrimoniales ne va pas de soi. Contre cette transparence (par défaut), mon parti pris expositionnel consiste à dénaturaliser l’exposition, à la détraditionnaliser, afin de la mieux resignifier. C’est là le prix à payer pour passer de la figure de l’érudit local, plus ou moins héritée de l’antiquaire de la seconde moitié du XVIe siècle, à un plus large public, davantage en phase avec l’actualité des flux (flux textuel, flux des représentations, etc.1).

Contrairement à l’opinion courante, les artistes contemporains n’évoluent pas non plus dans une sphère séparée, isolés du reste du monde social, mais bien au sein d’institutions diversifiées : mon action dans le cadre de l’exposition Avatars de Rousseau s’inscrit dans ce mouvement récent consistant à confier à un artiste la mise en espace d’archives historiques pour réinterprétation et requalification 2.

Comment, dès lors, déjouer le format relativement convenu de l’exposition commémorative ?

Un des éléments de réponse apporté a été : en commençant par décentrer le personnage à célébrer, en ne s’attachant pas directement à sa personne mais à sa descendance supposée.

Pour faire dissidence donc, Brice Frigau Bonfanti avait initialement pensé intituler l’exposition Les Enfants de Rousseau. Le positionnement se voulait d’entrée de jeu critique, dans la mesure où il fut beaucoup reproché à Rousseau, par Voltaire notamment, d’avoir abandonné ses enfants aux « Enfant trouvés », l’Assistance publique de l’époque. Mais ce titre sonnait encore beaucoup trop « bon enfant ».

Je proposais alors d’augmenter le titre en Libres enfants de Rousseau. Je pensais bien sûr aux Libres enfants de Summerhill 3 de A.S. Neill, où il est question d’éducation alternative, mais aussi à l’anthologie de textes intitulée Libres enfants du savoir numérique 4, d’Olivier Blondeau et Florent Latrive,

1 « L’Empire des normaux depuis les années 50 dépend de la production et de la circulation à grande vitesse des flux de silicone, flux d’hormone, flux textuel, flux des représenta-tions, flux des techniques chirurgicales, en définitive flux des genres », Beatriz Preciado, « Multitudes Queer, notes pour une politique des anormaux », in Multitudes, nº 12, printemps 2003, p. 20.2 « En s’appropriant certains ouvrages de la BnF, l’artiste jette une lumière inattendue sur des collections dont on ne soupçonnait

pas la richesse artistique » ; à propos de l’exposition American Prayer, de Richard Prince, à la BnF, du 29/03 au 26/06/2011, in Chroniques de la Bibliothèque de France, nº 58, avril–juin 2011, p. 6.3 Alexander Sutherland Neill, Libres enfants de Summerhill, La Découverte, Collection Découverte, nº 163, 2004 (première parution aux éditions François Maspero, 1970).4 Olivier Blondeau & Florent Latrive (dir.), Libres enfants du savoir numérique, L’Éclat, Collection Premier secours, 2000.

Chambre noire

Clément Le Tulle-Neyret Avatars de Rousseau 2012

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IIRenou autour de Grenoble

Le 11 juillet 1768, Rousseau, plus que jamais persécuté, se réfugie

à Grenoble incognito derrière le pseudonyme « Renou »

— un avatar de lui-même, de son vivant ?

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23 Renou autour de Grenoble

Louis Pocat Le Désert de Jean-Jacques Rousseau Grenoble, Librairie dauphinoise, 1900 Bibliothèque municipale de Grenoble, V. 1934

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24Avatars de Rousseau 25 Renou autour de Grenoble

Jean-Jacques et la marche à pied

JeanSgard

À Jacques Sgard, grand paysagiste et grand marcheur

Marcher à pied dans les villes de l’Ancien Régime n’a rien d’une activité heureuse. Les rues sont étroites et sales, un large ruisseau dévale la pente, on y jette immondices et excréments ; point de terrasses ni de trottoirs, dès qu’il pleut, la rue devient un marécage puant. Dans les romans parisiens, on connaît la ville mal pavée, où l’on est bous-culé, où l’on se tord le pied, comme dans la Vie de Ma-rianne ; on connaît la rue mal éclairée le soir, où l’on n’est jamais sûr que le guet arrivera à temps pour vous sauver des voleurs, comme dans Manon Lescaut ; et l’on se sou-viendra que dans ce roman, l’héroïne poursuit de bout en bout son rêve de carrosse, avant de mourir en Louisiane au terme d’une marche de deux lieues : elle n’a jamais ap-pris à marcher à pied. Et le comble de la disgrâce pour Des Grieux, qui a dû vendre son cheval, est de rentrer à pied, avec son portemanteau sur le bras. Seul le peuple marche à pied : les paysans, les ouvriers, les soldats, les pauvres. Et c’est pourquoi dans la littérature, on ne se vante pas, avant Rétif de La Bretonne, de fouler le pavé. On le fait sans doute, mais on ne l’écrit guère. Montaigne, qui se tient si bien à cheval, huit et dix heures durant, qui admire César et Pompée, « fort bons hommes de cheval », qui consacre un chapitre aux « destriers » et un autre aux « coches », ne parle pas de ses longues marches autour de Saint-Michel-de-Montaigne, pas plus que Montesquieu ne parlera de la visite de ses vignobles du Bordelais . Pour parler d’aimables promenades, il faut jouir d’un parc, d’un « promenoir », d’allées plantées et entretenues. Or ce n’est pas le cas de Rousseau ; on se souviendra que sa pre-mière promenade, dans la grand-rue de Ménilmontant, tourne à la catastrophe : un carrosse qui descend au galop, précédé d’un énorme chien, fait le vide devant le piéton, qui manque y perdre la vie. Rousseau aura marché toute sa vie, mais surtout à la campagne, et sur les grand-routes ; et il en tirera une sorte de gloire. Ce que l’on trouve sous sa plume, c’est d’abord une célébration de la marche à pied en pleine nature.

Dès qu’il parle de « marche à pied », on devine que l’ex-pression provoque sous sa plume toutes sortes de choix sociaux : le jeune marcheur s’évade et s’aventure, avec les

Rousseau herborisant de nuit Dessin de A. Deveria, gravure de J. M. Fontaine, XIXe s. Bibliothèque municipale de Grenoble, Marj. Bot. 2420

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IIIÉcologistes

La nature est pour Rousseau un tout harmonieux qu’il voudrait protéger de l’industrie naissante.

Cette attitude se retrouve aujourd’hui chez les disciples

de Lévi-Strauss et chez de nombreux écologistes.

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44Avatars de Rousseau 45 Écologistes

Rousseau précurseur de l’écologie politique

BernardGittler

Rousseau pense l’action de l’homme sur la nature selon un double registre clairement marqué dans ses positions. En premier lieu, en effet, Rousseau montre que l’homme ne peut vivre au sein de son environnement que grâce à des travaux et des aménagements1, si bien qu’il ne s’agit aucunement d’idéaliser la nature : comme le rappellera André Gorz, « la Nature n’est pas un jardin planté pour [l’homme] »2. L’état de nature, posé comme l’hypothèse du premier temps, heureux, de l’humanité, au sein duquel l’homme pouvait subvenir à ses besoins sans transformer la nature, ne saurait en aucun cas être pensé comme le paradigme rousseauiste du rapport de l’homme à la na-ture. La nature ne saurait demeurer dans un tel « prin-temps perpétuel sur la terre » : l’ordre naturel comprend des bouleversements, et ceux-ci ont contraint les hommes à se regrouper et à développer des sociétés pour répondre à leurs besoins3. Du reste, la pensée de Rousseau n’a rien de nostalgique, et l’homme de la nature qu’il veut former dans Émile n’est pas celui de l’état de nature, mais celui de l’état de société4 : la note IX du second Discours montre que rétrograder à l’état de nature correspond à un avilis-sement 5 ; il s’agit donc d’être capable de vivre, en société, conformément à la nature.

Pour penser le rapport à la nature, Rousseau oppose nettement deux modes de comportement. Lorsque l’homme doit transformer la nature dans la seule finalité de subvenir à ses besoins, son action est pensée comme saine et source d’équilibre pour la nature. Rousseau pense en effet l’équilibre naturel non pas comme statique, mais comme dynamique6, au sens où il faut, pour qu’il se maintienne, un mouvement irrégulier. Lorsque la nature seule l’établit, il ne subsiste que par des « révolutions » ; lorsque l’homme permet de le faire, cela vient des modi-fications incessantes qu’il effectue sur son environnement. L’effet de ces actions est considéré comme très limité par rapport aux bouleversements naturels : on ne trouve pas dans l’œuvre de Rousseau l’idée que les actions humaines engendrent des bouleversements dans l’ordre naturel. Cela montre donc qu’il est tout à fait possible de dévelop-per une société permettant non pas de préserver un équilibre statique, mais de s’inscrire activement dans l’équilibre dynamique de la nature. Si l’homme peut ap-porter une stabilité à l’équilibre de la nature c’est, écrit

1 « Combien de pays arides ne sont habitables que par les sai-gnées et par les canaux que les hommes ont tirés des fleuves ». Essai sur l’origine des langues, Chapitre IX, Œuvres complètes sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, vol. V, éd. Pléiade, Paris : Gallimard, 1995, p. 405. Cette édition sera désormais indiquée par les lettres OC suivies du numéro du volume. Les citations en sont données en modernisant l’orthographe.2 André Gorz, « Écologie et liberté », in Écologie et politique, Paris : Seuil, 1978, coll. Points, p. 17–60, p. 28.3 « Supposez un printemps perpétuel sur la terre ; supposez partout de l’eau, du bétail, des pâtu-rages ; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois dispersés parmi tout cela : je n’ima-gine pas comment ils auraient jamais renoncé à leur liberté primitive et quitté la vie isolée et pastorale, si convenable à leur indolence naturelle, pour s’imposer sans nécessité l’esclavage, les travaux, les misères inséparables de l’état social. », Essai sur l’origine des lan-gues, chapitre IX, OC V, p. 400–401.4 « Il y a bien de la différence entre l’homme naturel vivant dans l’état de nature, et l’homme naturel vivant dans l’état de société. Émile n’est pas un sauvage à reléguer dans les déserts, c’est un sauvage fait pour habiter les villes. Il faut qu’il sache y trouver son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, sinon comme eux, du moins avec eux. », OC IV, p. 483–484.5 « Quoi donc ? Faut-il détruire les Sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les forêts avec les Ours ? Conséquence à la manière de mes adversaires, que j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer. », Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, éd. Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, Garnier-Flammarion, 2008, p. 169. 6 « Il y a un tel rapport entre les besoins de l’homme et les produc-tions de la terre, qu’il suffit qu’elle soit peuplée, et tout subsiste : mais avant que les hommes réunis missent par leurs travaux communs une balance entre ses productions, il fallait pour qu’elles subsistassent

Van Effen et Themiseul de Sainte Hyacinthe La Vie et les aventures surprenantes de Robinson Crusoë… le tout écrit par lui même traduit de l’anglais Amsterdam, L’Honoré et Chatelain, 1739 Bibliothèque municipale de Grenoble, E. 18925

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56Avatars de Rousseau 57 Écologistes

Henriette Chardak Elisée Reclus, une vie : l’homme qui aimait la terre Paris, Stock, 1997 Bibliothèque municipale de Grenoble, FGA 10830

John Bellamy Foster Marx écologiste Paris, Amsterdam, 2011 Bibliothèque municipale de Grenoble, SL 193 MAR

Marcel Schneider Jean-Jacques Rousseau et l’espoir écologiste Paris, Pygmalion, 1978 Bibliothèque municipale de Grenoble, 28363

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58Avatars de Rousseau

Pièces et main-d’œuvre Aujourd’hui le nanomonde, nanotechnologies un projet de société totalitaire, Montreuil, l’Échappée, 2008–2011 Bibliothèque municipale de Grenoble

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IVÉducateurs

Rousseau n’inspire pas la IIIe République

pour son Instruction Publique, mais les conceptions éducatives

alternatives du XIXe au XXe siècle, d’approche chrétienne (Pestalozzi,

Montessori) ou socialiste révolutionnaire (Freinet…).

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63 Éducateurs

Jean-Jacques Rousseau Émile ou de l’Éducation Amsterdam, J. Néaulme, 1762. Contrefaçon Bibliothèque municipale de Grenoble, F. 3689(1) Rés.

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64Avatars de Rousseau 65 Éducateurs

Rousseau, l’éducation nouvelle, et le cas exemplaire de Freinet

Henri LouisGo

Université de Lorraine

Jusqu’au siècle de Rousseau, l’idée d’enfance était liée à l’idée de dépendance, et comme l’explique Ariès « on ne sortait de l’enfance qu’en sortant de la dépendance » (Ariès, 1973, p. 15). L’enfance est une notion qui a désigné, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, une forme d’infériorité voire de non-être : on définissait l’enfant de façon négative comme celui qui n’est pas homme. Cette sorte d’inexis-tence sociale de l’enfant provenait de « l’indifférence où on tenait alors les phénomènes proprement biologiques : on n’aurait pas eu l’idée de limiter l’enfance par la pu-berté » (Id.). On pouvait donc rester « enfant » toute sa vie, ou bien par son statut social (domestique, laquais, pay-san, ouvrier…), ou bien par son ignorance. Comme le rap-pelle Rousseau au début du Livre second de l’Émile, l’en-fant, étymologiquement, c’est celui qui ne sait pas parler « infans », privé de parole (du verbe parler « fari »), donc privé de rationalité, et à ce titre privé d’existence sociale, en attente, susceptible d’exister plus tard, ou promis à n’exister jamais.

La signification de l’enfance n’est pas la même avant et après Rousseau : « ce qui caractérise le mieux le génie de Rousseau, ce qui permet de comprendre sa force, sa puis-sance d’émotion, son éternité, c’est qu’il découvre une terre-nouvelle : l’enfance » (Philonenko, 1967, p. 22–23).

Selon Voltaire, l’encre de Rousseau brûlait le papier et si tout n’est pas nouveau ou révolutionnaire dans le dis-cours de l’Émile (1762), cet ouvrage se caractérise par la nouvelle anthropologie sur laquelle il fait fond depuis son Discours sur l’origine et les fondements de l’ inégalité parmi les hommes (1755), anthropologie qui s’oppose radicale-ment à la tradition religieuse. Le clergé ne s’y est d’ail-leurs pas trompé, qui accusa Rousseau d’impiété. Le 9 juin 1762, le Parlement de Paris condamna l’Émile à être publiquement lacéré et brûlé dans la Cour du Palais, livre jugé criminel parce qu’il prône l’indifférence religieuse, sape l’autorité de l’Église et détruit le principe de l’obéis-sance. Rousseau lui-même fut poursuivi pour être arrêté à la Conciergerie, c’est pourquoi le 11 juin, jour de l’exécu-tion de la condamnation, il prit la fuite à Yverdon. Mais il fut condamné par l’aristocratie calviniste du Petit Conseil

L’Élève de la nature Amsterdam, Lille, Chez J. B. Henry, [s. d.] Bibliothèque municipale de Grenoble, E. 20174

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81

VMusiciens

L’esthétique musicale de Rousseau renverse celle de l’opéra français

de cour, ce qui marque Gluck et le jeune Mozart. Il invente aussi

une notation musicale chiffrée facile à apprendre, proche

de celle actuellement utilisée en Chine.

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84Avatars de Rousseau 85 Musiciens

Politique de l’harmonie, Jean-Jacques Rousseau et la musique

BernardGittler

Dans l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau affirme que « la musique a dégénéré » lorsque, dans l’Antiquité grecque, la liberté a laissé place à la servitude1. Auparavant, la mu-sique se trouvait dans la langue même, et les hommes exprimaient ainsi leurs passions en parlant : les hommes chantaient lorsqu’ils parlaient2. Pourquoi la perte de la liberté a-t-elle remis en cause cette musicalité de la langue ? Rousseau développe une conception des langues liée à l’anthropologie politique. Les hommes vivant dans la contrainte et soumis à leurs besoins développent une langue atone et sans accent, leur permettant d’effectuer de froids calculs pour satisfaire leurs intérêts3. Au contraire, les hommes libres, affranchis des contraintes, expriment leurs passions par une langue accentuée et musicale ex-primant celles-ci. L’union de la parole et du chant consti-tue l’idéal musical de Rousseau. Cet idéal permet de pen-ser l’unité politique d’un peuple libre4. En effet, un tel peuple n’obéit pas aux lois par contrainte, mais parce que celles-ci correspondent à sa passion pour la liberté : Rous-seau montre qu’il suffit, pour qu’un peuple éprouve cette passion, qu’il soit réuni et qu’un discours éloquent, fai-sant appel à la musicalité de la langue, émeuve et en-flamme le cœur du peuple. Avec une langue atone, comme l’est le français pour Rousseau, l’orateur n’est même pas entendu par le peuple : le pouvoir politique s’exerce alors par la contrainte, le peuple n’étant pas même assemblé pour pouvoir exprimer sa volonté 5. Rousseau établit donc des correspondances entre les principes permettant de penser la musique et la liberté politique, qui déterminent les principes de son esthétique et sa volonté de révolu-tionner les pratiques musicales de son époque.

Pour penser la musique, Rousseau pose comme fon-damental le principe d’unité de la mélodie qu’il trouve dans la musique italienne, par opposition à la musique française6. Puisque la musique n’a été séparée de la parole qu’en dégénérant, une musique est d’autant plus parfaite qu’elle n’a pas besoin du secours de la polyphonie, et que

1 Essai sur l’origine des langues, chapitre XVIIII, Œuvres complètes sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, vol. V, éd. Pléiade, Paris : Gallimard, 1995, p. 424–425. Cette édition sera désormais indiquée par les lettres OC suivies du numéro du volume. Les citations en sont données en modernisant l’orthographe. 2 « Les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques », Essai sur l’origine des langues, ch. II, OC V p. 381.3 Rousseau relie cela au climat, en opposant les langues du Nord et les langues du Midi : « Dans les climats méridionaux, où la nature est prodigue, les besoins naissent des passions ; dans les pays froids, où elle est avare, les passions naissent des besoins, et les langues, tristes filles de la nécessité, se sen-tent de leur dure origine », Essai sur l’origine des langues, ch. X, OC V p. 407. 4 « Il y a des langues favorables à la liberté ; ce sont les langues sonores, prosodiques, harmonieuses, dont on distingue le discours de fort loin. », Essai sur l’origine des langues, ch. XX, OC V, p. 428.5 « Les sociétés ont pris leur der-nière forme : on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus ; et comme on n’a plus rien à dire au peuple, sinon, donnez de l’argent, on le dit avec des placards au coin des rues, ou des soldats dans les mai-sons . il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne. », Essai sur l’origine des langues, ch. XX, OC V, p. 428.6 Lettre à M. Burney, OC V, p. 438–439 ; Dictionnaire de musique, article « Unité de mélodie », OC V, p. 1143.Jean-Philippe Rameau Code de musique

pratique (et lettre à D’Alembert) Paris, Imprimerie royale, 1760 Bibliothèque municipale de Grenoble, D. 352

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VIRévolutionnaires de 1789

Rousseau inspire les révolutionnaires. Lakanal fait

un Rapport sur J.-J. Rousseau pour motiver sa panthéonisation, citant le Contrat social et l’Émile

comme deux fondements. Les Grenoblois ne sont pas en reste,

comme en témoignent les manuscrits de Barnave…

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103 Révolutionnaires de 1789

Jean-Jacques Rousseau. Du contrat social ou principes du droit politique Paris, Bélin, 1792 Bibliothèque municipale de Grenoble, F. 28090

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104Avatars de Rousseau 105 Révolutionnaires de 1789

Babeuf, une figure révolutionnaire rousseauiste

PascalePellerin

UMR LIRE 5611. Université Stendhal. Grenoble 3.

Né à Saint-Quentin dans l’Aisne en 1760, d’origine mo-deste mais cultivée, grâce à son père qui lui offrit une honnête éducation, François-Noël Babeuf, dès l’âge de dix-sept ans, trouve un emploi d’apprenti feudiste qui lui ouvre les yeux sur l’exploitation opérée par les bourgeois propriétaires et la noblesse sur les paysans. À partir de 1785, il entretient, durant trois ans, une correspondance avec Dubois de Fosseux, le secrétaire de l’Académie d’Ar-ras qui lui fournit quantité de brochures touchant à la réforme sociale, aux problèmes de l’agriculture, de la mé-decine ou de l’éducation. Babeuf y évoque Rousseau à plu-sieurs reprises, preuve qu’il est en train de découvrir l’œuvre du philosophe genevois. Dans une lettre du 27 no-vembre 1786, à propos d’écrits d’un certain M. de Tournon que lui avait fait parvenir Dubois de Fosseux, il évoque Rousseau : « Mais savez-vous que ce M. de Tournon est charmant avec ses promenades ? Il paraît qu’il s’est par-faitement modelé sur Rousseau et qu’il a saisi on ne peut mieux sa principale et première maxime en fait d’éduca-tion morale : Instruire en amusant. Il semble encore s’être également pénétré des idées de ce Philosophe honnête homme, en présentant ses préceptes de la manière la plus claire, la plus simple et synonimement [sic] la plus intel-ligible que l’on puisse désirer à tous égards. » Comme en témoignent ses lettres à Dubois de Fosseux, Babeuf est passionné de pédagogie et c’est tout d’abord à l’auteur de l’Émile qu’il s’intéresse. Le 13 décembre 1786, il demande à Dubois de Fosseux des conseils sur l’éducation de So-phie, sa fille aînée et son avis sur l’Émile : « Les disposi-tions que j’aperçois dans ma fille aînée […] me porteraient, dès à présent, à ouvrir mes séances, si les avis du citoyen de Genève n’avaient pour moi tant de poids. Il me dit qu’avant la minutie de la lecture et de l’écriture, il y a mille choses plus intéressantes que les enfants doivent savoir ; que l’on ne doit point s’empresser de charger leur mémoire de mots ; […] et que, par suite de ce système il est plus que sûr que son Émile […] n’en deviendra pas moins un homme instruit de tout ce qu’il importe de savoir. Toutes ces choses sont appuyées de raisons si plausibles qu’il est pour moi de toute impossibilité que je m’y refuse.

Gracchus Babeuf Dessin de Mourebais, gravure d’Auguste Bry, XIXe s. Bibliothèque municipale de Grenoble, Marj. P 601

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VIIRomantiques StendhalHenri Beyle, futur Stendhal, hérite

de Rousseau dans son enfance. Mais il est douloureux d’être

une âme sensible à la manière du « pauvre Jean-Jacques » :

l’adolescent entreprend donc de « dérousseauiser » son jugement.

Y parviendra-t-il ?

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123 Romantiques Stendhal

Portrait présumé de Chérubin Beyle [1815] Reproduction Musée Stendhal

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124Avatars de Rousseau 125 Romantiques Stendhal

Le romantisme (révolutionnaire) est né en 1755

Le discours de Jean-Jacques Rousseau sur l’origine de l’inégalité ouvre un chapitre nouveau dans l’histoire de la culture

Michael Löwy

Le romantisme — pas comme « école littéraire » mais comme vision du monde — s’est cristallisé vers la deu-xième moitié du XVIIIe siècle dans les principaux pays européens. S’il fallait cependant choisir une date « inau-gurale » pour ce courant de la culture moderne, ce pour-rait-être 1755, date de la publication du Discours sur l’ori-gine et les fondements de l’ inégalité parmi les hommes. Ce fut un coup de tonnerre dans le ciel bleu des Lumières, dont on entend encore les échos en 2012.

Qu’est-ce que le romantisme ? Question tellement controversée que le chercheur américain A. Lovejoy a pro-posé que les chercheurs cessent d’utiliser ce mot : ce fut une vaine tentative de guérir la fièvre romantique en cas-sant son thermomètre terminologique. Si le romantisme est généralement présenté dans les dictionnaires et ency-clopédies comme un mouvement littéraire et artistique du début du XIXe siècle, je pense au contraire qu’il s’agit d’un phénomène beaucoup plus étendu et profond, qui traverse tous les domaines de la culture : littérature, poé-sie, arts, philosophie, politique, religion, droit, anthropo-logie, historiographie. Et je suis convaincu que l’histoire du romantisme n’est pas terminée en 1830 ou 1848, mais continue jusqu’à aujourd’hui.

Le romantisme doit être conçu comme une vision du monde — au sens du concept de Weltanschauung — dont la caractéristique quintessentielle est la protestation cultu-relle contre la civilisation capitaliste occidentale moderne au nom de certaines valeurs du passé. Le romantisme proteste contre la mécanisation, la rationalisation abstraite, la réification, la dissolution des liens communautaires et la quantification des rapports sociaux. Cette critique se fait au nom de valeurs sociales, morales ou culturelles prémo-dernes, ou précapitalistes. Si le romantisme s’affirme comme une forme de sensibilité profondément empreinte de nostalgie, ce n’est pas pour autant qu’il refuse de pen-ser ce qui fait le propre de la modernité : d’une certaine façon on peut même le considérer comme une forme d’auto-

Portrait idéalisé de Stendhal Dessin au crayon attribué à Alberthe de Rubempré, XIXe s. Bibliothèque municipale de Grenoble, R. 90864 Rés.

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VIIIRomantiques George Sand

De l’adolescente éblouie par les textes du philosophe

à la Dame de Nohant qui rédige Histoire de ma vie, Rousseau

est le compagnon des aventures littéraires de George Sand.

Celle que l’on nomme sa « fille spirituelle » écrit même un roman, resté inachevé, sur un prétendu fils

de Jean-Jacques : Mémoires de Jean Paille.

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144Avatars de Rousseau 145 Romantiques George Sand

La Nouvelle Héloïse entre Sand et Balzac

RaymondTrousson

Marquée par la Profession de foi du Vicaire savoyard dans Mademoiselle La Quintinie, George Sand n’a pas ignoré non plus La Nouvelle Héloïse.

Elle en retient surtout les trois premières parties, celles où se déploie la passion légitime de deux êtres faits l’un pour l’autre, absurdement contrariée par les conven-tions sociales. Les trois suivantes, qui racontent la ré-demption de Julie, la leçon d’abnégation et de sacrifice aux valeurs saintes de la famille et du mariage, heurtent profondément ses convictions. Aussi écrit-elle dans les Lettres d’un voyageur, contemporaines de Jacques : « Jean-Jacques a beau faire ; Julie ne redevient chère au lecteur qu’à l’heure de la mort, en écrivant à Saint-Preux qu’elle n’a pas cessé de l’aimer ».

Jacques paraît en septembre 1834. Le thème était pour le moins provocant. La toute jeune Fernande a épousé Jacques, beaucoup plus âgé qu’elle ; malgré son estime et son respect pour lui, elle cède à Octave, qui l’aime pas-sionnément. Devenu un obstacle, Jacques se suicide pour libérer les amants. À première vue, rien, au moins pour l’intrigue, n’est plus éloigné du roman de Rousseau. Sand s’est du reste gardée de reprendre tels quels situations et personnages, tout en conservant manifestement le souve-nir de La Nouvelle Héloïse, que Jacques rappelait déjà par la forme épistolaire. En outre, les personnages se répar-tissent à peu près de la même manière et dans les mêmes fonctions.

Ils ont cependant été conçus dans un esprit différent. Fernande n’est pas la sublime, la surhumaine Julie. Plus jeune, sans nulle expérience, c’est une enfant romanesque et fragile, sincère et droite, mais désarmée devant la pas-sion. Clémence, veuve et solitaire, Sylvia, altière et exi-geante, ne rappellent guère l’aimable enjouement de Claire. La romancière a ramené les héros rousseauistes de l’empyrée sur la Terre.

Dans Jacques aussi, il s’agit d’une union mal assortie contre laquelle, dès le début, Clémence met son amie en garde en reprenant, presque dans les mêmes termes, les propos de Julie dans La Nouvelle Héloïse, quand elle l’as-sure « que la passion est tout à fait contraire à la dignité et à la sainteté du mariage ». Quand Octave, naguère amant de Sylvia, s’installe auprès d’elle et du couple dans la pro-

George Sand « À propos des Charmettes » Revue des Deux Mondes, novembre–décembre 1863 Bibliothèque municipale de Grenoble, Rp. 314

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IXSocialistes

De nombreux socialistes français se réclament de Rousseau : Louis Blanc voit en lui « le précurseur

du socialisme moderne », Blanqui s’identifie au persécuté suite

à la publication du Contrat social et de l’Émile…

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164Avatars de Rousseau 165 Socialistes

Rousseau et les socialismesYves

Citton

Réfléchir à la présence de la pensée de Rousseau dans les mouvements politiques apparentés aux socialismes fournit une occasion particulière-ment intéressante de mesurer la multiplicité de directions potentielle-ment contradictoires qui animent toute grande œuvre littéraire et philo-sophique. On peut en effet parfaitement défendre l’hypothèse d’une cohérence profonde de la pensée de Rousseau, et repérer néanmoins à quel point cette cohérence noue des tendances poussant dans des direc-tions diverses, dont les siècles ultérieurs accentueront les divergences.

Passons en revue sommaire quelques-unes des filiations rousseauistes parmi les divers courants historiques du « socialisme » — courants que je survolerai des plus modérés aux plus radicaux :

Le souverainisme : les nombreuses pages dans lesquelles Rousseau dénonce les cosmopolites qui diluent leur « amour de l’humanité » au point de le rendre insignifiant et ineffectif s’inscrivent dans un discours patriotique, mobilisé à propos de Genève, mais récupérable par toute « petite république » (si l’on entend rester fidèle à la pensée de Rousseau), voire par tout État-nation (si l’on entend seulement se draper de son au-torité). Le citoyen de Genève est un des grands théoriciens et avocats d’une souveraineté ancrée dans un peuple-souverain et dans un terri-toire dont il importe de marquer fermement les frontières. L’énergétique du sentiment de solidarité sur laquelle se base le rousseauisme implique qu’on ne peut réellement aimer qu’un nombre limité de personnes qui nous sont proches et qu’il faut cultiver l’amour d’une patrie nécessaire-ment exclusive (quoique pas forcément hostile à ses voisins). Être souve-rain chez soi : telle est la définition du peuple rousseauiste — avec tous les problèmes que pose la définition de cette « souveraineté » et du « chez soi » à l’heure de la mondialisation — mais aussi dès la fin du XIXe siècle, au vu des prétentions internationalistes des mouvements socialistes.

Le contractualisme : théoricien du contrat social transformant une « multitude » en un « peuple », Rousseau est l’un des grands penseurs de la tradition contractualiste, qui veut que ce qui lie les citoyens entre eux et envers leurs dirigeants relève d’un geste symbolique comparable à la si-gnature d’un contrat. Cela a certes été utilisé par la tradition socialiste pour rappeler aux gouvernants qu’ils étaient liés à la « volonté générale » du peuple. Mais cela a pu également être jugé comme une vision idéa-liste et rétrograde, qui se berçait du leurre d’un contrat parfaitement il-lusoire — configurant la politique comme une affaire de fidélité à la pa-role donnée, alors qu’il ne s’agit en réalité que de rapports de force, dont les contrats ne font que masquer et entériner l’injustice.

Le républicanisme : de par le dispositif éducatif esquissé dans l’Émile et de par le principe « d’aliénation totale » de chaque individu à la tota-lité sociale promu par le Contrat social, Rousseau a également pu être vu comme le père du républicanisme, qui cherche à « égaliser » et à homogé-néiser les individus en les rendant « citoyens ». C’est souvent au nom de

Jean-Jacques Rousseau Discours sur l’origine et les fondements de l’ inégalité parmi les hommes Amsterdam, Rey, 1755 Bibliothèque municipale de Grenoble, E. 19624

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XRésistants & collaborateurs

Les résistants chrétiens sont les premiers

et les plus nombreux à revendiquer l’héritage de Rousseau durant

l’Occupation pour lutter contre le paganisme nazi : Guillemin,

Mauriac, Daniélou, Ravier… Mais Rousseau tient aussi une place

importante chez certains collaborateurs durant l’Occupation.

Honni par les maurrassiens, il est défendu par des intellectuels

pro-nazis venus de la gauche (Claude Jamet)

ou de l’anticolonialisme (Félicien Challaye) ; Marcel Déat lui rend

le plus grand hommage.

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183 Résistants & collaborateurs

Jean-Jacques Rousseau Du Contrat social, ou principes du droit politique Amsterdam, Rey, 1762 Bibliothèque municipale de Grenoble, F. 17895

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184Avatars de Rousseau 185 Résistants & collaborateurs

La réception de Rousseau durant l’Occupation : 1940–1944

PascalePellerin

Une remarque s’impose dès que l’on aborde la question de la réception de Rousseau durant la Seconde Guerre mondiale. Pour des raisons aisé-ment compréhensibles, la Résistance a publié un nombre d’écrits nette-ment moins considérable en quantité que celui produit par la collabora-tion ou par Vichy. D’où l’inégal traitement quant à la réception d’un écrivain qui n’intéresse qu’indirectement les contemporains du deu-xième conflit mondial. L’enjeu n’est pourtant pas négligeable même si les textes republiés sont peu nombreux. L’effigie d’un Rousseau fondateur de la démocratie moderne et précurseur de la Révolution française, dont on a fêté le cent-cinquantenaire en juillet 1939, captive essentiellement les collaborateurs et les adeptes de la Révolution nationale. La légitimation du nouveau pouvoir politique passe inexorablement par la dénonciation des principes républicains et du Front populaire responsables de la dé-faite. Rousseau, c’est l’homme par qui le désastre arrive, bien que Vichy puisse, à l’occasion, s’inspirer du sempiternel retour à la terre en s’ap-puyant sur des passages de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile. La droite conservatrice, devenue collaborationniste après sa rupture avec Maurras et L’Action française, déteste Rousseau et les principes du Contrat social. Les collaborateurs issus de la gauche adoptent souvent un autre ton. Pa-cifistes puis germanophiles, ils défendent les principes du national-so-cialisme et découvrent dans Rousseau un précurseur du Troisième Reich. La Résistance communiste s’intéresse peu à Rousseau revendiqué par la gauche chrétienne antinazie. Le couple Rousseau/Robespierre n’est pas à l’ordre du jour et, lorsque les résistants invoquent la tradition démocra-tique française, ils ne citent guère Rousseau.

Les défenseurs du nouveau régime, s’ils rejettent le Rousseau pourfen-deur de l’inégalité sociale, découvrent dans certains textes du philo-sophe de quoi nourrir leur devise Travail, Famille, Patrie. Outre la pu-blication, en 1941, de la thèse sur l’Émile du jésuite André Ravier qui rejoint rapidement les rangs de la Résistance, un manuel scolaire destiné aux lycéens, L’Œuvre de Jean-Jacques Rousseau, publié en 1943 aux édi-tions Hachette passées sous contrôle allemand, reproduit plusieurs textes du philosophe précédés de titres : La vie de famille restaurée, Le retour à la terre, qui épousent les thèmes chers à la Révolution nationale. La structure de ce type d’ouvrages, composé d’extraits de Rousseau sui-vis de citations d’écrivains et de questions censées orienter l’élève dans sa lecture, constitue un outil de propagande discret et efficace. Le natu-risme de Rousseau séduit, dans une faible mesure, les proches de Pétain. L’Action française met en garde ses lecteurs contre la tentation de réhabi-liter Rousseau en cédant aux sirènes de la nature. André Ravier

Henri Guillemin Les philosophes contre Jean-Jacques, « Cette affaire infernale » Paris, Plon, 1942 Bibliothèque municipale de Grenoble, 51378

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XIIndépendantistes

Rousseau est présent en Algérie dès les années 1930

chez Messali Hadj, un des premiers indépendantistes algériens.

En 1946, l’hebdomadaire de Ferhat Abbas, Égalité des Hommes, s’appuie sur le Contrat social pour dénoncer le droit de conquête, « un monstre

juridique ».

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XIIIntrospecteurs

Freud n’évoque Rousseau qu’à propos d’un jeu de mots

(le roux-sot), et Lacan le qualifie de « paranoïaque de génie »

dans sa thèse sur la paranoïa. Jean-Jacques, sulfureux jusque dans son impuissance, sensible

jusque dans sa folie, peut-il être envisagé comme un père

pour la psychanalyse ?

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224Avatars de Rousseau 225 Introspecteurs

Rousseau, E. T. et la psycha-nalyse : avatars dissimulés

Jean-DamienMazaré

Membre de l’équipe du CIELAM (EA 4235), Université d’Aix–Marseille.

Elliott et la grenouilleOn se souvient de cette scène du film E.T., de Steven Spielberg (1982) : pendant un cours de sciences naturelles où le professeur demande aux élèves d’enfermer des grenouilles dans des bocaux chloroformés pour ensuite les disséquer, le jeune Elliott, héros du film et ami de l’extra-ter-restre, refuse de se soumettre, et ouvre tous les bocaux de ses camarades, permettant que les grenouilles s’échappent — et aussi qu’une jolie fille de la classe l’embrasse.

On se tromperait à écraser le film de Spielberg sous le thème un peu sirupeux d’une amitié par-delà toutes différences ou toutes frontières : il s’agit bien plutôt d’un drame de l’accommodation d’un jeune garçon à la Loi, et peut-être d’abord à la Loi scientifique. Spielberg a d’ailleurs trouvé cette merveilleuse idée de ne faire des adultes scientifiques que des plans de leurs jambes : on les voit chercher l’extra-terrestre dans la forêt avec la hauteur de vue d’un petit garçon ; et quand on découvrira enfin le haut de leur corps, leur visage sera voilé par des masques. Du professeur de sciences naturelles lui-même, on ne voit que le bassin, les mains et les jambes, jamais le visage ; on entend simplement sa voix, qui ordonne la dissection : « One thing that you should be looking for, during the dissection, is to locate the heart and notice if it’s still beating. »

C’est la Loi qui, tout en étant masquée, invisible, fonde l’injonction à la transparence. C’est cette Loi scientifique qui voudra à la fin du film passer le E.T. aux rayons X pour savoir ce qu’il y a intus et in cute, mais qui impose déjà à l’enfant, dans l’épisode de la dissection de la gre-nouille, d’aller regarder sous la peau, avec la prétention d’y trouver le réel. Le récent livre de Gérard Wajcman, L’Œil absolu (2010), nous décrit subtilement les présupposés, les principes d’un dispositif du « TV » : Tout-Vu, Tout-Visible. « Du stade du miroir au stade de la transparence, on passe d’une image à une autre, de l’image de son corps à celle de l’in-térieur de son corps, et aussi de l’image de soi pour soi à l’image de soi pour l’autre. Le stade de la transparence non seulement appelle l’œil à voir, mais il lui suppose de lui livrer encore plus de visible à voir. » L’Autre est celui qui instaure cet œil absolu, qui scrute et cherche à voir l’intérieur : manière de connaître (c’est la vocation de la science), manière de contrôler (c’est la vocation du pouvoir) : si bien que l’homme dans le monde a fini par accepter que tout (y compris lui-même) devienne « objet-sous-regard », comme le nomme Wajcman. Il rappelle ainsi qu’à l’Université d’Hiroshima, des chercheurs de l’Institut de biologie des amphibiens, sous la direction de Masayuki Sumida, ont manipulé géné-tiquement des grenouilles albinos pour les rendre transparentes, de sorte qu’on voit leur intérieur sans avoir à les disséquer ou les passer aux rayons X.

Jacques Antoine René Perrin Les Égarements de Julie Londres, [s. n.], 1795 Bibliothèque municipale de Grenoble, P. 1450 (1) et (2)

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ColophonDirection scientifique & artistiqueBrice Frigau Bonfanti & Ludovic Burel

ContributeursLudovic Burel · Yves Citton · Brice Frigau Bonfanti · Julie Delavie · Bernard Gittler Henri Louis Go · Michael Löwy · Jean-Damien Mazaré · Pascale Pellerin Jean-François Perrin · Christine Planté · Jean Sgard · Raymond Trousson

Conception graphiqueClément Le Tulle-Neyret

It: éditions18, rue Pierre-BaratinF–69100 [email protected]

Avec le concours de la Bibliothèque municipale de Grenoble, l’École supérieure d’art et design Grenoble–Valence, du centre de recherche PLC (Philosophie, langages et cognition) de l’Université Pierre-Mendès-France de Grenoble et de la Région Rhône-Alpes (aide à l’édition).

Caractères typographiquesNew Fournier, François Rappo, n. d.Graphik, Christian Schwartz, 2009

PapiersArcoset Extra White, 90 g/m2Symbol Freelife Raster, 250 g/m2

Achevé d’imprimer en République Tchèque par l’imprimerie Finidr (Lipova) en septembre 2014

Diffusionwww.r-diffusion.org

ISBN978 2 917053 15 7

Prix22 €