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Beihefte der Francia Bd. 39 1997 Copyright Das Digitalisat wird Ihnen von perspectivia.net, der Online-Publi- kationsplattform der Stiftung Deutsche Geisteswissenschaftliche Institute im Ausland (DGIA), zur Verfügung gestellt. Bitte beachten Sie, dass das Digitalisat urheberrechtlich geschützt ist. Erlaubt ist aber das Lesen, das Ausdrucken des Textes, das Herunterladen, das Speichern der Daten auf einem eigenen Datenträger soweit die vorgenannten Handlungen ausschließlich zu privaten und nicht- kommerziellen Zwecken erfolgen. Eine darüber hinausgehende unerlaubte Verwendung, Reproduktion oder Weitergabe einzelner Inhalte oder Bilder können sowohl zivil- als auch strafrechtlich ver- folgt werden.

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Beihefte der Francia

Bd. 39

1997

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MICHEL PASTOUREA U

L'EMBLÈME FAIT-IL LA NATION?

De la bannière à Parmoirie et de Parmoirie au drapeau

Bannières féodales, enseignes modernes et drapeaux contemporains font-ils peu r aux historiens? Il est permis de le croire tant sont rares les études qui leur sont consacrées. A l a différence d'autre s emblème s nationaux ou d'autre s symbole s étatiques - je re-viendrai plu s loi n su r cett e articulatio n fondamental e - les vexilla e t le s pratique s vexillaires des sociétés occidentales attenden t encore leurs historiens e t leurs anthro -pologues. Pou r le s bannière s féodales , ce s lacune s historiographique s e t bibliogra -phiques peuvent à la rigueur se comprendre, non seulemen t en raison de la rareté de la documentation e t de la complexité des problèmes, mais aussi en raison du mépri s dans lequel les médiévistes ont longtemps tenu les armoiries et les emblèmes qui leur étaient apparentés . Discipline jugée peu sérieuse , l'héraldique a longtemps été aban-donnée aux érudits locaux, aux généalogistes et à la petite histoire; or étudier les ban-nières féodale s san s touche r à l'héraldique es t évidemmen t u n exercic e impossible . Mais pour c e qui concern e le s drapeaux moderne s e t contemporains1, c e silence des historiens es t difficilement compréhensible . Pourquoi le s drapeaux ont-il s suscit é s i peu d e curiosit é scientifique . Pourquo i leu r étud e reste-t-elle , aujourd'hu i encore , soigneusement évitée , sinon réprouvée ?

A ces questions, une seule réponse: le drapeau fai t peur aux chercheurs. Du moin s en Europe occidentale . Il fait peur parce que sa pratique es t encore si fortement e t si excessivement ancré e dan s l e mond e contemporai n qu'i l es t presque impossibl e d e prendre l e recul nécessaire pour tente r d'e n analyse r la genèse et le fonctionnement . Il fait peur, surtout, parce que, comme naguère, l'attachement que certains lui portent, peut encor e donne r lie u à toute s le s appropriation s partisanes , à tou s le s usage s détournés, à toutes le s passions, à toutes le s dérives . De nombreu x fait s politiques , idéologiques e t sociaux son t quotidiennemen t l à pour nou s l e rappeler. Mieux vau t donc parler du drapeau le moins possible.

1 Je donne évidemment ic i au mot drapeau u n sens large, englobant la plupart des signes vexillaires en usage en Europe occidentale du XVIIe siècle à nos jours; son sens actuel est plus restreint et plus tech-nique. En français, il faut attendre les années 1600 pour que ce mot prenne définitivement e t exclusi-vement u n sens vexillaire ; auparavant , i l désigne simplement u n peti t morceau d e drap , c'est-à-dire d'étoffe, voire un simple chiffon. Les médiévistes évitent donc l'emploi de ce mot et lui préfèrent, à jus-te titre, les termes de bannière ou dyenseigne> ou même le mot latin vexillum. Voi r plus loin à la note 5 les définitions proposées de ces mots.

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Un objet d'histoire sous-étudié

De fait , e n Europ e occidentale , au sei n de s sciences humaines , notammen t d e l'his -toire, on en parle peu. Je ne suis du reste pas certain qu'i l faille uniquement l e déplo-rer. Historiographiquement , e n effet , i l existe un lie n patent entr e le s régimes e t le s époques totalitaires et les travaux des érudits et des théoriciens portant sur la symbo-lique de l'éta t o u d e l'identité nationale 2. Le désintérê t longtemp s montr é pou r ce s questions pa r le s démocratie s occidentale s depui s l a dernièr e guerre , voir e plu s e n amont encore3, ne me paraît donc pas complètement regrettable. Inversement, et pour les mêmes raisons, je ne suis pas sûr qu'il faille seulement se réjouir du net regain d'in-térêt manifest é pa r le s chercheur s européen s pou r ce s problème s depui s un e demi-décennie, voire un peu plus. Cela n'est n i neutre, ni innocent, ni accidentel. La recherche est toujours fill e de son temps.

Quoi qu'il en soit, les drapeaux proprement dits n'ont pas encore »bénéficié« d'u n tel regai n d'intérêt , e t cett e situatio n expliqu e pourquo i l a disciplin e don t il s son t l'objet d'étude , la vexillologie, n'a nulle part encore trouvé de statut scientifique. Par -tout ell e semble abandonnée au x amateurs de militaria e t aux collectionneurs d'insi -gnes. Ceux-ci leur consacrent un certain nombre de monographies, de périodiques e t de répertoires, mais leurs publications ne sont le plus souvent guère utilisables par les chercheurs: informations lacunaire s et contradictoires, manque de rigueur, éruditio n souvent naïve , absence , surtout , d'un e véritabl e problématiqu e qu i envisagerai t l e drapeau comme un fait de société à part entière4. La vexillologie n'est pas encore une science. En outre , ell e n'a pa s su ou pa s voulu profite r de s mutation s récente s d e la plupart des sciences sociales ou linguistiques; l'apport d e la sémiologie, par exemple , lui es t presque totalemen t inconnu , c e qui paraî t pou r l e moins étonnan t d e l a par t d'une discipline qui a pour objet d'étud e u n système de signes. De ce fait, l a vexillo-logie a été incapable de renouveler se s enquêtes e t ses méthodes, comme a su le fair e l'héraldique depui s deu x o u troi s décennies . Au reste , à l'heure actuelle , i l n'exist e

2 Ce n'est pas faire injure à la mémoire du grand Percy Ernst Schramm que de souligner que c'est dans l'Allemagne des années trente qu'il mit en chantier ses premiers - et considérables - travaux sur la sym-bolique du pouvoir et de l'Etat. Sur l'oeuvre pionnière (et parfois ambiguë) de ce grand historien, voir: J.M. BAK, Médiéval Symbology of the State: Percy E. Schramm's Contribution, dans: Viator (Los An-geles), 4 (1973), p. 33-63, et P. BRAUNSTEIN, Percy Ernst Schramm. Les signes du pouvoir et la sym-bolique de l'Etat, dans: Le Débat, 14 (juillet-août 1981), p. 166-192.

3 Je pense par exemple au cas du curieux livre d'Arnold VAN GENNEP, Traité comparatif des nationalités. Les éléments extérieurs de la nationalité, Paris 1923. Inachevé, venu trop tôt, à la fois excitant et déce-vant, cet ouvrage est resté sans postérité et est aujourd'hui presque totalement oublié dans l'oeuvre du grand Van Gennep. C'est à la fois dommage et significatif .

4 On trouver a une bibliographie sur l'étude des drapeaux dans le répertoire de W. SMITH, The Biblio-graphy o f Flag s o f Foreign Nations, Boston 1965. Les manuel s de vexillologie son t nombreu x dan s toutes les langues (notamment en anglais) ; ils sont souvent médiocres (pour ne pas dire plus) et tou-jours destinés au grand public, jamais au chercheur. En français, l'ouvrage le moins décevant sembl e être celui de W. SMITH et G. PASCH, Les drapeaux à travers les âges et dans le monde entier, Paris 1976 (traduit et adapté d'une version américaine comportant de nombreuses erreurs et naïvetés historiques). En revanche, sur l'histoire de tel ou tel drapeau particulier, il peut exister des travaux de qualité. Citons pour exemples: P. WENTSCHE, Die deutschen Farben, Heidelberg 1955 , et H. HENNINGSEN, Danne-brog og flagforing ti l sos, Copenhague 1969. Dans la production vexillologique , i l faut mettre à part les excellents travaux du grand érudit Ottfried NEUBECKER, notamment son étude »Fahne«, dans Re-allexikon zur deutschen Kunstgeschichte, fasc. 108, Munich 1972.

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pratiquement aucu n pont entr e le s deux disciplines , les héraldistes ayan t tendanc e -ce en quoi ils ont tort - à mépriser la vexillologie et contribuant par là même a la laisser dans son état de latence.

Le drapeau e t ses antécédents - bannières, enseignes, étendards, etc.5 - pourraient cependant constitue r u n trè s rich e documen t d'histoir e politiqu e e t culturelle . A l a fois images emblématiques et objets symboliques, ils sont soumis à des règles d'enco-dage contraignantes et à des rituels spécifiques qui , progressivement, les ont placés au cœur de la liturgie étatique ou nationale . Mais ils ne sont pas de toutes les époques ni de toutes les cultures. Même en se limitant à la culture occidentale, prise dans la lon-gue durée , un faiscea u d e questions s e posent qu i n'ont pas encor e donn é lie u à des enquêtes véritables.

Depuis quand , pa r exemple , de s groupe s d'homme s s'emblématisent-il s priori -tairement par l'étoffe, pa r la couleur et par la géométrie? Depuis quand, pour ce faire, installent-ils des morceaux de tissu au sommet d'une hampe? Où, quand et comment ces pratiques , a u débu t plu s o u moin s empirique s e t circonstancielles , s e sont-elle s transformées e n code s à part entière ? Quelle s formes , quelle s figures , quelle s cou -leurs, quelle s combinaison s on t ét é sollicitée s pou r organise r ce s code s e t pou r e n assurer un solide contrôle? Et, surtout, quand et comment est-on passé d'étoffes véri -tables, flottant a u vent et faites pour être vues de loin, à des images non textiles expri-mant l e même messag e emblématique o u politiqu e mai s pouvan t prendr e plac e su r des support s d e toutes nature s e t dont certain s son t mêm e conçus pou r êtr e vus d e près. Evolution capitale que la langue allemande, contrairement à la française, met en valeur en utilisant deux mots différents: Flagge (drapeau réellemen t textile) et Fahne (drapeau o u image du drapeau, quelle que soit sa matérialité6).

Quelles mutations - matérielles, sémiologiques, sémantiques, idéologiques, socia -les, etc. - a entraînées ce passage essentiel du drapeau en tant qu'objet physiqu e vers le drapeau en tant qu'image conceptuelle? Puis, par rapport au sujet qu i nous occupe plus directemen t ici , depui s quand , dan s un e entit é politiqu e donnée , l'un e d e ce s étoffes pui s l'une de ces images - en généra l l'armoirie - ont-elles ét é choisies pou r symboliser le pouvoir, d'abord celu i du seigneur ou du grand feudataire, puis celui du prince ou du roi, enfin celui du gouvernement, de l'état ou de la nation? Quelles cou-leurs ou combinaison s d e couleurs, quelles figures o u association s d e figures a-t-o n choisi pour ce faire ? Qu'a-t-on voulu signifier? Au reste, qui choisit? dans quel con-

5 Dans le monde foisonnant des signes vexillaires, dont le lexique médiéval et moderne est quelque peu flottant, les héraldistes ont l'habitude de désigner par le mot bannière le morceau d'étoffe de forme rec-tangulaire dont le grand côté est fixé à la hampe. C'est en quelque sorte un gonfanon sans queue. Lar-gement utilisée à l'époque féodale par les seigneurs venant à l'ost avec leurs vassaux, la bannière est au XIIe siècle Tun des supports privilégiés des premières armoiries. Au-delà de ce sens étroit, lié aux struc-tures féodales et à l'organisation de l'ost, le mot bannière peut avoir sous la plume de nombreux auteurs un sens plus vague, correspondant à l'ancien français enseigne ou au latin vexillum, e t désigner toute espèce de signe emblématiqu e d e grand e taill e install é a u sommet d'un e hampe. A parti r du XVIIe

siècle, le terme enseigne, jusque là très générique, prend lui aussi un sens plus précis et qualifie généra-lement un emblème militaire de commandement servant de signe de ralliement pour les troupes. Quant au mot étendard, i l désigne à l'origine les bannières de forme triangulaire dont la base est fixée à la ham-pe et dont la pointe flotte au vent; par la suite l'étendard devient plus carré, et le mot tend à être réservé pour désigner spécialement les enseignes des régiments de cavalerie.

6 O. NEUBECKER, Fahnen und Flaggen, Leipzig 1939, p. 1-10 e t passim.

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texte? pourquoi? comment? Et ce choix fait, quelle en est sa durée, sa diffusion, so n évolution? Toute bannière, tout drapeau a une histoire, et cette histoire est rarement une histoire immobile. Enfin, aujourd'hui même , qui utilise ou regarde un drapeau? Qui connaî t o u reconnaî t celu i d e sa région ou de so n pays, ceux de s pays voisins, ceux des pays lointains? Qui sait les décrire, les représenter, passer de l'objet à l'image et de l'image au symbole?

Autant de questions, parmi beaucoup d'autres, qui se trouvent au cœur des débats de ce colloque e t qui non seulement attendent encore leurs réponses mai s qui n'ont même jamais été posées.

Une histoire de longue durée

Dans un colloque précédent, consacré aux aspects idéologiques et culturels de la ge-nèse des états modernes, j'avais essayé d'attirer l'attention sur ces questions, notam-ment su r cell e d e l a mis e e n plac e progressiv e du répertoir e emblématiqu e de s principaux pays européens7. Cette mise en place s'inscrit dans la longue durée; pour tenter de l'étudier l'historien a besoin de l'aide d'autres disciplines (droit, archéologie, numismatique, sigillographie , entr e autres) . I l doit e n outre s'efforce r d e poser une définition claire de l'état et - exercice malaisé - articuler celle-ci dans l'espace et dans le temps. La distinction entr e état et nation apparaî t ic i comme essentielle mai s elle diffère d'un pays à l'autre, voire d'une époque à l'autre. En outre, comme l'a montré Bernard Guenée, dans certains pays d'Europe l'état a précédé la nation (c'est le cas de la France) et dans d'autres la nation a précédé l'état (cas de l'Allemagne et de l'Italie)8. Dans le premier cas - l'état précédant la nation - les vieux symboles nationau x (coq gaulois, trèfle irlandais , croix basque, etc.) n'ont jamais réussi à se transformer en fi-gures d'état , alor s que d'anciens emblème s dynastiques , devenus gouvernementau x puis étatiques, ont fini pa r jouer le rôle de symboles nationaux . De même , dans les pays où la nation a précédé l'état, ce sont souvent d'anciennes figures ou d'ancienne s couleurs héraldiques, liées à une dynastie, qui, pour des raisons essentiellement poli-tiques, ont joué un rôle fédérateur et fini par se transformer en symbole national .

Dans la longue durée, c'est-à-dire ic i du XIe au XXe siècle , il apparaît bien que le processus l e plu s généra l e n Europ e soi t grossièremen t l e suivant : transformatio n d'un emblème féodal o u familial en un emblème dynastique; puis, selon les cas, pas-sage du dynastique au monarchique, du monarchique au gouvernemental et du gou-vernemental à l'étatique (lorsque l'état précède la nation); ou bien passage du dyna-stique a u politique , du politiqu e a u nationa l e t du nationa l à l'étatiqu e o u a u gouvernemental (lorsque la nation précède l'état).

Il serait souhaitable que des travaux à venir tentent de compléter ou de nuancer ce schéma général , en examinant, pays par pays, comment s e sont exprimées au fil des siècles les relations entre les emblèmes d'une famille, l'affirmation d'u n état et l'iden-

7 M. PASTOUREAU, L'Etat et son image emblématique, dans: Culture et idéologie dans la genèse de l'Etat moderne, Actes de la Table Ronde organisée par le C.N.R.S. (Rome, 15-17 octobre 1984), Rome 1985 ( Ecole française de Rome), p. 145-153.

8 B. GUENÉE, L'Occident aux XIV« et XVe siècles. Les états, Paris 1971, p. 113-132 et 227-243.

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tité d'une nation. Mais ce sont là des problèmes extrêmement complexes, mettant en exergue de nombreux particularismes et se prêtant difficilement à la synthèse.

Ce qu i sembl e solidemen t assuré , en revanche , c'es t l e rôl e moteu r joué pa r les armoiries dans ces phénomènes de longue durée. Pour l'historien, elles constituent le fil conducteur le plus solide pour traverser les siècles e t les régimes. Prenons un cas simple, celui de la Bavière. Le célèbre écu fuselé en bande d'argent et d'azur, qui dans le monde entier (notamment en Amérique du Sud) est l'image même de la Bavière, ne constitue pas les armoiries primitives des Wittelsbach. Ce sont les armoiries des com-tes d e Bogen, transmises pa r héritag e au x Wittelsbach a u plus tar d en 1242-1247*. Adopté comme emblème héraldique et dynastique par ces derniers, le fuselé en bande d'argent et d'azur devien t aussi l'emblème du duché de Bavière et de l'administration ducale bavaroise ; i l l e rest e à l a fi n du Moye n Ag e e t tou t a u lon g d e l'époqu e moderne. Puis lorsque, quelques siècles plus tard, en 1805, le duché est élevé au rang de royaume, le fuselé prend tout naturellement place dans les armoiries de la nouvelle monarchie e t devien t u n véritabl e symbol e d'état . Enfin , quelque s décennie s plu s tard, à l'heure de l'unité allemande, ce même fuselé, parfois réduit à la seule combinai-son de couleurs argent et azur (blanc et bleu), se transforme en symbole national mili-tant, antiprussien, séparatiste , catholique et germano-méridional10. C e qu'i l est plus ou moins resté dans l'Allemagne contemporaine. Il n'y a plus de monarchie bavaroise depuis 1918, la dynastie des Wittelsbach s'est plus ou moins atomisée et ne règne plus sur la Bavière, mais il reste un Land et surtout une nation bavaroise, dont le très vieux fuselé en bande d'argent et d'azur demeur e tout ensemble l'emblème et le symbole.

Figures et couleurs héraldiques se trouvent donc au cœur de ces évolutions de lon-gue durée. Ce sont elles qui finissent par »faire« les états et les nations. Ce sont elles qui en assurent la continuité, l'histoire et la mythologie. Dans chaque cas, il importe d'en cerner les origines lointaines et d'en retracer les mutations successives.

Aux origines des armoiries

Après avoir fait couler beaucoup d'encre , l e problème de l'apparition des armoiries en Europe occidentale dans le courant du XIIe siècle s'est grandement clarifié depui s une trentaine d'années11. Il est aujourd'hui définitivement admis que cette apparition n'est en rien due au x croisades , n i à l'Orient, mai s qu'ell e tien t s a sourc e dan s le s transformations de la société seigneuriale au lendemain de l'an mille puis au tournant des XIe-XIIe siècles. A structures sociales nouvelles, marques de reconnaissance et si-gnes d'identité nouveaux . Le s armoiries sont l'un de ces signes et l'une de ces mar-ques. Elles ne sont pas nées ex nihilo mais sont le produit d e la fusion e n une seule

9 H. GLASER (éd.), Wittelsbach und Bayern. Die Zeit der frühen Herzöge, 1/2, Munich 1980, p. 96 -̂97, n° 116 ; P. RATTELMÜLLER, Das Wappen von Bayern, Munich 1989, p. 20-22; H. WALDNER, Die älte-sten Wappenbilder, Berlin 1992, p. 14.

10 Ce militantisme séparatiste des armes de Bavière se retrouve constamment dans la série des calendriers héraldiques publiés par le grand dessinateur d'armoiries Otto Hupp de 1884 à 1936 sous le titre »Mün-chener Kalender«.

11 On me permettra de renvoyer, pour ce qui concerne les mises au point les plus récentes, à M. PASTOU-REAU, Traité d'héraldique, Paris 1993, p. 20-46 et 298-310.

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formule de différents élément s et usages emblématiques antérieurs. Ces éléments son t nombreux e t divers; les principaux son t issus des bannières et des étoffes, de s sceau x et des monnaies , ainsi que de s boucliers . Les bannière s (e t les insignes vexillaires e n général) ont fourni les couleurs et leurs combinaisons, certaines figures géométrique s - par exemple le futur fusel é en bande de Bavière - et surtout le lien d'un gran d nom -bre d'armoiries primitives avec les fiefs e t avec la terre. J'y reviendra i un peu plus loin. Des sceaux e t des monnaies proviennen t plusieur s figure s animale s e t végétales qu e quelques grandes maisons comtales (Boulogne, Bar, Minzenberg, par exemple ) utili-saient déjà comme emblèmes familiaux a u XIe siècle et dont l'emplo i étai t déjà trans-missible. Aux boucliers, enfin, ont été empruntées la forme triangulaire des armoiries, la disposition des figures, les fourrures e t quelques pièces et partitions résultant de la structure mêm e de s écu s (chef , bordure , fasce , bande) . Contrairemen t au x figure s géométriques empruntée s au x bannières , celles-ci ne forment pa s dans le s armoirie s un seul plan (partitions ), mais deux ou plusieurs plans empilés les uns sur les autre s (pièces)12.

Cette fusion ne s'est faite ni tout d'un coup, ni au même rythme, ni selon les mêmes modalités dans les différentes région s d'Occident. L'importance de tel ou tel emprunt a pu varie r d'une régio n à l'autre, d'un milie u à l'autre, e t être infléchie pa r tell e o u telle pratique culturell e o u sociale . Toutefois, i l semble bie n qu e c e soient le s ban -nières, e t d'un e manièr e plu s général e le s étoffes , qu i aien t jou é l e rôl e l e plu s important, tant pour ce qui est des couleurs e t des figures qu e pour ce qui est de leur terminologie e t de leur transformation e n un véritable système de signes. Il est frap -pant, pa r exemple , d e constate r combie n son t nombreu x le s terme s d e blaso n empruntés a u vocabulaire de s tissus: certainement plu s de la moitié des termes d'u n usage couran t e n héraldiqu e médiévale ; e t c e auss i bie n e n françai s e t e n anglo-normand qu'e n allemand. I l y a là une piste de recherches qui mériterait d'êtr e creusée13.

Ces bannières de l'époque féodale , qu i expliquent pourquoi le s premières armoi -ries entretiennen t souven t de s lien s plu s fort s ave c l a terre qu'ave c la famille , nou s sont ma l connues . C e son t e n généra l d e grand s morceau x d'étoffe , plu s souven t bichromes qu e monochromes, encore assez semblable s à ceux qu'au Ba s Empire les fédérés germain s avaient introduits dans les armées romaines. Mais il existe aussi des enseignes qui ne sont pas textiles, faites d'une simple figure modelée installée au som-met d'une perche . Leur fonction es t la même que celle des bannières: servir de signe de ralliement à tous les vassaux qui, en échange d'une terre reçue en fief, doivent à leur

12 Cette distinction es t absolument essentiell e et remonte au x origines même des armoiries. Celles-ci s e lisent comme des images structurées e n épaisseur, en commençant par le plan du fond e t en terminan t par l e plan l e plus rapproch é d e l'oei l d u spectateu r (c'es t d u rest e ains i qu e s e lisen t l a plupar t de s images médiévales). Les armoiries bichromes n e formant qu'un seul plan (échiqueté, fascé, bandé, etc.) sont souvent d'anciennes bannières; celles, au contraire, dans lesquelles la figure géométrique est posée sur un fond, formant un deuxième plan, dérivent plutôt de la structure des boucliers véritables, consti-tués d'une superpositio n de planches maintenues par une armature métallique . Voir M. PASTOUREAU, Traité d'héraldique (voi r note 11) p. 315-321.

13 Comparer pa r exemple le lexique de G.J. BRAULT, Early Blazon. Heraldic Terminology in the twelft h and thirteenth Centuries with Special Référence to Arthurian Literature , Oxford 1972, avec ceux de K. ZANGGER, Contributio n à l a terminologi e de s tissu s e n ancie n français , Zuric h 1945, et d e G . D e POERCK, La draperie médiévale en Flandre et en Artois, Bruges 1951, tome 3.

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seigneur l e service militaire. Lorsque l'os t es t convoqué, ils se regroupent autou r d e cette bannière ou de cette enseigne.

Après l a naissanc e d e l'héraldique , dan s certaine s régions , notammen t dan s l a France de l'Est e t dans les pays d'Empire, les petits vassaux reprendront parfois pou r composer leur s propres armoirie s le s couleurs o u l a figure prenan t plac e sur la ban-nière d e leu r seigneur . D'où , plu s tard , dan s un e mêm e régio n géographiquemen t limitée, l'existence d'armoiries qu i se ressemblent chez des familles qu i ne sont unies par aucun lien de parenté. C'est l e cas du fuselé e n bande (parfois rédui t à un simpl e losange) de s anciens comte s d e Bogen que l'on rencontre , bien aprè s l'extinction d e ceux-ci, dans le s armoiries de petites familles nobles originaires de cet ancien comté , de part et d'autre du Danube entre Ratisbonne e t Passau14.

Les bannières ont donc joué une rôle essentiel dans la formation e t la transmission des premières armoiries . Elles expliquent pourquo i ce s dernières, après avoi r opér é une greffe définitiv e su r la parenté e t sur la famille au tournant des XIIe-XIIIe siècles (c'est à dire trois générations après leur apparition), conserveront pendant longtemp s encore dans leur essence profonde, même lorsqu'elles seront pleinement devenues des emblèmes farniliaux héréditaires , quelque chose de fortement féodal .

De l'individu à la nation: l'exemple breto n

Si, parmi les premières armoiries , celles qui sont d'origine féodale son t les plus nom-breuses, il en cependant d'autres qu i sont liées à la personne et non pas au fief, et qui, au fil du temps , ont réuss i à transformer u n emblème individue l e n un emblèm e dy -nastique puis, plus tard, en un emblème national . C'est l e cas de l'hermine bretonne ; il vaut la peine d'être étudié dans le détail.

A l'origine , l'hermin e héraldiqu e n' a rie n d e spécifiquemen t breton . A u XIIIe

siècle, elle se rencontre déjà dans des armoiries provenant de toute l'Europe occiden -tale et dans certaines régions (Flandre, Artois, Normandie, Ecosse), son indice de fré-quence est supérieur à ce qu'il es t en Bretagne. Au siècle précédent, en revanche, son usage ne s'est pas encore généralisé et si on la rencontre en Flandre et en Normandie, on n'en trouve aucune trace en Bretagne15.

En fait , l'hermine arriv e en Bretagne en même temps que Pierre Mauclerc, qui es t »fiancé« à Alix d e Thouars, héritièr e d u duché , au mois d e décembre 1213. Il port e déjà des armoiries, probablement depuis 1209, date de son adoubement à Compiègne, le mêm e jou r qu e so n frèr e aîné , Rober t d e Dreux , e t qu e l e fil s d u ro i Philipp e Auguste, le prince Louis. On peut les voir sur une empreinte de sceau appendue à un acte daté de janvier 1212 mais dont la matrice est certainement antérieure de deux ou trois ans . Se s arme s son t constituée s d'u n éc u échiquet é bris é d'u n franc-quartie r d'hermine16: compositio n armorial e tou t à fai t cohérent e puisqu e Pierr e es t l e fil s puîné du comt e Rober t II de Dreux. Dans les armes d e sa famille, échiqueté d'or et d'azur, i l introduit un type de brisure souvent adopté au XIIIe siècle par les cadets des

14 Wittelsbach und Bayern (voir note 9) p. 92-99 et carte p. 197. 15 M. PASTOUREAU, Traité d'héraldique (voir note 11) p. 117-119. 16 L. DOUËT D'ARCQ, Archives de l'Empire ... Collection de sceaux, Paris 1863, tome I, n° 725.

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grandes maison s nobles : u n franc-quartie r d'hermine . Dan s ce t emploi , c e franc-quartier - qui n'a donc absolument rien de breton - se rencontre un peu partout dans la France du Nord, aux Pays-Bas, en Angleterre et en Ecosse17.

La date du premier sceau armorié de Pierre Mauclerc est importante car elle souli-gne qu'e n janvier 1212, alors qu'i l n'es t encore nullemen t questio n d e son mariag e avec Alix de Bretagne, Pierre porte déjà un écu échiqueté brisé d'un franc-quartie r d'hermine. Cela coupe court à toutes les élucubrations de certains érudits bretons qui ont désespérémen t - et parfois malhonnêtemen t - voulu prouve r qu e le s hermine s étaient née s e n Bretagne , qu'elle s faisaien t parti e d e l a panopli e emblématiqu e d u duché avan t le s fiançailles d e 1213, et que ce fu t Ali x qui le s auraient transmises à Pierre e t non l'inverse 18. Quelque s historiens , o u prétendu s tels , ont mêm e mi s e n avant un e proto-héraldiqu e bretonn e rich e e n hermines , o u bie n sollicit é un e ancienne princesse celt e nommée Hermione (!), ou encore fait de l'écu tardif d'her-mine plain le s armes historiques du roi Arthur19.

Rien de tout cela, évidemment, ne résiste à l'analyse des faits et des documents. Ce qui n'empêch e nullemen t l a théorie »nationaliste « de s origine s bretonne s d e l'her -mine d'avoir aujourd'hu i encor e d e chaud s e t bavards partisans . Alors qu'e n 1707 déjà, dorn Lobineau insistai t sur l'absence d'hermin e e n Bretagne avant l'arrivée de Pierre Mauclerc20. Les idées fausses ont la vie longue et sont en elles-mêmes des docu-ments d'histoire.

Les armoiries de Pierre Mauclerc restèrent celles des ducs de Bretagne jusqu'à Jean III, soit pendant plus d'un siècle. Puis, en 1316, au début de son règne, ce dernier duc, devenu un puissant personnage et non plus le représentant d'une branche cadette de la maison de Dreux, changea d'armoiries et transforma l'écu échiqueté d'or et d'azur au franc-quartier d'hermine e n un écu d'hermine plain. J'a i tenté ailleurs d'analyse r les différentes raisons ayant pu motiver ce changement21. Elles sont nombreuses et de différentes natures ; mais la principale me semble être la volonté du duc de Bretagne de ne plus porter des armoiries brisées, soulignant de manière trop patente que la mai-son ducale de Bretagne n'est qu'une branche cadette de la maison comtale de Dreux (alors en plein déclin).

Ce changement d'armoiries fut un véritable coup de génie politique et symbolique. En adoptant un écu d'hermine plain, c'est-à-dir e en prenant la partie pour le tout, sui-vant une pratique chère à la symbolique médiévale, le duc de Bretagne faisait non seu-lement disparaître toute idée de brisure dans ses armes, mais il possédait désormais ,

17 J.T. De RAADT , Sceaux armoriés des Pays-Bas e t des pays avoisinants, Bruxelles 1898, tome I, p. 72-74; H. PlNOTEAU, Héraldique capétienne, nouv. éd., Paris 1979, p. 88-89.

18 Voir par exemple les affirmations, de fort mauvaise foi, de P. de LlSLE DU DRENEUC , L'hermine de Bre-tagne et ses origines, Vannes 1893, et la critique pertinente qu'en a faite S. de La NICOLLIÊRE-TEIJEIRO, L'hermine. Observation s à M. P. de Lisl e du Dreneuc , dans : Bulletin d e la Société archéologique d e Nantes 1893, p. 134-143.

19 Le roi Arthur n'a évidemment jamais eu que des armoiries littéraires. Celles-ci apparaissent à la fin d u XIIe siècle et ont pou r figur e soi t un dragon , soi t une imag e de la Vierge, soit - et ce sera la formul e définitive au siècle suivant - trois couronnes. Jamais elles n'ont comporté d'hermine. Voir M. PASTOU-REAU, Armoriai des chevaliers de la Table Ronde, Paris 1983, p. 46-47.

20 Do m G. A.. LOBINEAU, Histoire de Bretagne, tome I, Paris 1707, p. 197. 21 L'hermine: de l'héraldiqu e ducal e à la symbolique de l'Etat , dans: J. KERHERVÉ et T. DANIEL (éds.),

1491. La Bretagne terre d'Europe, Bres t 1992, p. 253-264.

L'emblème fait-il ia nation? 201

comme le roi de France, un écu semé, c'est-à-dire un écu constitué de la structure de surface l a plu s valorisant e dan s le s système s d e représentatio n médiévaux . Cett e structure, fait e d'u n cham p parsem é à intervalles régulier s d e petite s figure s iden -tiques (étoiles, roses, besants, fleurs de lis, etc.) renvoie toujours à l'idée de pouvoir et à celle de sacré22. Comme le champ d'azur semé de fleurs de lis d'or, ce nouveau champ d'argent semé de mouchetures d'hermine de sable évoque un décor cosmique e t fait du duc, non plus tant le vassal du roi capétien, que le représentant de Dieu dans le duché de Bretagne. En outre, cela permet au duc et à ses successeurs de profiter plei-nement de la récente et continuelle valorisation de la fourrure hermine dans les vête-ments et dans l'insignologie. A l a fin du Moyen Age, en effet, l'hermine , contraire -ment au vair, prend de la valeur, non seulement sur le plan économique mais aussi et surtout sur le plan symbolique: elle est de plus en plus fréquemment associée à l'idée d'autorité, de justice et de souveraineté. Les ducs de Bretagne n'y sont pour rien mais ils saven t habilement entretenir l a confusion entr e leur hermine héraldique e t cette hermine vestimentair e dorénavan t liée , partou t e n Occident , a u prestig e d e l a majestas23.

Quand l'emblème fait la nation

Ce qui est remarquable dans les mouchetures d'hermine de la maison ducale de Bre-tagne c'est la rapidité avec laquelle elles deviennent, dans le courant du XIVe siècle, un enjeu puis un emblème »national«. Cela semble se faire en deux temps.

D'abord au moment de la guerre de succession de Bretagne. Le duc Jean III était mort sans enfant et n'avait pas désigné d'héritier; sa succession fut disputée pendant vingt-cinq ans entre son demi-frère Jean de Montfort et sa nièce Jeanne de Penthièvre, mariée a u neve u du ro i d e France , Charle s d e Blois . Alor s qu'il s possédaien t de s armoiries propre s e t différentes , le s compétiteur s le s abandonnèren t pour adopter , l'un et l'autre, un écu d'hermine plain e t pour en multiplier la mise en scène. Ce conflit se situant au début de la guerre de Cent ans et les deux compétiteurs étan t soutenus l'un par le roi d'Angleterre et l'autre par le roi de France, l'écu d'hermine plain devin t beaucoup plus qu'un emblème féodal: l'image même d'une nation bretonne en gesta-tion; notamment après le fameux »combat des Trente« (1351), au cours duquel trente chevaliers bretons conduits par Beaumanoir furent vainqueurs, sous la bannière aux mouchetures d'hermine, de trente chevaliers anglais.

Ensuite pendan t l e règn e d u du c Jean IV, en 1378, lorsque Charle s V commit l'erreur de faire prononcer par le Parlement non seulement la déchéance du duc, allié des Anglais, mais aussi la confiscation de son duché au profit de la couronne. Les Bre-tons, même s'ils étaient pour la plupart francophiles e t loyalistes vis-à-vis de la cou-ronne, étaient fortement attachés à leur duché. Ils formèrent une ligue, puis se soule-vèrent, e t l a Bretagne entr a d e nouvea u dan s un e périod e d e guerre . A u cour s d e celle-ci, les hermines furent mises plusieurs fois en avant, notamment par les Etats de

22 M. PASTOUREAU, L'étoffe du Diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris 1991, p. 37-48. 23 M. PASTOUREAU, L'hermine (voir note 21 ) p. 263-264.

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Bretagne e t pa r le s chroniqueurs, pour incarner , no n pa s l e duc, n i mêm e l e duché , mais bien la nation bretonne 24.

Dès lors l'écu, la bannière ou le drapeau d'hermine plain devinren t au fil des siècles et de s décennie s u n authentiqu e symbol e national . O n le s vi t pleinemen t joue r c e rôle - unique pendant longtemps à l'intérieur du royaume de France - au moment de l'union (e n plusieurs phases ) d u duch é à la couronne d e France ; ainsi lor s des deu x mariages d'Ann e d e Bretagn e avec le s roi s Charle s VIII et Loui s XII, puis lor s d e l'union définitiv e ratifié e pa r le s Etats de Vannes e n 1532. On le s vit encore tou t a u long de l'Ancien Régime lorsqu'à différentes reprise s la Bretagne, ses Etats, son Par -lement, s a population s e soulevèren t contr e l e pouvoi r centra l e t l'autorit é royale : pendant le s guerres de la Ligue à la fin du XVIe siècle; au moment d e la »Révolte du papier timbré«, en 1675, lorsque de nouvelles et injustes mesures fiscales entraînèren t un soulèvement populair e cruellemen t réprimé ; enfin tou t a u lon g du XVIIP siècle , lorsque le s Etat s e t l e Parlemen t d e Bretagn e formèren t dan s l e royaum e u n de s noyaux d'oppositio n le s plus actifs a u pouvoir absolu e t centralisateur d e la monar -chie française. A la fin du règne de Louis XV, l'affaire L a Chalotais et le soulèvement du Parlemen t miren t mêm e un momen t e n péri l l a monarchie e t provoquèrent un e violente réaction absolutiste .

Au cours de toutes ces luttes, revendications et oppositions »nationales« à un pou -voir trop centralisateur, les mouchetures d'hermine furen t a u premier ran g des com -bats e t de s soulèvements . Alor s qu'i l n' y avai t plu s depui s longtemp s d e maiso n ducale de Bretagne, elles incarnaient pleinement la nation bretonne, jalouse de ses pri-vilèges et fière de son histoire25. Un fai t souligne bien ce caractère désormais nationa l et non plus dynastique de s hermines: en 1707, le tout jeun e prince Loui s de France , arrière-petit-fils d e Louis XIV, frère aîné du futur Loui s XV, reçut pour titre celui de duc de Bretagne mais pour armoiries un écu d'azur à trois fleurs de lis d'or brisées (ou écartelées) d'un dauphin de gueules, e t non pas un écu d'hermine plain 26.

La chute de la monarchie ne mit pas fin à ce militantisme nationaliste de l'hermine . Bien a u contraire . Le s soulèvement s contre-révolutionnaires , l a chouannerie , l e renouveau de s études e t des curiosités celtisantes , puis, plus récemment , différente s

24 Voir les travaux de M. JONES, spécialement Duca l Brittany (1364-1399). Relations with England and France during the Reign of Duke John IV, Oxford 1970, p. 313-326, et »Mon pais et ma nation«. Bre-ton Identity in the fourthteenth Century , dans: War, Literature an d Politic s in the Late Mîddle Ages, Liverpool 1976 , p. 119-126. Voir auss i J. KERHERVÉ, AUX origines d'un sentimen t national : les chro-niqueurs bretons de la fin du Moyen Age, dans: Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 1980, p. 165-206.

25 Sur tout ceci , je renvoie aux principaux ouvrages traitant de l'histoire de la Bretagne au XVIe siècle et sous l a monarchie absolue ; notamment : Dom G.A. LOBINEAU , Histoire d e Bretagne ..., Paris 1707, tome II (très attentif à tout ce qui concerne l'histoire des mouchetures d'hermine); A. DUPUY, Histoire de la réunion de la Bretagne à la France, Paris 1880,2 vol.; E. BOSSARD, Le Parlement de Bretagne et la royauté, 1765-1769, Paris 1882; A. L e MOY, Le Parlement de Bretagne e t le pouvoir roya l a u XVII P siècle, Angers 1909; A. de La BORDERIE et B. PoCQUET, Histoire de Bretagne, Rennes 1914, 6 vol.

26 H. PlNOTEAU, Héraldique capétienne (voir note 17) p. 18 et 31 (note 35).

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associations régionaliste s e t plusieurs mouvements autonomistes se sont emblémati -sés dans les mouchetures d'hermine 27.

Cette longue histoire des hermines bretonnes souligne bien comment un emblème est fédérateur, commen t i l peut cristalliser un sentiment nationa l ou accélére r la for -mation d'une nation ; notamment lorsqu e celle-ci es t en état de rébellion o u d e lutt e ouverte contr e u n pouvoi r e n place , autoritaire , despotiqu e o u centralisateur . L'histoire modern e e t contemporain e es t rempli e d'exemples , no n seulemen t euro -péens (pay s Baltes , pays d'Europ e central e e t orientale ) mai s auss i américains , afri -cains et asiatiques, montrant comment un emblème insurrectionnel, parfois chois i par un simple groupuscule révolutionnaire, peut contribuer à la naissance d'une nation28. Ce qui est cependant remarquable dans le cas des hermines c'est qu'il s'agit au départ d'une simpl e brisur e héraldique , c'est-à-dir e d'un e marqu e puremen t individuelle , celle de Pierre Mauclerc, cadet de la maison de Dreux. Mais cette marque est devenue familiale, pui s dynastiqu e e t enfi n nationale . Dan s l e mond e entier , ell e es t aujourd'hui l'imag e de la Bretagne et des Bretons.

27 Remarquons cependant qu'au cours des dernières décennies, les mouvements breton s séparatistes ou indépendantistes on t souvent préféré à la formule d'hermine plain , peut-être jugée trop passéiste ou trop »héraldique * (c'est-à-dir e tro p aristocratique?) , de s formule s différentes , o ù le s moucheture s d'hermine n'étaient pas toujours présentes mais où la combinaison de couleurs noir et blanc constituait toujours l'élémen t essentiel . Ce s couleur s son t déj à celles d e l a Bretagne a u XVe siècl e (voi r G . L E MENN, Les Bretons tonnants, dans: 1491. La Bretagne terre d'Europe, voir note 21, p. 313-314). Ajou-tons que le Conseil régional de Bretagne a fait un choix désastreux en dotant récemment la région d'un logo en forme de carte de Bretagne où ni l'hermine, ni le noir, ni le blanc ne figurent. I l s'agit évidem-ment d'un choix le plus neutre possible pour éviter toute expression d'un sentiment nationaliste; mais à mon avis c'est, sur le plan emblématique, un choix suicidaire car il tourne entièrement le dos à l'His-toire.

28 M. PASTOUREAU, Genèse du drapeau, dans: Genèse de l'Etat moderne en Méditerranée. Approche his-torique e t anthropologique de s pratiques e t des représentation s (table s rondes , Paris 1987 et 1988), Rome 1993 (Ecole française de Rome ), p. 97-108.