Helman Cohen

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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Hermann Cohen dans la formation de la pensée d’Ernst Bloch LUCIEN PELLETIER Dialogue / Volume 52 / Issue 02 / June 2013, pp 305 - 340 DOI: 10.1017/S0012217313000784, Published online: 24 September 2013 Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0012217313000784 How to cite this article: LUCIEN PELLETIER (2013). Hermann Cohen dans la formation de la pensée d’Ernst Bloch. Dialogue, 52, pp 305-340 doi:10.1017/S0012217313000784 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 142.51.62.3 on 29 Oct 2013

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    Hermann Cohen dans la formation de la pensedErnst Bloch

    LUCIEN PELLETIER

    Dialogue / Volume 52 / Issue 02 / June 2013, pp 305 - 340DOI: 10.1017/S0012217313000784, Published online: 24 September 2013

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  • Dialogue 52 (2013), 305 340 . Canadian Philosophical Association /Association canadienne de philosophie 2013doi:10.1017/S0012217313000784

    Hermann Cohen dans la formation de la pense dErnst Bloch

    LUCIEN PELLETIER Universit de Sudbury

    RSUM : Bien que le systme criticiste de Hermann Cohen soit oppos toute mtaphysique et toute ontologie et, en cela, diverge radicalement de la philosophie raliste dErnst Bloch, il a tout de mme jou un rle considrable dans la formation de celle-ci. Lappropriation par le jeune Bloch de la pense de Cohen sest opre par lintermdiaire de la lecture ontologisante quen avait faite Oswald Weidenbach. Bloch doit Cohen les thmes de lorigine comme question et problme, de lavenir comme dimension premire du temps, et de lIde comme hypothse et destination pratique de la connaissance.

    ABSTRACT: Although Hermann Cohens criticist system is opposed to metaphysics or ontology of any kind, and therefore differs radically from Ernst Blochs realistic philos-ophy, it was nonetheless instrumental in the forming of Blochs philosophy. The young Bloch took up Cohens thought through the ontologizing reading made of it by Oswald Weidenbach. Bloch owes to Cohen the themes of the origin as question and problem, the future as primary dimension of time, and the Idea as hypothesis and practical aim of knowledge.

    Le seul contact attest entre Hermann Cohen (1842-1918) et Ernst Bloch (1885-1977) nous est connu par une dclaration que fi t ce dernier vers la fi n de sa vie : La premire fois que jai t Marbourg, jai assist, non sans reconnaissance, un cours de Hermann Cohen (cit dans Markun, 1977 , p. 115-116). Cette rencontre eut lieu durant les dernires annes marbourgeoises de Cohen, donc au plus tard en 1912. La visite de Bloch ntait pas fortuite : elle indique limportance que le philosophe, rcemment lev au grade de

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    docteur lUniversit de Wurtzbourg, accordait dj au matre de Marbourg, importance que jusque dans sa vieillesse il reconnatra volontiers (Bloch, 1978 , p. 372) 1 . Bien que demeure jusqu prsent presque inaperue 2 , linfl uence exerce par Cohen sur le jeune Bloch est considrable et apparat ds sa thse de doctorat : lauteur y consacre Cohen plusieurs pages qui manifestent une connaissance de premire main de son uvre et laissent deviner le rle crucial quelle a jou dans la cristallisation de sa propre pense, survenue lt 1907 (voir Bloch, 1959a , p. 2), et qui ds ce moment a acquis la plupart de ses prin-cipaux traits. Les pages qui suivent entendent dcrire cette infl uence de luvre de Cohen dans la formation de la pense de Bloch et en montrer les principaux prolongements dans son uvre ultrieure.

    Prcisons demble que le Cohen qui a exerc une infl uence dterminante sur le jeune Bloch est non pas tant le commentateur de Kant que lauteur du Systme de la philosophie , plus prcisment avec ses ouvrages Logique de la connaissance pure (1902; 2 e d. 1914) et thique de la volont pure (1904; 2 e d. 1907), les deux seuls volumes de ce systme disponibles au moment de la gestation de la pense de Bloch ( Esthtique du sentiment pur ne paratra quen 1912); par la suite, Bloch se rfrera certes aussi dautres textes coh-niens mais, comme on va le voir, il le fera depuis un point de vue quil naurait pu conqurir sans une explication pralable avec ces deux livres.

    1. Deux penses diamtralement opposes Comprendre les raisons pour lesquelles Bloch sest intress Cohen et linfl uence quil en a reue requiert que lon ait dabord une ide au moins approximative de la recherche philosophique dans laquelle il tait engag au moment de prendre connaissance de luvre de cet auteur 3 . Le jeune Bloch souhaitait laborer une vision globale du monde inspire de Schopenhauer et de Nietzsche, une mtaphysique susceptible de prendre la relve des religions et des systmes idalistes du pass et de se proposer comme une religion nou-velle, sans Dieu mais nanmoins exaltante. Ces thmes taient la mode au tournant du sicle, principalement au sein de la pense conservatrice allemande mais aussi auprs de jeunes radicaux qui en nourrissaient leurs aspirations utopiques 4 . Lenfance et ladolescence de Bloch avaient t profondment marques par le malheur personnel, auquel Schopenhauer procurait une expres-sion philosophique. Mais le philosophe en herbe sefforait de surmonter ce malheur grce la camaraderie et ses discussions, et il parat vident que son projet mtaphysique et son aspiration la communaut donnaient une expression renouvele son courage de vivre, dautant mieux que le recours Nietzsche permettait de retourner en clbration de la vie le pessimisme schopenhauerien. Toutefois, pas plus que Schopenhauer, Nietzsche ne donnait directement les moyens dlaborer une mtaphysique nouvelle. Schopenhauer ne le permettait pas cause de labme quil avait plac entre la volont et lentendement : le monde comme simple reprsentation ou phnomne pro-pose des motifs illusoires la volont; le rel vritable, ou la chose en soi,

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    est la tendance dont le vcu corporel nous donne lexprience, une volont aveugle et irrationnelle qui engendre sans cesse de nouveaux besoins et avec eux de nouvelles douleurs. Pour sa part, pensait Bloch, la philosophie de la vie de Nietzsche, dans sa recherche dune nouveaut radicale, offrait de vritables amorces dune philosophie de la culture, dune rconciliation de la volont schopenhauerienne avec la raison, dune naissance de lapollinien partir du dionysiaque 5 . Mais il sagissait seulement damorces. Par temprament, Nietzsche avait t rfractaire au systme et sa rationalit : toujours il na fait que prluder et, au moment o il voulait passer au thme, la corde sest casse (Bloch, 1983 [1906], p. 78).

    La lecture dEduard von Hartmann convainquit le jeune Bloch qutait pos-sible un systme mtaphysique faisant droit lide schopenhauerienne de volont. Hartmann avait tent de rconcilier Schopenhauer et Hegel en ri-geant un difi ce mtaphysique o le monde et lhistoire taient conus comme un processus dans lequel une volont irrationnelle se ralise peu peu dans des formes logiques. Cette synthse du thlique (du grec thelein : vouloir) et du logique, Hartmann la retrouvait aussi dans la dernire philosophie de Schelling, avec sa conception de ltre comme fondement alogique ( quodditas : Que) tendu vers sa dtermination rationnelle ( quidditas : Quoi). Bloch est rest toute sa vie fi dle lide dune synthse du thlique et du logique, comme en fait foi encore son ultime ouvrage de 1975, Experimentum Mundi , qui recourt abondamment cette terminologie hartmannienne. Toutefois, ds sa thse de doctorat et tout au long de son uvre, il sest souci de se dmar-quer de la fantasmagorie mtaphysique rige par Hartmann sur cette base, et, notamment, de sa reprise du pessimisme schopenhauerien. Dj dans sa premire publication, Bloch considrait le pessimisme mtaphysique comme chose rvolue et il en appelait un nouvel optimisme indiqu par Nietzsche 6 . En ce sens, son uvre ultrieure concevra le thlique nouveaux frais, non pas comme un principe irrationnel ou inconscient mais comme un non-encore-tre, comme une impulsion vers le logique, une logicit in statu nascendi . Sur la voie menant ces rsultats, Bloch, avant mme daccder luniversit, se mit chercher la jonction de la volont et du rationnel notamment du ct de la mystique : lisant chez Matre Eckhart que Dieu nat dans lme partir dune petite tincelle manifeste dans un instant extrieur au temps, Bloch sefforait de concevoir la subjectivit comme identit inchoative entre le soi et le monde. Les lectures et rencontres dont seraient loccasion ses tudes universitaires, de 1905 1908, allaient lui permettre de prciser et dtoffer ces intuitions, principalement au moyen de certains aperus sur la pense et lexprience subjective procurs par la phnomnologie alors naissante, mais aussi grce la pense de Cohen.

    Dans les pages de sa thse de doctorat consacres Cohen, Bloch discute directement la Logique de la connaissance pure (explicitement cite) et l thique de la volont pure . Or, le moins quon puisse dire est que le contenu de ces livres ne donnait aucune occasion au jeune lecteur de sillusionner

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    sur leur possible complicit avec ses propres vellits mtaphysiques. Dans lintroduction l thique de la volont pure , Cohen exprime ouvertement son ddain pour Schopenhauer et ses mules, pour ce genre de mtaphysique qui, dit-il, pendant des dcennies a presque liquid lintrt pour la philosophie en gnral (Cohen, 2008 [1907], p. 19) 7 . Au lieu de maintenir dans une gale dignit volont et pense, explique-t-il, cette mtaphysique humilie la pense en la soumettant la volont rduite une pulsion naturaliste et aboutit, ce faisant, un agnosticisme vainement compens par le recours des rvlations venues de lart ou des affects du gnie :

    Le sduisant danger prsent de tout temps par ce genre de mtaphysique tient sa conspiration avec toutes les formes dgnres de religion , qui ont pour vie propre et intime lhostilit envers la raison humaine autonome (Cohen, 2008 [1907], p. 20).

    Prolongeant le travail de consolidation conceptuelle men dans ses com-mentaires de luvre de Kant, Cohen cherche tablir dans son systme labsolue souverainet de la pense, non seulement en thique mais aussi pour la connaissance thorique. Sa dmarche nest pas psychologique : il sintresse non pas au processus subjectif de reprsentation mais bien la logique a priori de la connaissance. Louvrage o il la dploie, Logique de la connaissance pure , part du fait de la science mathmatique de la nature et senquiert de ses conditions transcendantales de possibilit. Ce projet foncirement kantien se dmarque pourtant de Kant sur un point crucial : la connaissance pure, dit Cohen, est de part en part logique, cest--dire quelle nassocie pas lintuition lentendement, elle renonce lintuition sensible pour engendrer partir de la seule pense tous ses contenus. Il ne sagit certes pas de nier que les sciences de la nature portent sur des objectivits : mais prcisment, en tant quelles sont connues, les choses mmes, dans leur dimension temporelle et spatiale et jusque dans leur singularit, sont entirement produites par lactivit de connais-sance a priori . Au regard de la science, ce que manifeste la sensation est non pas un donn htrogne la pense et qui simposerait demble en tant que ralit, mais un problme, un x quil revient la pense de dterminer de manire critique partir de sa logique propre, en une approximation infi nie (cest en ce sens que Cohen rinterprte la chose en soi kantienne) : La sensa-tion est questionne [ gehrt ], mais en tant que soumise un interrogatoire [ verhrt ]; car sa prtention est insuffi sante et trompeuse (Cohen, 2005 [1914], p. 497) 8 . Comme ici la pense ne peut pour entreprendre sa dmarche prendre appui sur les impertinences de la sensation (Cohen, 2008 [1907], p. 437) ou sur les formes kantiennes a priori de la sensibilit (temps et espace), elle doit sengendrer elle-mme en tant quactivit de connaissance. cette fi n, il lui faut dabord reconnatre labsence en elle dune origine prtablie et laisser peser le caractre problmatique de cette absence sur toute son activit produc-trice, qui ds lors ne peut se clore. La logique de la connaissance pure est logique de lorigine, elle vise llucidation de sa propre activit a priori :

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    Cest la production mme qui est le produit. Par lacte de penser il sagit non pas tant de crer une pense que lon pourrait tenir pour acheve, pour une chose extraite de lacte de penser; plutt lacte de penser est lui-mme le but et lobjet de son activit. Cette activit ne se mue pas en une chose, elle ne sort pas delle-mme (Cohen, 2005 [1914], p. 29; trad., p. 70, modifi e).

    La connaissance se saisit dans son caractre problmatique et sexplicite partir de l. Pour la premire fois avec Cohen est reconnu et pens un tel degr le rle constitutif du problme dans la production de la connaissance, exprim par la question socratique quest-ce que? (voir Holzhey, 1990 , p. 37-42). Mme au sein des confi gurations les plus hautes, crit-il, le concept doit toujours tre et demeurer une question (Cohen, 2005 [1914], p. 30; trad., p. 71). Et puisque problme et question sont toujours orients, chaque acte de connaissance prend ainsi la forme dune anticipation de solution ou, plus prcisment, dune hypothse. La synthse de Platon et de Kant chre Cohen sexprime ici, lorsquil pose une quivalence entre hypothse et Ide. Dans plusieurs pas-sages des textes platoniciens, et principalement dans le paradigme de la ligne au livre VI de La Rpublique , lIde est prsente comme une mthode de connais-sance qui consiste supposer dcouvert ce qui est cherch afi n de le retrouver grce la srie des consquences et leur articulation (Cohen, 1928 [1878], p. 361; trad., p. 43); pour sa part, dans la Critique de la raison pure , Kant sinspire de Platon pour laborer une thorie des Ides transcendantales en tant que concepts qui, dans un usage rgulateur ou hypothtique, permettent de penser les connaissances dexprience dans la totalit absolue de leurs conditions. Pour Cohen, certes, la connaissance pure vise produire des concepts thoriques; mais saisis dans le rapport leur origine problmatique, ces concepts trouvent leur destination dans lIde : de mme que dans la dialectique platonicienne les Ides hypothtiques convergent dans l anhypotheton quest lIde du bien et en reoivent lclairage, de mme encore que chez Kant les Ides dialectiques organisent en une totalit les connaissances dentendement et, reformules en des postulats, assignent la connaissance thorique une fi n thique, de mme chez Cohen lIde thique apporte une rponse au problme que constitue ses propres yeux la connaissance : conue comme hypothse, lIde saisit les connais-sances pures dans leur tension entre le problme de leur origine et la desti-nation thique a priori qui lve leur contingence factuelle et leur confre sens et cohrence. LIde de Dieu assure comme chez Kant lunit systmatique de la pense thorique pure et du vouloir thique pur, en se portant garante de lharmonie entre nature et libert. Dans Logique de la connaissance pure , la connaissance, partant de la donation de lobjet intuitionn dans les sciences de la nature, pose celui-ci comme problme et le reconstruit dans ses conditions a priori de possibilit, dabord par la mthode infi nitsimale qui permet de penser lorigine logique et mathmatique de quelque chose partir de rien, puis dans la succession de ses autres dterminations a priori . Plusieurs de celles-ci se retrouvent aussi dans thique de la volont pure , bien que lon passe ici au

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    plan du devoir-tre, de la volont pure : lthique trouve son tour un point de dpart dans un fait quil sagit de reconstruire a priori , lexistence du droit; elle a pour origine la notion de tendance ou daspiration, partir de laquelle se dtermine le concept normatif dtre humain et toute la logique des sciences de lesprit. Nous reviendrons plus en dtail sur certaines de ces conceptions, dans la mesure o Bloch les a discutes ou sen est inspir.

    Dores et dj il parat clair, en tout cas, quau moment o le jeune Bloch prit connaissance de la logique de lorigine de Cohen, ses propres recherches mtaphysiques sen trouvaient des lieues. Lidalisme cohnien renonce toutes les garanties sensibles : celles-ci ressortissent l existence , mais leur connaissance repose sur la ralit hypothtique, sur la valeur d tre de lIde (Cohen, 1928 [1878], p. 348; trad., p. 33). En posant de manire platonicienne une sphre dtre distincte de lexistence et en reformulant, partir delle, la mthode transcendan-tale kantienne, Cohen rejetait tout ontologisme et toute mtaphysique. Aussi Bloch, inspir par la notion schopenhauerienne et hartmannienne dun donn alogique ou volitif, ne pouvait-il pas sapproprier directement la philosophie de Cohen. Nous allons dabord exposer son opposition de principe, avant de nous demander par quelles voies Bloch sest tout de mme intress cette logique de ltre idel, quels thmes il en a repris et en quoi a consist son travail dappropriation.

    2. Ralisme contre criticisme Dans sa thse de doctorat, qui est le premier texte tmoignant de sa philosophie naissante, les pages que Bloch consacre pour la premire fois Cohen sont presque entirement ngatives et donnent le ton des nombreuses critiques lgard de ce dernier dont son uvre ultrieure sera maille. Il ne faut pour-tant pas sy tromper : mis part Rickert qui constitue lobjet principal de la thse, cest Cohen quest consacr le plus grand nombre de pages de cet crit, et celles-ci se trouvent dans la partie fi nale, celle o Bloch esquisse sa future mtaphysique au gr dune explication avec les principales uvres phi-losophiques contemporaines au contact desquelles elle a pris forme, ce qui dj manifeste sa haute considration pour le matre.

    Le principal grief formul par Bloch lendroit de Cohen est quil sen tient un criticisme. Qui aspire une mtaphysique doit dpasser de quelque manire la critique de la connaissance et accder la ralit mme. Sa vie durant, Bloch dfendra ce ralisme pistmologique. Il trouvait cette position exprime dj par Eduard von Hartmann, lui qui, partir dune rfl exion sur les apories de la notion kantienne de chose en soi, en tait arriv un ralisme transcendantal o la chose en soi alogique passait la logicit. Ds sa thse 9 et sa vie durant, cest cette version mtaphysique du ralisme qui, mutatis mutandis , a inspir Bloch. Mais il a aussi beaucoup profi t du ralisme critique dOswald Klpe, qui tait son directeur de thse, parce quil offrait lavantage de tenir compte des dbats pistmologiques les plus rcents en langue allemande, notamment des phnomnologies de Theodor Lipps et de Edmund Husserl (tous deux promoteurs dune conception du jugement comme

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    acte de vise 10 ). Lenseignement de Klpe Wurtzbourg, de 1901 1908, por-tait principalement sur la thorie de la connaissance : inspir par le ralisme dAlois Riehl, il affi rmait que nous parvenons poser le rel et le dterminer tel quen lui-mme. Ce mouvement de Realisierung (terme quon pourrait tra-duire par rellisation) lui paraissait distinct du ralisme naf en ce que le rel est non seulement vcu ou reprsent par nous, mais aussi pens, et que les exigences de la pense sont dordre logique plutt que psychologique. Cette pense du rel, Klpe la voyait luvre dans les sciences et il sattachait en dgager les divers critres. Un aspect fondamental de sa thorie est la distinc-tion entre deux sortes dobjets ( Gegenstand ) du jugement : le concept et lobjet rel ( Objekt ). On dfi nit un concept mais on dcrit un objet rel, un concept est cohrent mais un objet a une cohsion, un concept est fond mais un objet est dpendant dun autre objet, un concept est abstrait mais un objet est concret, etc. En pensant lobjet rel Vsuve, par exemple, et non pas simplement son concept, je vise en fait quelque chose qui ne spuise pas dans le concept et, plus encore, qui en est distinct (Klpe, 1923 , p. 19) 11 . Soigneusement tablie par Klpe, cette distinction entre lordre purement logique du jugement et le jugement comme vise dune ralit lui permettait de rvoquer des phno-mnismes tel celui dErnst Mach (qui ne pose pas la ralit), ou le kantisme (avec sa chose en soi pose mais rpute indterminable). Or, grce cette distinction rendue possible par le recours la notion phnomnologique de vise, Klpe se dmarquait aussi de Cohen. Il sest expliqu sur ce point au premier tome de Die Realisierung (Klpe, 1912 , chap. 2, p. 220-251) 12 , de manire dautant plus dtaille que, reconnat-il, sa propre thorie fonde sur la pense de la ralit nest pas trs loigne de celle de Cohen et appelle une dlimitation prcise. Si, comme Cohen, il admet le caractre spontan et pro-ducteur de la pense, il prcise toutefois que son produit est non pas lobjet rel mais seulement la recherche qui y donne accs. Sil admet comme Cohen que le donn de lexprience reprsente un x, une tche pour la pense, cette exprience nest pas quune occasion de dpart : elle sert la pense de fonde-ment, dinstance de contrle de ses productions, et doit tre constamment prise en compte. Cela est peut-tre moins perceptible dans le cas de la production dobjets idels comme ceux des mathmatiques, mais dans le cas des sciences de la nature et de celles de lesprit, dont Cohen soccupe aussi, la logique de la connaissance doit prendre en considration lobservation et la dcouverte, de manire poser vritablement lobjet rel lextrieur du concept. La thorie de Cohen, conclut Klpe, reconnat certes lautonomie et le caractre origi-naire de la pense, elle lui accorde bon droit le statut dorgane principal de toute connaissance, mais elle hypertrophie ce point de vue :

    On ne conoit pas, mme en retournant linfi nitsimal, comment la pense pure peut tirer delle-mme une telle multiplicit de concepts, dobjets rels, dtats de choses extrmement divers. La force cratrice de la fonction de pense a t ici sur-estime et exagre (Klpe, 1912 , p. 251).

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    Dans sa thse, Bloch fait sienne la distinction tablie par Klpe entre concept et objet rel et il la reconduira dans toute son uvre ultrieure 13 . Il soutiendra, lui aussi la suite de Lipps et de Husserl, que lobjet rel satteint par un acte de vise et, en ce sens, il dclarera que la phnomnologie rend caduc le procd de pense de Cohen 14 . Sa thse affi rme quil faut douter de la force raliste dun apriorisme tel celui de Cohen, qui accepte pour seule ralit celle que la pense pure a elle-mme construite (Bloch, 1909 , p. 75; Bloch, 1978 , p. 101; trad., p. 158). Par la suite, Bloch rptera souvent ce grief, dplorant la mfi ance entretenue par Cohen envers le donn sensible au point de ny voir quimpertinence au regard de la connaissance pure et de requrir quil soit non seulement questionn mais pass linterrogatoire (deux expressions quen admirateur du style extrmement fl euri et acr (Bloch, 1989 [1956], p. 22) de Cohen, il cite frquemment). Surtout, il sen prendra inlassablement la prtention selon laquelle la raison produit et tire entirement delle-mme son objet, de manire purement formelle : chez Cohen, dira-t-il,

    [l]objet de la connaissance est... la connaissance mme. Cest un idalisme trans-cendantal de la pense pure [...]. Le fi let de la conscience mathmatique nattrape rien dautre que lui-mme (Bloch, 2000 [1923-1949], p. 113-114) 15 .

    Dans sa thse, Bloch sen prend un point particulier de la Logique de la connaissance pure : celui prcisment o, dans le dploiement des catgories, intervient le moment de la sensation. Cela arrive trs avant dans louvrage de Cohen, alors que toutes les catgories propres aux mathmatiques, puis aux sciences de la nature ont dj t dduites en un dveloppement se voulant strictement a priori et propre dissiper le nimbe dabsoluit sensible qui entoure dhabitude les notions de substance et de matire, de force et dunit orga-nique. Passant alors au jugement de la ralit effective, qui doit pingler le rel dans sa singularit, Cohen remarque soudain que le facteur de la sensation elle-mme risque de rompre limmanence du dveloppement, mais il conjure ce danger en ramenant la sensation sa grandeur, cest--dire sa dimension quantitative mise en lumire dans sa gense infi nitsimale par la psychophy-sique (Cohen, 2005 [1914], p. 400-401 et p. 454-494) 16 . La critique de Bloch porte sur le fait que lnonc de ce problme de la sensation ne sinscrit pas dans la dduction logique des catgories mais, quoi que prtende Cohen, fait irruption comme un prsuppos extrinsque la stricte logicit. Cest du reste le cas toutes les tapes de la Logique , poursuit-il, bien que cela devienne davantage apparent cet endroit : les occasions de la rceptivit sensible taient dj prsupposes dans tout le systme (Bloch, 1909 , p. 73; Bloch, 1978 , p. 99; trad., p. 156). Ce jugement de Bloch vient de ce que, sinspirant de la psychologie descriptive pure des vcus de conscience chre aux premiers phnomnologues et notamment Theodor Lipps, il considre que tout juge-ment, dans sa logicit mme, suppose le vcu la fois dune rsistance et dune

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    vise dobjet, vcu dans lequel il peroit un moment volitif alogique, une part dextriorit au concept.

    Sous linfl uence de lcole de Bade (Wilhelm Windelband, Heinrich Rickert et surtout Emil Lask), Bloch conoit la connaissance du rel en termes toujours historiques : le rel est le singulier, vritable en ce quil a dunique, en ce quil introduit de nouveau au sein du temps 17 . Cest dans cette perspective que, dans sa thse, il aborde luvre de Cohen : son formalisme outrancier, dit-il, empche cet auteur de saisir adquatement la ralit historique dans son mouvement. Cohen recherche la vrit des actions historiques et la situe sur le terrain de lIde a priori ; les seuls mobiles partir desquels il souhaite lapprhender sont ceux non pas du besoin matriel mais de la volont pure. Ds sa thse, Bloch voit l un idalisme moral tout fait abstrait (Bloch, 1909 , p. 74-75; Bloch, 1978 , p. 100-101; trad., p. 157-158) 18 . Dans le mme sens, aprs que Lukcs, dans Histoire et conscience de classe , ait fait de Cohen un reprsentant typique de la pense bourgeoise cause de son attitude contemplative qui empche de pntrer le rel en prenant une part active ses tendances (Lukcs, 1977 [1923], p. 298 ; trad., p. 154), Bloch ritrera invariablement ce grief et, notamment, en dpit de sa sympathie pour la dfense par Cohen du socialisme comme idal moral, il y verra un utopisme abstrait. Dans sa thse, il sen prend aux thories normatives du droit et de la politique de Rudolf Stammler et de Ferdinand Tnnies, o le donn est ananti et reoit ses diverses fi gures de la seule Ide (Bloch, 1909 , p. 71; Bloch, 1978 , p. 96; trad., p. 152); cette critique englobe aussi Cohen : faute de vraiment saisir le singulier historique, la desti-nation politique et thique que ce dernier lui assigne dans lIde nest que spculation plus ou moins heureuse. Lhistoire nest pas prise au srieux en tant que scne dinnombrables initiatives de la vie thique ou artistique (Bloch, 1909 , p. 74; Bloch, 1978 , p. 100, trad., p. 157). Inspir par la critique de lapriorisme par Georg Simmel et Max Scheler, Bloch est davis que des individus peuvent vritablement faire natre de nouveaux a priori dans lhistoire (voir sur ce point Pelletier, 2011 , p. 147-148), et, cet gard, lIde cohnienne comme destination a priori de la volont et du sentiment esthtique ferme lavance lhorizon des possibles historiques. En fait, lIde nest chez Cohen que la forme dmythologise de lancien Dieu et

    la pense de ltre historique est tout entire transforme en une pense de lorigine identique [...]. Cest ainsi que lapriorisme prit ici, victime de la stagnation de son absoluit prmature et par trop rationnelle (Bloch, 1909 , p. 74-75; Bloch, 1978 , p. 100; trad., p. 157-158).

    Aprs une critique aussi rsolue, qui prend presque les traits dune fi n de non-recevoir, ltonnant est que Bloch trouve encore chez Cohen des penses dignes dintrt. Cest pourtant ce quil affi rme clairement dans sa thse : chez Cohen, la gense infi nitsimale du quelque-chose fi ni partir du rien et, dautre part, la reconduction de tous les noncs lidentit de la raison pure,

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    semblent tout fait intactes malgr le fait que le dveloppement intermdiaire se soit fort trangement fi ssur (Bloch, 1909 , p. 73; Bloch, 1978 , p. 98; trad., p. 155). En dautres termes, Bloch retient du systme cohnien le terminus a quo de lorigine infi nitsimale et le terminus ad quem de lIde, mais rejette la construction par laquelle Cohen les relie. Voil ce quil sagit maintenant de comprendre.

    3. Oswald Weidenbach Une information prcieuse nous est livre dans un autre passage de la section de la thse consacre Cohen. Bloch y parle dun certain Weidenbach, selon qui lindividu historique serait porteur dune qualit cache, dont la dter-minabilit sous le signe de lidentit apparat exclue, cest--dire (comme on verra plus loin) quil ne pourrait tre subsum sous lIde telle que la pense Cohen; pourtant, dit Bloch, cet auteur maintient quand mme lIde au sens o lindividualit devient chez lui un problme qui reoit de lIde la structure de sa forme dexistence (Bloch, 1909 , p. 71; Bloch, 1978 , p. 96-97; trad., p. 153). Essayant dinterprter ces lignes, il nous est apparu que lauteur dont il est question a avec le jeune Bloch dvidentes affi nits et que, notamment, cest par son intermdiaire que ce dernier a peru le profi t quil pouvait tirer malgr tout de la pense de Cohen.

    Oswald Weidenbach (1876-1957) a obtenu lhabilitation lUniversit de Giessen en 1907 avec une thse intitule Homme et ralit , et a par la suite men cet endroit sa carrire de professeur. Auparavant, entre sa thse docto-rale (soutenue Ina en 1900 sous la direction dOtto Liebmann) et sa thse dhabilitation, Weidenbach a poursuivi ses tudes plusieurs endroits, dont Wurtzbourg o il fi t la connaissance de Klpe 19 . Sans doute, Berlin, sest-il aussi li damiti avec Georg Simmel la mmoire duquel est ddi son deuxime livre (Weidenbach, 1923 ) , un penseur qui comptait aussi beaucoup pour Bloch, comme on sait. Bloch estimait Weidenbach au point de le mentionner favorablement dans son premier livre, Esprit de lutopie (Bloch, 1971 [1918], p. 244). Il dclarera encore en 1965 :

    Comme sont nombreux les talents ignors! [...] Par exemple encore le bohmien Weidenbach, une synthse de Klpe et de Cohen [...]. Je me suis toujours intress ces natures gniales tombes dans loubli 20 .

    Bloch a probablement connu personnellement Weidenbach ds 1906 ou 1907 par lintermdiaire de Klpe : en tout cas, il semble que ladjectif bohmien employ pour le caractriser convienne tout fait au style de vie adopt durant sa jeunesse 21 et ce fait suggre fortement quune rencontre avec Bloch eut lieu cette poque.

    Il faut savoir par ailleurs qu Giessen uvraient deux philosophes disciples et amis de Cohen, Robert Arnold Fritzsche et Walter Kinkel, qui, peu de temps aprs leur publication, sefforcrent de faire connatre les ouvrages systmatiques

  • Hermann Cohen et Ernst Bloch 315

    de Cohen, en particulier la Logique de la connaissance pure dont la rception tait diffi cile durant les premires annes 22 . Or, Walter Kinkel tait intellectu-ellement et personnellement trs li Weidenbach 23 . Cest par lui que ce der-nier a pris connaissance de la pense de Cohen (Leiss, 1950 , p. 3). Weidenbach a consacr une partie des annes 1900 1907 une tude critique approfondie des thories de la connaissance de Kant et de Cohen (Leiss, 1956 , p. 3).

    On comprend donc que ce philosophe se soit appropri rapidement certaines conceptions de la Logique de la connaissance pure . En effet, dans la premire partie de Homme et ralit , qui remonte 1903 ou 1904, il qualifi e dj Cohen de meilleur interprte de ce qui fait la vraie grandeur de Kant il est celui qui a clarifi l a priori transcendantal 24 . Mais comme on va le voir, cette lec-ture de Cohen se veut trs originale.

    Kant, dit-il, nous libre de toute forme de donn et, par suite, de tout ce qui pourrait servir de caution une attitude dogmatique; lattitude critique a pour tche de rompre lenvotement de lautonomie des choses et objets, de sorte quils soient rendus au travail de la raison (Weidenbach, 1907 , 2 me partie, p. 70) 25 . Avant ce travail, il ny a ni essentialits ni dterminits quelconques, il ny a que des questions, quune pure et simple tche. [...] Le monde doit donc tre produit directement partir du problme (Weidenbach, 1907 , 2 me partie, p. 77). En idaliste, Cohen justifi ait cette production de ltre par la pense en invoquant leur identit : Ltre est ltre de la pense. Par con-squent, la pense, en tant que pense de ltre, est pense de la connaissance (Cohen, 2005 [1914], p. 15; trad., p. 60). Weidenbach soutient son tour ce point de vue, mais en lui donnant des accents fort diffrents : La pense est ltre : elle est identique avec la ralit, elle veut rendre possible la vrit en la produisant (1907, 1 re partie, p. 37-38). Cependant, remarque-t-il, en vertu de cette identit, le mot ralisme conviendrait tout aussi bien ici et peut-tre davantage quidalisme, car ce dernier terme suggre tort que le sujet est distinct de ltre et son lgislateur. Weidenbach est davis que dans la Logique de la connaissance pure , les tapes postrieures la connaissance mathma-tique en restent un idalisme subjectif et que Cohen sy intresse souvent davantage la pure logique ou au besoin subjectif de systmaticit qu la ralit mme et ses manifestations singulires ( ibid. , p. 39) 26 . Dans une certaine mesure, il faut penser lidentit de la pense et de ltre en termes davantage hgliens : car Hegel fait vritablement descendre de son trne le sujet supranaturel, il le comprend intgralement comme partie du rel et le coordonne avec lobjet, avec la ralit saisie grce lui jusque dans sa singularit, donc avec la ralit comme absolu. Si Cohen est celui qui a clarifi l a priori , [] cause de cette thse de labsolu on pourrait dire de Hegel quil est celui qui a accompli lide kantienne de l a priori transcendantal (Weidenbach, 1907 , 1 re partie, p. 46; voir aussi ibid ., p. 51-56).

    Nous avons dit plus haut que Bloch percevait Weidenbach comme une syn-thse de Klpe et de Cohen. Or, rien dans les crits de Weidenbach ne permet de le rattacher directement Klpe 27 . Il faut plutt entendre par l quil se veut

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    un raliste, mais cela en un sens proche de Hegel : la subjectivit et lobjectivit se compltent pour former un tout o nulle partie ne serait possible sans lautre; ce tout est la ralit (Weidenbach, 1907 , 1 re partie, p. 18). La ralit ne peut donc tre saisie abstraction faite de son devenir historique, qui inclut les mprises des sujets et leur dpassement dans la connaissance. Cela peut se faire sans tre dupe du panlogisme de Hegel ( ibid. , p. 53). Dans le but dy faire pice, Weidenbach a cherch intgrer au cadre raliste hglien certaines avances de la Logique de la connaissance pure . Telle est sa grande originalit, celle dont Bloch lui est directement redevable. Ce programme est bauch dans la deuxime partie d Homme et ralit , dont le jeune Bloch fut un lecteur attentif, et, sous une forme plus acheve, dans les crits ultrieurs de cet auteur.

    De faon gnrale, Weidenbach retient deux aspects du criticisme tel que repens par Cohen : lorigine en tant que problme et sa destination dans lIde. Pour voquer sa conception du rel, il utilise dj dans Homme et ralit le mot Problematik (Weidenbach, 1907 , 2 me partie, p. 31, 32, et 34), qui deviendra central dans un autre ouvrage de 1923 : la problmatique est le monde, non pas seulement pour nous mais en lui-mme, dans son caractre de question ou de problme requrant une rponse rien moins que disponible ou garantie (Weidenbach, 1923 , chap. 5 et passim ). Quil ny ait pas de donn absolu, comme la peru Cohen, signifi e que ni le sujet, ni lobjet ne sont dores et dj achevs : les tres singuliers sont en bonne partie contingents, ils nont de sens que partiel et constituent des nigmes (Weidenbach , 1907, 2 me partie, p. 6). Mme les tres naturels, dont la dtermination est certes plus grande que celle des tres historiques, comportent une part de hasard qui crot en proportion de leur complexit; de ce point de vue, la causalit naturelle nautorise pas lnonc de lois rigides. Elle est, comme tous les autres concepts, une hypothse que nous produisons depuis cette forme subjective de lindtermination que nous appelons libert :

    la libert est la production de ces hypothses (qui constituent le concept de notre ralit). La libert est le fondement et la condition de la possibilit quil y ait en gnral des problmes et des hypothses ( ibid. , p. 15) 28 .

    Tout tre constitue chaque fois une question :

    Ce que nous avons originellement nest rien dautre que lnigme, rien dautre que la tche ou le stimulus pour engendrer, grce notre pense et notre agir rationnels, une ralit partir de ces nigmes [...]. Il ne nous reste au dpart, cerns que nous som-mes de problmes, que lesprance quune solution soit possible ( ibid. , p. 17).

    Avant son ventuelle ralisation, cette solution existe sous la forme de postu-lats, de projets, de maximes (Weidenbach, 1907 , note intermdiaire, p. V ) de la raison, cest--dire sous la forme dIdes, dont ultimement lIde de Dieu en tant quobjet de lesprance. Le commencement nest ni lIde, ni le rien, il

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    est les deux, il est lnigme dont la solution est lIde (Weidenbach, 1907 , 2 me partie, p. 54). Cest dabord de lIde que les objets reoivent pour nous ralit et sens. Au cours de sa ralisation, lIde peut se transformer puisque la question dont elle tait la solution se trouve clarifi e et donc roriente ( ibid. , p. 44). Cela vaut aussi pour le sujet humain. Nous aussi sommes nous-mmes une nigme : qui voudrait nier que tout compte fait, pour nous les individualits humaines sont encore tout fait des qualitates occult ( ibid. , p. 8)? Par lIde, par lorientation que procure son exigence logique, nous sommes appels dterminer qui nous sommes : Ce nest pas le sujet qui produit lIde, mais lIde qui produit le sujet. [...] en vrit lindividu est un problme qui reoit de lIde la structure de sa forme dexistence ( ibid. , p. 78-79) 29 .

    La reprise de la notion cohnienne dorigine et de lIde en tant quhypothse permet entre autres Weidenbach de saper la position absolue de la conscience qui propulse la phnomnologie hglienne. Cela produit une dialectique qui rappelle davantage Fichte que Hegel; il crit par exemple :

    la relativit de notre ralit et de son approximation de lIde dans lternit seule-ment est la condition pour que le monde puisse nous appartenir, de sorte que la ralit ne soit rien dautre que nous-mmes (Weidenbach, 1907 , 2 me partie, p. 10).

    Ce recours la notion kantienne et fi chtenne dapproximation infi nie de lIde explique sans doute que lauteur ait refus ultrieurement dtre peru comme hglien 30 .

    certains gards, la dialectique de Weidenbach concorde avec le souci constant qua Bloch de se dissocier du panlogisme hglien, ce que manifeste son intrt de jeunesse pour Fichte et pour la lecture quen avait faite Emil Lask (voir Pelletier, 2012 ). Mais ce nest pas dabord une question dallgeance qui a d intresser Bloch la lecture d Homme et ralit . Dans un langage limpide, intuitif, souvent mouvant, lauteur de ce livre avait su traduire certains concepts logiques de Cohen pour voquer de manire presque existentielle la condition humaine et son rapport au monde. Bloch, dj sensibilis par sa lecture de Nietzsche la critique des arrire-mondes mtaphysiques et aux horizons historiques ouverts et libres, trouvait chez Weidenbach un complice et une source dinspiration pour la poursuite de son propre projet. Sa rencontre la incit produire sa propre synthse de Klpe et de Cohen, cest--dire sa propre appropriation de la pense de Cohen des fi ns ralistes auxquelles elle ntait pas dabord destine, soit la formulation dune ontologie mtaphysique. Sur quels points plus prcis cette appropriation sest-elle faite et moyennant quelles transformations, cest ce que nous allons maintenant observer.

    4. Aspects de la problmatique Wurtzbourg, lune des premires expressions donnes par Bloch sa nouvelle philosophie avait t le projet de ce quil appelait la problmatique, un terme dj rencontr chez Weidenbach et auquel Bloch donne un sens apparent

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    quoique diffrent. Il sagissait pour lui, rapportera-t-il plus tard, danalyser la structure objective de la question mme, qui nest pas cre par nous, qui est trouve (Landmann, 1956-1976, t. 1, p. 352) 31 . On trouve quelques allu-sions ce projet dans la thse, crite peu aprs : la problmatique, dit-il, doit replonger les concepts dans le mouvement de recherche qui prside leur nais-sance et tre sur le plan logique le compendium de la non-rsolution int-rieurement ressentie de toutes choses (Bloch, 1909 , p. 68 et p. 72; Bloch, 1978 , p. 92 et p. 97; trad., p. 148 et p. 154) 32 . La problmatique blochienne entendait donc exprimer sous une forme logique condense une ontologie qui partageait plusieurs traits avec celle de Weidenbach. En outre, dans sa problmatique, Bloch voulait tirer de la question toute une doctrine des catgories : Je distin-guais : 1 o prdiquer, 2 o dimensionner (espace-temps), 3 o transmettre (cause-but), 4 o manifester, 5 o catgories rgionales (homme et nature) (Landmann, 1956-1976, t. 2, p. 121-122). Ce projet, qui loccupera plusieurs reprises au cours de sa vie, trouvera son aboutissement dans son ouvrage ultime, Experi-mentum Mundi , qui consiste prcisment en une doctrine des catgories dont le dveloppement est m par la question comme fait originel. Mais dj dans sa thse, bien quelle soit consacre un autre sujet, on sent que la ralisation de ce programme est en cours. Pour penser le cadre gnral des catgories, Bloch sinspire principalement de la Doctrine des catgories du raliste Eduard von Hartmann, qui conoit la catgorie comme un rapport entre un contenu alogique et une dtermination logique (Bloch, 1909 , p. 78; Bloch, 1978 , p. 104; trad., p. 162). En revanche, comme Bloch rvoque des pans entiers du cadre mtaphy-sique hartmannien, il lui importe de penser nouveaux frais tout lensemble catgoriel. cette fi n, la Logique de la connaissance pure de Cohen, qui se prsente elle aussi comme une doctrine des catgories, lui a procur mutatis mutandis nombre dlments essentiels. Toute lintroduction de louvrage, ainsi que la premire et la deuxime partie (consacres aux jugements des lois de pense et aux jugements des mathmatiques) donc avant que Cohen ne commence se livrer, selon les termes de Bloch, une spculation plus ou moins heureuse , ont grandement inspir ce dernier.

    4.1. Jugement et catgorie Laffi nit entre la problmatique blochienne et la logique de Cohen se mani-feste dj dans la manire de penser les rapports entre jugement et catgorie. loppos de la logique traditionnelle qui considre le jugement comme une liaison de concepts prtablis, Cohen est davis que ce qui vient en premier est lacte de jugement, quil ne doit rien prsupposer et est producteur de tous les concepts a priori . Ainsi,

    [l]a forme du jugement retrouve sa fl uidit et redevient fertile. Aucun contenu fi xe et immuable ne doit plus y tre cantonn ni arrt : au contraire, elle doit se rvler tre un cadre sminal, capable de fconder de nouveaux ensembles de problmes (Cohen, 2005 [1914], p. 51; trad., p. 87, modifi e).

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    Bloch approuve ces vues (1972, p. 87), car il conoit lui aussi le jugement comme formation de concepts : il est le dveloppement dont sort le concept form; quant aux catgories, on ne peut les dterminer comme acheves et dj closes sur elles-mmes (Bloch, 1975 , p. 40 et 72; trad., p. 38 et 70). Chez les deux auteurs, cette manire de voir, en mme temps quelle met en valeur le caractre originaire et producteur de lacte de pense, permet une grande souplesse dans la dtermination des catgories, alors quAristote ou Kant les avaient fi xes en une liste rigide.

    Cette similitude entre Bloch et Cohen sexplique ici non pas par une infl u-ence directe mais par le fait que sur ce point lun et lautre puisent la mme source : celle de logiciens comme Christoph Sigwart, qui, soucieux de mettre en valeur le caractre producteur du jugement, imputait la prsance tradition-nelle du concept sur le jugement une mtaphysique suranne des formes. Ces vues avaient t relayes par Windelband et Rickert, de qui les tiennent Bloch (voir Pelletier, 2001, p. 150-156) et aussi vraisemblablement Cohen. Toutefois, ce dernier refuse, au nom du caractre absolument autonome et originaire du jugement, de faire porter comme Windelband et Rickert le jugement sur une reprsentation pralable 33 . Pour sa part, Bloch fait prcder la squence jugement-concept dune tape de saisie de quelque chose dencore ind-termin (cela correspond sur le plan phnomnologique lveil de lattention par un donn) :

    les jugements ne sont pas prcds de concepts mais seulement de concepts in statu nascendi , de saisies qui sont seulement des concepts en germe, et les jugements [...] ne sont du mme coup que le dveloppement dont sort le concept form (Bloch, 1975 , p. 40; trad., p. 38).

    De la sorte, le jugement ne se prsente jamais que comme une hypothse et ne traduit jamais quun questionnement portant sur quelque chose de prcis ( ibid ., p. 42; trad., p. 39). Cohen, on la vu, pense lui aussi le concept a priori comme question, puisquil sinscrit dans une activit de connaissance o la raison pure se prend elle-mme pour problme et hypothse. Mais Bloch, en raliste, considre que ce qui est dit dans la catgorie et en constitue lnonc nest pas, comme le prtend la thorie idaliste de la connaissance, le fait dnoncer en tant que tel ( ibid. , p. 54; trad., p. 52), mais plutt un contenu alogique lorigine.

    4.2. Lnigme de lorigine Aprs avoir prsent la logique de lorigine dans lintroduction de sa Logique de la connaissance pure , Cohen apporte de nouvelles prcisions son sujet dans la premire partie de louvrage, faisant du jugement de lorigine la pre-mire loi fondamentale de la pense pure. Ce jugement, dit-il, doit permettre la pense de produire le quelque chose qui loccupe. Le symbole le plus appropri pour dsigner cette origine encore indtermine est la variable x.

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    Aussi Cohen prsente-t-il ce x comme nigme ou comme question suscitant notre tonnement :

    Moins une question se constitue sous forme dnonc, plus elle est importante en tant que type de jugement. Elle est le commencement de la connaissance. Laffect corres-pondant son action est ltonnement. Et cest avec ltonnement, dit Platon, que commence la philosophie. La question est donc le fondement du jugement , on aime-rait pouvoir dire la pierre angulaire du fondement (Cohen, 2005 [1914], p. 84).

    Une question, ajoute Cohen, appelle ncessairement une rponse, et la rponse ici est le quelque chose. Comment parvient-on ce dernier en partant de lx originel? Ce x ne peut tre lui-mme quelque chose car lexplication serait alors tautologique. Ntant pas quelque chose, le x ne peut tre que rien ou nant ( Nichts ) :

    Le jugement ne doit pas craindre un dtour aventureux sil veut fl airer en son origine le quelque chose. Cette aventure de la pense, cest le rien qui la donne voir. Cest par le dtour du rien que le jugement donne voir lorigine du quelque chose (Cohen, 2005 [1914], p. 84) .

    Ce passage du rien au quelque chose ne peut toutefois se concevoir comme une cration. Sur ce point, Cohen reprend son compte ladage ex nihilo nihil fi t ; mais, ajoute-t-il, peut-tre devrait-on dire plutt ab nihilo . Le rien ou la ngation originelle est simplement un point de dpart pour quelque chose; il sagit donc dun rien relatif ; cette ngation originelle manifeste simplement de lindtermin et sexprime travers le jugement infi ni. Cohen prcise, enfi n, que le passage du rien au quelque chose ne doit pas soprer par une solution de continuit. Ces conceptions premire vue tranges sclairent si on les met en rapport avec celles de Leibniz, le penseur de linfi nitsimal, de ce zro tendanciel partir duquel se ralise un passage continu quelque chose. Le jugement de lorigine, dans la pense de Cohen, a pour fonction de donner une base a priori aux jugements mathmatiques ultrieurs, puis aux jugements des sciences mathmatiques de la nature.

    La notion cohnienne dorigine, premier pas dune logique transcendantale, subit une mtamorphose chez Weidenbach. Comme on la vu, ce dernier la pense en termes ralistes, comme une indtermination non plus seulement logique mais ontologique : lorigine est problme, nigme de lexistant singulier, tendu entre nant et solution. Cest ce mme pas quaccomplit Bloch : dans sa thse, il se dclare daccord avec Weidenbach sur le fait que rside dans lindividu une qualit cache et il ajoute que dans ce caractre nigmatique propre lindividu se manifeste une impulsion (Bloch, 1909 , p. 71; Bloch, 1978 , p. 96-97; trad., p. 153). Dans toute son uvre, Bloch verra toujours le point de dpart comme lnigme dun commencement non pas simplement logique mais aussi rel : ltre comme donn irrationnel, comme Que, question

  • Hermann Cohen et Ernst Bloch 321

    et nigme manifeste dans lobscurit des instants vcus. Cest en ces termes que, dj dans sa thse, il entend se dmarquer de lorigine purement intellec-tuelle de Cohen : il y a bel et bien un donn originel, dit-il, et cest la ralit dans laquelle chaque fois nous sommes : et par l se dvoile toute lirrationalit de ltre, dans la proximit la plus immdiate, voire dans la seconde tout juste vcue (Bloch, 1909 , p. 73-74; Bloch, 1978 , p. 99; trad., p. 156) 34 .

    Ce recours linstant prsent pour penser lorigine nest pas un motif dabord cohnien mme si, on va le voir, Cohen aide Bloch penser cette exprience : il provient la fois de la mystique et de la psychologie descrip-tive des phnomnologues. Lclair de gnie du jeune Bloch, duquel il sut tirer toute son uvre, se situe prcisment cette jonction du nunc stans de la mystique, de lvanescence de linstant prsent laquelle sont attentives les phnomnologies (de William James, de Husserl), et de lnigme de lorigine cohnienne, dans la reformulation raliste quen a donne Weidenbach. Les lecteurs de Bloch connaissent bien ces thmes : linstant en train de se vivre est obscur, insaisissable puisque dj rvolu lorsque la rfl exion sy applique; et pourtant, cest dans cet instant prsent qu chaque fois le rel existe. Bloch voit donc dans linstant vanescent un vouloir, une simple pulsion dtre raffi rme chaque nouvel instant, la fois un non-encore-conscient et un non-encore-tre qui ne trouverait sa solution que dans une prsence, un nunc stans , un prsent enfi n saisi et dont on pourrait dire, linstar de Faust : Arrte-toi donc, tu es si beau (Bloch, 1959b, p. 340; trad., p. 351) 35 !

    Bloch conoit lorigine comme question, mystre de limpulsion, de lorigine, qui nest pas seulement une nigme pour nous mais est pour soi-mme encore irrsolu , le point zro au cur de toutes choses, le noyau encore jamais atteint, jamais manifest par une prdication et continuant du mme coup, inaccompli, sa route travers ltre-l (Bloch, 1975 , p. 73-74; trad., p. 71). Au sein de la doctrine des catgories, lorigine, dans son absence de dtermi-nation, est une pr-catgorie, celle de la quoddit (Bloch, 2000 [1923-1949], p. 256). Elle est donc la fois relle et alogique, tout le contraire de celle conue par Cohen. Mais puisquil sagit chez Bloch de tirer de l tout le deve-nir et toute la pense, la virtuosit avec laquelle Cohen a pu faire procder de lorigine infi nitsimale la connaissance lui a t profi table. Sinspirant mani-festement de Cohen, Bloch pense lorigine, parce quobscurit, comme une ngation, un Nicht , un Pas :

    Le cur mme du nunc est creux, il est encore indtermin, cest un Pas qui fermente. Cest le Pas avec lequel tout samorce et commence, autour duquel chaque Quelque Chose est encore construit (Bloch, 1959b, p. 356; trad., t. 1, p. 367) 36 .

    Bloch prend soin dajouter que le Pas est ngation relative, non pas Nichts , rien ou nant. Le Rien serait lchec du processus, sil arrive ce ne sera quau terme de lhistoire, tandis que le Pas est origine et pulsion : Cest parce que le Pas est le dbut de tout mouvement vers quelque chose quil na rien dun Rien

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    (Bloch, 1959b, p. 356; trad., p. 368). Cette prcision vise assurment Cohen, qui certes pense la diffrence entre la ngation absolue et la ngation relative, mais ne la fi xe pas sur le plan terminologique 37 .

    4.3. Infi nitsimal, temps et espace Partant de Newton et Leibniz, Cohen voit natre de lx originel, ab nihilo , le concept de ralit sous sa forme mathmatique, dans le nombre infi nitsimal. Il crit ce propos :

    Cest comme si une ironie pesait sur linfi ni, que jusqu prsent on avait identifi l Ens realissimum , au fondement du fi ni. Or, cest non pas cet infi ni de la spculation mtaphysico-thologique, mais bien linfi niment petit quil faut dsormais recon-natre comme point dArchimde (Cohen, 2005 [1914], p. 125) 38 .

    Afi n que cette unit premire acquire une dterminit, quelque chose dautre doit sy ajouter; en rsulte donc une pluralit. Comme ce quil sagit de produire est toujours la production elle-mme, le problme de lengendrement de la pluralit doit rsider dans lacte mme dajouter quelque chose, cest--dire dans le signe +. En dautres termes, ce qui permet la pluralit, selon Cohen, est l anticipation et, par suite, la catgorie de temps . Kant avait fait du temps la forme du sens interne; Cohen, lui, voit plutt dans le temps un concept strictement logique : dans une logique de lorigine, il est dabord ce qui permet lengendrement continu dune srie partir de linfi nitsimal. En tant quactivit productive, la connaissance pure anticipe toujours ce qui doit suivre. Cette anticipation est le mode originaire de la temporalit, dont le pass et le prsent drivent seulement. Ce point tant important pour notre propos, il faut citer Cohen longuement :

    Ce qui suit est donc anticip. Cette anticipation est lacte vritable et fondamental du temps. Lanticipation est la caractristique du temps. Lavenir contient et dvoile le caractre du temps. lavenir anticip sadjoint, se subordonne le pass. Il ny avait pas dabord le pass; il y a dabord lavenir , dont se dmarque le pass. Face au pas-encore merge le ne-plus. En eux apparaissent donc les deux points constitutifs de la srie. En eux apparat donc la premire forme de la pluralit : dans la sparation du pass par rapport lacte originel de lavenir . Mais o rside alors le prsent , quon a coutume de considrer comme un point fi xe? Il est rien moins que cela; il est en suspens dans la srie constitue simplement par ces points, entre lavenir anticip et sa reprise, son vanescence, le pass. [...] Le temps, qui est avec prdilection lorgane de lavenir, est la catgorie de lanticipation . [...] Ce dfi lanc par lanticipation est dsign par le signe plus . Cest le symbole, le caduce du temps (Cohen, 2005 [1914], p. 154-155) 39 .

    Si Cohen ne voit dans le prsent quun point de passage plutt quune com-posante vritable de la srie temporelle, cest parce quil est ses yeux un

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    tre-ensemble et requiert donc au pralable la spatialit; le prsent nintervient donc quultrieurement dans la Logique de la connaissance pure , et de faon simplement accessoire (Cohen, 2005 [1914], p. 228-229). Dans la concep-tion dabord mathmatique de Cohen, le prsent est une simple srie oriente dabord vers lavenir puis, de faon drive, aussi vers le pass.

    Une fois pose la ralit dans sa pluralit temporelle, il importe Cohen denfi n rassembler la srie continue et infi nie des ralits infi nitsimales en des contenus dlimits, en des quantits discrtes ou totalits. Cela se produit avec le passage de la diffrentielle lintgrale : alors que la diffrentielle permet de penser la continuit, lintgrale, qui est le but de la diffrentielle, procde linverse : elle permet de rassembler les ralits infi nies sous une mme formule, donc de les totaliser en un quantum fi ni. Les ralits acquirent dsor-mais un contenu, dtermin en outre grce une nouvelle catgorie (non pas une forme sensible comme chez Kant) qui devient ici ncessaire, celle d espace . Les anticipations temporelles nengendrent en effet quune pluralit encore informe :

    Sur ce plan, rien ne persiste; il ny a quun aller-retour incessant, une pousse vers lavant et un regard vers larrire. Mais rien ne demeure; seule se maintient la pro-duction elle-mme, monotone. Sil ny avait que le temps, le terrain serait certes prpar pour le contenu, mais aucun contenu en tant que tel ne se formerait (Cohen, 2005 [1914], p. 193).

    La totalit met un terme la relativit temporelle en lui opposant lespace :

    prsent, lavenir et le pass ne sont plus soumis livresse dun incessant devenir-rvolu. Lespace fi xe ces units; il nen use plus simplement comme units dune pluralit; car sa totalit les rassemble toutes ( ibid ., p. 194).

    Cest cet tre-ensemble ( ibid ., p. 195) qui enfi n parvient former le contenu. On passe l du calcul la gomtrie et le chemin est prpar pour les sciences de la nature.

    Ces vues ont manifestement attir lattention du jeune Bloch; sa thse, en tout cas, montre quil avait dj entrepris une rfl exion approfondie sur le temps, thme central, notamment, de tout son dernier paragraphe. Nous avons vu en outre que dans ce mme crit, il souhaitait conserver de la logique coh-nienne la gense infi nitsimale du quelque chose (Bloch, 1909 , p. 73; Bloch, 1978 , p. 98; trad., p. 155). Cest toutefois dans son uvre de maturit que Bloch a tch de raliser cette intention dans le cadre dune doctrine des cat-gories. Comme Cohen, Bloch tient le temps pour une catgorie, et il en va de mme pour lespace : il les conoit comme des catgories de cadrage (Bloch, 1975 , p. 83; trad., p. 80). Encore de manire directe mais tacite, il sinspire de Cohen pour penser les rapports entre les divers modes du temps, dont, dit-il, lordonnancement ne saurait

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    snoncer dans cet ordre : pass, prsent, futur. Seul le maintenant est au commence-ment [...]. Dans ce commencement [...] il sen faut que lon trouve du prsent, car il ny a que du futur qui merge et qui sapproche; et de lui, de lui seul , dcoule ensuite du pass ( ibid ., p. 89; trad., p. 85).

    Lordre des modes temporels, selon Bloch, est le suivant : maintenant, avenir, pass, prsent, prsence (Bloch, 2000 [1923-1949], p. 261). Du maintenant de lorigine, dont on a vu quil est question et impulsion, sort lavenir, quil faut considrer non pas comme ce qui vient vers ltre humain mais comme ce vers quoi se tourne ce dernier (Bloch, 1975 , p. 90; trad., p. 86). Lavenir authentique est manifestation du nouveau, non pas reconduction du mme. Pour sa part,

    [l]e pass, cest le futur lorsquil a atteint (et peu importe au premier chef quil ait t fcond ou infcond) son rsultat; cest le futur dont a disparu la tension et qui sen est remis ltre-l de lancien ( ibid ., p. 91; trad., p. 87-88).

    Quant au prsent, Bloch y voit comme Cohen une spatialisation des modes tem-porels : le prsent est un compos de nunc , de pass et de futur [...]. Sy associe galement un prolongement supplmentaire par lespace de ltre-ensemble, o len-mme-temps du temps se prolonge vers un ensemble spatial ( ibid. , p. 88; trad., p. 84). Remarquons quici ltre-ensemble du prsent ne contient pas seulement lavenir et le pass comme chez Cohen : sy trouve aussi le maintenant, linstant comme origine non pas seulement conceptuelle mais aussi relle, qui introduit une tension au sein du prsent et loriente en une recherche de solution au problme quil constitue. Cette solution, sur le plan formel, serait le maintenant lucid, que Bloch dsigne par le mot prsence ( ibid. , p. 88; trad., p. 85; Bloch, 2000 [1923-1949], p. 265).

    Par la terminologie adopte, on le voit, Bloch signale implicitement sa dette envers Cohen. Mais il adapte ces ides son cadre thorique propre et une simple lecture des chapitres 20 26 d Experimentum Mundi consacrs aux catgories de temps et despace montre quil en fait tout autre chose que de simples dterminations dune logique de la connaissance pure. Sil reprend volontiers, par exemple, lexpression caduce du temps propos du signe + par lequel Cohen voque lanticipation, il ny voit quun joli rbus sil dsigne seulement le progrs dans une srie additive 40 : Le signe + comme caduce dans la marche vers lavant prsuppose [...] des hommes qui le portent (Bloch, 1970 , p. 120).

    La transposition de la logique cohnienne dans le cadre raliste dune ontologie requiert aussi que soit repens le rle de la notion dinfi nitsimal. Cohen, dit Bloch, surestime le pouvoir explicatif de cette notion mathma-tique. Les idalits mathmatiques ont certes quelque degr dexistence, savoir la grandeur; mais sur ce terrain on peut dduire tout au plus la catgorie du quelque chose, non pas dj la connaissance de la chose ou de la ralit

  • Hermann Cohen et Ernst Bloch 325

    mme avec ses dterminations qualitatives propres (Bloch, 2000 [1923-1949], p. 323-336). Penser comme Cohen que la diffrence de la qualit [...] doit tre rapporte aux diffrents ordres de linfi niment petit (Cohen, 1984 [1883], p. 147; trad., p. 167, modifi e; cite dans Bloch, 2000 [1923-1949], p. 307), et que par l il serait possible en principe de rendre compte par des oprations mathmatiques de toute la complexit du rel, cest poser un postulat vide. La mthode infi nitsimale permet certes de penser la continuit du mouvement mcanique en termes de grandeur croissante ou dcroissante, cest--dire de grandeur extensive, mais elle ne donne pas accs la grandeur intensive de la sensation, ce quelle a de qualitatif. Lostracisme dans lequel la Logique de la connaissance pure maintient la sensation conduit son auteur rejeter le concept de grandeur intensive ou de degr, qui est au principe des anticipa-tions de la perception dans la Critique de la raison pure , pour le ramener la grandeur extensive et mathmatisable des axiomes de lintuition kantiens (Cohen, 2005 [1914], p. 492-493). Bloch, lui, garde le concept de degr, car il permet de rendre compte de la manifestation qualitative de la sensation, irr-ductible la mesure psychophysique car la psychophysique nest pas une science des actes psychiques (Bloch, 2000 [1923-1949], p. 294; voir aussi ibid ., p. 298). En tant quintensif, le rel demeure donc presque compltement hors de porte du calcul infi nitsimal; comme logique du mouvement, celui-ci ne constitue que le parvis dune comprhension historique et dynamique des choses. Cette dynamique prend sa source ailleurs, dans le Que de ltre, non pas dans un quelconque existant, pas davantage dans le matin blme de lexistence infi nitsimale ( ibid ., p. 304).

    Cette critique permet de comprendre que Bloch, pour sa propre doctrine des catgories, ne se soit gure inspir des parties de la Logique de la connaissance pure postrieures aux jugements des mathmatiques, cest--dire principale-ment la dduction des catgories de temps et despace : espace et temps ne sont que des catgories schmatiques, pas encore des catgories dune philoso-phie du rel ( ibid ., p. 330). Lappropriation critique de la doctrine cohnienne a permis Bloch de passer du zro de lorigine la catgorie du quelque chose; mais pour la suite de la dduction catgorielle, dautres auteurs lui sont davantage utiles, Hegel notamment, qui lui parat permettre une prise bien meilleure sur la ralit historique ( ibid ., p. 334). Pour penser lorientation pra-tique de cette dernire, toutefois, on va voir que luvre de Cohen demeure encore une source importante pour Bloch.

    5. Le rapport lIde Bien que l thique de la volont pure traite de ce qui devrait tre, cest--dire de problmes distincts de ceux relatifs la connaissance pure, la logique qui rgit cette dernire continue dy agir sur le plan mthodologique. Cest le cas notamment du rapport lorigine : la fondation de lthique, dit Cohen, ne doit rien prsupposer dtranger la volont pure. La pense productrice tant mouvement et effort vers un but, elle se trouve ds lorigine anime dune

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    tendance; en ce sens, bien que sa composante affective le rende irrductible la pense scientifi que, le vouloir lui est analogue et lon peut conclure que la tendance est lorigine du vouloir (Cohen, 2008 [1907], p. 133-134).

    Le concept de tendance joue un rle important aussi chez Bloch, mais en un sens tout fait diffrent. Ce concept, chez Bloch, est dordre ontologique, il se rapporte lorientation du processus, aux efforts dauto-lucidation de lorigine inchoative dans le monde et chez le sujet humain; ce titre, il est lexpression du thlique, de la volont comme principe mtaphysique (Bloch, 1975 , p. 145; trad., p. 139). Or chez Cohen, loin de prcder la tendance comme chez Bloch, le vouloir en dcoule plutt (Cohen, 2008 [1907], p. 135-136) : cest que lon se situe ici dans un horizon criticiste, celui dune pense de lthique se dployant partir dune origine intellectuelle. linstar de Kant, Cohen pense la volont de manire pure, sans rapport aucun avec les besoins et int-rts sensibles et affectifs des sujets. Il dduit le contenu du vouloir thique dune science formelle qui le met dj en uvre, la jurisprudence. Partant de la notion juridique du sujet, il parvient une conception de la personne dans son rapport ltat ainsi qu une thorie des vertus. Bloch ne semble pas stre intress directement cette construction qui constitue pourtant le cur de lthique cohnienne; toutefois, de mme que sa perspective mtaphysique lavait conduit une lecture opportuniste de la Logique de la connaissance pure , de mme certains dveloppements de l thique de la volont pure lont manifestement inspir. Ces dveloppements se trouvent principalement aux chapitres 8 et 9 de l thique de la volont pure et ont trait la dimension davenir de lagir thique et lIde de Dieu.

    Ces chapitres posent le problme de lapplicabilit des concepts thiques lhomme rel. Il sagit pour Cohen dun problme systmatique, celui de la jonction entre la connaissance de la nature et lthique, sans prjudice pour lautonomie de chaque sphre : les concepts thiques peuvent-ils prendre ralit, et en quel sens? Ils ne le peuvent pas, soutient-il, en tant que ralit effective, dans ltat ou le droit par exemple, comme le pense Hegel. lencontre des utopies positives du meilleur tat ou du meilleur droit, il crit en ce sens, dans un chapitre de son thique consacr la vertu de justice :

    Lidal demeure ternellement un idal; on ne doit jamais lui substituer une image effective. Cela serait prendre la politique positive pour de lthique; la politique doit suivre les directives de lthique mais ne doit jamais se confondre avec elle parce que jamais elle natteint lidal. Cest pourquoi lthique non plus ne doit pas concider avec elle. Limage future du meilleur tat est une utopie de leudmonisme. Lutopie est lidal de leudmonisme. Dans ce rapport du concept dtat lthique, lthique de la volont pure [...] se spare de celle de leudmonisme (Cohen, 2008 [1907], p. 601).

    La politique ne permet donc pas la ralisation effective de lthique; mais peut-tre, demande Cohen, en va-t-il autrement de la religion? Cette question,

  • Hermann Cohen et Ernst Bloch 327

    laquelle il rpond par la ngative, lui donne nanmoins loccasion dune riche description des rapports entre thique et religion ( ibid ., p. 401-407). Il tablit cet gard une distinction entre mythe et religion proprement dite, dont le messianisme des prophtes bibliques constitue ses yeux la fi gure exemplaire : ce qui caractrise cette religion, rebours des religions mythiques, est son orientation radicale vers lavenir en tant que dimension temporelle de ce qui doit tre, le rgne de Dieu, rgne de justice et de paix universelles. La religion prophtique manifeste en son contenu lthique de la volont pure, en particulier sa dimension anticipatrice, qui est le caractre spcifi que de la volont [...]. La volont est toujours volont de lavenir ( ibid ., p. 399-400). Toutefois, la langue potique des prophtes demeure imprcise sur le plan conceptuel lorsquelle imagine les temps venir comme ralisation dun rgne fi nal : Lavenir ne doit pas simplement devenir une image de la paix. Lhumanit doit ncessairement tre oriente vers lavenir; mais lavenir ne doit jamais devenir un prsent ( ibid ., p. 408). aucun instant je ne puis dire : arrte-toi donc ( ibid ., p. 407). La religion comprend correctement linfi ni du temps venir comme ternit, mais ce concept doit tre entendu en un sens thique, comme tche, travail infi ni. Lidal thique doit certes se raliser dans la nature, mais de manire toujours inacheve car son tre vritable est devoir-tre, avenir. Toutefois, il ne peut se satisfaire de ce seul devoir-tre comme mode dexistence : bien quil ne tire aucunement son origine de la nature, il faut pourtant que celle-ci existe afi n que la normativit thique trouve quoi sappliquer dans son effort infi ni. LIde de Dieu intervient ici, sous les traits de la providence, comme garante de lexistence du monde et de sa persistance, lencontre du pessimisme mtaphysique ou des prdictions dune mort entropique de lunivers. Lhypothse divine assure la cohsion ncessaire entre ternit et nature et donc entre thique et logique ( ibid ., p. 441); elle permet aussi de penser que, dans lhistoire humaine, la moralit puisse avoir prise sur le monde naturel. Il sagit toutefois dune conception entirement rationalise de Dieu, telle que la dgage le prophtisme biblique mais, en outre, purifi e de toute caractristique mythique rsiduelle comme la personnalit. Le concept de Dieu mis en uvre dans l thique de la raison pure na plus de traits religieux : cest un concept rgulateur de la raison pure.

    Lappropriation slective de ces vues par Bloch na pas t directe : en partie du moins, elle sest faite par lintermdiaire de Weidenbach. Ce dernier, linverse de Bloch, stait montr peu intress par les rfl exions de Cohen sur la mthode infi nitsimale et sur la temporalit dans une logique de la connaissance pure 41 ; mais il en allait tout autrement dans le contexte de lthique. Tout comme Cohen, mais dans le cadre ontologique de la problmatique que constitue lindtermination du rel, Weidenbach privilgie la dimension de lavenir : La contingence du prsent rclame un avenir afi n de se justifi er (Weidenbach, 1907 , 2 me partie, p. 45); nous attendons et esprons de lavenir notre propre justifi cation ( ibid. , p. 33). Cet avenir, dit-il, est ouvert par lagir thique, o le temps acquiert une ncessit minente ( ibid ., p. 32). Il crit en ce sens :

  • 328 Dialogue

    Il nest pas vrai que notre ralit prsente ne soit que la consquence du pass, bien plutt cest par lavenir que le prsent et le pass existent, par lui que ce qui a eu lieu jusquici espre se justifi er et mieux se fonder. Ce que nous avons mainte-nant et que nous appelons notre ralit nest que commencements et fragments de lIde, et la libert consiste chaque jour laccomplir et la poursuivre ( ibid ., p. 16).

    Toutefois, les contours de lIde a priori sont moins dfi nis chez cet auteur que chez Cohen. Certes, il soutient non moins que celui-ci que [l]e sens de la vie est un devenir dont le but est lIde ou Dieu ( ibid ., p. 10), mais il pense que le contenu de cette Ide ne peut dores et dj dterminer la structure logique de la subjectivit pratique. LIde nexiste pour nous que sous la forme modeste de lesprance ( ibid ., p. 41-42) et son contenu demeure ouvert au changement historique :

    Cest dans la solution seulement que la question devient claire. Il ny a pas de sens vouloir demander quelque chose dont on ignore encore tout fait ce que cest. [...] La contingence du prsent rclame un avenir afi n de se justifi er. Mais la ralit nou-velle est en elle-mme autonome par rapport au pass ( ibid ., 44-45).

    Les sujets nont pour sorienter que des projets incertains quoique fonds en raison ( ibid ., p. 45-47), et le contenu de lIde et de leur propre identit demeure suspendu lagir et se trouve dfi ni et manifest historiquement par lui, en une approximation infi nie : Tous les postulats et les assertions ne sont rien sils ne peuvent se justifi er en tant que ralits dans les expriences dun temps plus parfait ( ibid. , p. 79). Les dterminations transcendantales de lagir thique demeurent ouvertes, prenant forme au gr de la dialectique historique du sujet et de lobjet.

    On a vu dj que dans sa thse, Bloch associe le nom de Weidenbach lide selon laquelle rside dans lindividu historique une qualit cache, dont la dterminabilit sous le signe de lidentit apparat exclue 42 . Or le mot identit renvoie chez Weidenbach lIde de Dieu en tant quunit dfi nitive des problmes et dpassement de toute contradiction (Weidenbach, 1907 , note intermdiaire, p. III-IV ) . Bloch dclare donc son accord avec Weidenbach sur le fait que les singuliers historiques, en particulier les sujets humains avec leurs qualitates occult , ne peuvent tre assigns une desti-nation thique dores et dj fi xe, rebours de ce que laisse entendre l thique de la volont pure , et que lhistoire, loin dtre une simple scne o notre agir dploie lIde dj dfi nie, est le lieu o celle-ci slabore, o les sujets lvent leur propre caractre problmatique en inventant leur destination, en se dfi nissant et se constituant sur le plan moral travers leur travail rationnel et leurs luttes.

    Cest avec cette importante rserve que le jeune Bloch reprend son compte la notion cohnienne dIde. Lapriorisme cohnien, crit-il,

  • Hermann Cohen et Ernst Bloch 329

    a pour caractristique constitutive que la relation lobjet sy trouve accomplie par une thorie de lIde consquente, de la force raliste de laquelle on pourrait toutefois douter si nous ne disposions daucune autre ralit que de celle engendre construc-tivement (Bloch, 1909 , p. 75; Bloch, 1978 , p. 101; trad., p. 158).

    Dune part, en assignant au singulier historique en tant que question sa desti-nation pratique a priori , lIde lui confre une identit hypothtique. cet gard, monnaye dans les formules aux accents existentiels de Weidenbach, la conception cohnienne du temps, en particulier le primat quelle accorde lavenir comme dimension du devoir-tre, a attir coup sr lattention de Bloch. Mais dautre part, on ne saurait parler comme Cohen dune simple application au rel dune Ide thique donne a priori : celle-ci slabore et se dfi nit au gr de sa ralisation dans le cours de lhistoire. Pour Cohen, dplore Bloch, il nest pas permis la ralit de dcider du devoir-tre, quand bien mme elle compte en millnaires (Bloch, 1909 , p. 74; Bloch, 1978 , p. 100; trad., p. 157). Mais alors, lmergence historique de lIde de Dieu dans le prophtisme juif demeurerait un fait contingent :

    on ne saurait concevoir pour quelle raison le Dieu de la raison pure dveloppe pareille somme de remontrances si les conditions matrielles ne lui sont pas nces-saires comme tmoins et ornements de sa gloire a priori (Bloch, 1909 , p. 74-75; Bloch, 1978 , p. 100; trad., p. 157) 43 .

    Aussi Bloch est-il davis que, coup de son laboration historique et demble disponible la pense, le concept cohnien de Dieu demeure tourn vers le pass puisque

    tir de la reprsentation mythologique et hauss au rang dIde de la connais-sance [...]. La profonde pense moderne selon laquelle la dit nest chercher que dans le postulat est demeure totalement indcise (Bloch, 1909 , p. 75; Bloch, 1978 , p. 100-101; trad., p. 158).

    Ces remarques critiques propos de la notion dIde dans son rapport lhistoire, Weidenbach aurait pu les faire. Sur un point capital, toutefois, Bloch se dmarque aussi de ce dernier. Dans Homme et ralit , on la vu, Weidenbach tait rest fi dle la conception kantienne et cohnienne dune application de lIde au rel par une approximation, un effort thique infi ni. Dans Esprit de lutopie , Bloch reprendra lencontre de cela certaines remarques anti-kantiennes de Hegel : lIde, pour tre prise au srieux, doit tre ralisable , rebours de la notion dapproximation infi nie. Ce nest que de manire relative que le devoir-tre constitue un domaine de validit distinct du rel, car il est lexpression dune exigence de ralisation (Bloch, 1971 [1918], p. 275-276) 44 . Ds la thse, on trouve des formulations semblables : il est question du Dieu faire natre en tant quIde (Bloch, 1909 , p. 79; Bloch, 1978 , p. 106; trad., p. 163), dune

  • 330 Dialogue

    Ide de lavenir en tant quexigence utopique (Bloch, 1909 , p. 48; Bloch, 1978 , p. 74; trad., p. 120). Esprit de lutopie nonce en ce sens le contenu du postulat raliser, et il soppose directement au rejet cohnien de leudmonisme et de lutopie :

    que nous devenions bienheureux, quil puisse y avoir un royaume des cieux, que, saisi dans son vidence, le contenu du rve de lme humaine prenne corps, quil trouve de quelque manire en face de lui une sphre de ralit qui lui corresponde, cela est non seulement pensable [...] mais purement et simplement ncessaire, [...] postul a priori de par la nature de la chose, et par consquent aussi effectif de par linclination utopique , intensive dune ralit essentielle exactement donne (Bloch, 1971 [1918], p. 443-444) 45 .

    Que cela paraisse possible Bloch, il le doit une inspiration qui assurment tait trangre Weidenbach et non moins trangre Cohen : celle, mystique, de Matre Eckhart. Cest au moyen dune thorie phnomnologique de lvidence mystique ou de lillumination, pendant utopique de linsatisfaction inscrite dans chacun des instants du vcu et du monde, que le jeune Bloch sefforce de prciser lorientation de lIde en tant que destination relle (sur ce point voir Pelletier, 2009 , p. 268-275). Le concept de Dieu, ici, nquivaut pas comme dans la thorie thique de Cohen au postulat dune providence dont on veut croire quelle est garante du monde auquel sapplique notre effort : en tant quexigence raliser, lidal utopique mane dune volont mtaphy-sique cherchant sortir de lobscurit de linstant prsent, satteindre elle-mme dans la plnitude possible dun nunc stans , toutefois sans autre garantie dy parvenir quun agir humain faillible mais clair par lanticipation et inven-tant librement ses propres normes.

    Chez Cohen, en vertu de la diffrence radicale tablie dans le sillage de Platon entre ltre et lexistant, le Dieu rationnel de lthique demeure hors datteinte, lhorizon infi ni de lhistoire. Toute concidence entre ltre divin et lexistant, telle celle de lexprience mystique ou encore le dogme chris-tologique, confi ne ds lors au panthisme et porte prjudice la transcendance divine (Cohen, 2008 [1907], p. 306). Cest aussi pourquoi, dans Religion de la raison tire des sources du judasme , Cohen dissociera fermement lavenir thique infi ni du messianisme de toutes les reprsentations eschatologiques, celles-ci ne se situant jamais que dans le prolongement de lexprience histo-rique passe et prsente et colportant donc des rminiscences mythiques (Cohen, 1929 [1918], p. 57 et 340; trad., p. 75 et 408).

    Examinons pour fi nir lattitude de Bloch lgard de ces conceptions rela-tives la religion. Sa dette leur endroit est considrable encore une fois mais, les plaant dans un cadre ontologique et mtaphysique, il en opre comme prcdemment des transformations sur des points essentiels. Lavenir comme caractristique propre du Dieu biblique, sur laquelle insistent le chapitre 53 du Principe Esprance et tous les crits de Bloch sur la religion, est un trait qui lui

  • Hermann Cohen et Ernst Bloch 331

    vient directement de Cohen, comme il la lui-mme reconnu volontiers (Bloch, 1968 , p. 85; trad., p. 75). Cependant, le messianisme dont Bloch se rclame 46 est plus prcisment un messianisme utopique et eschatologique (vritable contradictio in adjecto aux yeux de Cohen) : il ne suffi t pas que Dieu soit un postulat thique, il faut aussi le raliser historiquement, comme lexige lexprience mme de la temporalit et du monde. Sil revient au judasme davoir rompu avec le Dieu du mythe, antrieur au monde et le fondant, et de lavoir plutt situ dans lavenir, ce dpassement du mythe demeure cependant lui-mme mythologique, pense Bloch, puisquil maintient la transcendance divine au lieu de concevoir un transcender sans transcendance (Bloch, 1968 , p. 80; trad., p. 70-71 et Bloch, 1965 , p. 341), cest--dire que, loin dtre isole dans une sphre dtre distincte de lexistant, la transcendance apparat titre daspiration et de possibilit au sein de lhistoire et de la culture. cet gard, sa rfl exion sur les contradictions culturelles de lAllemagne weimarienne, dans les annes 1930, conduira Bloch une vision du mythe plus diffrencie que celle de Cohen : le mythe, dira-t-il, nest pas forcment tourn vers le seul pass, il peut contenir des archtypes exprimant une authentique orientation utopique (Bloch, 1962 [1935], p. 348-351; trad., p. 321-324) 47 .

    Ds lors, la lecture du judasme faite par le jeune Bloch dans Esprit de lutopie diffre considrablement de celle de Cohen (sur ce point, son inspira-teur est plutt Martin Buber 48 ). Sil doit Cohen de percevoir dans le judasme une fi gure historique ingale dorientation vers lavenir, il sefforce de le penser en lien avec le Christ comme humano-divinit, Messie faire advenir et dont le juif Jsus nest quun annonciateur 49 . Do lintrt prdominant que, dans toute son uvre, il manifestera envers le christianisme sous certaines formes htrodoxes, plutt quenvers le judasme.

    Sur la religion, les vues cohniennes qui ont intress Bloch sont donc celles exprimes dj dans thique de la volont pure ; quant aux ouvrages ultrieurs dans lesquels Cohen dveloppe une conception non plus seulement thique mais proprement religieuse de Dieu partir de lexprience de la souffrance individuelle et de la piti (Cohen, 2002 [1915]; Cohen, 1929 [1918]), luvre de Bloch ne manifeste leur gard aucun intrt. Sur ce point, plutt que de sen remettre un Dieu transcendant, il semble avoir trs tt fait sienne la rvolte de Job et son appel un Vengeur venir 50 .

    Ltude que nous concluons ici est susceptible denrichir notre connaissance de la rception de luvre cohnienne par ses contemporains, mais surtout de mieux nous faire comprendre la gense de la pense de Bloch, ses options de dpart et leurs intentions profondes. Que Bloch, le rvolt et lhrtique, puisse sa manire tre vu comme un continuateur de Cohen sur certains points impor-tants, cela en surprendra peut-tre plus dun. Le rle de mdiateur entre les penses de Cohen et de Bloch exerc par Oswald Weidenbach explique que jusqu prsent on nait peru que de vagues ressemblances ou de simples emprunts ponctuels de celle-ci celle-l, bien que dans les faits linfl uence exerce par le matre de Marbourg sur le jeune philosophe ait t considrable.

  • 332 Dialogue

    Ce dernier constat procure une base pour dventuelles tudes compares avec dautres contemporains qui ont eux aussi voulu prolonger de manire originale la pense de Cohen (on pense par exemple Franz Rosenzweig ou Walter Benjamin). Mais par-del ces questions dordre historique, notre tude ouvre bien sr aussi la voie une valuation critique plus prcise de la philosophie blochienne. Cohen dfendait labsolue souverainet de la pense, cherchant librer celle-ci de toute dpendance envers une quelconque positivit : il sefforait de montrer lauto-engendrement de cette pense en tant quelle est pour elle-mme un problme. Bloch a cru pouvoir tirer profi t de la virtuosit conceptuelle (Bloch, 1909 , p. 72; Bloch, 1978 , p. 97; trad., p. 154) de cette dmarche criticiste, la transposant en une mtaphysique qui conoit le rel comme un processus qui anticipe et exprimente sans cesse la rponse lnigme originelle qui le constitue. Ce passage dune logique et dune thique transcen-dantales une ontologie processuelle et historique est assurment considrable. Bloch stait fait fort dadapter de toutes nouvelles fi ns ces dispositifs concep-tuels labors par Cohen; maintenant que sont perues ces transformations, il resterait en vrifi er la lgitimit.

    Notes 1 Dans ce qui subsiste de la bibliothque de Cohen se trouve un exemplaire ddicac

    de la thse de Bloch, soutenue en 1908 et publie lanne suivante; la ddicace se lit : M. le Conseiller priv et Professeur Hermann Cohen, avec mon profond respect, Ernst Bloch; louvrage ne porte pas trace de lecture (voir Wiedebach, 2000 , p. 67).

    2 Cette infl uence parat avoir t signale dabord par Fiorato, 1993 , p. 51. 3 Pour ce qui suit, voir notre article intitul Ernst Bloch la rencontre de la ph-

    nomnologie (2009, particulirement la premire partie, p. 203-208). 4 Nous avons tent de situer dans ce contexte la premire philosophie de Bloch dans

    Bloch a-t-il plagi Landauer? (Pelletier, 2008 , particulirement p. 89-106). 5 E. Bloch, ber das Problem Nietzsches, Das Freie Wort , vol. 6, 1906, repris dans

    Bloch, 1983 [1906], p. 79. 6 E. Bloch, Gedanken ber religise Dinge, Das Freie Wort , vol. 5, 1905-1906,

    repris dans Bloch, 1992 [1905-1906], p. 13. 7 Nous donnons ici et, sauf mention contraire, pour la suite de larticle, notre propre

    traduction. Pour la suite du texte, lorsquune autre traduction est reproduite, nous en donnons la pagination la suite de la pagination du texte original. Sil y a lieu, les rfrences bibliographiques des traductions sont ajoutes, dans la bibliographie, la suite des rfrences bibliographiques des textes originaux.

    8 En citant des passages de cet ouvrage, nous nous sommes assur de leur conformit au texte de la 1 re dition de 1902, qui est celle utilise par le jeune Bloch.

    9 Bloch, 1909 , p. 13-14 et p. 78. Ce texte a t partiellement rdit dans Bloch, 1978 , p. 55-107 (voir ici p. 104-105). Nous en avons publi une traduction intgrale assortie de notes explicatives (Bloch, 2010 [1909]; voir ici p. 74-75 et p. 162-163). Nos autres renvois cet ouvrage indiqueront dabord les pages de ldition origi-nale, puis, le cas chant, de la rdition, et enfi n de la traduction franaise.

  • Hermann Cohen et Ernst Bloch 333

    10 Le rapport de Bloch aux diffrentes phnomnologies rencontres lors de ses tudes (E. Husserl, T. Lipps, les phnomnologues de Munich, Alexius Meinong, Max Scheler, William James et lcole de Wurtzbourg) est analys de manire dtaille dans Pelletier, 2009 .

    11 Les tomes 2 et 3 de Die Realisierung ont paru de manire posthume; selon leur diteur August Messer (cf. Klpe, 1920 , p. VI-VII), le tome 3 correspond lenseignement de Klpe de 1905-1906 1908-1909; Bloch a donc t directe-ment expos son contenu.

    12 Bien que ce tome soit paru aprs la publication de la thse de Bloch, tout porte croire que ce dernier a t inspir par la critique de Cohen quil contient, dj clairement suggre dans les cours auxquels Bloch a pu assister (cf. Klpe, 1923 , p. 11 (note) et p. 181).

    13 Bloch, 1909 , p. 76-77; Bloch, 1978 , p. 102-103; trad. p. 159-161. Pour un exemple de lusage ultrieur de cette distinction, voir Bloch, 2000 [1923-1949], p. 115 et p. 162.

    14 E. Bloch, 1962 [1935], p. 297; trad., p. 275. Voir aussi Bloch, 2000 [1923-1949], p. 148.

    15 Outre ces pages, les principaux passages o Bloch formule cette critique de Cohen sont : ibid ., p. 328; Bloch, 1972 , p. 87-88 et p. 301-302; Bloch, 1975 , p. 62 (trad., p. 59).

    16 Pour plus de dtails, voir les notes relatives au paragraphe 67 dans notre traduction de la thse de Bloch (Bloch, 2010 [1909], p. 407-411).

    17 Voir nos articles Pourquoi Bloch a-t-il fait sa thse sur Rickert? (Pelletier, 2011 , p. 142-170) et Linfl uence dEmil Lask sur le jeune Ernst Bloch (Pelletier, 2012 , p. 23-49).

    18 Dans son uvre ultrieure, les principaux passages o Bloch discute les vues thiques et politiques de Cohen sont les suivants : Bloch, 1961 , p. 224 et p. 265-266 (trad., p. 200-201 et p. 237-238); Bloch, 1972 , p. 105-106 et p. 301-303; Bloch, 1989 [1956], p. 22-24.

    19 Un curriculum vit crit la main et joint par Weidenbach sa thse dhabilitation nous renseigne sur ces annes : aprs lobtention du doctorat Ina en 1900, est-il prcis, jai assist des cours pendant de brves priodes aux universits de Bonn, Greifswald et Wurtzbourg, et plus longtemps Berlin et Heidelberg (deux semestres chacun de ces deux endroits), mais aussi jai beaucoup voyag et jai rsid ltrang