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ANNUAIRE FRANÇAIS DE DROIT INTERNATIONAL XLIV - 1998 - CNRS Editions, Paris LA RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS EN DÉSHÉRENCE SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC YAS BANIFATEMI INTRODUCTION A. LES AVOIRS JUIFS EN DÉSHÉRENCE sous L'ANGLE HISTORIQUE a) La Mission Eizenstat b) La Mission Mattéoli B. LES AVOIRS JUIFS EN DÉSHÉRENCE sous L'ANGLE JURIDIQUE a) Complexité d'une définition des avoirs juifs en déshérence b) Choix du forum américain pour la résolution des différends se rapportant aux avoirs juifs en déshérence I. - LA RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS EN DÉSHÉRENCE SOUS L'ANGLE DES RÈGLES DE COMPÉTENCE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC A. CONTRÔLE DE LA VALIDITÉ DES ACTES D'UN ÉTAT ÉTRANGER ET DOCTRINE DE VACT OF STATE a) La condition de l'existence d'une règle de droit international bien établie b) La condition d'une indication de l'Exécutif américain B. VERS UNE COMPÉTENCE UNIVERSELLE DES TRIBUNAUX INTERNES EN MATIÈRE EXCLUSIVEMENT CIVILE ? a) Compétence universelle et Alien Tort Claims Act b) Alien Tort Claims Act et conflit de compétences (*) Yas BANIFATEMI, docteur en droit et avocat, Shearman & Sterling. Les vues exprimées dans cette étude sont celles de l'auteur et n'engagent pas Shearman & Sterling, conseil des banques françaises dans les affaires Bodner et al. cl Banque Paribas et al. et Benisti et al. c./Banque Paribas et al. devant la US District Court, Eastern District of New York, affaires auxquelles l'auteur n'a pas participé. L'auteur tient par ailleurs à remercier le Professeur Detlev Vagts, Harvard Law School, pour son aide et son soutien précieux.

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ANNUAIRE FRANÇAIS DE DROIT INTERNATIONAL XLIV - 1998 - CNRS Editions, Paris

LA RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS EN DÉSHÉRENCE SOUS L'ANGLE DU DROIT

INTERNATIONAL PUBLIC

YAS B A N I F A T E M I

INTRODUCTION

A. L E S AVOIRS J U I F S E N D É S H É R E N C E sous L'ANGLE HISTORIQUE

a) La Mission Eizenstat

b) La Mission Mattéoli

B. L E S AVOIRS J U I F S E N D É S H É R E N C E sous L'ANGLE JURIDIQUE

a) Complexité d'une définition des avoirs juifs en déshérence

b) Choix du forum américain pour la résolution des différends se rapportant aux avoirs juifs en déshérence

I. - LA RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS EN DÉSHÉRENCE SOUS L'ANGLE DES RÈGLES DE COMPÉTENCE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

A. CONTRÔLE DE LA VALIDITÉ D E S ACTES D'UN ÉTAT ÉTRANGER E T DOCTRINE DE VACT OF

STATE

a) La condition de l'existence d'une règle de droit international bien établie

b) La condition d'une indication de l'Exécutif américain

B. V E R S U N E COMPÉTENCE UNIVERSELLE D E S TRIBUNAUX INTERNES E N MATIÈRE

EXCLUSIVEMENT CIVILE ?

a) Compétence universelle et Alien Tort Claims Act

b) Alien Tort Claims Act et conflit de compétences

(*) Yas BANIFATEMI, docteur en droit et avocat, Shearman & Sterling. Les vues exprimées dans cette étude sont celles de l'auteur et n'engagent pas Shearman & Sterling, conseil des banques françaises dans les affaires Bodner et al. cl Banque Paribas et al. et Benisti et al. c./Banque Paribas et al. devant la US District Court, Eastern District of New York, affaires auxquelles l'auteur n'a pas participé. L'auteur tient par ailleurs à remercier le Professeur Detlev Vagts, Harvard Law School, pour son aide et son soutien précieux.

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I L - L A R E S T I T U T I O N D E S A V O I R S J U I F S E N D É S H É R E N C E S O U S L ' A N G L E

D E S R È G L E S S U B S T A N T I E L L E S D U D R O I T I N T E R N A T I O N A L P U B L I C

A . INVOCABILITÉ D U DROIT INTERNATIONAL DEVANT LE JUGE AMÉRICAIN

a) Les sources du droit international invocables

b) Le droit d'invoquer une règle de droit international

B . APPLICABILITÉ D U DROIT PÉNAL INTERNATIONAL POUR LA MISE E N CAUSE D'UNE

RESPONSABILITÉ CIVILE

a) Les règles substantielles de droit international applicables

b) Signification du mécanisme de la class action pour l'appréciation du comportement dommageable

C O N C L U S I O N

INTRODUCTION

La spoliation des biens juifs par les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et leur restitution aux survivants et à leurs ayants droit sont redevenues, depuis quelques années, un sujet d'actualité (1). L'œuvre de restitution de l'immédiat après-guerre, coordonnée par les Alliés ou entre­prise par chaque Etat pour ses nationaux, était en effet inachevée : dans leurs efforts pour retrouver les biens dont ils avaient été dépossédés, les victimes ou leurs descendants se heurtaient aux circonstances de la spoliation dans lesquelles l'inventaire des biens spoliés ou l'identification des victimes, sou­vent disparues en déportation, trouvaient peu de place.

Cinquante ans plus tard, c'est d'abord au regard de l'or nazi encore détenu par les banques suisses que la question fut soulevée par plusieurs associations juives (2). Le relais fut rapidement repris par le Congrès améri­cain, sous l'action énergique de l'ex-Sénateur Alfonse D'Amato, alors prési­dent de la commission bancaire du Sénat (3). Dans le même mouvement,

(1) Cette étude s'attache principalement à la spoliation des individus. La question de l'or volé dans les banques centrales ne sera donc évoquée que brièvement en introduction. De manière générale et sur l'utilisation de la terminologie « avoirs juifs », v. infra, note 23.

(2) V. la chronologie rapide des événements parue dans « Denial, Anger and Finally Accep­tance », The New York Times, 1 e r janvier 1998 ; v. également « Ruée sur les traces de l'or nazi », Libération, 11 mars 1999.

(3) Pour une illustration de l'action menée par l'ex-sénateur D'Amato, v. par exemple, « D'Amato suggests freezing Swiss assets », Associated Press, 16 mai 1997 ou la lettre adressée par le sénateur D'Amato à la Federal Reserve pour demander le blocage d'une fusion projetée par des banques suisses aux Etats-Unis, in « D'Amato Asks Fed To Block Swiss Bank Merger in US », Senate Banking Committee, Holocaust Assets Inquiry Press Releases, 5 février 1998 : « Saying that Swiss banks owe Holocaust victims and their heirs a full accounting of assets deposited prior to and during World War II, US Senator Alfonse M. D'Amato (R-NY), Chairman of the Senate Banking Committee, today called for the US to block the proposed merger of the Swiss Bank Corporation (SBC) and the Union Bank of Switzerland (UBS) in the United States [...J In a letter to Federal Reserve Chairman Alan Greenspan, D'Amato cited both banks' history of denying asset claims by Holocaust victims, the destruction of Holocaust-era documents by UBS last year, and their failure to cooperate with relevant investigations. 'The evidence is overwhelming that these banks participated in an ongoing conspiracy to conceal and prevent the recovery of assets deposited in their banks by

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furent enclenchés des actions judiciaires menées par les survivants ou descen­dants de victimes de la spoliation nazie (4), un travail de reconstitution historique devant le Congrès américain (5) et des négociations entre les associations juives et les banques suisses (6). Les investigations s'étendirent ensuite dans deux directions : elles mirent à jour les spoliations qui avaient frappé les avoirs autres que bancaires, c'est-à-dire les œuvres d'art, les indemnisations d'assurances ou encore les objets mobiliers, et dépassèrent le cas suisse pour inclure les banques et autres institutions publiques ou privées en Europe ou aux Etats-Unis (7), y compris les anciens pays neutres. C'est ainsi un faisceau constitué de travaux historiques et d'actions judiciaires qui s'impose pour l'étude du sort des avoirs juifs en déshérence.

(Suite note 3) victims of the Nazi regime,' wrote D'Amato. 'I am writing to urge the Federal Reserve Board not to approve any notice or application resulting from this proposed merger concerning the scope or status of these banks in the United States pending the outcome of a thorough investigation by the Board' ».

(4) Une class action fut entamée contre les banques suisses en octobre 1996 : Friedman v. Union Bank of Switzerland, n° 96-5161 (Eastern District of New York, Complaint, 21 octobre 1996) ; Weisshaus v. Union Bank of Switzerland n° 96-4849 (Eastern District of New York, Amended complaint, 24 janvier 1997).

(5) US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, Preliminary Study, mai 1997, rapport connu sous le nom de rapport Eizenstat, du nom de Stuart Eizenstat, sous-Secrétaire d'Etat américain aux affaires économiques, v. infra (a). Ce premier rapport a été complété par un second rapport concernant l'ensemble des pays neutres, US and Allied Wartime and Postwar Relations and Negotiations With Argentina, Portugal, Spain, Sweden, and Turkey on Looted Gold and German External Assets and US Concerns About the Fate of the Wartime Ustasha Treasury, Supplement to Preliminary Study on US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, juin 1998.

(6) Alourdies par les menaces de sanctions, d'ailleurs désapprouvées par l'Exécutif américain, ces négociations ont abouti, en août 1998, à un accord d'indemnisation de 1,25 milliard de dollars entre les principales banques suisses visées (UBS et le Crédit suisse) et les organisations juives. Sur l'ensemble de cette question, voir la presse de l'époque : « Swiss Banks Set to Work For Nazi-Gold Settlement », Wall Street Journal, 27 mars 1998 ; « Les banques suisses obtiennent un sursis dans l'affaire des avoirs juifs », La Tribune, 30 mars 1998 ; « Holocaust Survivor Wins 'Breakthrough' », Wall Street Journal, 5 mai 1998 ; « La négociation sur les avoirs juifs en déshérence se durcit », La Tribune, 15 juin 1998, « Les organisations juives refusent le solde de tout compte des banques suisses », La Tribune, 22 juin 1998 ; « Nazi Gold Talks Appear Near Breakdown », Wall Street Journal, 1 e r juillet 1998 ; « Swiss banks face phased US sanctions », Financial Times, 3 juillet 1998 ; « Swiss warn of trade war over 'Nazi gold' sanctions », Financial Times, 3 juillet 1998 ; « Les autorités new-yorkaises sanctionnent UBS et Crédit Suisse », La Tribune, 3 juillet 1998 ; « Le boycott des banques suisses provoque des remous », La Tribune, 7 juillet 1998 ; « Swiss Banks Deny Raising Offer To Settle US Holocaust Claims », Wall Street Journal, 20 juillet 1998 ; « Fonds juifs - Clinton s'oppose aux sanctions contre les banques », La Tribune, 24 juillet 1998 ; « La Suisse s'émeut des menaces de sanctions américaines pour l'affaire des fonds juifs et de l'or nazi », Le Monde, 25 juillet 1998 ; « Le dossier des avoirs juifs toujours en attente d'une solution acceptable par tous », Les Echos, 11 août 1998 ; « La Floride menace les banques suisses de boycott », La Tribune, 10 août 1998 ; « Holocaust deal nearer as lawyers meet judge », Financial Times, 13 août 1998 ; « Avoirs juifs : un compromis historique », Le Figaro, 14 août 1998 ; « Accord sur les avoirs juifs en Suisse », Libération, 14 août 1998 ; « Swiss-Jewish Accord: Sighs of Relief», International Herald Tribune, 14 août 1998; «Les banques suisses signent un accord avec les survivants de la Shoah », Le Monde, 14 août 1998 ; « C'est le Crif qui, en France, distribuera les sommes versées par les banques suisses », entretien avec Henri Hajdenberg, Tribune juive, 3 septembre 1998.

(7) « Les assureurs européens indemniseront les victimes de l'Holocauste », Le Monde, 27 août 1998 ; « L'enquête sur les avoirs juifs s'étend à la première banque d'Autriche », La Tribune, 6 août 1998 ; « Les banques occidentales confrontées au dossier des avoirs juifs », La Tribune, 28 décembre 1998 ; la Barclays Bank, également poursuivie au nom de sa filiale française, a négocié sur le principe d'une indemnisation de 2 millions de livres, v. « Barclays to Create Fund to Repay Jewish Depositors of French Unit », Wall Street Journal, 21 décembre 1998. Concernant les banques américaines, v. infra, note 38. Pour une illustration plus récente, v. « Les sinistres convois de la SNCF », Le Figaro, 12 janvier 1999, concernant la plainte déposée auprès du procureur de Créteil contre la direction de la SNCF pour crime contre l'humanité dans la participation à la mise en œuvre de la Solution finale.

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A. Les avoirs juifs en déshérence sous l'angle historique

Il était difficile, voire impossible, d'envisager la restitution des avoirs juifs sans entreprendre au préalable une importante recherche historique. Les conditions dans lesquelles la spoliation nazie avait eu lieu laissaient une grande part d'incertitude quant aux victimes touchées et aux montants spoliés. Que ce soit pour faire face aux importantes réclamations provenant collectivement des associations juives (8) ou pour établir le bien-fondé des réclamations individuelles, il fallait d'abord identifier les avoirs et déterminer en quoi ces avoirs peuvent aujourd'hui être revendiqués par les victimes ou leurs héritiers. Ces questions ont été envisagées par les commissions histori­ques instituées dans plusieurs pays, en particulier aux Etats-Unis, en France et en Suisse (9). Aux Etats-Unis, les travaux entrepris par Stuart Eizenstat sur la demande du Président américain ont pour but de retracer l'historique des efforts engagés et restant à faire pour restituer l'ensemble des avoirs juifs non restitués à ce jour (10) ; deux rapports ont été soumis au Congrès en mai 1997 et juin 1998 (a). En France, à la suite des déclarations du Président Chirac lors de la commémoration de la rafle du Vel' d'Hiv en juillet 1995 (11), une mission d'étude a été mise en place par le Premier ministre français, sous la présidence de Jean Mattéoli, dans le but de « formuler des propositions en ce qui concerne le devenir des biens qui seraient actuellement détenus par des personnes publiques de droit français » (12) ; à ce jour, deux rapports d'étape ont été rendus publics par la Mission (13) (b).

(8) Les sommes revendiquées à titre préalable sont très importantes, le Congrès juif mondial estimant, par exemple, à 40 milliards de francs les avoirs détenus par les banques suisses, v. « Les banques face à leur passé », Le Monde, 17 mars 1997. Selon les estimations du rapport Eizenstat, le seul or nazi représente 580 millions de dollars de l'époque (soit 5,6 milliards de dollars contemporains), dont 400 millions avaient transité entre l'Allemagne et la Banque nationale suisse à Berne entre janvier 1939 et le 30 juin 1945, v. US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, précité note 5, pp. iii-iv.

(9) En Suisse, il s'agit essentiellement du travail accompli par la Commission Volcker et la Commission Bergier, travail reconnu dans le rapport Eizenstat, US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, précité note 5, p. x. V. également la déclaration de Paul Volcker devant le Congrès américain, Statement of Paul A. Volcker, Former Chairman, Board of Governors, Federal Reserve System, before the Joint Economic Committee, US Congress, 5 mai 1998.

(10) US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, précité note 5, p. iii : « Our mandate from the President in preparing this report was to describe, to the fullest extent possible, US and Allied efforts to recover and restore this gold and other assets stolen by Nazi Germany, and to use other German assets for the reconstruction of postwar Europe. It also touches on the initially valiant, but ultimately inadequate, steps taken by the United States and the Allies to make assets available for assistance to stateless victims of Nazi atrocities. It is in the context of this mandate that the report catalogues the role of neutral countries, whose acceptance of the stolen gold in exchange for critically important goods and raw materials helped sustain the Nazi regime and prolong its war effort. » Le rapport, coordonné par M. Eizenstat, a été préparé par William Z. Slany, historien au Département d'Etat, avec l'assistance des Départements du Commerce, de la Défense, de la Justice, d'Etat, du Trésor, la CIA, le FBI, la Federal Reserve Board, les Archives nationales américaines, la National Security Agency, et le Musée de l'Holocauste.

(11) V. Discours et messages de Jacques Chirac, Maire de Paris, Premier ministre, Président de la République, En hommage aux Juifs de France victimes de la collaboration de l'Etat français de Vichy avec l'occupant allemand, FFDJF, 1998, 48 p., pp. 21-28.

(12) Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Rapport d'étape, janvier-décembre 1998, 31 décembre 1998, p. 8. La Commission est composée de Jean Mattéoli, président, Adolphe Steg, vice-président, et Claire Andrieu, Jean Favier, François Furet, Jean Kahn, Serge Klarsfeld, Alain Pierret, Antoine Prost, Annette Wieviorka, ibid., p. 1.

(13) Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Rapport d'étape, avril-décembre 1997, 31 décembre 1997 ; Rapport d'étape, janvier-décembre 1998, 31 décembre 1998; v. également « La commission Mattéoli sur la spoliation des juifs livre ses premières conclusions », Le Monde, 14 janvier 1998.

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a) La Mission Eizenstat

Les rapports Eizenstat, particulièrement critiques à l'égard des autorités suisses, consacrent de très importants développements à l'historique des négociations de l'après-guerre et à la question de l'implication de l'ensemble des pays neutres dans la spoliation des juifs et autres populations victimes des Nazis. Plusieurs conférences organisées en 1945 et 1946 par les anciens Alliés ont ainsi permis d'établir les fondements d'une restitution des biens spoliés. A la Conférence de Potsdam de juillet 1945, les Alliés se sont mis d'accord sur le principe de l'utilisation des avoirs allemands situés dans les pays neutres pour la mise en place de programmes pour les victimes qui ne pouvaient être rapatriées, ainsi que sur une restitution de l'or monétaire enlevé aux pays européens (14). Ces principes furent confirmés dans l'accord de Paris de janvier 1946 qui mit en place un pool de l'or {gold pool) et un fonds d'indemnisation de 25 millions de dollars pour une aide aux rapa­triés (15). C'est surtout l'accord de Washington de mai 1946 qui fut détermi­nant, notamment au regard de la question des avoirs en déshérence : la Suisse accepta, en contrepartie du déblocage de ses avoirs aux Etats-Unis, de transférer au pool de l'or l'équivalent en or de 250 millions de francs suisses (58 millions de dollars) et de liquider les avoirs allemands en coopération avec une commission constituée de représentants des Alliés. Dans une annexe à cet accord, la Suisse prenait l'engagement de verser une somme de 50 millions de francs suisses (soit 11,6 millions de dollars) représentant sa part du fonds d'indemnisation de 25 millions de dollars institué à la Conférence de Paris; en outre, dans une lettre séparée de juin 1946, la Suisse acceptait d'examiner la question des avoirs en déshérence pour contribuer à l'aide des réfugiés (16). Sur le fondement de ces accords, les Alliés négocièrent des mesures de mise en œuvre (17). Ainsi, une Commission Tripartite pour la récupération de l'or monétaire trouvé par les forces de l'occupation fut instituée le 27 septembre 1946 pour gérer le pool de l'or, à laquelle la Suisse livra 51,5 tonnes métriques d'or représentant 58 millions de dollars (18) ; la Suisse versa également, le 27 juillet 1948, un montant de 4,7 millions de dollars addition­nels au fonds d'indemnisation de Paris. Les négociations s'étant poursuivies jusqu'en 1952, l'accord de Washington fut révisé le 28 août 1952, la Suisse acceptant de payer une somme forfaitaire de 28,3 millions de dollars dont elle déduisait les 4,7 millions de dollars déjà payés pour liquider les avoirs nazis en sa possession. Il est à noter que, en dehors de l'or monétaire, les rapports Eizenstat se penchent également sur le cas de l'or volé individuellement aux victimes de la persécution nazie, qu'ils évaluent (19), ainsi que sur le sort des

(14) US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, précité note 5, p. 49 s. Au total, 329 tonnes métriques d'or ont été distribués, entre 1947 et 1996, aux pays demandeurs comprenant la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et l'Albanie, ibid., p. 182 s.

(15) Ibid., p. 53 s. (16) Ibid., p. 62 s. Le rapport note que, jusqu'en 1962, la Suisse n'a pris aucune mesure aux

fins de l'utilisation des comptes bancaires en déshérence au bénéfice des survivants. A cette époque, elle a en particulier identifié que ces comptes représentaient 2 millions de dollars, dont une partie fut transférée à des organisations juives dans les années 1970. Après la pression internatio­nale enclenchée par l'ensemble des événements récents, la Suisse aurait en outre identifié 32 millions de dollars supplémentaires en avoirs bancaires, ibid., p. viii.

(17) Ibid., p. 96 s. (18) Ibid., p. 181 s. (19) Ibid., p. 59 s.

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avoirs en déshérence, que l'accord de Washington de 1946 n'avait pas déter­miné (20).

b) La Mission Mattéoli

L'approche comme la méthodologie suivies par la Mission Mattéoli en France sont différentes de celles de la Mission Eizenstat. Il s'agit d'abord de traiter les spoliations en France, en tenant compte de la législation adoptée à la Libération pour annuler les lois de Vichy (21). Ensuite, même si une attention particulière est portée au cas des banques françaises mises en cause par les descendants de victimes spoliées, les rapports d'étape, en particulier le second, dépassent largement la question des avoirs bancaires pour prendre en compte les biens culturels, les spoliations relatives aux assurances, les spoliations mobilières autant que les biens confisqués aux personnes internées dans le camp de Drancy (22). Enfin, la fonction de la Mission est avant tout de formuler des recommandations aux pouvoirs publics pour décider du sort des biens qui seront identifiés comme issus de la spoliation des Juifs (23) par les autorités allemandes ou les autorités de Vichy. A ce titre, le travail historique s'est accompagné d'un véritable effort de définition, d'évaluation (24) et de réflexion. L'aspect le plus intéressant des investigations de la Mission, du point de vue de cette étude, se trouve dans la

(20) Ibid., p. 193 s. Le rapport relève que « The Allies, in negotiating German property questions with neutrals, intended to make heirless assets available to those who survived Nazi atrocities via 'class action' provisions in bilateral and multilateral treaties. The first such negotiation was with the Swiss. As it was not possible to include in the text of the Washington Accord a provision on heirless assets because of Swiss opposition, the Allies decided to use an exchange of letters as a mechanism for obtaining a commitment from the Swiss. » Il s'agit de la lettre du 25 mai 1946 de Walter Stucki, chef de la délégation suisse, aux délégations alliées, indiquant que son Gouvernement « would 'examine sympathetically the question of seeking means whereby they might put at the disposal of the three Allied Governments, for the purpose of relief and rehabilitation, the proceeds of property found in Switzerland which belongs to victims who, by reason of violations by the late German Government, had died without heirs' », ibid. En 1952, dans un second échange de lettres du 28 août avec les anciens Alliés, la Suisse confirma son engagement pris en 1946 de procéder à la restitution des avoirs en déshérence découverts mais, à la suite de pourparlers qui se prolongèrent avec les Etats-Unis, déclara le 6 juillet 1960 que l'échange de lettres de 1946 ne créait pour elle aucune obligation. Cependant, la Suisse finit par adopter une loi, entrée en vigueur le 1 e r septembre 1963, demandant aux institutions financières ou aux personnes privées de fournir, dans les six mois, des renseignements sur les avoirs appartenant à tout étranger ou apatride qui a été persécuté sur le fondement de sa race, de sa religion ou pour des raisons politiques ; 90 % des avoirs non revendiqués devaient alors être placés, dix ans après l'entrée en vigueur de la loi, soit en 1973, dans un fonds spécial. Sur cet ensemble, v. ibid., pp. 193-205.

(21) « A la libération, la République avait effacé toutes les traces de législation antisémite, annulé les actes de spoliations, organisé les restitutions. Les réels efforts déployés pour restituer tous les biens qui pouvaient l'être - entreprises, commerces, œuvres d'arts, meubles..., assortis d'une large information des personnes concernées, cessent pourtant au début des années cinquante, dans un désintérêt général. Un large appareil législatif et réglementaire avait été mis en place, et ce jusqu'aux années soixante, pour permettre des indemnisations. Il fallait donc déterminer tout à la fois les catégories de victimes pour qui ces indemnisations ont été absentes ou insuffisantes et lesquels de ces biens n'avaient pas été encore restitués », Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Rapport d'étape, janvier-décembre 1998, 31 décembre 1998, p. 10.

(22) Ibid., passim. (23) L'utilisation du vocable «juif» pose évidemment un problème à la Commission, qui la

résout en se penchant sur « les biens des personnes qui ont été considérées comme juives entre 1940 et 1944 par suite de différentes mesures. En revanche, il va de soi que les catégories de 'bien juif, 'd'influence juive dans l'économie nationale', 'd'aryanisation', de 'race juive', 'd'aryen', ou toutes autres constructions antisémites, n'entrent pas dans nos conceptions », ibid., p. 7.

(24) V. notamment la section consacrée au guide méthodique des recherches dans les archives des spoliations et restitutions des biens juifs, ibid., p. 14 s. et les diverses statistiques illustrant les propos de la Commission, ibid., passim.

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partie du rapport relative à la banque et la finance (25) : la Mission y dessine le schéma de dépossession des Juifs français, par une analyse des ordon­nances allemandes et des lois de Vichy. Ainsi, il apparaît qu'une première étape (juin 1940-avril 1941) a permis à l'occupant d'isoler les catégories définies comme juives (26) pour leur appliquer par la suite des mesures destinées à l'aryanisation des entreprises et aux interdictions professionnel­les. Une seconde étape (avril-mai 1941) a permis le blocage des avoirs de zone occupée par les Allemands, par la vente des actions et parts et le blocage des avoirs déposés (27). Une troisième étape (1941-1944) a permis de rendre plus systématique un processus franco-allemand de spoliation par l'adoption d'une série de textes visant les entreprises, biens et valeurs appartenant aux Juifs (28), la gestion des comptes de dépôts (29) comme des titres et comptes-titres déposés en zone occupée (30), le blocage des coffres-forts de zone

(25) La Mission Mattéoli a travaillé en collaboration avec deux comités de surveillance : d'une part, le comité de surveillance des banques présidé par Jean Saint-Geours, siégeant à la Banque de France et institué par le Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie en mars 1998 ; d'autre part, le comité de surveillance des assurances présidé par Jacques-Henri Gougenheim, ibid., pp. 8-9. En ce qui concerne les avoirs bancaires, les banques françaises ont activement collaboré avec la Mission en lui transmettant de « volumineux rapports » ; ils ont également participé au groupe de travail de la Mission en lui adressant des rapports d'étape ou la liste de circulaires internes se rapportant à la spoliation et la restitution, ibid., p. 61. V. également « Avoirs juifs : le ministère de l'Economie crée un comité de surveillance bancaire », Les Echos, 9 mars 1998 ; « La France crée un comité pour faire toute la lumière sur les avoirs juifs », La Tribune, 9 mars 1998.

(26) « C'est à l'automne 1940 que furent publiés les quatre premiers textes de discrimination exclusivement antisémite. [...] La première ordonnance 'relative aux mesures contre les Juifs' fut produite par les Allemands, en date du 27 septembre 1940 [...] C'est ce texte qui est à l'origine du recensement général des Juifs en zone occupée. En revanche, le 'statut des Juifs' signé le 3 octobre par le Maréchal Pétain et publié au Journal officiel du 18, n'a pas donné lieu à un recensement systématique. Il a décrété des interdictions professionnelles sur la base de déclarations d'apparte­nance à une 'race juive' définie pour les besoins de la cause. [...] En ce qui concerne les avoirs individuels déposés en établissements, sujet qui est ici le nôtre, c'est l'ordonnance allemande du 18 octobre qui donne le signal. Cette 'deuxième ordonnance concernant les mesures contre les Juifs', publiée le 20 octobre, a pour but principal de définir l'entreprise 'juive.' », ibid., p. 68.

(27) Sur cet ensemble, Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Rapport d'étape, janvier-décembre 1998, 31 décembre 1998, pp. 70-74.

(28) La loi de spoliation du 22 juillet 1941 « fait du propriétaire considéré comme juif un incapable au sens juridique du mot. Celui-ci peut se trouver dessaisi de tous ses biens - entreprise, biens immobiliers, biens mobiliers - , puisque l e Commissaire général aux questions juives peut nommer un administrateur provisoire' à chacun d'eux. [...] L'article 11 fixe le régime des actions et parts : l'administration des Domaines 'est de plein droit administrateur provisoire des actions et parts bénéficiaires que le commissaire général aux questions juives décide de placer spécialement sous administration provisoire'. [...] En effet, l'un des buts du gouvernement de Vichy était d'éviter que 'l'aryanisation' ne tourne à la germanisation. En plaçant sous administration des Domaines les actions des personnes considérées comme juives, le gouvernement pensait s'assurer de leur maintien entre des mains françaises. En ce qui concerne les dépôts en espèces, en revanche, la loi du 22 juillet va plus loin que la lettre de l'ordonnance allemande du 28 mai. Son article 21 stipule que sont 'versés à la Caisse des dépôts et consignations, au compte de l'administré sur l'ordre du commissaire général aux questions juives : (...) les soldes des comptes de dépôt et généralement toutes sommes dont les propriétaires sont juifs.' Alors que le texte de l'occupant prévoyait le blocage sur le lieu du dépôt et un droit de tirage pour le client limité à 15.000 frs mensuels, la loi vichyste rend plus difficile l'accès aux avoirs puisqu'elle fait verser les fonds à la Caisse des dépôts et exige l'autorisation du commissaire général aux questions juives pour la remise 'd'acomptes' aux administrés ou aux ayants droit (article 23). », ibid., pp. 75-76.

(29) « Les victimes du 'blocage des avoirs juifs' ont perdu le libre accès à leurs comptes. Elles n'ont conservé qu'une possibilité de tirage limitée et étroitement contrôlée. Un 'compte de prélèvement unique' leur fut imposé pour 'éviter que des prélèvements puissent être effectués simultanément en plusieurs endroits.' », ibid., p. 78.

(30) « Mises à part les obligations émises par l'Etat français ou par des sociétés ou collectivi­tés publiques françaises, les titres des personnes considérées comme juives étaient appelés, en vertu de l'ordonnance allemande du 26 avril et de la loi du 22 juillet 1941, à être vendus. C'est pourquoi la Note du CGQJ [Commissariat général aux questions juives] du 25 août 1941 sur 'la

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occupée (31) ou comportant d'autres mesures particulièrement discriminatoi­res telles que l'amende imposée en zone occupée en décembre 1941 (32). La Mission étudie également le déblocage des avoirs à la fin de la guerre, ce qui pose directement la question des avoirs juifs aujourd'hui en déshérence (33).

(Suite note 31) circulation des capitaux juifs' restreignit de manière drastique la libre disposition de leurs actions et parts par leurs propriétaires. 'Un juif peut vendre (...) sous condition que le produit de la vente reste bloqué entre les mains de la banque, de l'agent de change ou du notaire (...)'. Mais il ne peut acheter, 'le but des ordonnances étant d'éliminer l'influence juive de notre économie'. [...] L'admi­nistration provisoire des actions et parts pouvait être décidée de deux façons. Soit l'administrateur provisoire d'une entreprise 'juive', dans laquelle par exemple un tiers du conseil d'administration était déclaré juif (ordonnance du 18 octobre 1940) - , plaçait sous son administration les actions des propriétaires considérés comme juifs. [...] Soit la direction des Domaines, en vertu de l'article 11 de la loi du 22 juillet 1941, plaçait sous son administration les actions et parts de particuliers. », ibid., p. 79.

(31) « Le régime des coffres-forts loués par des personnes considérées comme juives a évolué. Le service allemand qui surveillait les coffres-forts était le Devisenschutzkommando. On a vu que par un ordre du 14 juin 1940, il a bloqué tous les coffres de zone occupée quel qu'en soit le locataire, exigé qu'ils soient ouverts en sa présence, et bloqué les devises, l'or et les valeurs libellées en monnaie étrangères qui pouvaient s'y trouver. Dans la pratique, ces biens étaient retirés du coffre et placés sous dossier chez la banque, qui en constituait séquestre et fournissait un reçu au locataire s'il était présent. Au printemps 1941, les coffres dont les locataires ne s'étaient pas manifestés furent ouverts par effraction, toujours en présence de l'occupant. Celui-ci prélevait l'or et les titres en partie ou en totalité et délivrait un procès-verbal indiquant que les Valeurs inventoriées seraient créditées en un compte au nom' du client chez la banque. [...] Les quelques attentats organisés dans le deuxième semestre 1941 contre des représentants de la Wehrmacht ont donné aux Allemands le prétexte à un renforcement des contrôles. Par un avis du 22 décembre 1941, le Militàrbefehlshaber in Frankreich (MBF) a fait savoir à l'Association professionnelle des Banques que l'accès des 'Juifs' à leurs coffres était désormais interdit. [...] », ibid., pp. 80-81.

(32) Pour punir les attentats commis contre l'armée allemande, une série d'amendes fut imposée à partir de 1941. Celle de 1941 imposait qu'une somme d'un milliard de francs soit collectée auprès des juifs par l'intermédiaire de l'Union générale des israélites de France (UGIF). Le premier quart de l'amende (250 millions de francs) fut exigé pour le 15 janvier 1942 et, 1TJGIF ne pouvant faire face à cette obligation, diverses mesures furent adoptées qui faisaient intervenir les établissements bancaires. D'une part, le « MBF fixa dans ses grandes lignes les modalités de paiement et adressa ses instructions, le 22 décembre 1941, à l'Association professionnelle des banques pour transmission aux établissements, et au ministre secrétaire d'Etat à l'économie nationale et aux finances pour les Caisses d'épargne ordinaires, la Caisse nationale d'épargne et la Caisse de dépôts et consignations. Les établissements devaient adresser au MBF le relevé des avoirs en compte au 20 décembre 1941 ainsi que la valeur nominale des titres possédés, 'les cours postérieurs à la situation au 20 décembre 1941 dev(ant) être fournis très rapidement'. », ibid., p. 86. D'autre part, comme les prélèvements de 50 % sur les comptes supérieurs à 10.000 francs et de 10 % sur les dépôts supérieurs à 10.000 francs auprès des notaires étant insuffisants, la direction du Trésor entra en négociations avec le Comité d'organisation professionnelle des banques afin de mettre en place, par la loi du 16 janvier 1942, un emprunt de 250 millions de francs contracté par l'UGIF auprès de 29 établissements ainsi que la constitution d'un fonds de garantie alimenté par les prélèvements « à effectuer sur 'tous les éléments d'actif appartenant à des personnes physiques ou morales juives et situés en zone occupée.' », sur cet ensemble, v. ibid., pp. 86-88. Pour ce qui est des trois autres tranches de l'amende dont le paiement était exigé pour les 13 février, 10 et 31 mars 1942, « [e]n raison de l'urgence et de là masse des titres à mettre sur le marché, la solution choisie fut, pour l'essentiel, de pratiquer des cessions entre l'administration des Domaines et de grandes institutions », ibid., p. 89. Cette amende ne fut pas exclusive d'autres mesures telles que le prélèvement de 5 % sur tout retrait de fonds en espèces ou sur biens ou valeurs, ou encore les « taxes individuelles »de 120 francs en zone occupée et de 360 francs en zone non occupée frappant tous les juifs âgés de 18 ans au moins et étant prélevées sur « les 'dépenses d'entretien' autorisées, et non sur le reste des fonds bloqués des déposants, correspondant à 'l'activité habituelle' et servant notamment au paiement des impôts. Cela réduisait d'autant les sommes immédiatement disponibles pour les assujettis disposant d'un compte en banque », ibid., p. 92.

(33) La Mission étudie le déblocage des avoirs ni aliénés ni prélevés d'une part, et le déblocage des avoirs déposés aliénés d'autre part. Pour la première catégorie d'avoirs, l'instruction donnée à l'Association professionnelle des banques par le secrétaire général aux Finances nommé par le Général de Gaulle a imposé le déblocage des avoirs existants, ce qui fait dire à la Mission qu'à la fin de l'année 1944, « le spolié devait avoir retrouvé le solde disponible de ses avoirs

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A ce stade de ses recherches, la Mission a formulé les recommandations suivantes : « [a]ucun argent provenant de la spoliation (Aryanisation, camp de Drancy, spoliations mobilières, institutions financières...) ne doit demeurer à la Caisse des dépôts et consignations, au Trésor ou dans les institutions bancaires et financières » mais les montants doivent, sous réserve des récla­mations individuelles, être « affectés au fonds dont le Premier ministre a annoncé la création [...] » (34).

B. Les avoirs juifs en déshérence sous l'angle juridique

Alors que les historiens se penchaient sur les circonstances des spolia­tions et des restitutions des avoirs juifs depuis 1945, certaines victimes ou leurs ayants droit se sont constitués en groupes afin de saisir les juridictions américaines de class actions contre les grandes institutions bancaires, suisses d'abord, françaises, allemandes, autrichiennes et américaines ensuite, dans le but de réclamer les dépôts bancaires (espèces, titres, devises, or, objets de valeur, etc.) qui leur avaient été confisqués pendant la guerre et/ou qui se sont trouvés en déshérence après le décès du déposant dans les camps nazis. Il s'agit principalement des affaires Friedman v. Union Bank of Switzer-land (35) et Weisshaus v. Union Bank of Switzerland (36) dans le cas suisse, des affaires Bodner et al. c./Banque Paribas et al. (37) et Benisti et al. c. /Banque Paribas et al. (38) dans le cas français et de l'affaire Henry Duveen

(Suite note 33) déposés, à la condition qu'il soit présent ou représenté », ibid., p. 96. Pour la seconde catégorie d'avoirs, une série d'ordonnances imposait la nullité des acquisitions de titres, ibid., p. 97. Dans les deux cas et de manière générale, la Mission considère que les deux-tiers des biens spoliés ont été revendiqués ; pour ceux qui ne l'ont pas été, « la principale cause de non-revendication risque d'être l'extermination totale de la famille du spolié », mais de ce point de vue le travail de la Mission continue en 1999 et elle « tentera de suivre l'itinéraire [des biens] pour savoir si le montant de leur liquidation ou de leur vente est revenu à l'Etat », ibid., p. 291.

(34) Ibid., p. 295. V. également « Avoirs juifs : Jospin crée une instance pour répondre aux demandes individuelles », Les Echos, 30 novembre 1998 ; « Lionel Jospin veut accélérer les répara­tions des victimes des spoliations de guerre », Le Monde, 30 novembre 1998.

(35) Affaire n° 96 Civ. 5161 (Eastern District ofNew York, Complaint, 21 octobre 1996). (36) Affaire n° 96 Civ. 4849 (Eastern District ofNew York, Amended complaint, 24 janvier 1997). (37) Affaire 97 Civ. 7433 (SJ) (Eastern District of New York, Complaint, 17 décembre 1997 ;

EDNY, Amended complaint, 20 mars 1998 ; EDNY, Motion to dismiss, 4 mai 1998 ; Second amended complaint, 17 décembre 1998 ; EDNY, Opposition to Motion to dismiss, 17 décembre 1998 ; EDNY, New Motion to dismiss, 29 mars 1999). Les requérants nommés, aujourd'hui au nombre de dix-sept, sont tous de nationalité américaine. Les banques françaises citées sont la Banque Paribas, le Crédit Lyonnais, la Société générale, le Crédit commercial de France, le Crédit agricole Indosuez, Natexis. La Caisse nationale de Crédit agricole, qui avait été assignée dans la requête originelle, ne l'est plus après le 17 décembre 1998 car elle n'était pas une banque sous l'Occupation, v. Second amended complaint. V. également « Les banques face à leur passé », Le Monde, 17 mars 1997 ; « Les comptes bancaires des victimes de la Shoah ont disparu », Le Monde, 8 décembre 1997 ; « French Banks Named in Lawsuit », Associated Press, 19-20 décembre 1997 ; « L'AFB réagit à la polémique sur les avoirs juifs », La Tribune, 23 décembre 1997 ; « La commission Mattéoli sur la spoliation des juifs livre ses premières conclusions », Le Monde, 14 janvier 1998 ; « New York attaque les banques françaises », L'Hebdo, 15 janvier 1998. Par ailleurs, une nouvelle action a récemment été intentée, dans des criconstances similaires, par une requérante américaine devant la San Francisco County Superior Court contre les banques françaises, Lily Mayer et al. v. Banque Paribas et al., 98 Civ. 302226 (Superior Court of the State of California in and. for the County of San Francisco, Complaint for injunctive relief, restitution and disgorgement under business and professions code Section 1720 et seq., 24 mars 1999).

(38) Affaire 98 Civ. 7851 (Eastern District of New York, Complaint, 23 décembre 1998). Les requérants nommés, également au nombre de dix-sept, sont tous étrangers, de nationalité fran­çaise, canadienne, israélienne ou australienne. Les parties défenderesses sont les mêmes que dans l'affaire Bodner et al., v. note précédente. Cependant, deux banques américaines sont jointes en tant que défenderesses, la Chase Manhattan Bank et J.P. Morgan, v. « US Banks named in Suit on Holocaust », Wall Street Journal, 24 décembre 1998.

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et al. cl Deutsche Bank, A.G., Dresdner Bank, A.G., Commerzbank, A.G. (39) dans le cas allemand, toutes portées devant la même juridiction, la Cour fédérale du District Est de New York. Alors que les deux premières requêtes ont été abandonnées à la suite des négociations entre les associations juives et les banques suisses (40), les actions contre les banques françaises et les banques allemandes sont toujours pendantes devant la Cour, qui ne s'est pas encore prononcée sur sa compétence. En outre, ces procédures ont donné lieu à une vague d'autres class actions qui concernent non plus la restitution d'avoirs mais une indemnisation pour l'esclavage auquel certaines entreprises allemandes ont soumis la main-d'œuvre juive (41). Deux difficultés doivent être soulevées à ce stade, celle de la définition des avoirs juifs en déshérence (a) et celle du choix du forum américain pour la résolution des différends se rapportant à ces avoirs (b).

a) Complexité d'une définition des avoirs juifs en déshérence

La très brève évocation du travail historique en cours a mis en évidence la complexité de la problématique. De plus en plus, la responsabilité des pays européens, ancien belligérants ou ancien neutres (42), est mise en cause dans la spoliation nazie. Cette responsabilité, concernant les institutions publiques autant que privées, se rapporte à la confiscation d'avoirs bancaires, en titres, en espèces, en or ou objets de valeur déposés dans des coffres-forts ; cepen­dant, ainsi que l'ont montré les investigations historiques, la spoliation n'a connu aucune limite, puisqu'elle a frappé les œuvres d'art ou encore les objets mobiliers volés dans des habitations ou les objets enlevés à des prisonniers détenus dans des camps de concentration, tel le camp de Drancy en France. La question ne se restreint cependant pas à l'identification des biens spoliés, mais s'étend à la circonstance de déshérence de ces biens.

La notion de « déshérence » limite cette étude par le fait qu'elle concerne les seuls avoirs laissés sans succession. Deux difficultés sont liées à cette question. En premier lieu, il faut déterminer qui est le détenteur actuel des avoirs identifiés. En second lieu, la notion de déshérence suppose qu'il n'y a pas d'ayants droit pouvant réclamer lesdits avoirs, ce qui, en pratique, signifierait que la restitution se fasse au bénéfice de tiers, d'associations juives par exemple, en sachant que les avoirs ont pu être acquis à l'Etat,

(39) Affaire 98 Civ. 6620 (Eastern District of New York, Complaint, 28 octobre 1998). Cette affaire fait en outre référence à l'esclavage à laquelle ont été soumises certaines victimes, y compris certains requérants.

(40) In re Holocaust Victim Assets, ordonnance du 7 octobre 1998 de la US District Court for the Eastern District of New York, 1998 US Dist. Lexis 18014 : « The August 12 settlement appears to be the product of serious, informed, non-collusive negotiations, has no obvious deficiencies, does not improperly grant preferential treatment to class representatives or segments of the class, and falls within the range of possible approval. The material terms of the agreement are hereby provisionally approved », p. 3. V. également supra, note 5.

(41) V. en particulier Emanuel Rosenfeld et al. v. Volkwagen AG, affaire n° 98 Civ. 4429 (JAG) devant la Cour fédérale du district de New Jersey.

(42) La mission Eizenstat, par exemple, qui s'est penchée sur le cas particulier de la Suisse dans son rapport préliminaire, a étudié le cas des autres pays neutres de l'époque dans un supplément à ce premier rapport : il s'agit de l'Argentine, du Portugal, de l'Espagne, de la Suède et de la Turquie, v. US and Allied Wartime and Postwar Relations and Negotiations With Argentina, Portugal, Spain, Sweden, and Turkey on Looted Gold and German External Assets and US Concerns About the Fate of the Wartime Ustasha Treasury, Supplement to Preliminary Study on US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, juin 1998.

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comme c'est le cas en France (43). Si les avoirs sont aujourd'hui revendiqués par des associations juives, cela n'exclut pas, cependant, les revendications de victimes ou de leurs descendants réclamant une restitution qui leur aurait été refusée faute pour eux de pouvoir établir leur qualité de propriétaire légitime. Dans ce dernier cas, la déshérence, devant être envisagée de manière large, correspondrait à une impossibilité passée de démontrer la succession, comme cherchent à l'établir les requêtes contre les banques suisses , françaises et allemandes. Dans une certaine mesure, c'est la même conception large de la déshérence qui a justifié les moyens, politiques et juridiques, mis en œuvre par la communauté internationale ou par des pays tels que la France ou la Suisse (44) pour remédier à la non restitution des avoirs juifs par une identification des avoirs non réclamés et des possibles successeurs.

b) Choix du forum américain pour la résolution des différends se rapportant aux avoirs juifs en déshérence

Dès l'abord, la place des Etats-Unis comme forum de résolution de la question de la restitution des avoirs juifs comme, plus généralement, la question du fondement juridique d'une action entreprise par un pays a priori extérieur à la problématique suscitent l'interrogation du juriste. En premier lieu et en ce qui concerne le rôle des Etats-Unis dans les négociations internationales depuis quelques années (45), la question s'était déjà posée en 1946 lorsque les Alliés, menés par les Etats-Unis, avaient fait des réclama­tions aux anciens pays neutres, notamment auprès de la Suisse pour obtenir la restitution des avoirs spoliés et de l'or nazi déposés en Suisse. A l'époque, la Suisse avait soulevé, lors des négociations de Washington, l'absence de fondement juridique de l'action des Alliés, qu'elle qualifiait d'atteinte à sa souveraineté, en insistant pour que toute démarche soit juridictionnelle, devant un tribunal d'arbitrage ou devant les juridictions suisses (46). La

(43) V. par exemple la législation américaine telle qu'exposée dans le rapport Eizenstat : « In 1954, after several failed attempts in previous years, the US Congress amended the Trading with the Enemy Act to address the issue of heirless assets. A new Section 32 (h) of the Act gave designated charitable successor organizations authority to receive heirless property to rehabilitate and resettle survivors of Nazi persecution. One such organization was the Jewish Restitution Successor Organization (JRSO). [...] », US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, précité note 5, pp. xxxiii-xxxiv. Dans les affaires Bodner et Benisti, se rapportant aux banques françaises, les avoirs laissés en déshérence depuis plus de trente ans ont été acquis à l'Etat français en vertu de l'article L 27 du Code du domaine de l'Etat (décret n° 62-298 du 14 mars 1962).

(44) Pour répondre aux multiples réclamations se rapportant aux avoirs encore détenus par les banques suisses, des bases de données comprenant la liste des titulaires des comptes ont récemment été mises en place et rendues publiques par l'Association suisse des banquiers, y compris sur internet, v. http://www.dormantaccounts.ch.

(45) V. les propos du Premier ministre français se référant à la « pression internationale », repris in Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Rapport d'étape, janvier-décembre 1998, 31 décembre 1998, p. 9. '

• (46) « [...] Swiss officials contended that Allied claims to German assets beyond Germany's borders were illegal and an assault on Swiss sovereignty. Swiss negotiators appeared thoroughly convinced of the legal basis for their position and frequently mentioned the possibility of submitting the conflicting positions to arbitration, a prospect the Allies resisted, in the first instance, because of the time required for arbitration and the likelihood of their losing the case », US and Allied Efforts To Recover and Restore Gold and Other Assets Stolen or Hidden by Germany During World War II, précité note 5, p. 63. V. également p. 69 : « [...] the Swiss resisted Allied legal claims to German assets, proposed that the issue of the liquidation of assets be referred to international arbitration, rejected Allied estimates of the looted gold in Switzerland, argued that any restitution of gold was a responsibility of the Swiss Federal Tribunal, and insisted that the construction of Europe could only be funded with German assets found in Germany - not in Switzerland. »

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question de la non-restitution des avoirs en déshérence trouve aujourd'hui, tout autant qu'en 1946 (47), son fondement dans une obligation morale, non conventionnelle, ainsi que l'ont reconnu les auteurs du rapport Eizenstat : « Ainsi, le Gouvernement suisse, dans sa lettre du 25 mai, a pris le clair engagement moral de mettre les montants correspondant aux avoirs en déshérence à la disposition des organisations de réfugiés. Cependant, cet engagement ne correspondait pas à une obligation conventionnelle trouvant sa source dans le texte de l'accord entre la Suisse et les Alliés » (48). Ainsi, la restitution des avoirs en déshérence, plutôt qu'un droit pouvant être réclamé par son seul destinataire, semble être une obligation morale dont l'exécution peut être demandée par tout intéressé, particulier ou collectivité. La question de la spoliation des Juifs pendant les années de guerre se posant alors à l'échelle de tous les anciens pays impliqués dans la guerre comme de l'ensem­ble des pays neutres pour les relations qu'ils avaient entretenues avec l'Allemagne nazie, c'est sur un plan global et intergouvernemental que les principes de restitution ont commencé à être recherchés, ce qui a fait précisément l'objet des premières conférences internationales organisées sur ce thème : celle de Londres en décembre 1997 consacrée à l'or nazi (49) et celle de Washington en décembre 1998, ayant réuni quarante-quatre pays et consacrée essentiellement aux œuvres d'art et aux assurances (50).

En second lieu, le choix du forum américain par les descendants des victimes spoliées pour porter leurs actions en justice soulève plus de difficul­tés sur le plan du droit, le seul rattachement avec le for américain étant la nationalité américaine de certains descendants et le fait que les défendeurs exercent une activité ou ont une présence aux Etats-Unis. Cette difficulté relève du conflit de juridictions bien connu en droit international privé, et le droit international public semble alors extraordinairement étranger à la problématique. Il ne l'est pas, pourtant, dans la mesure où la compétence des juridictions américaines a été contestée par les défendeurs, notamment dans les affaires impliquant les banques françaises, sur le fondement de doctrines qui trouvent leur expression en droit international public, en particulier la doctrine de YAct of State. Il ne l'est pas non plus dans la mesure où les règles

(47) Ibid., pp. 63-64 : « Swiss resistance to the Allies' policy stiffened in response to splits in Allied ranks. As early as August 1944, the British Foreign Office was reportedly 'most reluctant' to undertake or recommend any measures dealing with German loot that could not effectively be enforced without widespread continuation after the war of censorship and blockade, according to Ambassador Winant in London. Winant told the State Department in September 1945 that the British would find it very difficult to approve of extreme measures such as cutting off exports to neutrals that rejected the Potsdam Protocol. He said that the British were dubious of the legal basis of the protocol, and supported a proposal by US negotiator Seymour J. Rubin to eschew legal arguments when dealing with neutrals. Rubin's idea was to ask the neutrals to hand over German assets on the moral ground that the Allies had saved them from Nazi tyranny ».

(48) « Thus, the Swiss Government, in its May 25 letter, made a clear moral commitment to make the proceeds of heirless assets available to refugee organizations. However, this commitment was not a treaty obligation, spelled out in the text of the Allied-Swiss Accord. », ibid., p. 194. L'extrait se poursuit ainsi : « The issue of heirless assets, differed from the related issue of Switzerland's commitment in the Accord to make an advance out of the proceeds of Germans assets of up to 50 million Swiss francs to the IRO. The Swiss never took any steps to fulfill this moral commitment ». La lettre du 25 mai 1946 est celle qu'a envoyée Walter Stucki, chef de la délégation suisse lors des négociations de Washington, aux délégations alliées, v. supra, note 20.

(49) V. B. Freeman, « United States and Allied Efforts to Recover and Restore Gold and other Assets Stolen or Hidden by Germany during World War II », American University International Law Review, 1998, vol. 14, n° 1, pp. 137-145.

(50) V. par exemple, « Le grand désordre des spoliations », Le Figaro, 1 e r décembre 1998 ; « Un congrès mondial pour la restitution des avoirs juifs », La Tribune, 30 novembre 1998 ; « Shoah : le grand inventaire de la spoliation », Le Monde, 29-30 novembre 1998.

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invoquées par les demandeurs pour obtenir la restitution de leurs biens sont des règles de droit international conventionnel ou coutumier (51).

C'est ainsi sur le plan judiciaire bien plus que sur le plan des négocia­tions multilatérales ou bilatérales que le droit international public est évoqué dans la question de la restitution des avoirs juifs en déshérence, par ses règles de compétence (I) autant que par ses règles substantielles (II). Ce faisant, une attention particulière sera accordée aux litiges pendants contre les banques françaises, dans la mesure où ce sont les procédures actuellement les plus avancées.

I. - LA RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS EN DÉSHÉRENCE SOUS L'ANGLE DES RÈGLES DE COMPÉTENCE

DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

A priori, le choix d'un forum par un particulier pour engager une action judiciaire contre un autre particulier ne relève pas du droit international public. A ce titre, les actions intentées par les descendants de victimes de spoliations contre les banques suisses, françaises et allemandes ne soulèvent des questions de compétence des juridictions américaines que sous l'angle des règles du droit international privé des pays concernés. Cependant, le droit international public ne saurait être étranger à la compétence d'un Etat lorsque l'exercice de cette compétence peut avoir des incidences sur les autres Etats. Cela est le cas en premier lieu lorsque le juge interne saisi doit se prononcer sur le comportement d'un Etat assigné comme défendeur ou lorsque, au cours d'un procès, le juge interne saisi est amené à se prononcer sur la validité des actes d'un Etat étranger, même absent de l'instance. Au premier cas correspond l'immunité juridictionnelle de l'Etat étranger, au second cas l'immunité de l'acte de l'Etat étranger mise en œuvre par la jurisprudence américaine en vertu de la doctrine de YAct of State (52). Ces deux situations supposent que la compétence de la juridiction interne saisie existe à l'égard de l'Etat impliqué ou de son acte mais que, par déférence pour la souveraineté de cet Etat, elle renonce à exercer cette compétence. En second lieu, le droit international public trouve à s'exprimer pour donner aux Etats la compétence de légiférer dans certaines matières, notamment pour sauvegarder leurs intérêts propres ou ceux de la communauté internationale. C'est par exemple le cas lorsque les Etats se voient autorisés à exercer, par l'intermédiaire de leurs tribunaux, une compétence universelle en matière pénale pour connaître des crimes et délits en droit international, alors même qu'il peut n'exister aucun rattachement entre le for et le différend.

(51) Sur les questions de droit international, privé et public, qui peuvent être soulevées dans ces affaires, v. D. VAGTS, « Restitution for Historie Wrongs, the American Courts and International Lâw »>, AJIL 1998, vol. 92, n° 2, pp. 232-235 ; « Switzerland, International Law and World War II », AJIL 1997, vol. 91, n° 3, pp. 466-475.

(52) Parmi les nombreux écrits consacrés à la question, v. J. COMBACAU, « La doctrine de F« Act of State » aux Etats-Unis - développements récents », RGDIP, 1973, pp. 35-91 ; P. WEIL, « Le contrôle par les tribunaux nationaux de la licéité internationale des actes des Etats étrangers », AFDI, 1977, pp. 9-52 ; P. HERZOG, « La théorie de YAct of State dans le droit des Etats-Unis », RCDIP, 1982, pp. 617-646 ; M. HALBERSTAM, « Sabbatino resurrected : the Act of State Doctrine in the Revised Restatement of US Foreign Relations Law », AJIL, 1985, p. 68 s. ; G. Fox, « Reexami­ning the Act of State Doctrine : An Integrated Conflicts Analysis », Harvard International Law Journal, 1992, vol. 33, n° 2, pp. 521-569.

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RESTITUTION DES AVOIRS JULES SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC 89

Ces deux types de questions sont illustrées dans les différends portés devant les juridictions américaines en matière de restitutions d'avoirs juifs. Dans l'affaire Bodner et al. c./Banque Paribas et al. entre les descendants américains de victimes juives de la spoliation nazie et les banques françaises, la compétence de la Cour américaine saisie est contestée sur plusieurs fondements, en particulier la doctrine de YAct of State. L'élément supplémen­taire de désaccord dans l'affaire Benisti et al. c./Banque Paribas et al. entre les descendants étrangers de victimes juives et les banques françaises est l'existence ou non de la compétence de la juridiction fédérale américaine sur le fondement de YAlien Tort Claims Act, loi utilisée par ailleurs et depuis peu pour fonder la compétence des tribunaux américains dans les cas de viola­tions de droits de l'homme et de droit humanitaire ; à la différence des règles de compétence universelle permettant de poursuivre sur le plan pénal, cepen­dant, cette loi américaine autorise l'action en responsabilité civile intentée par des étrangers dans tous les cas d'actes délictuels (tort) commis à l'étranger.

Ainsi, au regard du droit international public, se pose la question du contrôle par les tribunaux internes de la validité internationale des actes d'un Etat étranger (A) et celle du type de compétence que ces tribunaux peuvent exercer en matière d'indemnisation, sur le fondement de la violation du droit international, lorsqu'aucun lien ne rattache le for aux parties ni au différend (B).

A. Contrôle de la validité des actes d'un Etat étranger et doctrine de Z'Act of State

Parmi les affaires qui ont été portées récemment devant les juridictions américaines pour la restitution d'avoirs juifs en déshérence, les affaires Bodner et Benisti ont soulevé la question de la validité des actes d'un Etat étranger au regard de la doctrine de l'Ac* of State (53). Les requérants demandent en effet que la Cour fédérale du District Est de New York statue sur la confiscation, par les banques visées, des avoirs de leurs parents (54). Ceci supposerait, d'après les défendeurs, que le juge américain statue sur l'obligation qui avait été faite aux banques françaises de se conformer à la loi ; cela serait vrai de l'obligation de se conformer aux lois du Gouvernement de Vichy autant qu'aux lois postérieures à la Libération et prévoyant des programmes de restitutions aux victimes ou aux dispositions concernant la prescription trentenaire frappant les comptes bancaires non réclamés qui sont devenus, de ce fait, propriété de l'Etat français. Or, d'après les défendeurs, le juge américain devrait, en vertu de la doctrine de YAct of State, renoncer à statuer sur la validité des actes d'un Etat étranger (55). En réponse, les requérants affirment que, principalement, les actes des banques ne peuvent être imputés aux Gouvernements français et que : (a) la doctrine de YAct of State ne s'applique pas lorsque ce sont les actes d'un Etat défunt (56) qui sont

(53) Les défendeurs dans l'affaire Emanuel Rosenfeld v. Volkswagen AG concernant l'utilisation de .la main-d'œuvre juive par la société Volkswagen, précitée note 41, se sont également référés à la doctrine au regard des risques d'un jugement par les tribunaux américains pour les relations entre Etats.

(54) En particulier, Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précitée note 37, Amended complaint, 20 mars 1998 et Second amended complaint, 17 décembre 1998.

(55) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précitée note 37, Motion to dismiss, 4 mai 1998. (56) L'argument des requérants est principalement fondé sur le fait que les actes dommagea­

bles des banques étaient des actes privés, ce qui n'empêche pas la reconnaissance par les requérants que ces actes étaient accomplis sur ordre des autorités de Vichy, notamment en ce qui concerne la nomination d'administrateurs provisoires pour la gestion des biens spoliés, Bodner et al. v. Banque Paribas et al., Second amended complaint, précité note 37 ; Benisti et al. v. Banque Paribas et al., Complaint, précité note 38.

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en cause, (p) en vertu de l'Amendement Hickenlooper (57), les expropriations résultant de l'application de la loi sur la prescription trentenaire sont du ressort du juge américain, (y) en vertu de l'exception de la règle de droit international bien établie, la doctrine ne trouve pas à s'appliquer et (ô) les lois de restitutions d'après-guerre ne sont pas concernées par le présent différend (58). Dans la mesure où les défendeurs invoquent l'ordre de la loi pour imputer leurs actions à celles de l'Etat français et où l'appréciation de leur comportement pourrait signifier que le juge américain examine la validité des lois invoquées, la question de YAct of State se pose indubitable­ment et c'est sur le fondement de ce postulat qu'il faut l'envisager (59).

Bien que la doctrine de YAct of State ait été codifiée par Y American Law Institute au regard de l'évolution jurisprudentielle aux Etats-Unis, il est difficile de déterminer ce qui, aujourd'hui, constitue le principe appliqué par le juge américain. Aux termes de la formulation adoptée par le Restatement, l'acte de l'Etat étranger est présumé valide en l'absence d'une règle de droit international bien établie ; par exception, le juge pourra examiner la validité de l'acte de l'Etat étranger si la réclamation concerne un bien confisqué en violation du droit international et si l'Exécutif américain n'a pas indiqué au juge que le contrôle qu'il exercerait serait préjudiciable aux relations interna­tionales des Etats-Unis (60). Dans la mesure où les requêtes en restitution aujourd'hui pendantes devant les juridictions américaines concernent des confiscations d'avoirs en violation du droit international, c'est le contrôle de la validité des actes de l'Etat français en l'absence d'une indication de l'Exécutif américain qu'il faut envisager au regard des règles de compétence du droit international public (b), ce qui n'exclura pas l'examen préalable de la condi­tion de l'existence d'une règle de droit international bien établie (a).

a) La condition de l'existence d'une règle de droit international bien établie

Le principe de la présomption de validité des actes de l'Etat étranger en l'absence d'une règle de droit international bien établie a été dégagé dans

(57) V. infra, note 72. (58) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Opposition de Motion to dismiss,

17 décembre 1998. (59) V. ONE Shipping Ltd. V. Flota Mercante Grancolombiana, SA, arrêt du 1 e r octobre 1987

de la US Court of Appeals for the Second Circuit, 830 F.2d 449, p. 452-453 : « ONE's allegations make clear that its antitrust suit is premised on contentions that it was harmed by acts and motivations of a foreign sovereign which the district court would be called on to examine and pass judgment on. [...] Furthermore, where as here the conduct of the appellees has been compelled by the foreign government they are entitled to assert the defense of foreign government compulsion and the act of state doctrine is applicable. » ; dans cette affaire, la Cour a ainsi non seulement qualifié la question de l'ordre de la loi en termes d'Act of State, mais a également appliqué la doctrine.

(60) Restatement of the Law (Third) The Foreign Relations Law of the United States, American Law Institute, 1986 :

« § 443. Act of State Doctrine : Law of the United States (1) In the absence of a treaty or other unambiguous agreement regarding controlling legal

principles, courts in the United States will generally refrain from examining the validity of a taking by a foreign state of property within its own territory, or from sitting in judgment on other acts of a governmental character done by a foreign state within its own territory and applicable there.

(2) The doctrine set forth in subsection (1) is subject to modification by act of Congress. See § 444. » ;

« § 444. Act of State Doctrine : Statutory Limitation In the absence of a Presidential determination to the contrary, the act of state doctrine will not

by applied in a case involving a claim of title or other right to property, when the claim is based on the assertion that a foreign state confiscated the property in violation of international law. »

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l'arrêt Sabbatino rendu en 1964 par la Cour suprême des Etats-Unis (61) et systématisé postérieurement. Dans le cas des spoliations nazies, une pre­mière difficulté est liée à la condition d'existence de la présomption : puisque c'est en l'absence de règle de droit international bien établie qu'il existe une présomption de validité, le juge américain sera conduit à rechercher avant tout s'il existe une règle de droit international bien établie (62) avant de se prononcer sur l'applicabilité de la doctrine. Il s'agit d'ailleurs de la voie proposée par les demandeurs dans l'affaire Bodner. Or, et c'est là la seconde difficulté, il s'agit de déterminer les règles de droit international au regard desquelles il convient d'apprécier la validité des actes de l'Etat étranger.

Si les règles auxquelles s'est référée la Cour suprême dans la majorité de ses décisions en matière d'expropriation sont celles qui protègent les étran­gers contre les actes d'expropriation de l'Etat sur lequel ceux-ci se trouvent, dans les affaires portées aujourd'hui devant les juridictions américaines, il s'agit, pour les ayants droit des victimes, de remettre en cause à la fois la validité des spoliations opérées par les banques françaises sur ordre du Gouvernement de Vichy et ayant originellement frappé des citoyens français, la validité des actes de restitution et la validité de l'acquisition à l'Etat français de la propriété des avoirs du fait de la prescription trentenaire. Dans la première catégorie, les règles applicables au fond concernent la prohibition du génocide et sont clairement établies en droit international ; le juge améri­cain a d'ailleurs déjà reconnu sa compétence en matière de responsabilité civile pour les violations de droits de l'homme par un Etat à l'égard de ses propres nationaux, matière où les règles internationales sont parfaitement claires (63). Dans la seconde catégorie, qui concerne la non-restitution de biens ou le défaut d'indemnisation, la question relève du traitement réservé par un Etat à son national et les règles internationales sont alors plus

(61) Banco Nacional de Cuba v. Sabbatino, la formule adoptée par la Cour suprême étant d'ailleurs reprise en partie par le Restatement : « Therefore, rather than laying down an inflexible and all-encompassing rule in this case, we decide only that the Judicial Branch will not examine the validity of a taking of property within its own territory by a foreign government, extant and recognized by this country at the time of suit, in the absence of a treaty or other unambiguous agreement regarding controlling legal principles, even if the complaint alleges that the taking violates customary international law », 376 US 398 (1964), p. 428.

(62) Il s'agit là d'un renversement de l'ordre du raisonnement qui avait été pressenti bien avant d'être dégagé dans le Restatement, v. J. COMBACAU, art. précité, p. 89 : « dans tous les cas où, à l'avenir, la légalité internationale de la loi étrangère sera contestée, la doctrine ne s'appliquera pas, ou sera vidée de son contenu ; au lieu d'écarter immédiatement les conclusions d'illégalité comme irrecevables, la Cour se demandera d'abord si le droit international est suffisamment précis pour être applicable par les tribunaux internes [...] ».

(63) V. Dolly M.E. Filartiga and Joel Filartiga v. Americo Norberto Peha-Irala, arrêt du 30 juin 1980 de la US Court of Appeals for the Second Circuit, 630 F.2d 876, qui établit en jurisprudence américaine la reconnaissance d'une compétence juridictionnelle pour connaître de cas de violation par un Etat des droits fondamentaux de ses propres nationaux : « The prohibition [of torture] is clear and unambiguous, and admits of no distinction between treatment of aliens and citizens. Accordingly, we must conclude that the dictum in Dreyfus v. von Finck [...], to the effect that 'violations of international law do not occur when the aggrieved parties are nationals of the acting state', is clearly out of tune with the current usage and practice of international law. The treaties and accords cited above, as well as the express foreign policy of our own government, all make it clear that international law confers fundamental rights upon all people vis-a-vis their own governments », p. 884-885 ; v. également P . WEIL, « Le contrôle par les tribunaux nationaux de la licéité internationale des actes des Etats étrangers », art. préc, p. 16 : « ne relevant pas de l'ordre juridique international, les décisions prises par un Etat à l'égard de ses propres ressortissants peuvent être confrontées au droit interne de cet Etat, éventuellement à des principes généraux de justice et de moralité, mais certainement pas aux normes du droit international. [...] La lente émergence de la protection des droits de l'homme sur la scène du droit international ne manquera toutefois pas d'estomper quelque peu la distinction essentielle que l'on vient d'évoquer ».

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floues (64). L'argumentation des demandeurs, à cet égard, n'est pas très claire : pour la première catégorie d'actes, ils se réfèrent indifféremment à des règles coutumières et conventionnelles relatives à la protection des droits de l'homme et au droit humanitaire ; pour la seconde catégorie d'actes et dans la mesure où les requérants, descendants des spoliés, ne sont pas tous français, ils se réfèrent à un traité bilatéral franco-américain de 1959 de protection des investissements (65).

La question qui se pose au juge américain est donc de déterminer la règle internationale applicable au fond, le degré de précision de cette règle, et la qualification du comportement des défendeurs au regard de cette règle. En toute hypothèse, que le juge aboutisse à une présomption de validité des actes de l'Etat français en cas d'insuffisance de clarté des règles de droit internatio­nal applicables au fond, ou décide de contrôler la validité internationale de ces actes, la compétence du juge américain demeure déterminée par référence à l'applicabilité du droit international au fond et c'est toujours la validité internationale de l'acte de l'Etat étranger qui est appréciée, quel que soit le degré de précision de la règle applicable au fond (66). Cela ne signifie pas pour autant que les règles de compétence du droit international soient nécessairement respectées du fait du recours aux règles substantielles du droit international : la perception américaine de la permissivité des règles de compétence du droit international est ici sans pertinence (67), seul importe ce que le droit international prescrit ou prohibe effectivement. Or, le droit international, s'il n'impose pas et n'interdit pas davantage l'application de la doctrine de YAct of State, pose malgré tout l'exigence du respect par un Etat de la souveraineté des autres Etats. La difficulté, dans les affaires pendantes aujourd'hui devant le juge américain, tient au fait que les actes contestés étaient essentiellement ceux de Vichy, d'ailleurs remis en cause par l'Etat français restauré dans sa légalité (68) ; cependant, dans la mesure où des actes relatifs au comportement de l'Etat français depuis 1945 jusqu'à nos jours en ce qui concerne le sort des biens réclamés sont également remis en cause, il ne s'agit plus tant d'apprécier la légalité d'actes par ailleurs pouvant être qualifiés de crimes de guerre (69), mais celle d'actes se rapportant au

(64) V. Restatement (Third) The Foreign Relations Law of The United States, § 444, Reporters' note 6 : « A claim by a person who was a national of the taking state at the time of the taking or comparable act would not come under the [Hickenlooper] Amendment, however, because it would not ordinarily raise an issue under international law ». Cette question est bien entendu à distinguer de celle du traitement des étrangers, les expropriations de biens étrangers par un Etat d'accueil étant soumises à des règles internationales bien établies sur le plan coutumier autant que conventionnel, v., pour une illustration, Kalamazoo Spice Extraction Co. v. the Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, 729 F.2d 422.

(65) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Opposition de Motion to dismiss. Ce traité de protection des investissements, dont on voit mal en quoi il serait pertinent dans les circonstances de l'affaire, renforce la logique d'imputabilité des actes dont les requérants se plaignent à l'Etat français puisque le traité bilatéral est essentiellement destiné aux deux Etats pour qui il crée des droits et obligations.

' (66) En ce sens, v. P. WEIL, « Le contrôle par les tribunaux nationaux de la licéité internatio­nale des actes des Etats étrangers », art. précité note 52, p. 47 s. ; J. COMBACAU, « La doctrine de 1'« Act of State » aux Etats-Unis - développements récents », art. précité note 52, p. 88 s. ; sur l'application des règles de fond du droit international public, v. infra, II.

(67) V.P. WEIL, ibid., p. 34. (68) Dans le cas d'un Etat n'existant plus et du contrôle alors exercé par le juge américain, v.

W.S. Kirkpatrick & Co., Inc., et al. v. Environmental Tectonics Corp., International, arrêt du 17 janvier 1990 de la Cour suprême, 493 US 400, p. 408 : « We suggested that a sort of balancing approach could be applied - the balance shifting against application of the doctrine, for example, if the government that committed the 'challenged act of state' is no longer in existence ».

(69) V. infra, II, B.

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RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC 9 3

traitement par un Etat de ses nationaux et de leurs ayants droit. La question de la répartition de compétences demeure alors entière entre l'Etat auteur de ces actes et les autres Etats.

b) La condition d'une indication de l'Exécutif américain

Par exception au principe de présomption de validité des actes d'un Etat étranger, il est possible pour le juge américain de contrôler de tels actes en l'absence d'indication contraire de l'Exécutif. Il avait déjà été question, dans l'arrêt Bernstein, de l'embarras pour l'Exécutif américain d'une décision des juridictions américaines sur la validité des actes d'un Etat étranger : dans une première phase, la juridiction américaine avait refusé de se prononcer sur la validité des actes d'agents nazis (70) ; dans une seconde phase et après intervention de l'Exécutif américain indiquant au juge que l'appréciation de la validité de ces actes ne l'embarrassait guère, celui-ci s'est reconnu compé­tent pour procéder à cette appréciation (71). Cette indication de l'Exécutif, connue sous le nom de lettre ou exception Bernstein, n'est pas systématique. Dans le Restatement, c'est sous forme d'exception législative incorporant l'Amendement Hickenlooper (72) que la question est posée : le principe rede­vient le contrôle des actes de l'Etat étranger lorsque la réclamation est fondée sur une violation du droit international, à l'exception d'une indication de l'Exécutif demandant au juge de ne pas se prononcer. Dans le cas présent, la question n'est pas tant l'ambiguïté de la formulation proposée par le Restate­ment lorsque la requête porte, comme dans le cas présent, sur la confiscation par un Etat étranger d'avoirs de ses propres nationaux sur le fondement du droit international : le juge pourra, à son gré, présumer l'acte valide s'il ne reconnaît pas une règle de droit international bien définie (§ 443) ou contrôler l'acte s'il se réfère au seul critère du non-embarras pour l'Exécutif (§ 444). En dehors de l'existence d'une règle de droit international, la question pourrait, en effet se limiter à celle de savoir si le contrôle de l'acte de l'Etat étranger,

(70) Bernstein v. Van Heyghen Frères Société anonyme, arrêt du 10 juillet 1947 de la US Court of Appeals for the Second Circuit, 163 F.2d 246.

(71) Bernstein v. N.V. Nederlandsche-Amerikaansche Stoomvaart-Maatschappij, arrêt du 5 février 1954 de la US Court of Appeals for the Second Circuit, 210 F.2d 375. Il s'agit de la lettre du Secrétaire d'Etat Tate, dont la Cour reproduit la substance : « 'l.This Government has consistently opposed the forcible acts of dispossession of a discriminatory and confiscatory nature practiced by the Germans on the countries or people subject to their control. ... 3. The policy of the Executive, with respect to claims asserted in the United States for the restitution of identifiable property (or compensation in lieu thereof) lost through force, coercion, or duress as a result of Nazi persecution in Germany, is to relieve American courts from any restraint upon the exercise of their jurisdiction to pass upon the validity of the acts of Nazi officials'. In view of this supervening expression of Executive Policy, we amend our mandate in this case by striking out all restraints based on the inability of the court to pass on acts of officials in Germany during the period in question », pp. 375-376.

(72) Il s'agit d'un amendement adopté par le Congrès américain en réaction à l'arrêt Sabbatino et incorporé au Foreign Assistance Act de 1965 : « Notwithstanding any other provision of law, no court in the United States shall decline on the ground of the federal act of state doctrine to make a determination on the merits giving effect to the principles of international law in a case in which a claim of title or other right to property is asserted by any party including a foreign state (or a party claiming through such state) based upon (or traced through) a confiscation or other taking after January 1, 1959, by an act of that state in violation of the principles of international law, including the principles of compensation and the other standards set out in this subsection : Provided, that this subparagraph shall not be applicable [...] (2) in any case with respect to which the President determines that application of the act of state doctrine is required in that particular case by the foreign policy interests of the United States and a suggestion to this effect is filed on his behalf in that case with the court », in Restatement (Third), Restatement of the Foreign Relations Law of the United States, § 444.

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en l'occurrence la France, pourrait embarrasser l'Exécutif américain au point qu'il demanderait au juge de refuser de statuer.

L'attitude des demandeurs dans l'affaire Bodner est claire : le juge américain devrait apprécier les actes d'un Gouvernement défunt qui a d'ailleurs vu ses actes jugés et invalidés par les Gouvernements français qui ont suivi. En d'autres termes, la doctrine de YAct of State ne trouverait nullement à s'appliquer lorsque le Gouvernement concerné n'existe plus et, l'appréciation de la validité de ses actes étant déjà intervenue, elle ne pourrait plus nuire aux relations internationales de l'Exécutif américain (73). Les banques défenderesses, pour leur part, se fondent sur la doctrine de YAct of State pour les actes du Gouvernement de Vichy, qui a effectivement existé et opéré en tant qu'Etat français, comme pour les actes des Gouvernements ultérieurs ; elles soulignent également les efforts déployés par la France pour restituer les avoirs en déshérence en soutenant qu'une intervention des tribunaux américains en la matière ne ferait que gêner les relations entre la France et les Etats-Unis, ainsi que les efforts de la communauté internatio­nale pour parvenir à une restitution globale des avoirs juifs en déshé­rence (74).

A l'évidence, l'appréciation de la question dépend d'une indication de l'Exécutif. Dans ces affaires, l'Exécutif américain n'a donné aucune indication au juge dans le sens d'un embarras ou dans un sens contraire. En l'absence de toute indication et à supposer que les conditions d'application de l'Amende­ment Hickenlooper soient remplies, la latitude dont bénéficie le juge entre une obligation de statuer (75) ou une liberté de statuer (76) n'est pas claire­ment déterminée dans la pratique. Quoi qu'il en soit, dans la mesure où, d'une part, les demandeurs se fondent sur les lois du Gouvernement de Vichy autant que les lois postérieures concernant les programmes de restitution et où, d'autre part, c'est l'Etat français qui est aujourd'hui titulaire des comptes en déshérence frappés par la prescription trentenaire, une décision du juge américain de statuer sur la validité des actes de l'Etat français ne saurait laisser le Gouvernement français extérieur au différend (77). C'est d'ailleurs

(73) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Opposition to Motion to dismiss, 17 décembre 1998.

(74) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Motion to dismiss, 4 mai 1998. Sur les mesures prises actuellement par la France, v. par exemple infra, note 161.

(75) « When the Second Hickenlooper Amendment applies, absence of a communication from the Executive Branch requires the court to refrain from applying the act of state doctrine. If the President in a particular case determines that the foreign policy interests of the United States require application of the act of state doctrine, a communication to that effect is binding on the court. », Restatement of the Law (Third) The Foreign Relations Law of the United States, § 444, Comment f.

(76) « It seems that if the State Department issues a letter requesting that the courts not review the validity of a particular act, such a letter will be highly persuasive if not binding. [...] If the State Department issues a letter stating that it has no objection on foreign relations grounds to adjudication of the validity of a given act of a foreign state, courts in the United States will make their own determination as to whether to apply the act of state doctrine, taking the view of the Executive Branch into account but not being bound by it. », Restatement of the Law (Third) The Foreign Relations Law of the United States, § 443, Reporters' note 8.

(77) Comp. avec l'affaire Callejo, concernant l'application de la doctrine lorsqu'est en cause la réglementation des changes de l'Etat étranger : « [...] the case is based on commercial acts that directly affected the United States, and that it implicates sovereign acts taken by Mexico to preserve its foreign exchange reserves. [...] [The doctrine] reflects the view that where competing sovereign interests are at stake, the delicate task of resolving disputes is best handled through diplomatic channels », William F. Callejo v. Bancomer, S.A., arrêt du 8 juillet 1985 de la US District Court of Appeals for the fifth Circuit, 764 F.2d 1101, p. 1125-1126. V. également l'affaire ONE Shipping dans laquelle le Gouvernement colombien avait exprimé son intérêt dans l'affaire : « [...] the district

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RESTITUTION DES AVOIRS JUTES SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC 9 5

l'un des arguments invoqués ultérieurement par les défenderesses, qui se fondent sur l'absence de la France et de l'Allemagne dans l'instance, alors qu'elles sont des parties « indispensables » et alors que, si elles étaient attraites devant le juge américain, elles pourraient invoquer leur immunité de juridiction (78).

Deux situations peuvent alors être envisagées. Dans une première hypo­thèse, on peut considérer qu'il s'agit d'une pure difficulté interne relevant des relations entre l'Exécutif et le juge américain, ce dernier étant lié par une indication du Président tendant à ce qu'il renonce à apprécier la validité de l'acte étranger mais pouvant, en l'absence d'une telle indication, adopter un comportement plus libre qui n'exclut pas que le juge prenne en compte, de lui-même, les relations internationales des Etats-Unis (79). Toutefois, et c'est la seconde hypothèse, si la liberté pour le juge de contrôler l'acte de l'Etat étranger devait le conduire à se prononcer sur les actes de cet Etat comme sur sa situation patrimoniale, c'est par le jeu des règles de l'immunité de juridiction de cet Etat que le droit international public pourrait régler la question (80).

(Suite note 77) court concluded that because of Colombia's strong interest in its protectionist legislation and because of the Colombian government's ownership interest in Flota through the National Federation of Coffee Growers, there would be probable adverse effects upon our foreign relations were it to assert jurisdiction over this suit », ONE Shipping Ltd. v. Flota Mercante Grancolobiana SA et al., précité note 59, p. 451.

(78) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Motion to dismiss, 4 mai 1998. Comp. avec John Doe et al. v. UNOCAL Corp. et al, arrêt du 25 mars 1997 de la US District Court for the Central District of California, 963 F. Supp. 880 : la Cour a dégagé implicitement, à propos du Conseil de restauration de l'ordre birman (State Law and Order Restoration Council, SLORC) et de l'Entreprise de pétrole et gaz Myanma (Myanma Oil and Gaz Enterprise, MOGE), le principe selon lequel si la réparation implique une obligation pour l'Etat étranger, celui-ci doit être considéré comme une partie indispensable et l'immunité de juridiction de cet Etat peut alors faire obstacle à la juridiction du juge, v. p. 889 s.

(79) V. Bano Bi et al. v. Union Carbide Chemicals and Plastics Company, Inc. et al., arrêt du 26 janvier 1993 de la US Court of Appeals for the Second Circuit, 984 F.2d 582, pp. 585-586 : bien que ne se plaçant pas directement sous la protection de YAct of State, c'est par analogie avec cette doctrine que la Cour d'appel déclare « That doctrine has 'constitutional underpinnings' and 'arises out of the basic relationships between branches of government in a system of separation of powers.' Banco Nacional de Cuba v. Sabbatino [...] Our Supreme Court was concerned that the Judicial Branch's 'passing on the validity of foreign acts of state may hinder rather than further this country's pursuit of goals both for itself and of the community of nations as a whole in the international sphere'. Here too, were we to pass judgment on the validity of India's response to a disaster that occurred within its borders, it would disrupt our relations with that country and frustrate the efforts of the international community to develop methods to deal with problems of this magnitude in the future. [...] We are deferring to the statute of a democratic country to resolve disputes created by a disaster of mass proportions that occurred within that country. Any challenge appellants may have to the settlement must be made through the legislative or judicial channels that are available in India [...]. »

(80) Cet argument a été brièvement invoqué dans les affaires Bodner et al. v. Banque Paribas et al., Motion to dismiss, 4 mai 1998 et Emanuel Rosenfeld v. Volkswagen AG, affaire CV 98 4429, Dispositive motion, février 1999. V. également l'affaire Tel Oren, dans laquelle la Libye a vu reconnaître son immunité de juridiction alors qu'était mise en cause sa responsabilité dans un acte de terrorisme en Israël, Hanoch Tel Oren et al. V. Libyan Arab Republic, arrêt du 3 février 1984 de la US Court of Appeals for the District of Columbia Circuit, 726 F.2d 774, p. 805, note 13 (« Libya must be dismissed from the case because the Foreign Sovereign Immunities Act plainly deprives us of jurisdiction over Libya »). V. encore John Doe et al. v. UNOCAL Corp. et al., précité note 78, sur l'immunité accordée à l'Etat birman alors que la requête est fondée sur une violation de droits de l'homme, p. 887 s. ; par ailleurs, dans cette affaire la Cour a également envisagé la question de YAct of State, qu'elle a rejetée sur le fondement que (1) son application ne mettait pas en cause les relations entre Etats et (2) il s'agissait de violations du jus cogens, règles sur lesquelles il existe par définition un consensus de la communauté internationale, v. p. 892 s.

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B. Vers une compétence universelle des tribunaux internes en matière exclusivement civile ?

Les affaires liées au comportement nazi pendant la Seconde Guerre mondiale et portées devant les juridictions fédérales américaines opposent le plus souvent des demandeurs américains à des sociétés étrangères, mais certaines demandes dans ces affaires (81) ou certaines affaires en particu­lier (82) soulèvent des difficultés liées à la nationalité étrangère autant des défendeurs que des demandeurs : la compétence des juridictions américaines est alors sollicitée sur le fondement de Y Alien Tort Claims Act qui dispose que « [l]es cours de district ont une compétence de première instance pour connaître de toute action civile intentée par un étranger pour un acte délictuel seulement et commis en violation du droit des gens ou d'un traité des Etats-Unis » (83). Cette loi, très peu utilisée jusqu'à une époque récente, a trouvé une nouvelle jeunesse depuis une vingtaine d'années après que la Cour d'appel du second circuit a accepté, dans l'arrêt Filartiga v. Peña-Irala (84), de se reconnaître compétente dans une affaire de torture opposant des citoyens paraguayens à un ancien agent paraguayen. Depuis quelques an­nées, cette loi est devenue une arme efficace pour fonder une action civile devant les juridictions américaines contre les responsables de violations de droits de l'homme en Argentine (85), en Ethiopie (86), en Birmanie (87), en

(81) Il s'agit de certains demandeurs dans les class actions Friedman v. Union Bank of Switzerland, Affaire n° 96-5161 (EDNY, complaint, 21 octobre 1996) et Weisshaus v. Union Bank of Switzerland, Affaire n° 96-4849 (EDNY, amended complaint, 24 janvier 1997).

. (82) Benisti et al. v. Banque Paribas et al., précité note 38, complaint, 23 décembre 1998. (83) « The district courts shall have original jurisdiction of any civil action by an alien for a

tort only, committed in violation of the law of nations or a treaty of the United States », US Code, § 1350, Alien's action for tort. Jusqu'à 1980, date à laquelle elle a été redécouverte, cette loi avait été utilisée dans 21 affaires et avait débouché sur la compétence du juge américain dans deux affaires seulement, v. G. Fox, « Reexamining the Act of State Doctrine : An Integrated Conflicts Analysis », précité note 52, p. 554, note 153. L'auteur fait également l'inventaire des fondements historiques de cette loi, en particulier le déni de justice que risqueraient les parties si elles se voyaient refuser l'accès aux juridictions américaines et le devoir d'appliquer le droit international, ibid., p. 560 s. Pour une application critique et restrictive de l'Alien Tort Claims Act, v. l'opinion individuelle du juge Bork dans l'affaire Tel Oren, précitée, § IV, p. 810 s. Le fait que l'Alien Tort Claims Act ait été votée, au départ, pour poursuivre les hors-la-loi internationaux et que, de nos jours, elle soit essentiellement invoquée contre des criminels de guerre ou des personnes responsables de viola­tions graves de droits de l'homme d'une part, ainsi que le fait que les personnes généralement mises en cause le soient dans des circonstances où la justice ne peut être rendue dans le pays d'origine d'autre part, créent, d'après le Gouvernement français, une présomption de déni de justice à l'encontre des juridictions françaises dans les affaires de restitution contre les banques françai­ses, alors même que les tribunaux français ont toujours admis leur compétence et ont ordonné la restitution de fonds ou d'avoirs à leurs propriétaires ; contestant avec vigueur une telle mise en cause du système juridictionnel français, « la République française réfute avec la plus grande vigueur l'allégation selon laquelle une action introduite par des nationaux français et, plus généralement, non-américains, pour des actes commis en France serait justiciable de l'Alien Tort Claims Act et croit fermement qu'une décision en sens contraire aurait des conséquences diploma­tiques non négligeables », Mémorandum of Law of the Republic of France as Amicus Curiae, soumise dans les affaires Bodner et Benisti, 26 mars 1999.

(84) Dolly M.E. Filartiga and Joël Filartiga v. Americo Norberto Peña-Irala, arrêt du 30 juin 1980 de la US Court of Appeals for the Second Circuit, 630 F.2d 876.

(85) Alfredo Forti and Debora Benchoam v. Carlos Guillermo Suarez-Mason, arrêt du 6 juillet 1988 de la US District Court for the Northern District of California, 694 F. Supp. 707 ; arrêt du 6 octobre 1987 de la US District Court for the Northern District o f California, 672 F. Supp. 1531.

(86) Kelbessa Negewo v. Hirute Abebe-Jiri et al., arrêt du 7 octobre 1996 de la Cour suprême, 519 US 830.

(87) John Doe et al. v. UNOCAL Corp. et al., précité note 78.

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ex-Yougoslavie (88), ou encore au Rwanda (89), pour des actes commis à titre personnel ou officiel (90).

La question de l'absence de tout lien de rattachement avec le for améri­cain, dans cette situation, soulève des difficultés en droit international privé. Mais le droit international public, tout autant, trouve un intérêt à régir la répartition des compétences entre Etats ; à cette fin, un lien de rattachement raisonnable, personnel ou territorial, doit exister entre l'Etat et la situation ou la personne qu'il prétend régir (91). Dans certaines circonstances, à défaut de tout autre rattachement, c'est un rattachement matériel avec un Etat qui peut légitimer ce dernier à exercer sa compétence : sauvegarde des intérêts de cet Etat ou sauvegarde des intérêts de la communauté internationale. Dans le cas présent, le for américain n'est en aucune manière touché par la situation, et l'enjeu est l'indemnisation de la victime étrangère ou, en d'autres termes, la protection des sujets internes au regard de la violation du droit internatio­nal et en particulier des droits de l'homme. Il faut, dès lors, étudier le cadre juridique dans lequel intervient la protection offerte par YAlien Tort Claims Act (a) et ce que le droit international public prescrit en cas de concurrence entre diverses compétences (b).

a) Compétence universelle et Alien Tort Claims Act

La protection des intérêts de la communauté internationale par les Etats relève d'un principe d'universalité bien admis aujourd'hui et trouvant sa traduction dans le principe de compétence universelle : en cas d'acte commis contre les intérêts de tous les Etats dans leur ensemble, tous les Etats sont habilités par le droit international public à exercer une compétence juridic­tionnelle pour incriminer et juger l'auteur de cet acte. La compétence univer­selle s'exprime en matière pénale pour punir les crimes et délits internationaux (92).

(88) S. Kadic, on her own behalf and on behalf of her infant sons Benjamin and Ognjen, Internationalna Iniciativa Zena Bosne I Hercegovine 'Biser', and Zene Bosne I Hercegovine v. Radovan Karadzic, arrêt du 13 octobre 1995 de la US Court of Appeals for the Second Circuit, 70 F.3d 232.

(89) Louise Mushikiwabo et al. V. Jean Bosco Barayagwiza, ordonnance du 8 avril 1996 de la US District Court for the Southern District of New York, 1996 US Dist. Lexis 4409.

(90) V. par exemple Louise Mushikiwabo et al. V. Jean Bosco Barayagwiza, précité note 89 ; Kadic v. Karadzic, précitée note 88 : « we hold that certain forms of conduct violate the law of nations whether undertaken by those acting under the auspices of a state or only as private individuals », p. 239.

(91) V. l'opinion individuelle de Sir Gerald Fitzmaurice, dans le contexte de la compétence juridictionnelle des Etats en matière de faillite, dans l'affaire de la Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt du 5 février 1970, CU Ree. 1970, p. 105 : si le droit international n'impose aucune règle rigide pour la délimitation de la compétence nationale, « [n]éanmoins, a) il postule l'existence de limites, même si dans tout cas d'espèce c'est au tribunal qu'il incombe éventuellement de les définir aux fins de l'affaire dont il s'agit, et b) il impose à tout Etat l'obligation de faire preuve de modération et de mesure quant à l'étendue de' la compétence que s'attribuent ses juridictions dans les affaires qui comportent un élément étranger et d'éviter d'empiéter indûment sur la compétence d'un autre Etat quand celle-ci est mieux fondée ou peut être exercée de façon appropriée ».

(92) Elle est réglée, en France, par les articles 689 et suivants du Code de procédure pénale qui énumère les textes internationaux au regard desquels le juge français peut incriminer un crime ou un délit international. Il s'agit de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 (article 689-2), de la Convention européenne pour la répression du terrorisme de 1977 (article 689-3), de la Convention sur la protection physique des matières nucléaires de 1980 (article 689-4), de la Convention pour la répression d'actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime et du protocole pour la répression d'actes illicites contre la sécurité des plates-formes fixes situées sur le plateau continental de 1988

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Cependant, l'action qui est aujourd'hui menée par les descendants de victimes de spoliations nazies aux Etats-Unis ne vise pas l'incrimination des responsables, mais seulement la restitution des biens spoliés et la condamna­tion des banques à des dommages et intérêts (93). La distinction paraît sans effet en doctrine et en jurisprudence américaines, puisque la compétence universelle n'y est pas limitée au volet pénal de la compétence judiciaire (94). Il en va de même en France, où il est admis que la compétence universelle des juridictions pénales françaises n'exclut pas l'action civile des particuliers (95). L'Alien Tort Claims Act peut alors être perçu soit comme une loi qui, indépendamment de toute question de compétence universelle, vise la seule indemnisation de victimes de violations du droit international, soit comme une loi qui permet de rattacher l'action civile des victimes de violations du droit international à la compétence universelle des tribunaux américains (96). Les pistes sont brouillées dans la mesure où l'action civile exercée peut permettre aux requérants, comme c'est le cas dans les affaires de restitution des avoirs juifs actuellement pendantes devant les cours américaines, de demander non seulement une restitution et des dommages et intérêts com­pensatoires, mais également des dommages et intérêts punitifs, ce qui con­fond en une seule action l'aspect compensatoire et l'aspect punitif. La confusion des genres est aggravée par le fait que l'indemnisation se fera sur le fondement des règles du droit pénal international (97). Certes, il ne s'agira pas de réprimer au sens pénal du terme, mais il est d'autant plus difficile de dissocier cette action civile du concept de compétence universelle que celle-ci incorpore la notion d'indemnisation.

La qualification du type de compétence a son importance au regard des règles régissant la compétence en droit international public : l'existence d'une habilitation des Etats, par le droit international, à exercer une compétence

(Suite note 92)

(article 689-5), de la Convention sur la répression de la capture illicite d'aéronefs de 1970 et de la Convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile de 1971 (article 689-6), du protocole pour la répression d'actes illicites de violence dans les aéroports servant à l'aviation civile internationale de 1988 (article 689-7). V. Brigitte Stern, « La compétence universelle en France : le cas des crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda », German Yearbook of International Law, 1997, pp. 280-299.

(93) Comp. avec Louise Mushikiwabo et al. V. Jean Bosco Barayagwiza, précité note 89, p. 7 : « One cannot place a dollar value on the lives lost as the result of the defendant's actions and the suffering inflicted on the innocent victims of his cruel campaign. Unfortunately, however, a monetary judgment is all the Court can award these plaintiffs. »

(94) « A state has jurisdiction to define and prescribe punishment for certain offenses recogni­zed by the community of nations as of universal concern, such as piracy, slave trade, attacks on or hijacking of aircraft, genocide, war crimes, and perhaps certain acts of terrorism, even when none of the bases of jurisdiction indicated in § 402 is present » ; le commentaire b se rapportant à cette formule précise que « In general, jurisdiction on the basis of universal interests has been exercised in the form of criminal law, but international law does not preclude the application of non-criminal law on this basis, for example, by providing a remedy in tort or restitution for victims of piracy », Restatement (Third) The Foreign Relations Law of The United States, § 404.

(95) V.C. GRYNFOGEL, « Crimes contre l'humanité », Juris-classeur pénal, Fascicule 10, mise à jour en novembre 1998, § 172 s. ; v. également B. Stern, « La compétence universelle en France : le cas des crimes en ex-Yougoslavie et au Rwanda », art. précité note 92, p. 290 s., reprenant la jurisprudence française admettant que la compétence universelle des tribunaux français puisse exister à l'initiative des victimes par une constitution de partie civile.

(96) V. la jurisprudence flexible des tribunaux américains au regard de YAlien Tort Claims Act, qui fondent leur compétence à l'égard du défendeur sur le passage, ne serait-ce que temporaire, de ce dernier sur le territoire américain, Kadic v. Karadzic, p. 246 s., et Louise Mushikiwabo et al. V. Jean Bosco Barayagwiza, p. 6, affaires précitées notes 88 et 89, dans lesquelles les défendeurs ont été assignés (service of process) lors d'un passage sur le territoire américain en qualité d'hôtes des Nations Unies.

(97) Pour les questions liées aux règles substantielles invoquées au fond, v. infra, II. B.

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sur le plan civil alors même qu'il n'existe pas d'action pénale engagée par ailleurs contre le défendeur, ne soulève pas de difficulté particulière si la logique est celle de la compétence universelle (98). Cela suppose, malgré tout, qu'il y ait une acceptation, qui n'est pas acquise, du principe d'universalité en matière civile, qui devrait alors se calquer sur la compétence universelle en matière pénale, c'est-à-dire s'appliquer à propos des mêmes crimes et délits internationaux. En revanche, si cette habilitation ne peut être qualifiée en termes de compétence universelle, se pose la question, au regard du droit international public, de la nécessité d'un rattachement minimal et raisonna­ble du litige avec le for (99), notamment lorsque les tribunaux de l'Etat d'origine sont accessibles aux parties (100). Le juge américain ne semble pas, en tout cas, prendre en compte les règles du droit international autrement que comme règles de fond. En d'autres termes, il ne s'interroge sur sa compétence qu'au regard des règles fédérales, en l'occurrence YAlien Tort Claims Act, et n'examine les règles du droit international qu'au stade de leur invocabilité au fond (101) et non pour vérifier si elles lui reconnaissent une compétence (102). Si cette démarche aboutit à l'exercice d'une quasi-compé­tence universelle en matière civile par le juge américain, elle ne résout en rien la question du point de vue du droit international.

b) Alien Tort Claims Act et conflit de compétences

A supposer que le droit international admette une compétence universelle en matière exclusivement civile, cela signifierait que tous les Etats seraient en principe compétents pour connaître d'une action en indemnisation, dans la mesure où la concurrence de compétences est inhérente au concept de compétence universelle. La compétence américaine ne soulèverait alors pas davantage de difficulté que n'importe quelle autre compétence. Là encore,

(98) Cependant, pour une analyse de la plus grande latitude offerte au juge américain en matière civile qu'en matière pénale en ce qui concerne le génocide et les crimes de guerre, v. J. PAUST, « Customary International Law in the United States : Clean and Dirty Laundry », German Yearbook of International Law, 1997, pp. 78-116, p. 100 s.

(99) Sur cette question, v. B. STERN, « L'extraterritorialité revisitée, Où il est question des affaires Alvarez-Machain, Pâte de bois et de quelques autres... », AFDI 1992, pp. 239-313.

(100) Dans la mesure où l'action tend à une indemnisation, il est permis de se demander si le principe de l'épuisement des voies de recours internes ne trouve pas application V. l'opinion du juge Bork, citant l'affaire Sabbatino dans l'affaire Tel Oren, précité note 80, p. 817 : « The usual method for an individual to seek relief is to exhaust local remedies and then repair to the executive authorities of his own state to persuade them to champion his claim in diplomacy or before an international tribunal. » Pour une contestation de la compétence des juridictions américaines alors que les juridictions françaises sont accessibles et offrent des recours efficaces, v. l'argument de l'Etat français intervenu dans les affaires Bodner et Benisti, supra, note 83.

(101) V. Kadic v. Karadzic, précitée note 88, p. 238 : « Because the Alien Tort Act requires that plaintiffs plead a 'violation of the law of nations' at the jurisdictional threshold, this statute requires a more searching review of the merits to establish jurisdiction than is required under the more flexible 'arising under' formula of section 1331. »

(102) Pour une analyse du cas français, v. B. STERN, « La compétence universelle en France : le cas des crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda », précité note 92 : le juge français examine les conventions internationales, en particulier le Statut du Tribunal de Nuremberg ou la Convention prohibant le génocide de 1948, en tant que règles de compétence et conclut qu'aucun de ces instruments ne permet une compétence universelle. Ces mêmes instruments sont invoqués par les requérants dans les affaires en restitution d'avoirs en déshérence contre les banques françaises, mais comme règles de fond, v. infra, II, B. V. également infra, II, A, sur l'invocabilité du droit international devant le juge américain. Même si le juge américain aboutit au même résultat lorsqu'il refuse de statuer parce qu'un traité n'est pas self-executing, sa démarche est différente dans la mesure où le rejet du recours se fait par une déclaration, non d'incompétence mais de non-invocabilité.

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cependant, toute difficulté n'est pas exclue, puisque la question de conflit de compétences se pose différemment en matière pénale et en matière ci­vile (103).

En matière pénale, le droit international peut habiliter les Etats à connaître de tout crime et délit international tout en formulant des règles destinées à régler les possibles conflits de compétence. Bien entendu, une telle habilitation n'exclut pas d'éventuelles tensions politiques et le caractère plus approprié d'un forum neutre dans certaines circonstances (104). Le droit international public peut ainsi appréhender la question du conflit de deux manières. D'une part, il peut laisser les Etats libres de régler entre eux leurs possibles conflits de compétence par la coopération judiciaire, notamment l'extradition (105). D'autre part, il peut édicter des règles incitant les Etats à céder leur compétence lorsqu'une compétence internationale peut exister ; de telles règles existent en particulier dans le Statut du Tribunal pénal interna­tional pour l'ex-Yougoslavie (106).

En matière civile, la question se pose de manière différente : il ne s'agit pas tant de punir que d'indemniser. La question de la compétence concurrente des Etats intéressés (Etats dont relèvent les parties en tant que nationaux, Etat où s'est produit le dommage) ne se pose alors pas de la même manière qu'en matière pénale, mais dans la logique classique du conflit de juridic­tions : comment résoudre dès lors la situation de l'Etat, dont le juge est saisi, qui n'a aucun lien avec les parties ni le litige ? Dans le cas de YAlien Tort Claims Act, le lien créé du fait de l'activité des défenderesses aux Etats-Unis

(103) En droit américain, c'est la doctrine du forum non conveniens qui s'applique lorsqu'il existe un forum et qu'il offre un rattachement plus directe ou raisonnable, v. Kadic v. Karadzic : « Finally, we note that, at this state of the litigation no party has identified a more suitable forum, and we are aware of none. Though the Statement of the United States suggests the general importance of considering the doctrine of forum non conveniens, it seems evident that the courts of the former Yugoslavia, either in Serbia or war-torn Bosnia, are not now available to entertain plaintiffs' claims, even if circumstances concerning the location of witnesses and documents were presented that were sufficient to overcome the plaintiffs' preference for a United States forum », précité note 88, p. 250-251.

(104) Cela peut être le cas d'actions portées contre des dirigeants dans des Etats où les recours judiciaires peuvent être inexistants ou inutiles, v. infra, note 149. Cependant, la question ne se pose pas lorsque des recours existent et qu'ils sont efficaces, v. l'argument développé par l'Etat français dans le mémoire qu'il a soumis à titre d'amicus curiae dans les affaires Bodner et Benisti, supra, note 83.

(105) V. par exemple In matter of Demjanjuk, 603 F. Supp. 1468 (N.D. Ohio), confirmé par 776 F2d. 571 ( 6 t h Cir. 1985), dans l'affaire de l'extradition de l'intéressé vers Israël pour des crimes commis en Europe de l'Est ; l'affaire Barbie, Cass. Crim. 6 octobre 1983, JDI 1983, pp. 779-795, Cass.crim. 20 décembre 1985, JDI 1986, pp. 127-156 ; la récente affaire Pinochet, Regina v. Bow Street Stipendiary Magistrate and others, Ex parte Pinochet Ugarte (Amnesty International and others intervening), décision de la Chambre des Lords du 25 novembre 1998, (1998) 3 WLR 1456 et Regina v. Bartle and the Commissioner of Police for the Metropolis and Others, Ex parte Pinochet, décision du 24 mars 1999.

(106) L'article 9 du Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie dispose en effet : « 1. Le Tribunal international et les juridictions nationales sont concurremment compétents pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis le 1 e r janvier 1991. 2. Le Tribunal international a la primauté sur les juridictions nationales. A tout stade de la procédure, il peut demander officiellement aux juridictions nationales de se dessaisir en sa faveur conformément au présent statut et à son règlement. » Le droit français a d'ailleurs mis en œuvre cette obligation par l'adoption de la loi n° 95-1 du 2 janvier 1995 qui prévoit, dans son chapitre II, le dessaisisse­ment des juridictions françaises à la demande du Tribunal pénal. Le Statut de la Cour pénale internationale adopté à Rome le 17 juillet 1998 ne va pas aussi loin, puisque son article 1 e r dispose que « [La Cour] est complémentaire des juridictions criminelles nationales » ; une simple coopéra­tion internationale est mise en place par le chapitre LX du Statut, qui englobe l'extradition et la coopération dans les enquêtes et poursuites.

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pourrait sembler suffisant : dans les litiges entre les descendants des victimes de spoliations et les banques européennes, l'intérêt des demandeurs peut être, en effet, de rechercher non pas la punition des responsables des spoliations sur le plan pénal, mais simplement la restitution des sommes contestées en s'étant assurés au préalable que, du fait de l'activité des banques dans l'Etat fédéral où siège le juge saisi (New York), il existe une compétence in personam à l'égard de ces banques et donc une possibilité d'action exécutoire sur leurs biens se trouvant sur le territoire américain en cas de jugement favorable aux victimes ; cet intérêt pratique est indubitablement servi par la flexibilité avec laquelle le juge américain admet les conditions dans lesquelles l'Alien Tort Claims Act peut être invoquée (107). La compétence existe alors sur le seul fondement de la localisation des biens du défendeur et aboutit à nier celle des tribunaux situés dans les Etats qui ont un rattachement plus fort avec le différend ou les parties (108). Elle peut également empiéter sur la compétence d'un Etat intéressé par le différend et qui aurait, par ailleurs, décidé de se saisir de la question. Ces arguments ont été invoqués par les banques françaises dans les affaires qui les opposent aux descendants de victimes de spoliations nazies, dans la mesure où, d'une part, une action multilatérale internationale est menée pour parvenir à une résolution globale des spoliations et, d'autre part, le Gouvernement français a entrepris, avec la Mission Mattéoli, un effort historique et juridique tendant à la restitution de l'intégralité des avoirs juifs en déshérence (109). Cette approche globalisante n'est pas nouvelle : en 1947, le juge américain avait été saisi d'actes d'exac­tion d'agents nazis et avait renoncé à statuer au nom de la gêne qu'aurait occasionnée sa décision dans les négociations parallèles et globales relatives aux restitutions d'après-guerre (110).

(107) V . par exemple Filartiga v. Peña-Irala, précité note 84, p. 877 : «Thus, whenever an alleged torturer is found and served with process by an alien within our borders, § 1350 provides federal jurisdiction. » ; Kadic v. Karadzic, précité note 88, p. 247 : « We therefore reject Karadzic's proposed construction of section 11, because it would effectively create an immunity from suit for United Nations invitees where none is provided by the express terms of the Headquarters Agreement. [...] invitees are not immune from legal process while in the United States at locations outside of the Headquarters District ». V . également D. VAGTS, « Restitution for Historic Wrongs, the American Courts and International Law », art. précité note 51, p. 232 : « In considering such claims, one needs to take accounts first of differences between European and American ideas about jurisdiction to adjudicate. [...] A particularly striking example is the American courts' penchant for taking cases where the only basis for doing so is the defendant's transitory presence in the jurisdiction at the time of service of process ».

(108) V . D. VAGTS, qui soulève la question de l'exécution du jugement ainsi rendu sur le fondement d'un rattachement exorbitant : « To be worthy of enforcement, a judgment must not rest on a basis that is 'exorbitant'. [...] Most of the actions against foreign parties arising from the activities of the 1940s are based on the personal or corporate presence of the defendant in the United States, since the acts complained of took place elsewhere and were not involved in the business that defendant now conducts in the United States. [...] While it will be possible to satisfy the resulting judgments from the US assets of the defendants or they may conclude that business pressures require them to-make payment, those judgments will not be enforceable in the courts of Europe », ibid.., p. 233.

(109) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Motion to dismiss, 4 mai 1998. (110) «That claim would have to be adjudicated as an item of the general claim for

reparations against Germany ; it could not be left to the decision of any other tribunals than those to which the ascertainment of reparations will be left. Moreover, since the defendant's claim - more probably, that of the Belgian government upon its behalf - would be measured by the plaintiffs recovery in the case at bar, the liquidation of the plaintiff s claim must also be treated as an item in the account against Germany. Otherwise, that account will be left pro tanto to the hazard of any court in any state which can obtain jurisdiction over any transferee. [...] the claim is reserved for adjudication along with all other such claims as part of the final settlement with Germany », Bernstein v. Van Heyghen Frères Société Anonyme, 163 F.2d 246 (1947), pp. 251-252.

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102 RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

II. - LA RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS EN DÉSHÉRENCE SOUS L'ANGLE DES RÈGLES SUBSTANTIELLES

DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

La restitution des avoirs juifs en déshérence ayant été demandée devant les juridictions américaines sur le fondement de violations de règles du droit international, deux types de questions se posent, en particulier au regard du choix du forum américain : les règles relatives à l'invocabilité des règles substantielles du droit international (A) et l'applicabilité du droit pénal international par le juge américain en matière civile (B).

A. Invocabilité des règles substantielles du droit international devant le juge américain

La restitution des avoirs juifs en déshérence a été réclamée sur le fondement de la violation du droit international. Deux textes en droit améri­cain permettent aux particuliers d'entamer une action sur ce fondement devant les juridictions fédérales : il s'agit des sections 1331 (111) et 1350 (112) du US Code. Ces deux textes ont été invoqués par les demandeurs dans les affaires Bodner et Benisti (113). La formulation de chacun de ces deux textes a son importance puisque la violation dont se plaint le demandeur peut résulter du droit international de manière plus ou moins directe (« com­mitted in violation of the law of nations or a treaty of the United States », § 1350) ou indirecte (« arise under the Constitution, laws or treaties of the United States », § 1331). Cette formulation soulève deux types de questions : quelle source internationale, coutumière ou conventionnelle, est invoquée par les particuliers (a) et quelles sont les incidences des règles américaines relatives au droit d'ester en justice (cause of action) en cas de violation des règles du droit international, ce qui se rapporte ici au caractère self-executing ou non de la règle invoquée (b) ? La question du droit d'ester en justice, question de recevabilité, est ainsi traitée au titre des règles substantielles du droit international pour la raison tenant au lien intime qui rattache ici le droit d'action concernant une règle de droit international et la substance ainsi que le statut de la règle invoquée.

a) Les sources du droit international invocables

C'est autant le droit international conventionnel que le droit internatio­nal coutumier que les demandeurs invoquent dans l'ensemble des procès engagés pour la restitution des avoirs juifs en déshérence. La difficulté à laquelle est confronté un tel argument provient d'abord du statut des règles internationales dans le droit du for : qu'elles soient coutumières ou conven­tionnelles, elles doivent constituer des règles applicables en droit américain. Cela signifie, pour les conventions invoquées, qu'elles lient bien entendu les

(111) « The district courts shall have original jurisdiction of all civil actions arising under the Constitution, laws, or treaties of the United States ».

(112) « The district courts shall have original jurisdiction of any civil action by an alien for a tort only, committed in violation of the law of nations or a treaty of the United States ».

(113) Dans la première affaire, l'un des fondements de la compétence de la Cour saisie est également la diversity, c'est-à-dire la domiciliation des plaideurs dans des Etats différents et, en l'occurrence, la nationalité américaine des demandeurs et la nationalité étrangère des défendeurs. Nous ne nous attarderons cependant pas sur cet argument, qui soulève essentiellement des questions de droit américain.

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RESTITUTION DES AVOIRS JULES SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC 103

Etats-Unis (114) et qu'elles puissent être invoquées par les particuliers (115) ; pour les règles coutumières, cela implique qu'elles soient reconnaissables par le juge et qu'elles puissent donc être définies. La véritable difficulté provient précisément de l'identification de la règle coutumière : la jurisprudence se réfère tantôt au « customary international law », tantôt au concept de « law of nations », cette dernière étant consacrée par les textes (116). Le choix de l'expression peut être important dans la mesure où une référence au droit régissant les rapports entre nations (law of nations) peut signifier implicite­ment qu'il s'agit d'un droit ne concernant pas les rapports entre individus et ne pouvant dès lors pas être invoqué en droit interne (117). Bien qu'il ait tendance à confondre la coutume internationale avec le droit international -« law of nations » pouvant tout aussi bien signifier « droit international » que « droit international coutumier » (118) - le juge américain tente malgré tout de dégager des critères d'identification de la règle coutumière internationale tels que le caractère définissable, obligatoire et universellement admis de la règle invoquée (119), en se reportant à des instruments conventionnels ou des écrits doctrinaux (120).

(114) V. Hanoch Tel Oren et al. V. Libyan Arab Republic, précité note 80 : les demandeurs, qui avaient invoqué treize traités pour établir la responsabilité de la Libye dans l'attaque terroriste d'un bus en Israël, se sont vus opposer par la Cour le fait que seulement cinq des treize traités liaient les Etats-Unis et pouvaient ainsi être invoqués, v. Opinion individuelle du juge Bork, pp. 808-810. La difficulté provient du fait que, dans la plupart des cas, les conventions internationales sont invoquées non seulement à titre autonome, mais aussi pour établir l'existence d'une règle coutumière, sans que les parties fassent toujours cette distinction.

(115) V. infra, b. (116) Le § 1350 du US Code renvoie en effet à une violation « of the law of nations or a treaty

of the United States ». Le texte plus général en matière de compétence fédérale des juridictions américaines, le § 1331, renvoie à une violation « arising under the Constitution, laws, or treaties of the United States » ; le droit international coutumier n'est certes pas évoqué, mais est contenu implicitement dans le renvoi aux lois des Etats-Unis qui, en vertu des articles III et VI de la Constitution lues ensemble, incorporent le droit international coutumier, v. par exemple J. PAUST, « Customary International Law in the United States : Clean and Dirty Laundry », précité note 98, p. 84 s.

(117) Willy Dreyfus v. August von Finck and Merck, Finck & Co. devant la US Court of Appeals for the Second Circuit, arrêt du 6 avril 1976, 534 F.2d 24 ; v. également Leo Handel, Leon and Shari Kabiljo et al. v. Andrija Artukovic, arrêt du 31 janvier 1985 de la US District Court for the Central District of California, 601 F. Supp. 1421.

(118) Dans le cas de YAlien Tort Claims Act, qui semble créer une opposition entre « law of nations » et « a treaty of the United States », la distinction n'est pas faite par le juge qui se réfère, à propos de cette loi, au concept de « law of nations » comme signifiant le droit international : « The law of nations deals primarily with the relationship among nations rather than among individuals ; 'it is termed the law of nations, or international law, because it is relative to states or political societies and not necessarily to individuals, although citizens or subjects of the earth are greatly affected by it' », Dreyfus v. von Finck, précité note 117, p. 30.

(119) V. Alfredo Forti and Debora Benchoam v. Carlos Guillermo Suarez-Mason, arrêt du 6 octobre 1987, précité note 85. Cette affaire concernait une action civile de citoyens argentins contre un ancien général argentin pour des actes de torture et de meurtre. Saisie sur le fondement, entre autres, de l'Alien Tort Claims Act, la Cour déclarait : « This 'international tort' must be one which is definable, obligatory (rather than hortatory) and universally condemned [...]. The requirement of international consensus is of paramount importance, for it is that consensus which evinces the willingness of nations to be bound by the particular legal principle, and so can justify the court's exercise of jurisdiction over the international tort claim », p. 1540. Ainsi, alors que la prohibition de la torture, de l'exécution sommaire ou de la détention arbitraire est reconnue comme fermement établie en droit international, le juge ne reconnaît pas le caractère coutumier au traitement inhumain et dégradant ou à la prohibition de la disparition (causing disappearance), v. Forti v. Suarez-Mason (« plaintiffs do not cite the Court to any case finding that causing the disappearance of an individual constitutes a violation of the law of nations », arrêt du 6 octobre 1987, précité note 85, p. 1542 ; v. cependant l'arrêt rendu l'année d'après par la même juridiction, « in the Court's view, the submitted materials are sufficient to establish the existence of a universal and obligatory international proscription of the tort of 'causing disappearance' », arrêt du 6 juillet 1988, précité note 85, p. 710).

(120) V. Filartiga v. Peña-Irala, précité note 84, dans laquelle la Cour a recherché la prohibition de la torture dans la Charte des Nations Unies, la Résolution 3452 de l'Assemblée

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104 RESTITUTION DES AVOIRS JULES SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

L'absence de distinction entre, d'une part, le droit international et le droit international coutumier pris en tant que concepts et, d'autre part, le droit international coutumier et le droit international conventionnel pris en tant que sources distinctes et autonomes du droit international, se retrouve dans les demandes de restitution des avoirs en déshérence contre les banques françaises. Invoquant en effet des conventions internationales et en affirmant dans le même temps qu'aucune référence précise à un instrument particulier n'est nécessaire (121), les demandeurs évoquent ces conventions simplement pour illustrer la coutume internationale (122). Ce parti-pris peut s'expliquer par le souci d'éviter les difficultés liées aux exigences du juge américain concernant le droit d'invoquer une règle de droit international (123).

b) Le droit d'invoquer une règle de droit international

L'une des difficultés auxquelles sont confrontés aujourd'hui les deman­deurs dans les affaires de restitution d'avoirs en déshérence est procédurale : ils doivent être en mesure d'établir leur droit d'action sur le fondement du droit international {right of action ou cause of action). Le droit international n'est en effet appliqué par le juge américain que si le particulier dispose du droit d'invoquer la règle dont il prétend qu'elle est violée. Il ne s'agit plus alors de définir la règle mais de déterminer les sujets qu'elle vise : le juge détermine si la règle internationale invoquée est self-executing, dans le sens où elle ouvre un droit d'action au particulier.

La compétence générale des juridictions fédérales en matière civile, au regard d'une violation du droit international, existe pour les actions « arising under the Constitution, laws, treaties of the United States » en ce qui concerne les citoyens américains (§ 1331) et pour un « tort committed in violation of the law of nations or a treaty of the United States » (§ 1350) en ce qui concerne les étrangers. Il faut considérer chacun de ces textes séparément.

(Suite note 120) générale de l'ONU ou encore la Déclaration universelle des droits de l'homme : « The Supreme Court has enumerated the appropriate sources of international law. The law of nations 'may be ascertained by consulting the works of jurists, writing professedly on public law ; or by the general usage and practice of nations ; or by judicial decisions recognizing and enforcing that law'. [...) There now exists an international consensus that recognizes basic human rights and obligations owed by all governments to their citizens [...]. Having examined the sources from which customary international law is derived the usage of nations, judicial opinions and the works of jurists we conclude that official torture is now prohibited by the law of nations. The prohibition is clear and unambiguous, and admits of no distinction between treatment of aliens and citizens. [...] », pp. 880 et 884.

(121) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Opposition to Motion to dismiss, 17 décembre 1998 : « The international law claims raised in the Amended Complaint, however, do not hinge upon the particular provisions of any specific treaty. Accordingly, Defendants cannot complain that they are unable to ascertain the Plaintiffs' international law claims simply because the Amended Complaint does not specifically identify any of the treaties outlawing the Defendants' conduct ».

(•122) Ibid. : «As previously noted, there was no need for the Plaintiffs to allege the specific titles of treaties since international treaties, which are universally recognized and generally judicially noticed, merely provide evidence of the relevant norms or principles of customary international law. »

(123) Paradoxalement, en effet, le droit international coutumier, bien que difficilement identifiable, est appliqué dès lors qu'est établie, par tous moyens, sa reconnaissance universelle et non ambiguë, alors que l'invocation du droit international conventionnel donne lieu à une recherche du caractère self-executing ou non de ses règles. Une confusion entre la source coutu­mière et la source conventionnelle permet alors de concentrer la question du caractère invocable des règles sur un agrégat coutumier et-de dispenser les juridictions américaines d'une recherche plus précise du caractère self-executing de la règle conventionnelle invoquée.

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RESTITUTION DES AVOIRS JULES SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC 105

En vertu du § 1331, l'action d'un citoyen américain pour une violation du droit international, comme dans les affaires Bodner ou Duueen, peut être entamée sur le fondement d'une règle internationale seulement si cette règle est reconnue comme self-executing ; souvent appliqué aux règles convention­nelles (124), ce principe a également trouvé application pour les règles coutumières (125). Cette exigence signifie, pour le juge américain, que le législateur doit être intervenu pour transposer la règle internationale qui ne concerne que les Etats et non les individus. Certains critères ont été dégagés à cet effet par le juge (126), mais il s'estimera très facilement lié par les exigences du § 1331 et la nécessité que les règles invoquées par les particu­liers leur soient destinées. La jurisprudence a ainsi été restrictive sur le caractère self-executing de traités tels que la Convention de La Haye IV du 18 octobre 1907 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre (127) ou la Charte des Nations Unies (128); or il s'agit des textes invoqués par les demandeurs dans les requêtes en restitution des avoirs en déshérence (129).

(124) Selon l'expression consacrée, « Rarely is the relationship between a private claim and a general treaty sufficiently direct so that it may be said to 'arise under' the treaty as required by art. Ill, § 2, cl. 1 of the Constitution. It is only when a treaty is self-executing, when it prescribes rules by which private rights may be determined, that it may be relied upon for the enforcement of such rights », Dreyfus v. von Finck, précité note 117, pp. 29-30 ; v. également Hanoch Tel Oren v. Libyan Arab Republic, précité note 114, opinion individuelle du Juge Bork, p. 808 et Leo Handel et al. v. Andrija Artukovic, précité note 117, p. 1425.

(125) Bien que, dans l'affaire Dreyfus v. von Finck, précité note 117, la Cour ait défini l'expression « law of nations » comme signifiant les rapports entre Etats et non entre individus, elle a exigé qu'elle soit, comme pour le droit des traités, self-executing, v. p. 30 : « Like a general treaty, the law of nations has been held not to be self-executing so as to vest a plaintiff with individual legal rights. ». V. également Leo Handel v. Andrija Artukovic, précité note 117, dans laquelle la recherche du caractère self-executing des règles invoquées concerne le droit coutumier internatio­nal. Dans cette affaire, le juge a recherché les trois fondements sur lesquels un particulier peut disposer du droit d'invoquer le droit international : « an explicit grant of authority under 28 USC. § 1331 ; an implicit right derived from the law of nations ; or an implicit right derived from federal common law », p. 1426 ; concernant le dernier cas de figure, la Cour a envisagé le cas du droit international coutumier et déclaré que « Unlike violations of federal statutes or the United States Constitution, no American legislative body has acted in any way with respect to customary international law. To imply a cause of action from the law of nations would completely defeat the critical right of the sovereign to determine whether and how international rights should be enforced in that municipality [...]. Until Congress evinces an intent to give effect to international law, either by passing a jurisdictional statute or by incorporating international rights into the statutes of the United States, the Court declines to infer such an intent solely from the United States' membership in the community of nations », p. 1428.

(126) V. Leo Handel v. Andrija Artukovic, affaire précitée, p. 1425 : « The extent to which an international agreement establishes affirmative and judicially enforceable obligations without implementing legislation must be determined in each case by reference to many contextual factors : (1) the purposes of the treaty and the objectives of its creators, (2) the existence of domestic procedures and institutions appropriate for direct implementation, (3) the availability and feasibili­ty of alternative enforcement methods, and (4) the immediate and long-range social consequences of self- or non-self-execution. [...]. A treaty which provides that signatory states will take measures through their own laws to enforce its provisions evinces an intent that the treaty not be self-execu­ting. »

(127) V. Leo Handel v. Andrija Artukovic, précité note 117, p. 1425 : « the treaty is not a source of rights enforceable by an individual litigant in a domestic court » ; v. également Dreyfus v. von Finck, précitée note 117, p. 30, et Tel Oren et al. v. Libyan Arab Republic, précité note 114, opinion individuelle du Juge Bork, p. 810.

(128) V. Tel Oren et al. v. Libyan Arab Republic, précité note 114, opinion individuelle du Juge Bork, p. 809.

(129) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Second amended complaint, 17 décembre 1998. Les autres instruments invoqués sont en particulier la Charte de Nuremberg, la Convention relative à la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et la Déclaration universelle des droits de l'homme. Dans l'affaire Tel Oren, la Cour avait également été saisie sur la base d'autres conventions incluant la Convention relative au crime de génocide et la Déclaration universelle des droits de l'homme. Elle a estimé que ces deux textes n'étaient pas

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106 RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

L'Alien Tort Claims Act (§ 1350), qui permet l'action d'un étranger sur le fondement d'une violation du droit international, comme dans l'affaire Benisti, a une portée plus large que le § 1331 du US Code : « Contrairement à la section 1331, qui requiert qu'une action résulte des lois des Etats-Unis, la section 1350 ne requiert pas que l'action résulte du droit des gens, mais exige seulement 'une violation du droit des gens' pour qu'il puisse exister un droit d'action en justice. Le vocabulaire utilisé dans la loi est explicite sur ce sujet : par ses termes exprès, rien de plus qu'une violation du droit des gens n'est exigée pour que la section 1350 puisse être invoquée » (130). Ainsi, il n'est pas exigé de l'étranger qu'il dispose d'un droit autonome d'engager une action, mais seulement qu'il démontre la violation du droit international (131).

La lecture très libérale de ce texte aboutit alors à ce que l'étranger qui souhaite entamer une action civile aux Etats-Unis sans rattachement avec le for se voit dispensé de l'exigence du caractère self-executing des règles internationales invoquées lorsque l'action civile est entamée par des natio­naux américains (132). Certes, ce libéralisme peut s'expliquer par la logique de Y Alien Tort Claims Act, qui est d'ouvrir le prétoire américain aux étran­gers non résidents, par définition non soumis à l'ordre juridique américain et donc non concernés par le fait que la règle internationale invoquée est incorporée au droit américain ou non. Il crée cependant deux régimes pour les règles de droit international en droit américain, selon qu'elles sont invoquées par un Américain ou par un étranger : la même règle peut être non invocable puisque non self-executing (section 1331) ou invocable puisque violée, même si

(Suite note 129) invocables en tant que traités car ils ne liaient pas les Etats-Unis, mais que cela ne les empêchait pas d'être invoqués à titre d'illustration du droit international coutumier : « Even if the remaining eight [treaties] are relevant to Count II of the complaint as evidence of principles of international law, they are not treaties of the United States », Tel Oren et al. v. Libyan Arab Republic, précité note 114, opinion individuelle du Juge Bork, p. 809.

(130) « Unlike section 1331, which requires that an action 'arise under' the laws of the United States, section 1350 does not require that the action 'arise under' the law of nations, but only mandates a 'violation of the law of nations' in order to create a cause of action. The language of the statute is explicit on this issue : by its express terms, nothing more than a violation of the law of nations is required to invoke section 1350 ». La Cour continue en ce sens : while the 'violation' language of section 1350 may be interpreted as explicitly granting a cause of action, the 'arising under' language of section 1331 cannot be so interpreted. Section 1331, standing alone, does not give the Court jurisdiction over plaintiffs' claims », Leo Handel v. Andrija Artukovic, précité note 117, p. 1427.

(131) V. Forti v. Suarez-Mason, précité note 85, pp. 1538-1539: « It is unnecessary that plaintiffs establish the existence of an independent, express right of action, since the law of nations clearly does not create or define civil actions, and to require such an explicit grant under international law would effectively nullify that portion of the statute which confers jurisdiction over tort suits involving the law of nations. Rather, a plaintiff seeking to predicate jurisdiction on the Alien Tort Statute needs only plead a 'tort... in violation of the law of nations' » ; v. Kelbessa. Negewo v. Hirute Abebe-Jiri et al., précité note 86, p. 846-847 : « we read the statute as requiring no more than an allegation of a violation of the law of nations in order to invoke section 1350. [...] Moreover, the 'committed in violation' language of the statute suggests that Congress did not intend to require an alien plaintiff to invoke a separate enabling statute as a precondition to relief under the Alien Tort.Claims Act ». V. également John Doe et al. v. UNOCAL, précité note 78, dans laquelle la Cour, formulant le principe, renvoie à l'invocabilité d'une norme de jus cogens : « The prohibition against official torture rises to the level of a jus cogens norm, and jurisdiction may be premised on a violation of that norm », p. 889.

(132) Comp. avec la méthode française en matière de compétence universelle, B. STEKN, « La compétence universelle en France : le cas des crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda », précité note 92. Pour une illustration récente de l'attitude libérale du juge américain sur le fondement du § 1350, v. S. Kadic, v. Karadzic, précité note 88 ; Mushikiwabo et al. V. Jean Bosco Barayagwiza, précité note 89. Pour une décision en sens contraire, v. Dreyfus v. von Finck, précité note 117, dans laquelle l'action sur le fondement du § 1350 fut refusée au motif qu'il n'y avait pas de violation du droit international coutumier, par ailleurs non invocable en l'espèce.

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RESTITUTION DES AVOIRS JULES SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC 107

elle ne crée pas de droits pour les particuliers (section 1350) (133). La seule solution, face à la tendance du juge de reconnaître plus facilement sa compétence sur le fondement du § 1350, est alors de se fonder sur des textes conventionnels qui, bien que non self-executing, ne seront invoqués que pour illustrer une coutume internationale qui sera alors le fondement de l'action. C'est la démarche adoptée par les demandeurs dans l'affaire Bodner, le flou qui entoure le statut du droit international coutumier en droit américain et son invocabilité étant alors un avantage offert aux plaideurs américains. Il reste à savoir si la juridiction saisie les suivra sur ce plan pour admettre les demandes dans les deux séries d'affaires portées par des étrangers {Benisti) autant que par des américains {Bodner, Duveen) (134).

B. Applicabilité du droit pénal international pour la mise en cause d'une responsabilité civile

Depuis quelques années, le droit pénal international connaît un nouveau développement avec la création des Tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, l'adoption d'une convention sur une Cour pénale internationale, et les procès relatifs aux génocides en ex-Yougoslavie, au Rwanda ou se rapportant à la Seconde Guerre mondiale. Les requêtes portées devant le juge américain relatives aux avoirs en déshérence ou à l'esclavage des victimes juives ont en commun avec les procès engagés sur le plan pénal le fait qu'elles s'appuient sur les mêmes règles substantielles Tav­elles s'en distinguent en ce sens qu'elles constituent des class actions, ce qui a des répercussions sur l'appréciation du comportement mis en cause (b).

a) Les règles substantielles de droit international applicables

C'est essentiel lement sur le fondement du droit international que la responsabilité civile de particuliers, à titre personnel ou officiel, est mise en

(133) V. par exemple Filartiga v. Peña-Irala, précité note 84, p. 881 s., qui prend en compte la violation de la Charte des Nations Unies ainsi que la Déclaration universelle des droits de l'homme, alors que, dans l'affaire Tel Oren, le juge n'a accepté de considérer les mêmes instruments qu'à titre d'illustration d'une coutume internationale mais non à titre conventionnel. Pour une critique de cette tendance à autoriser un droit d'action autonome aux étrangers sur le seul fondement d'une violation du droit international, v. les opinions individuelles des juges Edwards et Bork dans l'affaire Tel Oren. Selon le premier, « The Second Circuit read § 1350 'not as granting new rights to aliens, but simply as opening the federal courts for adjudication of the rights already recognized by international law'. Filartiga [...]. I construe this phrase to mean that aliens granted substantive rights under international law may assert them under § 1350. This conclusion as to the meaning of this crucial yet obscure phrase results in part from the noticeable absence of any discussion in Filartiga on the question whether international law granted a right of action », p. 780, note 5. Selon le second, « appellants' broad reading would have to apply equally to actions brought to recover damages for torts committed in violation of treaties, since treaties stand in exactly the same position in section 1350 as principles of customary international law (the law of nations). Such an application would render meaningless, for alien plaintiffs, the well-established rule that treaties that provide no cause of action cannot be sued on without (express or implied) federal law authorization. Judge Edwards' approach, as well as the analysis of the Second Circuit in Filartiga, would also make all United States treaties effectively self-executing. [...] In addition, appellants' construction of section 1350 is too sweeping. It would authorize tort suits for the vindication of any international legal right. As demonstrated below, that result would be inconsistent with the severe limitations on individually initiated enforcement inherent in international law itself, and would run counter to constitutional limits on the role of federal courts », ibid., p. 812.

(134) La même question s'était posée dans les affaires concernant les banques suisses mais, du fait de la négociation entre les parties et de l'abandon des requêtes, il n'existe pas de jurisprudence dans un cas similaire (restitution d'avoirs) devant la Cour fédérale du District Est de New York.

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cause devant les juridictions américaines, ce qui n'exclut pas l'applicabilité du droit interne en tant que lex loci delicti (135). La question pourrait ainsi banalement se ramener à celle de l'application du droit international par le juge interne. Elle n'est pourtant pas banale puisqu'elle concerne l'application par le juge américain des règles du droit pénal international pour indemniser les victimes sur le seul plan civil.

Les règles de droit international invoquées par les demandeurs dans les affaires des avoirs juifs en déshérence devant le juge américain ne diffèrent que très peu d'une affaire à l'autre. Dans les affaires concernant les banques françaises (136), les principales règles de droit international invoquées par les parties sont le droit coutumier tel qu'incorporé en droit fédéral américain et codifié dans les instruments invoqués, c'est-à-dire les principes contenus dans le Statut du Tribunal de Nuremberg, la Convention relative à la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l'homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, la Déclaration sur le temps de guerre de la Conférence de Bruxelles du 27 août 1874, la Convention de La Haye IV du 18 octobre 1907 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre, le traité franco-américain d'établissement du 25 novembre 1959, et le Protocole n° 1 du 20 mars 1952 à la Convention européenne des droits de l'homme (137).

Parmi ces instruments, les règles invoquées en particulier sont l'article 46 de la Convention de La Haye IV (138) et l'article 6.b de la Charte du Tribunal de Nuremberg (139) ; le traité franco-américain d'établissement est invoqué en son article IV (3), qui prescrit le paiement d'une indemnisation en

(135) Pour une mise en cause sur le fondement du droit interne, v. Léo Handel v. Andrija Artukovic, et Louise Mushikiwabo et al. v. Jean Bosco Barayagwiza, précités notes 117 et 89, sur les droits yougoslave et rwandais applicables au fond.

(136) Les règles invoquées dans les requêtes contre les banques suisses et allemandes sont très similaires. Pour les banques suisses, v. Friedman v. Union Bank of Switzerland, Affaire n° 96 Civ. 5161 (EDNY, Complaint, 21 octobre 1996) ; Weisshaus v. Union Bank of Switzerland, Affaire n° 96 Civ. 4849 (EDNY, Amended complaint, 24 janvier 1997). V. également S. Bilenker, « In re Holocaust Victims' Assets Litigation : Do the US Courts Have Jurisdiction Over the Lawsuits Filed by Holocaust Survivors Against the Swiss Banks ? », Maryland Journal of International Law and Trade, 1997, p. 251 s. Pour les banques allemandes, v. Henry Duveen et al. cl Deutsche Bank, AG, Dresdner Bank, AG, Commerzbank, AG, Affaire 98 Civ. 6620 (EDNY, Complaint, 28 octobre 1998).

(137) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Second amended complaint et Opposition to Motion to dismiss, 17 décembre 1998 ; Benisti et al. v. Banque Paribas et al., précité note 38, Complaint, 23 décembre 1998. Nous avons déjà évoqué le peu de pertinence de certains de ces instruments, y compris la Convention européenne des droits de l'homme, au regard des réclamations des victimes. Malgré l'ambiguïté de la requête, il semble que ces instruments soient invoqués au titre d'illustration de l'universalité du principe d'indemnisation en cas d'expropriation.

(138) En réalité, l'article 46 de l'annexe à la Convention : « L'honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée, ainsi que les convictions religieuses et l'exercice des cultes, doivent être respectés. La propriété privée ne peut pas être confisquée. », Convention IV concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, signée à La Haye le 18 octobre 1907, JO du 8 décembre 1910, p. 9930.

(139) « Les crimes de guerre : c'est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l'assassinat, les mauvais traitements et les déporta­tions pour des travaux forcés, ou tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l'assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l'exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires », Accord entre le Gouvernement provisoire de la République Française et les Gouvernements des Etats-Unis d'Amé­rique, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et de l'Irlande du Nord et de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l'Axe, signé à Londres le 8 août 1945, publié par décret n° 45-2267, JO du 7 octobre 1945, p. 6314.

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RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC 109

cas d'expropriation (140). Le principal reproche fait aux banques françaises est d'avoir, pendant la période d'Occupation, procédé à la discrimination des demandeurs sur la base de leur appartenance raciale, participé au pillage de leurs avoirs, privé la communauté juive des moyens financiers dont elle avait besoin pour s'échapper et facilité leur assass inat; pour la période suivant l'Occupation, ce qui est reproché aux banques est d'avoir refusé de restituer les avoirs volés, dissimulé aux victimes toute information concernant ces avoirs et investi lesdits avoirs à des fins d'enrichissement (141). Ainsi, mises à part les demandes fondées sur le traité bilatéral d'établissement et les règles de droit interne (142), c'est essentiel lement sur des instruments prohi­bant le crime de guerre et le génocide que se fondent les réclamations en restitution d'avoirs en déshérence. Même si l'action est portée sur le plan civil, cela implique pour le juge saisi d'apprécier le comportement des ban­ques au regard de ces textes et, ainsi, de le qualifier en termes de complicité dans le crime de génocide ou le crime de guerre.

Un dernier point doit être soulevé à ce stade. Il s'agit de la prescription de l'action (143) qui, bien que concernant la recevabilité de la requête des demandeurs en droit américain, doit être évoqué ici en raison de sa démarca­tion fondamentale avec le droit pénal international, droit applicable au fond. En effet, alors que l'action pénale pour un crime contre l'humanité est imprescriptible (144), l'action civile, pour les mêmes faits, se révèle prescrip­tible, ainsi que le juge l'a déclaré dans l'affaire Handel : « La poursuite pénale des crimes contre l'humanité ne devrait et n'est soumise à aucune loi de prescription ; mais les actions civiles ne peuvent être soumises au même principe en droit américain » (145). La règle vaut pour les crimes de

(140) « Les biens des ressortissants et des sociétés de l'une des Hautes Parties contractantes ne feront pas l'objet d'une mesure d'expropriation dans les territoires de l'autre Haute Partie contractante si ce n'est dans l'intérêt public et sous réserve d'une juste indemnité. Cette indemnité représentera l'équivalent des biens expropriés ; elle sera accordée sous une forme effectivement réalisable et sans retard inutile. Les dispositions adéquates en vue de la fixation et du payement de ladite indemnité devront être prises au plus tard au moment de la dépossession », Convention d'établissement entre la France et les Etats-Unis d'Amérique, 25 novembre 1959, publiée par décret n° 60-1330, JO du 15 décembre 1960, p. 11220.

(141) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Second amended complaint, 17 décembre 1998. C'est essentiellement sur le fondement du traité bilatéral de 1959 que les demandeurs cherchent à établir que, postérieurement à 1959, date de signature et d'entrée en vigueur du traité, les banques auraient continué de violer la règle de juste indemnisation en cas d'expropriation, du fait qu'ils ont retenu les avoirs en déshérence d'une part et n'ont pas dévoilé les informations aux possibles successeurs d'autre part.

(142) Les griefs fondés sur une violation du droit américain sont le détournement de fonds (conversion), l'enrichissement sans cause (unjust enrichment), la violation de l'obligation fiduciaire des banques vis-à-vis de leurs clients (breach of fiduciary and special duty) et la nécessité de procéder à une comptabilité des avoirs confisqués (accounting), Bodner et al. v. Banque Paribas et al., Second amended complaint, 17 décembre 1998. Les banques défenderesses, au contraire, se fondent sur le droit français comme droit applicable au fond pour rejeter la requête des deman­deurs, Motion to dismiss, 4 mai 1998.

(143) La prescription de l'action étant en effet une question procédurale, c'est au regard du droit du for qu'elle se décide et non au regard de la règle pénale internationale applicable au fond, même incorporée au droit fédéral : « Assuming, arguendo, plaintiffs' initial premise that federal rather than state law should provide the applicable rule of decision regarding the limitation of actions, there is no basis in the cases or commentaries for the conclusion that international law should govern the procedural aspects of plaintiffs' claim. [...] It is therefore municipal, rather than international, law that must provide the rule of decision for plaintiffs' international law claims. », Leo Handel et al. v. Andrija Artukovic, précité note 117, p. 1429.

(144) C'est sur le fondement de crime contre l'humanité que les victimes ou leurs descendants ont formulé leur requête dans les affaires relatives à l'esclavage des victimes juives, Henry Duveen v. Deutsche Bank et al., précité note 39, et Emanuel Rosenfeld v. Volkswagen, précité note 41.

(145) « Criminal prosecutions of crimes against humanity should be and are subject to a statute of no limitations ; but civil actions cannot be subjected to this rule under American law », Leo Handel et al. v. Andrija Artukovic, précité note 117, p. 1431.

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110 RESTITUTION DES AVOIRS JULES SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

guerre (146). Selon le juge américain, l'action civile fondée sur une violation du droit pénal international devrait se prescrire par une courte durée, en vue de protéger le système judiciaire contre les requêtes qui n'ont plus lieu d'être ou qui sont abusives, ou encore contre la perte des preuves et témoigna­ges (147); cette prescription abrégée n'aurait cependant pas d'incidence sur l'admissibilité de conditions suspensives de la période de prescription lorsque les circonstances le justifient (difficultés d'obtention de la documentation ou difficulté d'intenter une action par exemple) (148). C'est ainsi dans le sens d'une admissibilité de conditions suspensives que s'est développée la jurispru­dence récente lorsque l'action civile n'a pas pu être intentée, par exemple, du fait de l'inexistence ou de l'inutilité manifeste de recours dans le pays d'origine (149). L'enjeu, dans les requêtes en restitution des avoirs juifs en déshérence, est donc de prouver que les victimes ou leurs héritiers se sont véritablement heurtés à un refus des banques de leur permettre l'accès à leurs comptes ou de dévoiler les informations concernant ces comptes ; cet argument a été invoqué par l'ensemble des victimes dans le cas des banques suisses (150), françaises (151) et allemandes (152). Il s'agit alors pour le juge saisi d'apprécier les circonstances des affaires pour accorder une suspension de la période de prescription. A cet égard, les victimes se fondent essentielle-

(146) Les Etats-Unis ne sont pas parties à la Convention de New York du 26 novembre 1968 sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Bien que la question concernant les crimes de guerre ne fasse pas l'unanimité en matière de prescription, le juge américain a établi que les crimes de guerre étaient imprescriptibles, v. l'analyse des déclarations américaines lors de la Conférence de New York in Leo Handel et al. v. Andrija Artukovic, précité note 117, p. 1430 : « Thus, while the United States did not sign the resulting convention, it appears to recognize the principle that a statute of no limitation should be applied to the criminal prosecution of war crimes and crimes against humanity. »

(147) Dans la recherche du droit applicable à la prescription, le juge américain peut prendre en compte la difficulté de mise en œuvre de la loi étrangère pour appliquer le droit américain, droit fédéral ou droit de l'Etat où siège le juge, v. Forti v. Suarez-Mason : « The remaining question is whether the applicable state law is that of the foreign state in which the conduct causing the injury occurred, or that of the forum state. Since the Alien Tort Statute is a highly remedial statute, the limitations rule adopted should promote the policy of providing a forum for claims of violation of internationally recognized human rights. The effectiveness of this remedial scheme could be greatly weakened if the law of the foreign nation in which the conduct occurred governed the limitations period », arrêt du 6 octobre 1987, précité note 85, pp. 1547-1548.

(148) « [...] plaintiffs' international law claims should have a shorter rather than a longer limitations period. First, like instances of wrongful death, crimes against humanity are immediately known to the victims and their families. Second, a claim of a crime against humanity is one that is particularly susceptible of the loss of evidence through the death or disappearance of witnesses and the loss of documents ; it is unlike a claim for breach of a written contract, where the most critical evidence does not change with time. Finally, the gravity of international law violations mandates a reasonably short period to protect individuals from fraudulent claims. To hold that a short limitations period is appropriate is not to suggest that tolling provisions should apply with any less effect. A wide variety of considerations, from the disruptions of war to the difficulty in obtaining authenticated documents located in confidential government files, might justify delay in bringing suit for war crimes or crimes against humanity », ibid., p. 1431 et note 4.

(149) V. Forti v. Suarez-Mason, précité note 85, p. 1547 s. et l'application de la notion de circonstances exceptionnelles ou d'impossibilité d'intenter un recours ; v. également Hilao v. Estate of Marcos, 103 F.3d 767 (Ninth Cir., 1996), p. 773.

(150) L'une des victimes qui a été le plus popularisée dans les médias, Estelle Sapir, a soutenu devant la Cour fédérale du District Est de New York, que le Crédit suisse lui avait imposé de produire le certificat de décès de son père afin de pouvoir prétendre à la restitution de ses avoirs, Weisshaus v. Union Bank of Switzerland, précité note 36.

(151) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, en particulier Second amended complaint, 17 décembre 1998.

(152) Henry Duveen et al. v. Deutsche Bank et al., précité note 39. Cette requête présente en outre l'argument selon lequel les cours allemandes ont accordé la suspension du délai de prescrip­tion des requêtes relatives aux indemnisations contre les sociétés allemandes jusqu'au 7 novembre 1997.

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RESTITUTION DES AVOIRS JULES SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC 111

ment sur la publication toute récente des informations concernant le devenir des comptes et le comportement frauduleux (fraudulent concealment) des banques dans la dissimulation des informations ; les défendeurs se fondent sur le caractère vague des assertions des victimes concernant la fraude qui, au contraire, doit être prouvée dans les faits sur les efforts accomplis et les procédures mises en place après la fin de la guerre pour restituer les avoirs sans que les victimes ou leurs descendants utilisent ces procédures, ou encore sur les actions entreprises actuellement par l'Etat français pour satisfaire les demandes individuelles (153).

b) Signification du mécanisme de la class action pour l'appréciation du comportement dommageable

Les requêtes en restitution des avoirs juifs en déshérence sont toutes des class actions (154) dans lesquelles les requérants ont demandé la constitution d'un jury. Le mécanisme de class action a des incidences importantes dans la mesure où le procès engagé est un procès ouvert et l'appréciation du compor­tement qui est prétendu avoir causé un dommage se fait au regard d'un groupe indéterminé de personnes (155). Ainsi, le dommage devant être prouvé et apprécié concrètement, la difficulté réside dans la détermination autant de la qualité de victime que de celle de comportement dommageable.

S'agissant de la détermination du comportement dommageable du point de vue des règles du droit international invoquées au fond, l'un des désac­cords entre les parties concerne l'imputabilité aux banques des dommages soufferts par les victimes juives et leurs descendants. Les banques invoquent en effet l'obligation dans laquelle elles se trouvaient à l'époque des faits de se conformer aux lois de Vichy autant qu'aux lois postérieures concernant les programmes de restitution ou la prescription trentenaire frappant les avoirs en déshérence et organisant leur acquisition à l'Etat français (156). Les requérants, au contraire, invoquent les règles de droit pénal international telles qu'appliquées par le Tribunal de Nuremberg en vertu desquelles les ordres de la loi sont inopérants pour l'appréciation de la responsabilité civile de celui qui a suivi ces ordres (157), mais ne se prononcent pas sur l'imputa­bilité à l'Etat français du transfert des avoirs en vertu de la prescription trentenaire par exemple.

S'agissant de la détermination de la qualité de victime, elle se fait également au regard du comportement qui est prétendu dommageable : la

(153) En particulier, Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Motion to dismiss, 4 mai 1998.

(154) Devant les juridictions fédérales, la constitution de class actions est soumise à la satisfaction des règles de la Federal Rules of Civil Procedure, notamment la Rule 23 : « (a) Prerequisites to a Class Action. One or more members of a class may sue or be sued as repre­sentatives on behalf of all only if (1) the class is so numerous that joinder of all members is impracticable, (2) there are questions of law or fact common to the class, (3) the claims or defenses of the representative parties are typical of the claims or defenses of the class, and (4) the representative parties will fairly and adequately protect the interests of the class. »

(155) V. par exemple Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Second amended complaint : « The class of plaintiffs includes, but is not limited to, (a) those whose family's deaths Serge Klarsfeld documented and identified in Memorials, and whose personal and business property was 'aryanized' as documented in Weisberg's Vichy Law; (b) the survivors of the Holocaust in France, including those now living in the United States, who had assets wrongfully converted by one or more of the defendants during, or after the end of, World War II. »

(156) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Opposition to Motion to dismiss. V. également supra, I, A, les développements sur YAct of State.

(157) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Opposition to Motion to dismiss.

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112 RESTITUTION DES AVOIRS JUIFS SOUS L'ANGLE DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

requête formule, à partir des données factuelles concernant les requérants nommés (class représentatives), des questions destinées à dresser un tableau du comportement des défendeurs. Les réponses à ces questions, autant factuelles (par exemple, les banques ont-elles en leur possession des avoirs en déshérence ?) que juridiques (par exemple, les banques ont-elles violé le droit international ?), permettront alors de définir un comportement général par rapport auquel sera apprécié le dommage subi par toute victime qui pourra prouver qu'elle appartient à la class (en vertu de la class certification) (158). Ces réponses, on le voit, ne peuvent être apportées qu'au prix d'une investiga­tion approfondie. Les requérants nommés, qui ne disposent pas d'informa­tions précises concernant les avoirs dont ils réclament la restitution, ont sollicité une enquête judiciaire (discovery) ; les défenderesses se fondent, pour leur part, sur l'absence de dommages qui pourraient être concrètement attribués à leur comportement (159) et sur l'impraticabilité d'une enquête judiciaire pour le juge américain lorsque toutes les données se trouvent en France.

CONCLUSION

La question de la restitution des avoirs juifs en déshérence serait probablement demeurée sur un plan diplomatique si les juridictions américai­nes n'avaient pas été saisies par les descendants de victimes spoliées. La difficulté de l'affaire ne provient pas tant du choix de ces descendants de porter l'affaire devant le juge, mais du choix du forum retenu. Or ce forum peut ne pas convenir, comme le soulignent l'ensemble des défendeurs attraits devant le juge américain, lorsque la compétence des juridictions américaines est d'une part recherchée sur le fondement d'un rattachement qui n'est pas raisonnable (160) et ignore d'autre part le fait que la question est déjà évoquée par les Etats dont les institutions sont mises en cause (161). C'est en

(158) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37 : « [...] not every class member knows specifically which bank among the group of Defendants is responsible. Therefore, each member of the class alleges an injury in fact that arises from the challenged conduct of one or more of the Defendants, and each individual Plaintiff need not identify which particular Defendant injured him so long as liability is established jointly, severally or in the alternative. », Opposition to Motion to dismiss, pp. 7-8.

(159) Bodner et al. v. Banque Paribas et al., précité note 37, Motion to dismiss. (160) L'Alien Tort Claims Act va, à cet égard, bien plus loin que la doctrine américaine des

effets qui veut qu'une situation, née à l'étranger entre étrangers, relève de la compétence américaine dès lors qu'elle a des effets sur le territoire américain : V. Restatement (Third) The Foreign Relations Law of The United States, § 402 : « Subject to § 403, a state has jurisdiction to prescribe law with respect to (1) [...] (c) conduct outside its territory that has or is intended to have substantial effect within its territory ». V. également D. Vagts, « Restitution for Historic Wrongs, the American Courts and International Law », précité note 51, p. 233.

(161) Pour la France, le Premier ministre a créé la Commission Drai, sur les recommanda­tions de la Mission Mattéoli, chargée d'examiner les demandes individuelles : « L'instance, qui aura tous pouvoirs d'investigation et de recommandation auprès des organismes publics et privés, sera installée dans les meilleurs délais. Elle s'appuiera sur les travaux et recommandations de la Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France. Elle devra notamment s'assurer que d'autres personnes que celles qui ont formulé une demande ne sont pas fondées, en raison de leur parenté avec les victimes à formuler une demande identique. L'Instance disposera des moyens nécessaires pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés », v. le second rapport Mattéoli, précité note 13, p. 296. V. également « Avoirs juifs : Jospin crée une instance pour répondre aux demandes individuelles », Les Echos, 30 novembre 1998 ; « Lionel Jospin veut accélérer les réparations des victimes des spoliations de guerre », Le Monde, 30 novembre 1998.

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vertu de la même logique que l'Etat français a décidé d'intervenir à titre d'amicus curiae devant la juridiction fédérale saisie des litiges contre les banques françaises, afin de demander au juge de se dessaisir au bénéfice des procédures mises en place en France, le véritable forum où la réparation doit être recherchée (162).

La restitution des avoirs juifs, aussi juste soit-elle sur le plan moral et aussi stratégiquement efficace soit-elle par la saisine du juge américain par le procédé de la class action, ne manque pas de soulever le problème, du point de vue du droit international public, de la répartition des compétences étatiques lorsque c'est le juge d'un seul Etat extérieur aux parties comme aux différends qui est amené à rechercher et à proposer une solution globale qui ne saurait faire abstraction des Etats impliqués (163). Plus généralement, il est symptomatique de constater, dans la jurisprudence récente aux Etats-Unis, que la compétence civile du juge américain est recherchée pour la réparation de crimes de guerre et de génocides. Dans la mesure où de tel les requêtes peuvent être amenées à se multiplier, ne serait-ce qu'au regard des génocides commis en ex-Yougoslavie ou au Rwanda, l'alternative de droit international pourrait être trouvée dans la mise en place d'institutions spécialisées dans les indemnisations ou dans l'attribution à des institutions préexistantes, telles que les juridictions pénales internationales, ad hoc ou permanente, d'une compétence en matière civile. Cette démarche offrirait l'avantage d'une justice accessible aux particuliers, globale, centralisée, ren­due sur le fondement de règles bien déterminées, et non soumise à la jurisprudence parfois tâtonnante et au cas par cas de juridictions internes.

Mars 1999.

(162) V. supra, note 83. (163) Dans le même sens, v. Leo Handel v. Andrija Artukovic, précité note 117, affaire dans

laquelle la juridiction a refusé de statuer sur un crime contre l'humanité sur le fondement de la Convention IV de La Haye de 1907 (la même que celle qui est évoquée dans les litiges actuellement pendants pour la restitution des avoirs jufis) au motif que cet instrument n'est pas self-executing. La logique poursuivie par la Cour relève cependant du caractère approprié du forum : « The code of behavior the Conventions set out could create perhaps hundreds of thousands or millions of lawsuits by the many individuals, including prisoners of war, who might think their rights under the Hague Convention violated the course of any large-scale war. Those lawsuits might be far beyond the capacity of any legal system to resolve at all, much less accurately and fairly[...]. Finally, the prospect of innumerable private suits at the end of a war might be an obstacle to the negotiation of peace and the resumption of normal relations between nations », p. 1425, citation reprise par la Cour à l'opinion individuelle du juge Bork dans l'affaire Tel Oren. V. également la première décision Bernstein, supra, note 110.