LA THEORIE DE L’ART DE THEODOR W. ADORNO A L’EPREUVE … · nous a mené Adorno : produire une...

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1 UNIVERSITE DE NANTES - DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE LA THEORIE DE L’ART DE THEODOR W. ADORNO A L’EPREUVE DES FABLES OF FAUBUS DE CHARLES MINGUS : ENJEUX ESTHETIQUES DU JAZZ Emmanuel PARENT Mémoire de maîtrise sous la direction de Florence Fabre et de Jean-Claude Pinson Septembre 2002

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UNIVERSITE DE NANTES - DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE

LA THEORIE DE L’ART DE THEODOR W. ADORNO

A L’EPREUVE DES FABLES OF FAUBUS DE

CHARLES MINGUS :

ENJEUX ESTHETIQUES DU JAZZ

Emmanuel PARENT

Mémoire de maîtrise sous la direction de Florence Fabre

et de Jean-Claude Pinson

Septembre 2002

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LA THEORIE DE L’ART DE THEODOR W. ADORNO A L’EPREUVE

DES FABLES OF FAUBUS DE CHARLES MINGUS :

ENJEUX ESTHETIQUES DU JAZZ

Mes remerciements vont à F. Fabre et J.-C. Pinson pour leur attention, leur sympathie et leur rigueur, et à Christian Béthune pour son soutien épistolaire et amical.

L’illustration de couverture reprend les premières mesures de la partition des Fables of

Faubus, transcrite par Kevin Crosby. On en trouvera la version complète dans l’annexe de ce mémoire.

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« Car c’est précisément dans le domaine du rythme que le jazz n’a rien à offrir ».

Adorno, Mode Intemporelle.

« La musique, qui pendant ce temps ne cessait de s’amplifier et de décroître, je l’appelais les baguettes de paille du jazz. J’ai oublié pour quelles raisons je me permis d’en marquer le rythme du pied. Cela n’est pas conforme à mon éducation, et je ne m’y résolus pas sans débat intérieur.».

Benjamin, Hachisch à Marseille.

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INTRODUCTION

Mettre la pensée de l’art à l’épreuve de son objet, telle est l’exigence de la philosophie de

Theodor W. Adorno. Rendre son art digne de considération esthétique dans un monde souvent

hostile, voilà l’une des préoccupations majeures de Charles Mingus. C’est pourquoi nous nous

permettons, dans les pages qui vont suivre, de rapprocher deux personnages qui sont

apparemment si éloignés.

L’histoire raconte que la seule personne qu’ils aient eu en commun dégoûta le philosophe

du jazz à la suite d’un regrettable quiproquo linguistique, et ne fit pas grand chose pour la

reconnaissance du jazzman. En effet, lors de son exil américain, Adorno aurait été

accompagné par le jeune critique de jazz Leonard Feather au Cotton Club, pour assister à une

prestation de Johnny Hodges. Malgré le plaisir manifeste que prenait la salle et lui-même à

écouter le célèbre altiste, il aurait mal interprété le jargon enthousiaste de son ami qui

s’exprimait en ces termes : « Fucking Hodges, he’s really bad ! », et serait immédiatement

reparti du club new-yorkais, furieux de s’être laissé aller, lui le musicologue, à apprécier un si

« mauvais » soliste1. Quant à Mingus, il cite dans son autobiographie la présence fugace de

Feather, alors célèbre critique, au cours d’une réception dans son loft new-yorkais. L’inimitié

avérée du contrebassiste à l’égard des critiques « blancs » laisse supposer un fossé culturel

entre les deux personnages sans doute aussi grand que celui ayant été à l’origine de la

mésaventure d’Adorno. Il serait abusif d’imputer à Leonard Feather la responsabilité de la

méfiance d’Adorno pour le jazz et du ressentiment de Mingus face au discours normatif des

occidentaux sur la musique noire. Mais cette anecdote a au moins le mérite d’illustrer les

difficiles rapports qu’ont pu entretenir jazz et philosophie, musique noire et critique blanche.

Dès l’origine rejeté comme forme d’art mineure par la pensée occidentale, le jazz s’est

développé à l’ombre d’une commercialisation parfois humiliante et a par conséquent rarement

réussi à s’imposer comme musique d’art à part entière. Ce travail est donc l’histoire

philosophique d’un malentendu. Nous avons choisi deux figures paradigmatiques des

domaines que l’on entend rapprocher pour présenter clairement le problème et en esquisser

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une solution. Il s’agit tout simplement de s’appuyer sur la fécondité de la philosophie

matérialiste d’Adorno et du jazz de Charles Mingus pour espérer les voir se rencontrer.

Ce qui doit nous mettre sur la piste d’une telle réunion est l’idéal partagé d’une certaine

universalité. Le jazz est cette affirmation de l’identité afro-américaine qui milite pour la

reconnaissance de son art comme expression majeure de la culture américaine et de l’art

moderne. La philosophie, c’est bien connu, souhaite embrasser la totalité du réel. Le champ

du réel qui ici nous préoccupe est la culture en général. L’enjeu sera donc de dépasser les

frontières que nous impose une culture particulière, la nôtre, pour saisir le sens d’un objet

d’art, d’une « manifestation de l’esprit », émanant d’une autre culture. Si l’esthétique

occidentale ne parvenait pas à saisir le sens profond du jazz, elle courrerait le risque de se voir

relativisée et critiquée au nom de ses principes ethnocentriques. Ce modeste travail voudrait

« sauver » la pensée adornienne, et avec elle l’esthétique de la modernité, d’un tel reproche.

En approfondissant le corpus des textes d’Adorno traitant du jazz (toujours plus important

à mesure qu’on l’examine), on perd rapidement l’impression première d’un jugement hâtif

méprisant le jazz par ignorance. En fait, l’exclusion quasi platonicienne du jazz de la sphère

de la musique sérieuse semble être une construction défensive de l’esthétique d’Adorno qui

cherche à éloigner ce qui pourrait bien être un démenti en acte de sa conception « élitiste » de

l’art moderne. Etudier un système par le prisme d’un objet qu’il exclut s’avère souvent un bon

angle d’attaque pour comprendre ses rouages.

Cette exclusion est résumée dans une phrase d’Adorno qui est à l’origine de ce travail :

« Une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une philosophie de la nouvelle

musique »2.

Quelle est la musique que l’on peut qualifier de nouvelle ? Quelle cette autre musique qui

ne mérite pas d’attention philosophique ? Ces deux questions, qui ne sont que les deux faces

d’un même diagnostic que porte Adorno sur la situation de la musique aujourd’hui,

alimenteront la réflexion de la première partie.

L’analyse d’une œuvre précise et emblématique du corpus mingusien, The Fables of

Faubus constituera la seconde partie, et sera le premier moment du démenti, ici

musicologique, que le jazz inflige à la théorie adornienne de l’art.

1 Cité par Christian Béthune, in Adorno et le jazz, à paraître aux éditions Klincksieck, oct. 2002. 2 Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, (1948), trad. H.Hildenbrand et A.Lindenberg, éd. Gallimard, 1979, p.20.

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Le dernier volet de cette étude envisagera les solutions théoriques à l’impasse dans laquelle

nous a mené Adorno : produire une conception satisfaisante de la situation de l’art moderne et

une lecture « subtile », malgré tout, du jazz, tout en persistant à le dévaloriser sur le plan

esthétique et même ontologique1.

En toile de fond de ce débat, l’inévitable correspondance entre Adorno et son ami Walter

Benjamin sur la question des arts issus des nouvelles techniques de reproduction, qui devait

avoir, négativement, une importance considérable sur ce pan de la pensée adornienne jusque

dans la rédaction de son ultime et monumental ouvrage, la Théorie Esthétique2.

Il s’agit maintenant de mettre les certitudes les plus dogmatiques d’Adorno à l’épreuve de

la Fable de Mingus.

1 Adorno porte un jugement « ontologique » sur le jazz dans la mesure où il le considère comme une musique fausse. 2 Adorno, Théorie Esthétique, trad. M. Jimenez, éd. Klincksieck, 1974.

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Ière PARTIE : ADORNO ET LA QUESTION DU JAZZ A) CADRE THEORIQUE

1- Les rapports entre musique et philosophie

Les travaux du philosophe Theodor Wisengrund Adorno sur la musique ne s'inscrivent pas

à proprement parler dans la tradition des spéculations métaphysiques sur la musique, celle qui

s'étend de Platon à Schopenhauer, et qui cherche à déterminer l'essence du phénomène

musical en vue d'établir son importance vis-à-vis d'une théorie de la connaissance élaborée

parallèlement. Son intention ressort plutôt de la critique esthétique au sens romantique du

terme, c'est-à-dire une prose philosophique qui n'est pas dans un rapport d'extériorité avec

l’œuvre, mais appartient de droit à l'art (dans le sens de Dichtung), et qui est même dans son

exigence idéale, son accomplissement. La philosophie de l'art est donc une pensée de l'histoire

qui aura à charge de mettre à jour l'intention de vérité objective enfouie dans l’œuvre d'art,

produite quant à elle "ici et maintenant". Par conséquent, Adorno s'attache dans ses différents

essais à dégager une théorie philosophique de l’œuvre, le but étant de dégager un "concept de

l'art" transcendant ses différentes manifestations, mais qui n'en est pas indépendant. Toute la

difficulté de ce projet tient dans la dialectique du concret et de la vérité objective qu'il

contient. On trouve une définition de sa pensée de l'art dans la Théorie esthétique : « Tous les problèmes esthétiques aboutissent à celui de contenu de vérité des œuvres : la

part d'esprit objectif que recèle objectivement une œuvre dans sa forme spécifique est-elle

vraie ? »1

Voilà la question à laquelle doit répondre une théorie réellement philosophique. En effet,

l'analyse purement technique ne saurait tenir lieu d'esthétique, car elle manque inévitablement

le moment où l'artefact se transcende dans un contenu spirituel objectif, et passe par-là même

à côté de l'essence de l'art, et donc de son devoir de critique : « Commentaire et critique, cependant, restent défaillants tant qu'ils ne rendent pas compte

de la vérité objective (Wahrheitsgehalt) des œuvres. Et ils ne deviennent capables de le

faire qu'en s'élevant au niveau d'une esthétique »2.

1Adorno, Théorie esthétique, op.cit., p.465.

2cité par J.L Leleu dans sa présentation de Quasi una fantasia, p.VII, trad. J.L.Leleu, éd. gallimard, 1982.

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Le caractère positif que revêt donc l'analyse purement musicologique est écarté par la

perspective philosophique, et Adorno réaffirme ici une thèse fondamentale de la pensée

occidentale sur l'art depuis Platon, à savoir que l’œuvre d'art est la manifestation sensible

d'une Idée d'un ordre supérieur. En termes hégéliens l'art est la présentation de l'absolu dans

une matière soumise à une forme. Et Adorno, tout en affirmant se séparer de la détermination

idéaliste du Beau, s'inscrit dans cette tradition en considérant l’œuvre d'art comme le véhicule

de l'esprit objectif : « ...comme si le sensible dans l'art n'était pas le support de quelque chose de spirituel qui

s'expose la première fois dans le tout, au lieu de s'exposer dans quelque moment matériel

isolé »1.

Mais qu'est-ce donc que ce "quelque chose de spirituel" qui attend l'analyse du philosophe

critique pour apparaître ? Une entité nouménale au principe de l'être qui attend sa

détermination phénoménale ? Si l'idéalisme a rendu compte au plus haut point de la nature

spirituelle de l'art, Adorno entend dépasser les apories non résolues des théories kantienne et

hégélienne. En effet elles laissent en suspens la question de la conciliation de l'universel et du

particulier, car elles ne se préoccupent pas du particulier, qui est d'emblée déterminé par les

exigences du système. Ainsi, ce qui semble faire défaut à l'esthétique traditionnelle, c'est : « une sympathie pour l'utopie du particulier, ensevelie sous l'universalité, pour cette non-

identité qui n'existerait qu'à partir du moment où la raison réalisée aurait abandonné la

raison particulière de l'universel »2.

C'est pour cela que l'effort de réflexion critique doit s'exercer sur les œuvres elles-mêmes, par

le biais de l'analyse immanente. Le contenu de vérité des œuvres est donc étroitement lié à

l'analyse technique, purement formelle et n'est en fait que l'objectivation des problèmes

formels que l’œuvre met en place. Ainsi comprise, l’œuvre d'art est la résolution des

problèmes formels qui se posent à un artiste dans une époque donnée, et ce que la tradition

appelle communément forme n'est qu'un contenu social sédimenté (cf. Théorie esthétique,

p.55). Par là, des questions comme celles du statut de l’œuvre dans la société ou de

l'objectivation de la société dans l’œuvre, qui n'étaient que secondaires ou accidentelles dans

l'esthétique traditionnelle reviennent au premier plan, dans la mesure où c'est dans l'atelier de

l'artiste que se joue la dimension spirituelle de l'art, dans la domination des contraintes

imposées par le matériau.

1Le caractère fétiche dans la musique, p.17, trad. C. David, éd. Allia, 2001.

2cité par M.Jimenez in Adorno et la modernité, p.53, éd. Klincksieck, 1986.

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Il convient néanmoins de mesurer la nature complexe du rapport de l'art à la société chez

Adorno. En effet, il nous défend souvent de se laisser aller à une interprétation facile qui ferait

de l'art le "simple exposant de la société"1. La théorie lucaksienne "du reflet" qui réduit l'art à

la simple expression idéologique de rapports plus fondamentaux émanant de l'infrastructure

est ici visée. La musique n'est pas "l'image inversée" de la réalité socio-historique, mais une

« attitude devant la réalité qu'elle reconnaît sans la concilier davantage dans l'image »2. Nous

touchons ici du doigt la question fondamentale chez Adorno de l'autonomie de l'art. Au cours

de l'histoire de la musique savante et de l'art occidental en général, les tâches et les objectifs

de l'art se sont peu à peu dégagés de la sphère purement cultuelle pour devenir exposables en

eux-mêmes : le processus de sécularisation à l’œuvre depuis la Renaissance n'a évidemment

pas épargné le domaine de l'art. Au fur et à mesure que l'art religieux s'épuisait, l'art profane

prit de plus en plus d'importance au point qu'on en arriva à envisager la possibilité d'une

œuvre d'art ne valant que pour elle-même, ce qui se traduisit dans la musique par l'invention

du concept de "musique pure", au XIXème siècle. C'est donc la qualité la plus essentielle à l'art

moderne que d'être autonome vis-à-vis des autres sphères de la société comme la religion ou

l'économie. Partant, si l'on doit comprendre le rapport qui peut exister entre musique et

société, ce n'est qu'en prenant en compte cette autonomie. La musique ne saurait être la simple

illustration d'une « chose déjà établie, dispensée du mouvement du concept même. (...) Le

concept doit s'immerger dans la monade jusqu'à ce que l'essence sociale ressorte du propre

dynamisme de celle-ci, et non pas la caractériser comme cas particulier du macrocosme ou en

finir avec elle comme d'en haut »3.

Nous le voyons, l'idéalisme partage avec l'orthodoxie marxiste la même ignorance et le

même mépris du particulier. Pour autant la société s'objective bel et bien dans l’œuvre d'art et

c'est dans ce lien que réside sa teneur de vérité. Comment un tel lien est-il compatible avec le

concept d'autonomie ? C'est qu'en vérité ce lien n'affecte pas le contenu de la musique mais sa

forme. L'évolution du matériau dont dispose le compositeur à un moment donné le contraint à

répondre à des énigmes qu'il n'a pas lui-même contribué à mettre en place. Par le biais de la

forme, du matériau, s'articule l'autonomie et la position à l'égard de la société. Nous nous

permettons de citer un passage du chapitre du même nom, car il éclaire la thèse d'Adorno par

rapport à celle de Lukacs :

1 Philosophie de la nouvelle musique, op.cit., p.39. 2Ibid, p.138

3ibid, p.35

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« Que l'évolution autonome [de la musique] réfléchisse l'évolution sociale ne s'aperçoit pas

chez elle d'une manière aussi simple et aussi indubitable comme c'est le cas par exemple

pour l'évolution du roman. Non seulement fait défaut à la musique comme telle un contenu

déterminé, mais de plus, à mesure que les lois formelles qu'elle élabore se purifient et

qu'elle s'abandonne à elles, la musique se ferme d'abord contre la représentation manifeste

de la société où elle a son enclave »1.

L'autonomie de l’œuvre d'art est la condition qu'elle doit remplir pour espérer pouvoir dire

quelque chose de vrai vis-à-vis de son époque. Ce n'est que si elle ne se plie qu'aux pures

exigences de son matériau qu'elle pourra se prévaloir d'une authenticité. Pour Adorno,

l'extrémisme esthétique est la marque de l'authenticité en art et toute la rédaction de la

Philosophie de la nouvelle musique est traversée par cette intuition. S'il n'y a pas d'obstacles

entre l'artiste et son matériau, c'est-à-dire s'il peut l'agencer sans déterminations extra-

esthétiques, alors la vérité objective d'une époque donnée, « l'estampille que le temps imprime

à nos sensations » pourra se révéler. Le travail de critique esthétique consiste dans la prise en

considération du moment historique et doit mettre en évidence le "nous" qui est implicitement

le sujet de l’œuvre d'art authentique. Le geste des œuvres est une réponse à des problèmes

objectifs qui réfléchissent à leur tour des constellations sociales objectives : « La musique polyphonique dit nous, la même où elle vit uniquement dans l'imagination du

compositeur sans atteindre aucun être vivant »1.

Pour autant, chercher ce "nous" dans telle ou telle classe de la société -ce à quoi tend la

"théorie du reflet"- relève de cette farce qu'est la chasse au formalisme ; ce "nous" n'est pas

déterminé, c'est un sujet collectif qui ne s'exprime que dans les manifestations autonomes de

l'esprit humain.

Ainsi, nous avons tenté de définir les concepts principaux de l'esthétique adornienne, à

savoir l'autonomie, l'authenticité et le contenu de vérité ; cette dernière notion, empruntée au

vocabulaire benjaminien, définit à elle seule la forme et le but des écrits esthétiques, au sens

où l'entendaient les premiers romantiques d'Iena. Seule l’œuvre d'art autonome, celle qui

s'abstrait des déterminations imposées depuis la sphère de la rationalité instrumentale, peut

être déclarée authentique en ce qu'elle propose une réponse juste aux problèmes d'une époque

donnée. Plus l'art devient autonome, plus son rapport à la vérité s'aiguise, et plus son

authenticité est liée à des contraintes formelles. C'est le destin de la musique à l'âge moderne,

et c'est cette loi qui va délimiter les différentes régions de l'art à cette époque.

1ibid, p.138

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2- Musique et modernité

La question dés lors que devra poser toute esthétique à l’œuvre d'art est celle de sa

modernité. Sans réouvrir le chapitre de l'histoire moderne, que les philosophes se plaisent à

raconter pour insister sur l'importance capitale de la fin de l'art religieux pour comprendre les

enjeux de l'art contemporain, nous allons tenter de définir la notion adornienne de modernité,

bien qu'elle puisse être amenée à être modifiée par la suite. La modernité est le processus

d'autonomisation complète de l’œuvre d'art vis-à-vis des autres sphères de la société. C'est un

progrès vers une épuration de l'art qui devra désormais puiser ses ressources à l'intérieur de

lui-même, mais c'est aussi le danger d'un épuisement de la tradition qui l'avait porté jusque-là,

perspective que l'on appelle communément depuis Hegel la "fin de l'art". La modernité se

présente donc à l’œuvre d'art sous la forme d'un défi, car ce qui auparavant allait de soi (un

certain rapport au monde) est irrémédiablement perdu, et pourtant la seule perspective qui

s'offre à l'art est de poursuivre dans la voie de l'autonomie pour perpétuer une certaine idée du

"Grand Art"2. La modernité est paradoxale en ce qu'elle force à poursuivre la tradition par le

geste même qui nous en détache le plus. Ce paradoxe en musique s'exprime sous la forme de

la rupture sans précédant qu'est l'atonalité, et qu'il faut pourtant comprendre comme une

continuation. C'est en tout cas ainsi que l'entendaient les pères de cette "rupture". Alessandro

Baricco3 nous retrace l'histoire de cette position, telle qu'elle est exposée canoniquement dans

le cours que Webern4 donna à Vienne au début des années trente. Ce dernier y explique

comment les règles du système tonal ont peu à peu évolué d'une grammaire relativement

simple vers sa complexification graduelle. Aux accords de trois sons ont succédé des agrégats

plus sophistiqués qui pouvaient appartenir à plusieurs tonalités, comme celui de "7ème

diminuée". Au cours de ces modifications, il est important de souligner que l'oreille ne reste

pas en retrait mais s'habitue aux nouveaux territoires sonores ainsi défrichés. Le terme de

1ibid, p.28

2 La différence entre Grand Art et musique légère, si tenue soit-elle, repose en dernière instance, non sur la complexité de la technique employée – les œuvres de Haydn s’avèrent souvent plus simples techniquement que certaines musiques de variété –, mais sur le caractère standardisé – ou non – de l’organisation générale de la pièce. Dans son article « Sur la musique populaire » (1937 – traduit de l’américain par M.-N. Ryan, P. Carrier et M. Jimenez, publié par la Revue d’esthétique, n°19, éd.jeanmichelplace, Paris, 1991, Adorno affirme : « Si l’on compare avec la musique sérieuse, on peut dire que chaque détail fait dériver son sens musical de la totalité concrète du morceau, lequel, en retour, consiste dans la relation organique au détail, jamais dans le simple renforcement d’un schéma musical ». Cette logique de totalité est donc l’argument pivot des débats sur la musique populaire. On le retrouvera en de nombreux endroits de ce travail même si on devra revenir sur cette définition du Grand Art. 3L'âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, trad. F.Brun, éd. Albin Michel, 1998.

4Chemins vers la nouvelle musique.

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cette évolution fut la remise en cause du principe fondateur du système, à savoir l'attraction

tonale, avec la mise en place de la tonalité suspendue, où seule la fin constitue un repère

tonal. Présupposant que l'oreille du public a suivi cette évolution, Webern considère qu'elle

est assez mûre pour se passer complètement de la tonalité, qu'elle est prête à suivre encore une

fois les compositeurs dans leur élan de découverte des mondes sonores possibles :

« L'époque était tout simplement mûre pour la disparition de la tonalité »1.

Ce qui relie Schönberg aux illustres compositeurs de la tradition savante, ce n'est pas tant

une parenté de techniques qu'une conscience du geste compositionel qui est

fondamentalement réflexion sur les lois formelles du matériau musical : « Tant que la musique nouvelle, dans sa pure cristallisation, est à nouveau réflexion sur la

logique de la rigueur musicale, elle s'insère dans la tradition de l'Art de la fugue, dans celle

de Beethoven et de Brahms »2.

Car le danger qui plane sur l'art qui ne relève pas le défi de l'autonomie est de ne pas être à la

hauteur de la vérité objective qu'il est censé véhiculer, et donc de s'exclure lui-même de la

sphère du "Grand Art", d'être définissable par autre chose que son essence fondamentalement

spirituelle. L'hétéronomie n'est pas en soi mauvaise pour l’œuvre d'art, mais elle est

dévastatrice à l'époque où la loi régnante est le Capital. Le transfert d'épistémè opéré par le

processus de sécularisation a laissé l'art orphelin car le règne sans partage de la loi du Capital

ne laisse la possibilité à l'art de perpétuer sa vocation spirituelle que s’il renonce à toute

détermination extérieure, que s’il ne s'exprime que par la négation de la rationalité

instrumentale.

Face à ce défi, la production artistique ne répond pas d'une seule voix, et c'est le travail de

l'esthétique de déterminer la justesse avec laquelle l’œuvre répond à cette provocation. Dans

un chapitre de Philosophie de la nouvelle musique, Adorno distingue trois types d’œuvres

d'art, définies selon le rapport qu'elles entretiennent à la connaissance, et donc à la vérité.

Nous l'avons vu, plus l’œuvre d'art s'émancipe et acquiert de l'autonomie dans sa construction,

plus elle est jugée sous l'angle de sa vérité face aux problèmes formels, et non plus en

fonction de sa beauté :

« Par sa haine de l'art, l’œuvre d'art se rapproche de la connaissance »3.

1Cité par A.Baricco : op.cit., p.78

2Philosophie de la nouvelle musique, p.22

3ibid, p.133

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Si la seconde école de Vienne choque autant l'auditeur, ce n'est pas tant en raison de ses

dissonances que de ce caractère de connaissance. Car le paradigme du chef-d’œuvre musical

pour le mélomane est celui d'une unité achevée dictée par l'idéal de la belle apparence. La

sonate classique par exemple présente une unité et une totalité que l'auditeur peut percevoir de

manière quasi intuitive, dans un rapport d'immédiateté avec l'ensemble de la pièce. On

contemple l’œuvre classique de la même manière que l'on jouit de la beauté d'un objet naturel,

c'est-à-dire que l'on feint d'ignorer le travail d'élaboration du sujet créateur qui a permis la

réalisation de l'objet esthétique. C'est ainsi que la belle apparence dissimule l'articulation du

sujet et de l'objet, articulation dans laquelle réside le caractère de connaissance :

« L’œuvre d'art achevée adopte le point de vue de l'identité du sujet et de l'objet »1

Le sujet est en quelque sorte le contenu de la musique, son intention expressive, et l’objet les

moyens technique dont elle dispose. Dans le cadre de la théorie de la Représentation, née à

l’époque baroque, le système tonal –l’objet – permet l’expression d’une totalité signifiante –le

sujet. Le système tonal permet donc l’adéquation entre le sujet et l’objet qui fusionne dans la

belle apparence.

L'irruption de la modernité en musique se définit par l'abandon de cet idéal d'apparence et

par une pensée objective consciente des contradictions qui l'opposent à la réalité. La

connaissance s'exprime dans la forme esthétique qui est en quelque sorte la solution à

l'énigme qui se pose au compositeur. Si la forme est achevée, c'est que la contradiction, après

avoir été mesurée à la possibilité de la dépasser, s'est dissoute dans l'apparence. Mais quand

l'art saisit si profondément la contradiction qu'il refuse de l'aplanir, la totalité n'est plus

possible et l’œuvre d'art devient fragmentaire : « C'est là le seuil de l'art moderne. (...) [ Il ] ne résout pas la contradiction et met à nu l'aride

rocher primitif de ses catégories de jugement, à savoir la forme. (...) C'est seulement dans

l’œuvre fragmentaire, renonçant à elle-même, que se libère son contenu critique »2.

L’œuvre fragmentaire contient donc une certaine vérité à l'époque moderne si elle fait sienne

la contradiction d'un monde désenchanté et qu'elle renonce à la surmonter. Dans le cas de la

musique, la contradiction objective du matériau est celle du système tonal, à bout de souffle

après les assauts du chromatisme wagnérien. Si on en croit la thèse adornienne de la

sédimentation de l'esprit objectif dans la forme, c'est-à-dire dans le matériau même de l'art, le

fait que les possibilités du système tonal s'épuisent après Wagner et Mahler correspond à la

fin de l’œuvre d'art unie, bourgeoise. En effet il ne faut pas perdre de vue que les spéculations

1ibid, p.133

2ibid, p.134

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d'Adorno sur la dissolution de l'apparence et du principe d'identité entre sujet et objet se

réfèrent intimement à l'évolution sui generis du matériau tonal de la musique. S'il n'est plus

possible à la fin du XIXème siècle de composer authentiquement dans le cadre du système

tonal, c'est que l'environnement de ce dernier implique une logique de composition qui n'est

plus en phase avec le désenchantement du monde et le processus de "désesthétisation"

(Entkunstung) de l'art. En effet ce système se définit par la hiérarchie des sons et le principe

de leur attraction mutuelle qui permettent la constitution d'une cohérence similaire au langage

parlé (« ... toutes les œuvres d'art unies se placent sous le signe de la pseudomorphose sur le

langage verbal »1). Sa naissance a été accompagnée d'une théorie de la représentation (le stile

rappresentativo de Monteverdi) et de la possibilité pour la musique de simuler une "fiction",

de présenter une "figure", ce que l'on appelle depuis la musica ficta. L'harmonie tonale est

donc le cadre où peut se constituer une totalité faisant sens, la musique étant soumise comme

les autres arts au principe de la mimesis. Et, chose étrange, c'est précisément à l'époque où

l'idée d'une totalité faisant sens grâce à l'artifice des moyens de l'harmonie n'est plus

envisageable, que ce système se clôt sur lui-même de par son évolution propre (Wagner a

tellement forcé le chromatisme et la dissonance à l'intérieur du système tonal, qu'il devient

difficile d'identifier les degrés et la hiérarchie des notes dans ses œuvres – cf. le Prélude de

Tristan et Isolde – ce phénomène rendant ainsi le système caduc). C'est ainsi qu'Adorno peut

affirmer que : « La nouvelle musique n'entre pas arbitrairement, de son propre chef et sans léser sa propre

consistance, dans la lutte où, comme ses ennemis le savent bien, elle prend position, contre

son gré, en abandonnant l'illusion de l'harmonie qui, en face d'une réalité courant à la

catastrophe, est devenue intenable »2.

Ainsi, l'acte fondateur de la modernité musicale sera selon Adorno l'abandon pur et simple

du système tonal, et par conséquent le passage dans l'atonalité libre opéré par la seconde

école de Vienne, puis dans le système rationalisé de la "technique de douze sons". C'est

uniquement grâce à ce geste inaugural que la tradition musicale savante peut en un sens se

perpétuer. Dès lors, la forme esthétique proprement moderne va s'exprimer comme négation.

Négation de l'unité achevée : elle est fragmentaire ; négation de la hiérarchie des sons : c'est

l'organisation dodécaphonique qui interdit à une note de revenir avant que les onze autres

n'aient été entendues ; négation de l'agrégat harmonique des sons : ce sont les dissonances3

1ibid, p.136

2ibid, pp.139-140 (nous soulignons)

3 Avec cette réserve que la dissonance n’est telle que dans le cadre du système tonal. Théoriquement, l’atonalité rend obsolète la notion de consonance autant que celle de dissonance.

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exacerbées de l’expressionnisme ; négation du mélodisme : ce sera l'invention du concept de

Klangfarbenmelodie ; etc. La rupture s'exprime au travers de tous les paramètres de la

musique, et les innovations formelles sont autant de jugements sévères sur l'état actuel de la

musique. Ce n'est qu'en tant que négation que la musique est porteuse d'un contenu de vérité : « La vérité de cette musique semble résider dans le démenti qu'elle oppose, par une absence

de sens organisée, au sens de la société organisée dont elle ne veut rien savoir, plutôt que

dans sa capacité à revêtir par elle-même un sens positif. Dans les conditions actuelles elle

en est rendue à la négation déterminée »1.

Cependant, une autre attitude se donne à voir à la même époque, qui est également le

résultat de la dissolution de l’œuvre d'art unie. Cette attitude est celle de l’œuvre d'art qui

renonce à l'autonomie de la forme, et qui donc selon Adorno, capitule devant la barbarie. Ce

type d’œuvre, qu'il qualifie de "mécanique", est celle qui n'a pas reconnu et assumé la

dissolution de l’œuvre traditionnelle, qui est resté aveugle devant ce processus de

désenchantement, et qui malgré tout s'obstine à conserver l'idéal de belle apparence. Elle

continue de présenter une beauté facile et confortable dans un monde où la beauté artistique

n'a plus de sens : elle ment sur la condition de l'art moderne. Cette œuvre est dite "mécanique"

car elle n'obéit pas à la logique de la rigueur musicale, mais à celle de la ratio commerciale.

Au lieu de puiser ses ressources dans l'évolution du matériau (ce qui l’amènerait au constat

que l'harmonie tonale est désormais caduque), elle est déterminée de l'extérieur, comme

mécaniquement, et satisfait au principe de l'hétéronomie, qui à l'époque du capitalisme tardif,

se révèle être désastreux pour l'art. Ce qui dicte sa loi à ce type d’œuvre, ce n'est plus la

"nécessité intérieure" dont parle Schönberg, mais la recherche d'un effet chez l'auditeur, en

vue de satisfaire son désir de se divertir, comme il pourrait jouir d'un quelconque objet de

consommation. La construction de l’œuvre étant donc subordonnée à un principe extérieur, le

travail de l'artiste devient comparable à celui de l'artisan façonnant son artefact en suivant un

modèle : c'est-à-dire mécaniquement. Que l'artiste ne prenne pas la mesure des

bouleversements radicaux de l'art moderne, et « ... l’œuvre d'art partage alors le destin de l'art

de masse, au temps de ses techniques de reproduction »2.

La référence aux travaux de Walter Benjamin est ici faite pour montrer où l'analyse

d'Adorno se sépare de celle de son ami récemment défunt. Car dans les pages que nous

tentons d'expliquer, Adorno compare explicitement son concept d’œuvre d'art "unie" à celui

1ibid, p.30

2ibid, note p.134

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"d'aura" en affirmant qu'ils concordent mutuellement dans une large mesure. Seulement,

l'interprétation de la nature de l’œuvre d'art mécanique semble être la pierre d'achoppement de

leur conflit théorique. En effet, positivement interprétée par Benjamin dans son essai L’œuvre

d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, du moins dans sa première version, elle est

considérée comme fondamentalement réactionnaire par Adorno qui y voit le moyen pour

l'industrie de la culture de « parachever le projet de réduire les hommes au silence, de flétrir la

dimension expressive de leur langage, et plus globalement, de les rendre incapables de

communiquer »1.

Nous aurons par la suite à revenir sur les termes de ce débat, qui est de la plus haute

importance2, mais pour l'instant il suffit de comprendre la position d'Adorno qui condamne

sans détour l’œuvre d'art mécanique, dans laquelle « flottent comme autant de fantômes, des

lambeaux d'aura » dans un monde définitivement désenchanté par la rationalité instrumentale: « Cela permet peut-être en retour la spéculation philosophico-historique. L’œuvre d'art unie

est bourgeoise ; l’œuvre d'art mécanique appartient au fascisme ; l'œuvre d'art fragmentaire

vise, dans le stade de la négativité totale, l'utopie »3.

La dissolution de l’œuvre d'art unie est la manifestation du processus de désacralisation de

l'art. Nous l'avons vu, une telle désacralisation est autant un phénomène global de changement

d'épistémè opéré pendant le siècle des Lumières et qui trouve chez Kant son accomplissement

théorique, qu'une loi immanente de l'art qui s'exprime au travers de son autonomisation. La

dissolution de l’œuvre d'art unie est en fait une auto-dissolution accomplit par l’œuvre d'art

moderne. Et si « l’œuvre d'art fragmentaire, dans le stade de la négativité totale, vise

l'utopie », c'est que lui incombe la mission historique de dépouiller le concept d'art mis en

place par la philosophie idéaliste de tout relent mythique qui le rattacherait à une expression

du divin. Tout comme l’œuvre d'art unie était soutenue par la philosophie idéaliste qui en

faisait la présentation sensible de l'absolu, l’œuvre d'art moderne doit illustrer la conception

matérialiste de l'art qui insiste sur le primat de la technique, et la conscience de cette primauté

à l’œuvre dans l'art. Dans une lettre à W.Benjamin du 18 mars 1936, Adorno affirme qu'il

« ne connaît pas de meilleur programme matérialiste que cette phrase de Mallarmé dans

laquelle il définit les poèmes non pas comme nés de l'inspiration mais comme faits avec des

1Le caractère fétiche dans la musique, p.10

2Cf. B.Tackels, Histoire d'Aura, l’œuvre d'art à l'époque de W.Benjamin, éd. L’Harmattan, 1999. 3Philosophie de la nouvelle musique, note pp.134-135

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mots »1. L’œuvre d'art moderne doit lutter contre l'illusion d'un art né de l'inspiration, du

génie et de la communication immédiate de l'artiste avec une sphère suprasensible. En tant

que négation, c'est elle qui accomplit la déposition du mythe qu'est l’œuvre d'art d'origine

cultuelle.

Pour autant, ce programme n'est pas réalisable si facilement, car ce concept d'art que

l’œuvre fragmentaire doit renverser, elle est en tout simplement l'héritière. Autrement dit, les

présupposés bourgeois de l’œuvre d'art qu'elle est censée critiquer sont les siens propres, à

commencer par l'autonomie. Ainsi, on s'aperçoit que la délimitation des "régions" de l'art

exposée ci-dessus est plus problématique qu'il n'y parait à première vue. L’œuvre d'art unie

n'est pas à proprement parler "dissolue" mais en voie de dissolution. Car si l’œuvre d'art unie

est bourgeoise, si l’œuvre d'art mécanique appartient au fascisme, le lieu de l’œuvre

fragmentaire quant à lui n'existe pas. Et c'est pour ça que tout œuvre est pour Adorno un

oxymoron que la philosophie doit étudier, critiquer, pour en faire ressortir le contenu de vérité

qui, sinon, reste latent.

L'essai sur le Moïse et Aaron de Schönberg illustre assez bien cet aspect du problème.

Dans son opéra, il a voulu traiter un thème sacré (un "grand" contenu) avec une langue qui ne

lui était plus adéquate : « C'est comme si une langue dont la fibre s'est profondément modifiée continuait d'être

parlée avec l'intonation syntaxique de l'ancienne. (...) Tout cela renvoie à une illusion dont

l'esprit bourgeois ne s'est jamais vraiment débarrassé : l'idée que l'art est éternel, échappe à

l'histoire »2

Dans l’analyse qu’il consacre à cet essai, Lacoue-Labarthe revient sur la condamnation que

fait Adorno de l’Opéra de Schönberg. Pour lui, Schönberg n’est pas la victime de cette

illusion bourgeoise, mais illustre justement la situation aporétique de l’art moderne en

produisant la trace de ce qui avant conférait à l’art sa dimension sacrée : « On touche là évidemment au problème de la fin de l’art. depuis Hegel, la fin de l’art

signifie la naissance de l’esthétique (...). Adorno, à sa manière, reste fidèle à cette

détermination : sans doute y a-t-il eu un grand art, c’est-à-dire que de grands contenus ont

pu donner matière à des œuvres. Mais il ne reste plus qu’à en concevoir la trace »3.

L'art moderne, selon l'expression mallarméenne, est dans un interrègne, il vise ce qui n'est

pas encore dans des catégories qu'il est censé déposer. D'où sa contradiction fondamentale

qu'au mieux il exprimera comme telle. 1Correspondance Adorno-Benjamin, 1928-1940, trad. P. Ivernel, éd. La fabrique, Paris, 2002, p.186.

2Quasi una fantasia, p.261.

3 P. Lacoue-Labarthe, Musica Ficta, Figures de Wagner, éd. C. Bourgois, 1991, pp.231-232.

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Cette tension n’apparaît pas ainsi dans l'essai sur Schönberg. Le thème de l’œuvre

fragmentaire y fait référence implicitement mais Adorno semble vouloir taire les

déterminations « auratiques » anciennes qui pèsent encore sur l'art moderne. Le ton laudateur

adopté pour décrire les avancées de la « nouvelle musique » voudrait faire oublier ses

faiblesses et ses contradictions qui découlent inévitablement de son désir de faire tenir

ensemble l’appartenance à la tradition et son dépassement. Adorno préfère insister sur le fait

que : « la musique s'efforce de se débarrasser du moment par lequel Benjamin, un peu

généreusement, définit tout art antérieur à sa reproductibilité technique : l'aura »1.

Cette thèse de Benjamin va d'ailleurs obliger Adorno à s'exprimer clairement sur les relents

auratiques de l'art moderne. Dans la lettre du 18 mars, il déclare : « Je suis tout à fait conscient pour ma part de l'élément magique contenu dans l’œuvre d'art

bourgeoise (d'autant plus que j'ai toujours cherché à montrer que la philosophie bourgeoise

de l'idéalisme à laquelle est subordonné le concept d'autonomie esthétique est, au sens le

plus plein du terme : mythique) »2.

Tout le travail du critique sera de montrer que l'art moderne est le fruit de cette tension entre

ses présupposés "mythiques" et son aspiration à la liberté.

La modernité est donc un programme, qui a ceci d'utopique qu'il vise la liberté dans un

monde où rien ne permet de l'envisager. Avec ce programme d'émancipation nous arrivons au

point où la problématique esthétique devient politique. Car le monde moderne est défini par la

rationalisation croissante de tous les secteurs d'activité, qui n'ont plus de valeurs en eux-

mêmes mais sont aliénés par la domination totalitaire de la rationalité instrumentale. La loi

régnante du Capital réduit toute chose à sa fonction de marchandise, et condamne toute forme

d'esprit à la servitude. Dans la sphère artistique, cette instance de domination sans précédent

dans l'histoire prend le nom d'industrie de la culture. Et c'est à l'art que revient le devoir de

dénoncer cette domination, et de démontrer dans un contexte d'isolation sociale absolue la

possibilité d'une expression de l'esprit libérée de toute détermination extérieure.

Malgré sa provenance, l’œuvre d'art fragmentaire est la seule qui peut lutter efficacement

contre le Dicktat de l'industrie culturelle qui transforme toute chose en valeur d'échange. On

a souvent reproché à Adorno son élitisme en matière d'art, et les objections adressées à sa

théorie se sont souvent accompagnées de critiques ad hominem, ce qui n'a jamais mis le

1Théorie esthétique, Introduction première, p.471

2Correspondance Adorno-Benjamin, p.185.

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théoricien en difficulté car cet élitisme, il le fonde en droit dans la critique radicale de la

culture de masse. Que seul l'art avancé puisse porter la possibilité d'une émancipation, c'est ce

qu'Adorno va démontrer négativement dans sa théorie sociale des produits de l'industrie de la

culture. En effet, parallèlement aux analyses consacrées à l'art avancé, Adorno élabore une

sociologie de la musique pour montrer pourquoi la production musicale hétéronome est

fondamentalement réactionnaire. L'enjeu de cette théorie est de taille, puisqu'elle démontre

que les nouveaux médiums artistiques sont récupérés intégralement par l'industrie de la

culture qui les réduit à leur fonction de marchandise. Il n'y a rien à tirer des arts issus des

médiums de la reproductibilité technique, voilà ce qu'entend démontrer Adorno à Benjamin,

et c'est dans sa critique du jazz qu'il va dresser ce terrible diagnostic. Toujours dans cette

lettre du 18 mars, il affirme : « Je ne peux pas compter [Chaplin] même maintenant, après Modern Times, dans les rangs

de l'avant-garde. Pourquoi ? C'est ce que mon travail sur le jazz établira clairement »1.

Nous avons donc tenté de présenter synthétiquement le cadre théorique de l'esthétique

adornienne, dans lequel s'inscrit son analyse du jazz. Ainsi, à l'époque douloureuse de la

rédaction de l'essai de 1940, seul Schönberg et ses disciples semblent faire partie des

(mal)heureux élus de la modernité musicale. Le jazz va en effet être pris comme le paradigme

de l’œuvre d'art mécanique, et donc de la production musicale fétichisée et va même être

assimilé au fascisme...

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B) FONDEMENTS ESTHETIQUES DU JAZZ

1- Théorie générale du jazz

"Pendant que les chefs des deux dictatures en Europe

s'emportaient contre la décadence du jazz, la jeunesse des

autres pays était depuis longtemps électrisée par les danses

marchées et syncopées, dont l'orchestre n'est pas fortuitement

issu de la musique militaire."2

Adorno, Mode intemporelle

La problématique du jazz comme pur produit de l'industrie de la culture a été élaborée

semble-t-il dès 1936, et l'anathème prononcé contre cette musique deviendra un leitmotiv de

la sociologie de la musique d'Adorno. En effet de Über Jazz, publié sous le pseudonyme

d'Hector Rottweiler en 1937, à l'Introduction à la sociologie de la musique de 1960, en

passant par Le caractère fétiche de la marchandise(1938), Prismes, critique de la culture et

de la société(1954) et nombres de petits essais et autres articles, il semble qu'Adorno n'ait

jamais regretté la dure sentence qu'il inflige à une musique qui ne lui avait pourtant

apparemment rien fait (qu'elle le dérange, en fait, au plus haut point, tel est l'objet de ce

mémoire).

Aussi curieuse que puisse paraître l'assimilation du jazz au fascisme (nous adopterons tout

au long des analyses qui viennent le principe de charité, qui vise à sauver la cohérence

théorique de ce qui se présente parfois comme une sorte de "délire philosophique"), elle

traduit la position d'Adorno, dans la mesure où il considère que le jazz est utilisé par les

politiques culturelles totalitaires dans leur projet de domination totale du comportement des

masses. S'appuyant sur la genèse des premières formes de jazz en rapport avec la musique

militaire, aux alentours de 1900, par l'intermédiaire des fanfares, Adorno décrit le jazz de

manière délibérément excessive pour combattre l'illusion de ceux qui croient y voir

l'expression d'une nature indomptée et originelle :

1ibid, p.172

2Prismes, p.110

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« Si on ne peut douter des éléments africains du jazz, il est tout aussi certain que tout ce

qu'il a de rebelle fut dès l'origine intégré à un schéma rigoureux et que le geste de rébellion

allait et va encore de pair avec une tendance à obéir aveuglément. »1

Par delà l'apparence de nouveauté et d'originalité qu'offre le jazz, Adorno veut montrer la

perniciosité d'une production dont la beauté est produite mécaniquement, c'est-à-dire de façon

standardisée. En effet, malgré l'aspect d'improvisation du jazz, la liberté de création est

quasiment nulle. En montrant que les catégories utilisées -son matériau- sont toutes

préexistantes dans la tradition musicale antérieure, il veut indiquer que l'apparente

transgression de la norme n'est en fait que sa confirmation : « C’est pourquoi les écarts sont tout aussi standardisés que les standards et s’annulent dans

le moment même de leur apparition »2.

L'intention d'Adorno est donc de replacer le jazz dans son contexte propre qui est celui de

l'industrie de la culture. Que le jazz soit rattaché à ce contexte, c'est ce qui ressort d'une

analyse musicologique basique que nous nous proposons d'exposer par la suite (cf. C: 1-

critique musicologique du jazz). L'important pour l'instant est de comprendre qu'il n'est qu'un

exemple d’œuvre d'art mécanique, et de saisir la spécificité de ce contexte qu'est l'industrie de

la culture.

2- L'industrie de la culture

« A ce mouvement essentiel du spectacle, nous

reconnaissons notre vieille ennemie qui sait si bien paraître au

premier coup d’œil quelque chose de trivial et se comprenant

de soi-même, alors qu'elle est au contraire si complexe et si

pleine de subtilités métaphysiques, la marchandise. »3

Guy Debord, La société du spectable

a) Fétichisme musical

Dans son essai Le caractère fétiche dans la musique, et la régression de l'écoute, Adorno

entend étudier les conséquences des nouvelles techniques de reproduction sur les conditions

1ibid, p.103

2 Prismes “Mode intemporelle”, p.107.

3La société du spectacle, p.35, éd.Gallimard, 1992.

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générales de l'écoute et sur la signification sociale de l'objet musical soumis à un tel

bouleversement. Selon lui l'industrie de la culture dissout la séparation entre culture et

économie et remet dramatiquement en cause l'autonomie de l'art. L'aspect marchand de l'art,

auparavant accidentel, devient prépondérant et la valeur d'usage de la musique, c'est-à-dire

l'audition, est purement et simplement remplacée par la valeur d'échange. En s'appuyant sur

une analogie avec une analyse célèbre du Capital, il en vient à élaborer le concept de

fétichisme musical, pour décrire le nouveau rapport à la musique – ce rapport ayant la

particularité de faire justement abstraction de la musique.

Fidèle à son intuition d'une sympathie entre les diverses sphères de la production artistique

et leur articulation à la configuration de la société, Adorno ne présente pas les nouvelles

formes de musique de masse comme une production ex nihilo. La musique légère n'est pas

née avec l'invention du phonographe, elle est comme nous l'avons vu l'aboutissement

inconscient de la dissolution des formes ultimes de l’œuvre d'art unie. Cet argument est

largement développé dans les premières pages de l'essai de 1937, et Ulrich Schönherr, dans un

article sur la critique adornienne du jazz1, nous rappelle les analogies (voire les

idiosyncrasies) entre la critique de l'industrie de la culture et les essais sur Wagner et

Stravinsky, ou encore les diatribes de notre philosophe contre le compositeur Puccini. En

effet, nombre de traits formels de la musique légère du XXème siècle ne sont que la reprise

hors contexte de procédés stylistiques chers au wagnérisme décadent. La séduction sensuelle

de l'instant par laquelle s'est engouffrée l'harmonie et la couleur, la prépondérance de

l'individualité sur la puissance collective (indiquant le moment de la liberté subjective) et

l'émancipation de la dimension profane furent autant de progrès pour la musique qui tentait

alors de s'évader du schéma autoritaire qu'était l'art purement cultuel. Mais ces moments

étaient subsumés par la grande musique qui parvenait encore à maintenir un équilibre entre la

séduction partielle et la totalité. Adorno nous en donne un exemple : « La flûte enchantée, en tant qu'opéra dans lequel l'utopie de l'émancipation et le

divertissement que peut procurer le couplet de Singspiel2 coïncident exactement, n'est elle-

même qu'un tel instant d'équilibre »1.

1Adorno and jazz: reflections on a failed encounter

2 Le Singspiel est une forme d'opéra comique allemand. A ce sujet, il serait sans doute éclairant de se référer à

Mourir de rire, essai sur le caractère transcendantal du théâtre comique de Rossini, d'A.Baricco. En effet, il y définit l'Opera Buffa comme la suspension, véritable intermezzo, de l'Opera Seria et de son monde : le Destin, le Mythe, les Héros. Cet Autre de la conception traditionnelle de l'opéra est interprété par Baricco comme la "célébration collective du siècle des Lumières". C'est la preuve en acte qu'un monde dépouillé de toute référence mythique et transcendante est représentable. Mais cette volonté de mettre en scène un monde privé de son ressort dynamique et transcendant (le héros aidé par le Destin) présuppose la possibilité d'un devenir immanent

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Ce que critique Adorno, nous le savons, c'est que ces moments soient maintenus alors même

que cet équilibre n'est plus possible depuis longtemps : « Ces traditionnels ferments antimythologiques de la musique qui furent ses alliés dans

l'opposition au schéma autoritaire deviennent alors des témoins de sa soumission à l'autorité

du schéma commercial. »2

Dans un mouvement dialectique, ces procédés qui ont autrefois permis de s'affranchir du

cadre autoritaire de la musique sacrée (d'où leur fonction "antimythologique") sont désormais

utilisés dans un autre but, celui de dispenser l'auditeur de penser le tout qu'est l’œuvre d'art :

ils ne sont pas mauvais en soi, mais seulement pour leur nouvelle fonction dissimulant

l'exigence d'une juste écoute. C'est également ainsi que l'ascèse est passée d'une fonction

réactionnaire à celle, plus révolutionnaire, d'être la seule garantie de l'art nouveau : « Si l'ascèse a autrefois détruit d'une manière réactionnaire la prétention esthétique, elle est

devenue aujourd'hui le sceau de l'art avancé »3.

Il retrace ainsi deux siècles d'histoire de la musique sous l'angle du conflit dialectique entre la

séduction du matériau et la rigueur de la composition.

Ainsi, Adorno nous invite à ne pas dissocier trop rapidement la musique sérieuse de la

sphère du divertissement. Elles sont les deux faces historiques d'une évolution de la musique

vers son émancipation. Seulement, cette émancipation a rencontré sur son chemin

l'instrumentalisation rationalisée du médium musical, particulièrement efficace du fait de son

irrationalité même. Si la pensée grecque a envisagé avec Platon la fonction disciplinante de la

musique comme un Bien dont il fallait tirer parti, notamment dans le domaine de l'éducation,

Adorno pointe les ravages occasionnés par la perversion de cette fonction, qui devient l'outil

d'une manipulation à grande échelle. Seule la musique restée sérieuse tente de se débarrasser

des « sombres expériences que trahit encore d'une façon pleinement consciente l'inconsciente

innocence de la musique légère »4. Ainsi ces deux sphères ne sont unies que par une insoluble

contradiction, elles sont deux réactions antithétiques d'un processus unique, celui de la

désagrégation de la synthèse entre la séduction sensuelle de l'instant et la conscience de la

et autonome. Le réel privé de son sérieux métaphysique possède néanmoins la force de se développer sans sombrer dans l'insignifiance de l'instant, cet éphémère charmeur. Nous retrouvons ici la description que fait Adorno de ce moment crucial de l'histoire de la musique où les ferments antimythologiques s'affirme contre une ascèse musicale défendant une tour d'ivoire qui n'en avait plus pour très longtemps, avec cette réserve, néanmoins, que l’hétérogénéité du Singspiel et de l’Opera Buffa limite la valeur de cette comparaison. 1Le caractère fétiche dans la musique, p.14.

2ibid, p.15

3ibid, p.16

4ibid, p.19

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totalité. Et la situation musicale semble s'être fixée autour de ces deux extrêmes qui s'excluent

mutuellement :

« Entre l'incompréhension et l'inéluctable, il n'y a pas de troisième voie »1.

Dès lors s'installe dans les mœurs du public une tendance à ne plus apprécier dans la musique

que les artifices éphémères : les timbres "exotiques", des bribes de mélodies savoureuses, ou

encore le culte dégénéré de la virtuosité technique des interprètes ou du chef d'orchestre.

C'est ici qu'intervient le concept de fétichisme musical. Que l'auditeur puisse réagir à un

produit avant même d'en saisir les qualités spécifiquement musicales est bien l'énigme qui a

poussé Adorno à forger un nouveau concept pour décrire le rapport des masses à la musique.

Pour Marx, le caractère fétiche de la marchandise consiste dans la « vénération de ce qu'on a

fait soi-même, de ce qui, comme valeur d'échange, s'est aliéné aussi bien de son producteur

que de son consommateur »2. Une transformation magique des valeurs se donne à voir dans le

cadre de la consommation de la musique. L'auditeur attribue à la musique une qualité qui ne

lui est pas inhérente. En effet, qu'il aime tel ou tel air à succès n'est pas dû à une beauté

supposée propre à la musique, mais au matraquage incessant de cet air radiodiffusé : ses

besoins se sont conformés à ce qu'on lui a proposé, et il finit par ressembler à ce prisonnier

qui aime sa cellule parce qu'on ne lui laisse rien d'autre à aimer.

Il faut noter qu'il existe une perniciosité particulière au monde des marchandises

culturelles. C'est que justement ce monde apparaît étranger aux contraintes de la valeur

d'échange, et que l'auditeur a l'impression d'une certaine immédiateté avec l'objet qu'il

consomme. Mais c'est cette apparence d'immédiateté qui prend en charge la transformation

magique de la valeur d'usage en valeur d'échange. Et au passage, l'objet musical est

"fétichisé", sans que le consommateur ait pu se rendre compte qu'il a affaire à un bien culturel

embaumé : « Face au murmure théologique des marchandises, les consommateurs deviennent des

hiérodules, ils sont complètement mystifiés »3.

L'analogie entre le caractère fétiche de la marchandise et celui de la musique se fonde sur le

même procédé d'abstraction de la vraie nature de l'objet qu'engendre la valeur d'échange.

La reproductibilité technique de la musique n'a pas simplement étendu notre possibilité

d'écoute (elle l'a sans doute d'ailleurs restreinte) : elle a radicalement transformé notre rapport

1ibid,p.21

2ibid, p.29

3ibid, p.33

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à l'objet musical. Loin de constituer un "démocratisation de l'art" et donc un espoir

d'émancipation, cette nouvelle donne met en péril la possibilité même d'un art autonome

authentique (et de sa réception adéquate). Marc Jimenez écrit à ce propos que pour Adorno : « Toute concession de l'art aux conditions économiques du capital entraîne la réification

des produits culturels dont le caractère de marchandise devient prédominant : Si [le

phénomène du jazz] se laisse définir -sur le plan strictement technologique- d'une manière

plus fonctionnelle qu'en lui-même à proprement parler, le fait technologique de la fonction

peut alors être compris comme le chiffre d'un fait social : le genre est dominé par la

fonction et non par une loi formelle autonome »1.

Sa fonction de valeur d'échange prend alors le relais de tout autre paramètre quant à la

réception et à l'appréciation de la musique. Qu'en est-il alors de la notion de goût invoquée par

l'opinion commune quand il s'agit de rendre compte des préférences individuelles vis-à-vis de

tel ou tel produit ? Ce goût n'est pour Adorno que l'ironique appellation de l'infime marge de

manœuvre laissée au consommateur assailli par mille produits quasiment identiques. La

subjectivité du goût n'est que l'illusion qui doit masquer l'effroyable uniformité de la

marchandise musicale. Au contraire, l'évidente conséquence d'une telle rationalisation de la

production culturelle est la liquidation de l'individualité.

b) Régression de l’écoute

La deuxième partie de l'essai est consacrée à la contrepartie du fétichisme musical : la

régression de l'écoute. Ce phénomène se définit comme la somme des transformations

psychologiques de l'audition qui conduisent à son infantilisation. Ce n'est pas à proprement

parler un retour à un stade antérieur de l'écoute, car on ne peut comparer la masse de millions

d'auditeurs à l'élite mélomane d'autrefois. Il s'agit plutôt d'un retard du développement naturel

de l'audition. L'éducation musicale visant à faire découvrir et reconnaître la multiplicité des

formes musicales a été remplacée par l'omniprésence d'un noise qu'on subit1 et qui détourne

de la concentration nécessaire à une écoute appropriée. A force d’inonder les oreilles du

public, on finit par le rendre indifférent aux qualités purement musicales, et il ne se meut plus

que dans un état d'aperception. La musique n'est dès lors perçue que comme simple fond

sonore, dont quelques rares stimuli viennent percuter de temps en temps la conscience hébétée

de l'auditeur. Le déplacement des affects vers l'effet de l'instant fait que l'on exige de moins en

moins de la musique, la conscience n'enregistre plus qu'un charme abstrait au lieu d'opérer

1Adorno et la modernité, p.310, M. Jimenez, éd. Klincksieck, 1986.

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une synthèse concrète. Ce processus de régression n'est pas sans quelque affinité avec la

publicité. En effet le mécanisme publicitaire présuppose également la passivité du public

auquel il s'adresse, et en stimule l'activité en lui faisant croire que ses besoins sont les siens

propres, alors qu'ils sont justement créés de toutes pièces par la publicité. Mais dans la

publicité comme dans la diffusion de la musique, c'est l'état de déconcentration qui permet au

processus d'être effectif : « Ils s'abandonnent, comme résignés, à ce qui leur arrive et ne peuvent avoir de sympathie

pour cette musique que s'ils ne l'écoutent pas de façon précise. Les remarques de Benjamin

sur l'aperception du film valent aussi bien pour la musique légère »2.

Nous retrouvons encore une fois la référence aux travaux de Benjamin sur l'influence des

nouveaux médiums de reproduction sur la perception. C'est la première version de L’œuvre

d'art (1936) qui est ici visée, nous en citons un passage : « La réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd'hui dans tous les

domaines de l'art, et symptôme elle-même d'importante mutations de la perception, a trouvé

sa place centrale au cinéma »3.

Là encore, la manière dont Adorno cite les travaux de son ami ne laisse pas entrevoir la

divergence profonde qui les sépare sur ce point. En effet, Benjamin essaie de penser cette

profonde mutation comme le point de départ d'une nouvelle définition de l'art, et il la

considère comme l'axe qui doit refondre l'esthétique de la modernité. Il ajoute même un peu

plus loin, non sans un brin d'ironie, que « sous cet aspect, le cinéma se révèle donc être l'objet

le plus important, aujourd'hui, de cette théorie de la perception que les Grecs nommèrent

esthétique »4. Il est donc pour le moins étonnant qu'Adorno se réfère à ce passage quand lui

veut démontrer l'aspect fondamentalement faux et réactionnaire -régressif- de la nouvelle

situation de la perception de l'art. Car Adorno maintient implicitement la possibilité et la

nécessité d'une écoute attentive qui respecte l’œuvre dans son intention de totalité cohérente.

De même que l’œuvre d'art fétichisée a pour complément une perception diminuée car

atomisée, l’œuvre d'art autonome continue d'exiger une perception adéquate, concentrée : le

recueillement. Ainsi, Adorno circonscrit son étude de la régression de la perception dans le

cadre de la critique de l'industrie de la culture. Il confie par-là même à la musique autonome

le soin de préserver la possibilité paradigmatique d'un mode de perception de l'art non

1 Cf., Pascal Quignard, La haine de la musique, éd. Gallimard, 1996. 2Le caractère fétiche dans la musique, p56

3Oeuvres III, p.109, trad. M. de Gandillac, R .Rochlitz et P.Rusch, éd. Gallimard, 2000.

4ibid, p.110

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dénaturé par la réification et la fétichisation de la musique, même si cette possibilité doit

rester lettre morte à l'époque de la toute-puissance de la rationalité instrumentale.

c) Un simple cas particulier

Voici établi synthétiquement le cadre théorique de la musique de masse. Dans son essai,

Adorno se réfère fréquemment au jazz pour illustrer ses arguments. En effet le jazz représente

pour lui un cas particulièrement subtil de standardisation qu'il est particulièrement fructueux

d'analyser pour mettre à jour les mécanismes profonds du fétichisme en musique.

Les mécanismes de standardisation à l’œuvre dans le jazz sont dissimulés sous un voile de

"pseudo-individualisation". L'improvisation en premier lieu, et l'explosion des timbres de la

musique "hot" se présentent comme l'expression d'une subjectivité incontrôlée et

indomptable, alors qu'ils ne sont que des résidus de romantisme remis au goût du jour.

Adorno retrouve dans les différents éléments techniques qui font la spécificité du jazz autant

de rouages qui uniformisent chaque jour un peu plus les besoins des auditeurs, et donc leur

capacité d'écoute. On pourrait croire que ces nouvelles couleurs apportées par l'orchestre

d'Ellington de la période "jungle" sont l'objet d'une attention esthétique particulière, qu'elles

apportent une nouvelle perspective d'écoute. Il n'en est rien, car les charmes qui ont fait l'objet

d'une aperception restent pris, sans lui opposer la moindre résistance, dans un schéma rigide.

Ces charmes sont donc des plus limités. « Ce ne sont que de molles tonalités

impressionnistes »1. Toute l'argumentation d'Adorno réside dans l'effort de démontrer que ce

qui se présente comme des avancées propres au jazz n'a pas plus de profondeur que le style

d'une robe d'été de 1927. Ces soi-disant découvertes formelles censées apporter un nouveau

souffle à la musique occidentale en manque "d'inspiration" ne sont que le vernis d'un produit

toujours identique dans le fond, mais qui doit apparaître comme nouveau, selon le goût du

jour. Cette adaptation superficielle aux lois du marché qui dicte sa loi au jazz lui confère son

caractère de mode intemporelle. Que le jazz ne dépasse pas le statut d'une simple mode

musicale, Adorno en voit la confirmation dans la réception qu'en font les auditeurs. Le fait

qu'ils puissent considérer comme désuet, corny*2, une manière passée d'interpréter le rythme

accrédite la thèse d'une musique depuis longtemps hétéronome.

1Le caractère fétiche dans la musique, p59.

2 On propose en annexe une définitions des termes américains suivis d’une astérisque.

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Il est donc évident pour Adorno que tous les aspects individualistes du jazz, du traitement

du timbre à l'usage de la syncope propre au swing, ne sont que le vernis illusoire d'une

musique qui cherche à dissimuler sa provenance : « La liberté de l'artiste qui improvise en fonction de l'accompagnement de l'orchestre est

une pure illusion, l'improvisation spontanée est en fait étudiée avec une précision

mécanique (...) et le sujet n'est pas un sujet lyrique libre qui s'élève à partir du collectif mais

bien quelqu'un qui n'est pas originairement libre -une victime du groupe »1.

Pour le dire sans détour, Adorno refuse au jazz toute originalité, jusqu'à remettre en cause les

origines africaines de cette musique : "Or, si l'on ne peut nier les éléments africains du jazz, il est tout aussi certain que tout ce

qu'il a de rebelle fut dès l'origine intégré à un schéma rigoureux et que le geste de la

rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir aveuglément (...) il n'est pas

exclu que les Negro spirituals, précurseurs du blues, aient déjà associé en tant que musique

des esclaves la plainte sur la liberté perdue et la soumission à cette perte"2.

Dès l'origine donc, le jazz est récupéré par la couche sociale dominante pour asseoir sa

domination. Cependant, cette domination ne s'exprime pas sous la forme de la censure, mais

sous celle, plus subtile, du détournement. Dans le pays des libertés qu'est l'Amérique, la

manière de faire taire les voix discordantes consiste à les limiter à une protestation

superficielle et donc inopérante. S'il fallait pousser à l’extrême l'argument d'Adorno sur la

nature dernière du jazz, on aboutirait à une filiation qui doit plus à la réutilisation édulcorée de

principes compositionels du romantisme tardif qu'à la tradition orale afro-américaine.

C'est donc une analyse du jazz qui conclut l'essai sur le caractère fétiche dans la musique,

comme pour démontrer que même les formes plus élaborée de la musique populaire se

réduisent en dernières instance à la critique de l'industrie de la culture. Cette analyse ne laisse

aucune échappatoire au jazz dès lors qu'il est tombé dans les trous noirs de l'industrie de la

culture : « Avec le jazz, une subjectivité privée d'expression tombe du monde de la marchandise

dans le monde de la marchandise »3.

1A propos d'une mode atemporelle, in Prismes, trad. G. et R.Rochlitz, éd.Payot, 2000.

2ibid, p.103

3On jazz, p.54, (nous traduisons)

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C) MUSICOLOGIE ET THEORIE CRITIQUE

1- Critique musicologique du jazz

Bien que la question du jazz n'ait pas préoccupé outre mesure les études adorniennes, il est

curieux de relever toutes les occurrences qui jalonnent l’œuvre du théoricien de Francfort.

Nous l'avons dit, la relative légèreté du ton employé pour la critique du jazz et,

paradoxalement, le grand nombre des références (pour ne pas parler d'acharnement) sont peut-

être l'indice que le problème est plus important qu'il n'y paraît à première vue. Toujours est-il

que le malaise que l'on peut éprouver en lisant certaines déclarations méprisantes à l'égard de

la tradition afro-américaine a poussé certains commentateurs à évoquer un "problème noir"

chez Adorno1. Nous allons à présent tenter de développer la critique musicologique du jazz

que propose Adorno en nous appuyant essentiellement sur trois textes : On Jazz2, Mode

intemporelle3 et Le caractère fétiche dans la musique.

a) Le rythme

La question du rythme est au cœur de l’analyse adornienne du jazz : « Le jazz est une musique qui allie la structure mélodique, harmonique, métrique et

formelle la plus élémentaire à un déroulement musical composé essentiellement de

syncopes pour ainsi dire perturbatrice, sans que l'unité obstinée du rythme de base soit

jamais remise en question »4.

Voilà le décor planté sans détour ! Alors que les études musicologiques se sont attachées à

montrer que l'apport essentiel du jazz était un nouveau souffle rythmique dépassant les

pratiques occidentales en ce domaine, Adorno met en lumière l'artifice technique du swing –

car c'est bien de cela qu'il s'agit– qui n'est selon lui qu'un stimulant monotone. La

contemporanéité d’Über Jazz (1936) avec l'essai sur le fétichisme musical (1938) laisse à

1B.Ouattara, Philosophie et éthique, chap.IV, éd. L’Harmattan, 1999. L'auteur reprend la querelle

Adorno/Berendt autour de l'article Une mode intemporelle, pour élucider les implications morales des prises de position d'Adorno sur la culture afro-américaine. Le sauvant du reproche de racisme, en se référant notamment à la Dialectique négative, il constate tout de même qu'il y avait une issue esthétique au problème noir, mais qu'elle a été sous-estimée par Adorno, voire mécomprise. 2La dernière traduction anglaise de ce texte est dû à Jamie O. Daniel, et est publiée dans la revue Discourse

1989-90, vol.XII. Nous traduisons en français tous les passages qui suivent. 3Article premièrement paru en 1953 dans la revue Merkur, et est disponible en français dans le recueil Prismes,

Critique de la culture et de la société. 4Prismes, p.102

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penser que c'est précisément l'énigme que représente l'adhésion de la masse à cette ineptie

rythmique qu'est le swing qui l'a conduit à élaborer sa théorie de la régression de l'écoute : « Déjà l'interdiction de changer la mesure de base de façon vivante dans la progression

d'un morceau rétrécit la musique à tel point que le respect zélé de cet interdit exige plutôt

une régression psychologique qu'une conscience esthétique du style »1.

Comment en effet expliquer l'engouement de masses entières pour un procédé rythmique

unique, obstiné, qui n'est jamais remis en cause par le déroulement musical ? Avec l'adoption

de ce principe intouchable, voire totalitaire, la musique semble abandonner son essence, ce

qui fait vivre intimement le temps musical : l'imprévu. C'est sans doute ce qui gêne Adorno, à

savoir que rien dans le jazz ne saurait nous surprendre au détour d'une mesure. S'il ne nous

offre rien qui ne puisse être prévu à l'avance, alors il s'agit bien d'une œuvre d'art purement

mécanique.

D'autant plus que cette prétendue avancée formelle du swing, cette utilisation si particulière

de la syncope n'apporte rien de nouveau à la tradition savante. L'intérêt rythmique de la

syncopation a été étudié, dominé et exploité par nombre de compositeurs avant même l'arrivée

du jazz : « Il n'est aucune des astuces de la syncope qui n'existe chez déjà Brahms sous une forme

rudimentaire et n'ait déjà été dépassé par Schönberg et Stravinsky. La pratique de la

musique populaire actuelle n'a pas tant développé ces techniques qu'elles ne les a

édulcorées dans un esprit conformiste »2.

Les choses semblent donc désespérément figées pour le jazz et rien ne semble pouvoir

remettre en cause l'hégémonie d'un rythme et d'une métrique obstinée. Car outre le

phénomène du swing démystifié par Adorno, c'est l'unité métrique de la barre de mesure et le

caractère cyclique de tout morceau de jazz qui vient confirmer le diagnostic d'une musique

amorphe rythmiquement parlant, « car c'est précisément dans le domaine du rythme que le

jazz n'a pas grand chose à offrir »1.

b) La logique de développement formel

C'est d'ailleurs au niveau de la logique de la totalité que le deuxième reproche majeur

d'Adorno prend place. Selon lui, il n'y a tout simplement pas d'effort de composition. Le

principe énonçant que ce qui régit le détail commande également l'organisation de la totalité,

1ibid, p.104

2Le caractère fétiche dans la musique, pp.77-78

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bien éminemment problématique pour l’œuvre d'art fragmentaire est néanmoins maintenu à

l'époque moderne. Ce qu'on pourrait appeler le principe de composition nécessaire est ce qui

différencie le grand art de la simple plaisanterie culinaire. C'est ainsi ce qui fait défaut au jazz

dans la mesure où les différents éléments et parties qui structurent un morceau quelconque

pourraient être interchangés sans que cela trouble la nature du déroulement musical. En effet,

l'improvisation sur une grille d'accords constituant la trame formelle du déroulement d'une

chanson, on voit mal comment le jazz pourrait prétendre à une cohérence de l'ensemble tel

que le présente une fugue de Bach : « Aucun morceau de jazz ne connaît d'histoire au sens musical, tous ses éléments peuvent

être recomposés d'une autre façon, aucune mesure ne résulte de la logique de

développement, la mode intemporelle devient la parabole d'une société mise en

hibernation »2.

Bien sûr, il n'est pas question ici d'attendre du jazz, musique improvisée s'il en est, qu'il

fournisse des modèles de structure similaires à ce que la tradition savante a fourni de plus

élaboré depuis la fin du moyen âge en matière d'architectonique. Cependant, s'il veut échapper

au reproche d'une musique qui se diffuserait dans l'instant, s'offrant ainsi à une consommation

sans lendemain, le jazz doit présenter une certaine pensée du déroulement musical, pour

démontrer que l'organisation interne d'un morceau n'est pas purement fortuite. Et l'on a

souvent argumenté que c'était justement l'improvisation, le déroulement des chorus, qui

assurait l'unité d'un morceau de jazz. L'improvisation serait le pendant jazzique du principe de

la variation. C'est du moins ainsi que l'entend A.Hodeir quand il essaie de démontrer un

certain rapport de nécessité entre un thème de jazz et le traitement de l'improvisation qui le

suit. A propos d'une intervention vocale d'Armstrong, il affirme : « Le grand jazzman a retrouvé là, semble-t-il, une technique chère aux maîtres de la

chanson française du XVIème siècle. Comme eux, il établit une sorte de rapport d'échange

entre le thème et sa variation exprimés simultanément. Cette variation, isolée du contexte,

ne présenterait guère d'intérêt mélodique : c'est parce que le thème est explicitement

formulé dans le moment même où elle vient se superposer à lui qu'elle prend toute sa

valeur »1.

Nul doute que le pourfendeur de faux-semblant qu'est Adorno n'ait prévu la parade : « Aujourd'hui, en tout cas, tous les éléments formels du jazz ont été totalement pré-formés

par les exigences capitalistes de sorte qu'ils puissent être interchangeables comme

marchandises. Même les très invoquées improvisations, les passages "hot" et les breaks,

1Prismes, p.105

2ibid, p.106

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sont purement ornementaux dans leur signification, et ne participent jamais à la

construction globale ni ne déterminent la forme »2.

La seule forme qu'Adorno accorde au morceau de jazz est celle, cyclique, du rondo. Il réitère

par-là la filiation occidentale plus qu'afro-américaine du jazz (en tant que musique

complètement absorbée par la logique capitaliste), en l'humiliant une fois de plus, le rondo

étant une des formes les plus primaires de la musique occidentale : « Le vieux principe du rondo, qui se réfère peut-être en fait à des formes cultuelles, est

choisi par le jazz aux vues de sa capacité à être mémorisée, et donc de son adaptabilité au

marché »3.

Que le jazz puisse prétendre à une certaine pensée du développement temporel, voilà ce

qui est impossible. Cela participe d'une manière générale à l'illusion et à tous les poncifs

hérités du romantisme tardif. Les concepts d'inspiration, d'originalité, d'une créativité

indépendante de toute médiation intellectuelle ne sont que les arguments de vente d'un produit

qui se déguise en œuvre d'art.

c) La séduction par le timbre : l'aperception musicale

« L'effet obnubilant dont Nietzsche se méfiait dans la musique

de Wagner a été saisi et socialisé par la musique légère. »

Adorno, Introduction à la sociologie de la musique4

En analysant les mécanismes de la régression de l'écoute, Adorno en vient à décrypter

l'attirance pour des sonorités qu'on juge nouvelles : C'est seulement quand les parties s'émancipent de leur enchaînement et de tous les moments

qui dépassent leur présent immédiat que l'intérêt musical commence à se déplacer pour

venir se porter vers la sensualité particulière »1.

Lorsqu'on a dispensé l'auditeur de penser l’œuvre dans sa totalité, il ne reste plus qu'à

focaliser son attention sur l'instant, comme propriété consommable. De l'état de conscience

critique, on le fait passer au stade de l'aperception : d'actif, il devient passif.

De plus, outre sa fonction aliénante favorisant la régression auditive, cette séduction des

couleurs instrumentales ment sur son origine en se faisant passer pour novatrice. L'utilisation

1Hommes et problèmes du jazz, p.153, rééd. Parenthèses, 1981.

2On Jazz, pp.52-53

3ibid, p.55

4Introduction à la sociologie de la musique, pp.35-36, trad. V.Barras et C.Russi, éd. Contrechamps, 1994.

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de "dérapages contrôlés", les timbres exacerbés de l'expressionnisme "hot", ne sont qu'une

réutilisation fade, encore une fois, de la technique des impressionnistes français du tout début

XXème. Il ironise même en affirmant que grâce au jazz, ces techniques ont pu accéder au grand

public. Techniquement parlant, cela donne ceci : « Accords de neuf notes, sixte ajoutée, et autres mélanges, comme le cliché de la blue note,

et tout ce que le jazz a à offrir en matière de stimulation verticale a été pris à Debussy »2.

Rien ne semble pouvoir échapper à la perspicacité du musicologue Adorno, toute filiation

extra-occidentale n'étant que le vernis grossier d'un produit façonné de toute part par

l'industrie de la culture.

d) L'aspect infantile de la citation

Les auditeurs en régression sont de grands enfants. De même qu'ils éprouvent un attrait

pour tout ce qui est bariolé de couleurs instrumentales, ils ne peuvent s'empêcher de

redemander ce qu'ils connaissent par cœur et ne ressentent qu'aversion pour ce qui vient

troubler leur douce quiétude de consommateurs hébétés. C'est ainsi que l'industrie culturelle

leur propose malicieusement un langage musical constitué de débris et de déformations : "La citation, nous informe Adorno, n'est pas moins caractéristique du langage musical

régressif"3.

De la citation consciente de mélodies réifiées du répertoire classique aux références de

chants folkloriques, on se permet de s'approprier des bribes du patrimoine musical commun

en les dénaturant à chaque fois. Cela dénote une tendance à considérer les phrases musicales

comme des propriétés des compositeurs, alors que, sorties de leur contexte, elles perdent toute

signification. En dépit de son apparence progressiste, la technique du "montage" n'est pas

"moderne" en ce qu'elle contribuerait à dissoudre le caractère d'unité achevée de l’œuvre d'art,

mais bien réactionnaire à partir du moment où elle entretient et enferme l'auditeur dans un

univers fétichisé. Alors que la conscience musicale moderne tente de se débarrasser de tout

moment lui rappelant son attachement avec un passé rétrograde, la conscience réifiée ressent

le besoin de se rassurer sans cesse en évoquant les vestiges qui font les charmes d'antan. On

le sait, le principe de la tabula rasa est une des conditions de la modernité, et toute nostalgie

1Le caractère fétiche dans la musique, pp.57-58

2On Jazz, p.59

3Le caractère fétiche dans la musique, p64

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est le signe d'un rapport faux au passé1. Et c'est bien dans une sorte de nostalgie que semble

évoluer la musique légère, qui ne propose jamais de nouveauté radicale de peur de choquer un

public qui ne demande qu'à se satisfaire en paix de son univers habituel.

e) La standardisation ou l'incapacité de protester formellement

Au final, la description qu'Adorno donne du jazz amène à la conclusion sans appel d'un

produit musical façonné de manière standardisée. Dans un but didactique ou par souci de

clarté peut-être, il ne nuancera jamais ce point de vue, même lorsque le jazz aura connu ses

développements les plus riches, du be-bop au free jazz. « Le jazz, y compris dans ses formes

les plus raffinées, appartient à la musique légère »2 affirme-t-il en 1960. Pour terminer

l'exposé de la critique adornienne, il nous faut maintenant éclaircir des affirmations telle que :

« Le geste de rébellion va de pair avec une tendance à obéir aveuglément »1.

Nous ne nous attarderons pas sur l'analyse psychologique qui sert à expliquer comment le

producteur autant que le récepteur peut autant « s'identifier avec l'agresseur ». Mais nous

devons comprendre pourquoi le jazz est une musique qui se soumet à l'ordre établi alors qu'il

n'a cessé d'être la voix d'un peuple opprimé qui tentait justement de sortir des ghettos où il se

trouvait enfermé.

Dans un monde où la rationalité instrumentale étend sa domination sur tous les domaines

jusqu'à profaner le sanctuaire de l'art autonome, la seule marge de liberté pour la musique

d'art consiste dans son pouvoir de négation. On le sait, la pensée esthétique est liée chez

Adorno à celle de l'utopie. Dépasser le verdict hégélien de la fin de l'art implique la

perspective d'un dépassement de cet état de désesthétisation qui est le principal obstacle à la

réalisation d'un art authentique. Cet interrègne, selon l'expression mallarméenne, contraint

l'art à s'exprimer comme négation, s'il veut exprimer un au-delà de la situation dans laquelle il

se trouve : « Le rapport de l'art à l'utopie est essentiellement médiatisé par la négativité. Il ne peut

exprimer l'absolu qu'en posant tacitement la souffrance en tant que chiffre et symbole de la

totalité qui se manifeste à nous sous cette forme fragile »2.

1On sait qu'Adorno, ici comme ailleurs est rétif à toute quête des origines et rejette toute forme de nostalgie (cf.

Dialectique Négative). On peut noter au passage que c’est la question de la postmodernité qui est implicitement visée. Nous aurons à revenir dans la IIIième partie sur cette question d’une éventuelle relecture de l’histoire du jazz à l’aune du questionnement des avant-gardes « post-sérielles » après 1960. cf. B.Ramaut-Chevassu Musique et Postmodernité, coll. Que sais-je ?. 2Introduction à la sociologie de la musique, p.38

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Adorno assigne donc à l'art moderne cette vocation de porter en lui la possibilité d'un monde

libéré des stigmates du capitalisme, fût-ce au prix de son isolement complet.

L'accomplissement de la loi formelle autonome est donc la seule possibilité de l'art s'il entend

protester contre l'oppression de la rationalité instrumentale. C'est pourquoi toute plainte qui

s'exprime sous la forme d'un contenu explicite est illusoire, car ce n'est que formellement que

la protestation esthétique peut espérer quelque efficacité.

Ainsi la nouvelle musique est-elle la seule qui mette en œuvre une lutte effective en

refusant de se soumettre au Diktat de la beauté agréable et mensongère que représente le

matériau tonal au XXèmesiècle. Si le jazz ne sort pas du carcan de sa standardisation, toute

protestation est vaine dans la mesure où elle ne remet pas en cause la domination de sa forme.

On comprend désormais mieux le ton ironique qu'emploie Adorno pour décrire la protestation

que le jazz croit accomplir. Aussi lorsqu'on l'accuse ad hominem de développer des propos

racistes à l'encontre des noirs, il répond que son propos est plutôt de les protéger de

l'exploitation insidieuse dont ils sont l'objet : « Je m'efforce plutôt avec mes forces réduites de défendre les noirs contre l'humiliation

qu'ils subissent lorsqu'on abuse de leur expressivité pour faire d'eux des clowns. (...) Je

crois que le rêve [des fans du jazz] est détourné vers un faux primitivisme et manipulé de

façon autoritaire. Au cours des derniers siècles, la musique s'est émancipée des aspects

serviles qui l'enchaînaient. S'agit-il de la ramener à sa phase hétéronome ? Faut-il accepter

sa servilité comme une garantie de sa valeur collective ? N'est-ce pas offenser les noirs que

de mobiliser en eux leur passé d'esclaves, afin de les rendre aptes au servage ? »3.

Dès lors, le jazzman a beau crier (hollering*), dénoncer les condition d'exploitation de son

peuple ou encore se référer à la spécificité de la black soul, sa plainte sera récupérée par le

système : « Mais l'expression, le véritable véhicule de la protestation esthétique, est absorbée par le

pouvoir contre lequel elle proteste. (...) Le jazz est la fausse liquidation de l'art : au lieu de

se réaliser, l'utopie disparaît de l'image »1.

1Prismes, p.103

2cité par M.Jimenez in Adorno et la modernité, p.201-202

3Prismes, p.246

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2- Théorie critique et analyse immanente

a) Matérialisme esthétique et positivisme musicologique

La critique du jazz comme œuvre d'art mécanique, pur objet standardisé utilisé par

l'industrie culturelle pour parachever son projet de réduire les hommes au silence, est

achevée : « On pourrait être tenté de la sauver, de faire comme si [il s'agissait d'un objet] dans lequel

le caractère « auratique » de l’œuvre d'art, les éléments de son éclat s'effaçaient seulement

devant ses éléments ludiques »2.

Cependant, quelque attachement qu'éprouve Adorno pour le procédé de la Rettung dans ses

analyses esthétiques, ce n'est pas la voie qu'il choisit ici. La radicalité de sa critique n'a d'égale

que l'intransigeance avec laquelle il soutient la thèse de l'autonomie de l'art. Et s'il fait preuve

de prudence quant à l'adaptation de sa théorie sociale au médium du cinéma, il refuse toute

incursion des thèses benjaminiennes dans son domaine privilégié qu'est la musique. Dans sa

lettre à Benjamin du 18 mars 1936, il entend insister sur l'imperméabilité de la musique aux

nouvelles thèses de son ami : « Votre travail (...) reste extérieur à l'expérience élémentaire qui m'est chaque jour plus

évidente dans mon expérience musicale propre, expérience élémentaire d'après laquelle

l'application la plus rigoureuse de la loi technologique à l'art autonome a précisément pour

effet de transformer celui-ci et qu'au lieu de l'ériger en tabou et de le fétichiser elle

rapproche au contraire ceux qui la produisent, de la liberté, de la production consciente »3.

Point de salut donc en dehors de l'autonomie radicale.

Cependant, cette critique, bien que nous l'ayons exposée fidèlement pour les besoins de

l'argumentation, ne nous semble pas être le dernier mot que la philosophie ait à prononcer sur

le jazz. Nous serions même enclin à penser que cette musique qui s'est développée de manière

si rapide et diverse doit absolument être prise en compte par la philosophie si celle-ci veut

donner une image fidèle de ce qu'a été l'art au XXèmesiècle, tant nous pensons avec LeRoi

Jones qu'en matière de jazz : « C'est la philosophie qui est essentielle »4. Mais avant de nous

attaquer aux présupposés philosophiques de la sociologie de la musique adornienne, nous

1ibid, p.113

2Le caractère fétiche dans la musique, p.76

3Correspondance Adorno-Benjamin, pp.185-186.

4cité par C.Béthune in Charles Mingus, p.8

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désirons nous livrer autant que faire se peut à une analyse musicologique que nous espérons

différente de celle que propose le théoricien critique. En effet nous avons vu que sa critique

du jazz s'appuyait sur une analyse technique qui se voulait précise. Ce qu'il affirme au plan

théorique a son corollaire dans l'analyse du matériau même. Adorno déclare même dans une

réponse à son contradicteur J.E Berendt, que ses travaux sur le jazz ont en quelque sorte le but

de remettre les pendules musicologiques à l'heure : « En réalité, je n'ai écrit mon essai que pour priver [les défenseurs du jazz] de leur

fondement musicologique »1.

Ainsi la critique du jazz n'est pas inaccessible, mais s'enracine dans une prise en compte de

la réalité technique de cette musique. Le matérialisme esthétique d’Adorno ne peut mépriser

une musique par principe, il doit faire droit à la réalité technique, celle-ci conservant donc une

certaine indépendance vis-à-vis de la théorie, une certaine positivité. Si nous pouvons

proposer une autre analyse, nous aurons acquis un socle assez ferme pour contester la critique

adornienne, comme d'en bas.

Cette stratégie semble donc pertinente dans la mesure où l’esthétique d’Adorno qui se veut

matérialiste n'a de cesse de s'affirmer solidaire du concret et renvoie constamment aux

analyses immanentes des œuvres pour étayer ses propos. Mieux, ces analyses immanentes ne

doivent pas être entendues comme de simples illustrations mais comme partie intégrante de sa

monumentale Théorie esthétique2, comme son accomplissement. Aussi, l'analyse

musicologique revêt un caractère positif que ne peut complètement ignorer la théorie critique.

Et c'est en cela que cette dernière se démarque des théories traditionnelles de l'art qui l'ont

précédée.

b) Rapport critique à Hegel

L'essai qu'Anne Boissière consacre à Adorno3 est une tentative de rendre compte de la

spécificité son esthétique, en tant que celle-ci vise le concret. Elle entend dégager le statut

philosophique des analyses immanentes consacrées à Mahler et Berg. C'est la question des

rapports entre philosophie et musique que nous avons évoquée au début de cette partie, et

l'Introduction première de la Théorie esthétique peut être lu, paradoxalement, comme la 1Prismes, p.246

2Je renvoie ici à l'introduction de Quasi una fantasia de J.L Leleu

3Adorno, la vérité de la musique moderne, A.Boissière, éd. P.U.L, 1999.

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démonstration de l'inanité d'une théorie esthétique pure. C'est dans le rapport à la philosophie

hégélienne que semblent se cristalliser les enjeux de sa propre position. En effet, Adorno est

redevable vis-à-vis de Hegel d'avoir ouvert la voie à une philosophie dialectique, dépassant en

cela le formalisme kantien. Cependant, le caractère systématique de la pensée de Hegel est

aussi critiqué car il présuppose le concret au lieu d'en partir. Adorno ironise souvent sur la

performance des philosophes idéalistes, qui illustraient leur puissante théorie d'exemples pour

le moins fades au regard des enjeux impliqués : « Hegel et Kant furent les derniers qui, pour parler franc, purent écrire une grande

esthétique sans rien comprendre à l'art »1.

Si la pensée de Hegel est riche en déterminations concrètes, il n'en reste pas moins que ses

analyses relèvent de l'auto-réalisation du beau, et les détails doivent pour ainsi dire rentrer de

force dans le déroulement de la pensée. La raison du formalisme hégélien, en dépit de la

dialectique qu'il met en œuvre et que reprend partiellement Adorno, « tient dans le primat de

l'objet, qui pose au fondement de la dialectique une logique de l'identité »2. C'est le moment

de la synthèse qui est ici incriminé, et la résolution hégélienne pour Adorno pèche par excès

de puissance. La fameuse identité de l'identité et de la non-identité énonce que ce qui est à la

fin était déjà en quelque sorte au début. Elle présuppose tout du moins que le moment de la

négation, du concret, de la matérialité, n'est justement qu'un simple moment du

développement de l'Esprit. Finalement, Adorno ne retient de la dialectique que le premier

moment, celui du mouvement vers l'objet, et concentre ses efforts sur ce rapport, construisant

ainsi une dialectique négative. Cette volonté de faire droit au détail souvent écrasé par le

système dans une entreprise philosophique a été un des piliers de l'édifice adornien, tant au

niveau esthétique que moral voire métaphysique. C'est même le projet de la Théorie critique

que de dépasser le totalitarisme de la pensée systématique sans pour autant sombrer dans un

relativisme finalement tout aussi destructeur. La pensée se doit de reconnaître l'irréductibilité

du concret, du non-conceptuel, et ainsi d'assumer la perméabilité du concept à son Autre.

L’esthétique d’Adorno se construit donc autour du primat de l'objet, et se doit de ne pas le

présupposer avant de l'avoir réellement appréhendé. Or, au regard des analyses d'Adorno sur

le jazz, on est en droit de se demander quelle pertinence technique ces analyses revêtent. On

peut regretter avec U.Schönherr le caractère lacunaire des sources utilisées :

1Théorie esthétique, p.463

2Adorno, la vérité de la musique moderne, p.201

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« Malheureusement, il n'y a aucune analyse particulière au sens strict, dans le travail

d'Adorno sur le jazz qui traite d'une composition particulière. On peut supposer qu'il a

obtenu son savoir de la radio, ou de sa collaboration avec le Princeton Radio Research

Project »1.

Dès lors on peut supposer que la critique du jazz est parfois exagérée, comme pour servir

les besoins de la "cause" qu'est la critique de l'industrie de la culture. C'est pourquoi nous

considérons nécessaire, même dans le cadre d'un mémoire de philosophie, de consacrer une

partie entière à l'analyse musicologique d'une œuvre précise, celle de Charles Mingus en

l’occurrence.

Toutefois, avant d'aborder cette partie plus spécifiquement musicologique, nous désirons

développer un dernier point. En effet cette première partie, exposition théorique de la

sociologie de la musique d'Adorno, ne serait pas complète si l'on ne rendait pas explicite les

enjeux politiques qui se noue en arrière-fond. Si l'analyse des conséquences politiques

inhérentes à toute position philosophique est peut-être un peu passée de mode en ces temps de

désenchantement du politique, le contexte des débats qui nous préoccupe était tout autre. En

effet, le climat de l'entre-deux-guerres, qui plus est dans le milieu de l'intelligentsia juive

germanique progressiste, était propice à la réflexion politique dans tous les domaines. La

croyance en l'imminence d'une révolution mondiale et l'actualité politique expliquent en partie

l'enthousiasme du ton et les références à l'eschatologie marxiste...

3- Enjeux politiques

« Et ici la discussion prend, à vrai dire, assez vite un tour

politique. »1

Adorno, lettre à Benjamin du 18 mars 1936

C'est donc dans cette fameuse lettre dans laquelle Adorno entend faire part à son ami de ses

notes de lectures de L’œuvre d'art, que les implications politiques des esthétiques qu'ils sont

en train de construire sont le plus clairement formulées. Il faut noter que ces deux esthétiques

s'accordent sur le but de l'art moderne, celui d'achever la désacralisation de l'art par

l'autodissolution du mythe, ce qu'Adorno appelle le thème de la liquidation de l'art. Et à cet

1Adorno and jazz: Reflections on a failed encounter, p.91

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égard l'ouvrage de Benjamin a l'effet d'un détonateur pour Adorno. Celui-ci est à la même

époque en train de rédiger son étude sur le jazz et ces deux essais ont finalement le même

sujet, à savoir les modifications de la perception occasionnées par la reproductibilité

technique de l’œuvre d'art. Benjamin pressent le caractère essentiel de cette transformation et

l'exprime ainsi : « On s'était dépensé en vaines subtilités pour décider si la photographie était ou non un art,

mais on ne s'était pas demandé d'abord si cette invention même ne modifiait pas le

caractère général de l'art »2.

Dès lors, il définit le stade de l'art antérieur à sa reproductibilité technique comme

"auratique" et confie aux arts issus des nouveaux médiums (la pellicule, le disque...) la charge

"d'enterrer" l'art cultuel, c'est-à-dire l'art traditionnel, leur attribuant par-là même une place

centrale dans l'esthétique de la modernité3.

C'est ce qui dérange profondément Adorno qui lui considère l'art traditionnel comme seul

capable, nous l'avons vu, de porter l'espoir d'émancipation de l'humanité. Il le lui dit d'ailleurs

sans plus de détour : « Mais je suis inquiet de vous voir appliquer maintenant sans plus de précaution le concept

de l'aura magique à l'œuvre d'art autonome et de vous voir ranger sans hésitation celle-ci du

côté de la fonction contre-révolutionnaire »4.

Adorno concède que l’œuvre d'art autonome, en ce qu'elle a de traditionnel, n'est pas exempte

de tout élément magique renvoyant à son passé cultuel. Mais il a confiance en sa tendance à

l'autonomisation, c'est-à-dire l'accomplissement de sa loi technologique, pour qu'elle se libère

petit à petit de tout relent cultuel, auratique. Adorno défend donc un art que seul l'élite peut

réellement comprendre. Cette tentation élitiste a son corollaire dans l'aliénation complète dans

laquelle se retrouve le prolétariat. Les masses sont dans un état de complète subordination et

ne peuvent donc pour cela s'exprimer ou même apprécier un art émancipé. C'est pourquoi, en

dépit de ses aspirations légitimes à la liberté, le prolétariat ne peut dans l'état actuel des choses

s'exprimer positivement au travers de l'art. Il l'affirme clairement dans son essai sur

Schönberg :

1Correspondance Adorno-Benjamin, p.186.

2Oeuvres III, p.84

3Il faudrait évidemment nuancer ces propos qui, ici simplifiés à l'extrême, prennent l'allure d'une thèse

"dangereusement mystique", selon la propre expression de Brecht. La pensée de Benjamin réside plutôt dans la tension qui peut exister entre l'art de masse et l'art traditionnel, auquel il a d'ailleurs consacré la majeure partie de son œuvre. Il reste néanmoins que L’œuvre d'art demeure la tentative de prendre l'entière mesure des bouleversements techniques subis par l'art au XXèmesiècle, (cf. Histoire d'Aura, l’œuvre d'art à l'époque de Walter Benjamin, de B.Tackels). 4Correspondance Adorno-Benjamin, p.185.

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« En cela, musique traditionnelle et musique émancipée sont d'essence identique. Le

féodalisme n'a guère jamais produit sa propre musique, mais se l'est toujours fait livrer par

les bourgeois de la ville ; quant au prolétariat, simple objet de domination de la totalité

sociale, on l'a toujours empêché de se constituer comme sujet musical, tant en raison de sa

propre constitution forgée par la répression, qu'à cause de sa situation dans le système ;

c'est seulement dans la liberté réalisée, en ne subissant aucune domination, qu'il pourrait

devenir ce sujet »1.

Sa position est donc claire, les masses ne peuvent entretenir qu'un rapport faux à l'art tant que

le système de classes n'a pas été aboli.

C'est pourquoi les considérations de Benjamin sur l'aspect progressiste des nouveaux

médiums (théorie du choc, de la distraction, l'analyse des tests...) dérangent autant Adorno.

Elle présuppose que les masses peuvent malgré tout tirer parti de l'art pour se soustraire à

l'état de domination dans lequel elles se trouvent plongées. Le cinéma possède la vertu de

changer leur attitude : « Ce même public qui, en présence d'un film burlesque, a une réaction progressiste, a, vis-

à-vis du surréalisme, une attitude retardataire »2.

Cela va bien évidemment à l'encontre de toutes les certitudes sociologiques d'Adorno, à

l'encontre même des positions canoniques de l'orthodoxie marxiste, « car cela revient

politiquement à créditer directement le prolétariat, en l'en supposant capable (comme sujet du

cinéma), d'une action que, selon la phrase de Lénine, il ne peut accomplir sans une théorie des

intellectuels comme sujets dialectiques, alors que les intellectuels appartiennent pour lui à la

sphère de l’œuvre d'art que vous avez renvoyée en enfer »3.

Adorno formule ici une thèse énoncée de manière similaire par Trotsky à la même époque,

dans son ouvrage Littérature et Révolution. En effet, la doctrine marxiste de l'histoire énonce

que « chaque classe dominante crée sa culture, et par conséquent son art »4. Cependant, alors

que la bourgeoisie arriva au pouvoir avec une culture solidement établie, le prolétariat quant à

lui réclame le pouvoir parce qu'on lui barre l'accès à la culture. Ainsi, face au problème de la

possibilité d'une culture et d'un art prolétarien, les théoriciens marxistes ne peuvent que se

montrer méfiants car il s'agit là d'une contradiction dans les termes. En effet la culture étant

1Philosophie de la nouvelle musique, p.139

2Oeuvres III, p.102

3Correspondance Adorno-Benjamin, p.186.

4Littérature et Révolution, p.160, trad. P.Franck et C.Ligny, éd. Les lettres nouvelles, 1964.

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l'expression d'un groupe socialement émancipé, la croyance en un art prolétarien dans les

conditions actuelles d'exploitation capitaliste serait une sorte de démission réformiste face à

l'exigence pressante de la révolution : « Dessiner le tableau d'une culture nouvelle, prolétarienne, dans les cadres du capitalisme,

c'est être un utopiste réformiste, c'est estimer que le capitalisme ouvre des perspectives

illimitées de perfectionnement »1.

C'est pourquoi les thèses benjaminiennes provoquèrent les foudres de ses collaborateurs avec

qui il partageait pourtant la même sensibilité politique, celles d'Adorno, d'un côté, et de

Brecht de l'autre. En créditant les masses d'une capacité artistique de la première importance,

il offrait un démenti cinglant à la doctrine marxiste des rapports du prolétariat à l'art, qui sous

la plume de Trotsky s'énonce ainsi : « La tâche du prolétariat n'est pas de créer une nouvelle culture au sein du capitalisme,

mais bien de renverser le capitalisme pour une nouvelle culture »2.

Cet établissement d'une culture nouvelle, les masses ne peuvent y parvenir qu'avec l'aide

des intellectuels se sentant solidaire des intérêts de la classe ouvrière. On retrouve ici la

théorie léniniste citée par Adorno dans sa lettre, sur l'interaction des intellectuels et du

prolétariat, qui, on le voit, s'étend de la constitution d'un parti révolutionnaire à la conception

de l'art moderne, celle du moins défendue par Adorno. Croire en la capacité auto-constitutive

du prolétariat au sein du processus historique, c'est faire preuve selon lui d'un romantisme

anarchiste qui ne prend pas en compte la dure réalité qui est celle des masses opprimées, qui

se complaît en quelque sorte dans un utopisme messianique sous-estimant les contradictions

profondes du monde contemporain. Bien qu'il ne le mentionne aucunement, Adorno pourrait

bien reprendre à son compte3 les propos suivants de Trotsky :

« Pour l'avenir immédiat, cependant, la tâche principale de l'intelligentsia prolétarienne

n'est pas dans l'abstraction d'une nouvelle culture – dont il manque encore la base –, mais

dans le travail culturel le plus concret : aider les masses arriérées à assimiler les éléments

indispensables de la culture déjà existante. On ne peut créer une culture de classe derrière

le dos de la classe »4.

En effet Adorno affirme en substance qu'il ne faut pas faire de notre nécessité propre (celle

des intellectuels) une vertu du prolétariat. En d'autres termes, il met en garde son ami de ne

1ibid, p.327

2ibid, p.328

3A ce détail près qu'il ne croit nullement à l'efficacité d'une éducation populaire, tant les mailles du filet

capitaliste ne laissent aucune échappatoire aux "masses abruties", cf. Le caractère fétiche dans la musique, notamment pp.78-79. 4Littérature et Révolution, p168 (nous soulignons)

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pas projeter ses analyses d'intellectuel sur les masses alors que celles-ci ne peuvent en

mesurer la portée. Croire en leur capacité avant-gardiste témoigne d'une naïveté comparable à

celle du spectateur qui croit comprendre la foule en la regardant de sa fenêtre. Cependant,

Adorno admet que Benjamin a le mérite de remettre en cause la douce évidence de la théorie

marxiste-léniniste de l'art et termine sa lettre par une note plus nuancée : « C'est de ce fondement du rapport des intellectuels avec le prolétariat que dépend

essentiellement, j'en suis convaincu, la formulation ultérieure du débat esthétique que vous

avez ouvert avec ce texte d'une façon grandiose »1.

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CONCLUSION

Nous mesurons désormais les enjeux de la remise en question de la sociologie de la

musique d'Adorno par la réévaluation du jazz comme courant artistique authentique. Car c'est

en effet à un lieu commun de la pensée marxiste auquel Adorno souscrit les yeux fermés que

nous nous attaquons en dernier ressort. L'idée largement répandue selon laquelle un groupe

socialement dépendant ne peut produire qu'un art hétéronome n'est peut-être pas aussi solide

que cela. Si nous parvenons à démontrer, par le biais d'une analyse précise, que le jazz peut

développer une loi formelle autonome qui puise sa force dans la tradition culturelle noire

populaire, nous pourrons alors soumettre l'idée à la Théorie critique et à l'esthétique de la

modernité que le jazz est une infraction à la loi régnante, parce qu'il dissone avec la servitude

à laquelle il était voué. En somme, nous souhaiterions démontrer que le jazz est un obstacle

épistémologique à la théorie sociale de la musique populaire. Pour Adorno, le jazz s'épanouit

à l'ombre de sa propre aliénation, mais nous pensons qu'un certain jazz lutte formellement

contre cette aliénation censée déterminer son évolution et qu'il se trouve pris dans une

dialectique entre l'industrie culturelle et la création esthétique authentique. Qu'un produit né

dans la fange de la culture administrée et industrialisée puisse aspirer à la reconnaissance de la

philosophie de l'art, telle est, à l'instar de Mingus, l'intention affichée de ses chantres les plus

représentatifs. Tel est également notre but au cours de ce travail.

1Correspondance Adorno-Benjamin, p.189.

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IIème PARTIE - ENJEUX MUSICOLOGIQUES DU JAZZ :

LE CAS CHARLES MINGUS

INTRODUCTION

Dans la partie précédente, nous nous sommes efforcé de cerner un thème qui apparaît en

filigrane tout au long de la pensée esthétique d’Adorno. Sans pour autant pouvoir le dégager

avec aisance, tant il apparaît diffus et caché dans les marges de sa philosophie, nous avons

cependant acquis la certitude qu’il s’agissait d’un point crucial de la pensée adornienne de

l’art qui prend l’aspect du refoulé esthétique. On pourrait penser avec Christian Béthune1

qu’on a ici affaire à un « déni esthétique », qui tente de masquer par tous les moyens qu’au

final, il n’y a pas de théorie générale du jazz chez Adorno, mais plutôt une impossible

généralisation théorique qui incite au ressassement. En effet, la psychanalyse nous enseigne

que l’auteur du déni n’est pas lui-même pleinement convaincu du fond de sa pensée. Mais les

conséquences qu’impliquerait un retour critique sur ce déni seraient bien trop dangereuses

pour la bonne marche du système, ici théorique, construit parallèlement. Nous l’avons vu,

c’est tout un pan de l’esthétique d’Adorno qui est bousculé par le jazz, et qui serait amené à

être reformulé si nous parvenions justement à esquisser une théorie générale du jazz.

Admettre que cette musique peut faire sens en tant que langage musical autonome nous

conduit forcément à une reconsidération des fondements mêmes de l’esthétique.

Le problème surgit quand nous décidons de ne pas rejeter en bloc la pensée d’Adorno, que

nous considérons décisive pour saisir les enjeux de l’art moderne. Bien des traits relevés par

le philosophe s’avèrent pertinents à plus d’un égard, mais nous devrons affirmer, avec

précision et subtilité si possible, où nous nous démarquons de l’analyse du jazz qu’il propose

en dernière instance. C’est bien au niveau de l’interprétation de la valeur poétique des

éléments formels du jazz mis au jour par Adorno que nous devons nous séparer de lui. Si nous

refusons le verdict d’Adorno qui dévalorise ontologiquement le jazz en le réduisant à la

sphère de l’industrie de la culture, nous serons amené à faire la part des choses en déterminant

dans quelle mesure son analyse relève du déni, de la mauvaise foi, mais aussi d’une certaine

lucidité musicologique.

1 Adorno et le jazz, analyse d’un déni esthétique, C.Béthune, à paraître aux éd. Klincksieck, oct.2002

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C’est pourquoi nous choisissons de nous immerger dans une œuvre précise de l’histoire du

jazz, celle des workshops de Charles Mingus, qui s’avère décisive en ce qu’elle manifeste une

volonté esthétique déterminée. Celle-ci tranche en effet avec le contexte de pur divertissement

dans lequel s’est trouvé englué le jazz quand il n’avait pas la force de rompre avec la logique

aseptisante de l’industrie de la culture, malheureusement présente tout au long de son histoire.

Quelle capacité à lutter contre l’uniformisation et la récupération mercantile le jazz a-t-il pu

développer en la personne de Charles Mingus, et ce par quels moyens esthétiques propres ?

Voilà la question qui doit mener notre analyse au cours de cette partie. Une telle immersion,

au-delà des limites dans lesquelles se trouve la musicologie occidentale pour saisir une

improbable « essence » du jazz, doit nous permettre de ne pas aborder le jazz comme d’en

haut, mais d’en comprendre les enjeux techniques. C’est au moins une des choses que nous

voudrions retenir de l’esthétique adornienne, à savoir que la pensée de l’art n’est autre que la

conceptualisation des problèmes formels qui se posent à un langage musical dans une époque

donnée.

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A) CADRE GENERAL DE L’ETUDE

Avant de rentrer plus en avant dans l’œuvre spécifique de Mingus, nous voudrions

exposer rapidement les acquis de la musicologie européenne qui très tôt s’est attachée à

définir le jazz. Ironie de l’histoire, ou plutôt confirmation de ses rapports de force, c’est aux

blancs qu’a échoué en premier lieu la tâche d’établir les canons de l’esthétique de la musique

noire1. LeRoi Jones pointe à juste titre l’insouciance nonchalante des critiques blancs qui ont

abordé le jazz comme un fait brut soumis à leur appréciation, sans que ces derniers ne se

préoccupent de l’originalité de cette musique, et donc des critères aptes à la juger. Sans

réduire la compréhension du jazz à un pur déterminisme sociologique, on ne peut

raisonnablement entendre cette musique sans la relier à son contexte : « Le critique de jazz en puissance allait apprécier la musique ou ce qu’il pensait être de la

musique, sans comprendre, ni même se soucier, des attitudes dont elle procédait. Cette

dernière idée est sans doute ce qui a produit l’attitude protectrice inverse, connue sous le

nom de Jim Crow. L’expression péjorative, « les gars, vous avez le rythme ! », n’est pas

moins stéréotypée sous prétexte qu’elle est formulée comme une appréciation positive»2.

1- La spécificité du matériau et son traitement : vers une essence du jazz.

a) Le Rythme

Dès lors, on ne peut qu’être frappé, à la lecture de l’ouvrage d’André Schaeffner consacré

au jazz et publié dès 1926, par la lucidité avec laquelle son auteur s’efforce de retrouver les

« attitudes » qui ont favorisé la naissance du jazz. En effet le propos de Schaeffner est de

partir à la recherche des origines « nègres » du jazz, dont il ne connaît au demeurant à

l’époque que fort peu de choses. Jacques B. Hess signale à juste titre dans sa postface3 qu’on

aurait pu intituler le livre plus exactement : « études des éléments nègres dans la musique de

1 Dans son ouvrage Musique noire, (trad. J.Morini et Y.Hucher , éd. Buchet/Chastel, 1969), LeRoi Jones commence par une mise au point méthodologique sur « le jazz et les critiques blancs ». Outre le fait que la critique blanche participe d’un effort de réappropriation idéologique de la culture afro-américaine, c’est la condition socio-psychologique de l’écrivain noir qui explique le fait que pour beaucoup d’entre eux le jazz faisait partie de ces « nombreux squelettes que le bourgeois noir gardait enfouis au plus profond de sa psyché, avec pastèque et gin, et dont les échos provoquèrent en lui une misère et un dégoût sans fin » (p.15). Le statut d’écrivain impliquait que le Noir se débarrassât de tous les attributs de la négritude, et de ce qui pouvait encore y faire référence. 2Ibid, pp.17-18, nous soulignons un terme sur lequel nous aurons à revenir tant il fait sens dans l’univers culturel afro-américain. 3 Publiée avec l’édition Jeanmichelplace, 1988.

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jazz ». Toujours est-il que l’ouvrage ressort bien de cette intention de mettre en lumière la

filiation africaine du jazz. Si cette thèse relève aujourd’hui du truisme, il est important de

signaler qu’à l’époque, la somme des préjugés raciaux pouvait brouiller cette idée1, et

qu’Adorno lui-même remet régulièrement en question cette filiation (nous devrons y revenir),

au profit d’une autre, plus européenne : la musique de salon.

Le livre se lit comme une longue initiation à l’ethnomusicologie africaine (de l’Ouest)

pour finalement déboucher, à l’avant-dernier chapitre, sur La naissance du jazz. Loin des

approximations de certains critiques (comme le surréaliste Robert Goffin) qui

s’enthousiasmaient à l’époque pour l’exotisme bon marché que pouvait leur procurer les

« Revues nègres », notre auteur élabore une connaissance précise de la lutherie africaine et de

la technique musicale, aussi loin que le lui permet la généralisation de plusieurs systèmes

musicaux voisins, mais différents. En étudiant par exemple le rythme, il compile des textes

d’explorateurs ayant été en contact avec des musiques des côtes africaines et des Antilles et

tente de saisir le lien subtil pouvant exister de part et d’autre de l’Atlantique, son sérieux

d’ethnomusicologue et son intuition faisant le reste : « Quelques textes empruntés à des récits de voyage montreraient chez les nègres aussi bien

d’Afrique que d’Amérique semblable compénétration de gestes de labeur, de rythme de la

danse et de percussion obstinée (...) Un tel son unique, fait en réalité d’une multitude de

sons, ne correspondra pas à autre chose qu’à un accent rythmique sur lequel portera la plus

intense percussion ou le plus brusque sforzando (c’est déjà, peut-être, l’accent syncopé du

jazz) »2.

Analysant la lutherie du banjo en relation avec des instruments africains similaires, il pressent

ce que devra l’appréhension afro-américaine du rythme à la facture même de certains

instruments du continent africain. Encore une fois, c’est sur une précision technique que

Schaeffner étaye ses affirmations quant à la nature profonde de l’esthétique afro-américaine.

Nous citons ici la conclusion du chapitre sur le banjo, tant elle est exemplaire de la méthode

employée : « Sur cette corde du pouce le nègre obtient des effets particuliers de syncopation dont au

piano il cherchera de semblables, mais là avec le petit doigt de la main droite (...) Le ragtime

ne fait donc que prolonger, sur le banjo comme au piano, cette éternelle lutte dans la

musique nègre entre la mesure et le rythme, continuelle désarticulation que nous avions

1 André Cœuroy ira jusqu’à publier pendant la guerre un livre dont l’intention manifeste était d’atténuer la part africaine du jazz ; cf. la postface de L.Malson, p.157 : « Sous l’occupation nazie, Coeuroy commit seul un autre livre, chargé d’erreurs et d’inepties, où la part des noirs dans le jazz se trouvait minimisée et où le « blouse » (sic) devenait quasiment, sous sa plume, une sorte d’invention hellénique, une manière de déploration de la pythonisse de Thèbes ». 2 Le jazz, p.29.

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notée depuis ce coup sec pris à contre-temps sur le rebord du tambour bambara. Il semble

que dans la facture des instruments nègres – et c’est là où l’œuvre de l’Afrique se poursuit

en terres américaines – toujours tel détail marginal aura été prévu qui permette l’exercice

d’une polyphonie »1.

Mais Schaeffner ne se contente pas d’une archéologie du jazz, il ne s’y plie rigoureusement

que pour mieux faire ressortir les traits fondamentaux d’une musique qui ne s’est pas encore

affirmée réellement. L’intérêt de l’ouvrage se situe en dernière instance dans son aspect

visionnaire, reposant sur quelques intuitions que ne démentiront jamais les musicologues du

jazz. Tous retiendront que la leçon profonde du jazz consiste en une subtilité de la touche

rythmique, en son essence vibratile, en la lutte que le rythme livre à la mesure. Le mot n’est

pas lâché mais c’est bien le phénomène du swing qui est désigné ici. Le jazz apporte une

certaine manière de faire vivre le temps, qui échappe à l’analyse technique traditionnelle en

introduisant l’irrationnel dans l’élaboration de la régularité. Le swing pourrait être qualifié de

rythme “biologique” où la subjectivité du musicien entre en compte de manière tout à fait

essentielle. La bonne interprétation d’un morceau de jazz n’est jamais acquise une fois pour

toutes, mais ne peut s’actualiser qu’à chaque nouvelle exécution. Le swing ne se résume donc

pas à son éventuelle définition, il ne s’exprime que dans sa performance.

Dans Hommes et problèmes de jazz2, André Hodeir tente une définition en cinq

paramètres dont deux, il l’avoue lui-même, sont de caractère purement intuitif. Rapidement,

est nécessaire à toute expression réelle du swing : un tempo adéquat, un juste équilibre

rythmique de la phrase mélodique, une mise en place rigoureuse des valeurs favorisant le

swing, un état de « décontraction » du musicien, et enfin la présence d’une « pulsion vitale ».

Premièrement, il incombe à la section rythmique de produire une base métrique favorable à

l’expression du swing ( c’est-à-dire un tempo allant de 54 à la noire, jusqu’à 360 pour les

virtuoses comme Charlie Parker ou John Coltrane). En second lieu, « la construction

rythmique de la phrase envisagée en fonction de l’infrastructure »3s’affirme comme l’un des

aspect les plus importants. C’est dans l’interaction du soliste avec la section rythmique que se

joue l’essentiel du swing, et c’est selon ce paramètre que va se jouer nombres des

(r)évolutions stylistiques qui ont secoué le jazz, du New Orleans au Be-bop au moins :

1 Ibid, pp.62-63. 2 Hommes et problèmes de jazz, André Hodeir, 1954, rééd. Parenthèses, 1981. 3 Ibid, p.183.

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« La phrase swing idéale comprend au minimum une note syncopée. Il semble que le Noir

américain ait trouvé dans l’alternance des syncopes et des notes émises sur le temps,

l’expression la plus juste de son génie rythmique »1.

Chaque soliste exprime son style personnel, entre autre, dans sa manière d’agencer la phrase.

Vient ensuite la mise en place des valeurs. Par défaut, on peut observer l’importance de ce

paramètre dans certains enregistrements du jazz des années 20 où la syncope est attaquée un

peu trop tôt dans le temps. Il en résulte un effet « sautillant », dernier vestige du folklore

européen (dans cet exemple la Polka) ayant concouru à la naissance du jazz quelques

décennies plus tôt.

Voilà, très sommairement exposées, les trois composantes rationnelles du phénomène

rythmique original appelé swing. Les choses se compliquent singulièrement lorsqu’il s’agit de

détailler le swing dans toute sa dimension psychophysiologique. On peut alors rendre

hommage à la tentative de Hodeir, qui, si elle s’avère un peu vaine2, a le mérite de ne pas

éviter le problème, ou tout du moins d’en rendre compte : « Ici, l’analyse musicale ne nous sera pas d’un grand secours. On peut mathématiquement

déterminer les fautes de mise en place par un musicien, on ne peut de la même manière

apprécier sa décontraction »3.

Là encore, c’est négativement qu’il est possible d’identifier cette catégorie étrangère au

vocabulaire musical occidental, appelée en américain relax. En effet, c’est ce qui permet de

différencier un orchestre de l’ère swing à la mécanique4 bien huilée qui tend vers la

standardisation, de formations authentiques comme ont pu l’être les orchestres de Duke

Ellington ou de Count Basie à la même époque. LeRoi Jones y verrait quant à lui la

manifestation d’une manière d’être typiquement afro-américaine, laissons-le définir ce qu’il

appelle le « sentiment cool » : « Cool qualifiait à l’origine une réaction déterminée vis-à-vis du monde. Être cool, c’était au

sens le plus accessible être calme, impassible même, devant l’horreur que le monde pouvait

vous réserver à tout instant. Pour les Noirs, cette horreur pouvait être tout simplement l’état

d’esprit sinistrement prévisible de l’Amérique blanche. D’une certaine manière, cette façon

calme ou stoïque de réprimer sa souffrance est aussi vieille que l’entrée du noir dans la

société de l’esclavage ou que l’acceptation pragmatique par l’Africain captif du Dieu de son

ravisseur. Vis-à-vis d’un monde fondamentalement irrationnel, le rapport le plus justifié est

la non-participation »5.

1 Ibid, p.184. 2 On sait que Ella Fitzgerald, lorsqu’on lui demanda : « Qu’est-ce que le swing », répondit simplement par un claquement de doigt au balancement certain (cité par C.Béthune, dans Adorno et le jazz, op.cit.). 3 Hommes et problèmes du jazz, p.189. 4 Et le terme, dans le cadre de cette étude, fait particulièrement sens. 5 Le peuple du Blues, p.305, LeRoi Jones, 1963, trad. J. Bernard, éd. Gallimard, 1968.

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La référence à la psyché collective afro-américaine pour rendre compte du phénomène du

jazz est parfois rejetée comme faisant abusivement droit à un déterminisme sociologique

imprécis et réducteur. En forçant l’argument, on aboutirait sans doute à des impasses

théoriques, politiques1 voire morales, comme celle qui attribuerait la capacité à jouer et

comprendre le jazz aux seuls membres de la communauté afro-américaine. Cependant,

minimiser l’importance de ce concept d’attitude reviendrait à passer à côté d’une dimension

fondamentale du jazz. On ne peut raisonnablement envisager de comprendre un langage sans

en maîtriser les règles spécifiques. Hodeir, quant à lui, n’hésite que peu de temps, dans sa

quête très schaeffnerienne d’une essence du jazz, à faire référence à cette spécificité nègre.

Même s’il n’exclut pas qu’un musicien blanc cultivant assidûment sa décontraction puisse

« parvenir à jouer avec le relax des grands jazzmen de couleur », il ajoute que « les exemples

n’abondent pas » 2.

La « pulsion vitale », dernier paramètre, s’avère être également aussi subtile que peut

l’être la notion évoquée précédemment. Il s’agit en effet d’un « élan de forces indéfinies qui

s’exprime en une sorte de fluide rythmique »3. Hodeir y voit même la manifestation du

magnétisme personnel se traduisant sur le plan rythmique. Nous tenterons de cerner plus

précisément ce phénomène avec l’analyse du traitement du rythme chez Charles Mingus et de

son concept de rotary perception.

b) Le Timbre

Le traitement de la matière sonore est l’autre aspect essentiel du jazz. Ce paramètre est

généralement connu sous le terme d’expressionnisme hot, gravé dans nos mémoire par les

enregistrements d’Ellington ou d’Armstrong dans les années 30, pendant la période dite

jungle. A l’inverse de la recherche d’une sonorité idéale, d’un standard propre à chaque

instrument, le jazzman reprend à son compte le geste inaugural du Blues : le chant. C’est une

des intuition les plus fortes du livre de Schaeffner, à savoir que le traitement instrumental du

son dans le jazz est l’héritier direct de la manière toujours vocale d’envisager le timbre en

Afrique de l’Ouest, et dans une certaine mesure de la lutherie elle-même4 :

1 L’histoire des mouvements politiques noirs américains est pleine de paradoxes qui résultent bien souvent de la fusion de la doctrine marxiste-léniniste avec le nationalisme noir, suivant le modèle érigé par le régime castriste. 2 Hommes et problèmes du jazz, p.189. 3 ibid, p.190. 4 L’une des préoccupations de Schaeffner est de découvrir l’origine du timbre exacerbé du jazz dans la facture des instruments africains qui ne cherche jamais la pureté du son mais s’arrange au contraire pour que l’opacité du matériau se fasse ressentir dans le jeu : « Mais ces règles plates dont il compose son xylophone, comme ces

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La musique nègre nous doit apparaître comme toujours poursuivie par deux images, celle du

bruit et de la voix (…) [Le nègre] porte en son corps l’idéal même de toute sa musique. Il

pouvait partir d’Afrique nu ; à s’écouter, il retrouve les éléments primordiaux de son art »1.

« Le jazz nègre, moins par ses violences ou par ses étranges douceurs que par son choix de

timbres et par ses intonations, ne pourrait lui-même être imité : il implique une expérience

vocale dont le fruit porte jusqu’au domaine instrumental »2. « Tout se passe comme si le

nègre ne plaçait l’essentiel du chant que dans le timbre de sa voix, n’attendait de celui-ci de

quoi prêter une unité à tant d’éléments hétérogènes ramassés un peu partout »3.

Cette déformation caractéristique du timbre idéal que chaque instrument est censé viser est

donc l’une des constantes du jazz. L’instrument est conçu comme prolongation de la voix

humaine et un jazzman n’aura de cesse de « trouver son son », afin qu’on puisse le

reconnaître à la simple émission d’une note. Jacques B. Hess explique assez bien ce

phénomène en prenant un exemple : quand Maurice André embouche sa trompette et joue une

note, il nous faut attendre sa mise en équation par d’autres notes pour commencer à entendre

« de la musique ». Avec Louis Armstrong, une seule émission et c’est déjà de la musique, it

tells a story, tant le traitement de la matière sonore permet l’expression d’un sens par le

timbre seul4.

Pour clore ce chapitre nous nous contenterons de souligner le fait que pour Hodeir

l’élément de tension : l’expressionnisme hot, et l’élément de détente : le swing, sont

constitutifs de l’essence du jazz, dans la mesure où on les retrouve dans toute son histoire, en

des proportions variables.

Conclusion

Dès lors que nous avons tenté une présentation musicologique générale du jazz, nous

pouvons déjà nous arrêter sur ce résultat et le comparer à l’analyse d’Adorno, qui, s’il n’a

fibres d’arbres dont il fait ses cordes de luth offrent une matière végétale en tout semblable à celle dont il use pour ses instruments à percussion. Les sons ont peine à quitter ce caractère étranglé, écrasé, qu’ils porteront avec eux jusque dans les rythmes du ragtime et jusque dans les timbres du jazz-band », Le jazz, p.20. 1 Le jazz, pp.72-73. LeRoi Jones ne dit pas autre chose quand il affirme : « Seule la religion et les arts non plastiques ne furent pas entièrement submergés par les concepts euro-américains. Ni la musique, ni la danse, ni la religion ne produisent d’objets : c’est ce qui les sauva. Il était presque impossible d’anéantir ces expressions non matérielles de la culture africaine » Le peuple du Blues, p.37. 2 Le jazz, p.74. 3 ibid, p.80. 4 ibid, postface : “Schaeffner, le jazz et l’Afrique”, p.165.

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poussé les investigations anthropo-musicologiques à ce point, n’en a pas moins cerné,

négativement bien sûr, les traits essentiels du jazz.

Souvenons-nous : pour Adorno, « c’est précisément dans le domaine du rythme que le

jazz n’a rien à offrir »1. En bonne œuvre d’art mécanique parfaitement standardisée, le jazz

dissimule sous un voile de pseudo-nouveauté des artifices qui ne sont que la pâle caricature

d’avancées formelles élaborées par la tradition savante. Il est apparu que le trait le plus

saillant du swing est, concrètement parlant, la syncope. Cela n’a point échappé à notre

philosophe. Nous avons déjà relevé en effet cette assertion : « Il n’est aucune des astuces de la syncope qui n’existe déjà chez Brahms sous une forme

rudimentaire et n’ait déjà été dépassé par Schönberg et Stravinsky »2.

S’il n’était antérieur à la parution de l’essai d’Adorno, nous aurions cru voir dans le passage

qui suit la réponse directe de Schaeffner à cette affirmation péremptoire : « Ici, l’interprétation des Negro Songs élargit notre conception de la syncope. Nous

mesurons alors combien Stravinsky, par sa violente syncopation, demeure encore tributaire

de Schuman et de Beethoven »3.

Le swing est donc pour Schaeffner une pensée nouvelle de la durée, un agencement du temps

musical jusque-l'inconnu en Occident. En effet, la tradition polyphonique occidentale, en se

complexifiant de manière croissante à partir de la fin du Moyen Age avec notamment l’Ars

Nova, a dû pour ainsi dire « sélectionner les paramètres ». Elle n’a pu traiter tous les aspects

de la musique avec autant de complexité. La conception mélodico-harmonique, avec son

cortège de problèmes faisant la richesse de la tradition savante, n’a pu se développer qu’en

laissant de côté d’autres dimensions du phénomène musical universel. C’est d’ailleurs ce qui a

poussé certains compositeurs comme Bela Bartok ou Igor Stravinsky à se pencher sur des

conceptions rythmiques issues de certaines traditions populaires européennes. C’est ce que

veut nous suggérer Schaeffner quand il affirme que le jazz élargit notre conception de la

syncope. L’utilisation qu’en fait le jazz est un héritage de la conception polyrythmique

raffinée propre à l’Afrique de l’Ouest. Ainsi, loin de constituer un matraquage rythmique

destiné à des auditeurs en régression, le swing apparaît plutôt comme un phénomène inouï qui

se pose en critique des catégories musicologiques traditionnelles.

La question des sonorités doit elle aussi être abordée dans la même perspective, car

Adorno refuse de reconnaître l’originalité du traitement jazzique du timbre. La diversité de la

1 Prismes, « Mode intemporelle », P.105. 2 Le caractère fétiche dans la musique, pp. 77-78. 3 Le jazz, p.77.

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« palette orale de jazzmen »1 est abusivement réduite au concept de dirty note*. Celles-ci ne

sont pour Adorno qu’une manière superficielle de dramatiser le temps, qu’une remise en

question fugitive de la norme qui ne fait finalement que la confirmer. Ces « molles tonalités

impressionnistes » ne sont qu’un vernis superficiel censé faire oublier l’implacable

uniformisation des biens de l’industrie culturelle : « Ceux qui se laissent induire par la respectabilité croissante de la culture de masse, à

prendre une chanson populaire pour une œuvre moderne parce qu’une clarinette y fait des

couacs, et qui croient qu’un triple accord mêlé de dirty notes est atonal, ont déjà capitulé

devant la barbarie »2.

C’est encore et toujours le même verdict d’un art fondamentalement hétéronome, déterminé

de l’extérieur par des intérêts anti-artistiques. Le jazz s’apparente pour Adorno à la musique

de salon en ce qu’il ne vise qu’à charmer l’oreille par la séduction sensuelle de ses timbres et

autres artifices. En fait, subsumant le jazz sous la catégorie de musique populaire, son analyse

ne fait que suivre sa connaissance historique précise du destin de la musique occidentale au

XIXème qui s’est divisée en musique savante et musique légère à partir de la conception

bourgeoise des arts. Dès lors le jazz, en dépit de la violence nègre qu’il déploie, doit plus en

dernière instance à la frivolité des salons bourgeois qu’aux cris déchirants des field hollers*.

On se retrouve devant deux arguments qui doivent chacun leur efficacité à une

connaissance historico-musicologique rigoureuse. L’objet de cette partie est justement de

tenter de dépasser l’aporie par l’étude précise d’une œuvre de jazz. Mais on peut d’ores et

déjà penser qu’il est vain de vouloir trancher cette antinomie de manière autoritaire pour les

intérêts d’une étude qui se voudrait « pro-jazziste ». Le jazz, musique impure par essence, tire

sans doute sa richesse de la tension qui s’installe entre la logique divertissante et l’effort

d’autonomisation qui caractérise, comme nous essaierons de le montrer, le jazz authentique3.

Si on ne peut accepter des affirmations telles que : « Il est difficile d’identifier les

éléments authentiquement nègres du jazz »1, qui minimisent par trop la spécificité afro-

américaine de l’approche du rythme et du timbre, il est nécessaire de s’interroger avec Adorno

1 grawl*, slap tong, honk, vibrato, etc. Tous ces effets sont identifiés entre autres par A.Hodeir dans Hommes et problèmes du jazz, p.204 à 212. Il faudrait ajouter tous les bruits parasites que le jazzman juge rarement opportun d’éliminer de sa performance. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter la trilogie londonienne de Thelonious Monk (et surtout Trinkle tinkle), où le frottement des ongles du pianiste fait indiscutablement partie intégrante de l’exécution. 2 Prismes, “Mode intemporelle”, p109. 3 La formule jazz authentique veut simplement faire référence au jazz qui est joué avec la conscience de son potentiel artistique autonome face à l’inanité d’une bonne part de la production de disque. Il va de soi que la formule est limitée à une sphère de jugement subjectif, et qu’elle restera inefficace tant que la possibilité théorique d’un jazz autonome n’a pas été démontrée, et ce, bien sûr, contre Adorno.

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sur l’enjeu esthétique de ces paramètres. Il est évident que des compositeurs comme Ellington

ou Mingus doivent beaucoup aux impressionnistes français2 du début du XXème. De même il

sera nécessaire de s’interroger sur la capacité du jazz à remettre en question l’hégémonie de la

carrure à quatre temps (cf. infra : II-B) 1-a) la suspension du temps), pour déterminer s’il peut

être sauvé du reproche de n’être que « la parabole d’une société mise en hibernation »3.

2- L’approche mingusienne

a) Un jazzman non paradigmatique

Contrebassiste, chef d’orchestre et compositeur, Charles Mingus est une des grandes

figures du jazz de l’après-guerre. Des formations classiques comme celle d’Hampton ou de

Louis Armstrong aux « ateliers de travail » ( les fameux Jazz workshop composers) les plus

avant-gardistes, son expérience musicale est des plus riches. Fasciné très tôt par le modèle

classique4, très fortement imprégné de la tradition noire qu’il utilisera de manière plus que

symbolique ou allusive, il a su recevoir de multiples influences et les synthétiser dans un

univers musical cohérent (on reconnaît sans ambiguïté la « patte mingusienne »). En tant que

chef d’orchestre, il a su mettre en place des méthodes de création collective quand ses

contemporains semblaient oublier ce geste pourtant fondamental du jazz. Son œuvre semble

tenter de faire sens à partir du langage musical pour témoigner l’expérience intime qu’un Noir

américain peut faire du monde. Parce qu’elle multiplie les paradoxes, son œuvre nous paraît

représenter à la fois la situation du peuple noir d’Amérique et l’aspiration du jazz à sortir des

ghettos qui l’ont vu naître pour rejoindre le statut de musique moderne et savante. Charles

Mingus résume ce jazz situé au carrefour des musiques savantes et populaires. Cette position

est l’une de ses principales richesses. C’est aussi une des ambiguïtés qui lui ont coûté cher.

1Prismes, p .103. 2 cf. le passage déjà cité de On Jazz, p.59. 3 Prismes, “Mode intemporelle”, p106. 4 Outre l’enseignement classique reçu par des professeurs « blancs », Mingus sera influencé par l’école impressionniste : « Ses premières compositions dateraient de 1939-1940 et, d’après les enregistrements réalisés plus de vingt ans après, révèlent des ambitions orchestrales nettement influencées par les compositeurs de musiques de films hollywoodiens des années trente (eux-mêmes ayant subis, parmi des sources évidentes, l’empreinte des impressionnistes français et de l’école russe) », L’Amérique de Mingus, D. Levallet, D.-C. Martin, éd. P.O.L, 1991.

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Avec Mingus les repères rassurants de l’histoire du jazz telle qu’elle a été énoncée1,

perdent tout à coup leur pertinence. Loin de s’insérer dans tel ou tel style, Mingus sollicite

constamment des apports venant d’horizons différents, nous forçant à un travail d’écoute

quelque peu inhabituel dans le jazz. Si Mingus a longtemps été tenu à l’écart de la scène

médiatique, c’est sans doute parce qu’il considère sa musique, non pas comme un style, mais

comme une construction esthétique s’inscrivant dans l’univers poétique du jazz, qu’il utilise

comme un terreau dont va pouvoir surgir l’inattendu. A ce propos, Christian Béthune fait

judicieusement recours à la théorie freudienne pour rendre compte de cette dimension : « Si nous nous en tenons au modèle freudien, c’est précisément du déjà connu, du familier

que naît le sentiment d’inquiétante étrangeté : L’inquiétante étrangeté sera cette sorte de

l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps

familières. »2

En effet Mingus déroute par l’omniprésence de formes afro-américaines classiques utilisées

de manière inédite. Laissons Béthune relater et commenter une anecdote très significative : « Au détour d’une question, le bassiste évoque cette anecdote : Un jour, j’avais fait un

travail sur le Blues, je suis rentré chez moi et j’ai improvisé pour des copains. Ils m’ont

dit : On dirait du Monk. Ils ont été surpris quand je leur ai affirmé que c’était du Jelly Roll

Morton (Jazz magazine, n°208). Injouable, et donc a fortiori inécoutable, la musique de

Mingus ne l’est pas tant parce qu’elle exige de nouvelles règles du jeu dans l’expression

musicale, ni même parce qu’elle instaure de nouvelles modalités d’exécution, qu’en ce

qu’elle repère l’inouï et le désigne dans les formes les plus anciennes, nous délogeant de

nos plus tenaces habitudes d’écoute. Avec Mingus la position diachronique d’une histoire

du jazz en marche, où le contemporain se dégage de l’historique, perd soudain sa cohérence

(...) Étrange et inquiétante, la musique de Mingus dégage une impression de radicale

nouveauté, mais rend indiscernable toute solution de continuité avec une tradition dont elle

semble assumer les principes à la lettre »3.

Ainsi nous pénétrons peu à peu dans un univers poétique étonnant qui n’aura de cesse de

revendiquer un statut d’art majeur auprès d’oreilles parfois réticentes à l’admettre. Chez lui,

même le Blues (Hot Calling Blues) ou le Dixieland (Eat my Chicken) font peur, étant mêlés

de dissonances et de cris qui rappellent toute la colère comprise dans ce geste du blues. La

musique de Mingus témoigne d’une attitude faisant écho aux propos de LeRoi Jones sur la

connaissance de l’univers afro-américain indispensable à toute compréhension du jazz :

1 Notamment par A.Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, chap. III à VIII. 2 Mingus, p.85, C. Béthune, éd. Du Limon, 1988. 3 Ibid, pp.85-86.

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« Pour nous le blues signifie quelque chose qui remonte à notre enfance (...) il y a des

gestes indissociable du blues »1.

C’est d’ailleurs sans doute la compénétration intime de l’œuvre et du vécu qui explique le

ton très personnel employé par Mingus tout au long de son autobiographie2. On n’y trouve

que très peu de considérations strictement musicales et le lecteur se trouvera sans doute

désemparé face à la teneur prosaïque, pour ne pas dire pornographique du récit. Un peu

comme s’il écrivait un long blues, Mingus ne nous fait grâce d’aucun détail quant à

l’exposition parfois scabreuse de sa vie privée. Contrairement à beaucoup d’écrivains noirs, il

a sans doute compris avec lucidité qu’il ne pouvait tenir sa négritude en bandoulière3. Nous

terminerons cette rapide présentation du personnage en citant à nouveau LeRoi Jones : « Comme me l’a dit un professeur de Harvard au temps où je préparais ma licence : C’est

fou ce que les blues sont de mauvais goût ! Mais c’est précisément le mauvais goût dont

parlait cet ancêtre qui a été le seul élément capable d’empêcher le meilleur de la musique

noire de glisser stérilement dans les chambres d’écho de la culture de l’Américain

moyen »4.

b) La composition collective et spontanée

Au milieu des années 50, Mingus réunit des musiciens autour de lui dans le cadre d’un

workshop5. L’idée de ces ateliers est de reprendre un principe cher aux vétérans du New

Orleans : la création collective et spontanée. Mingus fait participer ses musiciens dans

l’élaboration de l’œuvre. Au cours d’une interview, il confiera le principe de sa méthode : « Actuellement j’utilise très peu de matériel écrit. J’écris mes compositions mentalement et

je présente le morceau séparément aux musiciens. Je leur joue au piano si bien que mon

interprétation leur est familière. Je leur indique les progressions d’accords. Je prends en

considération le style de chaque musicien. Je leur donne le choix entre différentes phrases

musicales : ils choisissent celle qui leur plaît et la jouent dans leur style, sauf quand je

désire un effet particulier. En ce sens je peux garder l’esprit de ma composition et de leur

côté, les musiciens gardent leur liberté individuelle aussi bien dans les passages collectifs

que dans les solos »6.

1 « La mémoire de Charles Mingus », Jazz Magazine, n°207 (janvier 1973). 2 Moins qu’un chien, trad. Jacques B. Hess, rééd. Parenthèses, 1996. 3 Cette prise de conscience de l’importance de l’aspect dirty dans la littérature a permis, à partir des années 60, à toute une génération – celle de Iceberg Slim – de s’affirmer comme authentique littérature noire. 4 Musique noire, p.15. 5 Ces ateliers de travail nous emmènent au passage loin du cliché du jazzman improvisant dionysiaquement sous l’effet de substances hallucinogènes. 6 Cité par Jean Wagner dans « Le gros ours en colère », Jazz Magazine, n°94 (mai 1963).

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Pourtant cet acte de création collective ne va pas de soi, car Mingus prend soin de rappeler

qu’il entend garder l’esprit de sa composition, et peut-être que l’affrontement de l’esprit de la

composition et de la création collective va se constituer en une antinomie capable de générer

l’œuvre d’art. En effet l’idée de composition est dans le jazz une notion empruntée à

l’Occident. Ellington se plaisait à rappeler qu’il était un compositeur de « musique classique

noire ». Or la composition médiatisée par la partition est le travail d’un sujet-créateur, celui-ci

n’a donc pas à prendre en compte l’intersubjectivité propre à la création collective. On voit

bien que Mingus est obsédé tant par l’idéal classique du compositeur démiurge qui façonne le

matériau en cohérence avec ce qu’il estime devoir créer que par l’importance fondamentale de

la communauté dans l’élaboration du processus artistique. Ainsi, quelque problématique que

soit cette approche de la composition, Mingus n’y renoncera jamais, son désir de maîtrise de

l’œuvre n’ayant d’égale que sa conscience de la tradition jazzique.

c) Tradition et avant-gardisme

Mingus a été fasciné toute sa vie par le modèle classique de la composition intellectuelle

pure et de l’interprétation idéale. A l’écoute des grands interprètes du Quatuor Juillard,

Mingus fait dire au héros de son autobiographie : « L’audition de tels artistes me rappelle mon but original mais quelque chose qui s’appelle

le jazz m’a détourné bien loin de cette voie, et je ne sais pas si je la retrouverai jamais »1.

Pour autant, se faire reconnaître comme un compositeur moderne à part entière – et tel a été

son projet, ne signifie pas renoncer à ce qui fait l’essence de la musique afro-américaine. Ce

que Léopold Senghor a appelé la « spiritualité nègre2 » est intimement présente tout au long

de son œuvre. Quand Mingus troque la basse pour le piano dans Devil Woman, il prend la

place du Preacher* des églises noires où la transe des fidèles répond aux exhortations du

pasteur et ponctue de la voix les différentes interventions des solistes (Wednesday Night

Prayer Meeting). La présence très forte de cette tradition apparaît au moment de la maturité

de son œuvre ( à partir de 1954-1955) et témoigne de l’importance que lui accorde le

compositeur. Mais jamais ces références à la tradition afro-américaine ne prendront la forme

d’un enfermement sectaire, car la préoccupation de notre compositeur est bien l’innovation

formelle. Or, cette innovation n’est pensable que dans le cadre de l’esprit du jazz. Voilà

d’ailleurs l’une des explications du paradoxe qui fait de Mingus l’un des instigateurs du Free

1 Moins qu’un chien, pp.234-235. 2 On attribue à Senghor et à Césaire l’invention du concept de négritude, qui était lié à l’origine à la littérature.

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Jazz avec l’album Pithecantropus Erectus, alors qu’il n’a cessé d’exprimer ses réserves quant

à la New Thing*. En effet le mouvement free représente à ses yeux une tentative d’innovation

en dehors de tout cadre lui permettant de faire sens, il en conclut donc à l’inefficacité de cette

« nouvelle musique ». Non qu’il juge en conservateur de valeurs établies par la tradition, mais

selon lui, l’esprit du free n’a pas attendu Ornette Coleman pour souffler sur le jazz. Voilà ce

que lui inspire la question « Quelle est votre opinion sur le jazz ? » : « J’estime que depuis la mort de Bird, personne n’a rien donné d’important, à l’exception

de ses contemporains. Bird jouait alors ce qu’on appelle de l’avant-garde aujourd’hui (...) et

les gens disaient qu’il canardait. Eh bien, ils entendent aujourd’hui ce que signifiaient ces

canards. Il n’y a rien de nouveau dans ces histoire de forme libre –suppression de la barre

de mesure et tout ça. Je l’ai fait, et Duke avant moi, et Jelly Roll avant Duke »1.

Si, comme a pu l’affirmer Adorno, le véritable avant-gardiste est celui qui laisse se

déployer la tradition au sein d’une modernité sans concession2, Mingus semble répondre à

cette exigence par l’omniprésence des formes traditionnelles afro-américaines dans une forme

d’expression des plus modernes.

d) La prise en compte de l’audition

Pour Adorno, « les œuvres d’art ne sont langage qu’en tant qu’écriture »3. C. Béthune voit

dans la non-reconnaissance adornienne du jazz le rejet d’une forme artistique qui est à

l’opposé de l’appartenance des arts au domaine scriptural : « En tant que philosophe Adorno reste l’héritier naturel d’une raison graphique qui, dès

l’origine, s’est constituée contre les fondements de la culture orale, et sa réflexion sur le

jazz porte les stigmates de ce conditionnement implicite. Osons à ce titre une hypothèse :

derrière la critique objective du jazz au nom des dérives d’une kulturindustrie oppressive et

réductrice, ne faudrait-il pas entendre le secret attachement du penseur aux valeurs de

l’écriture ? »1.

Sans entrer dans les détails d’une critique des fondements de la pensée occidentale qui

dépasserait largement le cadre de cette étude, il est évident que le jazz, de par son oralité, se

constitue en critique des formes musicales traditionnelles. Pourtant, contemporain des

techniques de reproduction du son, il s’est fait connaître au monde par l’intermédiaire des

bandes sonores. Bien qu’elles restituent la performance dans son intégralité, elles lui font

perdre une bonne partie de son sens. C’est là sans doute la part irréductiblement auratique de

1 Ibid, p.242. 2 Nous reprenons ici une formulation de C. Béthune, Mingus, p.91. 3 Théorie Esthétique, p.179.

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cette musique, où le hic et nunc de la prestation résiste encore, avant que la réification

inéluctable de l’industrie de la culture ne fasse son œuvre2. Et c’est bien dans cette optique

que s’insère l’enregistrement qui va servir de fil conducteur à notre étude : la session du 20

octobre 1960 au Nola Penthouse Studio, N.Y.C, enregistré par le label indépendant Candid

sous le titre de Charles Mingus presents Charles Mingus. Nat Hentoff, un des rares amis

blancs du contrebassiste, relate dans les liner notes de l’album les conditions

d’enregistrement. En loge au club du « Showplace » de la 4ème avenue depuis plusieurs mois,

le Jazz Workshop, comprenant outre Richmond les soufflants Dolphy et le jeune Curson à la

trompette, est particulièrement fécond, mais sur le point de se séparer. Nat Hentoff voulut

trouver une manière de garder une trace de ce quartet qui puisse « contenir la spontanéité

explosive que le groupe avait atteint ces dernières semaines ». L’idée fut d’enregistrer le

groupe en studio en mimant toutes les conditions d’une session en club : lumières tamisées,

concentration pour des prises uniques annoncées au micro pour un public virtuel3, etc... A titre

d’expérience, le quartet de Charles Mingus venait confirmer, s’il en était besoin, la nature

foncièrement éphémère du jazz authentique, même si une trace audio est conservée

parallèlement. Contrairement au principe de composition nécessaire qui l’emporte en dernière

instance dans la musique savante du XXème siècle, le jazz vit et se pense toujours vis-à-vis

d’un public potentiel. Si une œuvre comme L’art de la fugue peut faire sens de par sa simple

existence graphique, le jazz, ne pouvant s’actualiser que dans la performance, s’inscrit

toujours dans la perspective d’être « entendu ».

1 Adorno et le jazz, op.cit. 2 Cf. Le jazz, une esthétique du XXème siècle, p. 106, G. Mouëllic, éd. des Presses Universitaires de Rennes, 2000. 3 Avant la troisième prise (What Love) on entend le leader : “Thank you again for not applauding, you dig it ?”.

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B) ANALYSE D'UNE ŒUVRE : FABLES OF FAUBUS

« Le critique est stratège dans la bataille de la littérature.

L’œuvre d’art est dans sa main l’arme blanche dans le combat

des esprits ».

W. Benjamin, Sens unique1

Nous désirons à présent nous attarder sur un morceau du répertoire mingusien qui occupe

une place particulière dans son œuvre : The Fables of Faubus. Basé sur le propos de la

dénonciation explicite2 de la politique ségrégationniste du gouverneur de l’Arkansas Orval

Faubus3, ce morceau intervient à un moment où l’univers esthétique de Mingus est

parfaitement en place. Après avoir remis la négritude au centre du propos du jazz (cf. Blues

and Roots) alors que la standardisation devenait, à la fin des années 50 de plus en plus

stérilisante4 (avec notamment le mouvement californien connu sous le nom de Cool), il a su

mettre au point les divers éléments de sa « méthode » (abandon de la partition, orchestration

foisonnante, durée allongée –les extended forms* – emprunts aux formes populaires et

savantes extra-américaines, etc...), réussissant ainsi à élaborer un style personnel et cohérent : « De fait, cette composition résume précisément l’aboutissement technique et esthétique de

son signataire. De sa première manière (avant 1956), il a conservé un goût pour les formes

complexes, dissymétriques, pour des harmonies audacieuses et riches ; de son récent retour

aux sources, il rapporte une couleur bluesy privilégiant certains intervalles caractéristiques

(même si, structurellement, le thème n’a rien d’un blues), des ponctuations péremptoires et

une variété rythmique exaltée par son entente avec Dannie Richmond. La mélodie, avec ses

contrastes de phrases apaisées, d’incantations, de résolutions abruptes, d’élans irrésolus et

d’exaspérations soudaines est un condensé des états d’âmes mingusiens. Manquent

l’ouverture de la forme à des séquences ad libitum (inaugurée avec Pithecantropus Erectus)

qui, nous le verrons, se réalisera plus tard, et la référence à la musique d’église que,

justement, l’introduction de ces larges cadences permettra d’inclure »1.

1 In Sens Unique, p.138, trad. J. Lacoste, rééd. 10/18, 2000. 2 Alors qu’il travaille à cette composition depuis 1957, une première version est enregistrée pour Columbia : Mingus Ah Um, en 1959, mais elle sera amputée de son texte, jugé trop virulent. Un an plus tard, l’enregistrement de Candid va remédier à cette censure. 3 Ce dernier avait eu recours à la police pour empêcher la rentrée scolaire de neuf enfants noirs dans une école primaire. Finalement, « l’intégration » eut lieu... sous l’escorte de gardes fédéraux dépêchés par Washington. 4 C’est en tous cas la lecture que LeRoi Jones fait de l’histoire du jazz. Pour lui, chaque révolution stylistique est le fruit d’une réaction noire face à la récupération idéologique et commerciale de la musique de jazz (cette réaction passant, on s’en doutera, par une revalorisation de la négritude).

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De plus, cette œuvre fait particulièrement sens dans la mesure où Mingus choisira de la

réinterpréter tout au long de sa carrière2, témoignant de l’importance qu’il lui accorde. Au

travers des différents enregistrements, c’est un projet esthétique complexe qui se met

progressivement en place. Nous nous appuierons sur la version du 20 octobre 1960, enregistré

en studio pour le label Candid (cf. plage–23), qui est exemplaire en ce qu’elle rend pour la

première fois les paroles explicites et dans la mesure où elle contient en germes tous les

éléments qui s’exprimeront avec encore plus de force dans la version live du 10 avril 1964 :

Concertgebouw Amsterdam (cf. plage–3/4). On se réfèrera tout particulièrement à cette

version pour l’analyse du contenu sémantique des improvisations, sa longueur (plus de trente

minutes, malheureusement coupées en deux en raison de contingences techniques) permettant

une grande liberté pour les solistes.

1- Analyse formelle

a) Le traitement du temps

§ La barre de mesure :

Les Fables of Faubus s’inscrivent dans la lignée des œuvres longues de Mingus, les

fameuses extended forms. Cette innovation dans un univers musical qui, comme l’a fort bien

noté Adorno, témoigne d’un respect zélé pour les carrures symétriques, a eu du mal à se faire

respecter des maisons de disques4 car elle dérangeait par trop les habitudes d’écoute des

consommateurs de jazz. Pourtant, les formes longues sont une des caractéristiques de la

musique afro-américaine et on sait que les interprétations limitées à trois minutes sur les 78

tours pouvaient durer beaucoup plus en concert. Outre sa longueur formelle, Fables of Faubus

est un morceau remarquable en ce qu’il propose une organisation asymétrique du temps. Le

découpage du thème en groupe de mesures fait apparaître une irrégularité qui détermine

l’ensemble de la forme5. La structure du thème est la suivante1 :

1 Denis-Constant Martin, Didier Levallet, L’Amérique de Mingus, p.46. Cette longue citation veut également signifier ce que nous devons à cet excellent ouvrage dans l’analyse qui suit. 2 De la première version (1959) à la dernière (1977), le titre sera gravé onze fois, constituant de fait une exception dans la discographie mingusienne, d’habitude en constante mutation. 3 On trouvera en annexe une compilation des enregistrements sur lesquels nous construisons cette analyse. 4 L’album Mingus dinasty verra ses plages amputées de moitié pendant de nombreuses années. 5 On pourra se reporter à la partition de la version du 20 oct.1960, proposée en annexe de ce mémoire.

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-Introduction : huit mesures, premier motif mélodique ;

-Partie A : huit mesures, deux expositions légèrement différentes du même motif

mélodique ;

-Partie B1 : onze mesures, troisième motif mélodique, montée chromatique et reprise de

l’intro sur deux mesures (cf. mesures 3 et 4);

-Reprise de la partie A ;

-Partie B2 : Dix mesures, dont les quatre dernières changent sensiblement (par rapport à

B1) ;

-Partie C : seize mesures, quatrième motif mélodique ;

-Reprise de A et de B2.

S’il n’y avait l’élément B1, on retrouverait dans cette organisation du thème les segments

basiques de la forme « song » utilisé dans le jazz. Mais Mingus déroge avec les vieilles

structures imposées par la standardisation. On peut, sur une simple observation de la structure,

définir les Fables comme une forme longue, contrastée et asymétrique. A l’écoute du thème

(A), on prend la mesure de la dynamique intense que le découpage irrégulier a contribué à

mettre en place. La dramatisation de celui-ci nous emmène à l’opposé du thème-prétexte,

insipide en soi, qui caractérise la plus grande partie de la production jazzique : « On voit donc comment la tension croît (de l’introduction à la mesure 9 de B1) pour

aboutir au déséquilibre causé par l’adjonction d’une mesure à la fin de B1, puis retombe

avec le rappel de l’introduction et du thème (mesures 10 et 11 de B1, reprise de A et les

quatre premières mesures de B2), avant de remonter grâce à la succession d’une deuxième

plage en valeurs longues (la fin de B2) amenant le pivot lyrique des huit premières mesures

de C et le moment d’exacerbation de la fin de C ; la tension retombe ensuite du fait du

retour au « thème » (constitué de A et de la première moitié de B) mais ne se résout pas

totalement par suite de l’absence d’une « véritable » conclusion à laquelle est substituée

une séquence imitée de la fin du B2 (valeurs longues en crescendo), et qu’on pourrait

désigner comme suspensive »1.

Si la structure du thème est inhabituelle, la carrure de la mesure à quatre temps n’est pas pour

autant modifiée. Il faudra attendre les versions de 1964 pour un affranchissement plus radical

vis-à-vis de ce que les free jazzmen considèrent comme un carcan. En effet la version du

concert d’Amsterdam, qui dure 30’45’’, se trouve considérablement allongée par la mise en

place de « fenêtres libres » où l’expression des solistes pourra trouver un lieu où se déployer

1 On trouvera également en annexe un tableau récapitulatif de la structure du thème.

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sans entraves2. Auparavant, les soli suivaient le canevas proposé dans l’exposition du thème

moins l’introduction (71 mesures). A Amsterdam, ils commencent par suivre la composition

pour déboucher sur une cadence hors tempo après un ralentissement à la fin de C. Dans ces

fenêtres ouvertes, la symbolique sémantique et citationelle s’exprime intensément (cf. infra

II) B 1-d).

Cette déstructuration de la forme engagée dès la version de 1960 dans l’organisation du

thème et réaffirmée avec encore plus de force dans le concert d’Amsterdam de 1964, n’est pas

sans rappeler toutes proportions gardées les intentions du free jazz. Ce qu’une analyse basique

a facilement mis en lumière se retrouve étayée par les autres paramètres de cette œuvre

singulière.

§ Rythme et perception du swing :

Nous l’avons vu, le caractère cyclique de tout morceau de jazz désespère Adorno en ce

qu’il condamne le déroulement musical à la stagnation. Mais il semble que l’analyse de la

perception du temps chez Mingus vient remettre en cause cette douce certitude. Le philosophe

n’a malheureusement pas perçu le champ de possibilités rythmiques ouvert par cette

appréhension nouvelle de la durée. En effet, les nombreux changement de tempo et de

scansion qui animent la pièce, surtout dans la version de 1964, ne rompent pas avec le swing,

mais en explorent tous les possibles. L’exposition du thème repose sur de nombreuses

ruptures de la battue régulière du swing (4/4), comme par exemple cette figure rythmique

(quatre dernières mesures de C) qui revient à chaque improvisation et est interprétée par tous

les musiciens venant à cette instant précis soutenir le soliste :

1 L’Amérique de Mingus, p104. 2 Dans un interview accordé à Philippe Carles, Mingus explique son intérêt pour « la forme libre » des Fables : « Je joue encore les Fables parce que c’est une composition où j’impose le moins aux gars qui jouent. Il y a une séquence avec un peu d’atonalité, de liberté. Les musiciens peuvent faire ce qu’ils veulent –même ne pas jouer libre. » Jazz Magazine, n°208 (février 1973).

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La dramatisation de la pièce est d’ailleurs plus assurée par les différentes cellules

rythmiques que par l’harmonie. L’accompagnement des solistes par le duo Richmond/Mingus

est en effet structuré par une succession régulière de cellules rythmiques facilement

reconnaissables. Elles créent la surprise en venant remettre en cause la perception

superficielle du beat*. On notera la polyrythmie induite par le duo dans les huit mesures

débutant chaque solo, qui donne une impression de 6/8 dans une mesure à 4/4. On s’en rendra

facilement compte à l’écoute de la version de 1960 (cf. plage–2), pendant le solo de Ted

Curson (de 2’52’’ à 3’06’’), ou celui de Booker Ervin (de 5’01’’ à 5’15’’), et même pendant

celui de Mingus (de 7’08’’ à 7’22’’). Ces figures ne sont donc pas pensées comme une

confirmation de l’hégémonie de la régularité rythmique. A propos de cet ostinato souligné par

le groupe entier, les auteurs de L’Amérique de Mingus affirment que : « Les quatre dernières mesures de C sont constituées par une figure d’ostinato sur deux

notes altérées, doublée d’un contre chant à la clarinette basse qui crée une impression de

ralentissement. Du point de vue strictement rythmique, l’accent est placé sur le premier

temps de chaque mesure cependant que le second est syncopé et que les troisièmes et

quatrièmes sont laissés « en l’air », ce qui renforce le sentiment de retenue du temps déjà

produit par Dolphy. La superposition de la symétrie mélodique, du décalage des accents par

rapport à la régularité rythmique et le jeu de la clarinette basse donne à cette séquence une

allure à la fois libre et mouvementée, éclatée »1.

Cette remise en question de la scansion régulière n’est pourtant pas à interpréter comme

une infraction à ce rythme standardisé que serait le swing. Il s’agit bien plutôt d’un

approfondissement de cette notion. Mingus aimait à égarer les critiques en brouillant les

catégories auxquelles ils s’accrochaient pour faire leur métier. En parlant de rotary

perception, il visait sans doute à les pousser à une compréhension plus subtile du swing. En

effet, le sens profond de ce phénomène n’est pas la régularité mais l’introduction de

l’irrationnel dans une carrure (imposée par la conception occidentale de la mesure qui la

stabilisa pour développer une complexité plus « verticale »2) trop rigide. Laissons Mingus

définir ce concept « à la fois fugace et mystérieux »1 : « J’utilise le terme de rotary perception. Si vous vous représentez mentalement le temps

comme existant au sein d’un cercle, vous êtes plus libre pour improviser. On croyait

généralement que les notes devaient tomber au centre des temps de la mesure selon des

intervalles métronomiques, les trois ou quatre musiciens de la section rythmique accentuant

la même pulsation. Mais ça, c’est de la musique militaire ou de la danse. Imaginez au

contraire un cercle entourant chaque temps –chacun peut alors jouer ses notes n’importe où

1 L’Amérique de Mingus, p.107. 2 Nous faisons ici référence à la période “classique”.

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à l’intérieur de ce cercle, mais le sens original du beat est ressenti comme avant (...) La

pulsation est en vous »2.

Ainsi, l’appréhension de la durée diffère chez Mingus des avancées formelles de ses

contemporains qui rompent délibérément avec les règles habituelles (abandon de l’harmonie,

battue régulière mais mouvante...), alors que lui crée l’inédit en approfondissant la tradition3.

§ La suspension du temps :

Si le jazz de Mingus remet en cause la rigidité de la carrure, il ne rentre pas pour autant

dans la conception occidentale du devenir musical. L’auteur de « Mode intemporelle »

dévalorise ontologiquement le jazz car son appréhension du temps le fixe dans un cadre

immobile. On doit néanmoins reconnaître que cette critique ne manque pas d’une certaine

pertinence. En effet, en affirmant « qu’aucun morceau de jazz ne connaît d’histoire au sens

musical »4 il touche un des points essentiel de l’acte poïétique du jazz. Alors que toute pièce

de musique savante s’analyse sous l’angle de l’évolution linéaire et historique, sur le modèle

par exemple de la résolution d’un cheminement harmonique en fin de morceau (la cadence),

le jazz vit du jeu intemporel sur les formes possibles de l’improvisation (qu’elle soit

harmonico-mélodique, modale ou rythmique) : « Temps multiple, temps décalé, disjoint, indéfiniment remis en chantier, et qui, en sa

répétition infinie, laisse l’instant se déployer pour lui-même, le jazz ne laisse présager dans

l’œuvre aucun but à atteindre. Le temps du jazz, en conséquence, s’accorde mal avec les

conditions d’une philosophie de la vérité et du devenir, prônant l’unité formelle des

mouvements de l’histoire »5.

Le concept d’extended forms* vient confirmer cette analyse. En effet, même si les Fables

proposent un cadre formel très contraignant qui incline la pièce vers un déroulement quasi-

linéaire, c’est une conception dilatée de la durée qui s’exprime dans les interventions des

différents solistes, a fortiori lorsque des plages libres leur seront octroyées (1964). L’abandon

du cadre harmonique incite les musiciens à se concentrer sur une improvisation qui délaisse

les repères extérieurs comme autant de jalons historiques au profit d’un jeu sur les formes

1 cf. C. Béthune, Mingus, p.117. 2 Moins qu’un chien, p.243. 3 Par la suite, il abandonnera la définition citée ci-dessus. Béthune fait remarquer à juste titre que « cette perception rotatoire s’est toujours trouvée implicitement à l’œuvre, non seulement dans sa propre musique mais déjà dans l’acte inaugural du jazz (...) Pourquoi dans ces conditions, revendiquer la paternité d’une notion opératoire depuis les origines les plus obscures de ce qu’on nomme le jazz ? Si Mingus enterre l’idée de perception rotatoire c’est qu’il n’existe pas d’autre manière pertinente de swinguer. Le reste est une question de degré (...) L’illumination ne procéderait pas de l’invention mais s’enracinerait plutôt dans le travail occulte de la réminiscence » (Mingus, p.122). 4 Prismes, Mode intemporelle, p.106. 5 Adorno et le jazz, op.cit., C. Béthune.

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pures (notamment Eric Dolphy, cf. plage–4, de 0’00’ à 5’45’’). La durée musicale ne semble

plus dirigée par l’exigence d’un devenir historique qui fixe l’œuvre une fois pour toutes. Bien

au contraire, à chaque exécution, les Fables réexposent de façon différente le propos initial de

la composition de Mingus. Celui-ci ne domine pas, tel un démiurge, le déroulement de la

pièce. Il doit plutôt accepter la nature éphémère d’une composition qui se réactualise à chaque

fois. La maîtrise du temps en jazz est par conséquent incomparable à sa définition

« classique » et est soumise aux impératifs du jeu qui ne tolère pas la linéarité de l’Histoire,

mais s’exprime dans la perpétuelle réitération du « même ». Nous aurons à revenir sur le sens

esthétique profond d’une telle suspension du temps (cf. la IIIèmepartie) mais nous pouvons

déjà nous référer à la catégorie benjaminienne de « seconde technique » : « La seconde technique est l’ensemble des procédés techniques de (re)production du

multiple, alors que la première technique est un processus de production de l’unique. Par sa

devise une fois n’est rien, elle se différencie de la première en attribuant une place

croissante aux formes du jeu, indéfinie reproduction du même »1.

Alors que la tradition savante escamote la dimension ludique et distrayante d’un temps

vécu pour lui-même au profit d’une conception de l’objet musical comme propriété privée2, le

jazz réaffirme par l’improvisation la nature éphémère du jeu musical.

b) Structure et logique de totalité

Nous devrons, dans ce paragraphe, déterminer si l’organisation complexe des Fables of

Faubus l’apparente à une composition achevée, ou bien si la pièce relève plutôt d’une

« œuvre ouverte » telle qu’a pu la concevoir G. Genette.

§ Une structure complexe :

Nous avons déjà évoqué la structure de la pièce ci-dessus. Contrairement à beaucoup de

morceaux de jazz qui se résument à une succession plus ou moins cohérente de chorus,

Mingus intervient en tant que compositeur dans le déroulement de l’œuvre. Même si, selon

1 L’œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin, Histoire d’Aura, p.71, B. Tackels, op.cit. 2 Dans l’article “Beethoven et le jazz”, O. Revault d’Allones analyse le rapport de Beethoven à l’improvisation. Bien que celui-ci aimait cette manière d’exprimer son génie musical, son approche en était perturbée par sa conception classique de l’œuvre : « En transcrivant ses improvisations, Beethoven n’a-t-il pas fait preuve d’une mentalité bourgeoise ? -Oui, car comme le note Adorno, la musique est toujours bourgeoise : la musique savante est toujours urbaine ou bourgeoise, ce qui est synonyme. Les sociétés où nous vivons, les sociétés industrielles sont allergiques au free jazz parce que c’est un objet perdu. L’effort ou le travail perdu, c’est le contraire de la bourgeoisie. Le bourgeois investit, il travaille pour quelque chose. Là, ce n’est pas du travail, c’est du plaisir, ce qui est déjà un

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ses propres aveux, il n’impose que peu de choses à ses solistes, l’organisation est assez rigide.

En effet il décide de la succession des soli et de leur forme. Nous verrons par la suite le

contenu spécifique des ces improvisations (cf. infra II-B) 1-c), mais nous pouvons noter que

l’environnement (tonal ou modal) et le contenu sémantique passe par l’assentiment du

compositeur, qui détermine si une citation peut être intégrée au morceau ou non.

La description du thème avait déjà montré que les Fables n'étaient pas à entendre comme

la variation d'un thème-prétexte. On pourrait, pour renforcer cette assertion d’une étude plus

technique, se pencher sur la première version enregistrée pour Columbia (1959, cf. plage-1).

En effet, l’exposition y est plus soignée quant à la superposition des voix. Mingus place un

effet de polyphonie en faisant jouer le thème introductif en ostinato par le saxophone, qui

continue à jouer ce riff quand la trompette expose déjà la partie A. Cet exercice de

superposition des voix est une des constantes chez Mingus à la fin des années 50. L’album

Blues And Roots en est la preuve, surtout avec les très beaux thèmes de Moanin’ et de

Tensions qui obtiennent un effet de tension (!) sans beaucoup d’équivalent dans l’histoire du

jazz par la superposition de cinq ou six voix à la fin de l’exposition. Mingus réalise un

véritable tour de force en appliquant des procédés de verticalisation propre à la tradition

savante au jazz sans que celui-ci ne se dissolve et ne perde son identité1.

Ce souci de maîtrise de l’organisation est à rattacher à l’œuvre entière de Mingus qui s’est

toujours défini comme un « compositeur spontané ». L’intérêt de la composition écrite est de

maîtriser l’orientation générale de la pièce tout en lui laissant la possibilité d’évoluer en

fonction des personnalités l’interprétant. Ainsi s’ouvre une perspective originale qui permet à

Mingus de travailler la forme en jazz, aux côtés de compositeurs blancs des années 50, et

donc de la pousser en direction d’une certaine autonomisation2, tout en ne s’éloignant jamais

de l’esprit du jazz. En effet, nous pouvons mesurer avec le recul des ans l’inanité esthétique

du third stream* qui tenta d’assimiler le jazz aux formes classiques complexes3. C’est

précisément le génie de Mingus que d’avoir su interroger les limites du jazz pour le faire

évoluer sans renier son essence profonde (improvisation, rythme et timbre spécifique, et

négritude). Ainsi les Fables qui prennent leur sens grâce à leur rigoureuse organisation

interne et à la liberté des improvisations.

peu subversif. Et surtout, c’est au-delà ou en deçà, en tous cas en dehors de l’angoisse de la possession », Revue d’esthétique, p.27, n°19, 1991, éd.jeanmichelplace. 1 On peut parler de tour de force à propos de Blues And Roots car le souci de l’élaboration formelle n’évince en aucun cas l’aspect soulfull* de cet album qui se voulait la preuve que le workshop pouvait bien jouer le blues. 2 Quel sens attribuer sinon aux extended forms qui furent censurées par les producteurs de disques ? 3 Telles les fugues écrites par John Lewis du M.J.Q, ou encore les expériences menées par Hodeir ou encore G. Schuller.

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On ne peut pas affirmer sans forcer le « texte » musical que chez Mingus, le principe qui

régit le détail vaut pour l’organisation de la totalité. Néanmoins, il est évident que cette

maîtrise partielle de la forme témoigne d’une volonté de lutter contre la standardisation et

d’affirmer la conscience esthétique du style1 de son/ses créateur(s). C’est après avoir maîtrisé

l’organisation globale de la pièce que vont pouvoir s’insérer les ouvertures consubstantielles à

l’essence du jazz.

§ Une œuvre ouverte ?

Dans son ouvrage sur le jazz2, G. Mouëllic entreprend un commentaire de L’œuvre de l’art

de G. Genette. Si le jazz, en vertu de ce que nous avons vu sur sa forme, semble rentrer

aisément dans cette catégorie, il s’avère utile de clarifier ce rapport à l’ouverture car tout ne

va pas de soi. J.Y. Bosseur3 insiste lui aussi sur l’aspect diffus du concept qui recouvre

différentes acceptions selon les compositeurs et théoriciens qui l’ont utilisé. Sa première

définition, s’appuyant sur les compositeurs Yves et Cowell, met en lumière la tension qui

s’instaure entre un matériau déterminé par la partition et l’existence de mesures ad libitum qui

laisse donc une marge de manœuvre aux musiciens, « ce qui n’est pas sans rappeler la notion

de break dans la musique de jazz »4. Comme Mouëllic, il cite U. Eco pour souligner le rôle

déterminant accordé à l’exécutant, qui « doit agir sur la structure même de l’œuvre »5. La

logique de l’ouverture est une profonde modification de l’esthétique musicale savante du

XXème, car même Schönberg, qui avait révolutionné la grammaire musicale, n’entreprit jamais

de remettre en question le contrôle absolu du devenir musical de l’œuvre par le compositeur.

L’ouverture est donc un révolution de la forme qui inscrit l’aléatoire au cœur de la

composition.

Et le jazz vient s’inscrire dans cette perspective car il se présente volontiers sous le jour de

l’inachèvement. Les standards qui servent de prétextes aux jam sessions* sont inlassablement

repris par les jazzmen sans qu’il s’agisse d’une répétition :

« John Coltrane enregistre quatorze fois My Favorite Thing, Cézanne repeint

inlassablement sa Montagne Sainte-Victoire et Brancusi propose vingt-deux versions de

L’oiseau dans l’espace. Dans les trois cas, l’artiste ne retravaille pas l’œuvre précédente : il

s’agit d’une autre lecture et non d’une relecture. Genette utilise le mot anglais remake : to

1 Et non la manifestation d’une régression psychologique du style comme serait tenté de le penser un peu vite Adorno. 2 G. Mouëllic, Le jazz, une esthétique du XXème siècle, p.76 à 80. 3 J.-Y. Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, pp.113 à 120, éd. Minerve, 1992. 4 Ibid, p.114. 5 Umberto Eco, L’œuvre ouverte, cité par Bosseur, ibid, p.115.

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remake, c’est refaire, ou faire à nouveau, à nouveau frais sur le même motif, thématique ou

formel, et sans copier une oeuvre antérieure »1.

Cette disposition pour la variance, le jazz l’exprime mieux qu’aucun autre art. Cependant, il

ne faut pas assimiler pêle-mêle tout ce qui s’est fait depuis les années 20. Le fait de broder

harmoniquement sur des mélodies extraites du répertoire de l’entertainement* broadwaysien

ne signifie pas forcément actualiser les possibles contenus dans un matériau de départ. Il faut

noter toutefois que ce n’est pas dans la qualité de ce matériau-prétexte que se joue la

pertinence d’une œuvre ouverte. En témoigne l’extraordinaire développement que fait subir

Coltrane à l’insipide mélodie de Hammerstein. Mais les poétiques de l’œuvre ouverte étant

« le projet d’un message doté d’un large éventail de possibilités interprétatives »2, le jazz qui

ne propose que des improvisations faibles techniquement et formellement se trouve exclu de

cette catégorisation.

Les boppers* ont permis au jazz de complexifier le langage du jazz et ont ainsi contribué à

rendre le concept plus fécond. Le free jazz travaillera à élargir les possibilités d’improvisation

pure en niant l’importance du « thème-prétexte ». Mais ce qui à notre sens caractérise le

mieux l’œuvre ouverte, c’est précisément cette alchimie savante entre écriture et

indétermination dont parle Eco :

« L’auteur offre à l’interprète une œuvre à achever (...) Son rôle consiste à proposer des

possibilités déjà rationnelles, orientées et dotées de certaines exigences organiques qui

déterminent leur développement »3.

C’est bien ce qui a dû se passer dans l’atmosphère tendue des workshops. Tout le travail de

Mingus et de son groupe d’hommes réside dans la tension qui peut exister entre l’intention

première et l’actualisation incertaine de l’œuvre. Caractériser les Fables d’œuvre ouverte nous

semble être une solution conceptuelle intéressante pour faire droit autant à l’effort de

recherche formelle qu’a pu mettre en place Mingus qu’à la création collective dont il n’a

jamais voulu se départir. Ainsi, les Fables ne peuvent être lu comme une unité achevée (ce

qui permettrait à Adorno un commode confirmation de sa classification des arts, cf. Supra : I-

A) 2). Au contraire, il y a même une incompatibilité de principe entre l’achèvement de

l’œuvre et le jazz de Mingus. Ce qui nous met, soit dit en passant, sur la piste de la profonde

modernité de cette musique.

1 G. Mouëllic, Le jazz, une esthétique du XXème siècle, p.77. 2 Umberto Eco, L’œuvre ouverte, cité par Mouëllic, ibid, p.77. 3 Idem, (p.78).

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c) Le contenu des Fables.

Comptant parmi les œuvres les plus « engagées » du compositeur, The True Fables of

Faubus sont évidemment porteuses d’une forte charge symbolique. Les œuvres de Bach,

toutes proportions gardées, ne souffrent pas bien au contraire que l’on s’immerge dans leurs

codes symboliques de différents niveaux (ceux en vigueur à l’époque baroque, et d’autres plus

ésotériques comme les références à la Kabbale) pour les comprendre pleinement. Le jazz est

lui aussi la tentative d’une transmission symbolique d’un univers culturel au travers de son

passé et de son histoire musicale1.

§ Le traitement de l’improvisation :

Après le travail de composition vient sans doute dans le programme d’un workshop la mise

en place des improvisations. Il est important de noter que ce travail nécessite de longues

heures de répétition, et les contrats de longue durée en club sont autant d’occasion pour le

groupe de parfaire sa connivence et son langage collectif2. Car si les Fables n’ont pas exploré

les possibilités du langage collectif free, que Dolphy a contribué à mettre en place en 19603,

ce procédé d’interaction dans le processus d’improvisation n’en est pas pour autant ignoré du

workshop mingusien4.

Dans la version de 1964 qui va nous servir à l’analyse du contenu sémantique (cf. plage–

3/4), les improvisations semblent surtout être ordonnées dans un but symbolique. Tout

d’abord du point de vue de l’organisation harmonique. On peut tout de suite noter que la

possibilité de jouer libre présente dans la version de 1964 témoigne d’un ancrage de l’œuvre

dans les enjeux esthétiques de son époque. Néanmoins, les références stylistiques au passé du

jazz sont trop marquées pour que l’on envisage d’étudier la pièce sous le seul angle du free

jazz. En effet les soli de cette version tardive s’organisent selon un parcours harmonique (puis

modal pour Dolphy) bien précis.

1 C’est là tout l’intérêt de L’Amérique de Mingus, de nous restituer, bien que partiellement, l’univers symbolique sans lequel la compréhension de l’œuvre se trouverait singulièrement diminuée. 2 Comme en témoigne la volonté de Nat Hentoff de “sauver” l’atmosphère particulière qui devait régner au “showplace” au cours de l’année 1960. 3 Il s’agit bien sûr de Free Jazz, du double quartet d’Ornette Coleman. 4 cf. notamment What Love et le duo Dolphy/Mingus. Il faudrait ici examiner l’exploration que fait Mingus de l’improvisation libre, pour interroger plus profondément l’enjeu de cet art « éthique » quant à la nature de la poïétique musicale du jazz. Pour ces questions, voir l’article de Matthieu Saladin « Processus de création dans l’improvisation », édité par la revue Copiryght Volume, n°1, éd. Mélanie Séteun , 2002.

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Johnny Coles, à la trompette, prend le premier chorus pour évoluer sur la grille du thème

en respectant les accords1. Puis vient le deuxième C qui voit un rallentando ouvrir une

cadence hors tempo dans laquelle il évolue sur un mode de blues sans référence au schéma

classique I-IV-I-V : « l’ensemble de l’intervention s’apparentant au blues en fa »2. Le contenu

de citation fait surtout référence au Gospel et l’accompagnement évoque une composition

antérieure de Mingus : Haïtian Fight Song3 (cf. le roulement de Richmond peu avant la

reprise du thème à 5’45’’).

L’improvisation de Jaki Byard , le pianiste, se déroule de la même manière et cite plus

directement des airs traditionnels du folklore américain. Un folklore blanc : le Yankee Doodle,

et noir : Lift Every Voice And Sing (cf. plage 7).

Clifford Jordan, le saxophoniste, modifie l’ambiance générale en rajoutant une cadence et

en instaurant un dialogue avec Richmond « qui n’est pas sans rappeler la Freedom Now Suite

(cf. plage 6) de Max Roach »4 (de 16’18’’ à 17’05’’).

Mis à part le nombre important de citations difficilement identifiables, le solo de Mingus

ne change pas réellement les éléments clés de l’organisation des discours successifs. C’est la

performance d’Eric Dolphy qui va bouleverser le climat de l’ensemble (qui s’apparentait à un

long blues) en introduisant un mode « andalou ». Ce mode, inhabituel en jazz5, mais souvent

sollicité par Mingus (les albums Tijuana Moods ou The Black Saint And The Sinner Lady), a

une place toute particulière dans l’économie de l’œuvre6 puisque c’est toujours à la fin des

soli qu’il apparaît, avec Dolphy pour interprète régulier et Mingus comme accompagnateur

très présent (notamment avec son jeu à l’archet). C’est donc un passage de l’harmonie à la

modalité qui caractérise l’évolution générale de l’improvisation.

Quel sens dès lors attribuer à cette rupture qui est suffisamment mise en valeur pour qu’on

la remarque, même à la première écoute ? On peut être tenté de voir dans l’irruption du climat

modal une métonymie de l’histoire du jazz. Déjà les moments libres semblaient être placés

dans la perspective d’une situation des Fables dans une période esthétique qui se voulait en

elle-même politique. En effet, Mingus ne s’est jamais considéré comme un des représentants

1 Cf. le tableau synoptique de l’organisation harmonique des Fables, dans leur version de 1960. Dans la version de 1964, l’organisation du thème est repris tel quel, et n’est remis en question que lors des improvisations. 2 L’Amérique de Mingus, p.115. 3 Cf. plage 5 du CD-annexe. 4 Ibid, p.115. 5 IL faut néanmoins souligner le recours de plus en plus fréquent au mode andalou dans le jazz des années 60’, avec Olé de John Coltrane, et Flamenco Sketches de Miles davis. 6 Il est également révélateur de l’esprit du workshop que cette organisation des improvisations n’ait pas survécu à la dissolution du collectif.

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du free jazz , bien qu’on en ait souvent fait l’un des instigateurs. Qu’il mette en place des

moments sans référents harmoniques, pour ne pas dire atonaux, n’est donc pas un geste

anodin. La New Thing s’étant dès le début revendiquée comme la transcription esthétique du

réveil politique de la communauté noire, Mingus a sans doute souhaité ancrer son œuvre dans

cet horizon pour rendre plus efficace la dénonciation politique virulente que sont les Fables1.

Ainsi le recours à une perspective modale pourrait bien signifier la volonté de « citer » les

différentes avancées formelles propre au jazz moderne, comme pour dire à l’establishment

américain (que représente Faubus) la capacité de la musique afro-américaine à remettre en

question et à nier ses codes esthétiques dominants ayant conditionné le jazz depuis sa

naissance2.

Mais on peut également essayer d’expliquer ce passage modal en y voyant une figure

symbolique, toujours pour illustrer cette idée que la pièce exprime la difficulté des rapports de

la musique noire à l’Amérique blanche : « D’un point de vue symbolique, on quitte alors l’Afro-Amérique en ce qu’elle a de plus

fortement affirmé dans l’histoire pour atteindre les rivages d’un ailleurs mythique. Lequel ?

L’Espagne ? Vraisemblablement pas. Plus probablement le Mexique, cette contrée

fantasmagorique où la musique a effectivement des couleurs hispaniques et qui recèle pour

Charles Mingus la possibilité d’une identité de rechange »3.

Une fuite géographique, exprimée sur le plan symbolique ? L’hypothèse est séduisante dans la

mesure où elle trouve un écho évident dans la vie du compositeur4. Elle fait sens également au

regard des mouvements messianiques américains, tel les Black Muslims* qui prêchaient que le

salut était dans la recherche d’une hypothétique « Terre promise », reprenant ainsi le vieux

rêve de Marcus Garvey.

§ La citation :

Les circonstances de la genèse première de l’œuvre, contemporaine des événements de

Little Rock (1957) explique en partie l’importance inhabituelle de ce paramètre. Néanmoins,

nous avons bien là affaire à un procédé très important du jazz qui passe souvent inaperçu du

fait du manque de culture américaine dont pâtissent tout naturellement nos oreilles

1 Cf. Free jazz, Black power, p. 376 à 403, P. Carles et J.-L. Comolli, éd. Gallimard 2000. Le chapitre commence avec l’incipit suivant : « Il n’est pas possible de voir sauter trois enfants et une église sans qu’il en reste quelque chose dans votre expérience culturelle. Voilà ce qu’est l’avant-garde à mon avis », Archie Shepp. 2 De même on serait tenté de croire que Mingus croyait en l’efficace magique de sa musique pour lutter directement contre ses « ennemis ». Sans pour autant l’inscrire dans une tradition « orphique », on notera tout de même les psalmodies de Mingus au piano dans le morceau Oh Lord Don’t Let Them Drop That Atomic Bomb On Me : « Stop it, stop it, Bebop it ! ». 3 L’Amérique de Mingus, p.176. 4 Ibid, p.177.

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européennes. De ce point de vue, les Fables s’avèrent un bon angle d’attaque pour cerner les

enjeux esthétiques du jazz : « Pour Charles Mingus, la citation est consubstantielle au développement et à l’expression

de sa pensée musicale à un moment donné ; compte tenu de son emprise sur les musiciens

qui forment son orchestre, de son contrôle sur les événements qui y prennent place – surtout

dans une œuvre aussi travaillée que les Fables-, on est conduit à penser que les citations

placées dans leur solo par d’autres instrumentistes sont, elles aussi, significatives »1.

Il y a dans l’organisation des improvisations un climat qui en lui-même tente déjà de signifier

quelque chose. Aux passages harmonisés succèdent des moments de liberté sans référent

tonal. Puis, nous l’avons noté, le passage modal introduit par Dolphy. Mais ce qui frappe le

plus est la récurrence de certaines citations. L’enchaînement que fait Jaki Byard de deux airs

très connus du folklore américain sera repris dans toutes les prestations de la tournée

européenne. L’histoire raconte que quand le Lift Every Voice And Sing surgit pour la première

fois sous les doigts du pianiste, Mingus l’invectiva, trouvant que cela rendait ces événements

dérisoires. Mais un spectateur (noir) se leva et cria : « Yeah, Brother ! ». Mingus ne décoléra

pas mais décida de le garder et prit même l’habitude de l’évoquer à la basse. Ainsi, dans la

version de 1964, l’évocation du Yankee Doodle2 (de 8’14’’ à 8’37’’) est immédiatement

suivie, dans un climat bluesy qui tranche avec l’évocation de la marche militaire yankee, du

Lift Every Voice And Sing (de 8’40’’ à 9’10’’). Ce thème, qui représente une des plus

anciennes traces de la « fierté noire », fut composé par les frères Johnson à la fin du XIXème,

et « il eut un tel succès parmi les Noirs qu’on l’appelait l’hymne national des noirs »3. Ces

deux citations les plus clairement identifiables inscrivent l’œuvre dans le contexte politique

des années 60, où la question du nationalisme noir était au centre du débat.

L’autoréférence à l’univers mingusien est aussi une des constantes de la tournée

européenne. Il est vrai qu’ici, la limite entre l’auto-citation et le style n’est pas tout à fait

1 Ibid, p.125. 2 « A l’origine, Yankee Doodle était une chanson populaire dans les troupes britanniques durant la guerre d’Indépendance américaine, où l’apparence des soldats américains, le caractère hétéroclite de leur équipement était raillé ; puis, lorsque le sort des armes tourna en faveur des indépendantistes, ceux-ci reprirent cet air particulièrement entraînant pour moquer les Anglais, tant et si bien qu’il fut joué comme un hymne national lors de la cérémonie qui vit les troupes loyalistes se rendre à Yorktown le 9 octobre 1781 » L’Amérique de Mingus, p.170. 3 Histoire de la musique noire américaine, p.241, Eileen Southern, trad. C. Yelnick, éd. Buchet/Chastel, 1976. Les Johnson furent les premiers compositeurs noirs qui accédèrent à la reconnaissance officielle, préfigurant quelques années auparavant la Renaissance harlémite : « Quoi que puisse penser la critique de l’avenir de la valeur de leur musique, ces pionniers noirs garderont une place dans l’histoire, car ils ont été les premiers à faire réellement l’esprit des chansons populaires dans une musique composée (...) Baignés dans les chants noirs depuis leur enfance, cette musique était pour eux l’air même que l’on respire », ibid, pp.243-244. Cf. texte et partition en annexe.

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tranchée, tant Mingus aime à parsemer toutes ses compositions de cellules mélodico-

rythmiques entendues ça et là dans son œuvre. Mais ici, la littéralité de la citation nous fait

pencher vers l’idée d’une référence explicite, et donc chargée d’un sens précis. En effet,

Haïtian Fight Song sert de repère au déroulement des soli car c’est son évocation qui amorce

le plus souvent le retour au thème (par exemple pendant le solo de Byard, de 9’12’’ à 9’40’’,

ou pendant celui de Clifford Jordan, de 14’24’’ à 14’54’’). Cette composition gravée dans

l’album The Clown en août 1957 (juste avant les événements de Little Rock) témoigne de la

remise en question du compositeur à la fin des années 50, quand il décida de se tourner vers

des formes les plus anciennes de la musique afro-américaine, alors que c’était le modèle

« classique » qui l’imprégnait très fortement jusqu’alors. Elle aurait pu s’appeler « Afro-

American Fight Song » selon les propos de Mingus, qui s’impliquait très personnellement

dans l’improvisation qui lui était dévolue1.

La citation de morceaux du répertoire du jazz ne se limite pourtant pas au corpus

mingusien2. Nous avons déjà signalé la référence à la Freedom Now Suite, de l’ami de

Mingus : Max Roach. Cette pièce de 1960 est une tentative originale qui réunit un personnel

fort varié. Du vétéran Coleman « Bean » Hawkins à la jeune choriste Abbey Lincoln, en

passant par le parolier Oscar Brown et le percussionniste nigérian Olatunji, les musiciens

réunis par Roach témoignent du passé, du présent et de l’espoir de la communauté

panafricaine, alors en pleine effervescence1. C’est le duo de Max Roach et de Abbey Lincoln,

dans le triptyque central : Prayer/Protest/Peace, qui est cité par Richmond et Clifford Jordan

(de 16’05’’ à 17’05’’). Ce morceau est donc situé au centre de l’œuvre et comprend en lui-

même un point central : Protest, qui porte à son apogée la tension et la colère de la pièce. En

effet, c’est l’unique moment où Abbey Lincoln ne récite pas un texte mais chante et crie sur

des syllabes improvisées, où l’accompagnement harmonique est absent et où la violence de la

batterie n’a d’égale que celle du chant. On n’a pas affaire à une citation littérale mais la forme

de leur dialogue offre des symétries frappantes. En effet le roulement de batterie de Richmond

ouvre la séquence (à 16’05’’), tout comme celui de Roach terminait la plage précédent le

triptyque. S’il est difficile de repérer ce que retient Jordan des mélismes de Lincoln (il y a

peut-être un rapprochement à faire entre l’utilisation de notes aiguës pour les deux timbres

respectifs, entre le passage qui va de 3’06’’ à 3’22’’ pour Lincoln et de 16’17’’ à 16’23’’ pour

1 « Il m’a fallu, pour le jouer comme je le souhaitais, confie-t-il à Nat Hentoff, penser aux préjugés, à la haine, à la persécution et à tout ce que cela a d’odieux. On y trouve de la tristesse et des pleurs, mais aussi de la résolution. Et d’ordinaire, lorsque je finis, je pense : Je l’ai dit ! J’espère que quelqu’un m’aura entendu », cité dans L’Amérique de Mingus, p.175. 2 Bien que celui-ci ait toujours été obnubilé par son ego. Cf. Mingus, de C. Béthune, pp.153 à 156.

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Jordan : les deux passages annonçant un déferlement brutal d’énergie), on peut noter une

analogie des courbes d’intensité, Jordan reproduisant à petite échelle l’évolution du jeu de la

chanteuse. Mais c’est surtout dans le jeu de Richmond que se joue la citation. En effet, à

l’instar de Roach, il construit son discours par la succession de formules rythmiques précises

et d’intervalles laissés à l’instrument mélodique. Puis, les intervalles libres diminuent de plus

en plus pour amener la tension à son comble (citant donc la partie intitulée Protest dans le

triptyque de Roach, de 3’37’’ à 4’51’’). Il est intéressant de remarquer que c’est la partie

centrale qui est citée par Mingus. Le cri représente, depuis les Field Hollers* toute la colère et

l’énergie accumulée contre l’aliénation par le travail dont étaient victimes les esclaves. C’est

un des éléments constants de l’esthétique afro-américaine qui, des vieux blues au hip-hop n’a

cessé de retranscrire dans la musique cette inflexion de la voix si particulière2.

Cette magnifique œuvre de Max Roach intervient au moment précis de l’histoire du jazz où

les musiciens se politisent de plus en plus. « Ce que cet album raconte, nous dit Nat Hentoff

dans les liner notes, est que le jour de la liberté arrive dans beaucoup d’endroits, et que ceux

qui travaillent pour cela s’entendent à faire prendre la mèche ». Gageons que le workshop, en

citant cette pièce, entendait bien reprendre cet espoir à son compte.

Ainsi, ce réseau citationel à la portée symbolique certaine inscrit l’œuvre dans le contexte

socio-politique afro-américain. Ce morceau de protestation utilise toutes les ressources de la

rhétorique jazzique pour accroître son effet. Nous mesurons désormais un peu mieux la

puissance évocatrice du jazz et la richesse de la culture afro-américaine. Cet engagement du

jazz dans le temps historique nous éloigne des voies de la musique contemporaine occidentale

qui s’affirmait dans la négation de son rapport au monde. Nous savions qu’Adorno exécrait

l’utilisation de la citation dans la musique populaire. Il y voyait une régression de l’écoute qui

avait besoin de s’approprier des pans entiers du répertoire pour assouvir son désir de

consommation, le réifiant irréversiblement. Peut-être que cette analyse amènerait notre

philosophe à un dégoût encore plus fort de la musique nègre. Qu’importe ! Il est apparu que le

travail de la citation est un des fondements esthétiques du jazz qu’il sera nécessaire

d’apprécier pour en saisir les enjeux philosophiques.

1 Le mouvement de décolonisation de l’Afrique alors en cours influençait beaucoup les luttes afro-américaines. 2 Pour décrire son humeur, sa sensibilité de musicien de jazz, Mingus avait souvent recours à l’expression suivante : « People say I’m hollering. Man, I feel like hollering ! ».

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§ Les rapports entre texte et musique :

Cette analyse peut donc se clôturer par la partie la plus saillante de l’œuvre : son texte.

Celui-ci ne prend toute son importance et son efficacité esthétique qu’après l’étude de la

structure sémantique de l’œuvre. En effet, et nous rejoignons Adorno sur ce point, la

protestation n’est réelle que si elle est formelle, et la musique parle son langage propre (cf.

infra, III-B) 2- Mahler ou le ton, avec le concept de Sprachähnlichkeit). Dès lors qu’elles

sont appuyées par la structuration du matériau, les paroles revendicatives d’une chanson

prennent un sens beaucoup plus profond. Nous les livrons, donc, sans autre commentaire que

l’étude qui a précédé :

Oh Lord, don’t let them shoot us /

Oh Lord, don’t let them stab us/

Oh Lord don’t let them tar and feather us /

Oh Lord, no more svastikas! /

Oh Lord, no more Ku Klux Klan! /

Name me someone ridiculous /

Governor Faubus /

Why is he sick and ridiculous?/

He won’t permit integrated schools /

Then he is a fool /

Boo! Nazi Fascist supremists /

Boo ! Ku Klux Klan /

Name me a handful that’s ridiculous /

Faubus, Rockfeller, Eisenhower /

Why they are so sick and ridiculous? /

Two, four, six, eight.

They wash your brain

and teach you hate. /

Oh Seigneur, ne les laisse pas nous abattre/ Oh Seigneur, ne les laisse pas nous poignarder/

Oh Seigneur, ne les laisse pas nous rouler dans le

goudron et les plumes/

Oh Seigneur, plus de croix gammées ! /

Oh Seigneur, plus de Ku Klux Klan ! /

Cite-moi quelqu’un de ridicule/

Le Gouverneur Faubus/

Pourquoi est-il malade et ridicule ? /

Il s’est opposé à l’intégration scolaire/

Alors c’est un dingue /

A bas les nazis, les fascistes,

ceux qui se croient supérieurs /

A bas le Ku Klux Klan ! /

Cite-m’en quelques-uns qui sont ridicules/

Faubus, Rockfeller, Eisenhower/

Pourquoi sont-ils tant malades et ridicules ? /

Deux, quatre, six, huit.

Ils vous lavent le cerveau

et vous enseignent la haine

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2- Synthèse

En fonction des problèmes qu’a pu soulever le premier volet de ce travail, nous allons ici

tenter de souligner les enjeux philosophiques mis à jour implicitement par l’analyse des Fables of

Faubus. Cette synthèse ne se présente donc pas comme une conclusion limpide et définitive,

puisqu’elle pose les questions auxquelles nous aurons à répondre par la suite.

a) Une réponse à la problématique formelle du jazz des années 60.

Ainsi, cette analyse nous aura amené à considérer divers paramètres qui sont autant

d’illustrations des découvertes formelles du jazz moderne. On peut considérer que le mouvement

bebop* signe le début d’une conquête de nouveaux espaces sonores. C’est une période où les

musiciens prennent conscience de la valeur esthétique originale de leur musique, qui n’a pas

besoin d’être fonctionnelle (d’arriver à se vendre ou à faire danser) pour trouver sa raison d’être.

Et en conséquence, c’est une période d’intense bouleversement des canons officiels du jazz,

représentés par l’ère swing : « Le rythme du bebop diffère formellement de celui du swing en ce qu’il est plus complexe et

insiste plus sur la polyrythmie. Il en diffère émotionnellement en ce qu’il crée une tension plus

grande et reflète donc plus fidèlement l’esprit et la violence des sentiments contemporains »1.

L’esthétique bop, voire hardbop*, est présente dans les soli des Fables lorsqu’ils suivent la trame

harmonique proposée par la composition, notamment J. Coles et Clifford Jordan. Mais c’est

surtout le subtil jeu de Richmond qui se réfère le plus directement à ce mouvement, en ce qu’il

cherche constamment la polyrythmie pour accompagner les solistes.

Le jazz modal, introduit par le sextet de Miles Davis avec l’enregistrement de l’album

mythique Kind of Blue en 1959, fut une autre tentative pour faire évoluer le langage formel du

jazz. Commentant l’album Porgy and Bess, Miles Davis semble montrer la voie à suivre : « Quand Gil Evans a écrit l’arrangement sur I love you Porgy, il ne m’a indiqué qu’une gamme

à jouer. Pas d’accord... cela vous donne plus de liberté et d’espace (...) cela vous donne un défi,

celui de voir à quel point vous êtes mélodiquement inventif. Je pense qu’un mouvement naît

1 The art of jazz, M. Williams, cité par LeRoi Jones, Le peuple du Blues, p.280.

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actuellement dans le jazz, l’éloignant des conventionnelles suites d’accords, avec une

importance de nouveau accordée à la variation mélodique plutôt qu’harmonique »1.

Le jazz modal est donc compris par ses inventeurs comme un moyen de libérer l’improvisation de

contraintes harmoniques finissant par devenir stériles. John Coltrane s’est engouffré dans les

espaces modaux car ils favorisent « son inclination à s’inscrire dans un temps personnel,

autonome »2. A sa suite, et c’est évident dans l’album live du Village Vanguard du 2 et 3

novembre 1961, s’incrit Eric Dolphy avec lequel il grava le morceau India, évocation de la

musique modale indienne qui tourne autour du pôle de sol majeur. Il n’est donc pas étonnant que

ce soit à Dolphy qu’incombe la charge d’interpréter la seule partie explicitement modale des

Fables. Ce pionnier du jazz des années 60 a sans cesse essayé de faire évoluer le langage en le

poussant vers ses limites. Quand il joue par exemple pour le « classique » Oliver Nelson3, on

remarque sa sonorité exacerbée qui tranche avec l’ambiance cristalline de l’album. Ce n’est pas

tant par un refus des règles qu’il innove que par le ton employé. Partout où il passe se retrouve

cette manière si particulière de repousser les frontières tout en respectant la trame harmonique ou

modale du morceau en question : « Quand Dolphy improvise, son discours ne vise nullement à mettre en relief les structures

harmoniques conventionnelles, ni à les amender. Et s’il fait entendre, par une sorte de

rémanence, la continuité de la trame originelle, il ne cesse d’en disputer la réalité sonore par

une série de gestes, d’écarts, qui relèvent de la transgression »4.

C’est dans le cadre d’une telle transgression, nous semble-t-il, que s’inscrit le solo de clarinette

basse à la fin des Fables. Il déroge en effet avec le ton révérencieux vis-à-vis de l’histoire du jazz

qu’ont adopté, au travers de la citation, les autres membres du groupe, pour installer un climat

sans précédent.

Nous avons déjà évoqué la manière dont Mingus instaure des périodes d’atonalité relative

dans sa composition. Néanmoins, on ne peut définir que négativement les caractéristiques

formelles qui rattachent ces moments libres à l’esthétique du free jazz : « Mais, autant la définition du style be-bop ne pose pas de problème, pas plus que celle du

hardbop ou du cool, autant celle du free jazz s’avère plus délicate. La raison en est qu’il existe

1 Cité par Aboucaya et Peyrebelle, Du Be-bop au Free jazz, p.75, éd. des Presses universitaires du Mirail, 2001. 2 Ibid, p.109. 3 The Blues and The Abstract Truth, Impulse, février 1961. Cf. notamment Stolen Moments. 4 « Un pas en deçà, un pas au-delà : Eric Dolphy », p.30, Xavier Prévost, in Les cahiers du Jazz.

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en fait une extraordinaire disparité de styles, certainement uniques dans l’histoire de la musique

afro-américaine »1.

Le principal apport du free jazz est l’abandon de toutes les déterminations occidentales qui ont

façonné le jazz depuis le début : carrure rigide, schème harmonique, forme convenue... Cette

tentative de déconstruction de la forme n’est pas pour Charles Mingus une innovation propre au

« colemanisme » mais une des constantes du jazz. Toutefois, sous l’influence de Dolphy, le

workshop met en place de manière explicite les éléments propres à l’esthétique free.

Les Fables se révèlent donc être sur le plan formel la tentative de réunir la plupart des

innovations stylistiques du jazz moderne. Conçues à une époque où le jazz, par la diversité de ses

« expériences », se rapproche d’un nominalisme esthétique propre à l’art moderne, Mingus

propose une solution efficace pour rendre compte de l’état du matériau dont il dispose dans les

années 60. Pour paraphraser Adorno, on pourrait dire que sa composition est « la résolution de

problèmes formels à une époque donnée ». Ce morceau résume donc à lui seul l’aventure d’un

courant musical en pleine mutation, prouvant ainsi sa richesse formelle.

b) vers une fuite de la belle apparence : la question de l’aura.

Il nous faut ici examiner un paradoxe qui s’est glissé à notre insu au sein même de notre étude

du jazz, mais que nous ne résoudrons pas directement tant ses conséquences philosophiques

pourraient nous emmener hors de notre propos. Il s’agit de la question de l’aura que nous avons

évoquée ci-dessus (en II-A) 2-d). En effet le jazz ne se pense, ne se crée que dans l’optique d’une

performance, dans la mesure où lui est essentiel le maintien de sa part vivante, de son oralité. Le

jazz, selon Mouëllic, vivrait sa reproductibilité technique comme « une menace de perte de son

authenticité » : « Le jazz est aussi un art moderne dans sa lutte contre la perte de l’aura : sans refuser les

techniques du XXème siècle, il tente d’y maintenir la part du vivant, de l’à-présent »2.

D’autre part, et d’ailleurs toujours en suivant Mouëllic, nous avons conclu (en II-B) 1-b) que

Mingus, et avec lui une bonne partie du jazz moderne, ne cherchait pas à produire d’unité

achevée, mais que ses compositions relevaient en dernière instance de la catégorie de l’œuvre

1 Du Be-bop au Free jazz, p.145. 2 Le jazz, une esthétique du XXème siècle, p.107.

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ouverte. Or, c’est bien à propos du caractère achevé ou non de l’art moderne qu’Adorno lui-

même affirmait les analogies entre ses propres conceptions esthétiques et celle de Walter

Benjamin : « Le concept de Benjamin d’œuvre d’art auratique concorde dans une large mesure avec celle

de l’œuvre unie. L’aura est l’adhérence ininterrompue des parties au tout constituant l’œuvre

d’art unie »1.

Comment dès lors traiter le problème du jazz et de l’aura sans sombrer dans une

« schizophrénie » philosophique ? Il est vrai que la célèbre thèse benjaminienne est difficile à

appréhender simplement, et l’intrusion de ce paradoxe dans une démonstration qui se voulait

limpide doit nous inciter à la prudence. Car comme l’affirme Bruno Tackels : « Peu de mots sont aussi chargés d’aura que le mot d’aura. Peu de mots qui se soient pliés à tant

d’interprétations différentes, pour ne pas dire contradictoires : charge, présence, tension,

apparition réplique, autorité, force, flux, lumière, manifestation... – quelque chose que l’on ne

sait pas dire, qui indique qu’il y a encore quelque chose à saisir derrière le sens qui apparaît »2.

Ainsi, il semble délicat de conclure de manière autoritaire sur une question qui pourrait bien

être la pierre d’achoppement de notre travail. Nous devrons examiner, dès lors que nous avons

démontré la pertinence du jazz en tant qu’objet philosophiquement appréciable, quelles sont les

catégories qui rendent le mieux compte de sa nature complexe.

c) Une protestation explicite et implicite.

Nous ne terminerons pas cette synthèse en tirant la morale des Fables, car chacun est à même

d’apprécier la signification de cette musique dans le contexte des luttes amères qui ont secoué les

Etats-Unis d’Amérique, des premiers boycotts de Montgomery aux assassinats de Malcom X,

Martin Luther King et de Bobby Seale3. Mais il faut tenter d’évaluer la pertinence esthétique

d’une pièce prenant explicitement la forme d’un pamphlet à l’encontre d’un Gouverneur

dramatiquement ridicule. Pour cela, il nous faut relire la conclusion de l’article « Mode

intemporelle »...

1 Philosophie de la nouvelle musique, note p.134. 2 Histoire d’aura, l’œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin, p.9. 3 On se référera encore une fois à L’Amérique de Mingus, pp.177 à 182.

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« Mais l’expression, le véritable véhicule de la protestation esthétique, est absorbée par le

pouvoir contre lequel elle proteste (...) Le sujet qui s’exprime dit par là même : je ne suis rien,

je ne suis qu’un déchet (...) Jadis la sphère esthétique s’était dégagée en tant que sphère

autonome de l’interdit magique qui séparait le sacré du quotidien et ordonnait de préserver la

pureté du sacré ; aujourd’hui, le successeur de la magie, l’art, paie le prix de cette

sécularisation »1.

Nous avons signalé plus haut2 qu’Adorno envisageait l’art comme une protestation contre la

domination sans partage de la Kulturindustrie. Cette charge était envisagée comme une réponse

au verdict hégélien de la fin de l’art. En effet, privé de son devoir messianique de « dévoiler les

grands contenus » dans une présentation sensible, l’art moderne en était réduit à la portion

congrue de la négation du monde réifié. La réponse de l’art au processus de réification qui touche

peu à peu toutes les strates de la société est, nous l’avons vu, l’autonomisation. L’émancipation

de l’art passe par l’abandon de ses anciennes déterminations (religieuses, bourgeoises,

politiques...) pour accéder à une purification de son essence. L’art lutte au moyen de l’évolution

purifiée de sa forme contre ce qu’il n’est pas. Et le jazz illustre justement ce que l’art ne doit pas

être : un compromis avec « l’anti-art », et donc un art hétéronome. Pour qualifier cet anti-art, cet

état de désesthétisation selon la formule de Marc Jimenez, ou encore ce désart3, Adorno choisit

de forger un néologisme : Entkunstung, et c’est précisément dans son article sur le jazz qu’il le

forme pour la première fois4.

Le jazz est donc cet art désarté, compromis depuis l’origine avec l’industrie culturelle, celle-ci

s’appuyant justement sur les traits apparemment iconoclastes du jazz pour parfaire sa domination.

Engoncé dans le prosaïsme de la ratio commerciale, le jazz « paie le prix de cette sécularisation »

qui a détourné l’art de sa vocation spirituelle. Dès lors, la protestation de Mingus s’avère bien

vaine. C’est justement en le laissant dénoncer l’oppression, sans qu’il remette profondément en

cause le système qui la permet, que la domination est la plus complète. Un système qui se paye le

luxe d’accepter des critiques en son sein sans que cela ne bouleverse en rien la bonne marche des

1 “Mode intemporelle”, Prismes, p.113. 2 Cf. la première partie de ce travail : I-C) 1-e) La standardisation ou l’incapacité de protester formellement. 3 Philippe Lacoue-Labarthe, dans son excellent article « Remarques sur Adorno et le jazz », choisit quant à lui cette formule pour traduire le fameux terme Entkunstung. In Modernités esthétiques, publié par la revue du collège international de philosophie « Rue Descartes », n°10, éd. Albin Michel, 1994. 4 Cf. Mode Intemporelle, p.112 : « L’art est privé de son caractère artistique » censé traduire : « Kunst wird entkunstet ».

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choses est à l’apogée de sa domination sur les masses. C’est l’apogée de la rationalité

instrumentale.

Pourtant, nous avons justement voulu montrer dans l’étude des Fables of Faubus que le jazz,

dans ses meilleures manifestations, est capable de développer une loi formelle qui s’abstrait des

exigences de l’industrie de la culture. Les Fables sont la preuve en acte que le jazz peut produire

une critique esthétique non-standardisée. Elles sont même le manifeste de la capacité que possède

l’esthétique afro-américaine à lutter contre la domination de sa forme, à la condition de ne pas se

renier et de puiser dans ses ressources propres. En effet, quel sens attribuer à l’évocation de

toutes les avancées formelles du jazz au cours de la décennie qui a précédé les Fables (modalité,

atonalité, remise en question de la scansion régulière, extension formelle...), tout du moins dans

sa version de 1964 ? Pourquoi avoir cité le patrimoine culturel afro-américain (l’hymne national

noir, différents Gospel, et surtout l’émouvante Freedom Now Suite) qui témoigne de la non-

soumission à l’ordre blanc ? Pourquoi, enfin, lui avoir donné la forme d’une œuvre ouverte,

ancrant ainsi le jazz dans l’horizon des recherches formelles les plus contemporaines ?

Plus que la dénonciation d’un petit Gouverneur étriqué et raciste qui du reste doit la postérité

de son nom à l’hommage que lui a rendu Charles Mingus, les Fables nous semblent être un

condensé de l’émancipation formidable qu’a vécu le jazz à partir de la révolution bop1, et là

réside sans doute son « Wahrheitsgehalt ». Un « contenu de vérité » auquel on doit toute

l’attention philosophique qu’il mérite.

1 « Nous savons bien pourtant que c’est pour cette raison que le jazz a cessé progressivement d’intéresser l’industrie culturelle et qu’il a été supplanté par la pop et le rock, auquel Adorno, malhonnêtement, l’a jusqu’à la fin associé. Le jazz est devenu une « musique savante » et dans sa meilleure part, il n’a pas trahi cet « extrémisme esthétique » qui, comme le disait Adorno à propos de Schönberg, « est la seule justification de l’art ». Lacoue-Labarthe, « Remarques sur Adorno et le jazz », p.138.

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CONCLUSION

Sans pour autant avoir résolu toutes les questions que nous avons posées au cours de cette

partie, nous espérons au moins avoir fait la lumière sur quelques doutes qu’avait insinué Adorno

au cœur de notre écoute du jazz. S’il est vrai que le philosophe a cerné maints points essentiels de

la poétique du jazz, il s’est avéré nécessaire de s’immerger dans une œuvre précise pour en

apprécier à sa juste valeur la réalité musicologique. Ainsi, il ne nous semble plus raisonnable

d’envisager le jazz comme un art purement hétéronome. En effet, tous les grands créateurs de

jazz, à l’instar de Mingus, manifestent la conscience du génie propre de leur musique en ouvrant

de nouvelles voies et en enrichissant la capacité formelle de leur langage. Cet effort en vue d’une

autonomisation du jazz vis-à-vis de l’industrie de la culture ne va pas sans difficulté, car aux

contraintes esthétiques, à la difficulté de créer, s’ajoutent toutes les peines d’un état de

domination politique, sociale et psychique. Plusieurs siècles d’infamie pèsent énormément dans

la balance de cette dialectique entre l’industrie culturelle et la création esthétique authentique1.

Mais il semble qu’Adorno se soit arrêté justement à cet état de domination pour en conclure,

conformément à ses convictions politiques, à l’impossibilité pour un groupe marginalisé de

produire un art noble. Comme souvent, l’art se constitue en grain de sable des rouages d’un

système pourtant efficace sur d’autres plans. Le jazz démontre, comme sans doute d’autres

courants musicaux issus de la musique populaire2, que la domination de la rationalité

instrumentale n’a pas forcément le dernier mot. Pour autant, le jazz ne nie jamais ses origines.

Cette « musique de bordel » n’a évidemment pas le passé de la musique savante et porte les

stigmates de son histoire douloureuse. Mais c’est justement la situation d’une musique qui s’est

constituée à la fois loin de la philosophie et dans son immédiate proximité3 qui constitue la base

d’une prise en compte esthétique originale. C’est pourquoi nous nous proposons d’en étudier les

enjeux philosophiques dans l’ultime partie de ce travail.

1 Encore une fois l’authenticité est un critère quelque peu abstrait. Mais chez Adorno, ce concept qualifie la musique qui a conquis sa phase d’autonomie vis-à-vis de la société et s’affirme donc comme Art au sens noble. S’il en est ainsi, alors un certain jazz peut légitimement être appelé authentique. 2 Cf. Les nouveaux courants musicaux : simples produits des industries culturelles, Gérôme Guibert, éd. Mélanie Séteun, 1998. Guibert montre, notamment dans le dernier chapitre, en quoi la réification n’est pas forcément néfaste pour l’art. 3 En ce qu’il interroge et éclaire les présupposés de nos habitudes esthétiques, le jazz vient bousculer « de l’extérieur » cette doxa occidentale, fermement assise sur ses certitudes. Cf. Anne Cauquelin, Petit traité d’art

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IIIéme PARTIE : JAZZ ET CRISE DE LA MODERNITE

INTRODUCTION

Nous sommes donc parvenus à réinterpréter le jazz en vue d’une revalorisation ontologique

des éléments de sa poétique. Nous nous sommes dégagés de l’anathème qu’Adorno avait cru bon

de lancer à maintes reprises contre une musique qu’il désirait écarter pour toujours du champ de

la modernité artistique. Car c’est bien le cheval de bataille de ce philosophe que de dénoncer tous

les faux-semblants de la production artistique qui viennent polluer le domaine de l’art pur. Pour

autant, parvenir à une reconsidération musicologique d’une musique, qui du reste a fait ses

preuves toute seule, ne suffit vraisemblablement pas à se défaire de l’ombre de celui qui a posé

des jalons essentiels à une compréhension de l’art moderne. On ne se débarrasse pas si facilement

de la théorie esthétique du maître de Francfort. Depuis que celui-ci a fait don à la nouvelle

musique de cette jolie métaphore d’être « la vraie bouteille à la mer », la radicalité de ses

analyses constitue en quelque sorte l’horizon dans lequel s’inscrit une grande partie de la

réflexion esthétique contemporaine. Non pas que celle-ci n’ait jamais réussi à lui opposer des

arguments solides en vue de dépasser son pessimisme esthétique, mais il semble que tout projet

théorique naissant ait besoin de se confronter à l’imposante « théorie critique », comme pour

mieux tester ses propres limites. Certes l’autorité ne doit pas se constituer en obstacle au

raisonnement philosophique, mais il peut arriver que l’on éprouve une certaine appréhension à

s’asseoir à la table des aînés, surtout lorsque l’on connaît la pugnacité de son adversaire. J.-E.

Berendt semble avoir fait les frais d’une telle situation polémique, lorsqu’il entreprend en 1953

de redresser les oreilles du philosophe qui n’aimait pas le jazz. On connaît la réponse à la critique

de l’article « Mode intemporelle », qui n’hésite pas à recourir à tous les artifices du pamphlet

pour ridiculiser son interlocuteur.

Ainsi, nous aimerions terminer ce travail en envisageant les diverses tentatives qui ont été

menées pour dépasser la vision trop restrictive qu’Adorno a pu avoir de la modernité musicale.

Nous sommes condamnés en effet à remanier certains concepts de sa lecture de l’histoire de l’art,

contemporain, pp. 13-14, éd. du Seuil, 1996. Il faudrait en effet s’interroger sur le rapport du jazz à la philosophie, qui a ceci d’étrange qu’il lui est étranger mais lui pose des questions essentielles.

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comme la dichotomie stricte entre hétéronomie et autonomie, le caractère irrémédiablement

régressif du matériau tonal, ou encore la fonction sociale totalitaire de l’œuvre d’art mécanique.

Car notre intention au cours de la IIéme partie n’a pas été de montrer que le jazz, dans ses formes

les plus abouties correspondait à l’idéal esthétique d’Adorno. Même s’il doit être lu comme

l’effort d’abstraction vis-à-vis de la sphère de l’industrie de la culture, il ne renie pas ses origines

populaires, à l’instar de la méfiance de Mingus par rapport au free jazz. Non, cette musique tire

plutôt sa force, nous l’avons vu, de la dialectique douloureuse qu’elle entretient entre

hétéronomie et création esthétique authentique. Si le point de départ de ce travail a été l’adage

adornien énonçant que « une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une

philosophie de la nouvelle musique », nous ne souhaitons pas démontrer que le jazz pourrait, à la

rigueur, rentrer dans cette catégorie de nouvelle musique, en ce qu’il se dirige par exemple vers

une fuite de l’harmonie dans ses expériences les plus radicales. En effet il serait vain et naïf de

vouloir assimiler des musiques que trop de choses séparent, à commencer par les catégories

servant à les apprécier. Au contraire, la leçon que peut tirer l’esthétique du jazz, c’est celle d’une

musique qui ne renonce pas à être écoutée. Alors que la nouvelle musique « expire, inentendue,

sans écho »1, le jazz semble vouloir témoigner de la possibilité de faire encore sens, par delà tous

les obstacles qui se dresse contre l’art dans un monde désenchanté.

Nous devons donc essayer de définir les éléments qui plaident pour la modernité du jazz.

Mais, mener à bien une telle entreprise implique de s’armer de moyens théoriques solides pour

saisir le sens sans cesse fuyant de cette notion controversée. Nous allons donc tenter de suivre le

fil de ce concept qui a connu diverses acceptions dans les discussions philosophiques du XXème

siècle. Le dernier volet de cette étude prendra ainsi la forme d’un débat avec Adorno, visant à lui

faire reconnaître que la question de l’art musical contemporain ne se résume pas à un monologue

sur les vertus émancipatrices de l’avant-garde viennoise. Cette investigation ne prendra pas la

forme d’une rétrospective doxographique et chronologique, mais se laissera simplement guider

par les avatars que la notion de modernité a pu connaître dans le siècle qui vient de s’écouler.

1 Philosophie de la nouvelle musique, op.cit., p.140.

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A) LA POSTMODERNITE EN QUESTION

Il nous faut ici restituer une controverse qui agita les milieux intellectuels français et allemand

à la fin des années 60 et au cours de la décennie qui suivit, notamment dans le fameux lieu

d’émulation de Darmstadt. Pour beaucoup de jeunes musiciens et philosophes comme Daniel

Charles, le grand récit de la modernité musicale qui avait accompagné la seconde école de

Vienne depuis le début du siècle commençait à montrer des marques d’essoufflement, et malgré

le respect quasi religieux que l’on devait à la Philosophie der neuen Musik, le sentiment général

était celui d’un malaise persistant1. C’est donc tout naturellement à Adorno que l’on s’en prend

quand le poids d’une dialectique qui finit par lasser est tel qu’il paralyse les perspectives

créatrices de la nouvelle génération.

1- Genèse du débat

a) Les avant-gardes post-sérielles : la fin des avant-gardes.

Le dodécaphonisme mis en place progressivement par Schönberg et ses disciples autour de la

grande guerre2 et théorisé ensuite par René Leibowitz3 fut une tentative de refondre le système

musical en enterrant le cadre désormais caduc de la tonalité. Il n’était absolument plus possible

de faire sens avec ce langage dans une époque de bouleversements aussi radicaux qu’a pu être le

XXème siècle. Le début des années 50 voit des compositeurs comme Pierre Boulez étendre les

possibilités du dodécaphonisme avec la systématisation de sa logique : c’est le sérialisme

généralisé. Le principe de construction nécessaire est à son comble mais une personne semble

lesée par ces recherches formelles : l’auditeur. Celui-ci doit, s’il veut être de son temps, sacrifier

son oreille sur l’autel de la modernité. En effet, la nouvelle musique vit de la renonciation à

l’idéal de la beauté, elle survit en fuyant l’harmonie : « C’est à cela que se sacrifie la nouvelle musique. Elle a pris sur elle toutes les ténèbres et toute

la culpabilité du monde. Elle trouve tout son bonheur à reconnaître le malheur ; toute sa beauté

à s’interdire l’apparence du beau »4.

1 D. Charles, La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, avant-propos pp.1 à 8, éd. P.U.F, 2001. 2 La première œuvre vraiment dodécaphonique publiée par Schönberg date de 1923 : la valse, dernière œuvre des Pièces pour piano opus 23. 3 Introduction à la musique de douze sons, éd. L’Arche, 1949. 4 Philosophie de la nouvelle musique, p.142.

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On le sait, ce nihilisme est pensé comme un moment nécessaire s’inscrivant dans une dialectique

de l’émancipation. C’est la seule manière d’assumer ce scepticisme esthétique. Il n’empêche que

l’auteur de la Dialectique négative consigne l’art à ne vivre que dans la négation, que par le

sacrifice : « L’art est un espèce de Christ dans sa fonction dénonciatrice. Quant à la rédemption effective,

elle est encore plus éloignée que dans la christologie, et elle doit l’être ; l’art n’est pas

réconciliateur, c’est sa force, se tenir dans le nihilisme, l’assumer et ainsi le manifester »1.

L’art s’inscrit pour Adorno dans une religion de l’histoire qui dicte à l’esprit la marche à suivre.

Quand l’époque est telle qu’elle ne permet plus l’unité du concept (forme) avec l’intuition

(matériau), l’art n’a d’autre chance que de se constituer en critique de l’apparence, et fonctionne

par là même comme un processus de connaissance. Par sa haine de l’art, l’œuvre d’art détruit

tout ce qui pouvait lui rester de commun avec la beauté sensible et refuse toute fusion avec le

matériau, toute jouissance musicale. La nouvelle musique se trouve désormais dans cette

situation paradoxale où, pour faire sens, elle est obligée d’abandonner tout ce qui lui permettait

de se faire comprendre du public. Avec l’apparence, la musique ne se défait pas uniquement des

liens au passé, elle divorce dramatiquement avec ceux qui pouvaient encore l’écouter et la

comprendre, et se retrouve dans un contexte d’isolation sociale absolue. On comprend désormais

pourquoi, après les expériences les plus radicales qui ont suivi la seconde guerre mondiale,

certaines voix se sont élevées pour remettre en question la rigidité avec laquelle l’école de

Francfort avait scellé le destin de la musique moderne : « Nous avons à sortir de cette alternative : ni apparence, musica ficta, ni connaissance

laborieuse, musica fingens ; jeu métamorphique d’intensités sonores, travail parodique de rien,

musica figura »2.

A l’instar de Jean-François Lyotard, certains compositeurs ont ressenti le besoin de sortir de

l’alternative proposée par Adorno, que beaucoup ont fini par considérer comme une impasse3. La

quête de l’innovatio a été considérée comme une maladie dont il fallait se défaire, et la

1 J.F. Lyotard, « Adorno come diavolo », in Des dispositifs pulsionnels, p.116, éd. U.G.E, 1975. 2 Ibid, p.125. 3 Alessandro Baricco est de ceux qui dénoncent le préjugé terroriste de la justification de la nouvelle musique. Si la négation du monde a pu être légitime à une certaine époque, le maintien borné de cette attitude constitue une impasse dont il est urgent de sortir : « Le fait est que cette voix – qui s’est forgée autour de la nécessité de dire non à la folie du monde – est devenue, quand cette folie se fut évanouie, une forme vide, un précepte sans raison, un modèle passivement reproduit ». In L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, op.cit., p.92.

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convalescence prend alors le nom de postmodernité1. Si le modernisme (en tant que style de la

modernité) est cette « recherche exclusive de nouveauté et d’expression inédite (...) la tradition de

rupture se défait de son contenu pour ne subsister que comme geste mécanique »2. Bien que la

postmodernité ne puisse se résumer à un nouveau style qui établirait des canons pour l’art à venir,

il s’avère nécessaire de faire état d’une tendance qui se définit négativement par rapport aux abus

de l’esthétique de la modernité. En ce sens, on pourrait parler d’un symptôme général de la

pensée, celle-ci prenant enfin acte de la perte d’un sens univoque qui frappe l’épistémè

occidentale depuis deux siècles. En quelque sorte, seul l’esprit postmoderne reconnaît pleinement

la défaite de la Raison, son incapacité à remplacer la perte de l’absolu.

b) Fondements philosophiques

La référence au livre de J.F. Lyotard, La condition postmoderne, est devenue un passage

obligé des articles sur la question. L’ouvrage contient en effet en introduction cette formule

concise qui résume la sensibilité de ce courant : « On tient pour postmoderne l’incrédulité à

l’égard des métarécits »3. Lyotard analyse la situation des sociétés les plus avancées

(technologiquement parlant) et constate qu’elle se caractérise par l’abandon progressif d’un

discours de type universalisant qui sert de cadre à toutes les formes de savoir : scientifique,

technologique, artistique... Une proposition ne peut prétendre à une vérité univoque que si elle

s’inscrit dans un système global capable de la légitimer. C’est cet acte de légitimation, « qui s’est

appelé philosophie » ( l’Aufklärung, le matérialisme dialectique, le positivisme...) qui seul permet

à un discours d’échapper à sa relativisation. On peut relire l’histoire moderne de la pensée

occidentale comme la tentative de substituer à la perte de l’horizon métaphysique d’autres

systèmes tout aussi capables d’orienter le Sens. Mais ces systèmes se détruisent mutuellement en

ce que leur pluralité constitue l’aveu même de leur impuissance à orienter la sensibilité moderne

de manière univoque :

1 Jean-Jacques Nattiez a lui aussi recours à cette métaphore : « Perpétuellement tourné vers l’avenir, il [le modernisme] est atteint d’une maladie congénitale : la néopathie ». In Le combat de Chronos et d’Orphée, p.161, éd. C. Bourgois, 1993. 2 B. Ramaut-Chevassus, Musique et postmodernité, op.cit., p.8. 3 J.F. Lyotard, La condition postmoderne, p.7, éd. de Minuit, 1979.

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« A la désuétude du dispositif métanarratif de légitimation correspond notamment la crise de la

philosophie métaphysique, et celle de l’institution universitaire qui dépendait d’elle »1.

Mais l’abandon de cette recherche d’un sens unificateur se traduit par un gain considérable pour

les jeux de langages et les valeurs pragmatiques. Désormais, la légitimation se trouvera en aval

du discours, dans son efficacité, et non dans son orthodoxie vis-à-vis d’un métarécit.

Nous mesurons donc que ce que l’on nomme postmoderne s’avère bien plus vaste que

l’espace restreint de quelques créations esthétiques isolées. Le phénomène semble bien concerner

l’époque toute entière. En effet, l’attitude dogmatique qui analyse toute proposition à l’aune d’un

paradigme exclusif semble désormais laisser place à un esprit de tolérance. L’éclectisme va

constituer selon Luc Ferry l’un des traits les plus caractéristiques de notre culture : « Tout peut, en principe, coexister, ou si l’on préfère cette autre formulation, dont l’esprit de

tolérance est plus conforme à l’air du temps : rien n’y est a priori frappé d’illégitimité »2.

Alors que la prose esthétique d’Adorno prenait le plus souvent la forme d’un plaidoyer

disqualifiant les attitudes impropres à servir les devoirs de l’art moderne, on mesure l’espace de

liberté qui s’offre aux compositeurs postmodernes. Si la tyrannie de l’innovation cesse de faire

ravage dans les conservatoires et les traités d’esthétique, on se prend alors à espérer que de

nouveaux espaces, jusque là bannis de la composition, vont pouvoir se libérer. Et le principal

apport du postmodernisme sera un nouveau rapport au temps, au passé, à l’histoire.

L’ambition du postmodernisme est bien la révocation de l’esprit de la tabula rasa. Le

modernisme s’est défini comme une quête du sujet visant à construire un ordre nouveau libéré

des déterminations anciennes qui pouvaient encore rattacher l’art à ce qu’il ne devait plus être :

une production hétéronome. Le programme d’émancipation assignait au sujet-créateur le devoir

de s’affranchir du passé, témoignant ainsi de sa maîtrise du temps. Mais dès lors que le temps

n’est plus conçu de façon linéaire sur le mode continu du progrès, mais que les trois dimensions

du temps apparaissent selon un jour nouveau et réversible, quand un ordre synchronique se

substitue au diachronique, il devient illusoire d’assimiler comme le fait Adorno l’authenticité à

l’innovation. Dans un ouvrage fort savant, Daniel Charles retrace la filiation philosophique de

l’appréhension postmoderne du temps. C’est à Nietzsche que l’on doit, au travers du filtre

heideggerien, la possibilité de dépasser la conception exclusivement linéaire du temps :

1 Idem. 2 L. Ferry, Homo Aestheticus, p.333, éd. Grasset & Fasquelle, 1990.

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« Si l’imitation résolument anachronique de styles dépassés était proscrite dans le cadre de

l’esthétique de la subjectivité, cet interdit, la postmodernité accorde qu’il soit enfin levé. Et

c’est comme si l’éternel retour commençait à recevoir droit de cité »1.

Sans s’engager dans la problématique nietzschéenne de l’éternel retour, il faut noter que la

postmodernité s’est nourrit de la pensée d’un temps relativisé. Gianni Vattimo fut l’un des

premiers à s’appuyer sur la pensée de Nietzsche et Heidegger pour « saisir la portée

émancipatrice de la fin de la modernité et de son idée d’histoire »2. Les postmodernes rejettent en

bloc l’identification de la réalité à la permanence et à la stabilité, estimant avec Heidegger que

l’onto-théologie qui marquait la pensée depuis Aristote s’est achevée avec les philosophies du

soupçon. Le rejet de l’histoire ou de l’historicisme est apparenté à l’abandon de la métaphysique

de la subjectivité et de son ambition de dominer la réalité au profit d’une pluralité de

cosmovisions. C’est donc une pensée du temps mettant en crise le concept d’histoire comme

processus unifié et téléologique qui caractérise la postmodernité. La théodicée de la rationalité

s’effondre avec l’échec des utopies émancipatrices, mais ce vide permet en retour d’envisager

une refonte de l’esthétique.

c) Musique et postmodernité

On pressent, dès lors que l’on définit la postmodernité comme une réaction à « l’utopie

forclose du novum »3, que les retombées esthétiques seront importantes dans le débat sur l’art au

XXème siècle. En effet, l’enjeu est de taille puisqu’il s’agit en dernière instance de la question du

matériau, au centre des préoccupations esthétiques d’Adorno. On se souvient qu’il condamne tout

retour en arrière, tout regard nostalgique vers la tonalité : « Tous les traits spécifiques [du matériau] sont des stigmates du processus historique. (...) [Le

compositeur] exclut désormais les moyens de la tonalité, donc les moyens de toute la technique

traditionnelle. Et ces accords ne sont pas simplement désuets et inactuels. Ils sont faux. Et ils ne

remplissent plus leur fonction »4.

Si on peut opposer à cette conception une autre attitude envers le passé, alors la question du

matériau prend un sens nouveau. L’usage partiel de la tonalité ne sera plus compris comme « une

1 La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op.cit., p.45. 2 « Posmodernidad », in Diccionario de Hermenéutica, p.644, éd. Universidad de Deusto, 2001. 3 Jean Clair, cité par B. Ramaut-Chevassus, in Musique et postmodernité, p.8. 4 Philosophie de la nouvelle musique, pp.44-45.

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superstructure des tendances réactionnaires de la composition »1, mais comme l’envie de revisiter

notre héritage musical, par le biais de l’ironie, de la parodie ou du simple jeu de référence.

L’anamnèse, en tant que refus de l’oubli s’érige en principe postmoderne. Nombres d’œuvres

ayant vu le jour après 19602 transgressent l’interdit de la citation pour faire état d’une conscience

de la tradition. Sans pour autant nier la fermeture historique du système tonal, cette attitude est un

« symptôme d’une musique qui cherche à briser l’interdiction du souvenir »3. La direction du

temps n’est pas à proprement parler inversée – et l’on parlerait à juste titre de réaction – mais

bien plutôt mise en boucle et déconstruite. De toute manière, il est évident que la technique de la

citation ou du collage empiète sur les prérogatives de la maîtrise du temps musical par le

compositeur. Celui-ci reconnaît en quelque sorte explicitement ce qu’il doit à la tradition et

trouve ainsi le moyen d’enrichir sa rhétorique. Car la citation ouvre un espace de

communicabilité qui s’était peu à peu fermé à la nouvelle musique. Dans l’impossibilité de

percevoir ce qui faisait la cohérence de l’œuvre dodécaphonique, l’auditeur ne disposait d’aucun

point d’accroche pour se repérer dans le temps musical. On lui demandait tout simplement

l’impossible, car la nouvelle musique vivait dans l’ignorance totale (et volontaire) de la

dimension esthésique du phénomène musical en se concentrant uniquement sur la rigueur de la

logique de composition. La postmodernité tente désormais de combler le fossé qui s’est creusé

entre le poïétique et l’esthésique4 : « Si la modernité accordait une large place à la dissonance, on ne peut aujourd’hui écarter une

demande de consonance, de concordance qui structure l’attente de l’auditeur. On retrouve dans

cette notion de consonance tout à la fois l’idée d’une cohérence directement préhensible des

matériaux et des formes dans l’œuvre, une attente d’ordre, et celle des retrouvailles avec le

public »5.

1 Idem. 2 Tel le troisième mouvement de Sinfonia de Berio, qui a pour fond une longue citation mahlérienne. 3 B. Ramaut-Chevassus, Musique et postmodernité, p.44. 4 Nous reprenons ce vocabulaire à la tripartition sémiologique de la musique propre à J.-J. Nattiez. 5 B. Ramaut-Chevassus, Musique et postmodernité, p.17.

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2- Un réel changement de paradigme ?

a) Le pragmatisme esthétique

Il est évident que l’approche postmoderne, si elle a été envisagée comme réponse à l’impasse

du sérialisme généralisé dans le cadre de la musique contemporaine, convient également au jazz,

dans la mesure où les griefs d’Adorno à son encontre sont autant de fers de lance de la nouvelle

sensibilité esthétique. Le nouveau rapport à la tonalité, qui ne se retrouve pas exclue d’emblée,

l’importance accordée à la citation et au collage, la contamination du mineur par le majeur et

inversement, l’utilisation des nouveaux moyens de communication en vue d’une démocratisation

de l’art, sont autant d’aspects qui « collent » parfaitement à la réalité du jazz. On ne s’étonnera

donc pas que nombre d’articles traitant des difficiles rapports entre Adorno et le jazz utilisent la

perspective postmoderne en guise de conclusion à leurs analyses. C’est sur le continent américain

que l’on retrouve le plus de traces de cette stratégie argumentative, et il semble que le cours

passage d’Adorno dans le pays des mass-media ait laissé quelques séquelles dans les mentalités

universitaires. Dans un article consacré à ce problème1, un professeur américain, Lee B. Brown

dégage non sans mal les principaux chefs d’accusations qu’Adorno exprime à l’égard du jazz.

Mais toute sa critique consiste à pointer les idiosyncrasies européocentristes du philosophe, pour

en conclure qu’il n’y a pas de problème de fond, mais que la difficulté à considérer le statut

esthétique du jazz se résume à un effort de relativisation de nos habitudes d’écoute trop

“européennes” : « La perspective la plus prometteuse pour amender la position d’Adorno tout en préservant son

esprit général serait d’accentuer les passages dans lesquels il tend à atténuer son dualisme

autonomie/hétéronomie. N’est-ce pas là la direction du postmodernisme ? »1.

Cette volonté de déroger aux dogmes de l’esthétique traditionnelle pour décloisonner les

sphères de l’art est une des volontés du pragmatisme esthétique développé par John Dewey et

Richard Shusterman. Il est évident que ce courant s’est constitué en réponse à l’élitisme

dogmatique de beaucoup de théories du vieux continent. L’empirisme dont il se veut le tenant a

été épinglé par Adorno dans l’Introduction première de la Théorie Esthétique. L’approche

1 Lee B. Brown, « Adorno’s Critique of Popular Music : The Case of Jazz Music », in Journal of Aesthetic Education, vol.26-1, n°XXX, pp.17 à 31.

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empirique rate inéluctablement le moment où l’artefact se transcende en un contenu de vérité

objectif et devient œuvre d’art. Il est remarquable néanmoins qu’Adorno épargne dans ses

diatribes le fondateur de l’école pragmatiste : « L’empirisme échoue devant l’art dont du reste – exception faite du seul et vraiment libre John

Dewey – il ne tint pas compte »2.

Si Adorno semble avoir été impressionné par la rigueur et le réalisme empirique de Dewey, il

n’empêche que le pragmatisme prend le contre-pied total des positions adorniennes. L’analyse

que fait Shusterman du rap3 reprend un à un les critères que nous avons dégagés pour l’instant.

Son but est de montrer que la dichotomie partout admise entre « Grand art » et art populaire ne

résiste pas à une analyse des formes populaires élaborées comme le rap, et a fortiori le jazz. De

plus, il juxtapose dans son ouvrage l’étude d’un morceau de rap et d’un poème de T. S. Eliot, en

montrant que les deux formes d’art étudiées, considérées comme appartenant à deux mondes

antinomiques, ne font qu’exprimer la même sensibilité esthétique. Elles annoncent la fin d’une

idéologie esthétique héritée en bonne partie des clichés du romantisme tardif, tel par exemple la

théorie de l’art pour l’art. Ainsi, le rap lance « un défi aux notions modernes d’autonomie

esthétique et de pureté artistique »4.

Mais ce qui rattache à notre sens le mieux la philosophie pragmatiste au courant postmoderne,

c’est son rejet de l’idéalisme esthétique, et de ses axiomes ontologiques sur l’art. En effet,

Shusterman dénonce comme étant idéologiques tous les topoï de la pensée de l’art comme

manifestation de l’absolu. La recherche de la légitimation de l’art par son adéquation aux

catégories de l’Être tomberait avec la fin des grands récits. La justification de l’art ne pourrait-

elle pas venir du plaisir qu’il nous procure ? Libérant l’art du joug de la philosophie allemande, il

prétend rendre compte du plaisir esthésique trop longtemps passé sous silence : « Pour l’esthétique postmoderne, la validité éphémère des créations artistiques ne saurait les

priver de valeur ; pas plus que la validité éphémère des produits laitiers ne rend leur douceur

irréelle. Car la conception selon laquelle la valeur esthétique n’est garantie que si elle franchit

l’épreuve du temps n’est qu’un préjugé, certes solidement ancré, mais injustifié, dérivant en

dernier ressort d’un postulat philosophique erroné qui identifie la réalité à la permanence et à la

stabilité »5.

1 Ibid, p.24. 2 Théorie esthétique, p.466. 3 Richard Shusterman, L’art à l’état vif, éd. Minuit, 1991. 4 Ibid, p.185. 5 Ibid, p.193, (nous soulignons).

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Insister sur la dimension hédoniste du pragmatisme est certes une manière réductrice de rendre

compte de cette philosophie qui ne se résume pas simplement à une esthétique du plaisir.

Néanmoins, les écrits de Shusterman se prêtent malheureusement trop souvent à cette lecture,

laissant ainsi une brèche par où s’engouffrera la critique.

b) Le postmoderne : une modalité du moderne ?

Si nous avons terminé cette rapide présentation de la pensée postmoderne par l’évocation de

sa dimension hédoniste, c’est qu’elle nous semble révélatrice de la difficulté que rencontre ce

courant à assumer le changement de paradigme qu’il prétend mettre en œuvre. En effet, le

postmodernisme ne se définit que négativement, par rapport aux « abus » du modernisme. Mais

relever les différents « symptômes » de la fatigue de la modernité ne suffit pas à conclure que

nous sommes effectivement rentrés dans une nouvelle ère. En bref, La condition postmoderne

n’est pas l’équivalent du Discours de la méthode. Nous essaierons de montrer plus loin (cf. infra

III-B) que les interrogations postmodernes n’étaient pas du tout ignorées d’Adorno et de ces

penseurs obstinés de la modernité. Celui-ci décoche d’ailleurs dès 1953 un trait contre ceux qui

voudraient enterrer un peu vite les catégories de l’esthétique traditionnelle : « Depuis que quelques intellectuels défaitistes à l’égard de la culture ont dénoncé l’art noble en

se servant de l’art léger, les champions béotiens de l’industrie culturelle ont la fière conviction

de marcher à la tête de l’esprit du temps »1.

Lyotard lui-même semble regretter le succès démesuré de son livre phare et entend, dans une

post-publication2, s’en expliquer aux enfants. Il revient donc sur le sens de la notion qu’il a

concouru à vulgariser pour prévenir des dérives3 qu’elle pourrait subir. Il faut comprendre que ce

qui est visé par le moderne est le rationalisme issu de Descartes et sa théorie de la représentation.

Aussi, la critique de cette philosophie de la subjectivité et de la représentation n’a pas attendu la

fin du XXème siècle pour se manifester. Au contraire, on la repère dans les prémisses du

romantisme et dans les frasques de l’art moderne. Ainsi entendu, le postmoderne « fait

1 « Mode intemporelle », in Prismes, p.108. 2 J. F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, éd. Galilée, 1988. 3 On imagine l’effroi de Lyotard constatant qu’il s’est lui-même mis dans la situation de “l’arroseur arrosé” (!).

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assurément partie du moderne », ce n’est pas « le modernisme à sa fin mais à l’état naissant »1.

Le postmoderne ne serait-il qu’une façon de plus de concevoir la modernité ?

c) Le combat de Chronos et d’Orphée

On s’aperçoit donc qu’à prendre le problème avec un peu de recul, on arrive à subsumer le

courant dissident dans une problématique interne à la modernité et à son rapport au temps. En

effet, le postmoderne s’appuie sur certaines avancées philosophiques du XXème siècle (on l’a vu,

la problématique de l’éternel retour, mais aussi la pensée structuraliste, et sa conception

synchronique de l’évolution) pour remettre en cause la linéarité de l’histoire. Celle-ci servirait de

justification abusive et a posteriori à l’évolution des arts au XXème. L’idée que l’on ne pourrait

plus revenir en arrière serait une construction idéologique pour terroriser le public et lui faire

accepter les dérives solipsistes de l’art contemporain. C’est en tous cas la thèse que défend dans

un livre polémique le sociologue de la musique Pierre-Michel Menger1. Il entend désolidariser le

phénomène musical de la nécessité du progrès, et revenir sur l’idée que le passage à l’atonalité

était la seule manière de surmonter la crise du système tonal. Des compositeurs comme Debussy

ou Ravel ont bien réussi à créer dans le cadre tonal sans pour autant répéter la tradition

antérieure. Mais ces compositeurs se sont contentés, avec génie certes, de modifier seulement

quelques paramètres du matériau musical. Ont-ils permis à la tradition de continuer sur la voie

qu’ils avaient tracée ? Si l’on conteste l’idée d’évolution nécessaire, on ignore tout simplement

l’angoisse du compositeur qui est seul à se poser la question simple mais terrible : « Que

faire ? ». Il est certain que l’histoire de l’art moderne a développé en son sein des contradictions,

et qu’elle a eu recours à une histoire hégélienne pour justifier son nihilisme destructeur. Mais

dépassera-t-on ces contradictions par une tentative magique de déni du Temps ?

J.-J. Nattiez montre comment le combat de Chronos et d’Orphée figure allégoriquement cette

question du retour de la temporalité dans les pensées immanentistes du fait musical. Expliquons-

1 J. F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, pp.23-24. Commentant ces lignes, Ferry, qui, fidèle à son habitude, distribue les bons points, affirme que cette acception « désigne ce refus philosophique de la représentation dont le rejet de la tonalité et du figuratif est censé fournir une traduction esthétique », Homo Aestheticus, p.331. Il en conclue donc à l’ultra-modernisme, et reproche à Lyotard de tourner en rond. Il préfère quant à lui le sens d’un retour à la tradition contre le modernisme. Il est vrai que ce modernisme est assimilé par Ferry, et ce depuis la Pensée 68, à l’avant-garde philosophique qui avait osé s’attaquer à cet humanisme bien-pensant dont il peine à se départir.

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nous. La conception formaliste de la musique, inaugurée sur le mode théorique par Hanslick en

1854 avec Du beau dans la musique, est un effort en vue d’abstraire le phénomène musical de ses

contingences temporelles. Le beau et sa compréhension ne résident que dans les structures

formelles de la musique : un objet musical fait sens par lui-même, indépendamment de son

contexte. La pensée structuraliste, identifiant mythe et musique, ne fait pas autre chose que

confirmer cette conception a-historique de la musique2. Elle évince par là même créateurs et

auditeurs de l’échange musical : « Mon propos sera de montrer que le déni du temps, caractéristiques d’une conception structurale

et immanente de l’esthétique et de la pratique musicale, est corrélatif d’un effacement des

dimensions poïétiques et esthésiques dans l’étude des faits musicaux »3.

Mais Nattiez ne s’arrête pas là. Il montre par la suite comment cette conception est difficilement

tenable en soulignant les apories auxquelles ces approches sont confrontées. On n’élimine pas si

facilement Chronos du fait musical. L’œuvre est toujours composée par quelqu’un et écoutée par

d’autres, et cette prise en compte de l’éclatement du fait musical en trois niveaux est inévitable

lorsqu’on veut rendre compte du phénomène dans sa globalité. Ainsi, on peut bien invoquer la

discrépance du poïétique et de l’esthésique pour souligner les abus du poids de l’histoire, de la

furie de la disparition4, pour réhabiliter des techniques délaissées à un moment de l’évolution de

la musique. Mais peut-on sérieusement nier cette logique objective de l’évolution qui caractérise

toutes les sociétés, y compris celles dites traditionnelles ? En définitive, il s’agit de savoir si un

système, aussi riche soit-il (et les tenants du postmodernisme comme Menger semble bien

manifester une certaine nostalgie du paradis tonal), est capable ou non de se reproduire

indéfiniment : « Peut-on affirmer que lorsqu’un système musical est installé, c’est-à-dire fonctionne selon un

certain nombre de règles, explicites ou implicites, il y a une limite aux possibilités

d’exploitation de ce système, et à terme, à sa capacité de développement ? L’histoire nous

semble bien prouver que oui »5.

1 P.-M. Menger, Le paradoxe du musicien, éd. Flammarion, 1983. Ce livre, considéré par Nattiez comme « ouvrant l’ère du postmodernisme musical », a été complété en 1989 par une imposante étude statistique visant à démontrer chiffres à l’appui que la rupture entre musique contemporaine et public est depuis longtemps consommée. 2 C’est ainsi que pour Lévi-Strauss, mythe et musique sont tous deux des machines à supprimer le temps. En effet, leur analyse gagne à ce qu’on fasse l’économie de leur créateur, et donc de leur localisation dans le temps historique : « Ontologiquement réduits à une essence structurale, mythe et musique font l’économie à la fois du temps et des acteurs de l’échange symbolique », Le combat de Chronos et d’Orphée, p.19. 3 Ibid, p.19. 4 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, cité par Adorno, in Philosophie de la nouvelle musique, p.16. 5 Le combat de Chronos et d’Orphée, p.167.

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B) MAHLER OU LE TON

Finalement, la postmodernité est paradoxale en ce que son nom même implique une

dimension chronologique qu’elle prétend contester par ailleurs. Toute la difficulté réside dans le

fait que la modernité esthétique n’est pas une simple époque de l’histoire occidentale qui

succéderait à d’autres, avec ses règles et sa cosmovision bien définies, mais plutôt un projet, qui

aurait hérité de la lourde tâche de faire le deuil d’une époque et d’un certain rapport au monde où

les dieux n’étaient pas absents et le Sens pas encore fuyant1. C’est pourquoi le pessimisme

esthétique d’Adorno trouve sa raison de vivre dans l’utopie. Il questionne sans cesse la question

de l’existence de l’art, de sa possibilité même2, espérant qu’un jour, on découvrira le message

enfermé dans cette bouteille à la mer, qu’il a lui-même contribué à rédiger.

Dès lors, et par un curieux retour des choses, le postmodernisme ne semble pas tant refuser

l’histoire qu’il n’est submergé par elle. En effet, il n’envisage la création qu’en redonnant vie au

passé, et ceux qui condamne cette politique se trouvent accusés de passéisme, n’étant pas encore

« post- ». Il refuse la question de l’actualité du matériau au profit de l’aspect ludique de son

utilisation anachronique. Il est obligé de mettre entre parenthèses la question du Temps s’il veut

sauver la tonalité. Mais accuser sans nuance Adorno de passéisme esthétique, ou ce qui revient au

même, d’hégélianisme primaire, revient en définitive à manquer la conception dialectique que

celui-ci pouvait se faire du matériau. L’idée que le progrès du matériau (l’atonalité) suffit chez

Adorno à prendre la mesure de la modernité des œuvres apparaît comme un raccourci

idéologique qui réduit considérablement sa pensée. Car à la notion de matériau est liée celle de

geste compositionnel. C’est dans un tel geste que se concrétise l’expérience que les compositeurs

font du matériau, cette expérience ne pouvant faire abstraction de la situation historique dans

laquelle elle se trouve. Avec l’essai sur Mahler, Adorno entend bien démontrer que l’on peut

jouer avec un matériau désuet sans pour autant souhaiter la mort de Chronos.

1 Commentant l’attitude baudelairienne, Sylviane Agacinski ne dit pas autre chose : « L’artiste contemporain de ce monde moderne n’est nullement chez Baudelaire, c’est trop évident, celui qui s’inscrirait, comme dialectiquement, dans une histoire de l’art dont son époque marquerait un moment ou une étape. La modernité de l’art n’est pas ici une époque de l’art, mais la nécessité, pour tout art, d’être de son époque », “Le passager : modernité du photographique”, in Modernités esthétiques, op.cit., p.15. 2 La Théorie Esthétique commence par cette sentence : « Il est devenu évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence ». De même que l’on

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1- Le progrès du matériau

En s’attachant aux derniers écrits d’Adorno, Anne Boissière1 tente de revenir sur le jugement

prononcé contre Adorno et son esthétique « trop » traditionnelle, jugement qui s’appuie sur une

lecture trop littérale de la Philosophie de la nouvelle musique. On se rappelle que dans l’essai

consacré à Schönberg en 1940, Adorno soutient que le matériau et les procédures

compositionelles sont soumis à une logique historique. Il analyse le rapport du compositeur au

matériau sous l’angle de la contrainte : « Les directives que le matériau transmet au compositeur et que celui-ci transforme en leur

obéissant, se constituent dans une immanente interaction »2.

Mais se contenter de relever les affirmations allant dans ce sens revient à ignorer la dynamique de

sa pensée de l’histoire de l’art. En effet, dans l’essai très achevé qu’il consacre à Mahler3 en

1960, Adorno expose la conception dialectique qu’il peut se faire du matériau. Il dépasse l’idée

qu’il n’est qu’une donnée brute s’imposant au compositeur pour analyser la relation subtile qui se

dessine entre celui-ci et le langage dont il dispose. La modernité de Mahler va se retrouver

étrangement liée au caractère régressif du matériau utilisé.

A l’époque où Mahler compose, le système tonal a déjà été déclaré caduque par l’évolution

des techniques de composition : « Ses symphonies s’opposent au verdict historique qui, depuis Tristan, réduisait la musique à

une dimension unique, c’est-à-dire à sa chromatisation. (...) Non qu’il soit réactionnaire, mais

comme s’il reculait devant le prix du progrès, Mahler en reste au diatonisme comme à un

support qui irait encore de soi, alors que l’exigence d’une écriture autonome l’a déjà ébranlé »4.

Pourtant, là où on pourrait attendre une condamnation du type de celle qu’Adorno a prononcé à

l’égard du Stravinsky néo-classique, on observe un curieux sentiment d’admiration pour celui qui

« charge la tonalité d’une expression dont elle n’est déjà plus capable par elle-même »1. Si

Mahler exprime quelque chose de nouveau, de profondément moderne, dans un langage ancien,

c’est que la loi de l’esthétique adornienne identifiant la forme à un contenu social sédimenté est

remise en question. Le rapport de l’art à la société passait pour Adorno par le biais du matériau,

trouve dans « L’introduction Première » la formule prophétique selon laquelle « seule [l’esthétique] serait capable de juger si l’art survivrait après le déclin de la métaphysique à laquelle il doit son existence et son contenu », p.472. 1 Anne Boissière, Adorno, la vérité de la musique moderne, op.cit. 2 Philosophie de la nouvelle musique, p.45. 3 Mahler, une physionomie musicale, trad. J.-L. Leleu et T. Leydenbach, éd. Minuit, 1976. 4 Ibid, p.35.

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et ceci pour déjouer toute théorie du reflet, considérée comme étant trop grossièrement

matérialiste ; ceci pour écarter également une conception subjectivisante de la composition. Mais

le contenu social de la musique de Mahler, le cours du monde, n’est pas reflété par la forme que

la musique emprunte. En effet, celle-ci ne renonce pas au diatonisme, ni ne le force2. Or, on se

doutera qu’Adorno ne sauve la musique de Mahler qu’à la condition que celle-ci se développe

dans la reconnaissance du cours du monde, car rien n’éloigne plus de la vérité esthétique qu’une

attitude de refus de l’histoire. Dès lors, si le matériau n’est plus l’indice de l’actualité et du

progressisme de Mahler, qu’est-ce qui va bien pouvoir le rattacher à une époque dont il n’utilise

pas le langage ?

2- Le ton

Ce qui apparente Mahler à la modernité musicale, bien qu’il n’en emprunte pas le langage,

c’est le ton employé : « Ce n’est qu’en s’outrant comme il le fait constamment chez Mahler que le ton de sa musique se

détache de la convention qu’était devenu à son époque le langage formel de la musique

occidentale (...). Il lui enlève son innocence »3.

Le véritable tour de force qu’il va accomplir, c’est de témoigner de la blessure4 du monde dans

un langage qui affirme sa réconciliation. En fait, Mahler dénonce avec acuité la perte de contenu

expressif de la tonalité, mais cette perte est accompagnée du profond désespoir de ne plus

pouvoir faire sens avec la totalité organique de l’œuvre d’art. Cette déchirure, « cette présence de

la souffrance jusque dans les élans de bonheur »5 qui transpire du matériau utilisé, est donc une

plainte objective du musicien à apogée du capitalisme et non l’expression d’un pathos du simple

sujet psychologique. La force de Mahler est d’exprimer cette déchirure par les seuls moyens de sa

musique « sans qu’intervienne pourtant le moindre élément littéraire étranger à la musique »1,

grâce à sa propre similitude avec le langage parlé (Sprachähnlichkeit). Cette plainte, le véritable

contenu de la musique de Mahler, déborde les moyens utilisés pour l’exprimer, et met d’autant

1 Ibid, p.36. 2 « La construction des accords mahlériens reste toujours fidèle à l’harmonie des accords de trois sons ; des centres de gravité tonaux sont partout en évidence, jamais le vieil idiome tonal ne se voit écarté », Ibid, p.36. 3 Ibid, p.32. 4 « L’un des sens majeurs de la blessure mahlérienne est justement d’exprimer l’impossibilité de toute réconciliation entre ce qui s’est mis un jour à diverger », ibid, p.53. 5 Ibid, p.41.

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mieux en lumière leur insuffisance. C’est de l’intérieur du système tonal que la critique va se

faire la plus radicale et en même temps la plus dramatique, en ce qu’elle se condamne à son tour

au silence2. Il y a une inadéquation insurmontable entre le contenu et la forme, entre le subjectif

et l’objectif, et « jamais [sa musique] ne cherche à masquer le divorce du sujet et de l’objet »3,

mais elle ne met pourtant pas encore « à nu l’aride rocher de ses catégories de jugement »4,

comme le fera bientôt Schönberg. Sa musique tient dans la tension d’un contenu inadéquat à la

forme qu’il ne veut pourtant pas abandonner. D’où cette tonalité brisée5. « Les réifications de la musique de Mahler, qui dénoncent impitoyablement l’illusion d’une

conciliation des contraires dans un monde non réconcilié, ne sont pas la marque d’une

insuffisance du compositeur : elles matérialisent un contenu qui ne se laisse pas résorber dans la

forme »6.

Plus que tous les compositeurs qui à son époque essayaient de « faire quelque chose avec le vieux

système » (Debussy, Ravel, mais aussi Strauss ou Puccini), Mahler a eu cette lucidité historique

et l’intuition, si l’on nous permet de détourner cette formule baudelairienne, qu’il faisait partie

des derniers dans la décadence de son art. Peut-être même le dernier7.

On voit donc que la relation au matériau n’est pas forcément astreinte à une logique totalitaire

du progrès, et qu’elle peut être médiatisée par le jeu, l’ironie et la critique. Cependant, le rapport

à l’histoire n’est jamais absent des analyses esthétiques d’Adorno, tant les conditions objectives

concourant à la naissance de l’œuvre ne peuvent être passées sous silence. « Tel est le lien qui, en

esthétique, associe contenu de vérité et histoire »8. Dans le chapitre de la Théorie Esthétique

rétrospectivement appelé “Rapport à la tradition” (pp.68-69), Adorno envisage ce qui peut sauver

1 Adorno, « Mahler, Epilegomena », in Quasi Una Fantasia, op.cit., p.116. 2 Ce sera la période de libre atonalité, avec notamment l’Opus 11 (1909), où Schönberg affrontera littéralement le silence. 3 Mahler, p.19. 4 Philosophie de la nouvelle musique, p.134. 5 « L’intégrité de [Mahler] l’a fait trancher en faveur de l’art. Mais le divorce entre les deux sphères était devenu son ton propre, celui d’une musique brisée », p.54. 6 Mahler, p.41. 7 « La Quatrième symphonie le nomme le “tumulte du monde”, Hegel le mauvais “cours du monde”, qui, au départ, se dresse devant la conscience comme quelque chose “d’opposé et de vide”. Mahler se rattache à la tradition finissante du mal du siècle européen », ibid, p.18, (nous soulignons). Mahler apparaît en bien des points comme une figure charnière entre la tradition ancienne et la rupture expressionniste et atonale de Schönberg. Comme toujours chez Adorno, l’Esprit objectif n’est jamais loin des grands artistes. Rappelons tout de même que la filiation entre Mahler et Schönberg n’est pas due à la seule présence de l’Esprit. En effet, Schönberg fonde en 1904 « l’association pour la musique contemporaine » dont le président était... Gustav Mahler. 8 Adorno, Théorie Esthétique, p.68.

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une œuvre du passé. Il apparaît qu’à l’aune du présent, on peut saisir le contenu de vérité enfouie

d’une œuvre passée qu’avait manqué cette époque. Ce procédé de la Rettung, qu’Adorno

emprunte à Benjamin, se fonde sur l’aspect parfois rétrospectif du contenu de vérité. En effet, et

c’est le cas dans les périodes charnières de l’histoire de l’art, ce qui est à-venir s’exprime dans

une époque qui ne le reconnaît pas, d’où le choc que provoqua la musique de Mahler chez ses

contemporains, « en dépit de cette innocence anachronique du matériau »1. Ainsi, il arrive que la

furie de la disparition joue en faveur des œuvres d’art : « Même des œuvres qui n’avaient pas encore atteint techniquement la norme de leur époque –

telles les premières symphonies de Mahler – communiquent avec des œuvres plus tardives,

grâce précisément à ce qui les séparait de leur temps. L’aspect le plus moderne de Mahler réside

dans le refus à la fois maladroit et objectif de l’ivresse sonore néo-romantique »2.

Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur l’analyse que consacre Adorno à Mahler. Nous

n’avons fait ici que paraphraser les conclusions théoriques qu’il dégage de la musique, trahissant

en quelque sorte l’exigence d’une esthétique du contenu3 qui ne doit s’objectiver que par le biais

de l’analyse immanente, si du moins elle veut être Dichtung.

Il faudrait faire état du travail sur l’alternance du majeur et du mineur, qui sape le sens neutre

du mineur que lui avait conféré l’équilibre tonal pour retrouver « dans son contraste avec le

majeur une valeur modale »4. En annulant la fonctionnalité du système tonal « dans ce jeu

permanent du majeur et du mineur »5, celui-ci devient médium de la modernité. De même, il faut

mentionner que le travail de la citation, si souvent exécré par Adorno, retrouve ici droit de citer.

Le travail de décomposition de la belle forme, la contamination du noble par le léger, toutes les

réifications de sa musique prennent sens par le biais de la citation : « La musique inférieure fait irruption dans la musique supérieure avec une violence jacobine. La

perfection satisfaite de la bonne forme est ébranlée par la démesure sonore des fanfares militaires

et des orchestres de kiosque »1.

A partir des décombres de l’ancien langage collectif, c’est comme une seconde langue qui voit le

jour en se constituant critique. Si on ne peut parler d’une esthétique du kitsch, tant le ton

témoigne d’une souffrance qui se conjugue mal avec l’ironie cynique, on ne peut ignorer que

1 Mahler, p.35. 2 Théorie Esthétique, p.69. 3 Nous reprenons ici l’expression d’Anne Boissière, Adorno, la vérité de la musique moderne, quatrième partie. 4 Mahler, p.45. 5 Idem.

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chez Mahler, le matériau utilisé est médiatisé par un esprit critique qui relativise l’idée de la

contrainte indépassable qu’exercerait le matériau sur le compositeur, et sans tomber pour autant

dans une réécriture mythique de l’histoire.

3- Et le jazz ?

On peut se demander, à ce stade de l’analyse, si nous ne nous sommes pas quelque peu égarés

par rapport à notre problématique initiale. Si la tentative postmoderne pouvait encore convenir,

phénoménologiquement, à la poétique du jazz, la problématique mahlérienne, en ce qu’elle reste

fondamentalement écriture, semble déborder l’esthétique du jazz (dont nous sommes toujours à

la recherche). D’une part, il nous a semblé nécessaire de faire un détour par les analyses tardives

d’Adorno pour faire justice d’une accusation de passéisme esthétique et de rigidité conceptuelle

sclérosante pour la pensée de l’art. Il est désormais clair que la modernité réside plus dans le

geste compositionel que dans la donnée brute du matériau, et que ce geste ne peut pour autant pas

se déployer dans une ignorance ou un refus du cours du monde. Un tel geste n’a d’ailleurs pas

attendu de théorisation tardive pour se manifester. Si Mahler est postmoderne, alors la

postmodernité est bien la modernité en son état naissant.

D’autre part, nous voulons savoir s’il est possible de sauver le jazz tout en restant orthodoxe

vis-à-vis de l’esthétique adornienne. En effet, si nous parvenions à construire une analogie entre

le ton mahlérien et l’approche jazzique de la tonalité (la citation, la perversion de sa logique

harmonique, l’abandon de l’inévitabilité organique de l’œuvre d’art2...), nous serions parvenus au

fait de nos recherches sur les enjeux esthétiques du jazz dans la pensée de l’art de Theodor W.

Adorno. La tentation est grande. C’est en tous cas la perspective qu’envisage Ulrich Schönherr

1 Ibid, p.59. 2 C’est en effet un des aspects de la musique de Mahler que nous n’avons pas abordé ci-dessus, mais qui est bien présent dans l’essai de 1960 : « La présence d’éléments thématiques imprévus détruit la fiction d’une musique parfaitement déductive, dans laquelle tout s’enchaînerait avec une nécessité absolue. En cela, Schönberg et ses disciples restent plus fidèles que Mahler à l’idéal classique de l’obligato, dont on perçoit aujourd’hui toute l’équivoque (...). Alors que la symphonie dramatique croit trouver son Idée dans un enchaînement d’une rigueur implacable, imitée du modèle de la logique discursive, la musique romanesque voudrait se libérer de ce carcan et devenir libre », Mahler, p.111. (La logique discursive, un carcan dont il faudrait se libérer ? On croit rêver !).

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dans ses réflexions sur le rendez-vous manqué entre Adorno et le jazz1. C’est surtout dans le

traitement mahlérien du kitsch que Schönherr sent un parallèle possible avec le jazz. L’adaptation

du trivial, l’évocation d’un patrimoine collectif depuis longtemps détruit par la réification, la

disparité des sources utilisées sont autant de traits qui rappellent très nettement l’approche

jazzique du matériau. Mingus se reconnaîtrait sans doute dans cette esthétique du brisé2.

Mais c’est à John Coltrane et à ses fameuses versions successives de My Favorite Thing que

pense Schönherr pour représenter ce jazz qui réussit à « transformer le kitsch esthétique en

langage musical de l’avant-garde »3. Comme nous avons essayé de le montrer à propos des

Fables of Faubus, Schönherr analyse la version de 1966 au-delà des intentions subjectives du

musicien, pour en tirer un certain contenu de vérité : « Le traitement de cette pièce manifeste également, par-delà les implications biographiques, une

réflexion musicale sur l’histoire du jazz et ses procédés esthétiques, qui converge dans les

années 60 dans une large mesure avec ceux de la musique contemporaine »4.

Mais la musique de Coltrane est formellement proche, toutes proportions gardées, du geste

mahlérien en ce qu’elle manifeste une même déchirure entre les origines tonales, populaires et

collectives de son langage et son inaccessibilité progressive. Ces musiques témoignent toutes

deux d’un même désenchantement, de la même affirmation lucide de la fin d’un langage dans ce

langage même : « Le pas de Coltrane vers l’atonalité se maintient d’une manière douloureuse dans un désir

ardent de tonalité, qui n’est plus accordé au regard de la perspective historico-philosophique de

l’esthétique, si du moins la musique ne veut pas dégénérer en une pure idéologie. Son

démantèlement sans concession dépouille la pièce de son prétendu caractère de marchandise,

sans trahir la promesse qui réside à même le kitsch »1.

On pourrait tout aussi bien se référer à Dolphy et à son solo des Fables of Faubus, dans la

version de 1964. Le ton qu’il emploie destructure les acquis mélodico-harmonique de

l’improvisation dans le jazz moderne sans en nier les fondements. Il ne construit pas son discours

dans l’atonalité pur et simple, mais improvise au-dessus du canevas harmonique. Selon ses

propres aveux, il joue les notes des accords en les forçant pour leur donner plus d’expressivité :

1 « Adorno and Jazz : Reflections on a Failed Encounter », in Telos, op.cit. 2 Avec cette nuance près que le patrimoine collectif afro-américain, s’il est bien assailli par la récupération idéologique et commerciale, n’est pas complètement réifié, et lutte au moyen de son art – et c’est là la leçon du jazz comme du hip-hop – contre ce processus. Il semble en effet que la communauté ne soit pas qu’un concept de ce côté-là de l’Atlantique. 3 Ibid, p.95 (nous traduisons). 4 Idem.

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« Je pense mon jeu comme étant tonal. Je joue des notes que l’on ne rattache ordinairement pas à

une gamme donnée, mais je les entends comme si elles y appartenaient. Toutes les notes que je

joue ont quelque référence aux accords de la pièce. Et j’essaie de conférer à l’instrument plus ou

moins d’expression »2.

Schönherr termine son article par une note d’humour en soulignant que peu de théoriciens ont

cerné comme lui les traits essentiels de la poétique du jazz3. Mais il voit dans le fait qu’Adorno

n’ait pas su lire l’importance fondamentale de l’approche jazzique du matériau une preuve que

même le subtil théoricien de Francfort n’était peut-être pas épargné par la régression de l’écoute.

1 Ibid, pp.95-96. 2 Eric Dolphy, cité par Nat Hentoff dans les liners notes de l’album Mingus Presents Mingus. (nous raduisons et soulignons). 3 Mais sur ce point, Béthune, Lacoue-Labarthe et d’autres sont parfaitement d’accord.

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C) LE JAZZ A L’EPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITE TECHNIQUE

Certes, la tentative de Schönherr est intéressante et audacieuse car elle pointe les lieux de

convergences entre le jazz et la musique contemporaine. D’aucuns verront dans l’évolution du

jazz vers l’atonalité la marque certaine d’une logique de négation commune aux deux arts. Et

c’est finalement le même destin qui frappe impitoyablement toute forme d’art vrai à l’époque de

la rationalité instrumentale. L’expérience de Coltrane dans My Favorite Thing enseigne qu’un art

communautaire n’est désormais plus possible au XXème siècle. Le patrimoine collectif, assailli de

toute part par la réification, le devenir-chose, en est réduit à ne plus servir que de prétexte à une

déformation, un traitement destructeur de la part du musicien. La seule marge de manœuvre

laissée à l’artiste est le traitement du matériau, où il pourra laisser entrevoir son diagnostic, sa

perception de l’état du monde au travers de la musique.

D’où un étrange paradoxe. Grâce à l’analogie établie entre la définition de la modernité

présente dans le Mahler et le traitement jazzique du matériau, nous parvenons en quelque sorte à

établir que le contenu de vérité du jazz chez ses plus éminents représentants est assimilable à une

écriture, au sens où la musique témoigne d’un contenu objectivable et traduisible en mots (la

blessure du monde) sans recourir à la poésie ni à la prose. Le concept de Sprachähnlichkeit, la

similitude avec le langage parlé, semble pour la première fois s’appliquer à un art de tradition

orale, qui se refuse à toute notabilité. Mais ce paradoxe n’est-il pas le signe d’un abus de

rhétorique philosophique ? On ne saurait jamais se garder assez prudemment de de ces sophismes

réducteurs qui parcourent inévitablement tout discours argumentatif. Et c’est justement le

médium d’un tel discours, l’écrit, qui seul nous permet parfois des résultats que l’écoute ne nous

procurera jamais. Et sans doute touchons-nous ici les limites de l’argument de Schönherr, qui

manque la dimension anti-scripturale de toute performance de jazz. Car l’essence du jazz ne

saurait faire l’économie du corps. Nous l’avons vu, tant le rythme que le traitement de la matière

sonore, jusque dans ses plus subtils paramètres, témoignent de la présence d’un individu qui « sue

et souffre ». Et nous sommes justement au cœur de l’argument d’Adorno, et plus précisément des

causes profondes de son rejet sans appel du jazz. Car c’est en vertu de son attachement secret à la

nature scripturale de l’art occidental qu’Adorno refuse obstinément toute valeur au jazz. Par là, il

se réclame d’une tradition philosophique qu’il ne peut renier entièrement même s’il affirme en

être le critique révolutionnaire. En effet, est digne d’une appréhension philosophique l’œuvre

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d’art qui s’adressera à l’intellect seul, au mépris de sa dimension sensuelle. Et l’on pourrait relire

toute l’histoire de l’esthétique philosophique comme la tentative de réintégrer l’art dans le giron

de la raison graphique, d’où il avait été expulsé par Platon dans le livre X de la République1. Dés

lors, il semble délicat de résoudre notre problématique par ce concept de Sprachähnlichkeit,

puisqu’il est à la base du rejet du jazz comme forme d’art spécifiquement orale.

En d’autres termes, le jazz n’est pas à sa place dans une théorie “classique” de la modernité,

ce que Jean-Marie Schaeffer appelle la « théorie spéculative de l’art moderne »2, qui assigne à

l’art le devoir de manifester la transcendance, ou tout du moins sa trace. Et c’est là tout l’intérêt

d’une considération philosophique de son existence, car elle nous conduit à remettre en question

nos présupposés sur l’art les plus fermement établis. Ni folklore vivant de la répétition séculaire

de ses procédés, ni produit aseptisé de l’industrie de la culture, ni musique issue de la tradition

savante occidentale ou l’ayant rejointe, le jazz semble déjouer toutes les catégories qu’on a voulu

lui appliquer. Mais si justement les différentes tentatives pour rendre compte de cette musique se

sont révélées pour l’instant inefficaces, c’est sans doute que cette musique unique propose un

nouveau concept d’œuvre d’art moderne, qui n’a pas encore ou peu été mis à jour. On s’était

dépensé en de vaines subtilités pour déterminer si le jazz était ou non un art, mais on ne s’était

même pas demandé s’il ne transformait pas tout simplement notre façon même de percevoir les

œuvres d’art, pourrait-on en somme affirmer, s’il était toutefois possible de détourner cette

formule benjaminienne.

Ainsi, pour terminer cette étude, ou peut-être pour en ouvrir les perspectives, nous voudrions

envisager l’influence que peut avoir sur « cette théorie de la perception que les Grecs nommèrent

esthétique »3 le nouveau conditionnement technique de la musique que le jazz adopte

exemplairement. Cette démarche nous semble motivée d’une part par le fait que les travaux de

Walter Benjamin sur les nouveaux médiums de reproduction offre une perspective intéressante

pour élargir notre conception traditionnelle de l’art qui ne l’est pas. C’est en effet à un réel

changement de paradigme pour l’art que travaille l’émigré juif berlinois au cours des années

1 Nous devons cet argument à C. Béthune qui en fait en quelque sorte la conclusion à son étude sur les difficiles rapports entre Adorno et le jazz (op.cit., chap. La dénégation de l’oral et Une théorie écran). Il est évident que nombres d’exemples viennent confirmer cette analyse, telle la querelle des arts libéraux et mécaniques au XVIèmesiècle, qui tentait de faire rentrer les catégories techniques de l’art dans les moules conceptuels idéalistes. 2 J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, éd. Gallimard, 1992. 3 Walter Benjamin, L'Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, in Oeuvres III, op.cit., p.110.

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1935-1936, et c’est semble-t-il un tel paradigme qui fait cruellement défaut au jazz dans la

problématique que nous avons envisagée.

D’autre part, si notre axe est celui des enjeux du jazz dans la pensée adornienne, alors il est de

notre devoir “logique” de répondre en quelque sorte à la querelle évoquée dans la première partie

entre Adorno et Benjamin sur la question de l’aura des reproductibles...

1- Un art reproductible

a) La lettre du 18 mars 1936

Nous avons déjà évoqué cette lettre d’Adorno qui suit la lecture de la première version de

L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Elle est la seule trace écrite des

nombreuses réactions qui suivirent le projet de publication et de traduction de l’essai de

Benjamin. En effet, la nature profondément novatrice des thèses défendues a provoqué un intense

débat de New York, où Max Horkeimer préside l’Institut pour la recherche sociale, à Paris, où se

trouve l’antenne française que dirige Raymond Aron. Ce texte a subi en l’espace de quelques

mois modifications, annotations, rectifications et même des suppressions brutes selon les

pressions des acteurs en présence1.

Que dit cette lettre ? Nous l’avons vu, elle expose les divergences de conceptions qui existent

entre la pensée de Benjamin et celle d’Adorno à propos du thème de la désacralisation de l’art

qu’opère la modernité, « l’auto-dissolution dialectique du mythe, qui est ici visée au titre du

désenchantement de l’art »2. Ils sont d’accord sur la nature du processus qui affecte l’art et la

culture au XXème siècle, un processus de dissolution-déposition du mythe qui faisait de l’art

l’expression profane de la beauté religieuse (l’absolu). Mais tandis que Benjamin est sensible aux

agents de cette liquidation qui sont extérieurs à l’art traditionnel (les nouveaux moyens de

reproduction), Adorno ne peut ni ne veut se départir de l’idée que c’est de l’intérieur de la grande

tradition que viendra le changement :

1 Sous les conseils de Horkeimer, un dénommé Brill, son collaborateur, a opéré des coupures franches dans le texte, et ce, sans en aviser l’auteur, pour ôter toutes les références explicites aux implications politiques et révolutionnaires du texte, comme notamment l’avant-propos, qui invitait à utiliser les nouveaux concepts de la théorie de l’art selon des « exigences révolutionnaires dans la politique de l’art », W. Benjamin, op.cit., in Oeuvres III, p.69. 2 Adorno, lettre du 18 mars 1936, in Correspondance Adorno-Benjamin, 1928-1940, trad. P. Ivernel, éd. La fabrique, 2002, p.184.

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« Je crois avec vous que le caractère auratique de l’œuvre d’art est en voie de disparition : non

seulement du fait de la reproductibilité technique, soit dit en passant, mais avant tout par

l’accomplissement de la loi formelle “autonome” qui est la sienne. »1

Adorno est conscient de la provenance traditionnelle et par conséquent religieuse de l’œuvre d’art

bourgeoise, mais elle seule, du fait de sa complexité formelle, est capable de s’élever

dialectiquement contre le tabou magique de son origine, et de renverser ainsi les éléments

réactionnaires de sa nature : « Il me semble que le centre de l’œuvre d’art autonome n’appartient pas lui-même au côté

mythique (...) mais qu’il est en soi dialectique : qu’il croise en lui l’élément magique avec le

signe de la liberté »2.

Adorno présente dans sa lettre les choses de manière assez schématique, en nuançant par

moments ses propos. Mais, en dernière instance, il oppose de manière catégorique le domaine de

l’art autonome digne de considération philosophique à celui des arts “mécaniques”, qui sont

intégralement récupérés par la logique totalitaire de l’industrie de la culture. Cette dichotomie

stricte organisera sa méthode de recherche jusqu’à la fin de sa vie, puisqu’il ne cessera de

distinguer la philosophie de la musique d’une part, de la sociologie des “biens culturels

embaumés” d’autre part. Ce faisant, il assimile toutes les nouvelles formes d’art (photographie,

cinéma, jazz et musique populaire, mais aussi le roman policier) issues des nouvelles techniques

de reproduction en ce qu’elles s’opposent de la même manière à la grande tradition de l’art

autonome : elles servent toutes, et parfois à leur insu, les buts de la réification. Dès lors, il en va

du jazz comme du cinéma, et Adorno les associe très nettement dans sa lettre3 : ils soulèvent les

mêmes enjeux quant à la reformulation du débat esthétique moderne sur la liquidation de l’œuvre

d’art traditionnelle. Ce thème, qu’Adorno finira par nommer Entkunstung, quelques dix-huit

années plus tard4, est donc formulé, à son état naissant5, dans cette lettre et dans l’essai qu’elle

entend critiquer. Tout l’enjeu des analyses qui vont suivre est de déterminer le sens profond de ce

concept d’Entkunstung.

1 Ibid, p.186, (nous soulignons). 2 Ibid, p.185. 3 Cf. le passage déjà cité : « ... car je ne peux compter [Chaplin], même maintenant après Les Temps Modernes, au rang de l’avant-garde (pourquoi, cela ressortira en toute clarté de mon travail sur le jazz) », ibid, p.188. 4 Cf. Mode intemporelle, op.cit., p.112. 5 A plusieurs reprises, Benjamin présente son essai sur L’Œuvre d’art, comme jetant les bases d’une future esthétique matérialiste, comme dans cette lettre adressée à Horkeimer le 16 octobre 1935 : « Si provisoires que soient ces réflexions (...), je puis néanmoins dire qu’elles font une avancée dans la direction d’une esthétique matérialiste qui, elle, va déborder de beaucoup le projet que vous connaissez », in Ecrits français, éd. Gallimard, 1991, p.124.

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Le premier, évident, désigne le processus d’aliénation et d’hétéronomisation de la culture qui

subit les attaques du capitalisme, l’esprit étant littéralement crucifié sur l’autel de la réification1.

Mais si l’on en croit l’analyse que consacre Lacoue-Labarthe à l’article Mode Intemporelle, un

deuxième sens de l’Entkunstung traverse la Théorie Esthétique. En effet, si la tâche de l’art est de

se débarrasser de ses déterminations anciennes, le processus de désart n’est-il pas constitutif de

l’art moderne en ce qu’il le pousse effectivement à se libérer des relents cultuels qui le rendent

aporétique2 ? « A plusieurs reprises, en effet, Adorno donne à penser que l’Entkunstung est en réalité

constitutive de l’art en tant précisément qu’il s’autonomise, c’est-à-dire en tant que pour

devenir “lui-même”, il lui faut quitter ou lâcher sa vocation ancienne, la seule reconnue par

Hegel comme authentique et grande : la présentation sensible d’un contenu spirituel. Le désart,

en ce sens, serait l’origine de l’art, ou tout du moins de cette tension vers l’autonomie d’un art

qui ne supporte plus sa soumission ou sa subordination à l’expression des grands contenus »3.

Notre propos sera donc de soutenir d’une part que c’est ce second sens de l’Entkunstung qui

prévaut dans l’essai de Benjamin, et qu’il faudra de nombreuses années de maturation

philosophique pour qu’Adorno en mesure toute la portée révolutionnaire. Et d’autre part, selon

une analogie suggérée par la correspondance des deux penseurs4, que le jazz est à la grande

musique ce que le cinéma est au théâtre : une promesse de bonheur inscrite au cœur même du

désart. Certes, cette thèse est audacieuse, voire pour son premier moment un brin prétentieuse en

ce qu’elle retrace a posteriori et à contresens l’itinéraire philosophique d’un des penseurs les plus

rigoureux du XXème siècle5. Cependant, elle trouve appui chez un des spécialistes de cette

1 « Toutes deux [la culture autonome et hétéronome] portent les stigmates du capitalisme », Adorno, lettre à Benjamin du 18 mars 1936, op.cit., p.187. 2 C’est le thème de la “fin de l’art” prononcé par Hegel, et auquel toute la Théorie Esthétique se charge de répondre. 3 P. Lacoue-Labarthe, “Remarques sur Adorno et le Jazz”, in Modernités Esthétiques, op.cit., p.140. 4 En effet, les lettres échangées au cours de l’année 1936 mentionnent régulièrement les grandes convergences réciproques entre les deux travaux, à savoir L’Œuvre d’art et Über Jazz. Par exemple, Adorno : « Depuis un autre document est soumis au débat, mon travail sur le jazz, dont l’étroit rapport avec le vôtre est évident » ; et Benjamin : « J’ai lu sur épreuves votre article consacré au jazz. Serez-vous surpris si je vous dis que je me réjouis énormément de voir nos pensées communiquer si profondément et si spontanément ? ». In Correspondance Adorno-Benjamin, op.cit., pp. 193 et 204. 5 Cette interprétation renverse en tous cas le ton magistral qu’empruntent les lettres d’Adorno à partir de cette période, et expliquerait peut-être la stratégie d’apparente soumission rhétorique qu’utilise Benjamin face à l’hostilité, voire l’incompréhension, que rencontre la publication de son essai, même dans le cadre restreint et en principe acquis à ses thèses de ses proches collaborateurs de l’Institut. En effet, face à la critique très dure et ouverte d’Adorno, Benjamin semble tenter d’esquiver un débat frontal, tout du moins dans le cadre épistolaire : « [Cette lettre] ouvre une abondance de perspectives, dont l’exploration commune invite autant à la discussion qu’elle se montre peu propice à l’échange intellectuel par lettre ». W. Benjamin, réponse à la lettre du 18 mars, ibid, p.192.

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question, Bruno Tackels, qui n’hésite pas quant à lui à voir dans l’essai sur L’œuvre d’art la

matrice de la Théorie Esthétique1.

Mais avant de s’élancer vers d’ambitieuses conclusions, il nous faut montrer en quoi la notion

de reproductibilité peut elle être pertinente pour l’esthétique du jazz, car cela ne va apparemment

pas de soi.

b) L’oralité seconde

L’intuition qui parcoure l’essai de Benjamin est de définir les grands genres de l’art par la

façon dont leur technique influe sur leur mode de diffusion. En retour, l’évolution de cette

technique commandera le destin de l’histoire des arts. C’est en quelque sorte l’axe métaphysique

de son matérialisme esthétique. Et cela lui permet d’envisager l’histoire de l’art et de ses

soubresauts contemporains sans l’once d’un regard nostalgique envers le passé : « Nombres de genres d’art se sont élaborés pour s’évanouir. La tragédie naît avec les Grecs

pour s’éteindre avec eux (...). Le poème épique, dont l’origine remonte à l’enfance des peuples,

s’évanouit en Europe au sortir de la Renaissance. Le tableau est une création médiévale, et rien

ne semble garantir à ce mode de peinture une durée illimitée »2.

Et c’est dans cette perspective qu’il conçoit l’importance des bouleversements apportés par la

photographie puis le cinéma avec la reproductibilité. On ne saurait minimiser le mode de

réception de l’œuvre car c’est sur lui que va se fonder notre concept même d’art. Benjamin

revient à la définition première de l’esthétique, cette science de la perception, et recherche en

quoi la reproductibilité va être le concept clé de la compréhension des nouvelles formes d’art.

D’où la théorie de la distraction, du choc et du montage comme nouvelles catégories de l’art

moderne, qui sont toutes liées aux nouveaux médiums.

Mais, si la reproductibilité est constitutive du cinéma, il ne semble pas en aller de même pour

le jazz. En effet, celui-ci n’est qu’accidentellement reproduit, et l’essentiel de sa signification

réside dans son interprétation en concert, dans la performance, qui se passe de la technique de

1 « Toute la Théorie Esthétique est traversée par cette tension. Comment penser un art qui renonce à l’aura sans tomber dans la barbarie ? Il apparaît au fil des pages, que la réponse que donne Adorno est la reprise rigoureuse de ce que Benjamin essaie de penser, au moment de la première version de L’Œuvre d’art (...). D’où l’idée de relire la Théorie Esthétique comme un texte dont la matrice proviendrait de la première version de L’Œuvre d’art». B. Tackels, L’Œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin, op.cit., p.136. 2 W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Ecrits Français, p.168.

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sonorisation. En témoigne le singulier enregistrement des Fables of Faubus de 1960, qui met en

scène un faux live, dans un vrai studio. C’est sur la base de cette définition que nous avons cru

pouvoir déceler une certaine nature « auratique » du jazz, dans la mesure où le hic et nunc de la

performance lui fait résister à la réification qu’opère le disque1.

Cependant, cette vue n’est que partielle en ce qu’elle ferme les yeux sur la manière dont nous

appréhendons le jazz. Qui des critiques européens n’a pas découvert le jazz par le biais du

disque ? Ne pas reconnaître ce fait élémentaire conduirait sans doute à considérer le jazz comme

un art de tradition orale, au même titre que la poésie épique ou la musique sacrée indienne. Mais

les conditions de perpétuation de ces traditions sont très différentes, pour ne pas dire aux

antipodes d’un patrimoine musical qui s’est diffusé grâce à la radio et à l’industrie du disque.

C’est par exemple ainsi que le jeune Charles Mingus apprend à tenir une walkin’ bass* et

découvre, émerveillé, le son du big-band de Duke Ellington. Qu’on le veuille ou non, le jazz n’est

pas le fruit d’une culture orale, en tout cas pas directement : « Bien entendu, cette nouvelle oralité qui s’esquisse, ne constitue pas un retour pur et simple à

l’oralité première des civilisations qu’on dit sans écriture. La maîtrise des procédés de

reproduction et de diffusion sonore présuppose (...) une culture de l’écrit. Cette situation inédite

définit ce que Walter J. Ong appelle une oralité seconde, elle implique une interaction de la

forme orale et de la forme écrite, et par conséquent, une imbrication des processus

psychologiques qui sous-tendent ces deux modalités de l’expression humaine »2.

Ainsi, la reproductibilité est essentielle au jazz, non pas comme dans le cinéma où elle

constitutive de sa technique, mais dans la mesure où elle seule conserve intacte l’expression de

cet art de la performance. Elle permet à un art de l’instant, de l’improvisation de se constituer en

patrimoine culturel cumulatif, comme seul le permettait jadis le truchement de l’écriture. C’est

grâce au disque que nous pouvons toujours apprécier et juger un solo déchirant de Parker, mais ce

disque aura également servi à ses successeurs pour faire évoluer le langage musical. Nous

sommes donc en présence d’un art qui peut s’exposer sans passer par le filtre « déformant » de

l’écriture3. Ce qui offre de nouvelles perspectives, jusque-là inexplorées. Le concept d’oralité

seconde nous semble contenir toute l’importance des nouveaux médiums de reproduction sur les

1 Ce disque qui transforme de fait la musique en un bien échangeable. 2 C. Béthune, Adorno et le jazz, op.cit., chap. Oralité et performance. 3 Nous allons revenir sur ce point, mais il est évident que la composition écrite qui est au principe de la tradition intellectuelle complexe de la musique occidentale oriente l’œuvre vers une apparence de totalité organique. En se passant de l’étape de la composition “nécessaire”, le jazz libère l’espace de jeu, et y développe à merveille une subtilité et une autre complexité du langage musical : celle de l’improvisation.

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musiques improvisées. A cet égard, l’exemple de l’enregistrement de la session du 20 octobre

1960, Mingus Presents Mingus, est en fait très significatif. En effet, si le jazz s’épanouissait dans

sa seule exécution live, pourquoi les artistes en présence ont-ils éprouvé la nécessité de graver ce

qui se faisait à cette époque dans le club très fermé du Showplace ? Une telle nécessité nous

semble imputable au seul concept d’oralité seconde.

c) La reproductibilité technique comme nouvelle époque de l’art

Benjamin en arrive donc à penser la technique comme essentielle à l’histoire de l’art. Cela

permet, nous l’avons vu, d’envisager avec plus de souplesse le rapport à la doxa héritée de

l’époque antérieure. Si l’on dérive justement cette doxa de la technique régissant l’art du passé,

on n’éprouve plus cette angoisse hégélienne de la fin de l’art et on adopte une attitude plus

confiante vis-à-vis du futur. C’est une telle attitude qui semble faire défaut à Adorno qui peine à

faire le deuil de l’héritage culturel “pré-moderne”. Benjamin prend donc le parti iconoclaste de

faire coïncider l’irruption de la modernité avec l’invention du photographique1. Que représente ce

nouveau procédé pour le monde de l’art ? La thèse de Benjamin est restée célèbre, elle est

énoncée dès le début de l’essai : « Quand il s’agit de l’œuvre d’art, cette dépréciation [la reproductibilité] la touche en son cœur,

là où elle est vulnérable comme aucun objet naturel : dans son authenticité (...). A l’époque de

la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura »2.

La reproduction ébranle donc l’autorité de l’original, son poids traditionnel, « la technique de

reproduction détache l’objet du domaine de la tradition »3 et nous convie à une vaste liquidation.

Ayant pris l’entière mesure d’un tel bouleversement, la question n’est plus de savoir si l’on peut

« faire rentrer à tout prix la photographie dans le concept d’art tel qu’il avait été classiquement

défini mais de savoir pourquoi l’art – au sens des beaux-arts – ne pouvait pas contenir ou

accueillir la photographie »4.

1 Assurément, cette invention intervient à une période charnière de l’histoire de l’humanité, puisque, dans une variante de l’essai, Benjamin constate que cette invention est également contemporaine de “la montée du socialisme”. 2 W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (première version), in Oeuvres III, op.cit., pp.72-73. 3 Ibid, p.73. 4 S. Agacinski, “Le passager : modernité du photographique”, in Modernités Esthétiques, op.cit., p.23.

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L’aura est en définitive un concept qui permet de cerner au plus près la spécificité de la

technique de l’art antérieur, telle qu’elle est mise à jour par contraste avec la reproductibilité.

Cette notion connaît au fil des textes du Benjamin des années 301, différentes acceptions qui

toutes se rejoignent dans la caractérisation de l’art d’avant sa chute métaphysique.

2- Crise de l’apparence, libération de l’espace du jeu

a) « Qu’est-ce au juste que l’aura ? »

Nous l’avons évoqué plus haut2, l’aura est une notion énigmatique et controversée. Elle

définit négativement notre faculté moderne de perception, et son « déclin conditionne la réflexion

sur l’art et la construction d’une image dialectique, en réponse à la crise que constitue la

modernité »3. Expliquons-nous. Le motif de l’aura semble en premier lieu désigner chez

Benjamin une attitude envers les choses qui était familière aux générations passées, et qui ne se

manifeste plus aujourd’hui que par bribes, et sous certaines conditions4. Il faut en en effet un

cadre protocolaire pour sentir cette émanation particulière d’un objet qui reste distant, pour

respirer son atmosphère propre. Les textes sur le hachisch font état des « caractéristiques d’une

aura perceptive, dite authentique », et l’ivresse permet au flâneur marseillais de développer une

« psychologie de la perception inconsciente »5. En effet, Benjamin observe que les substances

hallucinogènes lui font appréhender6 les choses de manière distante, à l’opposé du sentiment de

l’homme moderne pour qui « les choses sont, comme nous le savons, entièrement technicisées,

1 Plusieurs textes de cette époque déclinent en effet le thème de l’aura, dont notamment Haschich à Marseille, Petite histoire de la photographie, Le Narrateur (Considérations sur l’œuvre de Nicolas Leskov), ou encore Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme. 2 Cf. II-B) 2-b) la question de l’aura, vers une fuite de la belle apparence. 3 Jean-Louis Déotte, L’homme de verre, esthétiques benjaminiennes, L’Harmattan, 1998, p.127. 4 « L’expérience de l’aura repose sur la traduction d’une manière jadis habituelle dans la société humaine, de réagir au rapport de la nature à l’homme », affirme un fragment benjaminien cité par B. Tackels, in L’Œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin, op.cit., p.58. 5 Jean-Louis Déotte, L’homme de verre, esthétiques benjaminiennes, op.cit., p.129. 6 Une attitude, sensation, respiration, perception, réceptivité, appréhension, autant de termes qui tentent de cerner une improbable traduction du mot allemand Anschauung.

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rationalisées »1. En longeant les ruelles marseillaises, il fait l'expérience de cet éloignement et de

ce respect pour l’unicité des choses que la modernité technico-rationnelle nous a fait oublier2 : « Le phénomène de décalage pour lequel Kraus a trouvé cette jolie formule : Plus on regarde

un mot de près, plus il vous regarde de loin, ce phénomène semble s’étendre aussi au domaine

optique. En tous cas, je retrouve dans mes notes cette remarque étonnée : Comment les choses

tiennent tête aux regards »3.

C’est cette expérience que Benjamin relatera dans la Petite histoire de la photographie, dans

ce célèbre paragraphe débutant par la phrase « Qu’est-ce au juste que l’aura ? », paragraphe qu’il

reprendra mot pour mot dans l’essai sur l’Œuvre d’art. Mais là, les choses prennent un tour quasi

théologique, car l’aura est assimilée à une hiérophanie : « Une singulière trame d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, aussi proche

soit-il »4.

Le vocabulaire utilisé n’est évidemment pas anodin. Très lourd de connotations mystico-

religieuses, il veut suggérer que l’aura, celle d’une œuvre d’art en particulier, est ce halo qui

entoure les objets destinés au culte. L’aura est la manifestation du sacré et de la possibilité d’une

transcendance à même le réel5. C’est pourquoi Benjamin cerne analogiquement ce phénomène en

commençant par décrire l’aura naturelle, celle de la montagne ou de l’ombre de la branche. Ce

qui fonde l’art cultuel, c’est la volonté de recréer par l’imitation cette présence divine dans la

nature. Dans une note de la version française, Benjamin parle de l’art comme étant « une mimésis

parachevant la nature »6. Le principe de la mimesis est à l’origine un procédé rituel censé nous

rapprocher du Totalement Autre : « L’homme qui perçoit l’aura d’un objet historique manifeste exactement la même posture que

celle qu’il adopte devant l’aura d’un objet naturel. Nous retrouvons dans un autre lexique la

définition aristotélicienne de l’art comme imitation de la nature (...). Par cette quête mimétique

qui la subordonne à la nature, l’aura historique des œuvres humaines tente de restituer ce qui

fondamentalement lui échappe »7.

1 W. Benjamin, Hachisch à Marseille, in Oeuvres II, op.cit., p.55. 2 « De jour en jour le besoin s’impose de façon impérieuse de posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image, ou plutôt, dans son reflet, dans sa reproduction”, W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, in Oeuvres III, op. cit., p.75. 3 W. Benjamin, Hachisch à Marseille, in Oeuvres II, op.cit., p.58. 4 W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, in Oeuvres III, op. cit., p.75. 5 Il est intéressant de remarquer que cette relation au monde propre à l’expérience pré-moderne est caractérisée comme une distance, que la fusion est définie comme une séparation qui permet la communion. 6 W. Benjamin, Ecrits Français, op.cit., p.181. 7 B. Tackels, L’Œuvre d’art à l’époque de Walter Benjamin, op.cit., p.52.

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L’aura (que les hommes considèrent comme) naturelle guide donc la production artistique

encore dominée par sa fonction magique. L’art est une pratique magique visant à masquer notre

séparation vis-à-vis de la nature. Elle doit produire des apparences de l’aura naturelle qui cachent

le fait, précisément, qu’elles ne sont pas naturelles. C’est une entreprise de domination de la

nature (quand l’homme veut se l’approprier, faire sienne sa dimension sacrée) par le biais de

l’apparence : « Dans un vocabulaire emprunté à Schiller, il s’agit de restituer la nature comme belle

apparence, en reproduisant sa beauté auratique dans la sphère humaine de la moralité (...).

L’humanité prétend qu’elle devient comme devient la nature, alors qu’en réalité, elle ne peut

l’habiter que dans la contradiction : l’homme est en face de la nature et c’est pour cette raison

qu’il peut, de loin, en respirer l’aura »1.

Par l’art, l’homme fusionne avec l’Absolu. En termes adorniens, le subjectif et l’objectif sont

réconciliés. Mais quand une telle réconciliation n’est plus possible, quand les hommes ont tenté

de s’approprier cet Autre par leurs propres moyens (rationnels) – et c’est là l’expérience de la

modernité –, alors ils se détournent de la belle apparence, ils se révoltent contre elle : c’est le

déclin de l’aura2.

Cette lecture de l’histoire de l’art sous le prisme de l’aura et de son déclin est très proche,

nous le constatons, de la vision que peut s’en faire Adorno. L’art est obligé de se présenter

comme totalité achevée s’il veut être auratique. C’est pourquoi il assimile le concept d’aura à

celui d’œuvre d’art unie3, le concept d’apparence faisant le lien entre les deux. Nous trouvons ici

le fondement ultime de la définition du Grand Art comme unité achevée, présentant une

« adhérence ininterrompue des parties au tout »4. Pour terminer cette représentation de l’histoire,

il suffit de mentionner que ce fondement théologique est resté présent dans l’art profane de la

Renaissance au travers du culte de la beauté. La rupture n’est pas tant dans le passage d’un rite

collectif (par exemple la tragédie) à un rite privé (l’individu se recueillant devant un tableau),

mais bien dans la perte de toute forme de rituel5.

1 Idem. 2 Pour Adorno, « la dialectique de l’art moderne est dans une large mesure volonté de se débarrasser du caractère d’apparence », in Théorie Esthétique, op.cit., p.150. 3 Cf. la note importante et déjà citée de la Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p.134. 4 Idem. 5 A l’issue de ce premier développement, nous comprenons le sens de la thèse de Déotte citée ci-dessus. Le déclin de l’aura conditionne la réflexion sur l’art moderne. L’aura est une construction rétrospective de la sensibilité pré-moderne qui permet de définir au plus près notre condition contemporaine. Le paragraphe qui va suivre (c) Première

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b) Une nouvelle lecture de l’histoire de l’art

Nous nous sommes en quelque sorte adonnés à une lecture adornienne des thèses de

Benjamin. Celui-ci a au cours des années 30 considérablement influencé le jeune docteur

Wisengrund, notamment avec son livre sur le baroque, et Adorno tient, dans ses différents

ouvrages, à souligner cette solidarité intellectuelle, même longtemps après la mort son ami1. Le

concept d’aura permet selon Adorno une division de l’histoire de l’art en trois périodes, que nous

avons déjà mise à jour2 :

- L’art classique, auratique, qui produit des unités achevées poussant les hommes au

recueillement, c’est-à-dire à une attitude cultuelle.

- L’art mécanique, entièrement dominé par la rationalité instrumentale, qui finalement ne

réussit pas à se débarrasser de l’aura, car il est réinvesti d’une dimension magique : le

caractère fétiche de la marchandise culturelle.

- L’art utopique, fragmentaire, qui maintient la prétention classique de transcendance mais

se heurte à son inaccessibilité3.

Mais cette vision, dont Adorno rappelle les principes élémentaires à Benjamin dans sa lettre

du 18 mars, n’est pas du tout celle développée dans l’essai sur l’Œuvre d’art, et le premier ne

s’en est que trop rendu compte. Benjamin tente de faire éclater cette vision tripartite au profit

d’un quatrième moment, présentant de fait l’histoire de l’art sous un nouveau jour. Cette

innovation, comme le remarque de manière éclairante B. Tackels4, va pouvoir se faire grâce au

couple conceptuel Première/Seconde technique.

Avant d’exposer (trop) brièvement cet argument, nous devons faire remarquer au passage que

le conflit entre Adorno et le jazz est peut-être en train de trouver sa solution. En effet, considérer

et Seconde technique) tente de restituer cette image dialectique que nous souhaiterions voir s’appliquer au jazz. Benjamin quant à lui s’exprime en ces termes : « La technique du film prévient cet arrêt [l’aliénation du capital cinématographique] : elle prépare le renversement dialectique », in Ecrits Français, op.cit., p.158 (nous soulignons). 1 La Théorie Esthétique (1970) contient près de 40 renvois explicites à Benjamin. 2 Cf. I-A) 2- Musique et modernité. 3 Adorno ne peut décidément pas se résoudre à abandonner toute prétention à la transcendance : « L’apparence qui le révèle ne transforme pas les oeuvres d’art littéralement en épiphanies, même s’il est très difficile à la véritable expérience esthétique de ne pas croire, devant des oeuvres d’art authentiques, qu’en elles l’absolu soit présent », in Théorie Esthétique, p.151, (nous soulignons). 4 Cf. B. Tackels, L’Œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin, op.cit., p.62.

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le jazz de Mingus face à sa classification de l’art moderne ne pouvait que nous laisser perplexe. Il

semble qu’il ne rentre dans aucune des catégories dégagées par Adorno. Car s’il ne s’inscrit pas à

proprement parler dans la phase historique que traverse l’art européen contemporain et autonome,

il semble absurde de persévérer à le classer dans la catégorie des œuvres d’art mécaniques après

l’étude qui vient d’être menée (cf. la IIème partie), du moins nous l’espérons. En effet, si l’analyse

des Fables a montré l’ineptie d’une conception mécanisante du jazz, elle n’a pas voulu présenter

cette musique comme étant l’expression fragmentaire d’un contenu imprésentable. Il s’avère ainsi

urgent de reconsidérer la conception adornienne de la classification des arts pour ne pas sombrer

dans une impasse philosophico-historique.

C’est ici que la représentation que se fait Benjamin de l’histoire de l’art intervient dans notre

propos.

c) Première et Seconde technique

C’est le paragraphe VI de la troisième version, celle des Ecrits Français1, qui est le plus

explicite quant à ces deux notions. La première technique est à entendre comme le sérieux, le

rigoureux dans l’art, et la seconde lui répond par les notions de jeu et de désinvolture. La

difficulté de cerner leur influence sur l’histoire de l’art réside dans le fait qu’elles « se mêlent

intimement dans l’œuvre d’art, encore qu’à différents degrés »2. Pour résumer, on pourrait dire

que l’attitude de l’art comme « productrice de belles apparences » relève de la première

technique. Adorno affirme que « l’apparence esthétique des œuvres d’art efface les traces de leur

production »3. A son état quintessencié, la première technique est l’acte magique de l’homme

peignant sa chasse sur la paroi de la grotte, traçant ainsi une image « dont on n’admit que plus

tard le caractère artistique »4. La première technique est donc du côté du culte, du rite. Elle

cherche à produire l’unique, mimant ainsi l’aura naturelle.

Cependant, à l’ombre de ces pratiques magiques, se développe un intérêt pour la pratique

artistique en tant que telle :

1 W. Benjamin, Ecrits Français, pp.148-149. 2 Ibid, p.148. 3 Adorno, Théorie Esthétique, op.cit., p.149. 4 W. Benjamin, Ecrits Français, p.147.

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« Avec l’émancipation des différents procédés d’art au sein du rituel se multiplient pour

l’œuvre d’art les occasions de s’exposer »1.

La seconde technique tend donc vers une exposabilité de la praxis artistique. Tandis que la

première est une entreprise de domination de la nature par reproduction-appropriation de son aura

naturelle, de son apparence, la seconde technique, quant à elle, reconnaît à l’homme la capacité

de produire des objets valant par eux-mêmes, sans être soumis au modèle de l’aura naturelle : « L’origine de la seconde technique doit être cherchée dans le moment où, guidé par une ruse

inconsciente, l’homme s’apprêta pour la première fois à se distancier de la nature. En d’autres

termes, la seconde technique naquit dans le jeu. »2

La seconde technique représente la praxis artistique proprement-dite, le petit-technique dont

parlait Diderot et que B. Tackels définit comme « l’ensemble des procédés techniques de

(re)production du multiple »3. Il faudrait ici définir la notion de jeu et peut-être solliciter

l’interprétation gadamérienne qui en fait un concept clé de l’esthétique depuis Kant. Nous nous

contenterons malheureusement d’indiquer le sens concis que mentionne le Lalande : « Dépense

d’activité physique ou mentale qui n’a pas de but immédiatement utile, ni même défini »4. Mais

cette définition nous convient pour l’instant, dans la mesure où l’absence de fins est un critère

suffisant pour distinguer la seconde de la première technique.

Il est dès lors possible de relire l’histoire de l’art comme le déplacement d’un centre de

gravité d’une tendance à l’autre. Mais les deux tendances ont toujours été présentes jusqu’à

aujourd’hui. Dans l’œuvre d’art purement cultuelle, la première technique reprend le travail de la

deuxième (qui est donc originaire) pour la présenter sous un jour magique. Dans l’art auratique

mais profane (de la Renaissance par exemple), le rituel s’expose, mais reste rituel (c’est le cas du

musée, ou du recueillement qui sied à l’écoute d’une sonate). L’art moderne, autonome,

qu’Adorno croyait libérée de la première technique est en réalité toujours sous son emprise dans

la mesure où elle est l’héritière de pratiques rituelles dont elle ne peut se défaire5. Et l’art

mécanique, lui, « commence à refouler sur toute la ligne la valeur rituelle »6. Mais si la seconde

technique est synonyme de libération, elle ne sera effective que « lorsque la structure économique

1 Idem. 2 Ibid, p.148. 3 B. Tackels, L’Œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin, op.cit., p.71. 4 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, (septième édition), éd. P.U.F, 1956, p.546. 5 Cf. l’analyse que propose Adorno du Moïse et Aaron de Schönberg, dans Quasi una Fantasia. 6 W. Benjamin, Ecrits Français, p.149.

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de l’humanité se sera adaptée aux nouvelles forces productives mises en mouvement par la

seconde technique »1, autrement dit, lors de la révolution. En attendant, on assiste au déploiement

de cette technique dans un but d’asservissement de la nature et des hommes (i-e des classes

dominées). La technique moderne est donc le lieu dialectique où pourront se libérer les énergies

rédemptrices de la praxis humaine. Là où Adorno ne voyait qu’aliénation de l’industrie culturelle

et triomphe de la rationalité des fins, Benjamin pressent la dimension révolutionnaire et

émancipatrice qui sommeille dans les nouveaux médiums de reproduction.

d) Vers une image dialectique du jazz ?

Voilà, exposée très sommairement, l’intuition qui parcourt les premières versions de l’essai

sur l’Œuvre d’art. L’enjeu n’est pas de calquer mécaniquement l’esthétique du jazz sur l’analyse

consacrée au cinéma, mais plutôt d’évaluer une utilisation possible des concepts benjaminiens

pour cerner les éléments poétiques d’une musique contemporaine des techniques de reproduction.

Une telle utilisation hors-texte de ces concepts n’est d’ailleurs formulée ici qu’à titre

d’hypothèse, tant la démonstration de sa pertinence nécessiterait une exégèse minutieuse de la

pensée de Benjamin qui dépasserait de loin le cadre de cette étude. Cependant, il est frappant de

constater que les notions de jeu, de perfectibilité, de choc et de distraction s’appliquent de

manière prometteuse à une esthétique du jazz encore à construire. Benjamin lui-même semble

avoir entrevu les possibilités d’une telle application dans le champ musical. Sa théorie des

nouvelles modalités de la perception par distraction trouverait une confirmation dans le jazz. En

effet, il le laisse entrevoir dans une lettre à Adorno : « Je veux (...) vous dire à quel point le complexe autour de l’effet de choc au cinéma s’est

éclairé pour moi grâce à votre présentation de la syncope dans le jazz »1.

C’est dans le domaine de la réceptivité (Anschauung) que la parenté entre les deux arts est la plus

marquante pour Benjamin. Dans une note qui aurait fait partie d’une version intermédiaire, on

trouve la réflexion suivante : « La réceptivité dans la distraction (...) est le symptôme d’un changement de fonction décisif de

l’appareil d’aperception humain (...). En même temps, elle est le symptôme de l’importance

croissante de l’aperception tactile qui, partant de l’architecture, son domaine originel, déborde

sur les autres arts. Tel est le cas de manière frappante pour la musique, où un élément essentiel

1 Idem.

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de son évolution la plus récente, à savoir le jazz, a trouvé son agent le plus efficace dans la

musique de danse »2.

Benjamin ne connaissait sans doute que fort peu le jazz. Tout au plus a-t-il fait l’expérience,

au cours d’une rêverie quelque peu embrumée, de cette réception par distraction qui lui fit perdre

un instant le contrôle très bourgeois de son corps. Mais il comprend sans doute que bien des

aspects du jazz semblent se rapprocher des caractéristiques de la seconde technique. Et nous ne

pouvons que le suivre dans cette démarche car elle permet une approche du jazz qui rend justice

de son originalité par rapport aux canons traditionnels de l’ars bene movendi. En effet, dès lors

que le jeu, compris comme indéfinie réitérarion du même, est libre de s’exprimer en tant que tel,

nous assistons à un art de l’improvisation pure, ce vers quoi tend toute une partie du jazz des

années 60, et notamment les Fables of Faubus, dans leur version longue de 1964 (Plages 3-4).

Adorno s’offusquait devant une musique qui ne présentait pas de logique de la totalité, mais c’est

précisément quand la logique de l’apparence s’estompe que s’exprime de manière évidente cet art

de l’instant : « Les deux versants de l’art : l’apparence et le jeu, sont comme en sommeil dans la mimésis,

étroitement pliés l’un dans l’autre, telles les deux membranes du germe végétal. Cette polarité

ne peut, il est vrai, intéresser le dialecticien que si elle joue un rôle historique. Mais c’est bien

de fait le cas. Ce rôle se détermine à travers la compétition qui oppose, à l’échelle de l’histoire

universelle, la première et la seconde technique (...). Autrement dit : dans les œuvres d’art, ce

qui est entraîné par le flétrissement de l’apparence, par le déclin de l’aura, est un gain

formidable pour l’espace de jeu »3.

C’est ce gain formidable pour l’espace de jeu que nous avons cru déceler dans l’analyse du

traitement du temps des Fables of Faubus4, car cette œuvre exprime de manière paradigmatique

cette capacité du jazz à reprendre inlassablement un matériau pour en exprimer les potentialités

cachées. La catégorie d’œuvre ouverte, dont Mouëllic a démontré la pertinence pour le jazz,

contient aussi bien l’idée d’ouverture aux modifications structurelles (c’est le niveau d’ensemble

de la pièce) que celle de l’improvisation comme jeu libre1 avec les formes du langage musical (et

c’est le niveau particulier des soli). Pendant son chorus, le jazzman expose l’essence même de

l’acte poïétique : le jeu. Naître à l’époque du cinéma et des techniques de reproduction aura

1 W. Benjamin, lettre du 30 juin 1936, Correspondance Adorno-Benjamin, op.cit., p.204. 2 W. Benjamin, Ecrits Français, op.cit., p.183. 3 Ibid, (note 10 de la version intermédiaire, omise dans la traduction française), pp.188-189, (nous soulignons). 4 Cf. II-B) 1-a) Le traitement du temps, le paragraphe sur la suspension du temps.

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finalement servi le jazz, puisque lui n’a pas à assumer le lourd héritage de cinq siècles

d’apparence esthétique. Il peut dès lors évoluer aisément dans le langage de la seconde

technique2.

On voit donc que le reproche majeur d’Adorno à l’encontre du jazz tombe avec cette

appréciation positive de l’œuvre ouverte comme expression libre du jeu et manifestation de la

seconde technique. Adorno lui-même était bien conscient du danger que représentait pour sa

théorie ce renversement dialectique de l’appréhension du temps musical. Aussi refuse-t-il en bloc

toute Rettung de cette musique populaire qui passerait par une reconsidération positive de ses

éléments techniques : « La critique des nouvelles possibilités qu’offre l’écoute régressive est achevée. On pourrait

être tenté de la sauver, de faire comme si elle était une écoute dans laquelle le caractère

auratique de l’œuvre d’art, les éléments de son éclat s’effaçaient seulement devant ses éléments

ludiques. Quelle que soit la façon dont cela se passe dans le cinéma, la musique de masse

actuelle semble avoir été peu affectée par cette évolution vers le désenchantement »3.

De même, dans le chapitre de la Théorie Esthétique intitulé « Crise de l’apparence », Adorno

entend régler son compte à d’éventuelles dérives quant à l’interprétation du déclin de l’aura. Le

jeu n’est pas la relève4 de l’apparence car il ne saurait assumer seul les exigences du Grand Art : « Cette révolte contre l’apparence ne se fait pas, comme pouvait le penser Benjamin, au profit

du jeu (...). Dans l’ensemble, la crise de l’apparence entraînera probablement celle du jeu (...).

L’art qui cherche à se sauver de l’apparence par le jeu devient sport »5.

Adorno est terrifié par l’idée que la perte de l’aura n’amène avec elle que la barbarie sur l’art.

Il n’analyse ce thème qu’avec des termes appartenant à un champ lexical exptrèmement

pessimiste:

1 Et si on osait, harmonien. 2 Aisément n’est pas le terme qui convient à cette lutte perpétuelle des jazzmen contre cette fausse belle apparence esthétique que représente l’industrie du divertissement, ces lambeaux d’aura dont parlait Adorno. 3 Adorno, Le caractère fétiche dans la musique..., op.cit., p.76 (nous soulignons). On sent le malaise d’Adorno qui restreint son analyse au domaine musical : “et si Benjamin avait raison ?”. 4 Au sens hégélien de Aufhebung. 5 Adorno, Théorie Esthétique, op.cit., p.147. Resterait alors la question des rapports du jazz au sport. En ce qui concerne le cinéma, Benjamin fait le lien à plusieurs reprises. Pour le jazz, il faudrait déterminer si la nature agonistique de l’esthétique afro-américaine (jam-session, improvisation collective, dirty dozen*, cutting contest* des D.J’s ou encore les battles* qui ont cours dans la danse hip-hop) la rapproche du phénomène du sport, lequel, c’est l’évidence, ne peut s’analyser en termes uniquement “sportifs”.

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« L’allergie à l’aura, auquel aucun art ne peut aujourd’hui échapper, est inséparable de

l’inhumanité naissante »1.

Si le processus de désartification l’emporte sur l’art autonome, alors c’est bel et bien la mort

de l’art qui devient enfin effective. L’Entkunstung ne peut être que néfaste, destructeur car il

emporte avec lui la loi immanente et autonome de l’art vrai qui seule pouvait conduire les

hommes à la liberté. Si l’art élitiste a déjà toutes les peines du monde à lutter contre la réification,

comment l’art de masse pourrait-il résister à la barbarie ? Ces masses, qui selon les dires

d’Adorno « n’ont aucune avance, pas la moindre, sur le bourgeois, sauf leur intérêt pour la

révolution »2. On comprend dès lors le motif théorique profond, par-delà un hypothétique racisme

dont on l’a parfois affublé, qui le font se méfier d’emblée d’un art sorti des plus noirs ghettos.

Comme le dit Lacoue-Labarthe, « pour Adorno, il n’y a pas d’art sans aura »3...

1 Adorno, Théorie Esthétique, op.cit., p.150. 2 Adorno, lettre du 18 mars 1936, in Correspondance Adorno-Benjamin, op.cit., p.189. 3 P. Lacoue-Labarthe, “Remarques sur Adorno et le jazz”, in Modernités Esthétiques, op.cit., p.140.

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CONCLUSION GENERALE

LE JAZZ COMME DESART.

Il faudrait évidemment approfondir beaucoup plus l’analyse de l’esthétique du jazz comme

illustration des thèses benjaminiennes pour pouvoir conclure sur ce thème de l’aura des

reproductibles. Mais l’attrait principal de cette interprétation est qu’elle résout sans dogmatisme

l’énigme théorique que nous avons tenté de présenter au cours des deux premières parties. Cette

problématique peut s’énoncer en un enchaînement de quatre propositions :

• Le jazz est digne de considération esthétique et fait partie intégrante de l’art moderne, mais

c’est un art étranger à l’évolution culturelle de l’Occident.

• Cette “cosmovision” occidentale qui prend son essor à la Renaissance a fourni les catégories

pour comprendre l’art qu’elle avait enfanté, catégories que l’on peut regrouper sous le terme

de « Théorie spéculative de l’art moderne ». (Il est donc normal que le jazz n’y trouve pas sa

place).

• L’esthétique matérialiste de l’école de Francfort semble être le cadre idéal pour se défaire des

catégories idéalistes (et quelque part ethnocentristes) de la Théorie spéculative de l’art

moderne. De plus, Adorno est fin musicologue.

• Adorno déteste le jazz, et le rejette au nom de l’Entkunstung.

La seconde partie avait pour but de démontrer que le jazz est digne de considération

esthétique, mais que son langage possède une grammaire propre, afro-américaine. Cette

grammaire nécessite donc de nouveaux moyens musicologiques pour être saisie dans sa

spécificité. Cette tâche, nous l’avons vu, n’est pas impossible, mais elle passe par une remise en

questions des catégories musicologiques traditionnelles et par une nouvelle méthode d’analyse, la

partition n’étant que d’un faible secours. Il nous a fallu, entre autres, nous plonger dans l’univers

culturel afro-américain pour nous repérer dans l’important réseau citationnel des Fables of

Faubus. Il est donc possible, à ce premier niveau, d’échapper à un relativisme musicologique

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ethnocentrique, suivant ainsi la voie esquissée par LeRoi Jones et ses “disciples” du vieux

continent : Philippe Carles et Jean-Louis Comolli.

Si nous n’avons pas montré en détail en quoi la théorie spéculative de l’art moderne refusait

par principe le jazz, nous avons néanmoins évoqué cette question à plusieurs reprises dans ce

travail. En effet, c’est quand la théorie adornienne colle au plus près de la tradition hégélienne qui

pense l’art comme la manifestation de l’absolu que son rejet du jazz est le plus virulent : la mode

intemporelle refuse à l’auditeur toute jouissance esthétique réelle, elle le frustre en ne présentant

pas l’essence inéluctable du devenir musical qui comporte en son sein l’espoir, la trace, de la

transcendance. En effet, Jean-Marie Schaeffer a pu démontrer que dans le domaine de

l’esthétique, peu de penseurs avaient réussi à se détacher du modèle spéculatif d’inspiration

« hégélienne ». La justification de l’art vrai étant toujours du côté d’un hypothétique au-delà qu’il

faut maintenir à tout prix pour pouvoir encore satisfaire « cet instinct de ciel en nous ». Et le

marxiste Adorno ne déroge pas à la règle, l’art étant le dernier refuge de l’esprit dans ce monde

désenchanté1. Il est donc tout naturel que le jazz n’y trouve pas sa place.

Mais les choses se compliquent lorsque l’on considère la pensée d’Adorno comme la tentative

de dépassement du formalisme esthétique occidental. C’est à lui qu’aurait dû revenir la tâche de

reformuler le débat esthétique en ce qui concerne le jazz. Ce pourfendeur acharné du vernis

idéologique des esthétiques bourgeoises n’aurait-il pas pu enlever le jazz des griffes des esthètes

réactionnaires pour qui cette musique n’aurait jamais dû sortir des bordels qui l’ont vu naître ?

Non, il semble qu’il ait mis sa rhétorique percutante au service d’une énième condamnation du

jazz. Non pas il est vrai dans le seul but de préserver la pureté du patrimoine culturel occidental,

car sa motivation profonde est de déjouer les faux-semblants qui aliènent à son insu le lumpen-

prolétariat, qu’il soit d’ailleurs blanc ou noir.

De plus, et les deux premières parties l’ont montré assez clairement, le rejet d’Adorno ne se

fonde pas sur une « surdité musicologique », car il a su distinguer les traits essentiels du jazz : sa

métrique régulière, le traitement de la matière sonore (les dirty notes) et surtout le caractère

intemporel du devenir musical, sur lequel nous avons cru opportun de faire porter le

renversement dialectique final. C’est donc au niveau de l’interprétation de la valeur esthétique

1 Nous avons relevé, au cours de cette étude, nombre de phrases montrant les adhérences idéalistes de la pensée d’Adorno. Pour mémoire : « ... comme si le sensible en art n’était pas le support de quelque chose de spirituel qui s’expose pour la première fois dans le tout, au lieu de s’exposer dans quelque moment isolé... », Le caractère fétiche de la musique, op.cit., p.17.

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des éléments techniques du jazz que nous nous distinguons d’Adorno et que nous pouvons lui

reprocher une certaine « myopie philosophique ». D’où l’idée de s’interroger sur cette myopie

dans un dernier moment et de se demander comment on pourrait théoriquement revenir sur

l’anathème à l’encontre du jazz tout en préservant l’essentiel de sa vision de la modernité

esthétique, qui, sur d’autres points, se révèle être paradoxalement d’une acuité remarquable...

Dans la troisième partie, nous avons donc envisagé différentes manières de résoudre cette

question du rejet du jazz par une sensibilité esthétique qui était apparemment prédestinée à le

comprendre. En forçant les traits idéalistes de la pensée adornienne, nous avons tenté de critiquer

sa théorie depuis le point de vue postmoderne. Ce courant tente de dégager la pensée de l’art de

ses adhérences à la théorie spéculative de l’art moderne que nous avons évoquée ci-dessus.

Prenant acte de l’échec des constructions théoriques assurant la victoire de la Raison sur le chaos

du monde, le postmodernisme décrit l’art sans les contraintes d’une métaphysique de l’Etre à

laquelle il aurait à se plier. Le grand récit univoque d’une modernité qui saurait où elle va se

fracasse sur le constat de la coexistence pacifique d’une pluralité de cosmovisions. Ainsi, toutes

les contraintes enjoignant l’art de se faire le porte-voix de la terrible blessure du monde en

renonçant aux plaisirs futiles d’un « confort promu vision du monde »1 ne s’avèrent être que des

constructions chimériques dérivant en dernier ressort d’une vision esthétique pessimiste et

erronée. Ce pessimisme esthétique condamnait l’art à une fuite en avant absurde, en se

désolidarisant d’un système d’écoute et d’un champ de références commun (la tonalité et le

patrimoine musical lui appartenant), rompant ainsi toute possibilité d’entente entre compositeurs

et auditeurs. Enfin libéré du carcan de ses devoirs métaphysiques, l’art peut s’adonner librement

au « jeu métamorphique d’intensités sonores, travail parodique de rien, musica figura »1.

Pour autant, réduire la philosophie d’Adorno à un cadre esthétique stérile reposant sur une

conception téléologique bornée du matériau musical relève également d’une vision partiale.

Outre le relativisme sur lequel elle débouche inévitablement, la sensibilité postmoderne ne retient

que ce qui l’intéresse de critiquer. L’analyse consacrée au Mahler démasque une certaine

mauvaise foi philosophique qui simplifie la pensée de son adversaire pour pouvoir s’en

débarrasser plus facilement. L’idée n’est pas que le progrès du matériau est une réalité

1 A. Schönberg, Traité d’Harmonie, cité par B. Ramaut-Chevassu, in Musique et postmodernité, op.cit., p.21.

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indépassable en soi, mais qu’il a été une manière de rendre compte de l’état du monde à un

moment donné. Les frasques destructrices de l’art moderne ne sont pas un simple effet de style

destiné à rappeler la différence entre art majeur et art mineur. Elles ne sont que l’expression de la

difficulté dans laquelle se retrouve l’artiste pour être de son temps. Mahler démontre la possibilité

pour l’artiste de s’exprimer dans un jeu ironique vis-à-vis de l’évolution linéaire des techniques

de composition musicale sans pour autant nier les implications philosophico-historiques de toute

production artistique authentique. Et nous ne pouvons qu’être d’accord avec J.-J. Nattiez lorsqu’il

affirme que la volonté, certes légitime, de faire concorder le poïétique avec l’esthésique ne peut

se résoudre par une tentative magique de déni du temps. La prise en compte de l’histoire est la

limite indépassable de toute considération esthétique2 et nous n’avons pas voulu sur ce point nous

désolidariser d’un des acquis essentiels de la philosophie matérialiste d’Adorno. Nous voulons

croire à une Rettung du jazz qui ne passerait pas inévitablement par l’assassinat de Chronos...

Et notre recherche pourrait peut-être s’arrêter là. L’idée serait de chercher à accentuer les

moments où Adorno se montre plus souple par rapport à cette loi formelle autonome de l’art

musical qui lui enjoint de présenter son développement sous le jour de « l’inévitabilité

organique ». Le Mahler ne manque pas, à ce propos, de nous surprendre, et c’est Adorno lui-

même qui du coup apparaît sous un autre jour3. Cependant ce ne serait pas rendre service au jazz,

musique impure par excellence, que de le faire rentrer « de force » dans les catégories de la

musique savante. Et même si des similitudes surgissent inévitablement de la comparaison des

avant-gardes, nous passerions sous silence le caractère de performance qui accompagne toute

production jazzique en l’assimilant à la tradition occidentale. La nature anti-scripturale de cet art

de l’improvisation ne tolère aucune réduction à une philosophie pour laquelle « toute œuvre d’art

est fondamentalement écriture ». Et il serait dommage de retomber à nouveau dans une vision

limitée par les ornières de la musicologie traditionnelle (envisagée comme « exigence

d’écriture ») après avoir rejeté le relativisme postmoderne et avec lui le pragmatisme américain,

1 J.-F. Lyotard, Adorno come diavolo, op.cit., p.116. 2 C’est en tout cas notre parti pris. Une construction théorique n’est en effet guère envisageable sans fondements « métaphysiques ». Quant à la question de savoir si ce fondement est lui-même fondé, nous renvoyons bien modestement au quatrième chapitre du livre gamma de la Métaphysique d’Aristote; nous ne saurions en effet nous aventurer dans des considérations si subtiles. 3 Cf. le passage déjà cité : « la musique romanesque voudrait se libérer du modèle de la logique discursive et devenir libre », Mahler, p.111. L’essai d’Anne Boissière, Adorno, la vérité de la musique moderne est dans une large mesure une tentative d’assouplissement de la pensée d’Adorno.

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dont un des mérites les moins condamnables était précisément de dépasser cette esthétique

« européocentrée ».

Nous sommes dès lors obligés de dépasser Adorno « par sa gauche » si nous voulons

conserver la perspective historico-philosophique de l’art moderne tout en prônant la richesse

d’une esthétique orale, encore largement tonale et dominée par sa technique de reproduction.

Il ne s’agit pas de nier que l’industrie culturelle ait joué un rôle déterminant dans l’évolution

du jazz et de son langage formel. Au contraire, il faut essayer de saisir cette chance inattendue

inscrite au cœur du processus de l’Entkunstung dans une esthétique qui prendrait acte de la

« crise de l’apparence » en libérant de manière démesurée l’espace de jeu. C’est ce qu’essaie de

suggérer Benjamin au cours de la difficile rédaction de L'Œuvre d’art à l’époque de sa

reproductibilité technique. Mais cette thèse est audacieuse et, quoi que puisse en penser Adorno,

profondément dialectique1. En effet, Benjamin ne propose pas une grille de lecture du cinéma de

son époque, cet art naissant qui appartient aux « banquiers et autres marchands d’habits ». Il

essaie plutôt de deviner la chance révolutionnaire tapie dans l’ombre de l’aliénation

technologique. Plutôt que de chercher à minimiser l’effet destructeur pour l’art du règne de la

technique et de son entreprise de domination totale du comportement social2, Benjamin pense

l’Entkunstung comme le lieu d’un renversement dialectique possible. Le désart n’est donc pas en

ce sens l’œuvre pure et simple de l’industrie de la culture, mais un processus d’énormes

bouleversements pour la perception artistique. Ce processus, parce qu’engoncé dans des rapports

de production capitaliste, ne se manifeste pour l’instant que négativement. Devant nous, évident,

ce processus négatif exprimé dans le domaine de la rationalité des fins. Mais, plus loin, au cœur

de l’œuvre d’art reproductible, la promesse incertaine d’une utilisation de la technique pour ce

qu’elle est, « jeu inépuisable et réservoir de toutes les démarches expérimentales »3.

Nous soutiendrions volontiers que le jazz est un tel désart. Car ce qui nous permet en

définitive de nous dégager de l’emprise de l’analyse adornienne, c’est de considérer que son plus

grand reproche à l’encontre de cette musique constitue sa plus grande force. Le jazz est bien cet

art de l’éphémère qui ne vit que dans la séduction sensuelle de l’instant. Mais c’est précisément

1 « Ce que je postulerais, ce serait donc un surplus de dialectique », Adorno, lettre du 18 mars 1936, in Correspondance Adorno-Benjamin, op.cit., p.188. 2 Tel « Séverin-Mars parlant du cinéma sur le ton qui convient à Fra Angelico ». W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, in Oeuvres III, op.cit., p.85. 3 W. Benjamin, Ecrits Français, op.cit., p.188.

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en fuyant l’apparence esthétique et sa logique de totalité qu’il signe ses lettres de noblesse et

affirme sa profonde modernité.

UN GRAIN DE SABLE

La remise en question du principe enjoignant à l’œuvre d’art de prendre la forme d’une

totalité organique est donc la pierre d’achoppement de notre travail. C’est donc à une redéfinition

du « Grand Art » que s’attelle toute esthétique du jazz. Le critique ne peut désormais plus se

concentrer sur la seule « architecture sonore » d’une pièce pour en déterminer sa qualité et sa

« profondeur ». Le deuil de cette tradition musicologique s’accompagne d’un espoir pour l’art à-

venir puisqu’il envisage une autre manière de faire de l’art, qui ne serait plus soumise à

l’expression d’une réalité transcendante, mais explorerait tous les possibles d’une technique

autonome.

Il faut néanmoins se garder d’enterrer un peu trop vite l’art ancien et de célébrer la naissance

d’un art nouveau libéré du tabou magique de son origine. Les théoriciens marxistes comme

Adorno et Benjamin ne cessent d’observer le retour en force du « magique » dans les rapports de

production modernes. Mais c’est justement là que réside la subtilité de la thèse de Benjamin sur

les arts reproductibles. Il ne croit pas, quoiqu’en pense Adorno, que l’art nouveau naît avec la

photographie. Il pressent simplement que dans ces innovations réside une potentialité latente

d’émancipation de l’art et avec elle de la communauté humaine. Ces conceptions rejoignent

celles qu’il développera plus tard sur le plan politique dans les célèbres Thèses sur le concept

d’histoire1. Il y dénonce en effet ces conceptions sclérosées de la révolution qui se la représentent

comme appartenant à un futur toujours éloigné – un simple idéal – alors que chaque instant

présent est le lieu possible de la venue du « Messie ». Chaque instant contient une étincelle

révolutionnaire pouvant mettre le feu aux poudres et accélérer le processus historique qui n’est

pas linéaire et vide, mais bien irrégulier et avançant par « saut de tigres ». Benjamin veut croire

en la possibilité révolutionnaire tapie dans l’ombre de l’aliénation, même si les circonstances

objectives définies par l’orthodoxie marxiste ne sont pas propices à la révolution.

1 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, in Oeuvres III, op.cit.

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Et c’est bien la leçon du jazz, cet art noble tendant vers une certaine autonomie, alors qu’il est

né d’une culture opprimée. Selon l’esthétique marxiste officielle, celle développée par Trotsky

dans Littérature et Révolution, et à laquelle Adorno souscrit les yeux fermés, une classe opprimée

ne peut produire qu’un art aliéné. S’il ne fallait retenir qu’une seule chose de ce travail, nous

voudrions que cela soit l’idée que le jazz illustre cette « loi » de l’art, cette très haute

manifestation de l’esprit, qui en fait bien souvent un contre-exemple, un grain de sable, et donc

une réfutation des systèmes philosophiques réduisant le réel entier à leur logique étouffante. Le

jazz est donc cet art qui ne supporte pas le verdict hégélien de la fin de l’art et tente avec ses

moyens d’ouvrir une fenêtre sur le futur. C’est à l’esthétique que revient la tâche de ne pas sous-

estimer cette promesse pour l’avenir :

« L’histoire de l’art est une histoire des prophéties. Elle ne peut être décrite que du point de vue

du présent immédiat, actuel ; car chaque époque possède une possibilité nouvelle, mais non

transmissible par héritage, qui lui est propre, d’interpréter les prophéties que l’art des époques

antérieures contenait à son adresse.

Il n’est pas de tâche plus importante pour l’histoire de l’art que de déchiffrer les prophéties, ce

qui – dans les grandes œuvres du passé – leur donnait valeur à l’époque de leur rédaction.

Quel avenir ? En fait, non pas toujours dans un futur immédiat, et jamais dans un futur

complètement déterminé. Il n’est rien qui soit plus sujet à transformation dans l’œuvre d’art que

cet espace sombre de l’avenir qui en elle fermente, un espace hors duquel on voit surgir au cours

des siècles, d’entre chacune des prophéties qui distinguent les œuvres inspirées des œuvres ratées,

non pas par une prophétie unique, mais toujours, fût-elle intermittente, une série de prophéties.

Pour que chacune devienne intelligible, il faut que soient parvenues à maturité des circonstances

que l’œuvre a anticipées, souvent de quelques siècles, souvent aussi de quelques années seulement.

Pour partie, ce sont certaines transformations sociales, qui modifient la fonction de l’art ; pour

d’autres des découvertes mécaniques »1.

1 Walter Benjamin, variante (Ms. 397.) de la version défintive de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Ecrits Français, op.cit , p.180.

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Les textes d‘Adorno ayant servis à cette étude sont des traductions effectuées à partir des éditions

complètes en 23 volumes, éditée par Gretel Adorno et Rolf Tiedemann après la mort du

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- Œuvres choisies, tome II et III, trad. M. de Gandillac, R.Rochlitz et P.Rusch, éd. Gallimard, Paris, 2000:

- Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, - Haschich à Marseille, - Le Narrateur (Considérations sur l’œuvre de Nicolas Leskov), - L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, - Petite histoire de la photographie. - Sur le Concept d’Histoire

- Ecrits français, éd. Gallimard, Paris, 1991. - Sens Unique, trad. J. Lacoste, rééd. 10/18, 2000. § Béthune, Christian :

- Adorno et le jazz, analyse d’un déni esthétique, à paraître aux éd. Klincksieck, Paris, oct.2002. - Charles Mingus, éd. du limon, Montpellier, 1988.

§ Boissière, Anne: - Adorno, la vérité de la musique moderne, éd. P.U.du Septentrion, Lille, 1999. § Bosseur, Jean-Yves : - Vocabulaire de la musique contemporaine, éd. Minerve, Paris, 1992.

§ Carles, Philippe et Comolli, Jean-louis : - Free jazz, Black power, (1971), rééd. Gallimard, Paris, 2000. § Cauquelin, Anne : - Petit traité d’art contemporain, éd. du Seuil, Paris, 1996.

§ Charles, Daniel :

- La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, éd. P.U.F, Paris, 2001. § Debord, Guy :

- La société du spectacle, éd. Gallimard, Paris, 1992.

§ Déotte, Jean-Louis : - L’homme de verre, esthétiques benjaminiennes, éd. L’Harmattan, Paris, 1998.

§ Ferry, Luc :

- Homo Aestheticus, éd. Grasset & Fasquelle, Paris, 1990.

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- Hommes et problèmes du jazz, 1954, rééd. Parenthèses, Marseille, 1981.

§ Jimenez, Marc :

- Adorno et la modernité, éd. Klincksieck, Paris, 1986.

§ Lacoue-Labarthe, Philippe :

- Musica Ficta, Figures de Wagner, éd. C. Bourgoie, 1991.

§ Lalande, André : - Vocabulaire technique et critique de la philosophie, (septième édition), éd. P.U.F, Paris, 1956. § Leibowitz, René :

- Introduction à la musique de douze sons, éd. L’Arche, Paris, 1949.

§ LeRoi Jones : - Le peuple du Blues,(1963), trad. J. Bernard, éd. Gallimard, Paris, 1968. - Musique noire, trad. J.Morini et Y.Hucher , éd. Buchet/Chastel, Paris, 1969.

§ Levallet, Didier et Martin, Denis-Constant : - L’Amérique de Mingus, éd. P.O.L, 1991. § Lyotard, Jean-François :

- « Adorno come diavolo », in Des dispositifs pulsionnels, éd. U.G.E, Paris, 1975.

- La condition postmoderne, éd. de Minuit, Paris, 1979. - Le postmoderne expliqué aux enfants, éd. Galilée, Paris, 1988.

§ Menger, P.-M. :

- Le paradoxe du musicien, éd. Flammarion, Paris, 1983.

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§ Mingus, Charles : - Moins qu’un chien, (1971), trad. Jacques B. Hess, (1982), rééd. Parenthèses, Marseille, 1996. § Mouëllic, Gilles : - Le jazz, une esthétique du XXème siècle, éd. des Presses Universitaires de Rennes, 2000. (Et Umberto Eco, L’œuvre ouverte, cité par Mouëllic). § Nattiez, Jean-Jacques : - Le combat de Chronos et d’Orphée, p.161, éd. C. Bourgois, Paris, 1993.

§ Ouattara, Bourahima:

- Philosophie et éthique, chap.IV, éd. L'harmattan, Paris, 1999.

§ Quignard Pascal :

- La haine de la musique, éd. Gallimard, Paris, 1996.

§ Ramaut-Chevassu, Béatrice :

- Musique et Postmodernité, éd. P.U.F coll. Que sais-je?, Paris,

§ Schaeffer, Jean-Marie: - L’art de l’âge moderne, éd. Gallimard, Paris, 1992. § Schaeffner, André : - Le jazz, (1926), rééd. Jeanmichelplace, Paris, 1988.

§ Shusterman, Richard :

- L’art à l’état vif, éd. Minuit, Paris, 1991.

§ Southern, Eileen : - Histoire de la musique noire américaine, trad. C. Yelnick, éd. Buchet/Chastel, Paris, 1976.

§ Tackels, Bruno :

- Histoire d’aura: L’œuvre d’art à l’époque de Walter Benjamin, éd. L’Harmattan, Paris, 1999.

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§ Vattimo, Gianni :

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§ Agacinski, Sylviane

- « Le passager : modernité du photographique », in Modernités Esthétique, publié par la revue du collège international de philosophie « Rue Descartes », n°10, éd. Albin Michel, Paris, 1994.

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§ Carles, Philippe : - « La mémoire de Charles Mingus », in Jazz Magazine, n°207 et 208 (janvier-février 1973).

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§ Gracyk, Theodor:

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§ Hess, Jacques B. : - Postface du Jazz (A. Schaeffner, op.cit.) : « Schaeffner, le jazz et l’Afrique ». § Lacoue-Labarthe Philippe : - « Remarques sur Adorno et le jazz », in Modernités esthétiques, publié par la revue du collège international de philosophie « Rue Descartes », n°10, éd. Albin Michel, Paris, 1994.

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DISCOGRAPHIE : 1. Fables Of Faubus, in MINGUS AH-UM, chez Columbia : CBS 450.436.2 ; Enregistrement

du 5 mai 1959, au « 30th Street studio », N.Y.C. John Handy Saxophone Alto, Booker Ervin Saxophone Ténor, Shafi Hadi Saxophone Ténor, Jimmy Knepper Trombone, Horace Parlan Piano, Charles Mingus Contrebasse, Dannie Richmond Batterie. 2. Original Fables Of Faubus, in CHARLES MINGUS PRESENTS CHARLES MINGUS,

chez Candid : Candid-9011 (1986) ; Enregistrement du 20 octobre 1960 au Nola Penthouse studio, N.Y.C.

Ted Curson Trompette, Eric Dolphy Clarinette basse, Charles Mingus Contrebasse, Dannie Richmond Batterie. 3. Fables Of Faubus (part one), in CONCERTGEBOUW AMSTERDAM, 10 avril 1964 :

Ulysse-AROC 50506/507 (1985) ; Enregistrement 10 avril 1964, au ConcertGebouw, Amsterdam.

Johnny Coles Trompette, Clifford Jordan Saxophone, Jaki Byard Piano, Eric Dolphy Clarinette basse, Charles Mingus Contrebasse, Dannie Richmond Batterie. 4. Fables Of Faubus (part two), in CONCERTGEBOUW AMSTERDAM, 10 avril 1964 :

Ulysse-AROC 50506/507 (1985) ; Idem. 5. Haïtian Fight Song, in THE CLOWN, chez Atlantic : ATL-1260 ; Enregistrement du 12

mars 1957, Atlantic studios, N.Y.C. Shafi Hadi Saxophone Alto, Jimmy Knepper Trombone, Wade Legge Piano, Charles Mingus Contrebasse, Dannie Richmond Batterie. 6. Tryptych : PRAYER/PROTEST/PEACE, in WE INSIST! MAX ROACH’S FREEDOM

NOW SUITE, chez Candid : Candid-79002 ; Enregistrement du 31 août et 6 septembre 1960 au Nola Penthouse studio, N.Y.C.

Max Roach Batterie, Booker Little Trompette, Julian Priester Trombone, Walter Benton, Coleman Hawkins Saxophones ténor, James Schenck Contrebasse, Michael Olatunji Congas, Ray Mantilla, Thomas DuVall Percussions, Abbey Lincoln Chant. 7. Lift Every Voice And Sing, par le SOUTHERN SONS, in GOSPEL QUARTETS 1921-

1942, compilation de Frémeaux & associés : FA026.

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GLOSSAIRE DES TERMES AFRO-AMERICAINS - Battles : Confrontation de deux équipes de danseurs s’adonnant à la break dance (danse typiquement urbaine où se mêlent pas de danse et exploits gymnastiques sur fond de mix hip-hop). Les Battles de breakdance ne sont pas sans rappeler les calkwalk du début du siècle, ces concours de danse dont le prix était un gâteau. - Beat : Battue ou perception régulière du rythme dans une carrure simple ( le plus souvent 4/4). Cette scansion maladive d’un rythme obstiné est une constante du jazz, et est perçue alors même qu’elle n’est plus marquée. C’est à partir de cette base rythmique essentielle que s’élaborent toutes les constructions polirythmiques du jazz. Le concept de rotary perception est un des avatars de la représentation que peut se faire un jazzman du beat. - Bebop : Esthétique du jazz née en réaction à l’uniformisation du style swing et de ses grandes formations. Avec le Bebop de C. Parker, T. Monk, D. Gillespie et K. Clarke naît le jazz moderne. Revalorisation de la section rythmique par une mise en avant de la polirythmie, accélération du tempo, complexification harmonique et développement de la conception mélodique de l’improvisation. - Black Muslims : Organisation politico-religieuse noire américaine qui a pris de plus en plus d’importance dans les ghettos des villes, au cours des années 50 et 60. Elle prêchait notamment le recours à la lutte armée et le séparatisme en vue d’un établissement territorial de la nation noire. Malcom X en fut l’un des porte-parole les plus importants avant de rejoindre des conceptions plus profanes, i-e marxistes-léninistes. - Boppers : Musiciens appartenant à l’esthétique bop, qui naquit, selon l’histoire, dans les clubs new-yorkais after hours, comme le Minton’s, pendant les années 40’. Ces musiciens se considéraient comme marginaux, et il n’était pas rare, dans les classes moyennes noires, de se faire traiter de bopper, lorsqu’on avait une attitude excentrique. -.Corny : Se dit d’un objet (musique, vêtement, style) désuet, inactuel ou passé de mode. Dans ce terme se concentre tout le mépris d’Adorno pour la culture de masse qui ne produit des objets que pour leur consommation immédiate, et s’empresse de les éliminer du marché, démontrant l’inanité et le manque de substance de la production culturelle industrialisée. - Dirty dozen : Joute orale entre deux protagonistes, sous l’œil d’un public arbitre, visant à éprouver les qualités de rhétorique orale des adversaires. En une strophe de douze vers, il s’agit d’insulter le plus intelligemment son interlocuteur par le biais de sa famille. - Dirty notes : Désignation péjorative (dans la bouche d’Adorno) du traitement jazzique de la matière sonore, l’expressionnisme hot. Pour Adorno tous les effets du jazz sont réductibles à ce concept. Il veut ainsi indiquer que sous l’apparente diversité des nouveaux moyens sonores se cache une impitoyable uniformisation.

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-Extended forms : Forme musicale qui allonge la durée traditionnellement courte des Song du jazz, et qui fut techniquement enregistrable à partir des années 40, lorsque le vieux 78 tours fut remplacé par le 33 tours. Dans la musique de Mingus, les extended forms sont le moyen privilégié d’exprimer son appréhension du temps musical. Chaque soliste pourra improviser sans contrainte de temps extérieurs à la logique interne de la pièce. Dans nombres de pièces (What Love, Folk forms, etc.), les séquences ad libitum réaffirment l’ouverture du temps musical du jazz de Mingus. - Entertainement : Industrie du divertissement. Ce mot résume la philosophie des loisirs de l’american way of life, au sens où Horkeimer affirmait « le chewing-gum n’est pas contre la métaphysique, il est une métaphysique ». La sociologie de la culture de T. W. Adorno est une dénonciation de la fonction aliénante et totalitaire de la mainmise rationnelle de la classe dominante sur cette industrie du loisir. - Field holler : Littéralement « Hurleur de champs ». Au XIXème siècle, dans le vieux et profond sud américain, on entendait les laboureurs crier pendant la journée de travail pour signifier un événement, en attendant une réponse collective. Le Blues reprend cette forme de question-réponse jusque dans sa métrique. Au siècle suivant, l’expression hollering (p.35) désigne une attitude de colère et de révolte des noirs américains. - Grawl : Effet dirty produit par un instrument à vent et qui étouffe le son, le plus souvent au moyen d’une sourdine. Très utilisé par l’orchestre d’Ellington pendant la période Jungle, dans les années 30’. - Hardbop : Esthétique du jazz née dans les années 50’ en réaction du style blanc dénommé cool (qui, aux dires de LeRoi Jones, n’était pas du tout cool – cf. p. 50). Le style hardbop reprend en les simplifiant les éléments techniques du Bebop et puise dans le gospel et le blues. La mise en place des premiers workshops de Mingus est contemporain de cette prise de conscience littérale de la tradition. L’esprit soulfull de ce jazz est la part qui le rattache au hardbop. - Jam sessions : Réunion de musiciens ne jouant pas ensemble habituellement, mais improvisant sur un champ de références commun. La tendance « agonistique » de la culture afro-américaine investit également ces improvisations collectives. Les solistes mettent en effet à l’épreuve leurs qualités créatrices et techniques au cours de ces sessions informelles. - New Thing : Autre appellation du Free Jazz qui insiste sur le caractère radical de la transformation du langage musical du jazz. Le courant se regroupe médiatiquement autour d’Ornette Coleman, mais naît d’un désir collectif de nier l’influence des paramètres occidentaux dans le jazz. En 1960, se tient au Greenwich Village le festival « The October revolution in jazz » qui regroupe la plupart des musiciens free qui s’illustreront au cours des années 60’. - Preacher : Pasteur protestant qui monte à la tribune dominicale. L’attitude du Preacher est fondamentale dans l’organisation de la communauté noire. Les leaders politiques, tel Malcom X, reprennent la verve des Preachers pour fédérer les foules. Mingus rend hommage à cette attitude dans la chanson Wednesday Night Prayer Meeting.

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- Soulfull : caractéristique de la musique des années 50’ qui en désigne le retour aux sources. Par définition, le soul est une catégorie spécifiquement afro-américaine. - Third Stream : Tentative de synthèse de la tradition du jazz et de la musique savante occidentale. G. Schuller, A. Hodeir et John Lewis sont les représentants de ce troisième courant. -Walkin’ Bass : Ligne de basse typique du jazz bebop qui scande tous les temps de la mesure, rendant ainsi possible un jeu polirythmique avec la batterie, l’autre pôle rythmique du quartet de jazz.

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ANNEXE

TABLEAU SYNOPTIQUE DE L’ORGANISATION STRUCTURELLE DES FABLES

INTRO

Bb-7

Bb-7

Db7

Db7

Bb-7

Bb-7

Db7

Db7

A

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Bb-7

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Db7

Bb-7

Bb-7

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Db7

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Db7

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Bb7/ E7

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Db7

C+7

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F-maj7

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Cette transcription apparaît dans Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern, op.cit, pp.242-243.

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION.............................................................................…..4

Ière PARTIE : ADORNO ET LA QUESTION DU JAZZ....................7

A) CADRE THEORIQUE.............................................................................................................7 1- Les rapports entre musique et philosophie...................................................................7

2- Musique et modernité.................................................................................................11

B) FONDEMENTS ESTHETIQUES DU JAZZ .....................................................................20

1- Théorie générale du jazz............................................................................................20

2- L'industrie de la culture...............................................................................................21

a) Fétichisme musical......................................................................................21

b) Régression de l’écoute..........................................................................…...25

c) Un simple cas particulier......................................................................…..27

C) MUSICOLOGIE ET THEORIE CRITIQUE..................................................................…29

1- Critique musicologique du jazz......….........................................................................29

a) Le rythme...............................................................................................….29

b) La logique de développement formel....................................................…..30

c) La séduction par le timbre : l'aperception musicale.............................….32

d) L'aspect infantile de la citation...............................................................….33

e) La standardisation ou l'incapacité de protester formellement..............….34

2- Théorie critique et analyse immanente...................................................................…36

a) Matérialisme esthétique et positivisme musicologique….....................…..36

b) Rapport critique à Hegel........................................................................….37

3- Enjeux politiques...............................................................................................….….39

CONCLUSION..............................................................................…...........................................44

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IIème PARTIE - ENJEUX MUSICOLOGIQUES DU JAZZ : LE CAS

CHARLES MINGUS............................................….............................45 INTRODUCTION...............................................................................….....................................45

A) CADRE GENERAL DE L’ETUDE.................................................................47 1- La spécificité du matériau et son traitement : vers une essence du jazz....................47

a) Le Rythme..................................................................................................47

c) Le Timbre..................................................................................................51

Conclusion.........................................................................................................52.

2- L’approche mingusienne...........................................................................................55

a) Un jazzman non paradigmatique...............................................................55

b) La composition collective et spontanée.....................................................57

c) Tradition et avant-gardisme......................................................................58

d) La prise en compte de l’audition...............................................................59

B) ANALYSE D'UNE ŒUVRE : FABLES OF FAUBUS..................................61 2- Analyse formelle.......................................................................................................62

a) Le traitement du temps...............................................................................62

§ La barre de mesure :.................................................................................................................62

§ Rythme et perception du swing : .................................................................................…........64

§ La suspension du temps : ............................................................................................…........66

b) Structure et logique de totalité...................................................................67

§ Une structure complexe : .......................................................................................................67

§ Une œuvre ouverte ? ..............................................................................................................69

c) Le contenu des Fables. ................................................................…...........71

§ Le traitement de l’improvisation : ............................................................................…..........71

§ La citation : .................................................................................................................…........73

§ Les rapports entre texte et musique : ............................................................................…......76

2- Synthèse............................................................................................................….....78

a) Une réponse à la problématique formelle du jazz des années 60....….......78

b) Vers une fuite de la belle apparence : la question de l’aura. ...........…......80

c) Une protestation explicite et implicite....................................................…81.

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CONCLUSION.........................................................................................................................84

IIIéme PARTIE : JAZZ ET CRISE DE LA MODERNITE................85 INTRODUCTION.......................................................................................................................85

C) LA POSTMODERNITE EN QUESTION..........................................................................87 3- Genèse du débat……………………………………………………………..……87

a) Les avant-gardes post-sérielles : la fin des avant-gardes..........................87

b) Fondements philosophiques........................................................................89

c) Musique et postmodernité..........................................................................91

4- Un réel changement de paradigme ?.........................................................................93

a) Le pragmatisme esthétique......................................…..............................93

b) Le postmoderne : une modalité du moderne ?...........................….............95

c) Le combat de Chronos et d’Orphée..................……...................…............96

D) MAHLER OU LE TON .................................................…..............................98 1- Le progrès du matériau ...................…………………………………………....…...99

2- Le ton………………………………………………………………………………100

3- Et le jazz ?…………………………………………………………...…………….103

D) LE JAZZ A L’EPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITE TECHNIQUE.106 1- Un art reproductible…………………………………………………………....108

a) La lettre du 18 mars 1936………………………………………………….…108

b) L’oralité seconde………………………………………………………….……111

c) La reproductibilité technique comme nouvelle époque de l’art……….…113

3- Crise de l’apparence, libération de l’espace du jeu…………………………….…114

a) « Qu’est-ce au juste que l’aura ? »…………………………………………114

b) Une nouvelle lecture de l’histoire de l’art……………………………….…117

c) Première et Seconde technique………………………………………………118

d) Vers une image dialectique du jazz ?……………………………………….120

Page 147: LA THEORIE DE L’ART DE THEODOR W. ADORNO A L’EPREUVE … · nous a mené Adorno : produire une conception satisfaisante de la situation de l’art moderne et une lecture « subtile

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CONCLUSION GENERALE……………………………………124

BIBLIOGRAPHIE………………………………………………..131

DISCOGRAPHIE ………………………………………………...137 GLOSSAIRE………………………………………………………138 ANNEXE…………………………………………………………..141