L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables....

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L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS Par Pierre Rousselot, S.J. Ouvrage couronné par L’Académie française

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Page 1: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

LrsquoINTELLECTUALISME DE

SAINT THOMAS

Par Pierre Rousselot SJ

Ouvrage couronneacute par LrsquoAcadeacutemie franccedilaise

Lrsquointellectualisme de saint Thomas

Digitale Ausgabe der Universitaumltsbibliothek Freiburg bearbeitet von Albert Raffelt

Nach der dritten Auflage die 1936 bei Gabriel Beauchesne et Fils Paris erschienen ist Exemplar der UB Freiburg K 7141tb Die erste Auflage erschien 1908 im Verlag Alcan die zweite bei

Beauchesne 1924 Eine englische Uumlbersetzung wurde herausgegeben von

Andrew TALLON Pierre ROUSSELOT Intelligence Sens of being faculty of God

Milwaukee Marquette University Press 1999 (ROUSSELOT Collectes philosophical works 1)

(Marquette studies in philosophy 16) UB Freiburg GE 20006625-1

Pierre ROUSSELOT 1878-1915

A MES PARENTS

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 5

la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 6

des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 8

comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 10

dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 11

qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 12

aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 14

seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 15

propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 16

dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

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est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

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reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

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le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 24

veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 25

elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 26

universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 27

compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 28

contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 30

vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 31

toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 35

objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 37

commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 39

en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 40

quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

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le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

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donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

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VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

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dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

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eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

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Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

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peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

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pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

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doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

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nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

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total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 219

Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 221

en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 225

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

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les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 231

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 233

qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
Page 2: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

Lrsquointellectualisme de saint Thomas

Digitale Ausgabe der Universitaumltsbibliothek Freiburg bearbeitet von Albert Raffelt

Nach der dritten Auflage die 1936 bei Gabriel Beauchesne et Fils Paris erschienen ist Exemplar der UB Freiburg K 7141tb Die erste Auflage erschien 1908 im Verlag Alcan die zweite bei

Beauchesne 1924 Eine englische Uumlbersetzung wurde herausgegeben von

Andrew TALLON Pierre ROUSSELOT Intelligence Sens of being faculty of God

Milwaukee Marquette University Press 1999 (ROUSSELOT Collectes philosophical works 1)

(Marquette studies in philosophy 16) UB Freiburg GE 20006625-1

Pierre ROUSSELOT 1878-1915

A MES PARENTS

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

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conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

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la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

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des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

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comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

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nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

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dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

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seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

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propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

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dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

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est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 18

reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

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le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

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veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

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elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

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universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

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vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

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toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

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dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

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distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

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lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

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objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

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commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

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en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

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le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 45

Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 46

donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 47

VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 48

dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 49

eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 50

Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 51

peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 211

pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 213

doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

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nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 219

Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

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en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 225

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

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philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

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les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

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Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

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qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

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reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
Page 3: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

Pierre ROUSSELOT 1878-1915

A MES PARENTS

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 5

la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 6

des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 8

comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 10

dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 11

qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 14

seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 15

propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 16

dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 17

est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 18

reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

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Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

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le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

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veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

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elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

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universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

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vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

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toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

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distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 35

objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 36

action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 37

commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 39

en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

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le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

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donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

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VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

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dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 49

eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 50

Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 51

peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 211

pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 213

doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

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toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

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nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

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Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

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en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

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drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

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agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

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choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 229

les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

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Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 233

qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

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possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

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que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
Page 4: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

A MES PARENTS

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 5

la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 6

des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 8

comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 10

dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

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seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

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propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

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dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

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est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

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reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

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On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

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le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 23

avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 24

veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 25

elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 26

universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 27

compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 29

non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 30

vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 31

toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 35

objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 37

commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 39

en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 40

quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 41

comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 42

de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

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le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

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donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

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VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

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dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

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eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

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Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

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peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

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pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 213

doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 215

nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 216

de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 217

finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 219

Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 221

en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 225

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

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les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

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unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

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APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 233

qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

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que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
Page 5: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

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lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

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lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

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conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

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la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

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des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

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au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

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comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

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nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

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dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 14

seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 15

propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 16

dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 17

est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 18

reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 22

le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 23

avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 24

veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 25

elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 26

universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

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vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

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toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

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dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

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distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

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lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

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objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

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commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

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en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 42

de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 43

sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 44

le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 45

Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 46

donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 47

VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 48

dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

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eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 50

Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

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peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

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pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

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doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

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nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

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total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 219

Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 221

en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 225

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

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les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 231

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 233

qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
Page 6: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

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la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

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des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

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comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

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dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 14

seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 15

propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

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dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 17

est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 18

reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

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On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 22

le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 23

avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

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veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

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elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

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universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

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vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

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toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

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dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 35

objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

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commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

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en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

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le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 46

donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 47

VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 48

dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 49

eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 50

Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 51

peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 211

pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

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nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

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doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

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nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

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Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

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en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 225

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

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philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

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les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

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Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

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qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

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reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
Page 7: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 5

la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 6

des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 8

comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

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dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

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seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

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propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

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dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

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est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

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reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 22

le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 24

veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 25

elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

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universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

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vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

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toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

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objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

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commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

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en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

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le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

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donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

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VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

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dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

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eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

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Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

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peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 211

pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 213

doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

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nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

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total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

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Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

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type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

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en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

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drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

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agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

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choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 229

les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 231

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 233

qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

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que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
Page 8: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

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lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

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conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

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la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

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des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 8

comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 10

dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

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seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

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propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

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dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 17

est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 18

reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

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On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

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Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

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le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

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veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

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elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

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universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 30

vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 31

toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

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lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

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objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

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commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

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en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 44

le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 45

Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 46

donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 47

VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 48

dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 49

eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 50

Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

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peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

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mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

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extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

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sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

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pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

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nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

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doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

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toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

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nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

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Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

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en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 225

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

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les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

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Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

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qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

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reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
Page 9: L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMASpouvoir se combiner en un système défini de rapports stables. Si le réel a des « portions », c’est dans le jugement, mieux encore que dans

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 5

la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 6

des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 8

comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

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dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

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seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

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propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

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dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

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est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

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reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 22

le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 24

veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 25

elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

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universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

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vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

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toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

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objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

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commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

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en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

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le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

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donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

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VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

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dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

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eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

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Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

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peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee continue il se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 211

pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupiscible raquo

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 a 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117 b δοκοῦσι γάρ τῶν ἀλόγων microερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La possibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 213

doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des

sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte

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nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffement

35 Mal 3 9 7

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total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

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Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

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type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et parfaites

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

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en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

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drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 223

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

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agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

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choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 227

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 229

les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 231

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PREacuteCELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiritualis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 233

qui excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITEacute ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute 2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIEacuteTEacute ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • TROISIEgraveME PARTIE
      • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
        • I
        • II
        • III
        • IV
          • CONCLUSION
          • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
            • II
            • III
              • APPENDICE
              • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
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