Les divisions de la philosophie dans l'antiquité, P. Hadot

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Museum Helveticum Hadot, Pierre Les divisions des parties de la philosophie dans l'Antiquité Persistenter Link: http://dx.doi.org/10.5169/seals-28453 Museum Helveticum, Vol.36 (1979) PDF erstellt am: 11 févr. 2011 Nutzungsbedingungen Mit dem Zugriff auf den vorliegenden Inhalt gelten die Nutzungsbedingungen als akzeptiert. Die angebotenen Dokumente stehen für nicht-kommerzielle Zwecke in Lehre, Forschung und für die private Nutzung frei zur Verfügung. Einzelne Dateien oder Ausdrucke aus diesem Angebot können zusammen mit diesen Nutzungsbedingungen und unter deren Einhaltung weitergegeben werden. Die Speicherung von Teilen des elektronischen Angebots auf anderen Servern ist nur mit vorheriger schriftlicher Genehmigung des Konsortiums der Schweizer Hochschulbibliotheken möglich. Die Rechte für diese und andere Nutzungsarten der Inhalte liegen beim Herausgeber bzw. beim Verlag. SEALS Ein Dienst des Konsortiums der Schweizer Hochschulbibliotheken c/o ETH-Bibliothek, Rämistrasse 101, 8092 Zürich, Schweiz [email protected] http://retro.seals.ch

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Museum Helveticum

Hadot, Pierre

Les divisions des parties de la philosophie dans l'Antiquité

Persistenter Link: http://dx.doi.org/10.5169/seals-28453

Museum Helveticum, Vol.36 (1979)

PDF erstellt am: 11 févr. 2011

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MUSEUM HELVETICUMVol. 36 1979 Fasc. 4

Les divisions des parties de la phüosophie dans l'Antiquite

Par Pierre Hadot, Paris

Au debut de son livre intituld «Fondements de la Metaphysique des

Mceurs», Kant ecrit: «L'ancienne phüosophie grecque se divisait en troissciences, la physique, l'dthique et la logique. Cette division est parfaitementconförme ä la nature des choses et l'on n'a guere d'autre perfectionnement ä yapporter que celui qui consiste ä y ajouter le principe sur lequel eile se fonde,ahn que, de cette facon, on s'assure d'une part qu'elle est complete, que, d'autrepart, l'on puisse ddterminer exactement les subdivisions necessaires.» Ce textede Kant suffit, me semble-t-il, ä montrer l'importance que les theories antiquesde la division des parties de la phüosophie ont joue dans l'histoire de la penseeocddentale. Je n'ai pas la pretention de traiter dans le present article tous les

aspeqts de ce vaste theme; il ne me sera pas possible de parier de toutes lesdcoles phüosophiques, ni de toutes les subdivisions proposees. Mais je pensequ'il peut etre interessant de caracteriser surtout les types fondamentaux deClassification en ddcelant les structures conceptuelles, les «Denkförmen», quileur sont sous-jacentes et les conceptions de la phüosophie qu'elles impliquent.

Ces types de Classification se ramenent, semble-t-il, ä trois. Ces trois typesvisent ä donner, chacun, une Classification complete. Mais le premier se distin¬

gue par Feffort pour reconnaitre la specificite de l'objet et des mdthodes propresä chaque disdpline: il utilise pour cela la methode de division et il ordonne lessubdivisions sous la forme d'une pyramide conceptuelle. II etablit entre les

parties de la phüosophie une hierarchie qui correspond ä la hidrarchie de leursobjets. Le second type de Classification s'interesse moins ä la specificite qu'ä lasolidarite entre les parties: il cherche ä saisir les correspondances ou les passagesqui les rehent pour mieux montrer Turnte systematique de la phüosophie. Lastructure conceptueüe sous-jacente n'est plus alors la pyramide, mais l'image ducercle ou de l'organisme vivant. Enfin le troisieme type de Classification, quin'exclut pas les deux autres, fait intervenir le temps, la succession des etapes ä

parcourir, la dimension pddagogique. La Classification se fera ici en fonetion des

phases de la paideia, des degres du progres spirituel. Elle aboutira ä etablir unProgramme d'dtudes, un ordre de lecture des textes. La metaphore sous-jacentesera cette fois celle des phases de l'initiation dleusinienne. Ce sont donc ces troistypes fondamentaux que le present expose voudrait successivement dtudier.

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Le premier type de Classification des parties de la phüosophie est nd dans lemilieu platonicien. Son apparition est d'ailleurs liee ä une rdflexion sur la me¬thode scientifique et sur la ndcessitd d'introduire une Classification des scienceset des parties des sciences. Le terme «philosophe», note Aristote, s'emploiecomme le terme «mathematicien»1. Aristote veut dire par lä que de meme quele terme «mathdmaticien» peut designer quelqu'un qui fait de Farithmetique ouquelqu'un qui fait de la geometrie ou de l'astronomie, de la meme manidre, le

terme «philosophe» peut designer quelqu'un qui fait de la physique ou de

l'dthique ou de la theologie. Et Aristote ajoute: «Car la science mathematiqueaussi a ses divisions: il y a une mathematique premiere, une mathematiqueseconde et d'autres ä la suite, dans ce domaine.» Dans ce milieu platonicien, ladivision des parties de la phüosophie est donc intimement lide ä la division dessciences en general, d'autant plus que science et phüosophie ne sont pas distin-gudes d'une manidre absolument tranchde. Aristote pose seulement le principequ'une science est plus phüosophique si eile est plus theorique et plus universel¬le2.

Chez Platon, la rdflexion sur la methode scientifique se manifeste parexemple dans la Rdpublique3 qui oppose la methode des mathematiques etcelle de la dialectique. C'est la täche propre du dialecticien, c'est-ä-dire du

philosophe, remarque Platon, de nous donner une vue d'ensemble sur les diffd-rentes sciences mathdmatiques4. Dans le Politique5, Platon utilise la methodede division pour definir, d'une manidre assez ironique d'ailleurs, la science

politique, ä partir d'une Opposition fondamentale entre sciences thdoriques etsdences pratiques.

C'est chez Aristote que l'on trouve le meilleur exemple du premier type deClassification dont nous avons parld. La division des sciences que propose leüvre E de la Metaphysique6 se presente comme une pyramide conceptuelleobtenue gräce ä la mdthode de division. On y trouve au point de depart uneOpposition fondamentale entre sciences theordtiques et sdences pratiques: les

premidres se rapportent ä des objets qui ne ddpendent pas de nous, les secondesä des objets qui ddpendent de nous, parce que le principe de leur mouvement se

trouve en nous7. Ces dernidres se subdivisent en sciences pratiques et ensciences podtiques (c'est-ä-dire productives), selon qu'eües produisent une mo-dification intdrieure ou au contraire une ceuvre extdrieure ä nous. Quant auxsciences thdordtiques, elles se subdivisent en sciences se rapportant ä un objet

1 Aristote Metaphys. 1004 a 8.

2 Aristote Metaphys. 982 a 5 ä 982 b 10.

3 Platon Republ. 510 b.4 Platon Republ. 537 c.5 Platon Politique 258 e.6 Aristote Metaphys. 1025 b 3sq.7 Aristote Metaphys. 1025 b 20: la nature a en elle-mSme le principe de son propre mouvement,

tandis que le principe des productions ou des actions se trouve dans l'agent.

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immobile et en sciences se rapportant ä un objet mobile8; les premidres se

distinguent selon le principe suivant: ou bien cet objet immobile subsiste en lui-meme; ü s'agit alors de la thdologie; ou bien il n'est immobile que lorsqu'on le

separe par abstraction de la matidre: il s'agit alors des mathdmatiques. L'autrebranche de la division, la science qui se rapporte ä un objet mobile et subsistant,correspond ä la physique.

Cette Classification qui rdsulte de l'apphcation de la mdthode de division,constitue une hierarchie des sdences qui se fonde sur la hidrarchie de leursobjets formeis9, c'est-ä-dire sur la hidrarchie des modes d'etre que l'esprit de-couvre dans la rdahtd. A cette hierarchie des objets correspond aussi une hidrar¬chie des mdthodes: les sdences les plus hautes utilisent une mdthode plus exacteque les sciences infdrieures10. Les sciences pratiques et podtiques sont infe-rieures aux sciences thdordtiques", parce qu'elles se rapportent ä un objetcontingent: l'action humaine, alors que les sciences thdordtiques se rapportent ä

l'etre. Parmi celles-ci, les mathematiques sont superieures ä la physique, parcequ'elles fönt abstraction du devenir matdriel et ne retiennent qu'une matidreintelligible, mais eües sont infdrieures ä la theologie parce que, en premier lieu,comme la physique, elles ne se rapportent qu'ä un genre d'dtre ddtermind12,alors que la thdologie a pour objet l'dtre en tant qu'etre, et ensuite parce qu'ellesne fönt pas totalement abstraction de la matidre. La theologie apparait ainsicomme la sdence premidre, supreme et universelle.

Cette Classification ne suppose pas seulement la methode platonicienne dedivision, mais eile se situe dans une probldmatique platonicienne et eile corres¬pond ä des structures conceptuelles typiquement acaddmiques13. On aura re-connu, tout d'abord, l'opposition fondamentale, attestde dans le Politique14,entre sdences pratiques et sciences thdoriques. D'autre part, on retrouverafacilement dans la hidrarchie des objets considdrds par les sciences thdordtiquesla hidrarchie platonidenne, qui remonte des objets naturels aux uaönpartKd etdes padripartKd aux Iddes, et qui apparait clairement dans la Republique enrelation avec la 8öcja, la Sidvoia et la vönou;15.

Pourtant, en presentant au hvre E de la Mdtaphysique la Classification quenous venons d'exposer, Aristote ne se contente pas de reproduire purement et

i

8 Aristote Metaphys. 1026 a lOsq. Sur les problemes de critique textuelle poses par ce passage,cf. Ph. Merlan, From Platonism to Neoplalonism2 (La Haye 1960) 62sq.

9 Sur ces problemes, cf. H. Happ, Hyle. Studien zum aristotelischen Materie-Begriff (Berlin1971) 565-569.

10 Aristote Metaphys. 982 a 26.11 Aristote Metaphys. 1026 a 23.12 Aristote Metaphys. 1025 b 9 et 19.

13 Cf. H. J. Krämer, Der Ursprung der Geistmetaphysik2 (Amsterdam 1967) 146, n. 66.14 Platon Politique 258 e.15 Platon Republ. 510-511; cf. H. Happ, Hyle 567. Sur la liaison entre l'äme et les ua9n.uaTiicd,

cf. Ph. Merlan, From Platonism to Neoplalonism2 11 et 82.

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simplement une Classification platonicienne, mais bien au contraire il cherche äddfinir, ä partir de la probldmatique platonicienne, l'originalitd de sa propredoctrine, c'est-ä-dire, avant tout, l'idee qu'il se fait de la science supreme, decette science qu'il appelle ailleurs phüosophie premidre et ici theologie et qu'ilveut substituer ä la dialectique platonicienne. II ne faut donc pas se representerla Classification presentee au livre E comme un programme d'dtudes qu'Aristoteaurait ddfini une fois pour toutes pour organiser son enseignement et constituerle plan de son ceuvre. Bien que la tradition des commentateurs aristotehciens aitcompris ce texte de cette manidre et qu'elle ait classe les ceuvres d'Aristoteconformdment ä ce qu'elle considdrait comme un programme d'enseignementrdpondant ä la hierarchie natureüe des objets de sdence, on est bien force deconstater qu'Aristote lui-meme ne respecte pas les distinctions tränendes qu'dta-blit cette Classification. Tout d'abord, la place exaete des mathematiques, toutspecialement de l'astronomie, reste assez mal definie dans l'ensemble de sonceuvre16. Surtout, les frontidres entre physique et phüosophie premidre ne sontpas toujours nettement delimitees: ontologie et physique, thdologie et physiquese melent souvent dans les traitds de physique comme dans ceux de phüosophiepremidre et l'on passe souvent insensiblement des unes aux autres17. D'autrepart le schdma du livre E ne dit rien de la place de la dialectique et de l'analy-tique dans l'ensemble des sciences, et par ailleurs, il faut bien constater quedans les traitds consacres ä l'analytique bien des questions se rapportant ä laphüosophie premidre sont dgalement traitees18. Enfin la complexite reelle de laphüosophie premidre n'apparait pas dans le schdma du livre E: pourtant eile estä la fois ontologie generale, theorie de l'oöoia, etude des principes, et thdolo¬gie19. Autrement dit, l'enseignement d'Aristote, dans sa realite conerdte, et lecontenu de ses ceuvres ne correspondent pas ä la Classification rigoureuse pro-posde au livre E.

En fait la finalite du schdma du livre E n'est pas de proposer un programmed'enseignement, mais de donner, dans le cadre de cette Classification, une defi¬nition de la science supreme. Gräce ä la mdthode de division, cette Classificationelimine tout ce que n'est pas la science supreme. Elle n'est pas science pratiqueou podtique, parce que de telles sciences sont infdrieures aux sciences thdordti¬ques20. Elle n'est pas la physique, comme le voulaient les Prdsocratiques. Eneffet, la physique a pour objet un genre d'etre determind, alors que la science

supreme doit etre universelle; et ce genre d'etre ddtermine est l'oüoia enmouvement21, qui suppose avant eile une ouoia immobile. La science supreme

16 Aristote Metaphys. 1073 b 5 et Phys. 193 b 22sq.17 Cf. H. Happ, Hyle 477 et 36, n. 149.18 Par exemple la theorie de la science ou de la definition.19 Cf.H. Happ, _> 311.20 Aristote Metaphys. 1026 a 23.21 Aristote Metaphys. 1025 b 19.

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ne peut etre non plus identique aux mathdmatiques, comme le voudraientcertains Platoniciens. Comme le dit ailleurs Aristote: «Les mathematiques sontdevenues pour les philosophes d'ä prdsent la phüosophie tout entidre, bienqu'ils disent en mdme temps qu'il faut les pratiquer seulement en vue d'autrechose.»22 En effet, les mathematiques ne se rapportent elles aussi qu'ä un genred'etre determine et si elles considdrent leur objet comme immobüe c'est enl'abstrayant de l'otjrjia sensible23. II reste donc que la phüosophie premidre ousdence supreme sera une science de l'etre considere en tant que tel, rendantcompte ä la fois de l'essence et de l'existence de tout, gräce ä l'affirmation del'existence d'une ouoia immobile, immatdrielle et dternelle24. En ddfinissantainsi la sdence suprdme, Aristote distingue radicalement sa thdologie de ladialectique platonicienne. Pour Platon, la dialectique, par une technique d'ana-lyse du discours hde au dialogue, parvenait aux ddfinitions des choses, donc auxFormes, aux Idees, qui dtaient le fondement de la structure de toute rdalitd.Mais Aristote refuse de considerer les Iddes comme des ouoiat. Par suite, ladialectique platonicienne perd ä ses yeux toute valeur scientifique, parce quetoute science, aux yeux d'Aristote, doit se rapporter ä un genre d'etre ou ä l'dtreen tant qu'etre. Aristote considdre donc la dialectique comme une simple tech¬

nique d'argumentation par questions et reponses, qui permet de parier de tout,mais ne donne aucun enseignement, parce qu'elle se contente d'argumenter ä

partir des opinions admises et des notions communes, sans se soucier de lavdrite. II y a donc pour Aristote Opposition radicale entre dialectique et phüoso¬phie25. Ce changement total dans le contenu de la ddfinition de la dialectiqueprovoquera bien des confusions dans la phüosophie posterieure.

Le premier type de Classification des parties de la phüosophie dont nousvenons de donner un exemple tire d'Aristote, se caractdrise donc par l'attentionqu'il porte ä definir exactement la mdthode specifique ä chaque science. Cetteattention mdthodologique se manifestait, nous l'avons vu, dans l'opposition,decrite par Platon dans la Rdpublique26, entre la mdthode de la dialectique et lamdthode des mathematiques. C'est en vertu de la meme prdoccupation que leTimde insiste sur la necessite de recourir ä la methode de la «fable vraisem¬blable» lorsqu'on veut traiter des choses physiques27. Chez Aristote aussi ladivision des sciences correspond ä un souci mdthodologique et mdme beaucoupplus ddveloppe encore que chez Platon. En effet, Aristote considdre que chaque

22 Aristote Metaphys. 992 a 33.

23 Aristote Metaphys. 1026 a 14. On remarquera que le texte (1026 a 8 et a 14) se refuse ä definird'une maniere generale le Statut ontologique des objets mathematiques, il ne pretend viser

que certaines branches des mathematiques.24 Aristote Metaphys. 1025 b 10-19 et 1026 a 30-33.25 Aristote Top. 105 b 30; cf. J. D. G. Evans, Aristotle's Concept ofDialectic (Cambridge 1977) 7-

55.26 rtaton Republ. 510 b.27 Platon Timee 29 d.

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sdence doit ddvelopper ses argumentations ä partir de ses principes propres et

en tenant compte des aspects propres ä l'objet qu'elle considdre. Ainsi l'dthiquea sa mdthode propre28, la physique egalement29. Dans le contexte de la Classifi¬

cation proposde au livre E de la Metaphysique, Aristote insiste, par exemple,sur le fait que la definition en physique doit impliquer la consideration de lamatidre dans laquelle la forme est engagde30. Aristote reproche donc ä Platond'utihser partout une mdme methode qui est la mdthode dialectique d'analysedes concepts, que ce soit en dthique ou en physique, sans tenir compte de ladifference entre les modes d'etre31. C'est ce qu'Aristote appelle raisonner d'unemanidre purement formelle: XoyiK&c,, mdthode qu'il oppose ä celle qui part dela nature des choses: (pumKöx; ou qui remonte aux principes propres ä un do¬

maine scientifique: dvaAimKröc;32.Certains indices permettent de supposer que l'Ancienne Acaddmie a

connu une Classification des parties de la phüosophie plus simple que celle quenous venons d'exposer. En effet, des tdmoignages tardifs attribuent, les uns ä

Platon33, les autres ä Xdnocrate34, une Classification tripartite en dthique, phy¬sique et dialectique (ou logique). Si nous laissons de cöte pour le moment le

probldme pose par l'emploi du mot «logique», nous pouvons penser qu'il s'agitlä encore d'une Classification obtenue par la methode de division, opposant toutd'abord la sdence pratique (l'dthique) et la science thdordtique, puis, subdivi-sant la science thdordtique en sdence du monde sensible (la physique) et sciencedes Formes (la dialectique). Effectivement, si l'on considdre le catalogue des

ceuvres de Xdnocrate35, on peut dire que l'on trouve tout un groupe d'ouvragesd'dthique, un autre groupe explicitement consacrd ä la physique, enfin tout unensemble qui correspond assez bien ä la dialectique platonicienne tradition-nelle. II faut supposer alors que les mathematiques rentrent aussi par leur objetdans la dialectique (au sens platonicien)36, ce qui n'est pas impossible. II estdonc assez vraisemblable que cette tripartition: dthique, physique, dialectique aexistd dans l'Andenne Acaddmie. Nous retrouvons ici encore un systdme hid-rarchique qui s'eldve de la contingence humaine jusqu'ä la transcendance di¬

vine.Nous venons d'dnumdrer: dthique, physique, dialectique. L'Ancienne Aca¬

ddmie a-t-elle connu le mot «logique» pour ddsigner la dialectique platoni-

28 Aristote Eth. Nicom. 1094 b 11. 29 Aristote Phys. 193 b 22; Part. Animal. 639 a 1.

30 Aristote Metaphys. 1025 b 28.

31 Aristote Part. Animal. 642 b 5; Gen. Animal. 748 a 8; Eth. Nicom. 1107 a 28.

32 Aristote Phys. 204 b 4. 10; Eth. Nicom. 1147 a 24sq; Gen. Corrupt. 316 a 11; De Caelo 280 a 32;

Analyt. 84 a 8; cf. M. Mignucci, L'argomentazione dimostrativa in Aristotele I (Padoue 1975)

484sq.33 Cf. plus bas, n. 66-69.34 Sextus Empiricus Adv. Math. 7, 16.

35 Diogene LaeTce4, 11 sq.36 Cf. H. J. Krämer, Der Ursprung der Geistmetaphysik 146, n. 66.

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denne? J'en doute beaucoup pour les raisons suivantes. II semble bien que lesStoiciens aient dtd les premiers ä employer le mot «logique» (rö äoyiköv nepoc;)

pour ddsigner une partie de la phüosophie, et que la presence du mot «logique»dans les tdmoignages tardifs que nous venons de citer trahit seulementl'influence du vocabulaire stoiden. C'dtait d'aüleurs dejä l'opinion de R. Hir-zel37, il y a exactement cent ans, dans son article De Logica Stoicorum. En effet,il n'existe avant les Stoiciens aucun texte, aucun titre de livre, platonicien ouaristotdlicien, qui atteste l'emploi du mot «logique» pour ddsigner une partie dela phüosophie.

On m'objectera dvidemment le fameux texte des Topiques38 d'Aristote quidistingue les prdmisses en prdmisses physiques, dthiques et logiques. Mais,malgrd les apparences, ce texte ne peut faire allusion ä une verkable divisiondes parties de la phüosophie. Tout d'abord, Aristote le dit lui-meme, dans lecontexte, la division en question n'est qu'une mdthode approximative39 pourclasser les opinions recjues ou les diffdrentes thdses que le futur dialecticienglanera au cours de ses lectures afrn de constituer un recueil de prdmisses utili-sables dans la discussion. C'est donc le classement d'un fichier ou d'un carnet denotes. Mais surtout, ü faut Interpreter ici Ä.oyiKÖcj conformdment au sens gdnd-ral qu'il a chez Aristote. Nous avons bien vu tout ä l'heure40 qu'Aristote emploiele mot XoyiKÖc,, par Opposition ä une mdthode «physique» ou «analytique»,pour ddsigner une mdthode purement formelle, fondde sur l'analyse d'unedefinition (Xöyoc;)41 et non sur les prindpes propres d'une science determinee.Le terme XoyiKÖc; ne designe donc pas une disdpline qui serait sur le meme planque l'dthique ou la physique, mais un procedd purement formel qui peut etreutilisd aussi bien en dthique qu'en physique. Je pense donc que l'on peut, avecAlexandre d'Aphrodise42, comparer ce classement en propositions dthiques,physiques et logiques, avec celui des probldmes dialectiques, proposds dans lesTopiques43 quelques pages plus haut par Aristote oü l'on retrouve d'une partl'opposition fondamentale entre problemes dthiques et probldmes physiques,d'autre part la catdgorie indistincte des probldmes qui, selon Aristote, ne sontque des instruments permettant de discuter des probldmes dthiques ou phy¬siques. Ajoutons ä cela qu'U est peu vraisemblable qu'Aristote, dans un traitdcomme les Topiques, oü il traitait de la dialectique, au sens aristotelicien (c'est-ä-dire comme technique differente de la phüosophie), ait employd le mot «lo-

37 R. Hirzel, De Logica Stoicorum, Satura Philologa (Festschrift Hermann Sauppe) (Berlin 1879)64sq.

38 Aristote Top. 105 b 19.

39 Aristote Top. 105 b 19: äc, ruittp.40 Cf. n. 32.41 C'est ce qui apparait clairement en Phys. 204 b 4. 10; De Caelo 280 a 32; Analyt. 84 a 8; Gen.

Animal. 747 b 28.42 Alexandre d'Aphrodise In Top. p. 74, 26 et 94, 7 Wallies.43 Aristote Top. 104 b 1.

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gique» pour designer la dialectique au sens platonicien du mot (c'est-ä-direcomme phüosophie par excellence). D'ailleurs, le mot «logique», dans ces textesdes Topiques, n'est pas du tout synonyme de «dialectique», puisque les pro¬blemes ou prdmisses «logiques» ne sont qu'une partie des probldmes ou prd¬misses dialectiques, ä cötd des prdmisses ou probldmes dthiques et physiques.On peut dire qu'Aristote, inventeur de la «logique» au sens moderne du mot,n'a jamais employd le mot «logique», mais les mots «dialectique» et «analy-tique», pour ddsigner son invention.

Le second type de Classification, dont nous avons parld au debut, apparaitchez les Stoidens. En divisant la phüosophie en logique, physique et dthique, ilsreprennent peut-etre une Classification anterieure, mais ils lui donnent un senstout ä fait nouveau, ä la fois ä cause du contenu des diffdrentes parties et des

rapports mutuels qui s'etablissent entre celles-ci. Tout d'abord, l'idee d'une«logique», d'une partie de la phüosophie portant ce nom, est, me semble-t-il,quelque chose de nouveau. Cette logique comprend la rhetorique et la dialec¬tique. Mais la dialectique differe ä la fois de la dialectique platonicienne et de ladialectique aristotelicienne. Ce n'est plus la dialectique platonicienne,puisqu'elle ne s'dleve pas ä des Idees ou Formes en soi44. Ce n'est plus non plusla dialectique aristotelicienne, car, pour les Stoiciens, la dialectique (et d'ailleursaussi la rhetorique) n'est plus une simple technique d'argumentation demeu-rant toujours dans le domaine du probable, mais une science qui, tout en par-tant des notions communes45 et des opinions admises, s'dldve ä la certitude et äla connaissance de la verite. C'est en tout cas la position de Chrysippe, pour quila dialectique est la science du jugement vrai et l'une des vertus du sage46.D'autre part, la dialectique platonicienne, comme science des Formes, etantsupprimee, toute l'activite theorique se concentre dans la physique. Elle ab-sorbe la theologie, ce qui correspond ä un elargissement de la notion de (pümcj,qui ne designe plus comme chez Aristote un domaine particulier, mais la tota¬lite du cosmos et la force qui l'anime.

On pourrait penser que cette tripartition stoicienne presente, comme lesClassification platonico-aristoteliciennes, un caractere hidrarchique: on pour¬rait dire que la physique reprdsente la discipline superieure, parce qu'elle se

rapporte au monde et aux dieux, l'dthique une discipline subordonnde, parcequ'elle se rapporte ä l'action humaine, et la logique, enfin, la discipline infe-rieure, parce qu'elle se rapporte au discours humain. Certaines presentations«pddagogiques» du Systeme stoicien des parties de la phüosophie peuvent don-

44 Cf H. J. Krämer, Piatonismus und hellenistische Philosophie 114, n. 35.45 Cf. E. Brehier, Chrysippe (Paris 1951) 59sq., surtout 65.46 SVF II § 129sq. (SVF Stoicorum Veterum Fragmenta).

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ner cette impression: nous aurons ä y revenir47. Mais - et c'est ici que nousarrivons ä l'examen du deuxieme type de Classification - la ndcessitd interne dusystdme stoicien l'a conduit inevitablement ä substituer ä cette reprdsentationhierarchique celle d'une continuite dynamique et d'une interpenetration reci-proque entre les parties. Cette unite des parties de la phüosophie se fonde surl'unite dynamique de la realite dans la phüosophie stoidenne. C'est le memeLogos qui produit le monde, iüumine l'homme dans sa facultd de raisonner ets'exprime dans le discours humain, tout en restant foncidrement identique ä lui-meme ä tous les degrds de la realite. La physique a donc pour objet le Logos dela nature universelle, l'dthique le Logos de la nature raisonnable humaine, lalogique ce meme Logos s'exprimant dans le discours humain. D'un bout ä

l'autre, c'est donc la meme force et la meme realite qui est ä la fois Naturecrdatrice, Norme de la conduite et Rdgle du discours48. La methode dialectiqueplatonidenne et la mdthode d'abstraction aristotelicienne permettaient d'eta-blir une diffdrence de niveau entre le sensible et les Formes ou Essences: ellesfondaient ainsi une hierarchie entre les parties de la phüosophie. Mais, commele dit remarquablement E. Brdhier: «Nul procddd methodique de ce genre dansle dogmatisme stoicien; il ne s'agit plus d'dliminer la donnde immddiate etsensible, mais tout au contraire de voir la Raison y prendre corps... c'est dans leschoses sensibles que la Raison acquiert la pldnitude de sa realitd.»49 Les diffe-rences de niveau ontologique s'estompent donc et avec elles les diffdrences deniveau entre les parties de la phüosophie. Comme le dit encore E. Brdhier:«C'est une seule et meme raison qui, dans la dialectique, enchaine les proposi-tions consdquentes aux antdcddentes, dans la nature lie ensemble toutes les

causes, et dans la conduite etablit entre les actes le parfait accord. II est impos¬sible que l'homme de bien ne soit pas le physicien et le dialecticien: il est impos¬sible de realiser la rationalitd separdment en ces trois domaines et par exemplede saisir entidrement la raison dans la marche des evenements de l'univers sansrealiser du meme coup la raison en sa propre conduite.»50 Cette interpenetra¬tion redproque correspond ä un moddle de rapport eher aux Stoiciens, dont ontrouve d'autres exemples aussi bien en physique, ä propos de l'enchainementdes causes, qu'en dthique, ä propos des rapports entre les vertus, ä savoir le

rapport appeld dvraKoAouSia51. Les parties lides par un tel rapport s'impli-quent rdeiproquement et ne se distinguent que par l'aspect propre qui leur

47 Cf. plus bas, n. 97-106.48 M. Pohlenz, Die Stoa (Göttingen 1959) 34; H. J. Krämer, Piatonismus 114, n. 35; A. Graeser,

Zenon von Kition (Berlin 1975) 21sq.49 E. Brehier, Histoire de la phüosophie I 2 (Paris 1961) 303.50 E. Brehier, ibid.51 Cf. V. Goldschmidt, Le Systeme stoicien et l'idee de temps3 (Paris 1977) 66; H. J. Hörn, Antako-

louthie der Tugenden und Einheit Gottes, Jahrbuch für Antike und Christentum 13 (1970)3-28; P. Hadot, Porphyre et Victorinus I (Paris 1968) 239sq.

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210 Pierre Hadot

donne leur nom. C'est ainsi que chaque vertu est toutes les autres, mais ne s'endistingue que par la predominance d'un aspect. C'est conformement ä ce mo-ddle que l'on peut dire: la logique implique la physique, parce que la dialec¬tique implique l'idde de la rationalitd de l'enchainement des evenements52 eteile imphque l'dthique, puisque, pour les Stoiciens, la dialectique est une vertuqui comprend eüe-meme d'autres vertus comme par exemple l'absence de

predpitation dans le jugement ou la circonspection53 et que d'une manidregdnerale bien moral et mal moral sont affaire de jugement54. A l'inverse, phy¬sique et dthique impliquent la logique, puisque comme le dit Diogdne Laerce55,«tous les thdmes de la physique et de l'dthique ne peuvent etre examines qu'enrecourant ä un exposd discursif». L'dthique implique la physique, parce que,selon Chrysippe, «la distinction des biens et des maux ddrive de Zeus et de laNature universelle»56. La physique, enfin, implique l'dthique dans la mesure oüla connaissance du monde et des dieux est la fin de la nature raisonnable57 et

que la perception de la rationahte des dvenements implique la rationalisationde la conduite morale. Evidemment, il y a dans ce systdme une rdduction detoutes les parties ä l'dthique: les trois disciplines phüosophiques sont ddfiniescomme des vertus58, et c'est leur implication rdciproque qui constitue la sages¬se59. La sagesse est indissolublement dthique, physique et logique, les distinc-tions entre les trois parties ne provenant que des relations du sage avec le cos-mos, les autres hommes et sa propre pensde60. La phüosophie comme «exercicede la sagesse» consiste donc dans une pratique constante et simultanee des troisdisdplines, ainsi que l'affirme une pensde de Marc Aurdle: «D'une manidreconstante et, si possible, ä l'occasion de chaque representation qui se presente ä

toi, pratiquer la physique, la thdorie des passions (c'est-ä-dire l'dthique), et ladialectique.»61 Cette formule, finalement assez dnigmatique de Marc Aurdle,s'explique, je pense, par l'dvolution de la thdorie des parties de la phüosophie ä

l'epoque d'Epictdte et de Marc Aurdle: la rdduction ä l'dthique s'y accentueencore davantage. Epictdte distingue en effet trois domaines de r&CTKr|cnc;: ladiscipline des ddsirs, la discipline des tendances, la discipline des pensdes. Dans

52 SVF II § 952: le determinisme du destin et le principe de contradiction sont intimement lies.53 SVF II §§ 130-131; Ciceron De fin. 3, 21, 72; Diogene Laerce 7, 46.54 SVF III § 456sq.55 Diogene Laerce 7, 83.

56 SVF III § 68; Ciceron De fin. 3, 22, 73.57 Ciceron De nat. deor. 2, 14, 37.58 Cf. Ciceron De fin. 3, 21, 72.

59 Philon d'Alexandrie De ebrietate §§ 90-92.60 Cf Marc Aurele 8,27: «Trois rapports: le premier avec l'enveloppe qui nous entoure (enten-

dons: avec le corps d'oü nous viennent les sensations et les representations); le second, avec la

cause divine, ä partir de laquelle tous les evenements concourent pour tous les etres; le

troisieme, avec ceux qui vivent avec nous.» Ces trois rapports correspondent respectivement ä

la logique, ä la physique et ä l'ethique.61 Marc Aurele 8, 13.

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le premier domaine, on s'exerce ä conformer ses ddsirs ä la volonte de la Natureuniverselle, dans le second domaine, on s'exerce ä conformer ses actions ä lavolontd de la nature raisonnable commune ä tous les hommes, dans le troisidmedomaine, on s'exerce ä conformer ses pensdes aux lois de la raison62. On entre-voit donc que ces trois domaines correspondent en fait le premier ä la physique,le second ä l'dthique, le troisieme ä la logique63. II s'agit dans les trois cas d'unexerdce spirituel: la physique comme exercice spirituel nous fait prendre cons-dence de notre place dans le cosmos et nous fait accepter les evenements avecamour et complaisance pour la volontd du Logos universel64; l'dthique commeexercice spirituel nous fait conformer nos actions ä la tendance fondamentalede la nature humaine en tant que raisonnable, c'est-ä-dire qu'elle nous faitpratiquer la justice et l'amour de nos semblables; la logique comme exercicespirituel nous fait critiquer ä chaque instant nos reprdsentations, pour qu'aucunjugement ddraisonnable ne s'introduise dans la chaine de nos pensdes. Danscette perspective, les trois parties de la phüosophie ne sont plus que trois aspectsde l'attitude spirituelle fondamentale du stoicien: la vigilance. C'est le sens decette pensde de Marc Aurdle: «Partout et constamment, il ddpend de toi, (pre-midrement) de te complaire pieusement dans la presente conjonction des evene¬ments (c'est la physique comme exercice spirituel), (deuxidmement) de teconduire avec justice envers les hommes prdsents (c'est l'dthique), (troisidme-ment) d'appliquer ä la presente representation les rdgles de discernement, afinque rien ne s'infiltre qui ne soit objectif.»65 Ici encore apparait clairement lasimultanditd, dans l'instant prdsent, des trois activites phüosophiques.

Les manuels platonidens de l'epoque imperiale, probablement sous lalointaine influence d'Antiochus d'Ascalon, qui recherchait une synthese entrearistotdlisme, platonisme et stoicisme, restent fiddles ä l'esprit du stoicisme,lorsqu'üs reconnaissent dans la structure trinitaire de la phüosophie le fonde-ment de son caractdre systematique. On trouve ce thdme chez Diogdne Laer¬ce66, Apulde67, Atticus68 et Augustin69. Ils attribuent ä Platon lui-meme lemdrite d'avoir fait de la phüosophie un corpus, un organisme vivant, complet etachevd, en rdunissant ä la physique et ä l'dthique la dialectique. Certains70 nelaissent ä Platon que le mdrite d'avoir rduni ensemble trois disciplines pre-

62 Epictete Entretiens 1,4, 11; 3, 2, 1; 2, 8, 29; 2, 17, 15.31; 4,4, 16; 4, 10, 13.

63 Cf. P. Hadot, Une cie des Pensees de Marc-Aurele: les trois topoi phüosophiques Selon MarcAurele, Les eTudes phüosophiques (1978) 65-83.

64 Cf. P. Hadot, La physique comme exercice spirituel, Revue de theologie et de phüosophie(1972) 225-239.

65 Marc Aurele 7, 54.

66 Diogene Laerce 3, 56.67 Apulee De Piatone 1, 3, 186.

68 Atticus, dans Eusebe Praep. Ev. 11,2, 1.

69 Augustin Contra Academ. 3, 17, 37; De civ. Dei 8, 4sq.70 Atticus et Apul6e.

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existantes: la physique prdsocratique, l'dthique socratique et la dialectique dlda-tique. D'autres7' voient dans la dialectique platonicienne l'dldment systemati-sateur, inventd par Platon, pour faire la synthdse entre les deux autres elementsqui s'intdgrent dans le platonisme: la physique pythagoricienne et l'dthiquesocratique. Platon apparait alors comme une synthdse de Socrate et de Pytha-gore. L'utüisation du schdma stoicien dans la presentation du platonisme abou¬tit d'ailleurs ä une totale deformation de celui-ci. Le plus grave n'est pas que latheorie des principes (Dieu, Iddes, Matidre) soit rangde dans la physique72(aprds tout, le Timde, considdre en gdneral comme un dialogue «physique»,pouvait justifier cette disposition), mais c'est surtout que la dialectique perdeson caractdre de science supreme et de remontee vers le principe absolu, pourdevenir seulement, si nous reprenons les expressions de ces auteurs de manuels,un art de la distinction et de l'invention dans le discours73 ou une recherche del'exactitude des denominations74. Seuls Clement d'Alexandrie75, Plotin76 etenfin Augustin77 savent distinguer entre la dialectique stoicienne ou aristoteli¬cienne et la dialectique platonicienne et declarent que seule cette dernidre a

pour objet les vraies realites, c'est-ä-dire les realites divines.Le schdme unitaire et systdmatique de division de la phüosophie, proposd

par les Stoiciens, repris dans les manuels platoniciens, trouve sa forme la plusachevee et rdvdle toutes ses virtualites dans les thdories qui prdsentent Dieucomme l'objet commun des trois parties de la phüosophie. Elles prolongentl'intuition fondamentale du stoicisme, selon laquelle le Logos est l'objet com¬mun des parties de la phüosophie. Selon Clement d'Alexandrie78, la physique a

pour objet Dieu en tant qu'ouaia, l'dthique Dieu en tant que bien, la logiqueDieu en tant qu'intellect. Selon Augustin79, la physique a pour objet Dieucomme cause de l'etre, la logique Dieu comme norme de la pensee, l'dthiqueDieu comme rdgle de vie. Cet ordre augustinien: physique, logique, dthique,correspond ä l'ordre des Personnes divines dans la Trinitd: le Pdre est le Principede l'etre; le Fils, l'intelligence; l'Esprit-Saint, l'Amour80. L'unitd systdmatiquedes parties de la phüosophie refldte ici l'interiorite rdciproque des Personnesdivines.

71 Diogene Laerce et Augustin 72 Diogene Laerce 3, 76; Apulee 1, 3, 190.73 Atticus, dans Eusebe Praep. Ev. 11, 2, 1. 74 Diogene Laerce 3, 79.75 Clement d'Alexandrie Strom. 1, 28, 176, 3.

76 Plotin Enn. 1, 3, 5, 12.

77 Augustin Contra Academ. 3, 17, 37; De civ. Dei 8, 7.78 Clement d'Alexandrie Strom. 4,25, 162, 5.

79 Augustin De civ. Dei 8, 4; Epist. 118, 3, 20.80 Augustin De civ. Dei 11, 25 en liaison avec la triade natura, dodrina. usus; cf. P. Hadot, Etre,

vie et pensee chez Plotin et avant Plotin, Entretiens sur l'Antiquit6 Classique V (Geneve,Fondation Hardt, 1960) 123-125; O. du Roy, L'intelligence de lafoi en la Trinite selon saintAugustin (Paris 1966) 447.

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Le troisidme type de Classification introduit cette fois une donnee com-plexe: la dimension pedagogique qui implique une methode d'exposition, unordre temporel, une succession de moments, une progression intellectuehe etspirituelle. II s'agit d'etablir un programme d'enseignement de la phüosophiequi tienne compte ä la fois de l'ordre logique des notions et des capacites del'auditeur.

Apparemment ce troisidme type de Classification n'ajoute rien au contenudes divisions prdcddemment etudides, sinon un ordre exterieur de presentation.On pourrait penser que les deux premiers types peuvent etre consideres soit en

eux-memes, d'une maniere purement formelle, soit en relation avec l'auditeur,dans une perspective pddagogique. C'est ainsi que les commentateurs d'Aris¬tote, ä la fin de l'Antiquite, dans leurs introductions aux Categories, presententd'une part, d'une maniere trds fiddle, la division aristotelicienne des parties de laphüosophie, notamment la subdivision des sciences thdordtiques en theologie,mathematique et physique, et d'autre part, exposent le cursus qui doit dtre

parcouru par le disciple, cursus qui correspond en principe81 ä l'ordre inverse,puisque, selon Aristote82 lui-meme, il y a une Opposition radicale entre l'ordreontologique et l'ordre pedagogique, entre ce qui est plus connaissable en soi etce qui est plus connaissable pour nous. II pourrait paraitre logique qu'ä la hid¬

rarchie descendante des sciences corresponde une hidrarchie ascendante des

enseignements. De meme, si l'on considere le systdme stoicien, on pourrait se

representer que le point de vue pedagogique ne sert qu'ä introduire un ordrequelconque entre les trois parties de la phüosophie dont on a montre par ail¬leurs la solidaritd intime et l'interpenetration.

Pourtant, il semble bien que ce troisieme type de Classification puisse etrereellement opposd aux deux autres. Les deux premiers correspondent en effet ä

une position purement ideale: elles supposent dejä rdalisee la totalitd ou l'intd-gralitd du savoir ou de la sagesse. Au contraire le troisidme type correspond ä larealite concrdte de l'activite phüosophique. La phüosophie n'est pas donneeune fois pour toutes. EUe se rdalise dans la communication, c'est-ä-dire dansl'explidtation, dans le «discours» qui l'expose et la transmet au disciple. Ce«discours» phüosophique introduit ainsi une dimension temporelle qui a deuxcomposantes: le temps «logique» du discours lui-meme (pour reprendre uneexpression de V. Goldschmidt83) et le temps psychologique que requiert laformation, la itaiSeia, du disciple. Le temps logique correspond en effet auxexigences internes de l'expression, de l'explication: pour etre communiquee aux

81 Par exemple, Simplicius In Categ. p. 4,23 et 5,3 Kalbfleisch; Elias In Categ. p. 115-119 Busse,

qui enumere diverses theories aristoteliciennes concernant l'ordre d'enseignement, ce quimontre que, meme dans l'aristotelisme. le probleme n'etait pas si facile ä resoudre.

82 Aristote Analyt. 72 a; cf. M. Mignucci, L'argomentazione dimostrativa di Aristotele I 30.83 V. Goldschmidt, Temps historique et temps logique dans l'interpretation des systemes phüoso¬

phiques, Actes du Xle Congres international de Phüosophie XII (Bruxelles 1953) 7-13.

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disciples la phüosophie doit etre prdsentee d'une manidre discursive, donc gräceä une succession d'arguments qui impose un certain ordre: il faut dire teilechose avant teile autre. Cet ordre, c'est le temps «logique». Mais l'exposds'adresse ä un auditeur et cet auditeur introduit une autre composante, ä savoirles phases, les etapes de son progrds spirituel: il s'agit cette fois d'un tempsproprement psychologique ou, tout au moins, pedagogique. Pour prendre unexemple tire de la phüosophie moderne, nous voyons Descartes84 tenir comptede cet aspect pedagogique, lorsqu'il conseille ä ses lecteurs d'employer«quelques mois ou au moins quelques semaines» ä examiner souvent sa pre¬midre et sa seconde Mdditations. Id apparait assez clairement un autre tempsque le temps «logique». C'est le temps de la maturation, de l'assimüation. Tantque le disciple n'a pas assimild teile ou teile doctrine, il est inutile ou impossiblede lui parier de quelque chose d'autre. C'est pourquoi Descartes ne parle que dudoute universel dans sa premidre Meditation et de la nature de l'esprit dans saseconde Mdditation. Id les necessitds pedagogiques influent sur le contenudoctrinal de l'ceuvre. Les deux composantes que nous venons de ddcrire: tempslogique et temps psychologique, definissent donc le troisidme type de Classifica¬tion dont nous voulons maintenant parier. Ces deux composantes, nous l'entre-voyons maintenant, peuvent modifier profondement le contenu et le sens des

parties de la phüosophie. Cela est d'autant plus vrai qu'il y a, comme nousallons le constater, un conflit permanent entre les deux composantes en ques¬tion; il est dvident en effet qu'il est extremement difficile de sauvegarder l'ordrelogique si l'on veut tenir compte de l'etat spirituel de l'auditeur.

Chez Platon et chez Aristote, nous trouvons dejä d'importantes preoccupa-tions pddagogiques, qui auront une grande influence dans la tradition poste-rieure, mais nous ne trouvons pas de Classification complete inspirde par laperspective du progrds spirituel. En effet, en ce qui concerne Aristote, nousavons ddjä dvoqud l'opposition aristotdhcienne entre Yordo essendi et Yordo co-gnoscendii5, mais nous avons egalement constate que nous ne trouvons pas,dans ses ceuvres, de programme concret de l'enseignement phüosophique86.Chez Platon, il existe une dbauche de programme, lorsque la Republique87recommande aux futurs philosophes de s'adonner aux sciences mathdmatiquesavant d'aborder la dialectique. Mais U n'est pas sür que l'enseignement concret

84 J'emprunte cet exemple ä V. Goldschmidt, Temps historique et temps logique 11, qui citeDescartes, Reponsesaux Secondes Objections(contre les... Meditations), dans: Ch. Adam et P.

Tannery, CEuvres de Descartes IX 103-104.85 Cf. n. 82. On trouve dans l'oeuvre d'Aristote certaines notations pedagogiques: par exemple

(Metaphys. 1005 b 4): on ne peut comprendre certaines questions de phüosophie premieresans avoir etudic prealablement l'analytique; ou bien (Eth. Nicom. 1095 a lsq.): les jeunesgens ne peuvent etudier la morale et la politique s'ils n'ont pas d'abord ameliore leurs mceurs.

86 Cf. plus haut, n. 16-19.87 Platon Republ. 521 c sq.

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de l'Acaddmie88 se soit conförmd ä ces thdories concernant l'organisation del'dducation dans l'Etat iddal. En tout cas, Platon est particulidrement sensibleau probldme de l'adaptation necessaire entre l'enseignement et le niveau spiri¬tuel de l'auditeur. C'est ainsi que, dans la Rdpublique, il signale le danger quecourent les jeunes gens ä pratiquer trop tot la dialectique89. L'idee meme de

progrds spirituel s'exprime chez Platon en deux mdtaphores qui auront unefortune considdrable: la conversion des prisonniers de la caverne qui s'habi-tuent peu ä peu ä contempler la lumiere du jour90 et l'initiation aux mystdresd'Eleusis (xeXea, eitoitriKÜ), dont Diotima dnumdre les degrds lorsqu'elle ddcritl'ascension de l'äme vers la Beaute premidre91.

C'est chez les Stoiciens que l'on rencontre pour la premiere fois d'unemanidre explicite une discussion concernant la pddagogie phüosophique, quitraite de l'ordre et du contenu des parties de la phüosophie. Nous avons vu toutä l'heure un aspect de leur doctrine: l'implication mutuelle des trois parties de laphüosophie dont l'exercice simultane constitue la sagesse. Mais ce n'dtait läqu'une Situation iddale. Nous abordons maintenant l'autre aspect: la distinc¬tion, la succession meme des parties de la phüosophie par suite des ndcessitds del'enseignement phüosophique. C'est probablement dans cette perspective queles Stoiciens disaient que les parties en question sont, en fait, non des parties dela phüosophie elle-meme, mais des parties du discours, du Ä,öyoc; d'enseigne¬ment phüosophique92. C'est ce discours d'enseignement qui exige un ordre etune succession. Les Stoiciens sont trds sensibles ä cet impdratif pddagogique.C'est ainsi qu'ä l'intdrieur de chaque partie de la phüosophie, ils cherchent ä

fixer d'une manidre rigoureuse l'ordre logique des arguments93, comme il appa¬rait aussi bien dans le resume de la dialectique donnd par Diogdne Laerce94 quedans l'expose de morale rapportd par Ciceron au livre III du De finibus95. Onpeut admirer dans ce dernier exemple comment la progression rigoureuse de lapensde est en mdme temps une progression spirituelle qui, partant d'une theoriephysique de la tendance: tout dtre tend ä la conservation de soi, montre com¬ment cette tendance naturelle devient, au niveau de la raison, amour de l'huma¬nite, pour culminer dans la sagesse96. Surtout les Stoiciens cherchent ä ddtermi-

88 Cf. H. Cherniss, Die Altere Akademie (Heidelberg 1966) 82-83.89 Platon Republ. 539 b. Remarquer aussi dans le Phedre (271 b), l'idee d'une rhetorique qui

adapterait les especes de discours aux especes differentes d'ämes.90 Platon Republ. 514 a sq.91 Platon Banquet 210 a.92 Diogene Laerce 7,39: Tpuiepfj ipaoiv eivai töv kotü <p_oao<piav Xöyov et Diogene Lagrce 7,

41: Z^non de Tarse pensait, ä la difference des autres Stoiciens, que les parties en questionetaient parties de la phüosophie, et non parties du discours phüosophique.

93 Cf. V. Goldschmidt, Le Systeme stoicien et l'idee de temps 61-62. Sur les subdivisions de

l'ethique, cf. A. Mehat, Essai sur les Stromates de Clement d'Alexandrie (Paris 1966) 77sq.94 Diogene Laerce 7,49; 7, 84; 7, 132. 95 Ciceron De fin. 3,4, 14sq.96 Cf. V. Goldschmidt, Le Systeme stoicien et l'idee de temps 62.

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ner un ordre d'enseignement des parties de la phüosophie. Diogene Laerce97 etSextus Empiricus98 nous rapportent les differentes theories qui avaient coursdans l'dcole. On s'accordait gendralement ä placer la logique au debut du cursusdes etudes - pourtant Epictete la reserve aux progressants", mais l'on hesitaitsur la place respective de l'dthique et de la physique100. Cette hesitation appa¬rait clairement dans les interpretations que Diogene Laerce et Sextus Empiri¬cus101 donnent des fameuses comparaisons que les Stoiciens faisaient entre les

parties de la phüosophie et des ensembles organises comme l'ceuf, le jardin oul'etre vivant: si la logique est toujours prdsentde comme la partie qui assure lasoliditd, dthique et physique echangent souvent leur röle: aussi bien l'une quel'autre apparaissent comme la partie la plus interieure et la plus precieuse.

Ces discussions et ces hdsitations s'expliquent, comme l'a bien montreA. Bonhöffer102, par les differences de point de vue - logique ou pedagogique -selon lesquels s'effectue la Classification. On peut tout aussi bien dire que laphysique doit preceder l'dthique pour la fonder logiquement par la connais¬sance de la rationalite de la nature ou que l'dthique doit prdceder la physiquepour preparer l'äme ä la contemplation de la nature103. Chrysippe lui-memeutilise l'image de l'initiation eleusinienne lorsqu'il place la physique en derniercomme une rdvelation (xeXexr]) concernant les dieux104. C'est dans le memeesprit que Sextus Empiricus105 nous donne une explication de l'ordre des par¬ties de la phüosophie: l'esprit doit etre fortifie par la logique, puis la manidre devivre amelioree par l'dthique afin que l'on puisse aborder les objets plus divinsque propose la physique.

Mais il ne faudrait pas penser que l'ordre des parties de la phüosophie estfadlement interchangeable et qu'on puisse le modifier facilement selon que l'onse place au point de vue de la ndcessitd logique ou du progrds spirituel. En fait, ily a conflit entre l'aspect logique et l'aspect pedagogique. Par exemple, si l'onplace l'dthique avant la physique, dans l'enseignement, on est obligd de lapresenter sans ses fondements logiques qui se trouvent dans la physique: eile nesera plus une theorie generale des fins de la vie humaine, mais eile se reduirasurtout ä un enseignement concernant les «devoirs» sociaux. A. Bonhöffer106 abien insiste sur l'existence d'un double aspect de l'dthique dans le stoicisme. Si

97 Diogene Laerce 7,4041.98 Sextus Empiricus Adv. Math. 7, 16-19.99 Epictete Entretiens 3, 2, 5; 1, 8, 4.

100 Diogene Laerce 7,41.101 Sextus Empiricus Adv. Math. 7, 17-19; Diogene Laerce 7, 40.102 A. Bonhöffer, Epictet und die Stoa (Stuttgart 1890,21968) 13sq.103 Cf. Ilsetraut Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung (Berlin

1969)115.104 SVF II § 42.105 Sextus Empiricus Adv. Math. 7, 23.106 A. Bonhöffer, Epictet und die Stoa 19.

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au contraire on place la physique avant l'dthique, la physique ne pourra plus se

deployer dans sa veritable ampleur: eile ne sera plus la xeXexr\ supreme des

mystdres de la phüosophie. Quant ä la dialectique, ehe ne peut avoir le memecontenu si eile est prdsentde ä des debutants ou au contraire, si, comme le vou¬lait Epictete, eile est exposde ä des progressants. Les ndcessitds concretes del'enseignement conduisent donc finalement ä des modifications importantesdans le contenu des parties de la phüosophie. Nous ne connaissons malheu-reusement l'enseignement stoicien que par des fragments et des resumds et nousne pouvons nous rendre compte de toutes les variations doctrinales que ceconfüt entre l'ordre logique et l'ordre pedagogique a pu produire.

II semble bien que les Stoiciens aient cherchd la Solution de ce conflit dansune mdthode d'enseignement qui, tout en reconnaissant les distinctions ndces-saires entre les parties de la phüosophie, s'eflbrqait de les presenter toutes enmdme temps au disdple et de le laisser toujours en contact avec l'intdgralite dela doctrine. En effet, Diogdne Laerce nous rapporte que certains Stoiciensconsiddraient qu'«aucune partie n'avait la premidre place, qu'elles etaienttoutes mdldes ensemble, et d'ailleurs, ils les melangeaient dans leur enseigne¬ment»107. C'est probablement ce qui explique ce conseil de Chrysippe: «Celuiqui commence par l'dtude de la logique ne doit pas s'abstenir des autres parties,mais il doit prendre sa part des autres parties, quand l'occasion s'en presen¬te.»108 Cette mdthode est destinde ä eviter le danger que reprdsenterait pour le

disdple le fait de ne pratiquer pendant un certain temps que la dialectique, oul'dthique ou la physique. Comme l'a bien montrd I. Hadot109, la mdthoded'enseignement chez les Stoiciens (et chez les Epicuriens) s'eflbrce toujoursd'dtre «intdgrale» ä chaque etape du progrds spirituel. Au debutant, on proposedes sentences ou des resumds qui le mettent en contact d'emblee avecl'ensemble des dogmes fondamentaux et qui lui fournissent ainsi les grandesrdgles de vie. Au progressant, on offre des developpements plus ddtaillds et plustechniques, mais en revenant toujours ä une concentration sur les dogmesfondamentaux, de facon ä ce que l'essentiel ne soit jamais perdu de vue. Ledisciple reste donc constamment en contact avec les trois disciplines, meme s'iletudie l'une d'entre elles d'une manidre plus approfondie. II y a toujours un va-et-vient entre la concentration et la distinction, entre la simultanditd et l'ordresuccessif.

Cette methode n'elimine d'ailleurs pas totalement le conflit entre l'ordrelogique et l'ordre pddagogique. En effet, si l'on veut adapter l'enseignement auxcapadtds spirituelles de l'auditeur, on peut etre amend ä des simplifications et ä

107 Diogene Laörce 7,40 (je Iis TtpoKEKpiadai avec les mss.).108 SVF II20, 10 Plutarque De Stoic. repugn. 1035 e).109 I. Hadot, Seneca 52-56; du meme auteur, Epicure et l'enseignement phüosophique hellenis-

tique et romain, Actes du VHIe Congres de 1'Association Guillaume Bude (Paris 1968) 347-353.

16 Museum Helveticum

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218 Pierre Hadot

des adaptations qui peuvent paraitre transformer la doctrine elle-mdme.Lorsqu'on s'adresse ä des debutants, on peut mdme faire appel ä des formulesdtrangdres ä l'dcole (empruntees par exemple ä l'dpicurisme) si on les juge plusaptes ä faire effet sur le disdple. C'est le prindpe dnonce par Chrysippe lui-meme dans son Therapeutikos110. Ce principe d'adaptation aux capadtds spiri¬tuelles du disdple restera vivant dans toutes les ecoles jusqu'ä la fin de l'Anti-quitd et il faudra souvent en tenir compte pour expliquer des incoherences oudes contradictions apparentes dans tel ou tel ouvrage des philosophes anti¬ques111.

Dans les resumds de la phüosophie platonidenne que nous trouvons chezdifferents auteurs depuis Ciceron jusqu'ä Diogdne Laerce, la logique se trouvetoujours ä la troisidme place112. II y a lä probablement un souvenir de la concep¬tion platonicienne de la dialectique comme science supreme, bien que, dans cesmanuels, le contenu de la logique ne corresponde pas ä celui de la dialectiqueplatonicienne. Peut-etre s'agit-t-U de la premidre dbauche de la Classificationque l'on peut appeler «ndoplatonicienne», dont nous allons parier maintenant?

A partir du ler sidcle ap. J.-C, on voit apparaitre une Classification desparties de la phüosophie fondde essentiellement sur la notion de progrds spiri¬tuel; les trois parties distingudes sont, dans l'ordre: dthique, physique, epop-tique (ce dernier mot faisant dvidemment allusion ä l'initiation supreme des

mystdres d'Eleusis). Le premier tdmoin en est Plutarque qui, dans le De Iside113,affirme que Platon et Aristote ont placd, aprds la physique, une partie de laphüosophie qu'ils appellent «dpoptique» et qui a pour objet «ce qui est premier,simple et immatdriel». Ils pensent, continue Plutarque, que «la phüosophietrouve sa fin, comme en une initiation suprdme, gräce ä un toucher reel de lapure vdritd qui se trouve en ce qui est premier, simple et immatdriel». Thdon de

Smyrne, reprenant, pour ddcrire la formation phüosophique, le vocabulairetechnique de l'initiation dleusinienne, appelle xeXexr] l'dtude de la logique, de lapoütique (c'est-ä-dire de l'dthique) et de la physique et e7t07tTeia la connais¬sance des dtants veritables114. Cldment d'Alexandrie115 connait lui aussi cettethdorie: il dnumdre dans l'ordre: l'dthique, la physique (comprise comme uneinterprdtation aüegorique) et l'dpoptique qu'il identifie explicitement avec ladialectique platonidenne et la mdtaphysique aristotelicienne. Origdne enfinnous rdvdle le rapport qui existe entre cette tripartition et les dtapes du progrds

110 SVF III §474.IUI. Hadot, Seneca 21; du meme auteur, Le probleme du neoplatonisme alexandrin (Paris 1978)

190.

112 Cf. E. Brehier, Etudes de phüosophie antique (Paris 1955) 215-217. Je ne pense pas qu'E.Brehier ait raison d'attribuer cette troisieme place «au dedain de la technique logique». Bienau contraire, cette troisieme place est probablement une place d'honneur.

113 Plutarque De Iside 382 d.114 Theon de Smyrne Expos, rer. mathem. p. 14 Hiller.115 Clement d'Alexandrie Strom. 1,28, 176, 1-3.

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spirituel116. L'dthique, selon lui, assure la purification prealable de l'äme, laphysique, en rdvdlant la vanitd du monde sensible, nous invite ä nous en deta-cher, l'dpoptique enfin ouvre ä l'äme purifiee la contemplation des realitesdivines. C'est ainsi que pour lui les trois livres de Salomon correspondent auxtrois parties de la phüosophie: les Proverbes assurent la purification dthique,l'Eccldsiaste, qui commence par Vanitas Vanitatum, nous revele la vanitd dumonde physique, le Cantique des Cantiques nous introduit ä l'dpoptique. Dansla suite du texte, Origene predse bien que, selon certains philosophes, enten-dons les aristoteliciens, la logique comme science des termes et des propositionsn'est pas une partie ä part, mais se mele aux trois autres parties. Apres Origene,cette tripartition fondde sur le progrds spirituel se retrouve chez Porphyre quiedite les Enneades de Plotin conformement ä ce schdma. La premidre Enneadecorrespond ä l'dthique, c'est-ä-dire ä une phase de purification prealable, laseconde et la troisieme Enneades ä la physique, la quatridme, cinquidme etsixidme Enneades ä la connaissance des rdalitds divines, donc ä l'dpoptique.C'est probablement par Porphyre que Calcidius117 connait l'opposition entre laphysique (representde par le Timde de Platon) et l'dpoptique (representee par le

Parmenide). Toute cette tradition se caracterise par un certain nombre de traitstypiques; l'emploi du mot eleusinien Ejr.ojr.reia pour designer la partie la plushaute de la phüosophie, l'identification entre dialectique platonicienne et thdo¬

logie aristotelicienne, la conception de la logique aristotdlicienne comme Orga-non, donc l'intdgration de l'aristotdlisme dans le cursus des etudes platoni-ciennes, enfin et surtout l'idee que chaque partie de la phüosophie ne corres¬pond pas ä un niveau purement intellectuel, ä l'acquisition d'un savoir pure¬ment abstrait, mais qu'elle reprdsente un progrds intdrieur qui a pour rdsultatune transformation de l'individu, son eldvation ä une sphdre ontologique supd-rieure. II est bien dvident que, dans ce schdma, dthique et physique prennent untout autre sens que celui qu'elles pouvaient avoir, par exemple, dans la phüoso¬phie aristotelicienne. L'dthique n'est plus qu'une phase de purificationprealable, la physique n'est plus une recherche scientifique, mais une specula-tion destinde ä faire prendre consdence du fait que la realite sensible n'estqu'une image. Comme il apparait d'ailleurs clairement dans l'edition porphy-rienne des Enneades, le conflit entre l'ordre logique et l'ordre pedagogique estaussi aigu dans le neoplatonisme que dans le stoicisme. II est impossible de

parier d'dthique ou de physique sans faire intervenir l'ensemble de 1'« dpop¬tique» et bien des traitds de la premidre Enneade, thdoriquement destinde auxdebutants, sont d'une extreme difficulte.

Ce schdma fondamental: dthique, physique, dpoptique, sera le noyau duprogramme des etudes phüosophiques de la fin du ler sidcle ap. J.-C. jusqu'ä la

116 Origene In Cant. prol. p. 75, 6 Baehrens. Cf. Evagre le Pontique Praktikos § 1 Guülaumont.117 Calcidius In Tim. p. 170, 7 et 277, 5 Waszink.

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fin de l'Antiquite. Chez les neoplatoniciens, probablement depuis Porphyre, ce

Programme comporte dgalement l'etude preparatoire que constitue la logiquearistotdhdenne et, d'autre part, l'etude des mathematiques qui, conformementä la doctrine de la Rdpublique, sont, thdoriquement, la propedeutique indispen¬sable ä la dialectique platonidenne. On a donc finalement le schdma suivant:premidre etape: dthique et logique; deuxidme etape: physique et mathdma-tiques; troisidme etape: dpoptique ou thdologie118.

Mais U nous faut ajouter que les ndoplatoniciens faisaient interferer avecce schdma une thdorie des etapes du progrds spirituel qui avait dtd esquissee parPlotin et systematisde par Porphyre119, je veux parier de la hidrarchie des vertus.La premidre etape du progrds spirituel etait selon cette thdorie la pratique desvertus «pohtiques», c'est-ä-dire l'accomplissement des devoirs de la vie socialeselon la prudence, la justice, le courage et la tempdrance. Aprds cette prepara-tion indispensable, qui rdpondait en gros ä la partie dthique de la phüosophie,on pouvait s'eiever au niveau des vertus appelees cathartiques, qui correspon-daient ä un mouvement de detachement ä l'egard du corps. On passait ainsi dela uerpioitdÖEia ä l'djidöeia. Ce niveau correspondait ä la partie physique de laphüosophie qui, nous l'avons vu, avait pour but de detacher l'äme du mondesensible. Enfin on atteignait les vertus thdordtiques, lorsque l'äme suffisammentddtachde du corps pouvait se tourner vers l'Intellect divin et le contempler. Ceniveau dtait dvidemment analogue ä la theologie ou dpoptique. Tous ces ni-veaux de vertus avaient leur modele dans les vertus propres ä l'Intellect divinlui-mdme et inaccessibles ä l'äme, les vertus paradigmatiques.

Nous avons donc ici les grandes lignes d'un programme d'dtudes qui est enmeme temps une ascensio mentis ad Deum oü l'on passe par les dtapes de la voiepurgative, de la voie Uluminative et de la voie unitive120. Mais ä quoi correspon¬dait concrdtement ce programme? Pour s'en faire une idde, il faut bien se repre-senter qu'ä partir d'une certaine dpoque, que l'on peut situer probablement auler sidcle ap. J.-C, l'enseignement phüosophique consistait en trds grande par¬tie dans la lecture commentde des maitres de l'dcole. Cela n'excluait pas desdiscussions avec le maitre sur des sujets de caractdre gdneral ou au contraire trdspersonnels. Mais l'essentiel n'en restait pas moins l'explication des textes121. Leprogramme d'dtudes ndoplatonicien correspond donc ä un ordre de lecture des

ceuvres d'Aristote et des dialogues de Platon. On le voit dejä s'esquisser chez

118 Proclus Theol. Plat. 1, 2, p. 10, 11 Saffrey-Westerink.119 Porphyre Sent. § 32 Lamberz. Cf. W. Theüer, Gnomon 5 (1929) 307-317; I. Hadot, Le pro¬

bleme du neoplatonisme alexandrin 152sq.120 Cf. H. van Lieshout, La theorie plotinienne de la vertu. Essai sur la genese d'un article de la

Somme theologique de saint Thomas (Fribourg, Suisse, 1926).121 Cf. Epictete Entretiens 1,4, 7; 1,17, 13; 2, 16, 34; 2, 21, 10-11; 3,21, 7; cf. I. Bruns, De schola

Epicteti (Kiel 1897) 14; Aulu-Gelle Noct. Att. 1, 9, 9; Porphyre Vit. Plot. § 14; Marinus VitaProdi p. 157, 7sq. Boissonade. Voir aussi Elias In Categ. p. 115-119 Busse, sur l'ordre d'etudedes parties de la phüosophie.

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Albinus122. Si l'on essaie de systematiser les temoignages que nous possedons, ilsemble que le schdma des parties de la phüosophie servait surtout ä etablirl'ordre de lecture des ceuvres d'Aristote qui representaient pour les neoplatoni-ciens les petits mystdres, c'est-ä-dire une premidre initiation, et que le schdmades degrds de vertus, toujours intimement lid d'ailleurs ä celui des parties de laphüosophie, presidait ä l'dtabhssement du programme de lecture de Platon,c'est-ä-dire aux grands mystdres de la phüosophie123.

On peut donc reconstituer ce cursus phüosophique de la manidre suivante.La premidre initiation dthique devait se faire dans des textes simples et frap-pants comme le Manuel d'Epictdte ou les Vers d'Or pythagoriciens124. La for¬mation logique dtait ensuite acquise gräce ä l'dtude de YOrganon aristotdlicien.Ensuite, on etudiait successivement les traitds dthiques et politiques d'Aristote,puis sa Physique, enfin sa Mdtaphysique. Marinos nous dit que Proclus mitmoins de deux ans pour s'initier ä ces petits mystdres de la phüosophie125. En¬suite on abordait les grands mystdres. Aprds la premidre introduction ä laconnaissance de soi que reprdsentait l'Aldbiade, la lecture du Gorgias et even-tuellement de la Rdpubhque faisait acceder au niveau des vertus politiques. Ons'dlevait aux vertus cathartiques gräce ä la lecture du Phedon. Puis, au niveaudes vertus thdordtiques, on etudiait les dialogues logiques, c'est-ä-dire le Cratyleet le Thddtdte, les dialogues physiques, le Sophiste et le Politique, et les dia¬

logues thdologiques, le Phddre, le Banquet et le Phildbe. Un second cycle repre-nait la physique avec le Timde et la thdologie avec le Parmenide126. II est bienevident que les dialogues de Platon ne pouvaient rentrer dans un tel schdma quepar une interprdtation forcde.

Dans la preface de la premidre edition de son ouvrage «Die Welt als Willeund Vorstellung», Schopenhauer dcrit: «Un systdme de pensdes doit toujoursavoir la cohesion d'une architecture: en d'autres termes, une cohesion teile quetoujours une partie en supporte une autre, mais pas l'inverse: la pierre de basedoit finalement supporter toutes les autres, sans etre elle-mdme supportde et lesommet doit etre supporte par le reste, sans rien supporter ä son tour. Au

122 Albinus Isagoge, dans C. F. Hermann, Piatonis Opera VI (Leipzig 1853) 147-151, cf. R. LeCorre, Le prologue d'Albinus, Revue phüosophique 81 (1965) 28-38. Albinus propose unordre de lecture fonde sur les dispositions du disciple et sur le progres spirituel.

123 Comparer Marinus Vita Prodi p. 157, 41 Boissonade; Simplicius In Phys. p. 5, 29 Diels et InCateg. p. 5, 3sq. Kalbfleisch; Anonymous Prolegomena to Piatonic Philosophy 10, 26, p. 49, 1

Westerink.124 Cf. I. Hadot, Le probleme du neoplatonisme alexandrin 160sq.125 Marinus Vita Prodi p. 157,41 Boissonade.126 Cf. A. J. Festugiere, L'ordre de lecture des dialogues de Platon aux Vel Vie siecles. Mus. Helv.

26(1969)281-296.

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contraire une idde unique, si enveloppante soit-elle, doit garder l'unite la plusparfaite. Meme si l'on doit la diviser en parties pour la communiquer, il n'enreste pas moins qu'ä nouveau la cohdsion de ces parties doit dtre organique,c'est-ä-dire teile que chaque partie y contribue au maintien du tout et soit main-tenue ä son tour par le tout, aucune n'etant la premidre, aucune la dernidre;l'idde totale gagne en clarte par l'exposd de chaque partie, mais aussi la pluspetite partie ne peut etre compldtement comprise sans qu'auparavant le toutn'ait ddjä dtd compris.» Schopenhauer oppose ici «systdme de pensdes» et «iddeunique», mais on pourrait dire tout aussi bien qu'il oppose deux types de sys¬tdme: le systdme de type architectural, ou pour reprendre l'expression de Leise¬

gang dans ses «Denkformen»127, la pyramide de concepts, d'une part, et, de

l'autre, le systdme de type organique. On reconnaitra ces deux types de systdmedans les deux premiers types de Classification que nous avons distinguds. LaClassification platonico-aristotdlicienne suppose une cohdsion de type architec¬tural: les degrds inferieurs de la hidrarchie ontologique ne peuvent exister sansles degrds supdrieurs, mais ceux-ci peuvent exister sans les degrds infdrieurs128.Au contraire, la Classification stoicienne suppose une cohdsion de type orga¬nique: les parties de la phüosophie, ou plutöt les parties du discours phüoso¬phique, forment systdme, parce qu'elles sont un ensemble de pensdes organi-sees, mais elles rdvdlent les trois aspects d'une seule et meme idde, qui est cellede Logos, et elles imitent, dans leur impücation rddproque, l'unitd dynamiquede cet unique Logos129.

Ces deux types de Classification ddcrivent, chacun, un type ideal de sa¬

gesse: pour le premier, la sagesse est un savoir universel qui embrasse l'architec-ture du systdme des sciences, leurs methodes et la diversitd de leurs objets; pourle second, la sagesse est une attention concentree sur la prdsence du Logos entoutes choses. Le troisidme type de Classification ne ddcrit plus un type iddal,mais un itindraire, une mdthode concrdte, qui mdne ä la sagesse. II peut autori-ser des classifications diffdrentes: les diffdrents ordres des parties de la phüoso¬phie dans le systdme stoicien, ou la tripartition: dthique - physique - dpoptiquedans le systdme neoplatonicien; mais ces classifications diffdrentes restent dememe type, parce que, chez elles, les parties de la phüosophie sont concuescomme les dtapes d'un chemin intdrieur qu'il faut parcourir, les phases d'uneevolution et d'une transformation qu'il faut realiser. Ce troisidme type est

proprement philo-sophique, au sens etymologique du mot, puisqu'il corres-

127 H. Leisegang, Denkformen2 (Beriin 1951) 208, qui cite le texte de Schopenhauer dont nousparlons.

128 La metaphore de Schopenhauer est en effet ici inversee: c'est cette fois le superieur qui faitexister Pinferieur. Mais l'essentiel de la metaphore est sauvegardee: les relations entre les

parties du Systeme ne sont pas reriproques.129 V. Goldschmidt (Le Systeme stoicien 64) fait allusion, ä propos du stoicisme, au texte de

Schopenhauer que nous venons de citer.

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pond ä un effort, ä une recherche, ä un exercice130 qui mdne ä la sagesse. C'est cecaractdre proprement phüo-sophique qui l'empeche d'dtre totalement systdma¬tique et qui explique les hesitations, les incohdrences, les conflits internes qui lecaractdrisent.

130 Cf. P. Hadot, Exercices spirituels, Annuaire de la Ve Section de l'Ecole des Hautes Etudes 84,25-70. Sur le philosophe, en quete de la sagesse, cf. Platon Banquet 203 d oü coincident lafigure d'Eros, celle de Socrate et celle du phüosophe.