Rousselot Pierre. Intellectualisme de Saint Thomas. 3e Ed 1936. Correct Page Numbers. Index

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L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS Par Pierre Rousselot, S.J. Ouvrage couronné par L’Académie française

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  • LINTELLECTUALISME DE

    SAINT THOMAS

    Par Pierre Rousselot, S.J.

    Ouvrage couronn par LAcadmie franaise

  • Lintellectualisme de saint Thomas

    Digitale Ausgabe der Universittsbibliothek Freiburg, bearbeitet von Albert Raffelt

    Nach der dritten Auflage, die 1936 bei Gabriel Beauchesne et Fils, Paris erschienen ist. Exemplar der UB Freiburg K 7141,tb. Die erste Auflage erschien 1908 im Verlag Alcan, die zweite bei

    Beauchesne 1924. Eine englische bersetzung wurde herausgegeben von

    Andrew TALLON: Pierre ROUSSELOT: Intelligence : Sens of being, faculty of God.

    Milwaukee : Marquette University Press, 1999 (ROUSSELOT: Collectes philosophical works ; 1)

    (Marquette studies in philosophy ; 16). UB Freiburg GE 2000/6625-1

  • Pierre ROUSSELOT 1878-1915

  • A MES PARENTS

  • Introduction III

    INTRODUCTION

    Jentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur, toute lintensit de la vie, et lessence mme du bien, identique ltre, dans lacte dintelligence, le reste ne pouvant tre bon que par participation. Lorsque, dans le langage courant, on parle dintellectualisme, on ne veut souvent dsigner par l quune certaine confiance nave dans lintelligence, et particulirement dans le raisonnement dductif. Une acception technique qui tend prvaloir, prcise cette conception vulgaire, et caractrise lintellectualisme par la primaut de la notion dfinie, statique, et de la raison discursive. La doctrine essentiellement mtaphysique dont il est ici question est bien diffrente : elle englobe et dpasse la thorie de luniverselle explicabilit, elle est tout loppos dun systme o lon concevrait lidal de la vie de lesprit sur le modle du discours humain. Ainsi, dans la mesure o la signification usuelle serait pleinement dveloppe et pousse ses dernires consquences, celle quon adopte ici cesserait de concider avec elle pour tendre lui devenir diamtralement oppose.

    Il faut, dit Aristote, prendre les mots dans le sens o tout le monde les prend. Ne serait-ce pas manquer louablement ce prcepte, que dlargir la signification dun mot en lapprofondissant, et, rduisant lunit les notions disparates quil recouvre, de montrer, dans un sens auquel tout

  • Lintellectualisme de saint Thomas IV

    le monde ne pense pas, la raison secrte de, ce que tout le monde dit ? Ce nest plus vouloir rformer lusage, cest travailler pour la clart.

    Il arrive, en effet, que le langage usuel, tromp par une ressemblance de surface, entasse sous un mme mot des lments incompatibles, et en vienne ainsi installer, dans la notion que ce mot reprsente, la contradiction mme. Or, plus la doctrine dun penseur est haute, subtile et complexe, plus elle est riche en consquences varies qui ne sharmonisent quen paraissant se contredire, plus facilement on saccordera lui choisir pour son tiquette un de ces termes commodes, souples et changeants. Il en rsulte une trange confusion dans la dispute. Mais la cause mme du mal en contient le remde. Car, en pareil cas, lon a bien des chances darriver, en prcisant opinitrement cette notion vague, dvoiler ce que la pense de lauteur a de plus pur, de plus intime, de plus original et de plus dlicat, parce quon dvoilera justement lide dont tous avaient pressenti la valeur suprme, mais quune analyse exacte navait pas encore dtermine.

    On parle souvent de lintellectualisme de S. Thomas. Jhsite transformer en reproches dfinis ce qui nest souvent que lindistincte expression de profondes antipathies instinctives. Je crois pourtant quon vise, en gnral, comme le trait dominant et le vice radical de sa philosophie, cette double habitude : lidlatrie de labstraction et lintemprance de laffirmation. Parfois cependant, lon mentionne, mais sans paratre y attacher grande importance, sa thorie de la primaut de la contemplation.

    Il nous semble que ce dernier principe est plus profond, plus simple, plus central. Cest en partant de l quon arrivera le plus aisment au cur de la mtaphysique thomiste, parce quon ne peut tudier ce principe sans le voir stendre,

  • Introduction V

    se dvelopper, spanouir enfin dans laffirmation de la valeur absolue de lacte intellectuel. Arriv l, on tient la pense matresse qui met lunit partout, et qui joint la philosophie et la thologie dans une synthse indissoluble. Elle peut se formuler ainsi : lintelligence, pour S. Thomas, est essentiellement le sens du rel, mais elle, nest le sens du rel que parce quelle est le sens du divin. Voil, en peu de mots, la conception de la doctrine thomiste quon tentera, ici, dexposer.

    * * *

    Que lintelligence, essentiellement, dforme et mutile ltre, quelle soit : sens de lirrel, cest une ide aujourdhui si commune quelle a pass dans la littrature courante et dans la conversation. Chaque mot que prononce lenfant dit un romancier, est une hcatombe de choses particulires. Lorsquil a cueilli un narcisse des prs et quil lui applique le nom de fleur, qui est applicable des millions dautres fleurs et dautres narcisses, il le range dans un genre, il exprime son essence, il le rduit ltat dombre et dabstraction, et, la fleur quil nomme nest pas celle quil a cueillie elle na ni couleur ni parfum .

    Faut-il, dans lhistoire es systmes philosophiques, retrouver cet enfant naf qui dpouille ltre en le nommant et mconnat la fleur quil cueille, cest, sans hsiter, vers la Scolastique quon se tournera. La Scolastique est la philosophie des abstractions. Et si quelque docteur du XIIIe sicle, slevant contre la commune illusion, a proclam les droits de la ralit vivante et singulire1, du moins le plus clbre

    1 Roger Bacon. Opus Tertium, II, 7, 8, 10. Unumm individuum excellit

    omnia universalia de mundo... Singulare est nobilius, quam suum universale. Et nos scimus hoc, per experientiam rerum... Patet

  • Lintellectualisme de saint Thomas VI

    des Scolastiques est minemment reprsentatif de ltat desprit qui rgnait alors. Loin de la vouloir pallier ou cacher, S. Thomas rige en thorie lerreur qui fait sa faiblesse. Audessus de tout, il exalte lesprit ; or, cest luniversel qui en est, daprs lui, lobjet propre, et il va partout rptant, comme une dfinition de lintelligence : Elle est faite pour sparer ce qui est un. Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt.

    On reproche lintellectualisme scolastique; dextnuer et dabstraire; on lui reproche aussi de solidifier . Ce nouveau grief, qui pourrait semble!, au premier abord, saccorder mal avec le premier, nen est, au contraire, quune expression plus adquate. Abstraire, cest mpriser le fluent et postuler la permanence ; cest donc cristalliser ce qui se rpand, concentrer le diffus, glacer ce qui coule ; cest solidifier. Labstraction humaine est solidification, parce quelle est fragmentation, parce quelle est cration arbitraire dun certain nombre dunits factices substitues, par dcret de lesprit, lunit inexprimable du donn. Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple, cest ignorer le fluent, cest ignorer le rel.

    Ce progrs de la critique fait pntrer plus avant dans lintime de la philosophie quon condamne, en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique, qui lui sont essentiels. Cest la mme chose, dignorer le multiple du temps et le multiple de lespace, le mouvement vital et la complexit relle. Une mme erreur foncire rend les Scolastiques

    per rationes theologicas, quod universale non habet comparationem ad

    singularia : non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem, sed propter personas singulares... Hommes imperiti adorant universalia... Intellectus est debilis ; propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale, quam rei quae habet multum de esse, ut singulare.

  • Introduction VII

    rfractaires la pure impression du donn, et impermables lesprit historique ; et le monde de lesprit, tel que la fait son image lintelligence de ces gens-l, se trouve tre du mme coup une construction sans ralit ni consistance, une Nphlococcygie, et un empire de roides entits figes, une sorte de Chine intellectuelle.

    Labstraction systmatique trane aprs soi lassertion prsomptueuse. Si lon croit la valeur absolue du concept, il faut croire la valeur absolue du jugement et du raisonnement, qui en sont des suites ncessaires. Les notions, distinctes, puisque, par dfinition, elles ne reprsentent quune portion du rel, doivent, afin de le reprsenter plus compltement, pouvoir se combiner en un systme dfini de rapports stables. Si le rel a des portions , cest dans le jugement, mieux encore que dans le concept, que la ralit sexprime. e La vrit plnire, disaient les Scolastiques, ne rside pas dans lide simple mais dans la proposition, ou comme ils parlaient dans lnonciable . Tout ltre tant dailleurs explicable, par hypothse, sensuivait que la vrit totale devait tre cherche dans la science, cest--dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisquil se composait de concepts adquatement vrais, puisquil nnonait que leurs rapports. Une pareille science est le but idal de l intellec-tualisme , comme sa possibilit en est le postulat.

    La prtention dgaler le rel est, ici, tangible et vidente pour tous. Les philosophes ennemis de lintellectualisme nont pas besoin dune argumentation nouvelle, puisque, si leur critique du concept est vraie, toute cette science nest que chimre ; ici du moins ils se trouvent daccord, dans une mme ironie, avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens. Le peuple et les raffins nont quune voix pour reconnatre, dans cette prtendue adquation de la raison

  • Lintellectualisme de saint Thomas VIII

    aux choses, lillusion dun esprit qui nobtient la cohrence quau prix de la complexit si lunit factice quil prtend voir dans le rel le satisfait, ce nest que grce ltroitesse de ses vues, grce des prjugs ridiculement subjectifs1. Que peut-il comprendre lhistoire, la psychologie, la mtaphysique? Dans sa science, ltre fluent est pratiquement ni, puisquon limmobilise dans la rigidit des cadres rationnels, et ltre spirituel est parfaitement ignor, puisquon le conoit sur le patron des choses du monde spatial.

    Que si le raisonneur prtend faire figurer dans sa science non seulement le rel, non seulement le fluent et le spirituel, mais le divin, cest alors lintellectualisme pouss jusqu labsurde, cen est lexcs et le dlire. Et cen est aussi la forme scolastique. La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin. Elle prtend lexprimer en des propositions auquelles elle attribue une vrit dfinitive et irrformable : ce sont les dogmes. Et lintellectualisme voit ici, se lever de nouveaux adversaires. Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun, ni dune philosophie quelconque, mais au nom de la religion. Ce qui les inspire, ce nest plus seulement la vie telle quelle simpose la conscience vulgaire, ni la vie talle quelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions, cest la vie profonde et intense du sentiment religieux. Ils se choquent den voir la plnitude emprisonne dans la prcision dune formule. Ils reconnaissent peut-tre au dogme une lgitimit relative, fonde en ce besoin naturel et infrieur qui pousse lhomme

    1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben, Ich will mich zum deutschen Professor begeben. Der weiss das Leben zusammen zu setzen, Und er macht ein verstndlich System daraus Mit seinem Nachtmtzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Lcken des Weltenbaus. (HEINE, Buch der Lieder.)

  • Introduction IX

    traduire en noncs logiques les profondes ralits senties. Mais ils sirritent de laffirmation exclusive et absolue, cest -dire du dogme, au sens scolastique et traditionnel. Ils se moquent de ltrange figure que fait prendre la vie religieuse cette antique conception de la foi. Voil donc, disent-ils, la religion drive, par raisonnement dductif, des phnomnes, naturels ou miraculeux. Dieu nest plus atteint par lexprience intime, mais par largumentation. La divinit dune confession de foi peut tre dmontre de manire contraindre lintelligence. Et, puisque ces noncs dogmatiques sont la religion mme, il ny a pas, dans lhistoire religieuse, de dveloppement vital : des livres saints, dats et conditionns comme lest toute uvre humaine, passent pour avoir t dicts par Dieu, et jouissent dune autorit dcisive en matire de science et dhistoire .

    On va plus loin. Si les affirmations des dogmatisants sont outres, cest que leurs notions fondamentales sont fausses. S. Thomas, lintellectualiste type, passe pour un penseur chrtien. Que deviennent cependant, entre ses mains, ces prcieuses ides qui sont la force. et la joie de la conscience religieuse : la libert, la foi, la, Rvlation, le Mdiateur ? Que devient lide mme de Dieu ? toutes ces choses sont tombes ltat de notions abstraites et ples, la vie en est absente, ce sont des cadavres dforms. Lide de volont spirituelle et, personnelle, dit-on, manque proprement S. Thomas. La Rvlation tout entire nest pour lui quun complment de la spculation philosophique, accord , la faiblesse de lhumanit. Cest la pense, et non plus la foi, qui devient lorgane pour atteindre le Trs-Haut. Le Seigneur dont la prsence vivifiait lme est descendu au rang dun Logos illuminateur, et lon a fait du Dieu vivant un rceptacle dides exemplaires. Thomas est retomb, intellectuellement et moralement, dans la mentalit grecque, et

  • Lintellectualisme de saint Thomas X

    voil lessence de lesprit chrtien vapore, puisque cet esprit consiste mettre au sommet de tout, non pas une Ide, mais une Personne spirituelle1.

    * * *

    La dernire objection que nous avons transcrite marque le point prcis o lintellectualisme thomiste chappe finalement aux prises de ses adversaires, parce que lobjection sy rvle claire-ment comme un contresens. On croit porter un coup dcisif, mais ce nest plus S. Thomas quon touche. Ce nest pas une ide qui est au sommet de tout, cest une Personne spirituelle . Cette assertion suppose entre Ide et Personne spirituelle un contraste que S. Thomas nadmet pas. Car cest prcisment le principe fondamental de sa mtaphysique intellectualiste, que toute Personne 1 Ces critiques sont formules par M. Seeberg (Voir sa Theologie des

    Johannes Diras Scotus, pages 629, 627, 581, 586, 632, 580). Je le cite de prfrence tout autre, parce qu la connaissance des questions scolastiques, il joint, ce qui est beaucoup plus rare, un sens parfois trs juste de leur porte. Je nai pas ici dfendre la valeur religieuse de la pense scolastique en son ensemble. On tend aujourdhui le reconnatre : cest manquer de souplesse desprit et dimgination psychologique, que de ne pouvoir se reprsenter la coexistence subjective de laristotlisme syllogistique, avec un mysticisme pareil celui des Victorins ou de saint Bernard, et mme leur compntration ; la pense spculative ntait pas, ne pouvait pas tre isole de la vie religieuse, si intense au Moyen ge ; litinraire de lme cers Dieu et lIncendie damour se comprennent mal sans le Breviloquium. La rcente Esquisse de M. Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le prjug contraire ; pour lAllemagne protestante, on peut voir, dans la Realencyklopdie fr protestantische Theologie, larticle Scholastik, rdig par M. Seeberg. Dans cet ouvrage, je considre donc ce point comme acquis, mais je conteste une autre opinion, fort rpandue, daprs laquelle une scolastique volontariste , reprsente par saint Anselme, Robert Grosseteste, Duns Scot, etc., serait plus apte que lintellectualisme thomiste satisfaire les besoins profonds de lme religieuse.

  • Introduction XI

    spirituelle est une Ide, quil y a identit parfaite entre Ide et Ralit spirituelle1. Intelligent en acte et intelligible en acte sont pour lui deux notions convertibles. Les vraies Ides, les vrais noumnes , comme on dirait aujourdhui, sont les esprits purs, les Intelligibles subsistants . Lintellibigle est, par essence, du vivant, du substantiel. Connatre, cest principalement et premirement saisir et treindre en soi un autre, capable aussi de vous saisir et de vous treindre, cest vivre de la vie dun autre vivant2. Lintelligence est le sens du divin, parce quelle est capable dtreindre Dieu en cette sorte ; et, pour sen faire une ide correcte. il faut comprendre que son rle est de capter des tres, non de fabriquer des concepts ou dajuster des noncs.

    Des ides exposes dans ce livre, cest la plus importante, et celle que jaurais voulu mettre dans une plus vive lumire. Tout le reste en dcoule.

    La concidence de Ralit spirituelle et dIde fait voir que lobtention de la ralit suprme sopre formellement par lintelligence, et que la fin mme du monde, cest lacte le plus noble de lesprit, la vision de Dieu. Or, toute la religion gravite autour de la vision batifique. Lon voit donc disparatre, comme une simple ignoratio elenchi, lillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse, dans le systme intellectualiste nest quune pice rapporte.

    Si cest lintelligence qui saisit-Dieu tel quIl est, Dieu

    1 Le dogme de la Trinit laisse cette doctrine intacte, puisque chacune, des

    trois Personnes est rellement identique lEssence divine, 2 Il nest pas ncessaire pour cela que la connaissance soit immdiate,

    cest--dire que la Ralit par moi connue soit identiquement lide mme que jen ai. Ce serait l lidal suprme de la prise intellectuelle de ltre ; il ne se ralise, daprs saint Thomas, quen deux cas : celui des intuitions du moi actuel par lui-mme et celui de la vision batifique.

  • Lintellectualisme de saint Thomas XII

    ntant pas seulement volont sainte, mais encore nature souveraine et source essentielle de tout ltre, cest aussi lintelligence, par une consquence ncessaire, qui saisira ltre cr tel quil est en soi. Lintelligence, disions-nous, est le sens du rel parce quelle est le sens du divin. Cette conception explique et justifie lattitude de S. Thomas vis--vis de lintelligence, telle quil la considre dans son exercice terrestre et dans son mode humain.

    Car il la rabaisse, comme nous dirons; mais il est forc par ses principes de reconnatre ses oprations dici-bas une valeur imprescriptible en tant prcisment quelles participent de lintellectualit. Labstraction et laffirmation humaines sont justifies parce quelles sont, dans un monde infrieur, lexercice naturel dun tre qui, malgr tout, est esprit ; parce quelles sont les efforts de lintelligence mle aux sens pour suppler lide pure, pour simuler lintuition directe du rel.

    Le concept abstrait nest donc pas la saisie immdiate dune essence intelligible, mais cen est limitation inconsciente ; cest un artifice humain pour donner aux choses matrielles, par lpuration des donnes sensibles, une certaine apparence dtre des Ralits spirituelles. Le jugement certain nest pas lexprience dune semblable ralit, mais cest le mode humain daffirmer intrpidement la valeur absolue de lintelligence, et son aptitude percevoir ces suprmes entits. Le dogme, enfin, ngale pas le fait divin quil traduit en termes dhomme, mais, si-on ne lui reconnaissait quune valeur de symbole utile aux murs, on mentirait la nature de lintelligence : celle-ci, tant le sens du rel, se refuse reconnatre un ordre moral tranger lordre ontologique ; elle ne peut distinguer, au fond, jugements de valeur et jugements dtre.

  • Introduction XIII

    * * *

    Lintellectualisme mtaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions, idoles de lintellectualisme ordinaire. Il ne les adore pas : il les mprise et les protge, en attendant mieux. Comment S. Thomas, avec ses principes sur lintellection idale, exalterait-il la raison humaine comme tout ce quil y a au monde de plus excellent ? Lhomme, dit-il, ne possde pas lintellectualit comme son bien propre et sa nature; il nen a, comparativement lintellectualit des anges, quune tincelle, une petite participation1. Lintellection, en nous, nest jamais parfaite et pure, puisquelle ne peut sexercer, comme souvent il le rpte, qu lombre de lespace et du temps . Et notre droit daffirmer est ncessairement restreint un nombre assez modeste de propositions sres, gn quil est par notre mode de concevoir.

    Aussi, loin que S. Thomas prtende faire rentrer tout ltre dans ce moule rigoureux, quimpose notre intellection la substance tendue (qui est son objet proportionn ici-bas), son ontologie, au contraire, est caractrise, entre tous les systmes scolastiques, par laffirmation des entits qui chappent ce moule. Il affirme les formes pures, o la nature se multiplie avec lindividu, parce quelles sont suprieures lespace. Il affirme la puissance pure , qui est , et qui pourtant, nest pas son acte, et cest pour lui le premier pas dans la mtaphysique, daccorder la possibilit de ce qui soit pourtant . Il slve avec force contre ceux qui, transformant les accidents en masses mat-

    1 2 d. 3 q. 1 a. 2 et 2 d. 39 q. 3 a. 1. Les abrviations employes pour citer

    saint Thomas sont expliques la fin du volume.

  • Lintellectualisme de saint Thomas XIV

    rielles, pervertissent la notion de qualit1. Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement, telle quelle se reflte en notre langage, nous impose ces dformations animales,: et que, si nous pouvons les condamner par la rflexion, jamais pourtant ici-bas nos conceptions ne sen pourront dfaire. Solidifier , cest; donc pour lui la tare essentielle de notre raison, mais cest la condition ncessaire de son exercice.

    Et, de mme, sil affirme bravement ce quil croit percevoir avec certitude, il sait que nombre de problmes nous sont insolubles, et quon sexpose courir aprs des ombres quand on cde lamour de systmatiser. Il ne renonce pourtant pas appliquer toute matire ses syllogismes ; il trouve; un biais, et nous aurons tudier ces systmes de raisonnements probables, dont les points dattache sont, comme il le dit lui-mme, en dehors de la nature de ltre , dont le canevas est fourni par lactivit ordonnatrice de lesprit, et dont le philosophe mdival ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2. Comme le mme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements, les certains et les probables, on sexpose dtranges mprises quand on veut mettre sur la mme ligne tout ce que S. Thomas avance l o il nglige de qualifier expressment son affirmation. Ici, il crit que la pense de lange nest pas identique son tre : cest une assertion mtaphysique capitale, dune certitude absolue ; la page suivante, il dclare que les anges ont t crs dans le ciel empyre : et cest peine sil accorde cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

    1 Voyez V. I. c. XI, in 5 Met. l. 7, in 7 Met. l. 1, et le chapitre 2d de notre 2e

    partie. Comparez encore la thorie thomiste de la priorit rciproque des causes. Ver. 28, 7. etc.

    2 Voir in 4 Met., l. I, et notre 2e partie chap. 5e.

  • Introduction XV

    un crivain moderne sil nous contait que les Sraphins planent dans lazur ou dans le bleu. Que cette manire de procder nous tonne, au premier abord, et nous droute, cest possible. Mais voici du moins un rsultat qui demeure : sil faut, en cette matire, reprocher quelque chose S, Thomas, cest moins davoir affirm sans tre sr, que davoir systmatis pour le plaisir, avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer.

    Ainsi, ni la griserie de labstraction ni lintemprance de laffirmation ne caractrisent ce philosophe ; et cest prci-sment son idal trs haut de lopration intellectuelle qui la fait ddaigneux du concept et rserv dans ses jugements.

    Est-ce dire que, dans la pratique, il nait jamais sacrifi ces illusions que condamnaient ses principes ? Ne pas le reconnatre serait fermer les yeux lvidence. Il a donn, et l, trop dimportance aux formules ; il a trop substitu, dans ses explications de textes, la finalit consciente au mcanisme historique de la psychologie; il tendait concevoir toute perfection, mme dans le monde des tre corruptibles comme une substance et comme un repos1. Tout cela, sans doute, a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel. Lon pourrait, de ce point de vue, tudier son intellectualisme , et dceler, dans ce que jappellerais le matriel de sa doctrine, linfluence des prjugs quantitatifs quil critiqua. Un pareil travail, si lautour tait soigneux, serait peut-tre instructif et, sil tait

    1 Nous aurons occasion de revenir plus loin deux points mentionns ici, et

    de montrer comment, dans sa thorie de la spculation humaine, saint Thomas, restreignant inconsciemment la largeur de ses principes, a sembl parfois vouloir rduire aux formes rationnelles tout lexercice spculatif de lesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie). Quand lidentification trop htive dune ide avec une formule dfinie, on en peut trouver un exemple dans les discussions de lopuscule 18e, de Forma absolutionis.

  • Lintellectualisme de saint Thomas XVI

    spirituel, ne manquerait pas dtre amusant. Mais il nous semble que la porte historique en serait courte, parce quune doctrine dj ferme arrtait ici S. Thomas sur la pente, et quil nest pas, en cette matire, particulirement reprsentatif.

    *

    * * Au contraire, en prenant comme principe la, valeur suprme de lacte intellectuel, nous avons conscience davoir mis au centre ce qui tait central pour S.. Thomas. Quelle puissance est plus noble, lintelligence ou la volont ? Par quelle puissance ltre cr possde-t-il lInfini, par lintelligence ou par la volont? Ctaient l des problmes que se posaient explicitement les Scolastiques, et en mme temps que leurs rponses ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes, elles taient minemment caractristiques de leurs systmes, parce quelles dcidaient, pour eux, de la nature de Dieu, dont tout dpend1. Il y a en Scolastique une question principale, on pourrait presque dire une question unique, cest celle de la, conqute de ltre. Cest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce ct, quon arrivera les comprendre tels quils furent2.

    1 Scot pense, contre S. Thomas, que la possession de Dieu sopre

    formellement par la volont (voir plus bas, p. 49, n. 1). Il est, ds lors, consquent avec lui-mme : en niant la parfaite concidence de lordre intelligible et de lordre rel : cest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei. Parce que la notion thomiste dintellection poss-dante et dimmanence intellectuelle lui manque, il tend se reprsenter toute connaissance sur le modle de notre conception : cest ce qui expli-que ses thories sur lunivocit de ltre, et sur la connaissance humaine des attributs divins. Si nous dfinissions lintellectualisme par la tendance galer tout le connatre au connatre humain, nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S. Thomas.

    2 Les volontaristes mdivaux attribuent la volont cette acquisition de ltre, par transformation en lui qui est, pour S. Thomas

  • Introduction XVII

    Cest donc la doctrine de S. Thomas sur l valeur de lin-telligence pour la conqute de ltre qui fait le propre objet de cette tude. Ne me proposant point dattnuer le thomisme pour le rendre acceptable la pense contemporaine, mais de le faire comprendre tel que son auteur lavait conu, je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes. Pour la- mme raison, je suivrai un ordre dexposition analogue celui des Scolastiques, cest--dire a priori, et inverse de leur ordre dinvention. Une premire partie expliquera donc la notion de lintellection en soi, et comment elle est, pour S. Thomas, essentiellement captatrice dtre, et non fabrication dnoncs. Une seconde partie jugera, sur cette rgle, la valeur de la spculation humaine, cest--dire des multiples oprations par lesquelles notre esprit, priv presque entirement dintuitions, mais aid des facults sensibles, sefforce ici-bas de feindre et de suppler la perfection qui lui manque, suivant le principe pris dAristote : Quod non potest fieri per unum, aliqualiter saltem fiat per plura. Les succdans naturels de lintellection pure sont le concept, lapprhension du singulier, la science, le systme, le symbole1. La vie contemplative, telle que leur exercice nous la procure, serait tout ce quil y a de meilleur sur terre, si Dieu, par un excs damour, navait promis lhomme une vision plus sublime que toutes celles o son dsir naturel pouvait aspirer. Il en rsulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire; car, en attendant le Ciel, cest la foi qui nous fait vivre, et cette foi,

    le partage de lintelligence. Voir, outre les textes de Scot cits plus bas,

    Henri de Gand, Quodlibeta, I, 14. (Venise, 1613), et Mathieu dAquasparta : Quaestiones disputatae de cognitione, q. 9, ad 9. (Quaracchi, 1903, pp. 407-408.)

    1 Il ny a pas lieu, de consacrer au jugement une tude spciale parce que le rsidu qui lui appartient en propre, cest--dire la simple affirmation dune existence, na aucune valeur de spculation pure.

  • Lintellectualisme de saint Thomas XVIII

    qui nous prpare une vie dintellectualit plus exquise courbe notre raison sous le joug pnible de lautorit. Donc sur terre, les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles, mais morales. Cest ce qui oblige, dans un troisime partie lIntelligence et laction humaine dexaminer, en peu de pages et par manire de complment quelle est la valeur de llment intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lhomme tend sa fin, qui est spculation pure. Ce dernier rle de lintelligence est provisoire et subordonn. Il y a, par dfinition, un ensuite la morale, mais il ny a pas densuite lide. Et cest ici que la philosophie et la thologie sunissent, dan le systme thomiste, comme la matire et la forme. Car, comme la religion, elle aussi, prtend tre finale, il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine. Cela revient dire que, comme le rel cr nest quune participation du divin, ainsi la vie surnaturelle ne peut tre quune conqute plus plnire de la ralit. S. Thomas nest donc pas religieux quoique intellectualiste ; il croit plutt devoir tre intellectualiste parce que religieux. Il faudrait, dit-il1, que lhomme ft ltre suprme, pour quon pt mettre dans la raison pratique le souverain bien.

    1 1a 2ae q. 3 a. 5 ad 3.

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 1

    PREMIRE PARTIE

    LIntellection en soi

    I

    Lintelligence est une vie, et cest tout ce quil y a dans la vie de plus parfait1. . Ltre est double matriel et immatriel. Par ltre matriel, qui est restreint, chaque chose est seulement ce quelle est cette pierre est cette pierre, et rien de plus. Mais par ltre immatriel, qui est ample et comme infini, ntant pas born par la matire, une chose nest pas seulement ce quelle est, elle est aussi les autres tres, en quelque faon2. Ces formules rsument assez bien la notion fondamentale de lintellectualisme thomiste.

    Elles dlimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lintellection pour S. Thomas, dans toute sa gnralit. Lintellection nest pas chose univoque , mais est intrinsquement diffrente, dans cette doctrine, selon les diffrents tres intelligents. Point de relation causale dune espce dtermine, qui puisse exprimer le rapport universel de lintelligible lintelligent : tantt cest lesprit qui pose lobjet, tantt cest lobjet qui agit sur lesprit, tantt

    1 In 12 Met. 1. 5. 2 In. 2 An. 1. 5.

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    lharmonie entre lesprit et lobjet doit tre constitue, sans influence immdiate, par laction suprieure dune cause commune3. Point de modification ncessaire, de processus extrieur ou de rception qui soit du concept de lintellection : tantt lessence mme de lintelligible est dans lesprit ; tantt lesprit et cest le cas des Anges ou intuitifs purs possde ds le dbut une collection dimages du monde qui lui est comme substantielle ; tantt, comme cela se passe chez les hommes, lesprit, aprs une srie dactions prparatoires plus ou moins laborieuses, fabrique en soi-mme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite. En un mot, le mode de gense de lide, et mme le rapport de lide lobjet, est extrieur et accidentel au fait de lintellection. Celle-ci ne peut donc tre notifie que par lunit vivante que forme avec lesprit lide dj prsente.4

    Pour signifier lunion de lintelligible avec lintellect, S. Thomas dit indiffremment tre (parfois devenir), comme Aristote, ou avoir, terme qui se rapporte un mot dAugustin5. Cette union peut tre assimile, dit-il encore, la pntration de la matire par la forme6. Mais, parce que ces mtaphores pourraient aussi sappliquer la connaissance sensible, il faut ajouter que lesprit, lorsquil atteint

    3 Ver. 2. 14. 4 Ver. 8. 6. Dico ex eis effici unum quid, in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

    essentiam suam, sive per similitudinem ; unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens, nisi per accidens... , etc

    5 Aristote : (De lme, III. 4.). (lb. 5.). Pour lide dAugustin, elle est rsume au mieux dans un Commentaire de S. Thomas sur S. Paul : In his quiae sunt supra animam, idem est videre et habere, ut dicit Aug. (In Hebr. XI. 1. I. rdaction du f. Rginald. V. Aug. De Diversis Quaestionibus LXXXIII, c. 35.)

    6 1 q. 55 a. 1 ad 2. Intellectus in actu dicitur intellectum in actu, non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit, sed quia illa similitudo est forma eius. Cf. Ver. 8. 6.

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 3

    ltre tranger, satteint aussi toujours et ncessairement lui-mme. Que ces deux oprations nen fassent quune : cest l le propre de lintellection. Aristote dit que, de par sa notion mme, lintelligence se peroit elle-mme en tant quelle transporte ou conoit en soi un intelligible : car lintelligence devient intelligible par cela quelle atteint un intelligible7 . La diffrence de lesprit et des sens est ds lors suffisamment indique par cette immanence plus ,profonde qui implique la possibilit de la rflexion. Ou, comme la suite nous le fera voir, lintellection peut tre dfinie par sa possibilit de progrs selon les deux conditions marques par les formules du dbut, conditions qui sont corrlatives. Elle est lacte dintensit variable, o lenrichissement par assimilation de lextrieur crot toujours quand la vie immanente crot8. Son extension suprieure nest pas une dispersion dans le multiple, car lintellect, quand il atteint beaucoup dobjets, demeure plus concentr que le sens lorsquil en atteint peu9.

    Que si lon demande de caractriser plus nettement cette union, cette possession sui generis, il est clair quon ne peut mieux le faire quen renvoyant chaque homme lexprience personnelle de sa pense. Cest une prsence qui ressemble lidentit transparente du moi avec lui-mme, sans tre exactement cela, fieri quodammodo aliud. Lexamen des thses les plus fondamentales de la mtaphysique thomiste

    7 In 12 Met. 1. 5. Cf. Ar. Metaph. 7. Ed. de Berlin, 1072, b. 20... 8 1 q. 27 a. 1 ad 2. Quanto aliquid magis intelligitur, tanto conceptio intellectualis est magis intima

    intelligenti, et magis unum. Nam intellectus, secundum hoc quod actu intelligit, secundum hoc fit unum cum intellecto .

    9 Opusc. 26 [28?], ch. 1. Anima humana quodammodo est omnia... remanet in ea quaedam infinitas... nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa, sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium, quam sensus in paucis sensibilibus .

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 4

    conduit au rsultat suivant : lintellection doit tre prsente, au dbut, comme un fait original qui contient, avant toute explication, de quoi le distinguer de ce qui nest pas lui. En effet, si des scolastiques postrieurs ont pu sinterroger sur la possibilit dtres immatriels qui ne seraient pas intellectuels, cette question, pour S. Thomas, ne saurait prsenter aucun sens. Si la prsence des qualits sensibles exclut lintellectualit, cest la non-intellectualit qui dfinit la matire10. Ainsi la division est complte, distinguant deux contradictoires. Il y a deux sortes dtres, ceux que la matire contracte et contraint ntre queux-mmes, navoir quune seule forme, et ceux qui, exempts de cette dtermination, peuvent tre les autres dune certaine manire . Lapriorisme de cette dichotomie, la faisant absolue, ne dcide pas la question si la matire qui exclut lesprit concide, sans la dpasser, avec la ralit mal connaissable qui affecte dune faon originale nos cinq sens. Mais lintelligence, elle, est nettement mise part, et distingue de tout le reste par une caractristique prise de son acte.

    Voil donc indique la notion gnrale qui seule peut tre le point de dpart de notre recherche. La suite mettra en lumire les diversits profondes qui rendent irrductibles les diffrentes sortes dintellections. Elles se distingueront et se classeront delles-mmes par le dveloppement divergent des lments essentiels que la premire esquisse a rvls.

    II

    Contrairement la conception aujourdhui vulgarise, qui fait de lintellection un piphnomne la surface de

    10 V. 1 q. 14 a. 1.

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    la vie vritable, Thomas la considre comme laction vitale par excellence, laction la plus foncire et la plus intense des tres intelligents. Contrairement ceux qui voient dans lintelligence une facult essentiellement goste, il en fait la puissance essentiellement libratrice de la subjectivit11, si lon peut ainsi parler, la facult de lautre . Plus gnralement, elle est pour lui, comme on la bien dit12, la facult de ltre , la facult qui le plus vritablement prend, atteint, et tient ltre. Elle runit lintensit subjective et lextension objective au plus haut degr, parce que, si elle atteint ltre, cest en le devenant dune certaine faon : en cela prcisment consiste sa nature.

    De ces deux caractres, immanence et extriorisation, cest finalement limmanence qui donne sa perfection lacte intellectuel. La raison propre de la supriorit de lintelligence sur la volont, cest que, parler simplement et absolument, mieux vaut possder en soi la noblesse dun autre tre, que davoir rapport un tre noble qui reste extrieur13 . Si donc lintelligence est la vie suprme et parfaite, cest quelle se rflchit sur soi-mme et atteint ltre en se comprenant. Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum, nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest. Ces paroles, empruntes au dernier livre de la Somme contre les Gentils14, sont la conclusion dun large expos de l manation dans les diffrents rgnes de la nature. Selon la diversit

    11 Le mot subjectivit traduit ici lindividualit au sens thomiste, qui dit limitation et contraction autant

    quunit incommunicable. Dieu, pour S. Thomas, nest pas individuel. (Pot. 7. 3.) 12 Revue Thomiste, 1900, p. 399. 13 Ver. 22. 11. Cf. ibid. 15, 2. In verum... intelligibile fertur intellectus ut in formam..., in bonum autem

    fertur ut in finem , cum forma sit intus, et finis extra. 14 4 C. G. 11.

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    des essences, y est-il dit, les manations des tres sont diverses, et, plus une nature est leve, plus son manation lui est intime. Dans lunivers, les corps bruts sont la dernire place, et parmi eux lmanation ne peut se concevoir que, par laction dun individu sur tin autre : quand le feu produit du feu, cest quun corps tranger est par lui altr, modifi, et transform en feu. Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lmanation procde dj de lintrieur, puisque cest lhumeur intrinsque la plante qui se change en semence, et, confie ensuite la terre, crot et devient plante son tour. Cest le premier degr de la vie, puisque ces tres-l vivent, qui, se meuvent eux-mmes agir, tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement privs de vie. Pourtant la vie des plantes est, imparfaite, car, si lmanation y procde de lintrieur, peu a peu cependant elle en sort, et ltre qui mane se trouve finalement extrinsque au premier; lhumeur, surgissant dabord de larbre, devient fleur; puis cest un fruit qui, distinct de lcorce, y reste encore attach ; mais, quand le fruit est parfait, il se spare compltement, tombe terre, et, par la vertu du germe, produit une autre plante. Dailleurs, y regarder de prs, le premier principe de cette manation tait lui-mme extrieur, puisque, lhumeur intrinsque de larbre a t aspire du sol par les racines. Au-dessus des plantes, lme sensitive constitue un degr de vie plus lev : lmanation propre y commence du dehors, mais elle se termine lintrieur, et, plus elle avance, plus elle est intime : cest que lobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens extrieurs, do elle passe dans limagination, puis dans le trsor de la mmoire. Or, dans toute la suite de cette manation, le principe et la fin nappartiennent pas rigoureusement

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 7

    au mme sujet, puisquune puissance sensitive ne saurait se rflchir sur elle-mme. Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes, et dautant plus quelle y est plus intime. Ce nest pourtant pas encore la vie parfaite, puisque lmanation, ici, passe de lun lautre. Donc le degr suprme et parfait de la vie, cest lintelligence, puisque lintelligence se rflchit sur elle-mme et se comprend. On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de ltre se mesure limmanence des oprations ; celui que jai choisi a ceci de particulier, quil exclut de lacte immanent non seulement la consommation dans un sujet extrieur, mais la rception des principes du dehors. Cette exigence, qui semble incompatible avec le principe de cette extension lautre dont nous avons fait au dbut le second caractre de lopration intellectuelle, nous force de remonter ds maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lintellectualisme de S. Thomas : lexistence vivante et personnelle de lEsprit absolu. Au chapitre cit, aprs le classement des puissances naturelles, lauteur tablit : celui des facults intellectuelles, mettant toujours au dernier rang ce qui reoit davantage de lextrieur. Il conclut que limmanence rigoureusement parfaite nexiste quen Celui chez qui ltre est identique lintelligence et lide, chez lEsprit qui est lui-mme mesure de la vrit des choses. Lintelligence humaine peut se connatre, mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors, puis quelle ne connat rien sans image sensible. Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges, dont lintelligence se connat par soi-mme sans passer par rien dextrieur ; cependant, leur vie na pas encore la suprme perfection, puisque leur ide, qui leur est intrieure, nest pourtant pas leur substance, tre et

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    comprendre ntant pas identique en eux15. Donc, la dernire perfection de la vie appartient Dieu, en qui comprendre, cest tre, si bien que lide de Dieu, cest lessence divine elle-mme, et jentends par ide ce que lintellect conoit en soi de lobjet connu. Ansi la conscience parfaite, cratrice de toute vrit, est en mme temps intellection puisante et unit parfaite, et Dieu nen est pas moins un pour connatre : le pensant et le pens ne font pas nombre pour S. Thomas. Dans le monde des anges, entre Dieu et lhomme, ltre, lacte, la vie, se mesurent toujours la profondeur de limmanence : lunit intelligible y est-un accident, elle change et passe tandis que la substance demeure. La plnitude intelligible, qui consiste, en Dieu, en une seule chose : son essence, par laquelle il connat tout, e est participe, dans les intelligences cres, dune manire infrieure et moins simple16. Aucun des esprits crs nest la ressemblance universelle de tout ltre, cette ressemblance unique et parfaite tant ncessairement infinie donc, chacun deux connat par plusieurs ides. Mais plus une substance spare est sublime, plus sa nature est semblable la divine, et par consquent moins contrainte, et plus proche de ltre universel, parfait et bon...: donc les similitudes intelligibles, dans une substance suprieure, sont moins nombreuses et plus universelles17 non par gnralisation, mais par condensation, comme

    15 S. Thomas ne veut pas dire ici que lintelligence anglique ne devient pas intentionnellement

    lintelligible, mais quil y a dans lange de ltre qui nest pas du comprendre (ce quil prouverait, soit par la succession de ses penses, soit par la prsence, en sa conscience, dactes qui ne sont. pas identiquement des intellections. Voir 1 q. 54 a. 1, etc.).

    16 1 q. 55 a. 3. 3. 17 2 C. G. 98.

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 9

    nous dirons dans la suite. Moins ltre sparpille en penses multiples, plus sa vie est intense.

    III

    Mais plus sa vie est intense, moins elle est restreinte en soi. En reprenant la srie des tres finis numrs ci-dessus, nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises, la possession de lautre, loin dtre oppose limmanence, crot, au contraire, et dcrot avec elle18.

    Il suffit dun peu de rflexion pour dpasser lopposition vulgaire daction et de pense; il en faut davantage pour concevoir que la pense est, en soi, la plus agissante et la plus puissante des actions. Cette manire de voir tait naturelle S. Thomas, pour qui laction tait perfection en tant quelle tait, non pas mouvante, mais possdante, en tant que, mergeant du mouvement, qui est dissemblance et potentialit, elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lacte. Cela pos, il concluait vite que la possession de lautre soprait plus pleinement par lide que par nimporte quel contact matriel, et requrait limmanence comme condition de sa perfection.

    Sans doute, avoir, possder, saisir, tenir, tous ces mots sont emprunts lexercice de nos pouvoirs corporels; il semble premire vue que les appliquer lopration intellectuelle, ce soit les vider de leur sens vrai et plnier pour dcrire une ombre daction ou de possession sexerant sur une ombre dtre. Mais, si laction dit passage dun tre un autre, elle est, en consquence, dautant plus parfaite quelle atteint plus pleinement lautre comme tel, cest--dire

    18 Ver. 2. 2.

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    dans lintimit, la totalit, lunit de son tre, dautant plus imparfaite quelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur). Or, rien nest plus abstractif quune action matrielle rien donc nest plus impuissant et plus born. Un cantonnier casse des cailloux, un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil, un boeuf crase une fleur : ces actions ne font qualtrer ltre, elles latteignent par un de ses modes, exclusivement, donc abstractivement, aucune ne lenvahit tout entier, ne le pntre, ne le conquiert: Le sujet agissant visait, par son action, se soumettre ltre, sen enrichir, linformer de soi il ne russit, par laction matrielle, qu transformer par quelquune de ses puissances quelquune des qualits de lautre, il ne latteint pas dans son fond dernier. La permanence de la matire oppose toujours une rsistance passivement tranquille la bte la plus furieuse ou la machine la plus colossale, et le flux de la dure temporelle, qui conditionne leurs actions, leur impose linstabilit, sinon comme leur sort ncessaire, au moins comme une de leurs invitables possibilits. Condense, extnue, disperse, subtilise autant quon voudra, la matire subsiste ; domine, contrarie pour un temps, la rpugnance de lautre se fixer au service exclusif dun moi matriel nest jamais vaincue pour toujours. La gnration est une modification presque cratrice, mais elle nopre que le mme en qualit, et pose un nouvel tre, extrieur au premier. La contenance matrielle, lassimilation nutritive soumet rellement lautre lindividu, mais, juxtaposant des parties spatiales, agglomrant du matriel, cest--dire du rciproquement impntrable, elle est toujours inhabile oprer cette fusion concidante qui est lidal de laction. Par dfinition, la connaissance seule permet au mme, restant le mme, dtre aussi lautre ; on ne possde vraiment un tre

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 11

    quen le devenant en quelque sorte, par pntration intime des deux principes dunit. Cest cela mme quentend S. Thomas quand il crit Avoir en soi une chose non matriellement, mais formellement, ce qui est la dfinition de la connaissance, cest la plus noble manire davoir ou de contenir19

    Ds quon passe au domaine immanent de la connaissance, lextension et surtout lintensit de laction croissent donc dune manire incommensurable. Une vache ncrase la fois quune ou deux pquerettes, mais toutes celles de la prairie, elle les voit ensemble, et elle les vit. Mais la conqute de lautre, chez les connaissants, est ingalement intgrale selon les ingales immanences. Limmanence sapprofondissant, labstraction diminue. Au plus bas degr de la connaissance sensible, S. Thomas place les animaux les plus immergs dans la matire, lhutre et ses congnres, qui nont que le sens du toucher20. Ces consciences-l, les plus parpilles des mes , nont pas de sens de ce qui nest pas prsent; parce quelles nont pas de fantaisie , elles nont pas de mmoire. Leur contenu psychologique est qualifi imagination et concupiscence confuses ; il leur prsente, comme dans un crpuscule perptuel, du nuisible et du convenable ; manquant de sagesses particulires , elles ne sont ni disciplinables ni prudentes, et cest bien delles quon peut dire in nullo participant de contemplatione. Or, la note propre de leur connaissance, et qui les constitue infimes parmi les connaissants, cest prcisment labstraction extrme, ou, ce qui revient au mme, lextrme subjectivit. Entre les excitations multiples qui vont, dans la nature, des sensibles

    19 In Caus. 1. 18. 20 In 1 Met. 1. 1. In 3 Anal. 16. In sens. et sens. 1. 2.

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    aux sensitifs, lhutre ou ltoile de mer ne saisit, nemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher. Ce sens, est fondement des autres, et peut seul exister sans eux. Or, il a justement ceci de propre, quil ne peut tre compltement dnu de son sensible, quen lui la transformation relle est le plus ncessairement lie la transformation connaissante , car la main, qui doit sentir le froid, est ncessairement chaude ou froide21. Donc lhutre connat, en tant quune vague unit de conscience opre en elle une certaine coordination de lensemble qui lentoure. Elle a comme son systme du monde, elle est quodammodo alia, sinon quodammodo omnia. Mais labstraction extrme de cet extrait du monde qui est en elle, correspond la dbile immanence dune conscience peu profonde, incapable de rassembler, par le souvenir, les moments successifs de son unit. Chez les animaux suprieurs et dous des cinq sens, le corps tant plus diffrenci, la perception du monde est plus complexe et plus complte. Elle est moins subjective pour lanimal voyant que pour celui qui seulement touche, parce que la pupille est entirement dnue de la nature de son objet , elle nest ni blanche, ni noire, ni rouge, elle na aucune couleur, elle est seulement susceptible de celle de lobjet color. La perception est aussi, moins abstractive : laddition dautres sens au toucher et la collaboration qui en rsulte font que ltre est saisi, ou du moins vis, dun plus grand nombre de cts. La vache de la prairie na pas seulement des yeux qui refltent les couleurs des marguerites ses organes tactiles, son mufle, sa langue, la renseignent sur leur hauteur et leur rsistance, et ses narines, sur leur parfum. Et ces diffrentes, perceptions ou mmoires de perception

    21 Pour tout ce dveloppement sur la connaissance sensible, voir 1 q. 78 a. 3.

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 13

    sont unifies, daprs S. Thomas, en une synthse concrte, par le sens commun et par l estimative , puissance organique, apprhensive de singuliers22. Cest ainsi que lorganisme plus compliqu des animaux suprieurs les jette un peu plus loin dans lautre.

    Cependant, avec eux, nous navons pas encore assez merg du subjectivisme et de labstraction23. La facult de lautre ne peut tre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lautre comme autre, aussi clairement quil le peroit comme tel ou tel. Un pareil tre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi, juger sa perception et rflchir sur soi-mme. Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa. Par dfinition, il faut se connatre soi-mme pour connatre la vrit comme telle24. La rflexion est donc condition de lintellectualit, et lintellection, type de lacte immanent, est postule comme la

    22 Opusc. 25, ch. 2. Les Scolastiques prouvent lexistence de cette facult synthtique en renvoyant aux

    faits dexprience : le chien mord la main celui dont il a reu un coup de pied ; il a donc une certaine perception de lunit individuelle. (Domet de Vorges, La Perception et la Psychologie thomiste. Paris, 1892, p. 84).

    23 Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum ; sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum ; sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem... Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur (4 d. 49 q. 3 a. 5 sol. 1 et ad 2. Cf. la 2ae q. 31 a. 5).

    24 Voir les dveloppements trs clairs et complets de Ver. 1. 9 et 10. 9. La puissance qui peut se rflchir sur soi-mme est ncessairement pure de toute matrialit, donc son objet nest pas restreint comme celui de chacun des sens, mais elle est capable de devenir tous les tres. (Opusc. 15. eh. 2). Le sens, qui connat son acte (cognoscit se sentire), mais non pas la nature de son acte, nest pas facult de ltre ; la raison, au contraire, connat son essence, et par l la vrit, cest--dire ltre comme tel. Loin que limmanence coupe les ponts avec le rel, et empche le passage lautre, elle en est la condition : on connat lautre en le devenant.

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 14

    seule action qui puisse tre parfaitement la prise de lautre. On voit dj quel principe prouve que limmanence et la prise de lautre, croissent de

    pair dans ltre intelligent. Pour lui, possder lautre, cest se possder. Plus une chose est comprise, plus la conception quon en a est intime ltre intelligent, et unifie avec lui. La notion dunit, ici introduite, et constamment rappele par S. Thomas, met dans tout son, jour la corrlation des deux qualits dextension enrichissante intellectuelle, et dimmanence,

    En effet, si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25, si sa nature est de pouvoir devenir tout, son idal sera dintgrer simultanment tout le peru dans une ide commune. Si telle ide ne reprsente pas tel esprit lautre dans sa totalit, la convenance de sa nature exige quil nait pas la conscience jamais obstrue par une reprsentation, mais quil trouve toujours dans son indtermination intrinsque de quoi former, soit des units nouvelles complmentaires, soit des units plus larges qui runissent la perception prsente et celles mme qui sy opposeraient26. Lunit reprsentative, (proportionnelle limmanence dont la perfection consiste, comme nous lavons vu, en lindistinction de lessence et de lide), est dailleurs condition essentielle de lide : celle-ci tant le second moi, le moi pens, doit tre une comme le moi pensant, son susceptible

    25 Cela est vrai pour le sens, mais sans simultanit : la pupille voit le blanc et le noir, mais non pas

    secundum idem. Lintelligence, elle, connat les deux contraires ensemble, et, lun par lautre, In Sens. et Sens. l. 19. In 9 Met. l. 2. 3 C. G. 82. 3. On reconnat une ide dAristote.

    26 Cest parce que lhomme dsire connatre tout, et quil ne le peut faire que successivement, que le changement lui plat dans ses penses (la 2ae q. 32 a. 2). Dans la pense divine, au contraire, immutabilitas consequitur quandam totalitatem... quia omnia simul in uno considerat . (Mal. 16. 2. 6.)

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 15

    propre, auquel elle est momentanment, identique27. Donc, la force dune intelligence se mesurera lexpansion, la distension possible de son moi pens, de son ide, dautant plus puissante en son genre quelle concentrera en soi plus de lautre, sans perdre son unit. Les plusbas dentre les intellectuels sont donc ceux qui nacquerraient leurs ides que par limpression des objets matriels, puisque, chaque objet matriel ntant que lui-mme, une ide acquise dans ces tres ne reprsenterait pas plusieurs objets. Rien nempche, au contraire, les esprits dimmanence plus profonde qui leurs ides sont consubstantielles, de rassembler en une seule prsence mentale toute une vaste catgorie dobjets. Nous avons dj dit que cest selon le nombre dcroissant des ides quil faut se reprsenter les degrs de perfection naturelle chez les intuitifs purs. Et, ajoute S. Thomas, nous retrouvons cela chez les hommes, puisque celui dont lintelligence est plus haute, peut, grce un petit nombre de principes quil possde en soi, descendre de multiples conclusions, o ceux qui sont plus borns narrivent, que grce diverses infrences, des exemples, des propositions particulires immdiatement adaptes aux conclusions28.

    Mais, ce quil est essentiel de remarquer ici, cest que, loin dtre en raison inverse, lextension et la comprhension,

    27 Quodl. 7. a. 2. Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter, est

    impossibile. Cuius ratio est, quia intellectus secundum actum est omnino, id est perfecte, res intellecta, ut dicitur in 30 de Anima. Quod quidem intelligendum est, non quod essentia intellectus fiat res intellecta, vel species eius ; sed quia complete informatur per speciem rei intellectae, dum eam actu intelligit. Unde intellectus simul plura actu intelligere primo, idem est ac si res una simul esset plura . Et ib. ad 2 : Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero . Cp. Ver 8. 14 et 1 q. 85 a. 4.

    28 Ver. 8. 10.

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 16

    dans lide intuitive, croissent de pair. Luniversalit plus grande des formes idales, par o connaissent les Anges suprieurs, au lieu damener lindistinction et le vague, est condition de pntration plus subtile dans loriginalit des tres. Elle est, disions nous, non pas gnralisation, mais condensation : et la raison en est la nature mme de lintelligence, facult de lun aussi bien que facult de ltre, ou facult de ltre unifi dans une conscience comme il est un dans la ralit. Ens et unum convertuntur : et lunit singulire ou transcendentale, soigneusement distingue par S. Thomas de lunit qui est principe du nombre, ne doit se sparer ni dans lordre rel ni dans lordre intentionnel de la ralit qui lui est identique. Donc, cest parce que lunit de chaque crature, comme son tre, est dficiente, quelle est mieux connue en soi lorsquelle est connue, non par les autres, mais avec les autres, et que le procd disolation qui la dcoupe dans lunivers la vide forcment dun peu de ralit. Omnia se invicem perambulant. Lintelligence, pour S. Thomas, est, comme la dit un de ses disciples, lordre naturel en puissance en soi, donc, et dans les conditions normales de son exercice, plus elle sincorpore lunivers, plus elle est totalisante, plus elle est elle-mme. La condition pour puiser un dtail serait de possder lunit absolue. Une chose, dit S. Thomas, est plus parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mme, mme quant sa propre originalit29.

    Ainsi il est ramen, une fois de plus, par lanalyse de lintellection, laffirmation de la Conscience parfaite : seule elle concilie, dans son unit absolue, la double perfection que nous distinguons dans lide. La Cause totale

    29 (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam, etiam in quantum est talis.

    Ver. 8. 16.-11. Cf. Ver. 4. 6.

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 17

    est le vrai miroir de ltre tel quil est en soi; posant toute chose comme sa propre participation, rpandant tout ltre et toutes ses diffrences , elle est la fois immanence parfaite et pntration qui scrute tout. Celui-l seul, par son intelligence, perce tout, qui connat tout par sa propre essence, source tout la fois, et dtre, et de vrit. Lme humaine est intelligente parce quelle est puissance passive de tout ltre ; Dieu est intelligent, parce quil est puissance active de tout ltre. La science de Dieu est cause des choses.

    Ceux qui sont familiers avec S. Thomas savent assez que, lorsquon pntre les ides exposes dans ces paragraphes, on est au cur de sa doctrine. Il est facile, dailleurs, de recueillir, toutes les pages de son oeuvre, des formules qui rsumeraient la notion gnrale de lintellection. La plus haute perfection des choses, dit-il, est lintellectualit : car par elle on est tout en quelque sorte et lon possde en soi les perfections de tout . Lapprhension intellectuelle nest pas dtermine certains tres, elle stend tous . Ds l quune substance est intellectuelle, elle est capable de prendre en soi tout ltre30 . Nous pouvons donc conclure en disant que, dans ce systme, loin quil faille caractriser lintelligence comme facult de labstraction, il faut la dire, au contraire, facult de totale intussusception.

    IV

    Il suit des principes poss que lopration intellectuelle type ne doit tre cherche, ni dans le jugement (enuntiabile),

    30 1 C. G. 44. 5. 2 C. G. 47. 4. 2 C. G. 98, Cp. 3 d. 27 q. 1 a. 4, 1 q. 26 a. 2, etc.

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    rsultat dune triple abstraction, ni dans le concept, lequel suppose, selon la thorie scolastique, une certaine longation de ltre tel quil est, consquence ncessaire de notre existence dans un corps31, mais dans la prise relle dun tre, qui nous le fasse prsent pourtant la faon des ides et des principes32. Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualit dficiente, cette possession spirituelle de ltre doit prsenter deux caractres : la vivante intimit, telle que nous lexprimentons dans la perception concrte des actes du moi ; la clart, telle quelle brille dans laffirmation des axiomes. Si nous apprhendions lessence de lautre aussi immdiatement que notre cogito, aussi clairement que le principe de contradiction, nous participerions lintellection type.

    Ou, en dautres termes : lintelligence ne doit pas tre dfinie facult de discerner, denchaner, dordonner, de dduire, dassigner les causes ou les raisons des tres. Son ouvrage nest pas de les isoler de leurs entours, mais directement de capter leur en-soi, de sassimiler lintime des choses, qui est naturellement suppos diaphane et translucide lesprit.

    Et si le vrai, cest ltre rapport lintelligence ce nest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite vrit ; sa notion profonde et dernire est moins ladquation des choses lesprit que la conformit, lassimilation, lunion de lesprit avec les choses.

    31 V. 2e partie, ch. 1 et 2. 32 Il sagit dun tre au sens plnier du mot, cest--dire dune substance. S. Thomas dit souvent que lobjet

    propre de lintelligence, ce ne sont pas les accidents, mais lessence ou quiddit, et donc la substance (In 12 Met. l. 5. 208 a. 3 C. G. 56.4. 3 q. 75 a. 5 ad 2). Les accidents conus comme des quiddits et considrs part, ne sont pas lobjet naturel de lesprit, pas plus quils ne sont tres part dun sujet.

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    Cest infirmit dintelligence, si lon ne peut latteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes, sans composer et diviser . La vrit dun intelligible nest pas unique et fixe : comme lunion du pensant et du pens comporte dinfinis degrs dim-manence, selon les puissances spirituelles, diffrencies indfiniment, ainsi la vrit peut toujours crotre selon la limpidit , la clart , la pntration. La connaissance vraie est si peu indivisible, quelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet. On peut connatre tout un objet simple sans le connatre totalement, et il faut tre Dieu, cest--dire vrit subsistante, pour pntrer pleinement, en la posant, lintelligibilit de lunivers cr. Pour S. Thomas, si un tre est progressif, il ny a pas en lui de notion dfinitive; sil est fini, il ny a pas en lui de notion puisante. Lindivisible galit des ides vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi trangre que celle du primat du discours33.

    33 Sur linfriorit de la connaissance par composition et division , cest--dire par jugements, voir les

    passages o elle est nie de Dieu et des Anges, p. ex. 1 C. G. 58, 1 q. 58 a. 4, etc. Sur les infinies diffrences de pntration, de limpidit qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) dun mme objet, voir tous les passages sur lingalit de la vision batifique ( multis modis contingit... intelligere Deum, vel clarius vel minus clare , 1 q. 62 a. 9, 1 q. 12 a. 6, etc.), et ceux aussi sur la science de lme humaine du Christ. Quant au concept de vrit, on se rend compte en lisant attentivement larticle classique Ver. 1. 1, que si la dfinition par ladaequatio est accepte, elle est explique par correspondentia, assimilatio, conformitas. (Cp. Ver. 2. 1 Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est, prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam... sed... non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete, sed habet aliquam modicam imitationem eius... ) Que si la vrit, chez lhomme, est plus parfaite dans le jugement, parce que l seulement il connat lautre comme existant hors soi (Ver. 1. 3), elle nest absolument pure que dans lintuition divine (1 C. G. 60, 61, et 1 q. 16 a. 5), et le meilleur moyen den donner une description gnrale est encore de dire Veritas invenitur in intellectu, secundum quod apprehendit rem ut est. (1 q.16 a. 5). Il faut avouer, pourtant, que S. Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lerreur, mais alors, la vrit sera indivisible par dfinition, et lide vraie restera susceptible dinfinies diffrences : cest la seule chose qui importe. (Noter 1 d. 14 q. 1 a. 2 sol. 1, o le terme

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    On voit dj combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme dpasse celui de luniverselle explicabilit. Dire que tout est explicable, cest se contenter dune certaine adquation entre la notion et ltre. Cest donc maintenir la dualit de ces deux termes : lintellectuel et lintelligible, cest ne pas dcider si ltre, qui est clair pour lesprit, est tout entier ordonn lesprit. Cest en rester au point de vue de lnonciable et du concept, et supposer, ou laisser possible, quelque action, quelque pratique finale autre que lintellection. Dire, au contraire, que laction la meilleure est la prise intellectuelle de ltre, laquelle doit tre distingue des jugements de fait ports sur telle ou telle de ses qualits, cest supposer, si lon est finaliste, luniverselle intelligibilit34 cest, de plus, ne reconnatre quoi que ce soit le moindre droit lexistence quen fonction de lintelligibilit, et comme objet ou prparation de lintellection parfaite, en chaque tre intelligent, selon la capacit de sa nature. Lesprit est premier, et tout ltre est pour lesprit.

    Si donc luniverselle intelligibilit ne correspond pas, en fait, luniverselle intellectualit, si le donn renferme du relativement opaque ct du parfaitement transparent, il est bien entendu que le monde matriel ne peut tre que comme une dpendance, un appendice du monde des esprits. Le vrai but de la nature, cest loriginalit intelligente et intelligible ; les tres voulus pour eux-mmes , ce sont les intelligibles subsistants.

    adaequare dfinit lide parfaitement comprhensive).

    34 Quicquid esse potest, intelligi potest. 2 C. G. 98.

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    Il y a des choses incorporelles, relles, mais prenables seulement par lesprit, res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35. Il y a des tres la fois substantiels et intelligibles, dont la vision est identique la possession, quae videre est habere. Cette affirmation concentre, couronne et rsume les propositions que nous avons dduites jusquici. Ces tres, appels encore substances spares ou formes simples , et iden-tifis par S. Thomas avec les Anges de la thologie, jouent un grand rle dans sa philosophie, comme dans celle des Arabes ses prdcesseurs. Pour les concevoir comme lui-mme, joignons la notion catholique de lange personnel, qui peut connatre, agir, vouloir, avec celle des ides spares attribue Platon. Il ne peut y avoir, pour S. Thomas, de Lion-en-soi, ni dHomme-en-soi, parce que tout lion et tout homme, avec un certain principe de vie et dunit (lme, la forme), comprend ncessairement une masse de matire dfinie par des contingences spatiales, et restreignant donc, en la dterminant, la virtualit, la possibilit dtre de lessence : lunion mme de ces deux lments constitue un homme ou un lion. Au contraire, ds quune nature anglique existe, comme sa notion nimplique pas dlment matriel et rceptif, le sujet ralis comprend toute la perfection dont est susceptible son espce, et, remplissant son ide, ou plutt lui tant identique, ne comporte ct de lui aucun tre spcifiquement semblable. Il ne peut y avoir deux anges par espce, pas plus quil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi, ou deux Ides de la blancheur. On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humanit, quant au concept, et, rellement, de lhu-manit, mais la Gabrilit est, tous gards, identique lange Gabriel. Chacune des substances spares, dont lensemble constitue

    35 Spir. 8. 2 C. G. 93. 1 q. 50 a. 4.

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    le monde spirituel, reprsente donc une valeur intelligible et originale dide, en mme temps quelle possde une puissance intellectuelle plus ou moins haute, selon le degr dtre qui lui est propre.

    Soit comme intelligibles subsistants, soit comme intuitifs purs, ces tres sont constamment prsents la pense de S. Thomas. On peut laffirmer sans paradoxe si lon na pas compris sa thorie des Anges, on ne peut mme pas se faire une ide correcte de sa doctrine des universaux. Si donc cest la note caractristique de Platon, quand proprement il platonise, davoir dpass le point de vue dune philosophie des concepts , et affirm lexistence transcendante dintelligibles dont la prise batifie lesprit humain, il faut certes dire que personne na plus vitalement et plus intimement que S. Thomas incorpor le platonisme sa synthse. En consquence, qui veut tudier la valeur de lesprit en soi dans cette synthse, la moins gocentrique , mais la plus noocentrique qui fut jamais, doit, comme lauteur mme, ne jamais perdre de vue ces perptuels termes de comparaison, ces modles de lintellection idale. Non seulement ils empchent quon identifie lin-telligence et le discours, mais ils suppriment lopposition de ltre et de lide. Cest leur notion qui fait comprendre que lintelligence est de soi analogue, non seulement aux yeux des tres corporels, mais, si lon peut dire, aux organes de prhension, mains, pattes, tentacules facultas apprehensiva.

    Si donc vous voulons, aprs un long temps de spiritualisme notionnel , ressusciter en nous limpression de ce spiritualisme jeune, cessons de nous reprsenter le monde intelligible comme un ensemble de lois, daxiomes, de principes. Les tres sont avant les lois : cest lintellectualisme qui lexige. Tchons, comme S. Thomas et ses contemporains, de penser la substance spirituelle , ange ou me,

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    avec son exquise grandeur et sa subtile puret. Elle est moins dans le monde matriel que le monde matriel nest en elle : continens magis quam contenta. Elle est plus relle parce quelle a plus dtre, et cest pour cela aussi quon la dit substance . Quant aux lois et aux principes, ce sont choses essentiellement relatives lanimal raisonnable, tant des produits de notre mode infime de concevoir36. Ce sont des nonciables, et le mot mme dnonciable, relatif nos moyens vocaux, implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle. Lidoltrie de lnonciable est donc le suicide de lintellectualisme, loin dtre son naturel aboutissement.

    Tout cela fait pressentir combien, dans le systme de S. Thomas, la vie prsente est mal adapte lintellection comme telle. Daprs Auguste Comte, le sentiment a autant besoin de concentration que lesprit de gnralisation. La philosophie ici dcrite est la ngation mme de ce dualisme, de cette divergence entre les modes dagir de nos deux activits matresses ; comme elle accepte, dailleurs, la

    36 Cela est vrai mme des premiers principes de la raison. Citant une glose augustinienne qui lui est

    familire, et qui assimile les multiples vrits humaines aux images dficientes et fractionnes de lunique vrit subsistante, S. Thomas ajoute : Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis. 4 d. 49 q. 2 a. 7 ad 9. Il est facile de comprendre, avec cette thorie des nonciables, quil ne soit pas ncessaire de mettre la base de la science un nombre dtermin de principes logiques. La raison exige seulement lunit du principe ontologique, lesprit infini. Sur terre, certaines de nos plus prcieuses connaissances ne sont pas subsumes aux premiers principes (v. p. 74). Au ciel, quand nous participerons lintellection pure, les faits divins intelligibles nous apparatront avec bien plus de clart que nimporte quels nonciables : In patria, ubi essentiam eius videbimus, multo amplius erit nobis per se notum Deum esse, quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae. (Ver. 10. 12). Articuli erunt ita per se noti et visi, sicut modo principia demonstrationis. (3 d. 24 q. 1 a. 2 sol. 1 ad 2).

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    vrit de laphorisme pour la vie dici-bas37, elle dveloppe toute une critique de la spculation humaine qui se droulera dans la suite de ce travail. La notion fondamentale ici expose fait lunit des thses que nous enchanerons, et les quelques inconsquences de cet intellectualisme nont point dautre, cause que loubli de ce principe dominateur. Il fallait donc le poser ds le dbut. Nous pouvons maintenant examiner sa lumire quel est le sens et le but du monde daprs S. Thomas.

    V

    Si lintelligence est lacte parfait, il faut dire que, selon les principes pripatticiens, lActe pur ou tre premier sera identiquement intelligence, et aussi que, sil y a de lintellection dans le monde cr, cest elle comme sa fin que tout lensemble de lunivers sor-donnera.

    LActe pur est cause finale simplement dite, cause finale du tout. Or, lon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui sy rapportent. Ou bien la fin est constitue en son tre par laction des agents (cest ainsi que la victoire est le but des soldats, la gurison ou la sant, celui du mdecin) ; ou bien la fin, prexistante, est le but de leurs tendances et de leurs uvres en ce sens que, sils se meuvent, sils sefforcent, sils passent de la puissance lacte, cest pour conqurir et sobtenir cette fin. Quand cest Dieu qui est la cause finale, la premire alternative est impossible, lacte pur et le vrai substantiel tant antrieur aux essences mobiles. Il reste donc que Dieu soit fin des choses, non comme tant constitu ou effectu par

    37 V. des formules toutes semblables 1 d. 47 q. 1 a. 1, et souvent ailleurs.

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    elles, ni comme acqurant quelque chose par leur moyen, mais uniquement comme tant lui mme acquis par les choses , sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur, et encore : Les choses ne sont pas ordonnes Dieu comme une fin pour laquelle il sagit dobtenir un bien, mais pour lacqurir lui mme de lui-mme38.

    Cette conception de lacquisition de Dieu par les choses veille premirement lide dune possession intellectuelle, car, Dieu tant par excellence incorporel, cest de lui plus que de tout autre quon peut, dire : il nest saisissable que par lesprit. Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences cres soit dj proclame la seule fin possible de la cration.

    Cette manire denvisager la thorie thomiste de la finalit du monde nest pas fausse ; il faut mme dire quelle est principale39. Cependant, quand on avance dans lexposition systmatique de cette thorie au troisime livre Contre les Gentils, on aperoit une autre conception qui vient sinsrer dans le dveloppement, avant quon ait rien dit de la vision divine accorde aux cratures. Cest la doctrine de lassimilation de toutes choses Dieu, ou de la reprsentation de Dieu en toutes choses, conue comme la formule

    38 3 C. G. 18. Lallusion semble vidente la phrase dAristote propos du Souverain Bien, sil tait

    spar : () , (Eth. Nic. A. VI. 1096 b). Ce seul passage concentre tout lessentiel des diffrences entre Aristote et S. Thomas, en mtaphysique comme en morale.

    39 Nous navons pas tenir spcialement compte de la finalit de la cration conue comme diffusion de la bont divine. . S. Thomas use souvent de cette expression, quil emprunte au pseudo-Aropagite, mais la bont, ici, nest pas la bnignit, qualit du coeur , cest la, perfection identique ltre, la bont ontologique. Il lui est donc facile de ramener cette conception celle de la finalit reprsentative. Ver. 23. 4. Comp. Theol. 101, 102, 124. 2. 1 C. G. 91. 3, 96. 2.

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    universelle de lobtention de Dieu par elles40 : en entendant les choses ainsi, ce nest plus seulement lange et lhomme qui sacquerraient ltre infini, ce seraient toutes les substances de la cration, qui participent ltre chacune selon son mode, les mes en sentant, les oiseaux en volant, les plantes en fleurissant et fructifiant, la matire brute en se contentant dtre. Et cest lensemble de lunivers, non tel esprit particulier, quil faudrait considrer pour se faire une juste ide de cette finalit reprsentative, laquelle la multiplicit des parties dt monde est essentielle. Car les cratures ne pouvant atteindre la ressemblance de la perfection divine selon cette simplicit quelle possde en Dieu, il a fallu que ce qui est un et simple ft reprsent dans ses effets par diversit et par dissemblance41 , de mme que lhomme, sil voit quun mot unique nxprime pas suffisamment la conception de son esprit, multiplie et varie ses paroles pour lexpliquer en plusieurs termes42 .

    Si lon fait de lassimilation reprsentative la dernire des finalits cres car la fin absolument dernire reste en tous les cas Dieu lui-mme43. ce nest pas une intellection, en dehors de lintellection divine, que sordonnera tout lunivers, mais plutt une unit intelligible, ressemblance et reprsentation ne pouvant se comprendre quen fonction dun esprit. Si donc, la cration navait pas

    40 Sous sa forme prcise, la doctrine de lassimilation est principalement dveloppe dans le Contra

    Gentes. On la retrouve cependant dans la Somme thologique. 1 q. 65 a. 2. 1 q. 103 a. 2 ad 2. 41 Comp. Theol. 72. Cp. ib. 102. -1 q. 47 a. 1. Pot. 3. 16. etc. 42 3 C. G. 97. Le mal lui-mme est compris dans cette diversit reprsentative de Dieu. 3 C. G. 71 (2 et 6)

    1 q. 23 a. 5 ad 3 In 2 Tim. 2. 3. 43 Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis, sed ipsa divina bonitas. Et la raison en est que

    Dieu agit non appetitu finis, sed ex amore finis. Pot. 3. 15. 14. De mme 1 q. 103 a. 2 ad 3 Cp. In 12 Met. 1. 9.

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    compris dtres raisonnables, mais seulement la terre, les astres, les plantes, les animaux, la valeur du. monde, daprs S. Thomas, serait encore de lordre intellectuel et artistique ; sa fin serait la beaut de lordre universel44. Si au contraire on plaait la dernire des finalits cres, non pas dans la reprsentation dficiente que constitue lunivers en tant, mais dans lide que se forme de lunivers la crature intelligente, ou encore dans lide que, grce lunivers, elle arrive se former de Dieu alors la fin dernire cre serait une intellection formelle.

    Ces deux finalits, lassimilation et la vision, lintelligibilit fondamentale et lintellection formelle, S. Thomas semble, en certains passages, se contenter de les juxta-poser, sans songer subordonner lune lautre45. Parfois, quand il affirme que les cratures corporelles ont t faites pour les intelligences, il semble faire de lassimilation un simple moyen par rapport la vision46. Dautres fois enfin, cest la vision de Dieu par les cratures qui est elle-mme contenue sous lassimilation, et prsente comme un de ses modes, de tous le plus parfait47.

    Il ny a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffrences. Le problme, en effet, est identique un autre que S. Thomas soulve ailleurs, savoir, si lunivers total est plus parfait que les cratures intellectuelles, et peut se rsoudre de mme, soit laide de distinctions multiples, soit en niant la question : Vel dicendum quod pars non dividitur

    44 Pot. 3. 16. Cf. 4 C. G. 42. 3 : Dieu est comme un artiste, et les cratures ne sont rien, sinon un

    coulement par expression relle, une reprsentation de ce que comprend la conception du Verbe divin. La ralit ne se justifie que comme tant le double dune connaissance, qui reste sa source et sa fin.

    45 Ver. 20. 4. 1 q. 65 a. 2 46 3 C. G. 99 fin. Cp. 112. 6. 47 Comp. Theol. 103 et 106.

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    contra totum48. Les trois points de vue numrs sont donc trois modes lgitimes et complmentaires de concevoir les choses, mais le dernier est plus comprhensif, tant la moins imparfaite image de lintention divine, qui veut lexistence des moyens pour celle de la fin, et pose ensemble toutes les parties de son uvre, avec leur unit, composite comme leur tre, et leur conditionnement rciproque. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que lunit intellectuelle est incommensurable avec lunit individuelle, elle est dun ordre autre et suprieur. Si donc les esprits font, comme tels, partie intgrante de lunivers qui est, et contribuent lui donner sa physionomie originale, comme chacun dentre eux est, relati-vement tout lunivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation, les assimilations seront multiplies avec les visions. Les natures intellectuelles, dit saint Thomas, ont plus daffinit avec le tout que les autres natures, parce que chaque substance intellectuelle, contenant tout ltre dans son intellect, est en quelque faon tous les tres... cest donc bon droit que Dieu leur subordonne le reste49. Ce sont des monades qui multiplient le monde, dune faon plus noble, en le rflchissant.

    Au surplus, les substances spars en qui consiste principalement la perfection du monde50 , dpassent en nombre

    48 1 q. 93 a. 2 ad 3. S. Thomas avait propos dabord cette distinction : lensemble du monde tend et

    rpand davantage la ressemblance divine, tandis que lintelligence la ramasse et intensifie davantage (extensive et diffusive... intensive et collective...).

    49 Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae ; nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia, in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu... Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo. 3 C. G. 112. 5. La connaissance, dans le monde, est un remde au dficit de ltre. Ver. 2. 2.

    50 2 C. G. 93. 4.

  • Pierre ROUSSELOT: Lintellectualisme de saint Thomas 29

    non seulement les espces terrestres, mais encore toute la multitude des choses matrielles51 , dans la mme proportion que ltendue du monde sidral dpasse celle du monde sublunaire, cest--dire comme limmense dpasse le ngligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa). Cela pos, considrons lunivers total. Non seulement la perfection intelligible y gale la naturelle par une exacte commensuration, mais elle lexcde plutt, extensivement, si lon peut dire, autant que qualitativement52. Loin que la ralit matrielle doive faire limpression doffusquer, voire mme de noyer les intelligences, cette ralit nest quun appendice du monde des esprits. Chacune des substances spares est une partie principale de lunivers bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 , et leur assemble dans le monde est, comme lme dans le corps, continens magis quam contenta. Lassimilation Dieu des minraux, des plantes et des btes, ne peut donc sopposer comme fin du monde la vision des esprits.

    Enfin, lon voit disparatre lapparence mme dune contradiction, si lon suppose, selon les principes de la thologie rvle, que lunit intellectuelle soprera pour tous les esprits qui parviendront la batitude par la connaissance immdiate de Dieu tel quil est. Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasss en un seul, et la potentialit de lesprit, comble pleinement54. Ainsi tous les tres,

    51 2 C. G. 92. (4 et 3). Cp. Pot. 6. 7 : sicut punctum ad sphaeram. 52 Cp. de Anim. a 18. 3 C. G. 59. 3. Il serait tout fit dans lesprit de la dialectique thomiste

    dtendre aux ides subsistantes ce qui est dit ici des ides reprsentatives : cp. le dernier argument de 2 C. G. 92.

    53 2 C. G. 98. 54 S. Thomas dit expressment que, parce que lesprit tend, comme toutes les forces naturelles, sactuer

    le plus possible, et que dailleurs toute sa puissance peut tre simultanment rduite en acte , la batitude dun tre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la dmonstration donne de Dieu, mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse, en quelque manire, connatre la fois tout. (3 C. G. 39 fin. Cp. 3 C. G. 59.) On voit dj que la conception de la fin du monde comme unit intelligible ne sharmonise parfaitement quavec la doctrine thologique du bonheur par la

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    vision intuitive. Jai cru inutile dinsister ici sur ce point, la question du rapport de la vision intuitiv