Qu’y a-t-il derrière l’horizonmichelb.fr/pdf/horizon.pdf · Von Kleist a dit du Moine au bord...

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Qu’ya-t-ilderrièrel’horizon?Philomagle29/11/2012

(cc)NeilMcCrae/FlickrPoserlesyeuxsurlelointain :voilàquiinviteàlarêverieetàlaméditation. Où passe la frontière entre terre et ciel, entrevisibleetinvisible ?CesquestionshantentlepenseurallemandAlbrechtKoschorke,auteurd’unlivreétonnantsurl’évolutiondes représentations de l’horizon. Une manière de revisiterl’histoirede lamétaphysique.Etde livrerundiagnostic sansconcessionsurnotreépoqueenmald’infini.

ALBRECHTKOSCHORKEProfesseur de littérature à l’université de Constance, il aconsacrésathèseauxfluxducorpsetauxéchangesécrits.IlaaussirédigéunessaisurlaSainteFamilleetsoninfluencesurle mode de vie bourgeois (Die Heilige Familie und ihreFolgen, Fischer, 2000, non traduit). Son histoire del’horizon,DieGeschichtedesHorizonts(Suhrkamp,1990,nontraduit), est représentative d’un important courantphilosophiqueenAllemagnequiseproposederaisonnernonplusàpartirdel’histoiredesidéesoudel’analysedulangagemaisàpartirdesimages.Publiédans

«Géographiquement, le faitqu’ilyaitunhorizon,bornantnotre vision des paysages, est lié à la courbure de laTerre.Métaphysiquement,cettelignemarquelafrontièreduvisible – c’est pourquoi l’horizon attire notre attention, encreux, sur ce qui n’est pas là. En d’autres termes, il noussuggèrel’existencedequelquechosecommeunau-delà.Dansdenombreuxmythesanciens,remontantàdesépoquesoùlacourburedugloben’étaitpasencoreconnue,ontrouvedesreprésentationsdelaTerrecommeundisque,îleposéeaucentre d’un océan primitif. On pensait alors que la voûtecélestecoiffaitlaTerreetl’océan,commeunesortedegrandchapiteau.Qu’yavait-ilauxconfins ?Uneminceouverture.Orc’est vers cette béance que, selon certains mythes,

s’envolaient les oiseaux migrateurs. Ils ne quittaient passeulementlacontrée,ilsquittaientlemonde.Ilpouvaitarriverégalement que, par cette béance, un héros mythiqueparvienne à sortir de l’espace terrestre et accède parl’extérieuràlavoûtecélestequ’ilpouvaitalorsescalader.Lalimite du monde pouvait en quelque sorte être franchie,mêmesilehérosmythiquen’étaitjamaisunconquistadorouunexplorateur,etsil’au-delàdelalimitedemeuraitinconnuetmystérieux.Dans l’Antiquité grecque s’est imposée l’idée d’une Terresphérique. Cependant, pour Aristote, cette sphère terrestreétaitemboîtéedansd’autressphèrescélestes.L’espacedanssatotalitéétaitconçucommefermé,rond,fini.Donc,l’histoiredel’horizontelquenousl’appréhendonsnedémarrevraimentqu’àlapériodemoderne.Aveclamodernité,onvoitseformerlareprésentationd’unesphèresphériqueetsuspenduedansunespaceimmense,voireinfini,entroisdimensions.Cequifait surgir la questionde l’horizon dans toute son ampleur.Désormais,unelignetangenteauglobeterrestrepartdenotreœiletplongedansl’infinidel’espace.Oncomprendqu’aveclamodernité, la contemplation de l’horizon prenne unesignificationsipoignante,sivertigineuse,siauthentiquementphilosophique. C’est donc au début du XVIe siècle quecommencel’histoirequejevais,ici,brièvementparcourir.»

Unchangementd’échelleJoachimPatenier/LeBaptêmeduChrist(1515)

«AuXVIe siècle,ondécouvre laperspectiveetavecelle laligne d’horizon comme élément constitutif de l’espacepictural. Ces découvertes obligent à revoir les ancienneshiérarchiesreligieuses.Avantl’inventiondelaperspective,lessaintsétaientreprésentésplusgrandsqueleshumains.Puisletableauestpenséàpartirdeceluiquileregarde,c’estlepointde vue du spectateur qui règle donc l’échelle. Bien sûr, cepassagedel’ordrethéologiqueàl’échellehumainenes’estpasfaitdemanièreabrupte.Ilexistedestableauxdanslesquelslesdeuxordresdegrandeurcohabitent.Ainsi,dansLeBaptêmeduChristdePatenier,leregardduspectateurn’estpasencoreàhauteurde l’horizon ; il est àhauteurduChrist, voiredeDieu lui-même. Enmême temps, le tableaumontredéjàunpaysage imaginaire possédant une énorme profondeur de

champ.Onpeutobservercettesuperpositiondesdeuxordreségalement dans lamanière dont la scène est éclairée. D’uncôté,vousavezuncielquitrouvesaluminositéenlui-même,commec’estlecasdanslatraditiondufondd’orhéritéedespeintresbyzantinsoumédiévaux ;del’autre,cefondestréduitetdéjàenmouvementverslelointain.L’élémentsacrévaainsimigrer et s’éloigner de plus en plus, tout en restant là, aumoinsjusqu’auromantisme,maisdemanièredeplusenplusrésiduelle.»UneimmensemélancolieCasparDavidFriedrich/LeMoineauborddelamer(1808-1810)

« Dans l’esthétique du sublime du XVIIIe siècle, l’espacedevient écrasant. Le divin en tant qu’ineffable coupantlittéralement le souffle vient, depuis la nature, jusqu’auspectateur.VonKleistaditduMoineauborddelamerqu’ildonnait l’impression, en le regardant, que l’on vous avaitcoupélespaupières.Letableausortducadreenl’étirantsurles côtés, si bien que l’on doit ouvrir grand les yeux et quenotreregardesttoujourstropétroit,troplimité.Iln’estplusquestiondecontemplerunescènereligieuse,maisunespaceinvitantauvertigeetaudésarroi.Enmêmetemps,ilenémaneune immense mélancolie. Le peintre ne montre plus unhommeconfiantdansunmondequis’ouvreà lui.Cemoineest singulièrementétrangerà cedansquoi ilévolue : il estécrasé, trop petit par rapport à l’immensité. On sent ici lemondedevenirlointain,impraticable.»

LamortdeDieuJosephMallordWilliamTurner/Négriers jetantpar-dessusbordlesmortsetlesmourants(1840)

«Un capdécisifdans lanaturalisationde l’horizonvaêtrefranchi avec Turner.Dans ce tableau, la lignede fuiten’estpratiquementpluspriseencompte.Nousvoiciconfrontésàununivers de couleurs, de dynamiques, d’énergies. C’est unespacepicturalsansDieu,oùlaTerreestlivréeàelle-mêmeetoùl’oncommenceàprendreconsciencedeladestructiondulointainparlacolonisation.Lacohabitationdansunemêmetoiledeceslointainspleinsdevapeursetdejeuxdelumièreetd’un épisode atroce de l’histoire de l’esclavage n’est pasanodine : il y a ici l’esquisse d’un lien entre les dimensionsmétaphysiqueetpolitiquedurapportàl’ailleurs.»

L’éternelretourd’unesurfaceplateMarkRothko/N°8(1952)

Àl’Ouest,riendenouveauLawrenceKasdan/Silverado(1985)

« Mais le changement majeur qu’apportera leXIXe siècle, c’est le chemin de fer, le bateau à vapeur etl’accélération des voyages. L’horizon en devient moinsmystérieux.Sil’onpeutsedéplacerrapidement,queconstate-t-on ?Quepartout,l’horizonserépète–ilseressembleoùquel’on se trouve. L’essor de la technologie et l’exploitation dumonde ont donc désenchanté les espaces lointains. CharlesBaudelaire a conscience d’être contemporain d’undésenchantement de l’horizon, comme en atteste sonpoèmeCoucherdusoleil romantique (1862) :«Couronsversl’horizon,ilesttard,couronsvite,/Pourattraperaumoinsunoblique rayon ! » Ce poème est un adieu à l’expérienceromantique de l’espace inépuisable. « Le monde lui-mêmedans sa rondeur n’est qu’un chiffre vide », écrit HermanMelville dansMoby Dick. Nietzsche parle, de son côté, del’éternelretourdumême,cequiestaussiunemétaphorede

la mécanisation du monde. Tout cela se traduit dans lapeintureparunretourprogressifauxà-platspourreprésenterl’horizon. Si cette tendance apparaît dès la premièrerévolution industrielle, elle culmine au XXe siècle chez denombreux peintres et notamment Rothko. Ce dernier nes’intéressetoutsimplementplusàlaprofondeurdel’espace.Ilnepeintquedessurfacescolorées,traverséesparunelignehorizontale.Lelointainneprometplusdesalut,etleciels’esttransformé en un mur contre lequel l’humain se cogne latête.»ProposrecueillisparSVENJAFLASSPÖHLERPhilosophe, elle est rédactrice en chef adjointe de l’éditionallemande de Philosophie magazine. Elle a notammentpublié Der Wille zur Lust. Pornographie und das moderneSubjekt (« La volonté de plaisir. La pornographie et le sujetmoderne»,Campus,2007).Sondernierouvrageportesurlesuicide assisté : Mein Tod gehört mir (« Ma mortm’appartient»,Pantheon,2013).