CANNES, LE 19 MAI 2019 - Login | MerlinPenélope Cruz (photographiée en Chanel par Julien Mignot)...

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NE PAS JETER SUR LA VOIE PUBLIQUE QUOTIDIEN #4 CANNES, LE 19 MAI 2019 Penélope Cruz (photographiée en Chanel par Julien Mignot) retrouve Almodóvar, page 6. Jour 4 : Des gouttes, des vongole, deux ou trois appropriations culturelles et un enfant bercé par une star madrilène. par Philippe Azoury, Romain Charbon, Toma Clarac, Constance Dovergne et Olivier Séguret (aka Vanity 5). 8 h 04 La Croisette s’arrose. La pluie tombe sur le Palais des festivals, ruisselle le long de la rue d’Antibes et fait pousser, aux quatre coins de la ville, des vendeurs de parapluie lancés à la rescousse (à la poursuite ?) des festiva- liers. Toujours premiers sur la mode, nous vous recommandons le petit format à sept euros. Que vous oublierez, de toute façon, dans la salle de projection. (Suite page 2 )

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QUOTIDIEN #4

CANNES, LE 19 MAI 2019

Penélope Cruz (photographiée en Chanel par Julien Mignot) retrouve Almodóvar, page 6.

Jour 4 :Des gouttes,des vongole, deux ou trois appropriations culturelles et un enfantbercé par une star madrilène.par Philippe Azoury, Romain Charbon, Toma Clarac, Constance Dovergne et Olivier Séguret (aka Vanity 5).

8 h 04 La Croisette s’arrose. La pluie tombe sur le Palais des festivals, ruisselle le long de la

rue d’Antibes et fait pousser, aux quatre coins de la ville, des vendeurs de parapluie lancés à

la rescousse (à la poursuite ?) des festiva-liers. Toujours premiers sur la mode, nous

vous recom man dons le petit format à sept euros. Que vous oublierez, de toute

façon, dans la salle de projection. (Suite page 2 )

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Il y a bien longtemps, grâce à Pier Paolo Pasolini, on avait fait la connaissance heureuse d’un corbeau qui parle comme un homme (Des oiseaux, petits et grands). Avec Les Siffleurs de Corneliu Porumboiu, on fait la décou-verte d’un homme qui apprend à siffler comme un merle. Il n’a pas le choix. Inspecteur de police en cavale, corrompu et traqué, Cristi le ténébreux débarque aux Canaries, sur l’île de Gomera, pour un stage intensif de silbo, langage

COMME L’OISEAURoumain, cocasse, corrosif, Les Siffleurs de Corneliu Porumboiu parle un langage secret : celui du cinéma.Critique Olivier Séguret

9 h 08 Le public de la Quinzaine applaudit à deux reprises durant la projection d’Alice et le Maire. Le film de Nicolas Pari­ser est effectivement très réussi : il a l’ambition de dire aux poli­tiques que la politique est avant tout affaire de modestie, qu’il ne nous reste plus grand­chose entre les mains que nous n’ayons pourri et qu’il va falloir en prendre soin. Le fait que Pariser ait réussi à tirer de cela, qui nous angoisse tous, une comédie – et, mieux encore, une comédie d’une intelligence aiguë (le truc derrière lequel court tout le cinéma français) – est un exploit. Avec ce film, le réalisateur continue son portrait en mouvement de ce que nous, enfants des idéaux progressistes qui avons fait des études volontiers interminables par peur de les dire ter­minées, pouvons devenir, maintenant qu’il n’y en a plus pour longtemps. C’est Woody Allen qui aurait lu Donna Haraway. Que lui repro cher alors ? Peut­être la trop grande modestie de sa mise en scène, laquelle s’efface volontiers derrière les acteurs (Pari­ser les dirige avec soin : Luchini ca­nalisé, vraiment touchant, et Anaïs Demoustier, qui ne cesse de grandir et de nous entêter).

10 h 19 La fin du monde, on y est. Pour ceux qui ne l’avaient pas remarqué, cette année le sac officiel du festival a été parrainé par l’Ar­mée de terre. Un sac à dos idéal pour faire du trekking dans les mon­tagnes afghanes sans risquer d’être pris pour cible par un tir de roquette (on en trouve déjà assez comme ça dans toutes les salades et pizzas de la ville). La Légion étrangère est là, rue d’Antibes (salut les garçons), et le bunker du festival n’a jamais aussi bien porté son nom. Du coup, on nous fait signer toutes sortes d’« embargos » comme si les sociétés de production étaient devenues des États­nations. « Embargo » : le mot est fort, sur­tout prononcé par une PR à une projo’ secrète de Port Autho-rity. Maintenant que l’embargo est levé, on se demande bien ce qu’on était censé ne pas révéler, à part que le festival a fait là sa plus belle crotte. Tout a déjà été vu ailleurs et en mieux dans ce film pour petits Blancs hétéros sur la scène voguing queer de New York filmée comme si on était au zoo. La réalisatrice, blanche, californienne, surfe avec un opportunisme fou sur la vague post­Moonlight (on n’a pas fini d’en voir les dégâts) et a trouvé son combo gagnant : la femme trans noire. Elle est incar­née par Leyna Bloom, par ailleurs formidable (on en profite pour rappeler à nos collègues d’Allociné qu’ils doivent écrire « actrice » et pas « acteur » sur leur site). Et si le grand thème de l’année n’était pas les zombies mais l’appropriation culturelle ?

fois à l’intérieur, on nous indique poliment que le bureau des objets trouvés se trouve à la gare maritime. Ce qui s’avère tout à fait exact, mais les clés, elles, n’y sont pas.

« Vous devriez retourner au palais. Sous­sol, allée 10, bureau 2. »

Pluie, attente, froid, chasse­neige, fouille intime et plongée en apnée dans les entrailles du bunker, qui hébergent une gi­gantesque foire au film. À défaut de repérer l’allée 10, on finit par tomber sur l’accueil.

« Allée 10, bureau 2, vous êtes sûr ?– Euh... Oui, je crois... Ou alors allée 2, bureau 10 ?– Vous êtes allé aux objets trouvés ? »Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde

à nos désirs, disait André B (si l’on en croit Jean­Luc G). Un monde qui nous fait bien chier aussi.

16 h 13 « Et cette chaleur, cette torpeur, ça va continuer comme ça jusqu’à la fin ? »

17 h 40 Alors qu’un aréopage d’assistants, de techniciens s’affairent autour d’elle (et accessoirement de nous), Penélope Cruz n’entend rien. Elle tient depuis deux minutes un qua­si­nouveau­né dans ses bras, le bichonne, le couvre de baisers (imaginez notre jalousie à ce moment précis), songe à l’allaiter (mais non ! Pas là ! Pas devant nous !), y renonce, le berce... « Vraiment, tu es sûre que tu veux faire l’interview du Vanity avec cet enfant dans les bras, lui demande son agent. Précise au moins que ça n’est pas le tien ! »

17 h 45 « It’s my first time presenting a film in Cannes. It’s a dream come true » (c’est la première fois que je présente un film à Cannes ; c’est un rêve devenu réalité), déclare Luca Guadagnino sur la scène de la Quinzaine. Marthe Keller et Julianne Moore sont là pour dire qu’elles ont passé une se­maine formidable à Rome pour le tournage de The Staggering Girl. De fait, selon la célèbre formule de Jacques Rivette, tout film est un docu men taire sur son propre tournage et les films de Guadagnino ressemblent toujours à des vacances passées entre happy few qui parlent au moins cinq langues. En général, Tilda Swinton vient faire coucou, mais cette fois, elle avait pis­cine avec quelqu’un d’autre. Il y a aussi Kyle MacLachlan, qui joue plein de rôles différents, comme s’il n’était toujours pas sorti de la dernière saison de Twin Peaks. Le film commence par un amusant clin d’œil à Woody Allen, utilisant la célèbre typo Windsor en blanc sur fond noir pour son générique. Ça cite, ensuite, Une autre femme : on est à New York dans les an­nées 1980. Et puis, ensuite, dans les trente­sept minutes que dure le film, on est aussi perdu que Woody Allen face au futur de sa carrière.

19 h 38 « Je ne comprends pas pourquoi, en Islande, j’ai autant de succès. » �

11 h 00 précises La projection hors compétition de Too Old to Die Young démarre avec le traditionnel générique du festival. La palme cannoise s’affiche. Cut. Plan suivant : « byNWR », pour Nicolas Winding Refn. Un logo a cédé la place à un autre. Comprendre : le réalisateur danois est chez lui sur la Croisette. C’est lui qui héberge le festival, comme il héberge des films sur sa plateforme de streaming du même nom (il se fait de la pub en somme). « C’est ennuyeux Cannes sans moi », fanfaronne Refn, dans son style très maîtrisé de génie démiurge et bouffon. Il a choisi de montrer les épi­sodes 4 et 5 pour prouver qu’« on peut voir la série dans le sens que l’on veut ». Et, de fait, aucun problème pour entrer dans TOTDY et sa nuit angelino, ses sous­sols sordides et ses boulevards dépeuplés, ses redresseurs de torts bousillés et ses acteurs bressoniens. Les cadres et la lumière de Darius

Khondji sont affolants. Refn assure s’en moquer, mais sa série est faite pour être vue en salle. Elle offre d’ailleurs un mo­ment de sidération lorsqu’elle prend la route à la moitié de l’épisode 5 et se perd dans le désert du Nouveau­Mexique, ses montagnes, arides, ses routes sans fin... On n’en a vu que deux épisodes, mais en matière de mise en scène pure, TOTDY pourrait bien rivaliser avec la saison 3 de Twin Peaks.

12 h 57 « Quand tu penses qu’il y a un an, on mangeait des vongole en terrasse. »

13 h 11 Direction le palais sous la pluie, la pluie et le froid, le froid et la boue, la boue et la neige, la neige et le vent glacé, dans l’espoir de mettre la main sur des clés égarées la veille, possiblement en salle Bazin (ou dans un lieu interlope). Une

sifflé ancestral que les truands adoptent pour communi-quer discrètement et dans lequel « la police n’entend que des chants d’oiseaux ».

Sur cette trame criminelle, Porumboiu développe un scénario de polar réaliste que sa mise en scène ne cesse de démentir. D’une part, parce que l’art du sifflet est aussi celui des secrets, pas forcément les plus jolis. À peu près chaque information d’apparence tangible sur les per-sonnages des Siffleurs est invalidée par la suivante. En apparence, la narration est, elle aussi, paramétrée par les étapes relativement familières d’une double enquête : celle, personnelle, de Cristi sur ses dangereux protecteurs et celle, officielle, de sa hiérarchie sur Cristi. Mais dans la réalité traître du filmage, du découpage en séquences chapitrées, de l’écriture non chronologique et du style mystificateur, c’est plutôt sur la piste d’un flipper que l’on

se retrouve, avec pièges et chausse-trappes, ressorts, catapultes et volte-face, faux-semblants et mensonges vrais. D’un stylisme tranché, d’une texture presque oni-rique parfois, et même d’un humour heureux qui revigore au bon moment, le film déjoue ses plus grands risques dans plusieurs scènes d’une violence à la fois radicale et contenue, comme dans une bonne peinture, sans iro-nie ni cynisme. Le solide, l’attachant, le sobrement viril Cristi s’en prend plein la gueule et le corps, projeté comme une dame de Shanghai contre des reflets trom-peurs qu’il brise sans percer. Jusqu’à ce que tout tilte...

On ne saura jamais bien qui est ce Cristi, roc tendre et couillon toujours plus balèze qu’on ne le craint, mais c’est le seul chez lequel on devine un idéal lointain et absolu. On sait en revanche fort bien que c’est Vlad Ivanov qui incarne avec une fascinante détermination l’impossible ambi va lence du rôle. Envers et tout contre lui, deux femmes pas moins ambiguës et néanmoins ennemies le traquent en sens contraire : la flic blonde Magda, la brune caïd Gilda (Rodica Lazar et Catrinel Marlon, dures et justes, sans failles). C’est, par ailleurs, le film tout entier que Porum boiu projette lui-même dans le trouble glaçant et paranoïaque d’un monde systématiquement observé. Il semble l’avoir construit comme un kaléidoscope abyssal : les caméras cachées, secrètes, de surveillance ou de téléphone, tissent dans le hors-champ un réseau de flicage et d’espionnite permanents, d’autant plus oppressant qu’on peut y trouver facilement l’écho à peine anticipé de nos vies sur écoute. Un homme qui siffle devient oiseau, mais un truand qui siffle son amour ou sa liberté retrouvée, comment s’envole-t-il ? À travers nos yeux et nos oreilles, Les Siffleurs fait passer le faux en vrai, le bon en méchant, le réel en illusion et la merde en or. « Je suis oiseau : voyez mes ailes. Je suis sou-ris : vive les rats ! » Peut-être qu’entre le ciel introuvable ou voleraient les hommes purs et la boue universelle où pa-taugent les corrompus, il n’y a que la chair et l’amour, et c’est là notre place. Ou alors c’est celle du cinéma. �Les Siffleurs (La Gomera) de Corneliu Porumboiu.Sélection officielle, en compétition.

Miles Teller dans Too Old to Die Young.

Vlad Ivanov en bien fâcheuse posture.

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2 VANITY FAIR 19 MAI 2019

CRITIQUES

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« ELLE EST OÙ, LA PISCINE ? »De la suite Chanel, on apercevait au loin, tout au fond d’la piscine, JML avec son p’tit pull marine. Nous vint en tête cette question qu’il aurait forcément posée : « Si tu étais cinéaste, tu préférerais être Jarmusch ou Tarantino ? Et si tu étais un accessoire, tu préférerais être un sac, un canotier, un poudrier ou un bracelet ? » Une seule réponse possible, bien sûr. « Je serais un vernis à ongles gris. Comme les cheveux de Jim. »

UNE JOURNÉE CANNOISE par Julien Mignot pour Vanity Fair

1. 2. 3.

4.

5.

7.6.

1. À la fête Nespresso, concours de sosie raté de Freddie Mercury. 2. Sur la Croisette, jaune soleil contre la pluie. 3. À la fête du film Zombi Child... C’était où déjà ? 4. Levan Akin, Bachi Valishvili et Levan Gelbakhiani en pleine promo’ capillaire pour And Then We Danced. 5. Anaïs de Moustier, mains dans les poches, touches de rose, à la terrasse du Five. 6. Penélope Cruz trois fois – en « une », en page 6 et ici, droit dans les yeux. 7. Devant le Petit Majestic. On a perdu l’heure (Julien, t’as frenché au moins ?)

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INSTANTANÉS

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Ensemble for Somnambulists (1951)

TENUE ET ACCESSOIRES CHANEL.ROBE T-SHIRT FAUCON FRIEDLANDER.

PHOTOGRAPHIE CAMILLE VIVIER.STYLISME CAMILLE BIDAULT-WADDINGTON.

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Douleur et Gloire montre la relation de dépendance mu-tuelle entre un acteur et un metteur en scène. Vous, qui tour-nez avec Almodóvar depuis plus de vingt ans, comment dé-cririez-vous votre relation ?Elle est ancienne, ancrée... Quand il m’a appelé pour la pre­mière fois, j’avais 18 ans. Il venait de voir Jambon, Jambon [de Bigas Luna]. J’ai cru que des copains me faisaient une farce. Je ne rêvais que de ça, qu’il m’appelle. Nous nous sommes rencon­trés et nous nous sommes tout de suite compris. Voilà, après six films, nous avons encore cette compréhension mutuelle. Donc, non, je ne vis pas ma relation à lui comme une dépen­dance. C’est plutôt une amitié artistique, de plus en plus forte au fur et à mesure que nous vieillissons.

été franc, honnête, sur ses états d’âme, sur le monde. Ceux qui le connaissent mal imaginent un monde de fête, bigarré, burlesque. On est depuis très longtemps dans des teintes sombres, humaines

Comment on la joue, cette humanité, sachant que le style d’Almodóvar n’est pas naturaliste ?Il y a deux choses : ce qu’il cherche visuellement et ce qu’il de­mande aux acteurs. Visuellement, il est dans une recherche hyper­formelle, ce qui fait qu’un de ses plans se reconnaît d’emblée. Ce qu’il exige des acteurs est différent : il nous demande d’atteindre la vérité, de jouer vrai. C’est devenu son obsession avec les an­nées. Du coup, je ne suis pas complètement d’accord quand vous me dites qu’il est tout sauf un naturaliste. Du point de vue de l’ac­teur, il y a une grande recherche du naturel. C’est là son génie : d’avoir trouvé seul l’équilibre pour combiner ces deux forces.

Vous cherchez toujours à apprendre ; vous composez vos rôles avec un professeur de comédie. Comment avez-vous travaillé celui de la mère dans Douleur et Gloire ?Quand je tourne avec Pedro, c’est le seul moment où je ne prépare rien avec mon professeur ; je le fais avec Pedro. Il adore ça, répéter avec les acteurs, passer du temps avec nous pour construire le personnage. Ce temps, peu de cinéastes le prennent. Je ne sais pas pourquoi, car ça simplifie beaucoup de choses plus tard, au tournage. Il y a chez lui un souci total de l’acteur. Il demande beaucoup en retour. En dépit du succès, Pedro continue de travailler en artisan.

Ce personnage s’inspire-t-il directement de sa mère ?Oui, ouvertement. C’est comme ça que nous l’avons préparé. J’ai eu la chance de la rencontrer. Elle était douce et puissante, avec un sens de l’humour très particulier. Elle me faisait beau­coup rire. Il a beaucoup tiré d’elle.

C’est l’un de ses films les plus graves… ?Pour nous, c’est différent ; on connaît déjà le scénario. Mais quand j’ai vu le film, ça m’a bouleversé. Spécialement quand il est dans la voiture, lisant ce que le garçon lui a écrit au dos du petit tableau. C’est peut­être l’une des scènes les plus poi­gnantes de tout le cinéma de Pedro.

Douleur et Gloire, vous le recevez comme son autoportrait ?C’est un mélange. Plein de gens se demandent s’il a touché à l’héroïne, ne fût­ce que récemment, tant le film va loin dans la description de l’addiction aux drogues dures. Moi, je sais qu’il n’y a jamais touché, même pas du temps de la Movida, quand l’héro’ était la drogue madrilène par excellence.

Cette façon d’aborder la drogue ou la sexualité est très franche, très espagnole. On en parle ; c’est là ; on ne juge pas.On est loin de l’hypocrisie. La drogue, c’est un problème par­tout. Si on ferme les yeux, les choses ne feront que s’aggraver.

Quel conseil donneriez-vous à une jeune actrice ou acteur ?Précisément celui­là : ne t’approche pas trop des drogues. Moi, je n’ai jamais voulu de ça dans ma vie. Si j’ai pris une seule bonne décision, c’est celle­là. Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar. En compétition officielle.

Vous voyez une évolution à l’intérieur de cette relation ?Mais nous changeons tous ! Qui reste la même personne pen­dant vingt ans ? Personne. On a grandi ensemble ; j’ai accom­pagné une évolution ou un tournant dans son cinéma.

Le film est à la fois sombre et serein, avec une façon très calme de se retourner sur son passé, ses amours, ses er-reurs… Ça correspond à une humeur récente chez lui ?On sait tous, après un certain âge, ce qu’est la douleur, la peur, la dépression, le côté sombre... C’est le courage de Pedro d’oser par­ler de cela dans ce film. À sa manière, c’est­à­dire avec cette hu­manité et cette façon directe de dire les choses qui font que chacun peut s’y retrouver. Ce n’est en rien du nombrilisme. Il a toujours

Penélope Cruz à Cannes le 17 mai.

« On est depuis très longtemps

dans des teintes sombres, humaines »

Mère courage, mais sensuelle, Penélope Cruz traverse

Douleur et Gloire, qui scelle ses retrouvailles

avec Pedro Almodóvar. Le film est à tomber

de beauté, intimidant, tragique et solaire, comme son actrice.

Interview Philippe Azoury Photographie Julien Mignot

PROGRAMMATION DU JOURCOMPÉTITIONPortrait de la jeune fille en feu de Céline SciammaUne vie cachée de Terrence Malick

HORS COMPÉTITIONDiego Maradona d’Asif KapadiaHommage à Alain Delon : Monsieur Klein de Joseph LoseyShare de Pippa Bianco

UN CERTAIN REGARDChambre 212 de Christophe Honoré

QUINZAINE DES RÉALISATEURSThe Lighthouse de Robert EggersPerdrix d’Erwan Le Duc

SEMAINE DE LA CRITIQUETu mérites un amour de Hafsia HerziCendre noire (Ceniza Negra) de Sofia Quirós Ubeda

ACIDIndianara de Marcelo Barbosa et Aude Chevalier-Beaumel

Édité par Les publications Condé Nast SA (3, avenue Hoche, Paris VIIIe).

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Yves Bougon DIRECTEUR DES RÉDACTIONS Joseph Ghosn CONSEILLER ÉDITORIAL Michel Denisot ÉDITEUR Francesca Colin RÉDACTEUR EN CHEF Philippe Azoury DIRECTION ARTISTIQUE Géraldine Richard, Yorgo Tloupas ICONOGRAPHIE Rémy Pasquier ÉDITION Vincent Truffy JOURNALISTES Romain Charbon, Toma Clarac, Constance Dovergne, Olivier Séguret PHOTOGRAPHIE Julien Mignot avec Ava du Parc FABRICATION ET DIFFUSION Francis Dufour, Anna Graindorge, Romain Marty, Fabien Miont, Cécile Revenu IMPRESSION Riccobono (Le Muy, Var) PAPIER Origine Pologne. 0 % de fibres recyclées. Ptot 0,27 kg/tonne COMMISSION PARITAIRE 0723K91918.

QUOTIDIEN

Bruno Dumont fait partie de ces quelques réalisateurs de France qui savent filmer. C’est un club restreint dans lequel on pourrait mettre aussi Gaspar Noé et Bertrand Bonello, d’ailleurs tous deux également présents cette année sur la Croisette. Mais bon, aussi faut-il savoir quoi filmer. Non content d’avoir fait son plus mauvais film avec Jeannette (nos oreilles en saignent encore), Dumont re-vient avec Jeanne. La bonne nouvelle c’est qu’il n’y aura pas de numéro 3 parce que (spoiler alert) la pucelle finit en barbecue géant à Rouen. À moins que le cinéaste ne décide de tourner un dernier volet pour se racheter de ses fautes : Jean, version transgenre écrite par Paul B. Pre-ciado [philosophe espagnol théorisant l’abolition de la distinction de genre]. Mais là, c’est une autre ambiance : Jeanne, comme Jeannette, est adapté de Charles Péguy,

AU SECOURS, PÉGUY REVIENT !Deux ans après Jeannette, Bruno Dumont s’entête : Voici Jeanne, 10 ans. Qui entend des voix. Critique Romain Charbon

figure de proue de la gauche chrétienne dreyfusarde, souvent récupérée depuis lors, pour cause de pucelle d’Orléans, par la droite française. Était-ce bien le mo-ment d’adapter Charles Péguy (par ailleurs, mer veilleux écrivain, lisez Notre jeunesse et dont Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc a beaucoup apporté au style de Marguerite Duras) ? Est-ce rendre hommage au texte que de le faire jouer à des acteurs qui le récitent par cœur ? Jamais on ne l’entend, ce texte. On a surtout l’impression d’un spectacle de fin d’année du club théâtre de Béthune. C’est cool, ils ont eu l’autorisation de jouer dans la cathé-drale et Fabrice Luchini est venu faire une master class de quatre minutes trente ! Ça fera une jolie page dans La Voix du Nord, mais quand on ne fait pas partie de la famille c’est un peu pénible à encaisser. Seul bon point du film : la musique de Christophe, toujours présent quand il s’agit d’élever les voix impénétrables du Seigneur. L’actrice a 10 ans et Dumont se justifie en disant que toutes les ac-trices qui ont interprété Jeanne d’Arc n’avaient pas l’âge du rôle. Il avoue aussi n’avoir découvert Péguy que récem-ment. Du coup, une suggestion, puisque ça fait des années qu’Alain Finkielkraut se l’approprie : une Jeanne noire, cela aurait eu plus d’allure dans la France d’aujourd’hui. �Jeanne de Bruno Dumont. Un certain regard.

6 VANITY FAIR 19 MAI 2019

RENCONTRE

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Plusieurs pistes d’égarement ont sinué dans les sous-bois de la critique. La première fut longtemps balisée par « un film fra-gile » qui marchait, main dans la main, avec sa copine « la pe-tite musique ». Le « grand film malade » eut aussi son heure de gloire, il est vrai encouragé par certains cinéastes qui entendent « filmer le désastre du film ». Le coup du film qui est, plus qu’un film, « un phénomène de société », a lui aussi du plomb dans l’aile. De nos jours, on note une forte recrudescence de « film choral » même lorsque personne n’y chante. Le tout augmenté par une grêle d’adjectifs superfétatoires qui font le bonheur des affiches publicitaires : envoûtant, subtil, dérangeant, virtuose, bouleversant... Ou des formules à la limite de la psychiatrie : « C’est long sans longueur. » Et l’increvable : « On rit, on pleure, que demander de plus ? » Si, jus tement, toujours plus.

D’autres comportements linguistiques plus contemporains creusent leur sillon qui consiste à user de mots exagérément précieux, faus sement savants, pas toujours adéquats et ridi-cules par leur abus : oxymore, diégèse (à ne pas confondre avec diérèse), dystopie, paradigme (dont appa remment on change comme de chemise). Plus prégnant encore, le speak-english. Alors là ! D’abord mince filet, le ru a grossi en torrent. N’im-porte quelle critique d’à peu près n’importe quel journal fait affaire. De pitch à storytelling, de gender (surtout dans sa version cross) à fake. Et on the edge quand on atteint des sommets. Il ne s’agit pas de plaider pour le retour au terroir d’on ne sait quels « fondamentaux », un fantasme d’un français pur, ethnique-ment nettoyé, retour dont on sait qu’il rime toujours avec réac’. Simplement constater que ce prétendu enrichissement du vo-cabulaire par l’anglais, aussi délirant soit-il parfois et comique quand il fonce dans le mur du contresens, est au contraire un appauvrissement, un pesticide. Langage mondial et véhiculaire dans la biosphère des réseaux et autres « sociolectes » ? Plu-tôt langage mondialisé et discriminant qui menace autant la biodiversité des langues que la biodiversité des espèces. Ces mots à l’anglaise ne sont pas de l’anglais, mais de l’américain, et plus précisément, l’américain tel qu’il se négocie à Wall Street. Leur fluctuation obéit d’ailleurs aux mêmes règles que celles de la Bourse. En quelques nanosecondes, certains mots surcotés voient leur valeur marchande s’effondrer. Pour le dire franchement, ce sont les mots du néolibéralisme. Pour le dire encore plus franchement, les mots du supercapitalisme interna-tional et technologisé dans lequel les états et les populations, et nous avec, sommes englués comme des cormorans mazoutés. Comble de l’inquiétude : ces mêmes mots du néolibéralisme infestent parfois les propos de ceux qui veulent s’en émanciper et qui retombent ainsi, leur langue pendante, sous la coupe de la conformité et de la soumission. C’est notre langage courant, notre langage courant à sa perte. �La Foire aux vanités de Gérard Lefort (éditions Hors Collection).

P as besoin de relire Diderot (Pensées détachées sur la pein-ture, la sculpture, l’architecture et la poésie) ou Baudelaire (Salons), mais ça aide pour faire l’expérience de ce que

la critique n’est pas un état naturel. Il faut s’y mettre. Ce n’est pas normal de critiquer un film et, qui plus est, d’en vivre. Mais on pourrait soutenir l’inverse : c’est anormal de ne pas être en permanence dans un état critique, et pas seulement à propos des films. Critiquer, c’est se mettre dans un état de nerfs, tendus et exacerbés. Non pas tant des nerfs en boule, mais en exten-sion, pseudopodes chercheurs et expérimentaux. Capter tout ce qui tombe des films, images, corps, gestes, cadre, son, lumière. C’est une expérience de physique amusante, bien que parfois épuisante ou angoissante. Une averse de sensations que, si pos-sible, il faut transmettre. Pour un invisible lecteur, tel lement virtuel qu’il en devient hypothétique. Pour soi aussi. Cela re-lève alors d’une sorte de chamanisme. S’imaginer critique de cinéma, c’est se précipiter dans l’incendie du film pour l’attiser, se jeter, corps à cœur, dans un devenir en devenir. Devenir qui est un état d’enfance lorsque le film paraît : émerveillement ou, au contraire, rage si le « jouet », le film comme Barbie électro-nique, est moche, trop con, ne correspond pas à ce qu’on dé-sirait, sans d’ailleurs savoir ce que l’on désirait, le désir de film coïncidant, quand tout se passe bien, avec une folle incertitude quant à la nature de l’objet désiré. Écrire sur le cinéma, c’est se mettre dans cet état d’enfant prématurément mature, à la fois

1. Gérard Lefort prépare la critique ultime, celle qui clôt le festival 1987 (Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat arrache la palme d'or aux Yeux noirs de Nikita Mikhalkov ). 2. Critique de l’adaptation au cinéma de Chronique d’une mort annoncée par Francesco Rosi dans le Libération daté 9-10 mai 1987.

2.

L’état critiquePour Vanity Fair

quotidien, Gérard Lefort revisite son journal

de Cannes. Aujourd’hui, la transe interprétative

du commentateur de films et les béquilles journalistiques

qui permettent de s’en tirer.

1.

sage et déraisonnable, autant dire à moitié fou. Mais à moitié seulement, tel un gamin effrayé qui pose les mains sur ses yeux en écartant un peu les doigts parce que l’effroi est irrésistible.

Qu’est-ce qu’une critique ? C’est, selon le mode d’emploi sug-géré par Jacques Rivette, « une réfraction dans le milieu verbal ». Une production parallèle qui a la faiblesse d’être encore faite d’analyses, de descriptions, d’évaluations, d’interprétations... À l’horizon de ce « défaut », la bonne critique d’un film ne peut être qu’un autre film. Sauf que la réfraction du cinéma dans la critique est réflexive, jusqu’à s’infiltrer parfois à l’intérieur du film, en pénétrant dans son espace illusoire et représentatif tout en le fuyant, comme si, à travers l’écriture, les pauvres mots, on parvenait à faire partie de la réalité physique du film : ses images qui nous sortent par les yeux, ses sons qui surgissent de nos oreilles. À la fois proche et lointain, hors de soi et hors la loi.

Il faut laisser les choses vous envahir. Les mots viennent ensuite dans un mouvement volontaire car, pendant la durée d’un film, on a autre chose à vivre qui nous submerge : émotion, transport, flirt, somnolence, rêverie... Écrire comme on pense et penser comme on marche. À chaque pas, une nouvelle trace ; à chaque embranchement, une nouvelle hypothèse. Et surtout guetter que viennent à la volée d’autres pensées. Le cinéma ne devrait être que ce mouvement : une pièce de monnaie lancée dans la nuit et qui retombe dans nos ténèbres. Une conscience étrangère, radicalement autre, qui me cherche, vient à ma rencontre, me

fixe, et qui me somme de répondre à ses questions.Aller au cinéma, à Cannes comme ailleurs, ce

n’est pas, comme on dit, pour se changer les idées, mais pour que les idées nous changent.

Encore faut-il que le style suive. Il n’y a pas de maître, il n’y a pas d’école. À chacun sa méthode ; à chacun sa vitesse. À toute berzingue, si on es-time qu’il est impossible, sauf à devenir maboule, de passer plus d’une demi-heure (montre en main) à écrire sur un film. Il en est aussi des comme moi ou des comme d’autres qui ont besoin de temps et de place (« encore un peu plus, monsieur le bourreau ») pour atteindre leur point d’imper-fection. Et découvrir quand il est déjà trop tard, imprimé, publié, foutu à la poubelle, que ça au-rait pu être mieux, toujours mieux. Mieux écrit, mieux pensé. Éternels regrets du mot juste, de l’idée claire. On pourrait aussi écrire une histoire de la critique à Cannes. Pour y détecter ses modes, ses airs du temps successifs. Ce n’est pas se jeter dans la contrition que de souligner quelques tics et dérives de langues (où je ne me mets pas entre parenthèses puisque j’en suis, plus souvent qu’à mon tour, l’acteur et la victime).

7VANITY FAIR 19 MAI 2019

EN MÉMOIRE

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