La fragmentation de la Yougoslavie - autogestion.asso.fr...texte de Muhamed Filipovic, dirigeant de...

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Cahiers d’étude et de recherche N9 19/20 (ISSN 0298-7899) 1992 45F~ 16FS, 270 FB Dans la série “études” La fragmentation de la Yougoslavie Une mise en perspective Catherine Samary Présentation p. 3 Introduction Questions pour réfléchir à l’expérience yougoslave p. S Chapitre I Les bifurcations de l’histoire p. 7 Chapitre II Les grandes phases du système yougoslave p. 10 Chapitre III Comprendre l’éclatement de la Yougoslavie p. 14 Chapitre IV Les guerres dans la guerre p.2l Chapitre V De nouveaux enjeux socio-économiques. La crise de l’autogestion p. 26 Annexe 1 Données historiques. p.31 Annexe 2 La Bosnie-llerzégovine - Jean-A rnauk Dérens et l’AEC p.39 Glossaire p.47 Pour en savoir plus : adresses et bibliographie p. 53 Table de sigles p. 4 Cartes p. 6, 9,20,24 Ce CER présente un dossier d’en sein bk sur la tragédie yougoslave : une mise en perspective historique une étude de synthèse, aliment d’une réflexion collective un appel à la solidarité avec toutes celles et tous ceux qui luttent pour gagner la paix dans le respect des droits de toutes les communautés. L’auteur s’attache â comprendre l’interact ion des fadeurs na~rionaux et internationawç socio-économiques et politiques, présents et passés â l’oeuvre dans la crise. Catherine Samary conclut que ce conflit n ‘était pas inéluctable. Elle présente une explication multicausale de cette guerre, situant les responsabilités et discutant les diverses thèses en peésence. Remontant dans k temps, elle dresse un bilan du régime titiste, de l’expérience de l’autogestion et analyse le tournant des années 1980. Elle revient sur l’histoire de la révolution et du conflit qui a opposé k PCY à Staline. Elle refléchit à ce qu’implique aujourd’hui le droit des peuples â disposer d’eur-mémes. Ce Cahier comprend une étude de J.-A. Dérens sur la Bosnie-Herzégovine (accompagnée de deux documents bosniaques), un glossaire et une bibliographie. Il indique les adresses d’organisations pacifistes en Yougoslavie et de revues utiles à ceux qui veuknt suivre ces événements dans un esprit solidaire. Il est un instrument de travail indispensable. Catherine Samary : Economiste, chercheur associé à l’Institut du monde soviétique et d’Europe centrale et orientale (IMSECO), maître de conférence à l’université Paris-IX, Dauphine. Elle suit depuis longtempu la question de la Yougoslavie elle a effectué de nombreux voyages. Elle a écrit plusieurs études sur ce pays dont une thèse & Doctorat d’Etat à la faculté de Nanterre (1986), un livre Le marché contre l’autogestion l’expérience yougoslave, PubllSud-La Brèche (1988), ainsi que & nombreux articles publiés dans divers périodiques, dont Le Monde diplomatique. Collaboratrice régulière de l’IIRE, Catherine Samaiy est déjà l’auteur d’un précédent titre dans la collection des CER: Plan, marché et autogestion (1988). Ses recherches concernent, au-delà de la seule Yougoslavie, l’(ex)-URSS, l’Europe de l’Est et, plus généralement, les questions théoriques et historiques des économies et des sociétés de transitions contemporaines. Bulletin de comitiande Nom - Prénom Numéro et rue Commune Code postal Pays Ci-joint la somme de pour: * un abonnement à quatre numéros des CER (Europe 100 FF, autres pays 120 UF), à partir du numéro * les numéros suivants des CER voir titres et prix en page 2) Chèques libellés à l’ordre de P. Rousset, de préférence en francs français, tirables dans une banque située en Fiance. Virements postaux à P. Rousset, CCP Paris 1154197 T, France. Eviter les eurochèques Toute correspondance: lIRE, Postbus 53290, 1007 RG Amsterdam, Pays-Bas.

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  • Cahiers d’étude et de recherche

    N9 19/20 (ISSN 0298-7899) 1992 45F~ 16FS, 270 FB

    Dans la série “études”

    La fragmentation dela YougoslavieUne mise en perspectiveCatherine Samary

    Présentation p. 3Introduction Questions pour réfléchir à l’expérience yougoslave p. SChapitre I Les bifurcations de l’histoire p. 7Chapitre II Les grandes phases du système yougoslave p. 10Chapitre III Comprendre l’éclatement de la Yougoslavie p. 14Chapitre IV Les guerres dans la guerre p.2lChapitre V De nouveaux enjeux socio-économiques.

    La crise de l’autogestion p. 26Annexe 1 Données historiques. p.31Annexe 2 La Bosnie-llerzégovine - Jean-Arnauk Dérens et l’AEC p.39Glossaire p.47Pour en savoir plus : adresses et bibliographie p. 53Table de sigles p. 4Cartes p. 6, 9,20,24

    Ce CER présente un dossier d’en sein bk sur la tragédie yougoslave : une mise en perspective historique une étude de synthèse, aliment d’uneréflexion collective un appel à la solidarité avec toutes celles et tous ceux qui luttent pour gagner la paix dans le respect des droits de toutesles communautés. L’auteur s’attache â comprendre l’interaction des fadeurs na~rionaux et internationawç socio-économiques et politiques,présents et passés â l’oeuvre dans la crise. Catherine Samary conclut que ce conflit n ‘était pas inéluctable. Elle présente une explicationmulticausale de cette guerre, situant les responsabilités et discutant les diverses thèses en peésence. Remontant dans k temps, elle dresse unbilan du régime titiste, de l’expérience de l’autogestion et analyse le tournant des années 1980. Elle revient sur l’histoire de la révolution et duconflit qui a opposé k PCY à Staline. Elle refléchit à ce qu’implique aujourd’hui le droit des peuples â disposer d’eur-mémes. Ce Cahiercomprend une étude de J.-A. Dérens sur la Bosnie-Herzégovine (accompagnée de deux documents bosniaques), un glossaire et unebibliographie. Il indique les adresses d’organisations pacifistes en Yougoslavie et de revues utiles à ceux qui veuknt suivre ces événementsdans un esprit solidaire. Il est un instrument de travail indispensable.

    Catherine Samary : Economiste, chercheur associé à l’Institut du monde soviétique et d’Europe centrale et orientale (IMSECO), maître deconférence à l’université Paris-IX, Dauphine. Elle suit depuis longtempu la question de la Yougoslavie où elle a effectué de nombreux voyages.Elle a écrit plusieurs études sur ce pays dont une thèse & Doctorat d’Etat à la faculté de Nanterre (1986), un livre Le marché contrel’autogestion l’expérience yougoslave, PubllSud-La Brèche (1988), ainsi que & nombreux articles publiés dans divers périodiques, dont LeMonde diplomatique. Collaboratrice régulière de l’IIRE, Catherine Samaiy est déjà l’auteur d’un précédent titre dans la collection des CER:Plan, marché et autogestion (1988). Ses recherches concernent, au-delà de la seule Yougoslavie, l’(ex)-URSS, l’Europe de l’Est et, plusgénéralement, les questions théoriques et historiques des économies et des sociétés de transitions contemporaines.

    Bulletin de comitiandeNom - PrénomNuméro et rueCommune Code postal PaysCi-joint la somme de pour:

    * un abonnement à quatre numéros des CER (Europe 100 FF, autres pays 120 UF), à partir du numéro* les numéros suivants des CER voir titres et prix en page 2)

    Chèques libellés à l’ordre de P. Rousset, de préférence en francs français, tirables dans une banque située en Fiance. Virementspostaux à P. Rousset, CCP Paris 1154197 T, France. Eviter les eurochèques

    Toute correspondance: lIRE, Postbus 53290, 1007 RG Amsterdam, Pays-Bas.

  • CAHIERS D’ETUDE ET DERECHERCHE

    NOTEBOOKS FOR STUDYANI) RESEARCH

    Les Cahiers d’Etude et de Recherche (CER) sontpubliés dans le cadre des activités de l’InstitutInternational de Recherche et de Formation (IIRF).

    Ils comportent trois séries:

    • La série “cours” sont reproduits dans cette série descours donnés dans le cadre de l’HRF (et parfois d’autresinstitutions). On trouve dans les cahiers de cette série,outre la transcription du cours lui-même, un matériel delecture complémentaire qui accompagne le texteprincipal.

    • La série “études” : sont publiées dans cette série des

    études systématiques portant soit sur un pays et uneexpérience donnés, soit sur un thème particulier.

    • La série “dossiers et débats” : sont présentés danscette série un ensemble de documents, d’articles etd’interviews qui permettent de faire le point sur unequestion controversée.

    A quelques exceptions près les mêmes textes paraissenten français, sous le titre Cahiers d’Etude et deRecherche, et en anglais, sous le titre Notebooks forStudy and Research (NSR). Certains cahiers sonttraduits en d’autres langues, notamment en espagnol, enallemand et en portugais. Pour plus d’informations surleur disponibilité, écrire à la rédaction.

    Nous invitons les lecteurs à nous faire part de leursremarques concernant la présentation et le contenu desCER, en nous écrivant à:

    IJRFPostbus 53290

    1007 RG AmsterdamPays-Bas

    Titres Publiés

    N° 1 La Place du marxisme dans l’histoire, EmestMandd (40 P. 20FF)

    N°2 La révolution chinoise - Tome I: La Deuxièmerévolution chinoise et la formation du projetmaoïste, Pierre Rousset (32 p.20 F19

    N° 3 La révolution chinoise - Tome II : Le maoïsme àl’épreuve de la lutte de pouvoir, Pierre Rousset(48p. 25FF)

    N°4 Sur la révolution permanente, Miehael Lôwy(44 p. 20FF)

    N° 5 Lutte de classe et innovation technologique auJapon depuis 1945, Muto Ichiyo (48p. 25 FF)

    N° 6 Le populisme en Amérique latine, textes d’AdolfoGilly, Helena Hirata, Carlos M. Vilas, PRTargentin présentés par Michael LZSwy (40 p. 20FF)

    N° 7/8 Plan, marché et démocratie : l’expérience despays dits socialistes, Catherine Samaxy (64p.40FF)

    N°9 Les années & formation de la IVèmeInternationale, Daniel Bensaïd (48p. 25FF)

    N° 10 Marxisme et théologie de la libération, MichaelLôwy (40p. 20FF)

    N° 11/12 Les révolutions bourgeoises, Robert Lochhead(64p 40FF)

    N° 13 La guerre civile espagnole en Catalogue et au PaysBasque (1936-39), Miguel Romero (48p. 25FF)

    N°14 Marxisme et parti. Lénine, Trotsky, RosaLuxemburg, Norman Gens et Paul le Blanc(48p 25FF)

    N° 15 Du PCI au PDS, la longue marche du Particommuniste italien, Livio Maïtan (48p 25FF)

    N° 16 Les travailleurs ont-ils une patrie?Internationalisme et question nationale, JoséIriarte “Bikila” (‘ISp 25FF)

    N° 17/18 Octobre 1917: Coup d’Etat, ou révolution sociale- La légitimité de la révolution russe, EmestMandel (68p 40FF)

    N° 19)20 La fragmentation de la Yougoslavie -Une mise enperspective, Catherine Samary (6Op 45FF)

    Avec ce numéro de nos Cahiers d’étude et derecherche, nous avons voulu présenter un dossierd’ensemble sur la tragédie yougoslave ; un dossier quipermette une véritable mise en perspective historiquede cette guerre et qui puisse, ainsi, alimenter uneréflexion collective de fond sur la signification de cesévénements dramatiques ; un dossier engagé auprès detoutes celles et de tous ceux qui, sur le territoire del’ex-Yougoslavie, luttent dans des conditions trèsdifficiles pour gagner la paix dans le respect des droitsde toutes les communautés et qui dénoncent lapolitique criminelle de “purification ethnique”.

    Catherine Samary analyse les racines et ladynamique destructrice de la crise actuelle ens’attachant à comprendre l’interaction de nombreuxfacteurs nationaux et internationaux, socioéconomiques et politiques, présents et passés — enmontrant que la guerre n ‘était en rien inéluctable,qu’elle n’est pas la conséquence irrésistible de “hainesséculaires”, qu’elle a été voulue par des forces qui enavaient besoin pour asseoir leur pouvoir. Elle présenteainsi une explication multicausale du conflit en cours,discutant à cette occasion les diverses thèses enprésence, situant les responsabilités.

    Dans le corps de son étude, Samary revient sur lesétapes et le bilan d’ensemble du régime titiste1, surl’expérience de l’autogestion et de l’intégrationprogressive du pays dans le marché mondial, sur letournant — la rupmre — des années 1980. C’est dansce contexte d’ensemble qu’elle réfléchit à cequ’implique, sur le territoik de l’ex-Yougoslavie, ledroit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans unelongue annexe, elle remonte plus avant dans le tempset présente, sous forme de chronologie commentée,l’histoire du pays, du PCY et de la révolutionyougoslave. Elle éclaire notamment la très importantequestion du conflit qui a opposé la direction titiste àStaline et introduit de nombreuses donnéescomplémentaires sur le parti communiste au momentde la prise du pouvoir ; la politique économique durégime ; les langues, religions, Républiques et

    provinces de l’ancienne RSFY.11

    Nous avons reproduit dans une seconde annexe delarges extraits d’un dossier sur la BosnieHerzégovine, préparé par Jean-Arnault Dérens etThierry Royer pour l’Assemblée européenne descitoyens. Outre une étude de J.-A. Dérens, cetteannexe comprend deux documents bosniaques : un

    L Le terme de régime titiste désigne le pOElvoir mis en place avec larévolution de 1945, Tito, mon en 1980, étant la figure centrale de ladirection du Parti communiste de Yougoslavie.

    texte de Muhamed Filipovic, dirigeant del’Organisation Musulmane bosniaque, et une plateforme présentée à propos de la guerre par laprésidence de Bosnie-Herzégovine.

    Les annexes comprennent aussi cinq cartes, unglossaire développé et une bibliographie. Pour ceuxqui veulent en savoir plus, ou qui désirent prendre descontacts solidaires, nous avons, enfin, introduit en têtede la bibliographie une liste (non-exhaustive)d’organisations qui, sur le territoire de l’exYougoslavie et en France, luttent pour la paix. Nousindiquons de même l’adresse de périodiques quicouvrent régulièrement — ou se consacrentexclusivement à — la crise yougoslave.

    Nous espérons offrir à nos lecteurs beaucoup plusqu’une simple présentation de la guerre en cours : undossier de synthèse alliant analyse et information, uninstrument de réflexion et de travail, un appel à lasolidarité.

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    P.D. & P2

    Abonnement:4 numéros. Europe: 100 FF, 4OFS, 675FBAutres pays: 120FF (par avion).Chèques libellés à l’ordre de P. Rousset, depréférence en francs français tirables dans unebanque située en Franee. Virements postaux àPierre Rousset, CCP Paris 11 541 97 T,’France,Eviter les eurochèques.

    Cahiers d’étude et de recherche, périodique publié quatre t’ois par an. ISSN 02984899. Directeur de la publication: Pierre Rousset.Administration: 2, rue Richard-Lenoir, 93108 Montreuil, France. Imprimé par Rotographie. Commjssicn paritaire: 68 604.

    Nous avons emprunté nos principalesillustrations à l’artiste français Fernand

    Léger (1881-1955) qui a si bien surepresenter par ses entrelacs de côrps, la

    solidarité du et des peuples. En couverture,“Acrobates en Gris ‘Ç pùis “Les

    Constructeurs” (p. 13), “Nu sur FondRouge” (p.30), lafresque pour l’Expositioninternationale de la Femme (p. 36), “Etudesde Mains” (p.3 7) et “Trois Figures” (p.57).

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    II. Pour l’explication des sigles, se reporter au tableau en page 4.

  • Mais le cas yougoslave ajoute quelque chose aubilan d’ensemble de ces crises, car il exprime unehistoire originale: la Slovénie et la Croatie n’ont pasété annexées à la Yougoslavie de force, comme lesRépubliques baltes à l’URSS ; le régime “titiste” arésisté à Staline ; enfin, l’économie “decommandement” n’existe plus en Yougoslavie depuisdes décennies.1 Il faut donc interpréter de façonspét4fique l’éclatement d’une fédération qui n’était pasune “prison des peuples”. II est de même nécessaire dedresser un bilan particulier de la crise économiqueyougoslave les réponses libérales marchandesactuelles ont tiré argument de l’échec de l’autogestionyougoslave, identifié à l’échec de toute troisième voieentre capitalisme et stalinisme. “L’économie demarché” doit s’imposer contre l’autogestion, dit-on,parce que celle-ci est inefficace face au marché...

    La recherche d’une“troisième voie”

    fi est donc important de prendre à bras-le-corps cedébat-là, en tant que tel, si l’on pense que la recherchede cette troisième voie — rejet du capitalismeréellement existant et des monstruositésbureaucratiques — reste du domaine du nécessaire etdu possible : l’absence de choix, et donc la fin del’histoire, représente le pire des terrorismes de lapensée libérale. Il rejoint paradoxalement ledéterminisme vulgaire du soit-disant marxisme dumonde stalinien d’autrefois, en inversant simplementles couleurs de & qui était noir ou blanc.

    Certes, tout n’est pas possible dans un contextedonné. Mais la révolution yougoslave s’est bel et bienattachée à la solution & véritables problèmes. Il était

    L. Les trois Ré1x,bllques baltes (Estonie, Lettcnie, Utuanie) ont étéannexées de force et incorporées â l’URSS par le régime stalinien,en 1940, après la signature du pacte germano-soviétique Pour cedernier terme, ainsi que tltisme”, économie de commandement” etles noms de personnes, voir Le glossaire en fin de Cahier. Sereporter aussi à l’annexe historique, pour plus d’infonnatica sur larévolution yougoslave.

    nécessaire et possible de résister consciemment à unelogique capitaliste qui, dans les conditions de lapremière Yougoslavie, dans l’entre-deux guerresmondiales, signifiait dépendance semi-coloniale,arriération et dictature. fi était nécessaire et possiblede remettre en cause la domination des rapportsmarchands au profit de choix solidaires et conscientsde développement régional, matériel, social et culturel.fi était nécessaire et possible de faire appel à desmobilisations populaires afin de résister à Staline et delutter contre la dictature d’une bureaucratie parasitaire.fi était nécessaire et possible d’opposer à la logique deguerre inter-ethnique celle d’une union des diverspeuples pour des. objectifs communs. S’agit-ilseulement de problèmes et d’enjeux du passé?

    En réalité, l’expérience yougoslave, si on veut bienl’étudier sans la réduire à la dernière décennie,démontre plutôt le bien fondé de ces objectifs. lly a eusortie du sous-développement, amélioration du niveaude vie, résistance à Staline et réelles innovations dansla recherche d’un mode de planification laissant placeà l’initiative. Mais il y a aussi échec final, Notreinterprétation d’ensemble de cet échec peut se résumeren une idée centrale : c’est l’ambiguïté et les limitesnationales de la rupture avec le stalinisme qui sont à laracine de cet échec et qui ont fondamentalement,également, affaibli la capacité de présenter unealternative au capitalisme. C’est la raison pourlaquelle il ne s ‘agissait pas réellement d’une troisièmevoie. Mais ceci ne prouve pas que cette dernière n’étaitpas (n’est pas encore) à inventer.

    Mais dans une semi-rupture, il y a deux volets. Onpeut apprendre beaucoup des semi-succès comme del’échec final, si on se donne la peine de l’étudier2L’expérience “titiste” permet, bien davantage quecelle de la Chine de Mao, de tirer des indications surce qu’aurait pu être une troisième voie. Car, survenantplus tôt et dans un autre contexte géo-politique, larupture yougoslave s’est légitimée au nom desobjectjfs les plus émancipateurs de la révolution russed’Octobre et ch4 régime des soviets de 1917, ou de laCommune de Paris de 1871, contre l’étatisme aunom de Marx contre Staline (et non pas de Stalinecontre Khrouchtchev, comme le fit Mao...).3 Quelle

    2. Voir notamment, à ce sujet, notre livre : Le marché contrel’autogestion, l’expérience yougoslave qui est une étude de cetteexpérience, de la révolutionjusqu’aux années 1980 (Ed.Publisud-LaBrèche, Paris 1988).

    3. Toute l’his’ de la révolution chinoise est jalonnée de conflitsentre la direction maoïste et le régime stalinien. Mais la ruptureouverte entre Pékin et Mescou ne s’est produite qu’en 1960, après lamort de Staline, alors que le nouveau dirigeant soviétique,Khrouctchev, défendait une ligne de coexistence pacifique avec lesUSA. Mao Zedong, principal dirigeant du PC chinois, a utilisé desréférences à Staline dans sa polémique contre Khro~,chtchev. Larupture ouverte entre Moscou et Belgrade est, elle, Intervenue

    Lafragmentation de la Yougoslaviet

    Catherine Samary

    AEC:AVNOJ:Bu:BP:CAEM:CC:CEE:COMECON

    HDZ:IC:LC:LCY:MBO:OBTA:ONU:OTA:PC:PCUS:PCY:RAS:RSFY:SDA:SDS:SIZ:UJDI:URSS:

    TABLE DES SIGLES

    Assemblée européenne des citoyensConseil ait-fasciste de libération nationaleBosnie-HenégovineBureau politiqueConseil d’aide économique mutuelleComité centralCommunauté économique européenneConseil d’aide économique mutuelle (comme CAEM)Fond monétaire internationalCommunauté démocratique croate (en BIt-J)Internationale communisteLigue des communistesLigue des communistes yougoslavesOrganisation musulmane bosniaqueOrganisations de base du travail associéOrganisation des nations uniesOrganisations du travail associéParti communisteParti communiste d’Union soviétiqueParti communiste yougoslaveRépubliques autonomes serbesRépublique socialiste fédérative de YougoslavieParti d’action démocratique (en BIH)Parti démocratique serbe (en Bifi)Communautés d’intérêt autogestionnairesAssociation pour une Initiative Démocratique YougoslaveUnion des Républiques socialistes soviétiques

    Le syndrome yougoslave hante l’ex-URSS, lesdeux fédérations ont éclaté semble-t-il de la mêmefaçon, les crises se ressemblent jusque et y comprisdans la difficulté à rétablir “une économie de marché”comme on dit, c’est-à-dire le capitalisme. De ce pointde vue, la crise yougoslave illustre ce qu’il y a de plusgénéral dans les impasses du “socialisme réellementexistant”. A maints égards, l’expérience yougoslavedans les décennies passées a anticipé bien des conflitset contradictions qui ont surgi plus tard ailleurs, enEurope de l’Est et en URSS.

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    N’ 19/20

    Un ajustement de nos prix

    Depuis le lancement de nos Cahiers d’étude et de recherche, en1986, nous n’avons pas modifié nos prix. Eu six ans, tout aaugmenté. Nous réalisons aujourd’hui un ajustement de prix.

    Le prix au numéro de nos Cahiers varie suivant le nombre depages. II a été, suivant les cas, de 20 à 40 francs français. II passeraen général de 25 à SOfl selon l’épaisseur des numéros.

    Le coût de l’abonnement reste de 1 00francsfrançais pour les payseuropéens, et de 120 FFpour les autres. Mais il couvriradorénavant quatre numéros et non plus cinq, comme auparavant.

    Nous essayons d’éviter ce que nous avons fait aujourd’hui (à bonescient, pensons-nous) : publier consécutivement deux numérosdoubles. Un numéro simple comprend en général de 32 à 48 pages.Un numéro double au moins 60 pages.

  • Lafragmentation de la Yougoslavie

    qu’ait été la part réelle de démagogie des discoursofficiels et les limites évidentes de la démocratie, il yaura des “degrés de liberté” autorisant une granderichesse d’expérience et de pensée critique.4

    C’est pourquoi le “cas” yougoslave a une portéeplus générale que bien d’autres, U s’impose d’ailleurs,à plusieurs reprises, comme une référenceindispensable quand on réfléchit aux “bifurcations” del’histoire, largement communes à l’ensemble du“bloc” des pays de l’Europe de l’Est, des “carrefourshistoriques” qui auraient pu donner naissance àd’autres scénarios, voir l’histoire s’engager dans unautre cours : la tentative de mise en place d’une

    beaucoup plus tôt, dès 1948,. Elle n opposé directement la directiontitiste à Staline. La Commune de Paris de 187t est une importanteexpérience de soulèvement populaire à partir de laquelle Marx etEngels ont élaboré une conception des conseils ouvriers et desformes que pouvait prendre l’Etat dans la transition au socialisme.Pour plus de précisions sur ces événements et personnages, voir leglossaire.

    Catherine Samary

    fédération ou confédération socialiste des Bailcans, lescrises de régime dc 1956 ou 1968...

    Cinq axes fondamentaux

    Ce Cahier d’étude et de recherche se veut doncune contribution à des débats nécessaires, organiséeautour de cinq questions fondamentales:

    1) Contre les visions fatalistes de l’histoire, lerepérage de ces moments-clefs ou d’autres voies seprésentaient;

    II) Un bilan synthétique des grandes phases dusystème yougoslave;

    III) Une discussion des causes de l’éclatementactuel, en partant des clichés que l’on entend souvent àce sujet;

    IV) Une interprétation multicausale d’une guerrelarvée qui, au-delà de compromis conjoncturels, peutrebondir et s’étendre, aux portes de l’EuropeoccidentaleS

    V) En guise de conclusion, une interrogation sur lacrise de l’autogestion face aux impasses des réponsesalternatives.

    Pourtant les dirigeants de la révolution yougoslaveavaient eu, contre leurs propres opposants, les mêmespratiques staliniennes qu’en URSS. Tîto s’était déclaré“le premier stalinien du monde”. Dans son pays, lescritiques envers l’URSS stalinienne étaient interditeset réprimées, politiquement et physiquement, jusque ety compris lors de la Ve conférence du Particommuniste yougoslave (PCY), en 1948, qui futl’ultime tentative pour éviter la rupture.

    Mais la victoire de la révolution yougoslave avait,en fait, représenté la première crise du stalinisme entant que système de domination du mouvementcommuniste mondial. Elle n’avait, tout d’abord, pasrespecté les accords de Yalta, négociés en 1945, dansle dos des peuples concernés, entre les “Grands”(Staline et les gouvernements alliés). En prévision dela fin de la guerre, ces accords divisaient d’autorité lemonde en zones d’influences — et laissaient laYougoslavie sous domination occidentale (à 50%...).Les dirigeants yougoslaves n’avaient pas non plusrespecté les consignes du Kremlin dans la lutte antifasciste (des consignes cohérentes avec sadiplomatie) : l’alliance préconisée par Staline et lesAlliés avec la résistance des royalistes serbes (lesTchelniks) était largement impraticable. Ces derniersfirent souvent passer l’anti-communisme avant l’anti-fascisme. En outre, ils ne s’adressaient qu’aux Serbesfavorables à l’ancien régime alors que la lutte desPartisans contre l’occupant et ses alliés (notammentoustachis croates) ne fut victorieuse que parce qu’ellerompait à la fois avec la logique grand’serbe et deguerre inter-ethnique ; parce qu’elle combinait aussilutte contre l’occupant et contre l’ancien régime auplan national et social.

    Les enjeux de la rupture de 1947

    Durant la résistance à l’occupation nazie,1’AVNOJ (Conseil antifasciste structuré sur une basefédérale par le PCY) a en effet proclamé ungouvernement provisoire dans la clandestinité, sur labase d’un deuxième pouvoir né de la lutte armée,contre les recommandations répétées et furieuses de

    L’impact de la révolution yougoslave fut profond,régionalement: c’est sans doute ta raison majeure quidécida Staline à rompre. Car — et voilà ce qui auraitpu être une première “bifurcation” de l’histoire —c’est une confédération socialiste des Baikans (voiredu Danube) qui se négociait, directement entre partisouvriers de tous les pays concernés. Elle auraitnotamment inclus les diverses Républiques de laYougoslavie, la Bulgarie, et l’Albanie... C’est leBulgare Dimitrov qui le révéla naïvement à la Pravda

    et dut s’en autocritiquer. Staline s’efforça d’imposersa propre conception de la confédération, sous laforme d’une union de deux Etats — Yougoslavie(centraliste) et Bulgarie — qu’il escomptait mieuxcontrôler. Mais il préféra finalement tout faire capoter.Dénonçant la “clique titiste-fasciste alliée del’impérialisme”, il imposa un blocus économique totalde la part des pays “frères”, remis au pas. LaYougoslavie était livrée à l’ennemi.

    Cependant, dans l’immédiat après guerre, lespouvoirs occidentaux, eux-mêmes mal en point enEurope, ne pouvaient guère espérer changer la naturedu jeune pouvoir yougoslave: l’aide qui lui fut fournievisait à faciliter une “dissidence” face à l’URSS afind’affaiblir celle-ci et de peser sur la politique étrangèredu régime yougoslave. Mais elle n’avait pas les relaisintérieurs capables de changer le cours destransfonnations sociales entamées par le PCY.

    La rupture entre Staline, chef de la bureaucratiesoviétique, et Tito, dirigeant du régime yougoslave, en1947, n’était pas affaire d’individus et ne concernaitpas seulement l’URSS et la Yougoslavie. Des purgesmassives, pour crime de “titisme”, ont relayé cellesqui avaient été réalisées au nom de la lutte contre le“trotskysme”. Elles ont affecté les partis communistesau pouvoir en Europe de l’Est, et bien d’autres encore.

    4. Dans tes années 1960, cette réflexion critique s’est organiséeautour de ta revue Praxis. Ses animateurs, philosophes,économistes, sociologues marxistes yougoslaves organisaientchaque aimée dans l’Ue de Korcula des ccnférences internationalesavec la gauche “occidentale” antistalinienne et autogestionnaire. Lalibre cireulation des personnes vers l’occident, s’accompagna d’unegrande tolérance de publications. Les professeurs marxistes de&axis eurent une grande influence dans la jeunesse jusqu’ à la findes années 1960. Ils furent tenus pour responsables des grandsmouvements étudiants internationalistes et hostiles aux réformesmarchandes de Juin 1968. Ils furent réprimés avec les leadersétudiants et la renie cessa de paraître en Yougoslavie au début desannées 1970.

    Staline, pour qui cette mesure clé représentait unvéritable sabotage de sa diplomatie.5 L’évidentesupériorité et popularité de la lutte des Partisansdirigée par les communistes s’imposa aux Alliésoccidentaux de l’URSS (au détriment de la résistancedes Tchetniks — partisans anti-fascistes de la royautéserbe). Staline ne put donc la nier. Mais il s’efforça dela subordonner par tous les moyens, politiques,économiques, policiers (le Kominform, dont le siègeétait à Belgrade, était à cet égard un instrumentcommode).6

    N’ i9~20

    La “deuxième” Yougoslavie

    La fermeture des frontières yougoslaves aux

    5. Outre L’Histoire des Démocraties Populaires de François Fejtârééditée en livre de poche, il est également intéressant de lire lesinterprétations de la révolation yougoslave et des rapports à Stalineexprimées notamment par l’historiea officiel du régime, ViadimirDedijer (Tira parle) ou par un de ses prestigieux protagonistes,Milovaa Djilas (Conversations avec Staline; Une guerre dans laguerre).On lira également avec beaucoup d ‘intérêt l’ouvrage récent etdoaimenté sur arduives de Pierre Maturer, la réconciliation soviétoyougoslave -1954-1958- Illusions et désillusions de TIto, 1991. Voirégalement de Vladimir Claude Fisera, Les peuples slaves et lecommunisme - de Marx à Gorbatchev, 1992. Voir aussi lachronologie en annexe de ce Cahier.

    6. Après la dissolation de la 111e Internationale — ou Komintem —‘et avec l’ouverture de la guerre froide, Staline mit en place leKominform, supposé être une sotte de Bureau d’information pour lemouvement communiste.

  • Lafragmentation de la Yougoslavie

    résistants grecs, l’attitude ambiguê du régime face à laguerre de Corée de 1950-1953 ont été, sans doute, descontre-parties pofltiques de l’aide reçue. Mais lepouvoir yougoslave a simultanément cherché àconsolider sa base sociale et sa capacité de résistance.La politique d’intense industrialisation planifiée etl’introduction, par en haut, de l’autogestion dès ledébut des années 1950, puis la décollectivisation descampagnes en 1953 (après une phase decollectivisation forcée), contribuèrent à ces objectifs.Manifestement conscients des dangers d’unedépendance durable envers les Etats-Unis, lesdirigeants titistes ont rétabli au plus vite les liens avecl’URSS, dès la mort de Staline (perdant alors l’aidemilitaire américaine). Malheureusement, uneexpérience répétée leur apprendra qu’une trop grandedépendance envers l’URSS était, elle aussi,dangereuse.

    La crise de 1956

    Les événements de 1956 l’ont démontré. Ilsreprésentent d’ailleurs un deuxième “moment clé”,une deuxième bifurcation possible de l’histoire ; elleconcerne à nouveau l’ensemble des pays de l’Europede l’Est. Cette année-là, des révolutions anti-bureaucratiques ont éclaté en Hongrie et en Pologne,dans la foulée du rapport Khrouchtchev sur les crimesde Staline. Les nouveaux conseils ouvriers hongrois etpolonais ont alors été glorifiés par le régimeyougoslave qui les a présentés comme l’illustration ducaractère socialiste universel de leur propre choixautogestionnaire. Les communistes yougoslaves entirèrent une légitimation de leur rupture avec Staline.

    C’est à cette époque, dans ce contexte et avec cetteapproche, que se tint le premier congrès des conseilsouvriers yougoslaves. Mais, avec un comportementcentriste et hésitant envers un Ichrouchtchev qui lesavait publiquement réhabilités, les dirigeants titisteslaissèrent accomplir l’intervention soviétique enHongrie et l’assassinat d’Imre Nagy.7 Ces épisodesn’en furent pas moins une nouvelle source de

    Catherine Samary

    tensions: le Parti communiste d’URSS ne vint pas aucongrès de 1958. Quant aux relations économiques,elles se sont à nouveau tendues.

    De ce point de vue, l’intervention soviétique enHongrie a poussé le régime yougoslave vers une plusgrande insertion dans le monde capitaliste. Ceprocessus s’est accompagné d’une extension des droitsautogestionnaires, aggravant les tensions internes dusystème (voir sur cette question le point suivant).

    Le tournant de 1968

    Il est frappant que 1968 soit â nouveau une de cesdates à portée mondiale qui verra en Yougoslavie desvoies alternatives se confronter. Les revendicationsmises alors en avant par le mouvement del’intelligentsia de gauche en témoigne. II exigeait eneffet “l’autogestion de bas en haut”, la fin desprivilèges bureaucratiques et l’arrêt des privatisationssauvages.Les grèves ouvrières croissantes contre leseffets des réformes marchandes après 1965, lesrevendications socialistes autogestionnaires etinternationalistes du mouvement étudiant de Juin1968, auraient pu, victorieuses, rejaillir sur le“Printemps de Prague” et la dynamique des grandesmobilisations anti-staliniennes de Tchécoslovaquie.8

    Après le mouvement de 1968 et le “printempscroate” de 1971e, la répression des années 1970 aprovoqué une rupture profonde de l’intelligentsia avecle régime, mais aussi avec le marxisme : car la classeouvrière sur le plan social, et les marxistes sur le planidéologique, seront désignés comme ceux quirejetèrent une réforme marchande, idéalisée commeseule alternative au centralisme bureaucratique. Lesdéséi~uilibres et les tensions nourris par cette réformen’étaient pas, selon cette approche (qui préfigure lavague libérale ultérieure des années 1980-1990), lapreuve d’une insuffisance de démocratie économiqueet polltique accompagnant une trop grande ouvertureau marché. Elle en conclura au contraire à la nécessitéd’une plus radicale transformation marchandeassimilée à plus de démocratie (anti-autogestionnaire).

    L’intervention des tanks soviétiques à Prague, en1968, a provoqué un traumatisme politique s’ajoutantaux impasses économiques dans l’ensemble des paysde l’Europe de l’Est. Les conditions économiques,idéologiques et politiques de la crise de projetsocialiste des années 1980-1990 se sont ainsiaccumulées.

    8. Voir sur cette question le chapitre fi et l’annexè historique

    9. Le printemps croate” désigne les mouvements nationalistescreates de t97 t qui revendicaient une décentralisation économiqueplus radicale, pennenant notamment le contrôle des réserves endevises par tes pouvoirs républicains.

    1. 11 faut en premier lieu souligner le rôle majeurde l’URSS — de sa stalinisation (c’est-à-dire de laconsolidation du règne du Parti/Etat et de labureaucratisation généralisée du régime), des purgescommanditées par Moscou et opérées dans denombreux pays, de l’usage des contrainteséconomiques sur les “pays frères”, des interventionsarmées — dans les tournants de 1947, 1956, 1968 : carc’est dire à quel point I ‘échec yougoslave est d’aborddû à des causes politiques.

    2. Chacun de ces tournants a aussi eu une portéepour le moins régionale, sinon internationale. Il s’agitlà d’une donnée importante, car ce n’était qu’à cetteéchelle qu’une “troisième voie” (d’orientationsocialiste), humainement et économiquementattractive par sa démocratie économique et politiqueet son efficacité propre, aurait été en mesure derésister à la force des pressions mondiales, venant desdeux “blocs».

    3. La révolution yougoslave était donc étroitementdépendante des développements mondiaux, en premierlieu européens. En même temps, elle pouvait aussicontribuer à les influencer — ce qu’elle a d’ailleurspartiellement fait à plusieurs reprises, y compris ausein des courants autogestionnaires du mouvementouvrier occidental. C’est bien pourquoi l’histoirepropre du régime yougoslave doit être étudiée, en tantque telle. La révolution yougoslave n’était pas“artificielle” comme on se plaît aujourd’hui à le direde la révolution russe d’Octobre, si ce n’est de mute

    4. La Révolution était poneuse d’un potentiel deprogrès socio-économiques et de réalisation des droitsnationaux qui s’est amplement confirmé parcomparaison avec la domination capitaliste et grandserbe de l’entre-deux guerres. Et c’est la raison del’échec de Staline face au régime yougoslave.

    S. C’est aussi là qu’allait se mesurer la capacité derésistance aux pressions capitalistes : lorsque Staline“excommunia” les communistes yougoslaves, ilescomptait sans nul doute que la réalité rejoindraitrapidement la calomnie et que la Yougoslaviebasculerait dans la restauration capitaliste. Mais, si lespressions allant dans ce sens se sont manifestées dansle cours des réformes marchandes, une réelledynamique restaurationiste ne s’est enclenchéequ ‘avec l’actuelle crise d’ensemble. C’est la remise encause da niveau de vie, des droits sociaux et nationauxacquis après 1945, dans un contexte d’absenced’alternative socialiste, qui a ouvert l’ère de larestauration capitaliste, en même temps qu’elle faisaitéclater le système dans ses équilibres nationaux.

    Sur ce plan, l’ouverture de la crise en Yougoslaviedate du début de la décennie 1980, une périoded’austérité imposée par la pression de la detteextérieure, remettant en cause droits sociaux etnationaux. Cependant, l’échec ne vient pas de rien. fifaut donc le comprendre comme échec du systèméyougoslave.

    4

    V‘nfi,

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    Catherine Samaiy La fragmentation de la Yougoslavie

    /

    LN’ 19/20

    Quelques remarques deconclusion sur ces bifurcations

    Mentionnons cinq points pour conclure cechapitre:

    r,

    La Yougoslavié en Europe méridionale

    révolution. Mais elle a été marquée dès ses originespar des pratiques staliniennes et bureaucratiques, ainsique par le manque de recul et d’expérience face à desdifficultés réelles : là aussi, sur le plan interne, lesfacteurs politiques ont une responsabilité centrale dansles avancées comme dans les échecs. Ce qui laissedonc ouverte la réflexion sur les “possibles” d’hier(non-réalisés) et de demain.

    7. luire Nagy avait été adversaire dét 1949 de la collectivisation etde la planification administrative hyperintensive menée selon lemodèle stalinien par le gouvernement Rakosi au pouvoir. Soutenupar Khrouchtchev dans un premier temps, Nagy fit porté au pouvoirpour impulser un nouveau cours, puis à nouveau rejeté dansl’opposition par Le gouvernement Gerô.L’écLatement de larévolution des conseils ouvriers, en octobre 1956, propulse anouveau Nagy en avant, en même temps que les troupes soviétiquesinterviennent. Communiste loyal, Nagy se trouve en même tempsporte parole des insurgés qui réclament la pluralité des pains, ladénonciation du pacte de Vaisovie, L~indépendance et la neutralitéde la Ilongrie. Cette dynamique identifiée par les pouvoirssoviétiques à une contre-révolution scm le prétexte d’une deuxièmeintervention soviétique et de la liquidation de Nagy remplacé par legouvernement de Kadar. Imre Nagy sétait réfugié avec sescompagnons à l’ambassade yougoslave. Sur la base d~une vaguepromesse d’impunité, ils quittèrent l’ambassade le 4 novembre etfurent déportés en Roumanie. Nagy sera pendu. Voir FrançoisFejtô, L ‘histoire des Démocraties populaires et (sur l’Octobrehongrois) son Budapest 1956, 1966 ainsi que son Budapest,l’insurrection, 1951. Voir aussi Pierre Mauer, op. cité.

    ___—-ç--

  • L’autogestion et le fédéralisme yougoslavesreprésentent deux questions qui peuvent êtreévidemment étudiés séparément.’° Nous souligneronsplutôt ici l’étroit parallélisme de leur évolutionhistorique en Yougoslavie. Car l’un et l’autre, une foisconsommée la rupture avec Staline, vont être à la basedes particularités du régime “titiste” et vont connaîtreune histoire commune.

    Rompre avec l’URSS, la “patrie du socialisme”jusque là glorifiée, n’était pas rien en 1947. Conuneon l’a dit, l’autogestion avait été introduite pourconsolider la base du régime dans une périoded’isolement créé par le blocus soviétique. Elle fut dèslors l’une des formes essentielles et durables de lalégitimation du pouvoir “titiste”. La question nationales’était quant à elle imposée à un parti qui n’auraitjamais pu être victorieux dans sa lutte pour le pouvoirsans l’organisation fédérative de l’armée populaire,puis du nouvel Etat. On peut dire globalement que lespiliers clii régime seront: l’augmentation des droits del’autogestion et des Républiques accompagnée d’unehausse de niveau de vie. Mais quelle articulation yavait-il entre autogestion, Républiques et Etatjpartifédéral dans la prise de décision politique etéconomique?

    Dans l’un et l’autre domaine — autogestion etdroits nationaux — le comportement des dirigeantscommunistes fut le même : pragmatisme considérabledans la limite d’un système de parti unique quiperdurera jusqu’en 1989, en dépit de son éclatementcroissant sur des bases nationales. Les réponses“titistes” aux mouvements d’en bas ont toujours étéune combinaison de répression et de concessions. Celaa signifié, en pratique, l’interdiction des mouvementsindépendants, qu’ils soient en fait syndicaux,nationaux ou politiques. Mais comme sur tous cesterrains les conflits n’ont pas manqué de surgir, ons’est éloigné du mode de planification administratif enélargissant les marges d’initiatives et les droits desentreprises et des Républiques ou provinces. Tour celasans pluralisme politique, sans confrontation deprogrammes alternaijfs, sans réelle transparence deschoix, sans remise en cause du monopole de pouvoirdétenu par un parti, sans droits reconnus de tendancesau sein de ce dernier, sans démocratisation de I ‘Etatet des modalités de la planification. Les contrepouvoirs manqueront donc pour empêcher unebureaucratisation que la décentralisation marchanderenforcera au lieu de restreindre.

    10. Cf. C. Samaiy, Le Marché contre l’autogestion- l’expérienceyougoslave, op. or. et Plan, marché et démocratie, Cahiers d’étudeet de recherche, 1988. Se repoder aussi à l’annexe historiqueconcernant les grandes étapes économiques de la Yougoslaviedepuis 1945

    Les pouvoirs légaux de l’autogestion ouvrière etceux des Républiques et des provinces se sont accrus,au fil des grands tournants institutionnels, jusqu’à lamort de Tito en 1980, coincidant avec la criseéconomique. Mais leur réalité et leur efficacité doivents’analyser dans le contexte du système politique et dumode de régulation économique : c’est-à-dire del’articulation plaWmarché/système politique. Sansentrer ici dans le détail, il faut dire que cettearticulation a changé au cours de trois grandespériodes marquées par des réformes. On peutseulement rappeler les traits essentiels qui les ontcaractérisées:

    Du début des années 1950jusqu’en 1965

    Durant cette période, les grands choix stratégiquesdemeurent planifiés, s’imposant à l’autogestioncomme aux Républiques. L’Etat/parti reste trèsfédéraliste, c’est-â-dire doté d’un pouvoir central quis’impose aux Républiques. Il s’impose également àl’autogestion (en fait, une w-gestion partagée entrepouvoirs locaux, direction d’entreprise, collectifs detravailleurs et syndicats). Celle-ci s’exerce alors dansle cadre de contraintes de normes, de prix, de taxes etde crédits qui sont en fait les nouveaux instruments dela planification, à la place des ordres directs : outre lesnormes imposées dans la répartition du surplus entreles différents fonds de l’entreprise, il peut y avoir“autofinancement” et choix décentraliséd’investissement. Mais il existe des subventions quiincitent à choisir les sources d’énergie nationale, destaxes sur les profits qui limitent les capacités d’autofinancement et ren4ent l’entreprise tributaire descrédits centraux ; ces derniers peuvent dépendit à leurtour des secteurs jugés prioritaires, le système bancaireétant dans ce cas un instrument d’application du plan.

    Les tensions autogestion/Etat et Républiques/Etatqui s’expriment durant cette période n’empêchent pasune réelle amélioration du niveau de vie. La victoirecontre le fascisme, puis la résistance à Staline, enfml’amélioration du niveau de vie ont stabilisé le pouvoirdes communistes. Le socialisme est traité comme unobjectif à atteindre et la société yougoslave fait l’objetd’approches marxistes critiques dont l’influence estprépondérante dans l’intelligentsia et la jeunesse.

    Le pays a eu un taux de croissance économiqueparmi les plus élevés du monde (supérieur à 10% surtoute la décennie). Un des clichés souvent entendusaujourd’hui consiste à faire de l’aide internationale

    Catherine Samary

    reçue par le régime titiste à l’époque, la cause uniquede cette croissance. L’aide reçue par la Pologne dansla décennie 80 est tout aussi réelle. Mais elle s’estaccompagnée d’un creusement de la dette et d’unenfoncement dans la crise. Autrement dit, l’aiden’explique rien. L’essentiel demeure l’usage qu’on enfait, le système où elle opère. Or, jusqu’au milieu desannées 1960, la planification plus souple connaît uninfléchissement notable qui bénéficie (après 1955) à laconsommation et à l’agriculture ; des régions entièresconnaissent une première industrialisation et leséchanges se développent sans endettement majeur. n ya là des atouts du système.

    Mais il est vrai que tout cela s’opère non sansgâchis bureaucratique, investissements de prestige etcoûts parfois exorbitants. Au milieu de la décennie1960, les pressions en faveur d’un accroissement desrapports marchands s’expriment à partir de plusieurssources, et en fonction de plusieurs types d’arguments.

    Pour les partisans du “socialisme de marché”, uneautogestion libre des contraintes du plan et de l’Etat,soumise aux lois de la concurrence, serait plusefficace ; ils peuvent simultanément se faire lesdéfenseurs d’une croissance plus rapide desRépubliques riches, impliquant une réduction du rôleredistributif du plan jugé bureaucratique. Le décollageindustriel justifie, aux yeux de certains économistes, ladiminution des protections dans le commerceextérieur, afin d’exercer les pressions de lacompétition mondiale sur une économie que l’on veutplus productive. Quant aux dirigeants du régime, ilstrouvent dans les réformes marchandes le moyen demaintenir un système de parti unique, tout enaccordant des droits décentralisés (mesureindispensable pour relégitimiser leur proprepouvoir...).

    La réforme de 1965(interrompue en 1971)

    Elle a recours à des méthodes capitalistes et auxpressions du marché mondial sur une économie elle-même non capitaliste, où se maintient sous denouvelles formes le règne du parti unique.

    Les entrq5rises autogérées sont libérées descontraintes du plan, mais se voient de plus en plussoumises à la logique d’une compétition marchandeentre elles, et face au marché mondial (avec lechangement du système de prix et la réduction dessubventions), n y a une augmentation des pouvoirs desentreprises et des Républiques au détriment du Centre(au niveau de l’Etat et du parti) ; mais la bureaucratiedu parti-Etat parasite et contrôle l’extension desrapports marchands. Ces derniers restent contenusdans un cadre non-capitaliste. Le chômage

    Lafragmentation de la Yougoslavie

    yougoslave, à cette époque, n’est pas lié à desmécanismes de compression d’effectifs, encore moinsde mises en faillite : il est dû à l’insuffisance desinvestissements et au ralentissement de l’embauchesous le jeu des contraintes marchandes. Lestravailleurs peuvent toujours utiliser leurs droits surl’embauche et le licenciement pour assurer la sécuritédu travail, Il n’existe pas de marché du capital ; il n’ya pas de système d’actions ; l’enrichissement sur labase du travail d’autrui est étroitement limité à cinqsalariés ; la privatisation illicite est très impopulaire;le droit de gérer le surplus des entreprises appartientde droit aux conseils ouvriers. Même s’il s’agit d’undroit largement accaparé par les équipes de directionet rendu formel par de multiples limites socioculturelles ou politiques, il réduit incontestablementl’enthousiasme des investisseurs étrangers : pourtantdésormais autorisées, les entreprises mixtes (autorisantjusqu’ à 49% de capital étranger) demeurentmarginales.

    Globalement, des conflits verticaux(travailleurs/managers) et horizontaux (face auxinégalités dues au marché) se développent de 1968 à1971. Parallèlement au déploiement des grèveséclatées tournées vers des cibles locales, la critique dela réforme marchande s’exprime politiquement dans lemouvement étudiant de 1968. Outre ses dimensionsinternationalistes (contre l’intervention américaine auVietnam), ses revendications sont à la fois anti-bureaucratiques et anti-capitalistes : “autogestion debas en haut”, “non à la bourgeoisie rouge”, arrêt desprivatisations, des privilèges, de la censure, desrapports marchands dans les domaines culturels et del’éducation notamment, lutte contre les inégalitéscroissantes.

    Mais dans les Républiques riches, lesrevendications nationales iront en sens inverse, sur leplan socio-économique pour l’accentuation del’autonomie financière, économique et politique,contre les mécanismes redistributifs identifiés auxpleins pouvoirs de “Belgrade” — c’est-à-dire nonseulement du “centre”, mais aussi de la Serbie où selocalise ce centre. Les écarts de niveaux de vie secreusent. Les grèves s’étendent. Des conflits éclatententre les pouvoirs républicains et le centre fédéralautour de la question des devises (ceux-ci concernentsurtout la Croatie dotée de côtes touristiques).

    Pour un même effort de travail, la réforme favoriseles acteurs qui se trouvent en bonne position sur lemarché ; les autres n’acceptent évidemment pas lesrègles de ce jeu-là : l’inflation se déploie. Plusieurslogiques de distribution des revenus entrent en conflit:“selon son travail” ou selon les résultats des ventes surle marché, le tout se combinant avec une distributionselon la position dans l’appareil...

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  • Catherine Sainary Catherine Samary Lafragmentation de la Yougostavie

    Le tournant de 1971

    Après les grèves et le mouvement étudiant de la fmde la décennie, le “printemps croate” de 1971 sen lecatalyseur d’un ultime tournant “titiste” : répressiondes courants libéraux qui incarnaient pourtant, la veilleencore, la ligne officielle. Mais aussi répression detoutes les oppositions, qu’elles soient nationalistes oumarxistes ; réaffirmation du “rôle dirigeant du parti”favorisé par le système électoral ; renforcement durôle de l’armée dans l’appareil d’Etat — c’est le côtéface.

    Côté pile, il y a la nouvelle “loi sur le travailassocié” et la confédéralisation du système avec laConstitution de 1974. A nouveau, les droits destravailleurs et ceux des Républiques et provinces sontrenforcés sous une forme qui répond aux pressionssurgies d’en bas : concessions faites après avoirréprimé toute velléité d’organisation indépendante.

    Les droits des travailleurs s’étendent dans les‘unités de base du travail associé” (ateliers ouentreprises où se forme le revenu de base et où sedécident des associations plus larges). On peut direque la bureaucratie politique centrale s’appuie de faitsur les travailleurs, au détriment des pouvoirstechnocratiques des entreprises et des banques quitendaient à s’autonomiser dans la réforme.

    Un nouveau système de planification contractuelleentre “unités de base du travail associé” est codifié,faisant de la propriété celle de tous et de personne,c’est-à-dire n’appartenant ni à l’Etat, ni aux collectifsd’entreprises, ni aux managers, mais à la société”: lesystème de délégation et de planification s’inspireainsi des critiques portées par l’opposition de gauchemarxiste (réprimée...), mais de façon caricaturale etdéformée par l’absence de démocratie réelle. Nima,vhé, ni plan... ni démocratie le compartimentageet les féodalismes vont se consolider en un systèmeinefficace parce que sans régulateurs et critèrescohérents. L’absence de transparence du système et dedémocratie des choix stimule tous les replis etégoïsmes locaux et républicains.

    Les revendications des mouvements nationaux sontégalement prises en compte dans la nouvelleConstitution qui confédéralise largement le système:Tito prépare l’après-titisme” en introduisant desformes collégiales de direction. Celles-ci doiventrespecter la “clé ethnique”, c’est-à-dire unereprésentation égalitaire des Républiques et provincesquelle que soit leur taille, une rotation annuelle de laprésidence, et un droit de veto. Les dimensionsprogressistes des droits accordés sont, là aussi,perverties par l’absence de démocratie — c’est-à-direl ‘absence de mécanismes assurant l’élargissement deshorizons et le dépassement des particularismeslorsque la crise devient patente, le bilan négat~ dusystème conduit au rejet y compris de ces aspects

    progressistes.

    La décennie 1970 est la dernière période decroissance économique. Mais il s’agit d’unecroissance fondée sur un endettement intérieur etextérieur considérable. Comme dans de nombreuxpays “du sud”, une part très importante de cetendettement provient de la hausse du prix du pétrole:se fiant aux prix mondiaux dans la décennie 1960, laYougoslavie avait largement renoncé à exploiter soncharbon. Elle se voit forcée d’opérer des reconversionsdouloureuses et lentes. Au moment où le mondecapitaliste entre en crise au “centre”, les pays del’Europe de l’Est et la Yougoslavie recevront, commeles pays de la “périphérie”, d’abondants crédits pourcouvrir des importations massives.

    Le régime yougoslave dans cet ultime tournantavant la crise, tempère ses dépendances envers lemonde capitaliste par des échanges croissants avec lespays du Comecon, le “marché commun” des pays dits“socialistes”. Mais ces échanges sont par essenceéquilibrés sur des bases de troc, même s’ils sontlibellés en devises. Or, si la Yougoslavie exportefacilement vers l’Est, elle y trouve moins de produits àimporter.

    Le système bancaire est subordonné auxentreprises endettées, ainsi qu’aux pouvoirs locaux etrépublicains. Le chacun pour soi se développe sansaucun mécanisme de résorption des gâchis. Lesrégions dotées de traditions industrielles creusent leurécart avec les autres et se tournent de plus en plus versles échanges avec l’Europe de l’Ouest... Le gros de ladette se creuse vers les pays à monnaie convertible.

    La décennie 70 a donc vu s’accumuler tous lesingrédients d’une crise globale : morale, économiqueet socio-économique, donc aussi nationale.

    La crise de la décennie 1980tt

    La dette est le prix à payer d’une inefficacitéintérieure croissante. Mais elle est aggravée par uneinsertion dans le marché mondial en ordre dispersé,sans contrôle et cohérence d’ensemblê par rapport àdes choix de développement. La hausse des tauxd’intérêt et du dollar dans le contexte d’échangesmondiaux qui se concentrent entre pays riches vatransformer la dette en véritable contrainte (ingérence)extérieure sous la pression directe du Fond monétaireinternational (FMI) et de ses recettes.

    L’autogestion a continué à protéger les entreprisesen faillite des fermetures et licenciements. Elle a doncété jugée responsable de l’inefficacité du système par

    ti. Voir notamment ive sujet les adicles de C Samary et M. Leesur ta Yougoslavie (et notamment le Kosovo) dans Jnprecor.

    les experts libéraux marchands. Mais pour eux, etderrière eux pour les créditeurs, les lois du marchésignifiaient un Etat fédéral fort capable de les imposernon seulement contre l’autogestion mais aussi contreles pouvoirs républicains et provinciaux. Ces derniersont, de leur côté, tenté de consolider leur base enjouant sur la corde nationaliste.

    La crise met donc en cause à la fois l’autogestionet les pouvoirs républicains, au moment même oùl’austérité et le remboursement de la dette deviennentles principaux objectifs du gouvernement fédéral.

    Parce que les piliers du régime s’effondrent, il y anécessairement aussi crise du “socialisme”, une crisepolitique et morale creusée par la corruption, lecarriérisme dans l’appareil de l’Etat-Parti. Ce dernier aréprimé ses intellectuels les plus prestigieux dans ladécennie 1970. Au cours des années 1980, lestravailleurs le quittent en masse.

    Jusqu’en 1989, la crise yougoslave est d’abord leproduit de ses contradictions propres. Les réformesGorbatchev seront regardées avec un relatif désintérêtdans ce pays où elles ont déjà été appliquées, à maints

    développement, à la fin des années 80, de mouvementsalternatifs tolérés par les communistes réformateurs.Mais l’éclatement final du/des parti(s)-Etat en 1989-1990, et l’explosion du pluralisme, sont stimulés parles bouleversements à l’oeuvre en Europe de l’Est autournant de la décennie. La crise des valeurssocialistes s’approfondit avec le constat des impassesgénérales rencontrées ailleurs dans les pays ditssocialistes.

    La restauration capitaliste s’avère aussi lourde derégressions culturelles et socio-économiques, et toutaussi difficile à réaliser pratiquement, en Yougoslavie(en Slovénie comme en Croatie) qu’en Pologne. Ellepasse par des changements gouvernementaux quis’efforcent de modifier l’Etat et, par-delà, les rapportsde production et de propriété. Mais à quel niveau(républicain, fédéral ?), au bénefice de quel pouvoird’Etat et de quelles couches sociales cetterestauration opèrera-t-elle ? Ces questions sont lesmêmes que celles qui sont posées dans l’ex-URSS.L’éclatement de la fédération a tranché en faveur despouvoirs républicains. Mais dans l’immédiat, lesenjeux sociaux-économiques sont relégués à l’arrière-plan (sauf partiellement, déjà, en Slovénie) par laguerre qui s’ étend sans se déclarer. Elle recouvreplusieurs causes.

    tLafragmentation de la Yougoslavie

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    égards. La Slovénie connaît plus tôt que les autres unecertaine démocratisation de la vie politique avec le

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    Pour le comprendre, il faut commencer par écarterun certain nombre de clichés que l’on retrouve biensouvent, au fil des articles et des couverturesmédiatiques de la guerre.

    La Yougoslàvie était-elle“artificielle”?

    Non, mais...

    Non Le projet ‘yougoslave” a des racines et desraisons d’être multiples. fi est né au sein d’une partiede l’intelligentsia, notamment croate, au XIXe siècle,face aux oppresions subies par les peuples Slaves duSud et en résistance à celles-ci. fi avait des dimensionsculturelles (mouvements vers l’unificationlinguistique) et politiques. Il s’est tout d’abordexprimé dans l’”illyrisme” (mouvement qui se réfère àl’éphémère regroupement des provinces illyriennessous domination de Napoléon, en 1809-1813, auxdépends de l’Autriche et de Venise) ; le mouvementvise alois rassembler les Slaves (Croates, Slovènes,Serbes de Vojvodine, Slaves de Bosnie-Herzégovine)dominés par l’empire austro-hongrois, avec unéventuel statut d’autonomie.

    Au début du 20e siècle, le prestige politique etmilitaire du royaume serbe, alors indépendant, arenforcé l’idée d’un rassemblement dans un mêmeEtat des Slaves du Sud. La guent mondiale de 1914-1918 a provoqué l’effondrement des empires ottomanet austro-hongrois qui dominaient l’Europe centrale etbalkanique. Aux lendemains de ce conflit, cela apermis la constitution, favorisée par les grandespuissances, du premier “Etat des Slovènes, Serbes etCroates” (qui prendra le nom de Yougoslavie en1929). Ce nouvel BÉat a permis aux Serbes qui —fuyant la domination ottomane — s’étaient réfugiésaux confins (aux frontières, appelées “krajina”) del’Empire austro-hongrois, de se regrouper avec leursco-nationaux. Sous la domination austro-hongroise,les Slovènes étaient pour leur part menacés degermanisation et les Croates de magyarisation (deMagyars, nom ethnique des Hongrois). Us n’avaientpu constituer d’Etat indépendant au XIXe siècle. Laréunion des peuples slaves du sud était donc le moyenpour eux d’affirmer leur identité.

    En outre, la mise en commun des ressourcesnaturelles et humaines a pris tout son sens dans la luttepour une croissance tournée vers le développementrégional et le mieux être des populations ; c’est-à-direune croissance libérée de la domination du capitalétranger, si pesante dans l’entre deux-guerres.Malheureusement, elle fut aussi obligée d’être unerésistance à la dépendance puis au blocus que Stalinetenta, à son tour, d’imposer, en 1948.

    Un autre facteur donnait au projet d’uneYougoslavie sa raison d’être le caractèreethniquement mélangé du territoire concerné,conférant à un Etat yougoslave multi-ethnique unepotentialité de progrès dans le rassemblement des en-nationaux et la réalisation des droits nationaux etculturels.’2

    “Mais... “ encore fallait-il que le projet yougoslaves’incarne dans un système capable de satisfaire lesbesoins sociaux et nationaux des communautésconcernées. Or, la première Yougoslavie, celle del’entre-deux guerres mondiales, a été, en ce domaine,un échec. Sur le plan économique, elle est restée unpays majoritairement agricole et arriéré, aux structuresindustrielles extraverties, dominées par le capitalétranger, avec de très fortes inégalités régionales. Enoutre, le régime niait l’identité des peuples autres queSerbes, Slovènes et Croates (à savoir celle desMacédoniens, Monténégrins, Bosniaques, Albanais...).La première Yougoslavie a rapidement été dominéepar une monarchie serbe centraliste et dictatoriale,contredisant tout projet fédéraliste. Jusqu’en 1939, lesdécoupages internes du territoire n’avaient qu’unenature administrative (les “Républiques”, slovène,croate, etc... ont été établies dans la deuxièmeYougoslavie, celle de Tito). L’ultime réforme de 1939

    • a été une réponse éphémère aux aspirations croates eninstituant une “Banovina” bien plus vaste quel’actuelle république croate.

    Globalement, on peut dire que deux tendances(deux hypothèses d’avenir) se sont exprimées dans leprocessus même de formation de la Yougoslaviel’une devait déboucher sur l’affirmation d’une“nation”, identité commune, au-delà des différences;

    Catherine Samary

    pour l’autre, au contraire, le cadre yougoslave était lemoyen d’affirmer ces différences. Les Serbes, fidèlesà la religion orthodoxe et dotés d’un Etat commed’une armée, étaient enclins à se percevoir comme lamatrice d’une nation unique, les libérateurs de sesparties opprimées.

    Cette première tendance n’était pourtant pasprésente exclusivement chez les Serbes, puisque lepan-slavisme ou le yougoslavisme bénéficiaient deforts soutiens dans les communautés slovènes etcroates. fi y aura d’ailleurs brassage de populations etde cultures, avec de nombreux mariages mixtes. Dansl’éclatement actuelle de la Yougoslavie, une forteminorité, dans les diverses Républiques, refuse des’identifier à une nationalité particulière. Mais le“yougoslavisme” s’est aussi incarné dans le pouvoir“unitariste” et “jacobin” de la première Yougoslavie.fi fut oppresseur dans la mesure où il s’opposait à laréalisation des puissantes aspirations nationales desautres peuples.

    Cependant, le deuxième conflit mondial,l’occupation du pays et le combat de libération ont ànouveau rapproché les communautés, en dépit de laguerre civile et des atrocités des luttes fratricides.

    La victoire des communistes n’aurait pas étépossible s’ils n’avaient — dans le cours de la lutte delibération, comme dans la formation des PC nationauxet dans l’organisaiion du nouvel Etat révolutionnairesur des bases fédératives — répondu à la fois aubesoin de s’unir et à celui de reconnaître lesdifférences, sur la base d’une critique de la premièreYougoslavie. Ce projet fédéraliste, reconnaissantexplicitement différentes Ethnies constituant lesnations des Républiques, a pour la première fois pu seréaliser dans la mise en place de l’AVNOJ (leparlement clandestin fédératif organisé pendant laguerre par les Partisans dirigés par le PCY). C’étaitune réponse progressiste, multiethnique, aussi bien augénocide perpétré par l’Etat indépendant croate deAnte Pavelic (1941) qu’à l’orientation Grand’Serbedes Tchetniks partisans du roi.

    Mais le territoire et le projet yougoslaves étaientencore trop étroits face à l’ampleur des questionsnationales qu’ils recouvraient. D’une part ilsenglobaient une multitude de minorités nationalescoupées de “leurs” Etats, parfois voisins (la nature desrapports avec ces voisins allait influencer de façonessentielle l’équilibre à long terme du système).D’autre part, en tant que regroupement des “Slaves duSud”, il s’agissait d’un cadre brimant au départ lesAlbanais du Kosovo. Ce peuple, non slave, étaitdésormais majoritaire dans cette province où s’étaitbâti et battu le premier royaume serbe médiéval,jusqu’à sa défaite contre les Turcs conduisant àl’exode serbe. Mais l’empereur Dusan n’avait-il pasrégné autrefois au nom des Serbes et des Albanais?Les Albanais ne s’étaient-ils pas eux aussi révoltés

    Lafragmentation de la Yougoslavie

    contre l’oppression turque ? Le passé avait connu dessièclès de coexistence, comme entre Serbes et Croates.Les conflits avaient été largement liés à des projetspolitiques d’Etats-nations et non à des “haineséternelles”. L’avenir restait à construire.

    Une fédération ou confédération socialiste desBalkans englobant notamment l’Albanie, aurait étésans doute plus adéquate pour réunir de nombreux en-nationaux séparés par des frontières historiques. Unetelle confédération était, on l’a mentionné, envisagéeen 1947. Malheureusement, les conflits avec Stalineont fait capoter ce projet dont la défmition politiquerisquait d’échapper au contrôle du Kremlin. Le sortdes Albanais en Yougoslavie allait, cependant,dépendre avant tout de l’évolution du régime lui-même — il allait changer, après 1965, avec lesréformes décentralisatrices.

    La Vougoslavie de Tito était-elleune prison des peuples?

    Nous répondrons à nouveau: non, mais...

    - Non : en dépit de traits communs dans la crise, laYougoslavie n’était pas l’URSS stalinisée. Ràppelonsque la Slovénie et la Croatie n’y ont pas été annexéesde force. Elles n’ont pas, non plus, été coloniséeselles étaient au contraire et sont restées lesRépubliques les plus développées. Et ce, même si lebureaucratisme, l’absence de transparence et dedémocratie des choix ont nourri toutes lesfrustrations : comme en URSS, on s pu affirmer,“chiffres à l’appui”, dans les Républiques les plusriches (Slovénie et Croatie) qu’elles ont été“exploitées” par des transferts de leurs ressources versles fonds d’aide aux régions moins développées ; lesplus pauvres estiment à leur tour qu’elles ont été“colonisées”, en aidant à l’enrichissement des autrespar la délivrance de matières premières et d’énergie àdes prix avantageux.

    La réalité est que les deux types de transferts ontexisté. ils ont même nourri une élévation de niveau devie pour tous en dépit des gâchis, jusqu’au tournantdes années 1980. Mais les Républiques développéesont connu des taux de croissance plus rapide et lesécarts par habitants se sont creusés entre Républiquesriches et pauvres, la Serbie demeurant au niveaumoyen. Lc.s régions les moins développées eum~i’•.tous les désavantages : retord historique ijo à iadomination ottomane ç&c comparaison àl’industrialisation partielle réalisée sous l’Empireaustro-hongrois dans le nord-ouest du paysdémographie plus accentuée chez les Musulmans (il ya des familles de 7 ou 8 enfants au Kosovo, alorsqu’elles sont de 2 enfants en moyenne en Slovénie)problèmes d’infrastructure et de communication

    L’éclatement dramatique de la Yougoslavie, viades conflits militaires multiples, ne s’explique pas sansprendre en compte un éventail de problèmes.

    étrangères a été un ingrédient essentiel du cimentyougoslave... Cela a été également vrai, après larupture soviéto-yougoslave de 1948, contre Staline etle risque d’intervention militaire du Kremlin Cedanger a, une nouvelle fois, été exploité en 1968 parTito, lors de l’invasion soviétique de laTehécoslovaquie, afin de consolider son régime.

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    N’ 19)20N’ 19)20»

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    Autrement dit, la résistance envers les oppressions 12. Voir tes cartes ethniques de la Ycngcslavie.r» 15

  • Lafragmentation de la Yougoslavie

    moindres qualifications ; industries de matièrespremières et terres moins riches.

    Au-delà des résultats, c’est la question du mode dedécision et de contrôle, ou encore la question dupouvoir politique et économique, qui allait devenir lasource de tensions principales et la cause de l’échecfinal. Mais le qualificatif de “totalitarisme” ou de“prison” décrit mal la forme particulière de la dictaturetitiste.

    Les dirigeants communistes yougoslaves étaientdes pragmatiques en ce qui concernait la questionnationale, l’essentiel étant pour eux la question dupouvoir politique. fis ne pouvaient conserver celui-cique sur la base d ‘un pouvoir fédératjf remettant encause la suprématie serbe de la première Yougoslavie.C’est ce qu’ils ont fait — et c’est bien ce que leurreprochent les nationalistes serbes aujourd’hui. Maiscela s’est réalisé sous !a forme d’une combinaison dedroits étendus, d’absence de pluralisme politique,d’étouffement des conflits ; “l’amitié entre lespeuples” était à la fois une réalité et un mythe — demême que la guerre avait connu à la fois la fraternitédu combat multiethnique antifasciste et les massacresinterethniques. Le nationalisme (ses chansons, sessymboles, sa mémoire) a été réprimé, interditd’expression. Mais les droits nationaux n’en ont pasmoins été, eux, reconnus de façon croissante.

    Au fur et à mesure des pressions visant à renforcerla souveraineté des Républiques et des provincesautonomes, le système s’est confédéralisé. La dernièreconstitution de 1974, élaborée du vivant de Tito par leprincipal théoricien du régime, E. Kardelj (unslovène), a institué des fonues collégiales de direction(y compris dans l’état-major de l’armée). LesRépubliques et provinces étaient représentées à partégale, c’est-à-dire indépendamment de leur forcenumérique, avec rotation de la présidence chaqueannée et droit de veto. Dans la décennie 1970, lescongrès des Républiques et des provinces se sontréunis avant ceux de la fédération, les pouvoirséconomiques se sont décentralisés, les droits culturelset les représentations ethniques ont été étendus,notamment aux Albanais du Kosovo longtempsréprimés : la province, dotée non seulement d’écolesmais d’une université en langue albanaise, a pudévelopper des relations directes avec sa voisinealbanaise. Les deux provinces de Serbie (Voijvodineet Kosovo) ont été directement représentées dans laPrésidence fédérale avec, comme pour lesRépubliques, droit de veto — c’est également ce queSlobodan Milosevic (dirigeant serbe) remettra encause dans la deuxième moitié des années l98O.’~

    Autrement dit : la souveraineté serbe dans laRépublique serbe starrôtait aux frontières desprovinces autonomes de Vojvodine et du Kosovo.

    13. Voir l’annexe historique.

    Catherine Samary

    Mais, sous d’autres formes, la dimension multiethnique des Républiques où coexistaient notammentCroates et Sçrbes, était également explicitementreconnue sur le plan constitutionnel : la BosnieHerzégovine était Etat de trois peuples, celui desSerbes, Croates et Musulmans (slaves islamisésreconnus comme ethnie) ; c’était aussi le cas (avant lanouvelle constitution de décembre 1990) en Croatie,“Etat du peuple Croate, du peuple Serbe de Croatie, etdes nationalités (minorités nationales)” vivant sur ceterritoire.

    C’est donc à la fois des identités culturelles, desdroits politiques territorialisés et un droit du solprédominant qui étaient reconnus dans cesEtatsjRépubliques mélangées, bien que le régime aitvoulu étouffer bureaucratiquement tout ce qui étaitsusceptible d’évoquer les conflits interetluiiques dupassé (toute affirmation des différences linguisûquesentre serbe et croate, par exemple).’4

    La Yougoslavie était donc un Etat multinational,fédéraliste (les lois du “Centre” s’imposant auxRépubliques) sur certains plans, confédéraliste (droitsde veto) sur d’autres. On appartenait à un “peuple”quand il s’agissait d’une “nation” (ethnique)constitutive de l’Etat yougoslave et de sesRépubliques (chaque peuple ayant une républiquematrice) ; on appartenait à une “minorité nationale”(terme perçu comme péjoratif et remplacé en serbocroate par “nationalité”) dans tous les autres cas. Engénéral, sauf pour les Tziganes, toutes les “minoritésnationales” avaient un Etat de référence extérieur telsl’Albanie, la Hongrie, etc....

    Les Républiques membres étaient elles pour laplupart plurinationales. La citoyenneté étaitexplicitement distinguée de la nationalité. On étaitcitoyen de la Yougoslavie tout entière. Mais pendantdes années, il n’était pas prévu de se déclarer“yougoslave” dans les recensements “nationaux”.C’est (paradoxalement ?) au cours de la décennie 80— celle de la crise et de la montée des nationalisme —qu’apparaît cette catégorie qui exprime une nouvellesubjectivité. Avec l’éclatement de la Yougoslavie, elledevient une nouvelle “minorité” apatride (et pourtantau moins aussi nombreuse que la populationslovène...).

    Les nationalistes croates isolaient quelques chiffrespour “démontrer” la domination serbe en 1971... Lesnationalistes serbes ont, à leur tour, “prouvé” que letitisme s’était constrnit au détriment de leur peuple...Bref, les lunettes nationalistes ne permettent pasd’avoir une vision d’ensemble d’un pouvoir dont lastabilité était fondé sur un équilibre entre forcesconflictuelles (et non pas sur une nation particulière).

    14. Le droit du sol acoenle aux résidents de langue durée, ou auxenfants nés sur le territoire, d’adopter la nationalité du pays. 11s,ppose à une conception pntmail ethnique de la naticoalité quine reconnaît que le “droit du sang”.

    Catherine Samary

    Même la référence à la majorité statistique desofficiers serbes au sein de l’armée (majorité quis’explique par des raisons historiques et socioculturelles) n’aide pas à comprendre la composition etl’orientation de l’état-major, beaucoup plus“yougoslave” et “titiste” que serbe. Pour que l’arméese transforme en une force politique pro-serbe, il afallu des années de crise, l’effondrement de laYougoslavie (les indépendantistes renonçant à toutebataille dans les institutions fédérales), des purges etdésertions massives.

    Non, la Yougoslavie n’était pas une “prison despeuples”, mais... l’élargissement des droits des nationset communautés s’est opéré globalement dans lecontexte d’un système politique non démocratique departi unique (même si celui-ci a eu tendance à secompartimenter progressivement, de plus en plus,selon les lignes nationales). Les droits ont été octroyésd’en haut, avec la combinaison derépression/concession si spécifique au règne de Tito:tout mouvement indépendant, politique, syndical ounational a, de fait, été interdit

    Ainsi, durant la phase ultime de la décennie 1970où les droits des Républiques ont été étendus, lareprésentation de l’armée et du parti dans l’Etat ont étéaussi institutionnellement renforcés pour tenter defaire contre-poids à la confédéralisation. On a déjàsouligné que la répression a touché tous les courantscritiques, et ce dans toutes les Républiques. Dans cecontexte, les institutions de l’Etat/parti se sontbureaucratisés, au centre comme au niveau despouvoirs nationaux ou provinciaux. Ceux-ci se sontrenforcés sur la base d’une exploitation de ladécentralisation et d’un nationalisme nourri par lacrise politique, morale et économique montante. II n’yavait plus de parti unique, mais des partis (uniques)nationaux. L’aide apportée aux régions les moinsdéveloppées, notamment au Kosovo, a été un échec.Gaspillée par la bureaucratie locale dans des projetsprestigieux, elle n’a pas permis de résoudre leproblème central de l’emploi dans une population àtrès forte démographie: les écarts économiques inter-régionaux ont continué de se creuser. fis ont sonné leglas d’un équilibre constitutionnel où aucune nationne dominait, mais où les distances économiques etpolitiques se sont élargies durant la décennie 80.

    La fragmentation de la Yougoslavie

    Sous l’angle de leurs relations réciproques, descourants de pensée se sont différenciés de part etd’autres, la diversité des situations socio-culturelles etgéographique s’ajoutant à un panorama d’ensemblecontrasté. Autrement dit, le passé ne prouve rien. Caron y trouve, ainsi que dans le présent, tout à la fois deshaines et des rapprochements, des causes de tensionscomme de vues communes, des courants nationalisteschauvins et d’autres démocrates et pluralistes.

    * Côté croate:

    Un courant serbophobe et antisémite s’est exprimédans les écrits d’Ante Starcevic, dans la deuxièmemoitié du XIXe siècle, qui trouve son prolongementdans I’Etat oustachi d’Ante Pavelic en 1941. Sonidéologie est reprise par des groupes oustachisminoritaires mais très militants et, aujourd’hui,guerriers. Elle s’exprime encore, bien que de façonplus modérée, dans la droite nationaliste actuelle.t5Mais ce courant est resté minoritaire au XIXe sièclepar rapport aux courants pro-yougoslaves quirefusaient de voir dans la “croacité” le rempart del’Occident catholique contre “les hordes barbaresserbes”.

    Les communistes croates ont été eux aussi victimesdu fasciste Pavelic. fis étaient particulièrement forts enDalmatie. Aujourd’hui encore, ce sont les régionscôtières de la Croatie (Daliuatie, Dubrovnilc, Jstrie),les plus ouvertes sur de multiples cultures, qui sont lesplus réfractaires à la vague nationaliste déferiante.16

    Les derniers gouvernements de la Yougoslavieétaient dirigés par des Croates libérauÀ (après MilkaPlaninc, Ante Markovic, qui a récemmentdémissionné). Ante Markovic était le fondateur d’unParti Réformiste, non nationaliste et donc trèsminoritaire dans les élections de 1990. Il trouve despartisans dans les nationalités de toutes lesRépubliques, sur des bases d’intégration à une Europelibérale sans frontière. Certains rejoignent parfois,comme c’est le cas en Croatie, des courants socialistesdémocratiques qui agissent à contre-courant, commepartout dans le monde...

    * Côté serbe:

    Là aussi, il a existé et existe toujours une droite etune extrême droite nationalistes “grand serbe”,nostalgiques du puissant empire médiéval serbe deDusan (XIVe siècle) ou, à défaut, de la premièreYougoslavie dominée par la monarchie serbe. Cescourants s’arrogent le droit de déterminer eux-mêmesce qu’est la nation serbe (englobant volontiers les

    15. Le terme d’Oustachi désigne les fascistes croates dirigés parAnte Palevic qui ajoutèrent au génocide contre les Juifs et lesTziganes, repris de Pidéologie nazie, celui des Serbes. LesMusulmans bosniaques étaient par contre assimilés à des Croates etfurent donc épargnés.

    16. Voir à ce sujet Le monde diplomatique d’nc~t 1992.

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    Les peuples serbes etcroates se haïssent-ils?

    Non : c’est adopter des lunettes nationalistes quede traiter ces peuples comme un tout homogène, sansdifférenciations et sans histoire — ou avec une histoireglobalement blanche ou noire et une responsabilitécollective envers les pages noires de cette histoire.

    17

  • Lafragmentation de la YougoslavieLafragmentation de la Yougoslavie

    Monténégrins et les Macédoniens) et ce qu’elle veut:est traître à la caalse quiconque ne soutient pas leprojet de Grande Serbie, un projet qui dresse lesSerbes contre les autres peuples, collectivementdésignés comme “ennemis”, ou enjoint de s’assimiler.

    Cette démarche trouve sa tradition notammentchez les Tchetniks. Ils étaient le bras armé de larésistance royaliste anti-fasciste lors de la secondeguerre mondiale. Leur haine des communistes n’a pasmanqué de les porter vers la collaboration avec lesfascistes dans toute une série de cas. Les massacresréciproques ont été fréquents. Mais une partie desTchetniks a aussi rejoint les Partisans à la fm de laguerre, percevant la victoire des communistes commeun moyen de remettre à flot une Yougoslavie. Descompromis se sont noués notamment sur la questiondu Kosovo, maintenu comme province serbe alors queTito avait promis l’unification avec l’Albanie dans sonprojet original balkanique.

    Aujourd’hui, les groupes extrémistes tchetniks sesont partagés en deux courants : l’un, autour de V.Seselj, s’est ailié à Siobodan Milosevic, dirigeant desex-communistes de Serbie depuis 1987. Xl estresponsable des agissements les plus meurtriers enCroatie et en Bosnie-Herzégovine, s’appuyant sur desbandes de véritables mercenaires dont lecomportement est le symétrique de celui des groupesoustachis. Cette alliance n’a qu’un temps. EtMilosevic a eu et aura un problème de contrôle de“ses” Tchetniks (un problème tout aussi difficile quecelui de Tudjman à l’égard des groupes oustachis qui,bien que minoritaires, jouent un rôle militaireessentiel). Cependant, c’est sur leur idéologie et leurprogramme qu’il a fondé son orientation en ruptureavec le passé titiste. C’est aussi sur cette ligne qu’il atrouvé des relais conflictuels parmi les leadersextrémistes locaux des Serbes de la diaspora, commeKaradzic en Bosnie-Herzégovine.

    L’autre courant se revendiquant des Tchetniks apour dirigeant Vuk Draskovic qui est à la tête duMouvement pour un renouveau Serbe, II s’est placédans l’opposition à S. Milosevic, avec un véritablechassé-croisé de positions : Milosevic avait faitcampagne sur le terrain d’un nationalisme seprésentant comme pacifique (et socialementprotecteur), par opposition à des courants ouvertementgrand’serbes et anti-communistes, dénoncés comméfauteurs de guerre. U a été élu président de la Serbiesur ces bases avec 60% des voix aux élections de1990. Aujourd’hui, Milosevic apparaît au contrairecomme un des grands responsables de la guerre etDraskovic se retrouve dans le mouvement anti-guerre,cherchant des alliés vers des forces démocratiques oupro-européennes, atténuant le discours Grand’ Serbeque lui a (provisoirement) volé Milosevic.

    Comme en Croatie, le courant libéral d’AnteMarkovic compte des partisans serbes très actifs,

    Catherine Samary

    notamment, dans le mouvement anti-guerre deBelgrade. On ne peut pas, non plus, traiter les Serbesde la diaspora, en Croatie et en Bosnie-Herzégovine,comme un bloc homogène. Dans les zones de combatsen Slavonie (Croatie), certains Serbes, ancienspartisans, refusent la logique de la haine entre peupleset se font, pour cela, à l’instar des pacifistes deBelgrade, traiter de “collaborateurs” par lesnationalistes serbes.

    Les Serbes des villes, plus de la moitié del’ensemble des Serbes de Croatie, sont la baseprincipale du Forum démocratique Serbe qui s’opposeà la guerre par la défense des droits individuels etcollectifs : son leader Milorad Pupovats se bat pourune souveraineté des citoyens de Croatie (droits dusol), à l’intérieur de laquelle seraient garantis les droitsnationaux collectifs. Ce courant considère que lapolitique de Tudjman est responsable d’une escaladede haine et de peurs qui n’avait rien de fatale ; elles’est traduite par ce qu’il considère comme une révolteauthentique et autonome des villageois Serbes,exploitée et manipulé ensuite par les groupesTchetniks, les pouvoirs serbes, l’armée et des leadersextrémistes locaux.

    De façon générale, il y a certainement unedifférenciation majeure villes-campagnes, lapopulation urbaine étant beaucoup plus mélangée quecelle des villages. Ceci est vrai aussi bien à Zagreb,capitale de la Croatie, qu’à Sarajevo, symbole de laBosnie-Herzégovine multiculturelle. C’est là que lemouvement pacifiste ou que le rejet des projets d’Etatnations ethniquement puis ont été les plus puissants.

    Les régions de plus terribles carnages en 1941correspondent à celles de la guerre actuelle : enCroatie, les confins de Slavonija (20% de Serbes) etde Krajina (60%) où vivent des Serbes depuis dessiècles17 ; en Bosnie-Herzégovine (33% de Serbes),qui avait été intégrée à la Croatie des Oustachis. Lavie commune et les mélanges ont pourtant bien été uneréalité.

    Mais l’existence d’un cadre yougoslave,équilibrant les rapports de force entre nationalités,avec des républiques comprenant plusieurs “nations”,avait constitué l’arrière plan de cette coexistence: elleapaisait les peurs et favorisait les liens. La haine et lacrainte de vivre ensemble ont resurgi avec les projetsd’Etat-nations et les politiques nationalistes, tous deuxnourris par la crise du système et de ses valeurs. Ellen ‘est pourtant pas générale, bien qu’elle se soitaggravée et étendue avec l’engrenage de la guerre.Derrière elle, la terijfiante guerre des médias joue unrôle clé dans l’engrenage passionnel et lesmanipulations des consciences. Mais le silence sur lescrimes du passé, voire le blanchiement de leursauteurs (quels qu’ils soient) serait tout aussi

    Catherine Samary

    inacceptable que la tentative d’infliger uneresponsabilité collective de ces crimes à tout unpeuple (quel qu’il soit également).

    U faut donc chercher les causes fondamentales del’éclatement de la Yougoslavie dans l’effondrementdes piliers du “titisme”, d’une part ; et d’autre partdans les logiques des nouveaux pouvoirs élus,réactionnaires.

    Les causes de l’éclatement actuel

    Tout au long de ses quatre décennies d’existence,la Yougoslavie de Tito a connu de nombreux conflits.Mais ils n’étaient pas “explosifs”. Ils ont pu êtredésamorcés par la combinaison répression/concessionévoquée plus haut. Le pouvoir gardait sa légitimité,grâce aux trois grands piliers du régime, déjàmentionnés, liés aux promesses de la révolution: lestransformations sociales, les droits nationaux etl’élévation du niveau de vie.

    Jusqu’au tournant de la décennie 1980, donc, dansces trois domaines, il y a eu des progrès : extensiondes droits de l’autogestion, extension des droits desRépubliques et croissance de la consommation (quelsqu’aient été les déséquilibres économiques). On asouligné que l’augmentation des droits s’était produiteen réponse à des mouvements d’en bas et qu’elle secombinait à un système globalement nondémocratique. Mais il s’agissait tout de même deprogrès donnant au moins le sentiment que des luttespour des droits restaient possibles et d’une certaineefficacité. La comparaison avec le niveau de vie et lesdroits limités chez les voisins, ou la comparaison avecla situation qui prévalait dans la premièreYougoslavie, jouaient dans un sens globalementfavorable au régime — suffisamment favorable, entout cas pour que le système se maintienne, tout en setransformant.

    L’endettement extérieur reconnu de 20 milliards dedollars en 1980 a signifié, comme en Hongrie et enPologne, des pressions qualitativement nouvelles de lapart des créditeurs et du Fonds MonétaireInternational. Mais leurs préceptes ont trouvé despartisans intérieurs dans les appareils de l’Etat et duparti. La crise ouverte a signifié la mise en oeuvred’une politique d’austérité et de remboursement de ladette qui remettait en cause tout à la fois les droitsautogestionnaires, les pouvoirs de plus en plusautonomes des Républiques et Provinces, etl’amélioration du niveau de vie : le “socialismeyougoslave” a ainsi vu fondre ses ingrédients en mêmetemps que s’aiguisait la crise de légitimité du Partiunique.

    étrangère s’est désagrégé : avec Gorbatchev, puisl’effondrement de l’URSS et la désintégration du“bloc socialiste”, le risque d’intervention soviétique adisparu. U n’y a plus de danger communément vécupar l’ensemble des Républiques ; ce qui estaujourd’hui présenté en Serbie comme une ‘menace”et un complot allemands, est perçu en Slovénie etCroatie comme point d’appui de leur indépendance etpossibilité de nouveaux liens économiques dans laperspective d’une intégration plus rapide à l’Europ