NANODRAMAS : IDENTITY PILLS · 2018-04-18 · Web artwork Nanodramas : Identity Pills by the...

MATHIEU MUNDVILLER

NANODRAMAS : IDENTITY PILLS L’identité et la consommation lue à travers l’œuvre d’art Web

Mémoire déposé

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en histoire de l’art

pour l’obtention du grade de Maître ès Art (M.A.)

DÉPARTEMENT D’HISTOIRE

FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2011

© Mathieu Mundviller, 2011

ii

Résumé

Ce mémoire est le résultat d’une recherche multidisciplinaire suivant les voies de la

philosophie, de la sociologie et des études médiatiques afin de saisir le discours et les

particularités uniques de l’œuvre d’art Web Nanodramas : Identity Pills de l’artiste d’origine

brésilienne Rodrigo de Toledo. Dans l’optique de bien analyser le discours thématique de

l’artiste, présentant l’identité comme un produit de consommation accessible par le biais d’un

site de vente pastiche, il fut nécessaire de plonger dans l’analyse du média même, afin d’y

puiser des ressources et des modalités uniques permettant de parfaire la réflexion sur l’œuvre.

C’est ainsi que l’analyse juxtapose, en une seule enquête, une réflexion thématique à

caractère sociologique à un examen philosophique et formel du Web, afin de dépeindre un portrait complet de l’œuvre et des attributs médiatiques singuliers employé par l’artiste.

iii

Abstract

This thesis follows a multidisciplinary approach using the branches of philosophy,

sociology and media studies, with the intention of comprehending the singular aspects of the Web artwork Nanodramas : Identity Pills by the Brazilian artist Rodrigo de Toledo. In order to understand correctly the message transmitted by the artist, the presentation of identity as a consumable product accessible via a fake commercial website, it was necessary to delve into the analysis of the media itself, and draw upon its unique resources to improve the reflection of the work. Following this line of though, the analysis is able to combine, in a single investigation, a sociological reflection of the artwork to a philosophical and formal examination of the Web, so that it was possible to depict a complete picture of Nanodramas and the unique media attributes used by the artist.

iv

Avant propos

Ce mémoire ne s’est pas écrit par lui-même, mais doit son existence à de nombreuses

personnes...

Je tiens premièrement à remercier Maxime Coulombe pour sa patience, ses judicieux

conseils, et surtout de m’avoir donné sa confiance absolue sur la direction et la liberté – si un

tel mot peut s’appliquer – prise par cette recherche et la rédaction qui s’en suivit.

Un merci tout spécial à Rodrigo de Toledo qui s’ouvrit généreusement à mes demandes

et questions.

Merci aux professeurs du programme d’histoire de l’art qui malgré l’originalité de ma

recherche m’ont apporté leur support et un brin de curiosité supplémentaire.

Merci à Éric Allaire pour son expertise sur l’architecture réseautique d’Internet; à

Frédéric Lacroix pour sa connaissance des conventions graphiques en design Web.

Et bien sûr à mes parents, mes amis et mes collègues pour leur support et leur

réconfort, notamment Marie-Ève, Audrey, Dany, Alexandre, Maude, Pascal et tous les autres.

v

Liste des figures

Figure 1 - Rodrigo de Toledo, 2004, Page d'accueil de Nanodramas : Identity Pills. [En ligne],

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/index.html>, (page consultée le 29 septembre

2010).

Figure 2 - Rodrigo de Toledo, 2004, Page principal de Nanodramas : Identity Pills. [En ligne].

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nano.html> (page consultée le 29 septembre

2010).

Figure 3 - Amazon.com, mis à jour le 12 février 2010. [En ligne], <http://www.amazon. com>,

(page accédée le 12 février 2010).

Figure 4 - Rodrigo de Toledo, série photographique du cachet Pink War. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/pinkwar.html> (page accédée le 29

septembre 2010).

Figure 5 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Rubber Candy. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/rubber.htm> (page accédée le 29

septembre 2010).

Figure 6 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Toy Box. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/toy.html> (page accédée le 29 septembre

2010).

Figure 7 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Nature. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/nature.html> (page accédée le 29

septembre 2010).

Figure 8 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Bubble Spitz. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/bubble.html> (page accédée le 29

septembre 2010).

Figure 9 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Plastic Fog. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/plastic.html> (page accédée le 29

septembre 2010).

Figure 10 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Nail Mouth. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/nail.html> (page accédée le 29 septembre

2010).

vi

Figure 11 – Rodrigo de Toledo, 2004, Pink War. [En ligne], <http://www.neuron-

diva.com/nanodramas/nano.html>, (page consultée le 29 septembre 2010).

Figure 12 – Rodrigo de Toledo, 2004, Rubber Candy. [En ligne], <http://www.neuron-




Figure 14 – Rodrigo de Toledo, 2004, Nature. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 15 – Rodrigo de Toledo, 2004, Bubble Spitz. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 16 – Rodrigo de Toledo, 2004, Plastic Fog. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 17 – Rodrigo de Toledo, 2004, Nail Mouth. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 18 – Rodrigo de Toledo, 2004, Détail de l’étiquette de Pink War. [En ligne],

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nano.html>, (page consultée le 29 septembre

2010).

vii

Table des matières

Liste des figures v

Introduction – L’œuvre émergeante de la technologie 8

Chapitre 1 – L’œuvre ouverte 23

La discours de la forme 24

La lecture naïve 37

Chapitre 2 – Le piège de la forme 48

Pink War 49

Rubber Candy 53

Toy Box 58

Nature 62

Bubble Spitz 69

Plastic Fog 77

Nail Mouth 83

Conclusion – De la tour d’ivoire à la tour de contrôle 89

Bibliographie 94

Annexe 1 – Captures d’écran du site Nanodramas : Identity Pills 100

8

The artist is always engaged in writing a detailed history of the future because he is the only person aware of the nature of the present.

- Wyndham Lewis

Introduction

L’œuvre émergeant de la technologie

En juillet 2010, la Finlande décréta que l’accès Internet de haut débit était un droit

institutionnel légal pour ses résidants1. Cette législation sans précédent rend compte de

l’importance de ce réseau de communication dans la société actuelle, mais est aussi précurseur

du rôle prédominant qu’il jouera dans les années à venir. La montée fulgurante du rôle des

technologies de l’information et de la communication (désormais abrégées sous l’acronyme

TIC) dans la société a donné naissance à de nouvelles pratiques artistiques s’inscrivant au cœur

des changements apportés par l’essor de la technologie, touchant à toutes les sphères de la vie

humaine : communication, information, socialisation, finance, divertissement et plus encore.

Le cas du World Wide Web, facette la plus utilisée de l’Internet, est un cas digne

d’intérêt, car il est devenu au cours des deux dernières décennies le média plus important au

sein de la société occidentale. L’art qui s’y développe témoigne des préoccupations et des

enjeux liés à cette rapide expansion des TIC. La notion d’œuvre est ainsi confrontée à de

nouvelles modalités, tant du côté de la création que de la réception.

Nanodramas : Identity Pills2 est un excellent exemple des enjeux que soulève le Web. Il

s’agit avant tout d’un pastiche d’un site Web marchand, vendant des cachets d’identités, plus

précisément des mémoires préfaites – designed memories. L’objectif – tel que le promet le slogan

à saveur commercial à l’entrée sur le site – est de combler le vide intérieur ressenti par

l’individu. L’œuvre présente donc sept différents cachets pour palier cette crise, chacun

1 AGENCE FRANCE-PRESSE, 1er juillet 2010, Finlande: l'Internet haut débit devient un droit. [En ligne], < http://technaute.cyberpresse.ca/nouvelles/internet/201007/01/01-4294683-finlande-linternet-haut-debit-devient-un-droit.php>, (consulté le 29 septembre 2010). 2 – Rodrigo de Toledo – Nanodramas : Identity Pills, http://www.neurondiva.com/nanodramas/index.html 2004.

9

présenté avec un texte fantaisiste, un poème, qui décrit à quoi ressemblera la mémoire acquise

une fois ingérée. Ces poèmes sont associés à une série de huit photographies, rajoutant à leur

imagerie et ayant pour but de solliciter un désir chez le consommateur – comme toute image

de marketing. Il s’agit donc d’une présentation d’une identité accessible par la consommation

de produits via l’usage du média Web.

Mais en quoi un pastiche de site marchand peut-elle être une œuvre d’art? À chercher

cette réponse, Nanodramas s’ouvre et dévoile les caractéristiques propres et innovatrices du

média Web. C’est bien en cela que l’œuvre s’inscrit dans une production artistique nouvelle.

Repousser les frontières techniques

L’œuvre Web « [rompt] avec tous les modes de socialisation des œuvres (reproduction,

conservation, diffusion, monstration) » (Couchot, 2003 : 36). Cette nette distinction avec l’art

produit jusqu’alors amène des critiques comme Hans Ulrich Reck, historien d’art et auteur de

The Myth of Media Art (2006), à considérer – comme le nom de son ouvrage l’indique – que les

différents arts médiatiques n’existent pas, mais ne sont qu’un mythe. Ils ne posséderaient pas

les caractéristiques artistiques qui définirent l’art jusqu’à l’avènement de la technologie.

L’auteur voit cette différence comme étant la fin de l’art, car celui-ci se perd dans sa nature

technologique : « The quintessential characteristic of « media art » is often solely and narrow-

mindedly denied by its technical or device-driven aspect, and the conditions which make art

« art », namely that it exists as a statement or an attempted statement, is completely ignored »

(Reck, 2006 :24)

Reck a bien raison de souligner que l’art basé sur les médias3 tel que le Web est dirigé

par sa nature technologique, mais il a tort de ne pas dépasser ce critère. En fait, l’auteur tombe

dans le piège même qu’il dénonce : il ne voit pas au-delà de l’aspect technique de l’art et il

ignore complètement l’apport de la technologie dans la création du discours artistique. Le

3 Il serait bien d’expliquer ici les différents noms et usages qui définissent l’art émergeant des nouveaux médias; j’en retiendrai trois. L’art Internet est un art qui utilise les capacités du protocole de communication propre à l’Internet, le TCP/IP. L’art Web est celui se retrouvant exclusivement sur le World Wide Web, utilisant le protocole de communication HTTP et accessible par l’usage de fureteur tel que Internet Explorer ou Mozilla Firefox. L’art numérique est le nom donné à un art technologique dépendant d’un code informatique, mais qui n’est pas nécessairement disponible sur un réseau.

10

potentiel que les nouvelles caractéristiques technologiques et sociales propres au média

renferment et en quoi elles peuvent être utilisées pour développer un discours critique unique

et innovateur, sont ignorés. En fait, il omet même de se demander si elles existent, tenant en

quelque sorte le Web pour acquis.

« In this highly contradictory gap separating the spheres of knowledge and experience,

art has lost its constructive capacity compared with devices, science, technology, advances in

knowledge – a capacity it had utilized for so many years which it can now only conjure up

rhetorically for the techno-imaginary and digital images. » (Reck, 2006 :82). L’auteur s’arrête à

l’image affichée sur l’écran, et considère que ce qui se cache derrière ne sont que des dispositifs

technologiques d’affichage, et non de création. Il compare directement ce type d’image à une

peinture (ou toute autre œuvre bidimensionnelle). Et puisque l’art Web est en fait constitué de

plusieurs langages de programmation binaires, l’art n’est plus. Ce sont les logiciels qui dictent

l’art, et non l’inverse.

Or, ce n’est pas la machine qui créer l’œuvre, mais encore un être humain.

L’ordinateur n’est qu’un nouvel outil de travail, qui est certes défini selon des mathématiques et

des technologies avancées, mais une telle nature ne bloque en rien l’imagination d’un artiste.

Au contraire, celle-ci s’ouvre davantage par la nature réseautique du média et les liens uniques

qu’il tisse avec la société.

Le passé à venir

« À qui affronte [le cyberespace], se propose tout d’abord quelque chose comme un

vide de références, d’histoire, de définitions cohérentes » (Cauquelin, 2006 :86). Pris au

dépourvu par cette absence de référence, l’historien d’art n’a d’autre choix que de comparer

l’art Web aux œuvres matérielles. Cependant, les différents médiums d’expressions artistiques

– et leur moyen d’analyse – connus en histoire de l’art sont grandement altérés par les TIC. Ils

ne signifient plus en eux-mêmes. Ce n’est plus l’esthétisme et la symbolique d’une peinture ou

d’une photographie qui véhiculent le message, mais le Web lui-même. Ces deux médiums

traditionnels sont désormais lus et compris à travers l’usage d’un média de communication.

Ce transfert du rôle de porteur du message est dû au fait que les TIC, et tout

particulièrement le Web, ont la capacité de faire converger plusieurs médiums - textes, sons,

11

photographies et vidéos – en un seul espace4. Nanodramas est elle-même constituée de poèmes

et de photographies se répondant l’un l’autre. L’œuvre est ainsi formée de la combinaison de

plusieurs médiums sur un seul media virtuel. La lecture qui s’en suit en est donc

profondément affectée.

Il importe alors de définir de nouvelles modalités propres à l’art Web, combler ce vide

de définitions afin de comprendre correctement une œuvre telle que Nanodramas. Il ne s’agit

pas de la fin de l’art, comme peuvent le penser des critiques tel que Reck, mais bien d’une

nouvelle avenue qu’il emprunte, et la courte distance temporelle qui nous sépare de ce

changement nous empêche de le percevoir clairement.

C’est d’ailleurs une des difficultés qui se pose avec l’art actuel, soit lorsque la période

étudiée ne fait pas encore partie de l’histoire – soit du passé – mais bien du présent. Le recul

nécessaire pour l’étudier à l’aide des outils traditionnels de l’histoire de l’art est absent. L’art

Web, comme le démontre Nanodramas, exacerbe cette difficulté. Bien que l’art actuel matériel

(peinture, sculpture, installation, etc.) est difficile à analyser par sa courte temporalité, il

demeure généralement un certain nombre de repères formels, permettant la comparaison lors

d’une analyse. L’art Web au contraire, est beaucoup plus ambigu; sa nature formelle le place

dans une sphère davantage technologique qu’artistique. Cette difficulté analytique explique en

elle-même la position de Reck sur l’art des médias.

Pour bien saisir de telles œuvres, il faut comprendre cette nature, qui se trouve au

croisement de différentes branches de la connaissance, et bien loin de la conception esthétique

habituelle de l’art. La singularité de cette nature ne permet pas de relier l’art historiquement à

la discipline, même s’il est parent avec l’art vidéo ou l’art conceptuel. L’histoire actuelle de l’art

Web est actuellement en cours d’écriture, les fondations des futurs outils de compréhension et

d’analyse sont en train de se placer et de se définir.

L’insuffisance de l’habitude

Les ouvrages publiés par des historiens de l’art sur le Web tentent souvent

d’appréhender l’œuvre en la rapprochant de l’histoire de l’art traditionnelle plutôt qu’en

4 D’où le nom média – le pluriel de médium – pour désigner ces technologies de communication.

12

utilisant les qualités intrinsèques propres au Web. Par exemple, La technologie dans l’art (1998)

d’Edmond Couchot, tente de placer l’art numérique dans le récit de l’histoire de l’art depuis

l’apparition de la photographie. Cet ouvrage s’avère être une excellente rétrospective des

enjeux formels de ce type d’art, mais reste néanmoins tourné vers le passé, insérant ainsi un art

émergent dans des catégories historiques, laissant de côté la nouveauté que ce type d’art

apporte. Aussi, dans L’art numérique (2003), les auteurs tentent-ils de cerner le problème de la

réception de l’art médiatique dans le domaine de l’art en général. Encore un excellent travail,

mais qui approche l’art Web sans parler directement de celui-ci, sans tenter de saisir en quoi il

est intrinsèquement différent de l’art traditionnel.

Même constatation dans les rares monographies sur l’art Web, comme Digital Art

(2004) de Christiane Paul ou encore Internet Art (2004) de Rachel Greene. Constituer une

monographie générale sur l’art Web représente un travail colossal, équivalant à en composer

une sur la peinture depuis ses débuts, incluant tous les artistes et tous les genres. Cependant, la

courte histoire de ce nouvel art rend possible la création d’un tel type d’ouvrage, mais reste du

fait un travail qui se doit d’être très général. Internet Art réussit ce pari et permet une très

bonne compréhension de ce qu’est l’art Web – d’une meilleure manière que Digital Art – par

l’emploi d’une classification des œuvres tenant en compte des innovations apporté par les TIC,

soit les stratégies d’utilisations du média Internet. La classification des œuvres suit les enjeux

technologiques qu’elles dépeignent, plutôt que des catégories esthétiques ou historiques.

Greene comprend donc la singularité de la nature technologique même et la manière dont

celle-ci agit au travers du média, elle franchit donc un pas vers une meilleure compréhension de

ce type d’art. Et pourtant, la définition même du Web n’est pas évoquée, l’auteure la prenant

pour acquise.

Cela étant dit, avant de tenter de comprendre et de mettre en contexte une œuvre d’art

Web, il importe de comprendre les aspects intrinsèques propres à ce média : en quoi sa nature

et l’interactivité qui lui sont associées jouent-elles sur la réception de son message? Le Web est

considérablement plus complexe que n’importe quel autre médium artistique, car il est lui-

même un assemblage de plusieurs de ces médiums. Il possède également le double rôle de

donner accès à l’œuvre tout en lui fournissant son support: c’est grâce au média que celle-ci

existe. Il devient donc primordial de bien cerner la spécificité technologique du Web. Pour

avoir accès aux œuvres, le navigateur doit passer par lui.

13

Ce concept unique de création et de réception d’une œuvre d’art sur le Web a bien été

compris par des auteurs ayant une approche systémique prenant en compte les relations entre

les différents individus ou agents à l’intérieur d’un système donné. Le sociologue Jean-Paul

Fourmentraux dans son ouvrage Art et Internet (2002) s’est justement penché sur la question de

l’art Web. Pour lui, une œuvre Web n’est pas un objet statique, qui ne demande que d’être

contemplé : elle est interactive. L’œuvre n’est pas que le simple résultat de l’application d’un

code informatique car le résultat ne tient pas uniquement à cette spécificité technologique : il se

trouve à même la participation directe de l’utilisateur. C’est ce dernier qui va à l’œuvre et qui

décide d’interagir, ou non, avec elle5. Sa nature même implique l’interaction de l’utilisateur,

c’est lui qui lui donne vie ; il complète le code et donne une finalité à l’œuvre.

[…] La spécifité du dispositif Net art consiste, par une stratégie spécifique de mise en abîme, à offrir à l’expérimentation le processus même de sa production. Dans une perspective voisine de la scénographie, le dispositif établit alors certains réglages de l’action, ainsi que des modes particuliers d’implication du spectateur : tout à la fois machine machination, il matérialise le concept de l’œuvre et compose l’instrument de son activation. » (Fourmentraux, 2002 :113).

Cependant, ce n’est pas encore suffisant pour bien comprendre l’œuvre d’art Web, mais

uniquement qu’une facette singulière de celle-ci – qui est du moins primordiale à sa

compréhension – soit l’importance de l’interaction dans le contexte de sa réception.

L’exploration technologique

Les œuvres Web forment un carrefour technologique et social, et cela implique

d’utiliser un angle d’approche multidisciplinaire lors de leur analyse. Une fois défini, celui-ci

permet de servir de point de départ à une analyse plus poussée et à la création d’outils

spécifiques à l’étude d’œuvres telle que Nanodramas. Une nouvelle méthode d’approche est

ainsi identifiée et permet d’édifier des perspectives analytiques innovatrices, permettant de

comprendre les œuvres Web selon des modalités qui leur sont propres.

Il est encore trop tôt pour ne s’attarder qu’aux écrits théoriques de l’histoire de l’art –

ou de toute autre discipline – afin de comprendre l’ampleur du phénomène et des thèmes

5 Il faut rappeler que l’œuvre Web est conçue pour être accédée de chez soi, et non à l’intérieur d’un contexte muséal, endroit où le spectateur se rend avec l’objectif d’observer des œuvres. Elle est accédée sur un ordinateur personnel, dans un contexte intime, et le navigateur du Web a le libre choix de visiter, ou non, une œuvre.

14

qu’apporte l’art Web, qui est d’ailleurs toujours en expansion. Les œuvres sont encore les

meilleures références pour cerner des balises analytiques pour parfaire leur compréhension.

Et les œuvres ne manquent pas. Bien que de plus en plus de centres de recherche6 et

portails Web7 soient mis en place afin d’archiver, de cataloguer, d’indexer et de cataloguer les

œuvres Web, il s’agit d’un réel chaos à démêler. Car jusqu’à présent, aucune indexation

complète des œuvres présentes sur la Toile n’a été faite.

Comme l’a remarqué Rachel Greene, les œuvres abordent des thèmes qui sont

directement en lien avec les enjeux soulevés par les TIC. L’identité est une des préoccupations

majeures des artistes, car elle semble de plus en plus se dématérialiser pour investir un univers

virtuel. Elle est donc au cœur de plusieurs démarches artistiques : qu’on songe à

l’omniprésence de la Webcam personnelle8, du voyeurisme9, des identités d’emprunt10, et

plusieurs autres.

Le World Wide Web étant avant tout à vocation commerciale11, le thème de la

consommation est également l’un des plus présents. Plusieurs artistes mélangent d’ailleurs

l’identité et la consommation, soit en vendant toutes leurs possessions personnelles12, ou

encore leur identité même13.

Nanodramas s’inscrit bien entendu dans cette lignée, mais pousse encore plus loin la

réflexion sur l’identité et la consommation. Elle n’illustre non pas seulement qu’un aspect de la

société contemporaine, comme ce qui vient d’être mentionné, mais le processus de fabrication

même de cette identité virtuelle. Il s’agit du récit d’un parcours identitaire – celui de l’individu

naviguant sur le site – ne suivant pas des règles narratives, mais bien technologiques. L’œuvre

6 Comme le Laboratoire NT 2 de l’UQAM ou la Fondation Daniel Langlois, rattachée au Musée d’art contemporain de Montréal. 7 Notamment Rhizome.org, affilié au New Museum de New York ou le désormais défunt Net-art.org. 8 Dont les œuvres les plus connues sont JenniCAM de Jennifer Kaye Ringley, Digital Diaries de Natacha Merritt, Cup Cake de Jill Miller ou Nursex de Tamara Faith Berger. 9 Adam’s Cam de Sébastien Loghman, qui permet à l’utilisateur de caresser une femme endormie, comme s’il était couché à côté d’elle. 10 I only have my name d’Annie Abrahams. 11 En date du 15 décembre 2009, du nombre de site Web enregistré, près de 75% était des Dot Com (.com), soit un domaine réservé à des usages commerciaux. (http://www.zooknic.com/Domains/counts.html) 12 Comme le fit Michael Mandiberg avec Shop Mandiberg. 13 Keith Obadike, mit en vente sa blackness, sa couleur de peau (sa race), sur le site aux enchères eBay, comme si son identité raciale était un produit.

15

critique ironiquement le système marchand en adoptant une forme commerciale pastiche à

l’intérieur d’un discours artistique. À elle seule, Nanodramas synthétise les théories identitaires

actuelles selon une structure marchande, ce qui amène à la création d’un récit unique sur la

consommation d’identité.

Toledo a créé une œuvre complexe par la combinaison des différents médiums – les

poèmes et les photographies. Il a aussi veillé à utiliser des stratégies formelles et thématiques

affectant la réception même de l’œuvre. Plus concrètement, l’œuvre s’organise autour d’une

métaphore, celle de la consommation de cachets « d’identités » (identity pills) par un individu.

Elle interroge ainsi le parcours complet qu’emprunte un consommateur navigant un site

marchand et en quoi cette simple visite affectera son identité. L’œuvre fait donc plus que de

mettre en scène un message par des stratégies esthétiques: elle est le message comme le disait

déjà Marshal McLuhan.

L’élargissement des frontières

À ce propos, Nanodramas est une œuvre méritant une attention particulière, car on y

retrouve un double discours sur l’identité et la consommation. L’œuvre, comme l’indiquent

son titre et ses textes, est explicitement un discours sur l’identité. Toutefois elle est

implicitement – par sa forme et l’interaction qu’elle implique – un discours sur la

consommation. C’est donc à travers la lecture même du site, que le discours sur la

consommation vient se juxtaposer à celui sur l’identité.

Nanodramas se situe à un embranchement singulier de plusieurs modalités

technologiques distinctes, soit celui de la nature du Web, de son rôle dans la réception d’une

telle œuvre et un discours critique et ironique sur l’identité et la consommation. Sa forme

marchande, déjà connue du navigateur, peut la faire paraître simple au premier regard, mais elle

renferme en fait un système de signification complexe. L’analyse de l’œuvre permettra de

mieux comprendre en quoi sa nature technologique affecte son message – en quoi elle est le

message. Comprendre en quoi l’usage du média Web permet d’obtenir un système

d’interrelation formelle et thématique, rajoute au discours présenté par Toledo. L’artiste

interroge donc le Web en tant que tel, et c’est ce fait qui distingue Nanodramas des autres

œuvres Web, qui la rend digne d’intérêt.

16

Le sujet de réflexion

Nanodramas présente un discours suivant des thèmes et des enjeux spécifiques à sa

nature, soit l’identité comme produit de consommation et la responsabilité du Web en ce qui a

trait à ce nouvel état de fait. Il s’agit avant tout de thèmes sociologiques et technologiques

soulevant bien des questions sur le nouvel âge de l’information. De par cette

multidisciplinarité, le recours à ces points de vue est nécessaire afin de bien situer l’œuvre de

Toledo et de comprendre le propos de l’artiste. Pourquoi l’artiste a-t-il choisi le Web pour

transmettre son discours? Quelles caractéristiques technologiques définissent la singularité de

Nanodramas? En quoi la participation à l’œuvre est-elle importante, voire primordiale, pour la

compréhension et la réception de l’œuvre?

Ces questionnements mènent à celui qui dirigera ma réflexion sur Nanodramas : De

quelle manière Nanodramas : Identity Pills présente-t-elle une conception contemporaine de

l’identité comme produit de consommation? Les trois premiers mots de cette question

formeront le cœur de mon argumentation, car comme il l’a été mentionné plus tôt, c’est par la

lecture du système formel complet établi par Toledo que la signification prend forme et que le

message sur l’identité et la consommation se dévoile.

Les éléments de réflexion

Nanodramas utilise un discours pluraliste, passant par des notions à la fois explicites –

par le message véhiculé – et implicites – par la lecture formelle – il sera donc intéressant de

considérer l’analyse de l’œuvre de manière semblable, soit en suivant deux angles d’approches

distincts. Le premier utilisera la sociologie de l’art, fondée sur la pensée de Pierre Francastel et

de Jean Duvignaud, et permettra de comprendre comment l’œuvre puise ses enjeux dans le

contexte social actuel. La deuxième approche sera de nature médiatique et technologique,

suivant notamment la pensée de Marshall McLuhan. Elle soutiendra que l’art fait partie d’un

système médiatique qui modifie nos perceptions pour les adapter aux nouvelles réalités rendues

possible par l’avènement des TIC14. L’analyse du média Web, si souvent laissé de côté, sera

ainsi mise de l’avant pour bien comprendre son rôle dans la réception finale de l’œuvre.

14 On peut songer à la dématérialisation de l’identité mentionnée un peu plus tôt par exemple.

17

Cependant, avant de présenter plus en détails cette perspective méthodologique en tant

que tel, il importe de bien situer l’artiste dont il sera question lors de l’analyse. Car Rodrigo de

Toledo n’est pas uniquement un artiste, il est aussi professeur adjoint au département de

communication de la Northern Arizona University, où il y enseigne le design Web et la

conception de sites. Son parcours artistique est donc à cheval avec sa vie professionnelle,

exprimant par ses œuvres la réalité qu’il côtoie dans son quotidien.

L’usage des nouvelles technologies dans la conception de Nanodramas n’est pas banal

ou anodin, elle n’est pas non plus le résultat d’une habitude de travail aveugle de Toledo. Il

n’est pas qu’un spécialiste du design Web, car l’artiste a également créé des œuvres

traditionnelles telles des sculptures et des peintures15. Il comprend ainsi l’importance et les

qualités uniques du média Web. Le choix de celui-ci en particulier dans sa présentation de

l’identité et de la consommation est révélateur.

Voilà pourquoi la sociologie de l’art telle que définie par Francastel sera tout

particulièrement pertinente dans l’analyse de son œuvre : « C’est dans la mesure seulement où il

réalise, par la technique, des œuvres harmonieuses et originales, [que l’artiste] s’affirme comme

le porte-parole de son entourage » (Francastel, 1970 : 17). Autrement dit, Toledo, par l’usage

du Web, rend compte de son importance dans la société contemporaine. Par l’adoption d’une

forme marchande, il crée une œuvre qui s’harmonise avec l’usage coutumier du Web, se

fondant dans la multitude de sites marchands. La notion « d’entourage » est aussi intéressante,

car elle réfère tant à la société actuelle et son usage du média, qu’à l’entourage plus direct de

Toledo, soit les professionnels de la conception de sites. Cela place ainsi l’artiste « porte-

parole » tant de la création que de la réception de ce média.

Si Francastel nous parle de manière très générale du rôle que l’artiste joue dans la

société, Jean Duvignaud explique de quelle manière il utilise les « outils » de la société dans la

création de son oeuvre.

Mais toujours, et chaque fois d'une manière nouvelle, [la création artistique] brasse, manipule, bricole, ajuste et réajuste tout ce qui compose « l'outillage matériel et mental »

15 Je laisserai de côté le corpus artistique complet de Toledo, il est cependant disponible en ligne dans sa totalité à l’adresse http://www.neurodiva.com/ndiva/art.htm

http://www.neurodiva.com/ndiva/art.htm

18

d'une époque - langage, sons, couleurs, instruments, idées communes. Et les détourne de leur fonction coutumière en les « donnant à voir », à lire, à entendre (Duvignaud 1967: 7).

Toledo utilise donc ses matériaux de travail, le Web, pour construire un discours de ce

qui lui semble important et primordial dans notre société actuelle. Non seulement il utilise

l’outillage matériel qu’est le Web, mais il le met « à voir » en le sortant de son usage habituel.

Ce média, du point de vue professionnel de Toledo, est avant tout à usage commercial et le fait

d’imiter la forme d’un site marchand dans sa pratique artistique permet à l’artiste d’isoler les

particularités du Web commercial de leur « fonction coutumière ». Du coup, il nous offre

l’occasion de les analyser et les comprendre hors de leur contexte habituel. Et le fait que

l’œuvre utilise le même support technologique que les enjeux qu’elle dépeint lui permet de

pasticher parfaitement le Web marchand par l’usage des mêmes approches, dynamiques,

formes et langages.

La première stratégie d’intervention dans la création de l’œuvre, le choix de ce média

plutôt qu’un autre, est signifiant, car il n’est pas qu’un choix formel, mais bien un choix

stratégique. L’usage du pastiche permet à Toledo de présenter le Web hors de son contexte

usuel, plaçant le média comme élément majeur au sein même du discours. Ce fait témoigne de

l’importance qu’il revêt dans la compréhension du propos de l’artiste, car il n’est plus qu’un

moyen de diffusion, mais bien un élément d’argumentation.

C’est ici que la deuxième approche méthodologique prend tout son sens, car il est

primordial de bien comprendre le média Web pour parfaire la compréhension de Nanodramas.

C’est à l’intérieur de l’ouvrage Understanding Media – The extension of man (1996) de Marshall

McLuhan que l’on retrouve la base des études médiatiques. L’auteur considère ceux-ci comme

étant une extension du corps humain.16

Avec l’avènement de ce qu’il appelle l’âge électrique, soit l’apparition des nouveaux

médias tels que la télévision et la radio, ceux-ci ne sont plus uniquement des extensions des

membres, mais bien du système nerveux, permettant de pousser encore plus loin les limites du

16 Les technologies médiatiques traditionnelles – avant l’arrivée de l’électricité – étaient, selon McLuhan, des extensions de nos membres; l’alphabet comme l’extension de la voix, permettant d’aller porter notre voix plus loin. Tous les systèmes de communication et de transport ont été pensés dans l’optique de ces membres étendus; la roue étant l’extension des jambes, permettant de se déplacer plus rapidement et ainsi donc d’aller porter la voix encore plus loin. L’évolution de la civilisation humaine reposerait donc sur l’usage des médias dans la société.

19

corps humain. Il n’est plus nécessaire de se déplacer pour communiquer, il ne suffit que

d’envoyer des signaux électriques, faisant en sorte que la compréhension du monde extérieur

passe essentiellement par l’usage des médias17.

Les nouvelles extensions médiatiques de l’homme amène avec elles des conceptions

sociales et des enjeux qui n’existaient pas auparavant. L’usage le plus courant du Web étant

mercantile, Nanodramas présente une vision commerciale de l’identité unique au média. Il s’agit

donc d’une conception de l’identité définie par la réalité médiatique amenée par les TIC.

McLuhan ne parle pas uniquement des médias de manière générale, mais aussi de

manière plus pointue, abordant même le sujet de l’art, de l’artiste et de son rôle dans la société :

« …the artist tends now to move from the ivory tower to the control tower of society »

(McLuhan, 1994 :65). Contrairement à la notion de Génie artistique telle que Kant l’avait

définie18, ce n’est plus la nature qui donne ses règles à l’art, mais la société – et dans le cas de

Nanodramas, la technologie.

Le changement des perceptions par les médias affecte l’art, lui donnant comme rôle de

synthétiser l’avancement technologique et son effet chez l’individu, décrivant la formation du

nouveau système nerveux, des nouvelles extensions médiatiques de l’homme : « […] [Art is]

exact information of how to rearrange one’s psyche in order to anticipate the next blow from

our own extended faculties » (McLuhan, 1994 :66).

En regardant cette notion avec celle « d’outillage matériel » de Duvignaud, le fait que

Toledo sort le Web de son contexte habituel pour le donner à voir, met à jour le rôle complexe

de l’aspect formel emprunté par le site. L’artiste modifie la perception et la compréhension de

son œuvre en usant des stratégies commerciales uniques au média. Pour bien recevoir et

percevoir le propos de Nanodramas, il ne faut donc pas s’arrêter au simple message laissé par

l’artiste, mais bien à la manière de le lire et de l’interpréter, la façon dont la lecture agit et

17 Je laisserais d’ailleurs de côté les différents débats et théories portant sur le posthumanisme, ce qui mènerait la réflexion plus loin qu’il est nécessaire 18 « Le génie est le talent (don naturel), qui donne ses règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne ses règles à l’art » (Kant, 1965 : 126, §46).

20

réarrange la psyché du navigateur. Et c’est justement en quoi Nanodramas est une œuvre

méritant une attention particulière.

Comme le dit McLuhan, la perception du monde moderne passe avant tout par la

lecture des médias. Nanodramas, par son statut d’œuvre Web et sa forme marchande, dépeint

un aspect de la société contemporaine du point de vue de l’utilisateur, mais également du point

de vue des créateurs, la « tour de contrôle de la société », rejoignant ainsi la notion d’entourage

de Francastel. Il s’agit donc d’un double discours décrivant à la fois la création et la réception

d’un concept modelé par le biais d’une seule et unique lecture.

« L’outillage mental » que mentionne Duvignaud vient également rejoindre le concept

de la « tour de contrôle ». L’habitude à lire et comprendre les médias comme étant partie

prenante de la conception du monde extérieur, il s’ensuit que la définition de l’identité est

modifiée par l’usage même du média. Nanodramas présente une vision de l’identité comme

produit de consommation usant de la lecture propre à l’œuvre. Le simple fait d’être une œuvre

Web change les modalités d’approches vis-à-vis des concepts abordés.

La réflexion

L’hypothèse sur laquelle la réflexion de ce mémoire sera basée est la suivante :

Nanodramas : Identity Pills de Rodrigo de Toledo tient un discours utilisant la nature médiatique

du Web, modifiant la lecture et la réception finale de l’œuvre par l’emploi de stratégies uniques

à ce média. Pour ce faire, l’artiste utilise ses connaissances professionnelles sur la conception

de sites marchands ainsi que la facilité et l’habitude du navigateur à les lire et comprendre. Ce

discours présente la notion de l’identité contemporaine comme étant un produit accessible par

la consommation. Définition qui s’appuie principalement sur le média et les stratégies

formelles qui lui sont propres.

Afin de tenir compte du rôle très important de l’interaction dans la réception et la

compréhension de Nanodramas, le mémoire s’organisera autour de la visite fictive d’un individu

sur le site. L’analyse qui en découlera permettra donc de sonder le double discours de l’œuvre

soit celui de la création – en prenant un recul sur l’œuvre – et de la réception – en y plongeant

littéralement par l’incarnation du rôle de spectateur.

21

Toledo articule son propos par l’usage d’un double discours juxtaposant forme et

discours. Le premier chapitre sera divisé également de cette manière afin de bien comprendre

l’importance des interrelations que ces modalités entretiennent l’une envers l’autre. Le message

transmis par l’artiste, étant à la fois émis, compris et reçu par le biais du Web, il est primordial

de bien concevoir le rôle de ce dernier dans la réception du discours. Je ne cesse de répéter

que le média Web est l’acteur le plus important de Nanodramas, et il s’agira donc du premier

aspect qui sera analysé dans ma réflexion. Pour ce faire, j’userai d’un angle d’approche

philosophique, afin d’ouvrir la nature et la compréhension des modalités propres au Web.

Nanodramas étant par définition un site Web, la compréhension de ce qu’est un site est

primordiale pour bien cerner la nature particulière d’un tel type. Ainsi, cette notion sera

étudiée à l’aide de l’ouvrage Le site et le paysage d’Anne Cauquelin, où l’auteure y définit la notion

de site. Cette définition permettra de mettre en évidence le rôle du pastiche et de son

importance dans la présentation formelle de l’œuvre.

Lorsque la nature singulière au Web et à l’art qui lui est associé sera définie, la deuxième

partie du premier chapitre se concentrera sur le choix de Toledo de représenter l’identité sous

forme de cachet. L’analyse présentera les enjeux sociologiques de l’œuvre, suivant la pensée de

Nicole Aubert, Jean-Claude Kaufmann, Gilles Lipovetsky et Paul Ricœur, et fera ressortir un

malaise identitaire propre à l’époque actuelle nécessitant une approche à la fois technologique

et médicale afin d’être bien comprise. Le discours pluraliste de l’œuvre, juxtaposant identité et

consommation, sera ainsi présenté.

Le deuxième chapitre constituera le cœur de l’analyse de l’œuvre de Toledo, par la

« consommation » des sept cachets et de leurs effets sur l’individu. Le parcours qu’il emprunte

lors de sa navigation sur Nanodramas sera examiné cachet par cachet, permettant de saisir

l’importance de la lecture médiatique particulière à l’œuvre et l’effet qu’elle joue sur la réception

du discours. Ce chapitre abordera donc des thèmes essentiellement technologiques suivant les

écrits de Mark. B. Hansen, Lev Manovich, Marshall McLuhan ainsi que Claude Shannon et

Warren Weaver.

En somme, Nanodramas est une œuvre d’art Web articulant un double discours à la fois

sur l’identité et la consommation, liant la première à la deuxième par le concept de produit. Ce

discours, à la fois explicite et implicite est d’autant plus évident lorsque le média Web est

22

analysé par ses constituants intrinsèques. Ceux-ci permettent la tenue d’un discours encore

plus large sur les thèmes préalablement mentionnés, par les liens directs qu’ils tissent avec

l’usage du Web dans notre société actuelle, juxtaposant une autre couche de signification par le

simple usage de ce média technologique comme porteur de ce discours. Il faut donc

comprendre l’importance de son rôle pour saisir la totalité du discours de l’œuvre, et cette

intellection nous donne une vision contemporaine de l’identité.

23

Le pastiche n’incite donc pas l’historien au silence;

il le provoque au contraire et lui propose un défi.

-Paul Aron

Chapitre 1

Double réflexion

La meilleure manière de saisir le message de Toledo est de plonger directement dans

son œuvre et d’incarner le regard du spectateur. Si cette perspective est féconde, s’en tenir à elle

cause problème : elle ne permet jamais de ne comprendre qu’un seul aspect de l’œuvre, soit sa

réception. Les interrelations entre la forme et le contenu dans le discours de Toledo sont

complexes et doivent être étudiés séparément. Il est nécessaire de puiser les modalités et les

ressources particulières à chacun de ses aspects, que ce soit la forme marchande du site – qui

questionne le Web en tant que tel – et le choix du cachet comme véhicule du propos de

l’artiste.

Dans ce premier chapitre, la matière même de Nanodramas sera abordée : sa nature

d’œuvre d’art web. Si l’artiste vise à interroger les nouvelles modalités de construction

identitaire procédant par le web, représenter le pastiche d’un site web marchand – véhicule par

excellence de ces nouvelles identités – est lourd de conséquences. L’œuvre tient ainsi peut-être

davantage de l’histoire et de la structure particulière du monde Internet que du monde réel.

Aussi est-ce à comprendre les règles spécifiques de ce nouveau monde – sa structure et son

histoire, justement – que cette œuvre pourra être appréhender, saisir sa logique interne : à la

fois les règles de déformation liées à son statut de pastiche, que ce qu’elle entend pasticher

même.

La première partie de ce chapitre visera à réfléchir sur le statut des sites dans le web –

puisqu’il s’agit du nerf de la guerre. Puis nous mettrons en lumière comment les sites web

marchands, et ici leur pastiche, s’offrent comme une solution au malaise identitaire

contemporain.

*

24

- I -

Le discours de la forme

Horizon connu

Lors de son arrivée sur le site Web de Nanodramas, le

navigateur accède à la page d’accueil (Fig 1). Il y retrouvera le titre

de l’œuvre au côté d’un slogan à saveur commerciale (Nanodramas :

Identity Pills : guaranteed to fill your void), qui est en quelque sorte

l’annonce du thème développé. Le titre se situe sur une capsule

dont la forme évoque l’aspect des cachets19 médicaux traditionnels.

Cependant, plutôt que de contenir des granules médicamentées,

cette capsule renferme les petits soldats roses que l’on retrouve au

cachet Pink War. Elle se présente donc comme une singulière

conjonction entre une boîte de jouets prête à être utilisée et une

capsule médicale. Cette double image permet de présenter à la fois le contenu de l’œuvre et

son thème général.

En cliquant sur la page d’accueil, le navigateur voit apparaître

la page principale de l’œuvre (Fig. 2), divisée en deux sections

distinctes avec en arrière-plan un cachet, des granules et un code-

barres, ayant comme rôle de rappeler au visiteur le propos de l’œuvre

– soit la vente d’un produit précis, les cachets d’identité. À gauche se

retrouve la liste des produits : les sept cachets présentées sur le site.

Ils constituent le cœur du discours de l’artiste, car c’est en

interagissant avec eux que l’œuvre se dévoile. Lorsque le navigateur

clique sur l’un d’entre eux, le cadre principal de droite affiche la description du produit

sélectionné. Cependant, plutôt qu’une description générique du produit comme il serait

19 Le terme anglais pills peut référer à la fois à des pilules, soit des comprimés, et aux cachets ou capsules, qui sont constitués d’une fine enveloppe contenant des granules, comme c’est le cas dans Nanodramas.

Figure 2 - Rodrigo de Toledo, 2004, Site principal de Nanodramas : Identity Pills. [En ligne]. <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nano.html> (page consultée le 29

septembre 2010).

Figure 1 - Rodrigo de Toledo, 2004, Page d'accueil de Nanodramas : Identity Pills. [En ligne], <http://www.neurondiva.com/nanodramas/index.html>, (page consultée le 29 septembre 2010).

25

coutume de retrouver sur un site marchand, Toledo a plutôt associé aux cachets un poème

décrivant le sentiment général qui serait ressenti lors de leur absorption. Et afin de donner

plus d’intensité à cette image métaphorique, le clic sur l’icône Acquire Designed Memories, au bas à

droite, fait apparaître une fenêtre pop-up qui présente au navigateur une série de huit

photographies donnant un avant-goût visuel du cachet.

Tout au haut de la page se trouve le titre de l’œuvre, suivi d’une barre de navigation

propre au site; c'est là que sont placées les informations sur l’œuvre et l’artiste, ne faisant pas

partie du discours artistique en soi, mais qui, comme la fiche descriptive d’une œuvre présentée

dans un musée, apporte certaines précisions sur le projet de Toledo.

Force est de constater que l’œuvre de Toledo est une parfaite

copie de la forme et de la navigation propre aux différents sites de ce

genre accessibles sur le Web, dans la mesure où elle contient les

mêmes éléments. À cet effet, prenons par exemple le site marchand

le plus populaire du Web : Amazon.com. Tout comme Nanodramas,

ce site commercial comprend la barre de navigation du site, prenant

place dans la partie supérieure de la page – le compte de l’utilisateur,

les rabais de la journée, idées-cadeaux, etc. – à la gauche, on voit le menu de navigation des

différents départements – les catégories – où les produits sont classés, et à sa droite, le cadre

principal, offrant la description des produits, ou, dans le cas de l’image présentée (fig. 3), les

produits vedettes de la semaine.

La forme marchande de Nanodrams n’a donc rien de particulière ou d’originale, si ce

n’est que les cachets en tant que tels, ayant des mémoires comme ingrédient actif. Alors

pourquoi Toledo a-t-il choisi cette forme? La réponse se trouve du côté de la théorie de la

réception, et plus particulièrement la notion de l’horizon d’attente.

Rappelons que l’horizon d’attente, théorisé par le théoricien littéraire Hans Robert

Jauss, est « l’expérience préalable que le public a du genre dont [l’œuvre] relève, la forme et la

thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance… » (Jauss, 1987 : 49).

« Son public est [ainsi] prédisposé à un certain mode de réception. [L’œuvre] évoque des

choses déjà lues, mets le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début

crée une certaine attente… » (Jauss, 1987 : 50).

Figure 3 - Amazon.com, mis à jour le 12 février 2010. [En ligne], <http://www.amazon. com>, (page accédée le 12 février 2010).

26

La première impression qu’aura le navigateur de Nanodramas n’est pas liée à sa nature

artistique, mais bien à son statut de site Web20. L’horizon d’attente de l’art Web n’est donc pas

de nature artistique, mais bien technologique; le média prend le dessus sur la perception de

l’œuvre, étant reçu au travers de celui-ci. Cependant, il faut se rappeler que Toledo connait très

bien ce média et les stratégies formelles qui lui sont associées, il insère donc volontairement

son œuvre à l’intérieur l’horizon d’attente Web. Cependant, en quoi le message transmis par

l’artiste est-il aidé par cette inclusion au sein du Web?

Du design commercial Web à une forme d’expression artistique

L’emploi du pastiche21 comme stratégie formelle force à s’interroger sur le Web en tant

que tel, à dépasser le discours artistique amené par Toledo. Il importe donc de bien cerner les

enjeux technologiques amenés par les TIC, notamment le changement qu’elles apportent dans

la conception même de Nanodramas. Il s’agit d’un élément majeur, car elles modifient

considérablement l’expérience de l’œuvre d’art vécue par le regardeur.

Par le simple fait de se trouver sur le World Wide Web, l’œuvre n’est plus regardée,

mais naviguée; elle n’est plus visitée in situ, elle est accédée de chez soi; elle n’est plus exposée,

elle est affichée; elle ne fait plus partie d’une collection, mais d’une base de données. En fait,

même la notion de spectateur est remise en question, celui-ci étant davantage un navigateur

actif interagissant avec l’œuvre qu’un observateur passif.

Le Web interagit ainsi avec toutes les modalités qui définissent Nanodramas, que ce soit

l’accessibilité, la lecture, la réception ou la compréhension du discours transmis. Le navigateur

désirant accéder à Nanodramas n’a donc pas le choix d’utiliser – et de savoir comment utiliser –

ce langage technologique. Il se doit d’emprunter un parcours tissé par la Toile afin d’entrer

dans l’œuvre, de pénétrer dans l’univers singulier créé par l’artiste. Le simple regard s’avère

insuffisant, en ce sens que le message n’est plus véhiculé par la valeur esthétique de l’œuvre

d’art. C’est par les TIC que cette dernière est définie, voire même qu’elle se définit.

20 Ce qui amène plusieurs critiques, comme Hans U. Reck, à dire que la technologie prend le dessus sur l’art. 21 « Le pastiche est entendu comme imitation de style, donc conservation d’un style […] La forme est parfois totalement conservée. Seul alors le sens est détourné » (Bouillaguet, 1996 :13-14).

27

Par conséquent, l’œuvre de Toledo est une expérience artistique complète dirigée par

les spécificités technologiques du média. Il est donc primordial de bien comprendre l’impact

que cette nouvelle technologie a sur l’œuvre afin de pouvoir la saisir dans sa totalité et de

cerner les particularités qui sont liées à sa nature d’œuvre Web. De quelle manière Toledo les

utilisent-elles pour transmettre son discours? En quoi modifient-elles sa réception?

Afin de bien répondre à ces interrogations, il s’avère nécessaire de comprendre ce

qu’est le World Wide Web, découvrir ce qui lui est spécifique et en quoi cette singularité affecte

la réception et compréhension de Nanodramas.

D’un point de vue technique le Web n’est qu’une des multiples facettes d’Internet – le

protocole de communication entre réseaux22 le plus utilisé. Il est un réseau défini par le

HTML23, un langage de balisage permettant d’organiser visuellement divers éléments – textes,

photographies, vidéos, applet Flash ou Java, etc. – sur une seule page. Un site Web est formé

de la liaison de plusieurs pages – à l’aide d’hyperliens – situées sur le même URL.24

Il s’agit donc avant tout d’un espace navigable par des liens, qui n’a pour fonction de

base que de présenter ceux-ci de manière visuellement cohérente, dans le but de simplifier la

navigation et la lecture de ces éléments. Il n’est donc qu’un outil de présentation, car il ne

contient pas les données – qui sont situées sur un serveur – mais uniquement les repères

permettant de les agencer sur une page suivant la syntaxe propre au langage.

Ce simple fait a des répercussions très importantes sur une œuvre telle que Nanodramas,

car elle est présentée et non conçue par le HTML. Les poèmes et les photographies ne sont pas

situés sur le site; ils sont contenus sur un serveur de données. Le site ne fait que les assembler

visuellement sous une forme marchande. Alors, pourquoi continuer de parler d’œuvre Web si

22 « Réseau mondial connectant des millions de réseaux télématiques utilisant le même protocole de communication et offrant de nombreux services » (Grand Robert 2010). Le mot Internet vient de l’anglais INTERconnected NETwork. Les autres facettes de ce réseau comprennent les protocoles SMTP pour le courriel, le NNTP pour Usenet, le FTP pour le transfert de fichier, les différents protocoles de Peer-to-Peer, ainsi que bien d’autres réseaux et protocoles basés sur le transfert de données. 23 Hyper Text Markup Language. Le Grand Robert 2010 défini d’ailleurs le HTML comme un « langage de structuration et de mise en page de documents, utilisé pour la création de pages Web ». Parmi les autres types de langages informatiques, on retrouve entre autres celui de programmation, permettant la création de logiciels. Différents langages informatiques sont conçus et utilisés, dépendamment du besoin. 24 Uniform Ressource Locator, ce qui est couramment appelé adresse Web ou adresse Internet. Par exemple, Nanodramas se situe à l’adresse http://www.neurondiva.com.

28

elle ne fait qu’assembler divers éléments? En quoi cet assemblage diffère-t-il de celui des

autres sites présents sur la toile, qui sont structurés de manière très semblable?

C’est que ce rôle d’organisation renferme des dynamiques uniques à ce média, car cet

assemblage régit la lecture que le navigateur fait de l’œuvre, et par conséquent sa réception et sa

compréhension. Toledo connait bien les spécificités médiatiques de son art et les utilise afin de

pousser la portée de son discours au-delà de la réalité formelle de ce média.

Tissé dans la Toile

Tel qu’indiqué précédemment, le Web est un espace qui se définit par les liens qui le

constituent. Il est ce que le philosophe français Michel Foucault nomme un emplacement : «

[qui se] défini par les relations de voisinage entre points ou éléments » (Foucault, 1984 :753).

Un bon exemple d’emplacement est une rue, car elle a pour fonction de relier deux ou

plusieurs éléments entre eux, que ce soit des villes, des bâtiments ou encore d’autre artères

routières. Si elle ne crée aucun lien, elle n’est qu’un morceau d’asphalte, un pavage sans

importance, sans fonction précise.

Lorsqu’un emplacement est relié à d’autres emplacements, ils forment un réseau. Par

exemple, une maison située sur une rue est non seulement liée avec ses voisines, mais

également avec celle des autres villes, car elles sont situées sur le même réseau routier25.

Le Web est également un réseau26, un emplacement constitué de plusieurs milliards de

pages liées entre elles par le HTML. Un site situé sur ce réseau, tel que Nanodramas, est ainsi

un emplacement à plus petite échelle – tout comme une rue. Il lie ensemble les poèmes et les

photographies afin de donner forme à l’œuvre.

Mais en quoi cet assemblage marchand se démarque-t-il de ceux présents sur les autres

sites de la Toile, tel Amazon.com, afin de former une œuvre d’art? Quelle différence majeure y

a-t-il entre le site de Toledo et les milliards d’autres disponibles sur la toile? Une chose est

25 On peut d’ailleurs extrapoler cet exemple en disant que l’Amérique du Nord – voir les Amériques – n’est constitué que d’un seul grand réseau routier. 26 « Réseau informatique mondial, réunissant les millions de ressources, de pages consultables » (Grand Robert 2010).

29

sûre, c’est qu’il ne s’agit pas de l’originalité de la présentation formelle. Quel est donc le rôle de

l’horizon d’attente dans Nanodramas?

Bien que l’œuvre endosse une forme commerciale, son intention n’est pas de vendre

des cachets au navigateur, mais bien de lui présenter une critique ironique du système

marchand et de ses répercutions sur l’identité.27 L’intention de l’artiste ne concorde pas avec la

forme adoptée. Pourtant Toledo inclut volontairement son œuvre à l’horizon d’attente du

Web marchand afin de renforcir son discours.

C’est que par l’emploi d’une forme pastiche, l’artiste questionne la nature même du site

marchand. Il est donc nécessaire de sonder la notion même de site pour saisir la différence

existante entre l’œuvre et un autre site marchand.

Espace, lieu et site28

Les rôles de la forme et de la fonction dans la constitution d’un site ont déjà été définis

par la philosophe Anne Cauquelin à l’intérieur de son ouvrage Le site et le paysage (2002). Elle

nomme les notions de la forme et de la fonction respectivement l’espace et le lieu. Celles-ci

ont été souvent opposées par des auteurs de plusieurs disciplines des sciences humaines, tel

que Marc Augé ou Michel de Certeau. Cauquelin, de façon originale, les articule ensemble.

Chacune représente une facette d’un site : l’espace est une construction suivant des principes

structuraux, le lieu se définit par ce qu’il symbolise – la fonction qui lui est attribuée. Le site est

ainsi le résultat formé par la symbiose entre les deux.

La première facette, l’espace, est celle de l’organisation formelle du site. Il est un

ensemble de règles qui régissent les constructions physiques, géographiques ou architecturales.

Il se forme à partir d’une logique d’emboîtement, permettant de saisir comment divers

bâtiments d’une ville se côtoient ; la carte d’une ville fait voir cet emboîtement. « Ici nous

avons affaire à une architecture moderne, mais non point tant au sens du bâti, du style des

constructions, mais en tant que cette conception de l’espace relève d’une architectonique des

principes, d’une définition préalable, princeps » (Cauquelin, 2002 : 78). L’espace est donc un

27 Je n’anticipe pas sur le propos de l’artiste, car il le dit lui-même dans la section « The Project » située dans la barre de navigation supérieure du site. 28 Tout au long de ce chapitre et de ce mémoire, je vais utiliser les termes Espace, Lieu et Site tel qu’ils sont définis dans cette section, sauf si mentionné.

30

ensemble constitué de diverses règles d’agencement. « L’espace ainsi conçu est lisible, et la

carte nous sert de guide pour nous déplacer » (Cauquelin, 2002 : 79).

Quant au Web, ses règles d’organisation formelle sont définies par le HTML, soit le

langage permettant d’assembler divers éléments sur une même page. L’espace Web est donc

établi par ce langage technologique. Il est l’équivalent des princeps architectoniques dont parle

Cauquelin, la structure qui permet de constituer un site.

Un lieu de son côté, représente la facette symbolique et fonctionnelle du site : il suit une

logique d’extension, « …non au sens d’une étendue étalée devant nos yeux, mais au sens d’une

mémoire en profondeur. D’une accumulation de strates et de « dits » » (Cauquelin, 2002 :80);

un palimpseste ayant une multitude de couches, de signification.

Par exemple, reprenons l’exemple de la rue où l’on retrouve plusieurs habitations, liées

entre elles par cet emplacement commun. Si l’on s’attarde à l’une de celles-ci, elle est la

demeure d’un individu; elle symbolise son « chez-soi ». Cependant elle a aussi été le « chez-

soi » des occupants antérieurs, et le sera également pour les prochains. La signification

personnelle qui lui est donnée par l’occupant et l’usage actuel qu’il en fait se superpose aux

strates antérieures, rajoutant une couche supplémentaire au lieu existant.

La fonction de la demeure est essentiellement la même au travers de ces usages – soit

un endroit où des gens habitent. La mémoire dont parle Cauquelin est en fait le souvenir des

différentes formes que la fonction a revêtues. L’auteure parle d’accumulation à travers les

années, mais le lieu n’est pas qu’un historique, il est aussi la fonction occupée dans le présent.

Chaque fonction passée représente une strate significative et celles-ci s’assemblent pour former

une signification globale. Le lieu général est ainsi constitué de plusieurs « petit » lieux

spécifiques.

Le lieu du Web fonctionne sous la même optique, soit la fonction du site et les

différentes formes qu’elle a revêtues au cours des années. Elle est animée par l’intention du

créateur du site, le poussant à concevoir tels ou tels types d’espace en fonction de l’objectif

projeté.

Le site est donc l’hybride de l’espace et du lieu, c'est-à-dire qu’un référent

organisationnel se juxtapose avec un référent significatif; la logique d’emboîtement se joint à la

31

logique d’extension. Il répond aux exigences spatiales de son espace et aux exigences de

signification que le lieu lui octroie; il est un amalgame de concepts organisationnels et

significatifs. Lors de la construction d’un site, l’espace est agencé dans l’objectif de remplir une

fonction bien particulière, son lieu d’origine étant dénudé de l’accumulation mémorielle qui le

définira par la suite. Une certaine architecture recevra le concept du « chez soi » pour devenir à

proprement parler une maison ou un appartement; un lieu spirituel placé dans un espace

physique donnera une église, une mosquée ou tout autre bâtiment religieux.

L’espace est habituellement construit en fonction du lieu désiré – les églises

chrétiennes, les sites marchands, les centres sportifs ou les sites de partage vidéos suivent les

mêmes conventions de bases. Chacun de ces endroits possède des qualités singulières, car

chaque site est unique par le lien singulier tissé entre la logique d’emboîtement et la logique

d’extension.

Le site du Web – dans le sens où l’entend Cauquelin – n’existe seulement que par la

symbiose entre ces deux premiers concepts. Chaque site Web est créé pour une raison, dans

l’optique d’une fonction bien particulière, et l’intention de départ va modifier l’usage du

langage HTML pour une utilisation optimale de l’espace. L’accumulation de mémoire dont

parle Cauquelin, se trouve à être l’historique des différentes fonctions et usages d’un site, ainsi

que les différentes modifications de l’espace qui s’effectuèrent au cours des années.

Prenons Google.com par exemple, portail Web le plus populaire29, qui a sorti iGoogle

en 2005, soit la possibilité de personnaliser le site selon les préférences de l’utilisateur.

L’intention de Google étant de faciliter l’accès à l’information, sa nouvelle fonction permet à

chaque utilisateur d’agencer la page principale afin de personnaliser les informations affichées.

iGoogle rajoute ainsi une strate de signification au lieu par utilisateur, tout en gardant la même

intention, la même fonction de base.

Bien entendu, cela ne s’applique pas nécessairement à Nanodramas, car contrairement

aux autres sites sur la toile, elle ne fut pas modifiée au cours des années. Les strates

significatives du lieu jouent donc un rôle autre que mémoriel, et c’est précisément à l’intérieur

29 En Octobre 2010, le moteur de recherche Google était utilisé par 85 % des utilisateurs du Web. (Source : Market Share : http://marketshare.hitslink.com/ )

http://marketshare.hitslink.com/

32

de cette distinction que la nature artistique du site se dévoile. Si le lieu est la fonction projetée

au site, modifiant l’espace, quelle est donc celle de l’œuvre de Toledo? Quelle est l’intention

derrière la forme marchande?

L’espace malléable

C’est en fait le lieu qui est l’acteur le plus important dans l’organisation de l’œuvre de

Toledo, car l’espace est agencé selon la fonction qui lui est attribuée, l’intention animant la

création du site. L’artiste n’a pas le choix d’utiliser le HTML afin de créer son œuvre,

cependant, il n’a aucune restriction sur la forme qu’il peut lui donner, car l’espace Web n’a pas

de forme fixe avant qu’il ne soit utilisé.

Toledo a donc le pouvoir de façonner l’espace sans limite, selon son intention30, car il

répond à des règles beaucoup plus permissives que celles dirigeant la réalité physique. C’est en

ce sens, dans cette combinaison espace-lieu, que Nanodramas se distingue de l’œuvre matérielle,

car elle n’utilise pas l’espace comme contrainte dominante, mais comme un matériau à part

entière, un élément même de son discours. L’espace artistique est façonné et agencé selon le

lieu, qui ensemble donneront le résultat final, soit le site Web, l’œuvre même. Celle-ci est donc

créée en tant que site; l’artiste prend en considération les deux facettes qui le constituent dans la

conceptualisation et la création de son œuvre.

Mais la question perdure, si le HTML est modifié selon l’intention de l’artiste, pourquoi

Toledo a-t-il choisi de lui donner une forme marchande? Il y a une grande différence, voire

une incompatibilité, entre la fonction artistique de l’œuvre – le discours sur l’identité et la

consommation – et celle du site marchand habituel de laquelle elle emprunte la forme.

Le langage de l’espace

Comprendre l’incompatibilité entre la forme et le discours artistique de Toledo, c’est

saisir la spécificité même de Nanodramas, et de toutes les œuvres d’art Web en fait. C’est en elle

30 Je laisse de côté ici les connaissances informatiques requises à un auteur pour créer un site Web qui se plie entièrement à son intention – l’utilisation du CSS, Flash, Java, des feuilles de script ou autre programme. Que l’artiste ait les connaissances ou qu’il engage un informaticien les ayant, le résultat sera le même, bien que les règles techniques de l’espace Web vont être plus importantes pour un informaticien qu’un artiste. Cela peut l’amener à créer un autre espace que si l’artiste avait lui-même acquis ces connaissances. Voir Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet – les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS Édition, 2002, chap.1.

33

que réside la particularité du propos de l’artiste, là où le propre de l’œuvre réside. Il est donc

nécessaire de définir cette incompatibilité, de saisir sa particularité et ainsi d’élargir le propos de

l’artiste au-delà des aspects formels et thématiques de son œuvre.

L’opposition entre la forme et la fonction de l’œuvre est visible lorsque l’aspect

marchand du site est mis en évidence, cependant ce n’est pas à l’intérieur de celui-ci que cette

incompatibilité est située. Il faut comprendre que peu importe les configurations qu’un

artisan31 du Web donne à un site, il le fait par l’entremise du HTML. Tous les sites sur la Toile

partagent ainsi les mêmes règles de construction et d’assemblage. Ils utilisent tous le même

langage, le même espace. « La juxtaposition des espaces est la texture même d’Internet […] »

(Leroux, 2009), car il est le même pour la totalité du Web.

Il faut se rappeler que le Web ne supporte rien, il n’est pas là pour stocker de

l’information, mais pour la présenter. Le HTML est avant tout un langage de structuration, qui

permet d’aller chercher de l’information sur les différents serveurs et réseaux de l’Internet. Il

n’est qu’un emplacement, et les sites qui le constituent, peu importe leur fonction, ne sont là que

pour lier et présenter de l’information. Alors, malgré qu’ils soient entièrement différents –

comme Amazon.com, Hotmail.com, Google.com ou Nanodramas – ils se situent dans le même

espace; les règles de structuration sont les mêmes.

C’est donc le lieu, la fonction et l’intention derrière la création de site, qui vient modifier

l’espace de façon presque illimitée, permettant potentiellement la prolifération de sites uniques

sur le Web de manière presque infinie.

C’est précisément ce fait qui vient expliquer la forme marchande de Nanodramas. Les

créateurs des différents sites Web qui agencent le langage HTML ont en tête une finalité

similaire. Les designers de sites marchands, par exemple, ont le même objectif : celui de

vendre des produits. Ils ont la même intention; les lieux qu’ils imaginent ont les mêmes

particularités, et ils vont donc suivre des règles semblables pour créer leur site. Étant tous sur

le même espace, et agençant celui-ci d’une manière analogue, les similarités entre leurs sites

deviennent encore plus frappantes, car le lieu – la fonction – se ressemble. Non seulement ces

31 J’entends par artisan toutes les professions qui se spécialisent dans la création de site Web – graphistes, publicitaires, programmeurs, etc. – afin de les différencier de l’artiste Web.

34

sites sont rapprochés par leur nature formelle, l’espace – le langage HTML – ils le sont

également par le lieu – le référent de signification – soit l’intention et la fonction désirée du

site.

Les sites commerciaux modifient l’espace selon une intention et une fonction qui

s’avère être essentiellement la même, celle de vendre des produits. Ils adoptent donc une

forme qui se ressemble en suivant les mêmes règles d’agencement formel. D'ailleurs,

différentes conventions de design graphique ont été établies sur la présentation de sites ayant la

même fonction, ce qui les amènent à revêtir une forme semblable. Il existe d’ailleurs plusieurs

centaines de manuels32 de design graphique et de conception Web expliquant comment créer

un site Web selon le besoin – le lieu – désiré.

Ce rapprochement entre les différents sites les place, dans une certaine mesure, en

dialogue les uns avec les autres. Encore plus s’ils agencent le HTML de manière semblable,

permettant de comparer leur usage de l’espace. Nanodramas est donc en dialogue avec le reste

du Web par sa qualité de site pastiche, et également par sa forme marchande, la rapprochant de

tous les sites ayant une vocation marchande.

Le site Nanodramas

Toledo inclus son œuvre dans l’horizon d’attente du Web marchand car cela la place en

relation directe avec tous les sites Web, artistiques ou non. Conformément à la logique

d’extension que définit le lieu – soit que plusieurs strates se superposent pour former un lieu

général – Nanodramas n’est pas qu’uniquement liée aux autres œuvres présentes sur le Web,

mais également à tous les autres sites empruntant la même forme. Elle est une petite strate

dans le grand lieu marchand du Web.

Bien que la fonction propre de l’œuvre soit différente de celles des sites dont elle

emprunte l’aspect, le discours proposé par l’artiste modifie l’espace afin qu’elle adopte une

forme qui leur est semblable. Elle pastiche donc l’espace du Web et cela permet de mieux

32 Par exemple Le ramat de la typographie d’Aurel Ramat qui est la référence à propos des règles typographiques qui sont si importantes dans ce domaine ; ou encore le livre Créer sa boutique en ligne de Bernard Jolivalt, résumant les grandes lignes de la création de site marchand pour celui qui désire démarrer sa propre boutique en ligne; Designing and Engineering Time de Steven Seow est un guide pour contrôler la perception du temps –notamment de l’attente – d’un navigateur sur un site par l’usage de stratégies formelles.

35

comprendre Nanodramas par l’imitation, soit la façon dont le propos est présenté en détournant

les règles marchandes de leur usage coutumier.

Comme l’a remarqué Rachel Greene (2003), les œuvres d’art Web ont habituellement

des thèmes qui vont de pair avec leur nature technologique. Elles se distinguent

majoritairement en selon deux voies. La première est la nature formelle particulière au Web –

l’usage du HTML – et l’autre, l’influence des nouvelles technologies dans la société actuelle33.

N’ayant évidemment pas la même fonction, mais bien une intention de réfléchir sur l’usage du

Web et de ces sites, la fonction artistique prend la forme d’une réflexion, dans un sens

intellectuel, mais aussi du sens d’un reflet du Web, comme un miroir. Nanodramas est donc à la

fois un pastiche de l’espace et du lieu du Web.

L’œuvre est un site pastiche et c’est à l’intérieur de cette qualité que réside le lieu de

Nanodramas, soit comme une réflexion en deux temps sur le Web et de la nature strictement

marchande qui lui est associée. La particularité de Nanodramas est de donner « à voir » les

pratiques du Web, comme le soulignait Duvignaud. Toledo vient greffer par la suite à cette

réflexion un discours sur l’identité comprise selon la forme marchande de son œuvre. La

présentation de l’identité comme un produit achetable est ainsi renforcée par la forme même

de l’œuvre – par le pastiche du Web commercial. C’est à travers cette particularité que la

facette critique et ironique de l’œuvre de Toledo apparaît.

Le sujet de Nanodramas étant principalement l’identité et la consommation par l’usage

du média Web, l’œuvre est non seulement en lien avec les autres œuvres d’art Web parlant

d’identité et de consommation – rajoutant une couche de plus à ce long discours déjà existant

sur la toile – mais également avec les sites Web marchands, par sa volonté d’imitation. Le

navigateur est non seulement devant une réflexion intellectuelle sur un sujet donné – l’identité

et la consommation – mais également devant une réflexion critique sur la manière dont cette

pratique se présente à lui, soit le média Web – un reflet de son usage.

Le navigateur n’est donc pas devant une œuvre isolée, mais bien devant un

emplacement précis du Web, convergeant plusieurs thèmes et stratégies formelles en un seul

33 Il ne suffit que de jeter un œil sur la table des matières de son livre, où les œuvres sont classées selon les usages propres au Web qu’elles utilisent – le chapitre 2 – et les thèmes généraux qu’elles abordent – chapitre 3.

36

site. Cet aspect est renforcé par le pastiche définissant l’œuvre, touchant à la fois à la forme et

à l’intention du Web marchand.

Ce rapprochement permet une analyse thématique des thèmes abordés par l’œuvre, et

ouvre également la voie à une comparaison par l’analyse formelle de l’usage du HTML, de sa

lecture, et l’importance du rôle que celle-ci joue dans la réception et la compréhension du

discours de Toledo. Ce lien place non seulement Nanodramas à l’intérieur d’un discours plus

large à propos du côté commercial au Web, mais également vis-à-vis les stratégies formelles

utilisées par les sites commerciaux. La double réflexion permet de mettre de côté ces stratégies

pour comprendre leurs impacts lors de la lecture de l’œuvre – et du Web en général.

L’ouverture possible par l’emploi du pastiche donne à Nanodramas une richesse de

signification grâce aux relations qu’elle tisse avec les autres sites présents sur le Web.

Nanodramas est donc une œuvre de liaison, tant par l’assemblage des éléments qui la constituent

que par les multiples discours avec les autres sites partageant son espace. Et cela uniquement

qu’à l’aide de sa nature pastiche. Elle parodie l’usage marchand du HTML en le sortant de son

contexte, et l’utilise ironiquement dans l’intention de transmettre un discours critique.

Ce qui est particulièrement notable à propos de ce qui vient d’être exposé sur la

profondeur que la forme marchande pastiche donne au discours, est que le discours en tant

que tel n’a pas été abordé, uniquement que la manière de le présenter formellement. Pourtant,

malgré qu’il ne s’agisse que d’aspect formel, l’œuvre se voit donner une richesse de signification

par les liens que cette forme entretient avec le reste du Web. La nature technologique de

l’œuvre est donc très importante en ce qui trait à sa compréhension.

*

37

- II -

La lecture naïve

Un nouveau rôle

Par l’utilisation d’une forme pastiche, Nanodramas interroge l’usage commercial du Web

suivant une réflexion à deux temps. Le navigateur se voit ainsi placé devant un double rôle qui

« […] naît de la coexistence d’une double lecture (celle du [pasticheur], celle de son lecteur)

[…] » (Bouillaguet, 1996 :19). La lecture invite donc le navigateur à examiner le Web selon le

regard critique de Toledo – le pasticheur. Plus important encore, elle l’invite à explorer

Nanodramas par le biais de son propre regard, sa propre expérience de l’œuvre. Cela entend

que le navigateur doit naviguer naïvement sur l’œuvre et la considérer comme un réel site

marchand. Il laisse ainsi de côté toute distance critique en la considérant uniquement que par

sa forme. Il plonge dans le jeu de Toledo et se fait investir d’un rôle fictif : non pas celui d’un

spectateur devant une œuvre d’art, mais bien celui d’un individu naviguant sur un site vendant

des cachets d’identité; un individu désirant acheter un tel produit. Par la suite, une fois

l’expérience de Nanodramas terminée, il pourra prendre un recul et la regarder sous l’œil critique

de Toledo.

Incarnons donc ce regard naïf. Le navigateur rentre dans la peau d’un individu surfant

le Web à la recherche de sites marchands, et il se retrouve sur Nanodramas, site vendant des

cachets d’identités. Mais pourquoi est-il là? Cherche-t-il une identité achetable? D’ailleurs, la

manière que Toledo présente l’identité, soit par l’usage de cachets médicinaux, intrigue. Car à

une époque où la personnalisation de l’identité sur le Web tend à s’imposer comme un

paradigme34, pourquoi Toledo la présente-t-elle sous la forme d’un cachet? Pourquoi choisir

un médicament pour représenter l’identité? Le philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky

nous répondrait « qu’en société d’hyperconsommation, la solution à nos maux, la recherche du

34 La personnalisation de l’identité virtuelle est un sujet très large et complexe. Cependant, il ne suffit que de naviguer sur les sites de socialisation, où l’on peut associer n’importe quelle image à notre nom, ou même changer celui-ci afin de constater l’ampleur de ce phénomène. L’exemple le plus frappant est sans contredit l’univers virtuel Second Life où la personnalisation de l’avatar est en quelque sorte l’objectif des participants créant à la fois de nouvelles identités et un commerce d’accessoires identitaires. (voir I, Avatar de Mark S. Meadows).

38

bonheur se place sous l’égide de l’intervention technicienne, du médicament, des prothèses

chimiques » (Lipovetsky, 2006a : 62).

L’individu considérerait-il son identité comme un mal qu’il faudrait guérir? Le cachet

de Toledo serait-il un remède ou plutôt la présentation d’une solution apparente au Soma – la

drogue fictive décrite par Aldous Huxley dans son roman dystopique Brave New World –

également présentée sous forme de cachet?

Nous pouvons déduire des interrogations soulevées que la présentation de l’identité

sous forme de cachets n’est pas anodine, mais est partie prenante du discours de l’œuvre et des

enjeux qu’elle soulève. Afin de mettre en lumière les réponses que Nanodramas détient, il est de

circonstance d’aborder l’énigme du cachet comme le ferait un médecin : avant de prescrire un

médicament, il faut avant tout connaître les symptômes que présente le patient, découvrir si

maladie il y a. Avant de suivre le navigateur et de plonger à notre tour dans le discours de

l’artiste à proprement parler, il faut comprendre les enjeux qu’il aborde, déterminer où il dirige

sa critique. Comprendre le prétexte au rôle fictif que Toledo fait revêtir au navigateur.

La crise identitaire

Tout d’abord, il est intéressant de constater l’originalité de la présentation de l’identité

sous forme de cachet. La plupart des artistes du net.art qui ont traité de ce sujet l’ont présenté

comme une déconstruction de l’identité réelle au profit d’une identité virtuelle. On peut penser

à Micheal Mandiberg et son œuvre Shop Mandiberg35 qui vendit ses possessions personnelles –

par le biais de son site Web – dans le but de se départir de son identité afin de pouvoir

recommencer sa vie à zéro, une fois dépourvu de tous les biens qui le définissait. Ou encore

Selbst-los/Self-less de Wolf Kahlen, qui mis sur son site un autoportrait perdant un pixel par

visite. De cette manière, les navigateurs détruisent peu à peu la présence virtuelle de Kahlen

sur le Web36.

35 http://www.mandiberg.com/shop 36 http://www.wolf-kalhen.de. Cependant, il ne s’agit que du concept derrière l’œuvre, car elle présente toujours la même image, la visite des différents navigateurs n’enlevant pas de pixels en soi. Il est possible que ce soit ainsi parce que l’artiste ne maîtrisait tout simplement pas les outils nécessaires pour appliquer parfaitement son discours, alors il utilisa ce qu’il connaissait.

39

D’autres ont préféré aborder ce thème sous l’angle de l’édification d’une identité

virtuelle. Le corpus entier d’Annie Abrahams37 est tout particulièrement axé sur la formation

et les interactions possibles entre ces nouvelles identités irréelles, que ce soit par l’usage d’un

avatar, d’un nom, ou d’une simple image sur un écran. Ou encore Tomasz Konart et son

œuvre My family38, où l’artiste se crée une famille virtuelle à travers des photos choisies

aléatoirement sur la Toile.

Tout comme l’a remarqué Caitlin, la curatrice de l’exposition virtuelle "We Tear

Ourselves Apart : A Study in Deconstructed Identity" sur Rhizome.org, l’approche que ces

artistes utilisent est définie par la recherche identitaire plutôt que par l’entité même – pour

reprendre le terme utilisé par Caitlin – qu’elle représente.

In order to unravel either most people assume the only way to so is to deconstruct what they know about themselves and place it in front of them. It's an extremely analytical way of finding an intangible 'truth'. But what has happened is that identity is now only defined by the search, rather than the entity itself. Thus, many times when an artist attempts to represent identity in any sort of philosophical way, they can only fragment it further and hope to touch upon some fundamental truth that might not

even exist. 39

Rarement ce sujet a été abordé d’un point de vue médical40. L’identité serait-elle

malade? À en croire ce qu’affirme le sociologue Claude Dubar dans son ouvrage La crise des

identités (2000), cette affirmation renferme une part de vérité. Ce livre, une étude des

changements survenus dans la société française dans les dernières décennies, tire une

conclusion plutôt sombre en ce qui a trait au développement personnel de l’individu.

Articulant son propos autour de trois piliers majeurs de la société – la famille, le travail et le

symbolique (religion et politique) – Dubar annonce la fin des valeurs passées, radicalement

atteintes par la mondialisation des échanges commerciaux et l’individualisation des croyances,

laissant place à des crises identitaires personnelles tout au long de la vie. La stabilité que ces

37http:// www.bran.org 38 http://www.5tk.net. L’œuvre est continuellement mise à jour avec de nouvelles photographies et histoires. 39 “In order to unravel either most people assume the only way to so is to deconstruct what they know about themselves and place it in front of them. It's an extremely analytical way of finding an intangible 'truth'. But what has happened is that identity is now only defined by the search, rather than the entity itself. Thus, many times when an artist attempts to represent identity in any sort of philosophical way, they can only fragment it further and hope to touch upon some fundamental truth that might not even exist.” (Source : http://beta.rhizome.org/artbase/exhibitions/view/356/) 40 Quoique l’on peut penser à des œuvres telles que Havidol de Justine Cooper http://www.havidol.com/

http://www.havidol.com/

40

valeurs apportaient s’écroule, laissant place à une constante fragilité des repères identitaires de

l’individu.

Les générations ayant grandi dans la dernière moitié du XXe siècle sont

considérablement ébranlées par les changements de la société hypermoderne – pour reprendre

l’expression de Gilles Lipovetsky – car usant de ces valeurs pour donner sens à leur vie et

construire leur identité, ces individus se sont retrouvés sans support quand celles-ci ont été

violemment bousculées. « L’ancienne configuration [identitaire] est entrée en crise : elle ne

suffit plus pour se définir ni définir les autres, pour se repérer, comprendre le monde et surtout

se projeter dans l’avenir » (Dubar, 2000 ; 220). Ces individus se retrouvent donc dans une

situation où « les crises identitaires accompagnent désormais tout le cours de l’existence parce

que celle-ci est devenue pour tous, de diverses manières, incertaines […]» (Dubar, 2000 : 192).

La conclusion qui s’en dégage est que la notion d’identité est passée d’un stade de sécurité et de

fermeté à un vacillement dû à une instabilité constante.

Il est d’ailleurs digne d’intérêt de remarquer que Nanodramas cible justement ceux

traversant l’une de ces crises. En effet, la posologie sur l’étiquette41 indique que le cachet doit

être consommé lors d’une « sensation continue d’identité manquante » (continuous sensation of

missing identity). Toledo semble ainsi conscient du problème identitaire dans la société actuelle

et proposerait des cachets d’identité en guise de solution. Ce qui légitime le rôle donné au

navigateur de son œuvre, il l’installe au cœur d’une crise identitaire afin de lui présenter le

remède qu’il a concocté. Mais pourquoi tenter de guérir l’identité même plutôt que de trouver

de nouveaux repères afin d’aider la construction identitaire de l’individu?

C’est que, selon Gilles Lipovetsky « il n’est pas vrai que nous soyons livrés à l’errance

du sens, à une délégitimation totale; à l’âge post-moderne une valeur cardinale perdure,

intangible, indiscutée au travers de ses manifestations multiples : l’individu » (Lipovetsky,

1983 : 18). En fait, le rejet des anciennes configurations sociales et identitaires a eu comme

conséquence de transférer sur l’individu la tâche d’édification identitaire même. Il ne peut plus

se fier aux valeurs et aux repères sur lesquels s’appuyaient les générations précédentes, il ne

41 Voir Annexe 1 p.105.

41

peut se fier que sur lui-même. Il devient le seul pilier sur laquelle la construction de sa propre

identité puisse se reposer; il devient la stabilité.

Phénomène paradoxal en soi, car si l’individu éprouve de la difficulté à se définir,

déstabilisé par l’écroulement des anciens repères, en quoi peut-il être la seule constante quand il

éprouve lui-même de la difficulté à se stabiliser? C’est pourtant bien le cas, les piliers et les

repères d’édification personnels effondrés, l’individu devient la seule force stabilisatrice dans la

construction identitaire : il ne peut s’appuyer que sur lui-même. Et, étant donné qu’il est

particulièrement instable, il est normal, voire obligatoire, pour une personne vivant dans l’ère

actuelle de traverser des crises tout au long de sa vie. « Les crises sont au cœur de [la]

construction identitaire » (Dubar, 2000 :163).

Le rôle fictif que le navigateur revêt lors de sa visite sur l’œuvre de Toledo est donc bel

et bien celui d’un individu traversant une crise identitaire profonde. Cela explique aussi la

raison pour laquelle il se retrouve devant Nanodramas – et non pas n’importe quel autre site

marchand – car le cachet de Toledo est un remède au mal qui l’afflige. Médicalement parlant,

c’est d’ailleurs l’avantage majeur du cachet sur les comprimés, il agit rapidement. L’enveloppe

externe se dissolvant presque instantanément dans l’estomac, les granules présentes à l’intérieur

sont absorbées très rapidement par l’organisme, due à une plus grande surface de contact avec

les sucs gastriques qu’une pilule. Le cachet d’identité n’est donc pas seulement symbole de la

guérison, mais également symbole d’une rapidité d’action.

L’urgence de guérir

Ce choix d’user de ce double symbole qu’est la capsule médicinale met en jeu deux

modalités importantes face à la crise : la première est ce qui vient d’être souligné, soit le besoin

de guérir, et la seconde est l’urgence de guérir. Les crises identitaires que traverse l’individu

créent une constante angoisse vis-à-vis lui-même, conséquemment, il se sent pressé de guérir le

plus rapidement possible. Comme le dit Dubar dans la citation présentée plus haut, les crises

retiennent toute projection vers le futur, car elles cernent l’individu à l’intérieur d’un malaise

immédiat.

Les cachets de Nanodramas répondent à ce mal identitaire et rejoignent ce que le

sociologue Jean-Claude Kaufmann appelle l’identité immédiate. C'est-à-dire une identité

42

existante uniquement dans l’action, son point d’origine et de finalité. « [L’identité immédiate]

est une réponse à donner, instantanément, pour engager l’action dans un certain sens. Elle est

même une condition de cette action […] » (Kaufmann, 2004 : 171). Prenant donc place dans

l’urgence d’agir, l’identité immédiate est instantanée, n’ayant aucune influence du passé ou

projection vers le futur. Cette instantanéité a pour conséquence de limiter la portée identitaire

au présent, à l’instant même, le récit identitaire se dissolvant. Qui dit fin du récit personnel

entend également l’oubli – ou plutôt l’omission – du passé et des mémoires nécessaires à son

élaboration. Nanodramas présente justement des cachets d’identités ayant comme composantes

des mémoires préconçues, acceptant de ce fait la fin du récit personnel, et fait l’apologie d’une

déconstruction de la narrativité pour l’adoption d’une identité immédiate.

L’importance mise sur l’urgence d’agir rejoint directement ce qu’affirme Nicole Aubert

dans son ouvrage Le culte de l’urgence. Selon la sociologue française, l’individu est en proie à une

urgence constante, la conception même du temps se transforme; il se contracte pour ne

devenir qu’un point précis, l’instant présent. Toute l’attention de l’individu, dues aux diverses

responsabilités de sa vie de tous les jours, particulièrement au travail – point sur lequel Aubert

concentre son étude – est centrée sur cet instant. Ce qui auparavant pouvait s’échelonner sur

une plus longue période – des heures ou des semaines – est condensé sur une très brève

période de temps, le temps devient un poids et ancre l’individu dans une urgence d’agir.

Non seulement celui-ci doit vivre à l’intérieur de crises identitaires minant la possibilité

de solutions à long terme, mais il les perçoit également comme un poids, nécessitant une

réponse rapide. L’urgence devient, par conséquent, un élément définissant l’individu, car la

maîtrise du temps – de l’action – équivaut à la maîtrise sur soi (Aubert, 2003 : 155). Les

cachets de Nanodramas sont donc une apologie même du présentisme, phénomène tout à fait

compréhensible dû au fait que l’identité immédiate prend le dessus sur la construction

identitaire.

Ils s’éloignent d’un élément majeur dans la construction identitaire, c'est-à-dire le récit

personnel de l’individu. Cet aspect a été théorisé par le philosophe Paul Ricœur comme étant

l’identité narrative. Elle est le point d’ancrage entre l’action posée et la visée éthique, ou « visée

d’une vie accomplie » (Ricœur, 1990 : 200), soit le sentiment interne de réalisation personnelle.

43

La construction narrative de l’identité doit donc prendre en considération le futur afin que

l’individu puisse poser des actions qui le mèneront à se réaliser dans le temps.

Cependant, avec la crise mentionnée plus haut, la projection vers l’avenir s’envole,

laissant l’individu à l’intérieur d’un mal de vivre ancré dans le présent. Ayant comme objectif

principal de se définir, il n’a donc plus de recours qu’à la simple action, et s’enferme ainsi dans

le présent. Cela a pour effet d’empêcher l’édification d’une identité à long terme, car il ne peut

se projeter vers le futur. Cet aveuglement vis-à-vis l’avenir vient bloquer l’une des

composantes majeures dans l’édification identitaire, soit celui de la création du récit de vie de

l’individu. La seule vision à long terme possible est de vouloir sortir de cette crise, et ce, de la

manière la plus rapide possible. Son plus grand désir dans l’immédiat est de « guérir » son

identité. Dès lors, le remède se doit lui aussi d’être instantané. « La réponse à une agression,

une souffrance, une panique, mais aussi à une simple négligence ou un oubli, se doit

aujourd’hui […] d’être instantané! Ou du moins promettre l’instantané » (Aubert, 2003 : 35).

Les cachets de Nanodramas témoignent de l’urgence de guérir ressentie par l’individu, et

en cela la nécessité d’une rapidité d’action presque instantanée du remède. Il s’agit en quelque

sorte d’une identité immédiate offerte par la consommation même du cachet. Toledo inclus

cette instantanéité à son œuvre par la symbolique véhiculée par le cachet, mais également avec

l’aide d’un aspect unique au Web.

Lorsque le navigateur clique sur Acquire Designed Memories, dans l’optique d’un site

marchand, il serait normal qu’il se retrouve par la suite sur une page avec des directives lui

indiquant comment obtenir le produit. Cependant, Toledo présente plutôt une fenêtre pop-up

remplissant la totalité de l’écran affichant la série de huit photographies sur un fond noir

associées au cachet. Il s’agit ici d’une métaphore thématique et temporelle directement en lien

avec la consommation du cachet.

En fait, par l’utilisation du pop-up comme métaphore de la consommation instantanée

du cachet, Toledo présente la rapidité d’action de son palliatif au malaise identitaire en utilisant

une temporalité qui est propre au Web. Chose fort intéressante d’ailleurs, car cette dernière est

utilisée en tant que stratégie formelle, et non uniquement que sur un plan thématique.

44

L’artiste puise donc à l’intérieur du média non seulement une manière d’inclure un

discours sur des enjeux très importants de la société actuelle, mais également des modalités

uniques qu’il utilise afin de rendre ce propos. Il trouve en l’instantanéité le moyen idéal pour

expliciter la métaphore du cachet, mais également pour rendre compte de l’urgence ressentie

par l’individu en crise.

La compréhension implicite de l’urgence

L’usage de stratégies formelles originales et propres au Web nécessite d’éclaircir la

manière dont Toledo manipule l’espace du Web dans la construction de son discours. Il faut

comprendre que la temporalité joue un rôle plus actif que de simplement témoigner de

l’urgence de la guérison identitaire. Elle n’apparaît pas uniquement dans la métaphore

qu’incarne le pop-up, mais dans la lecture même de l’œuvre et l’attente la régissant. La

temporalité Web est ficelée dans le discours au moyen d’approches bien distinctes.

D’abord la notion d’accessibilité: non seulement Nanodramas présente un produit

récipiendaire d’instantanéité et d’urgence, mais l’œuvre est accessible instantanément et en tout

lieu à l’aide d’une connexion Internet et d’un ordinateur. Le lecteur de ces lignes pourra

d’ailleurs y accéder directement parallèlement à sa lecture, afin de l’expérimenter par lui-même.

Il serait possible de dire que l’instantanéité se prolonge dans cette disponibilité. D’un point de

vue thématique, le simple fait que Nanodramas soit sur le Web témoigne du désir de trouver une

solution au malaise identitaire le plus rapidement possible, de l’urgence de guérir.

Il est bon de se rappeler que Rodrigo de Toledo est un concepteur Web avant d’être

artiste, et par conséquent, connait très bien les règles influant sur la réception de sites. Et en

tant qu’artiste, l’usage de ce média n’est qu’un des pans de sa pratique artistique qui est en

somme toute multidisciplinaire dans la mesure où il aborde la sculpture, le dessin et le vidéo.

Le choix de la forme marchande propre au Web pour représenter le sujet qu’il aborde n’est pas

nécessairement dû à une habitude de travail aveugle, mais plutôt à une stratégie d’intervention

par le choix du média même, devenant ainsi porteur de signification et amenant une réflexion

sur l’usage même du Web, le lieu de Nanodramas.

L’instantanéité est d’ailleurs un des éléments majeurs à considérer lors de la conception

d’un site Web, car elle agit sur l’une des expériences humaines les plus désagréables : l’attente.

45

Lors de l’expérience de la navigation sur le Web, le seuil d’impatience du navigateur est évalué

entre 0.2 à 10 secondes. Dès l’instant où il clique sur un hyperlien, il s’attend à un résultat

instantané – le bruit d’un clic, le changement de couleur du lien – ; une réaction immédiate de

la part du fureteur – début de chargement de la page Web – ; et anticipe de patienter un

moment pour que celle-ci s’affiche dans sa totalité. S’il a l’impression que la page prend trop

de temps à charger, il ira visiter un autre site ou encore commencer une autre activité qui n’est

pas liée à sa navigation, pour simplement faire quelque chose pendant que la page se charge,

car sa patience est de très courte durée (Seow, 2008 : 54-59)42. L’instantanéité est donc utilisée

comme un outil stratégique par les concepteurs Web afin de garder l’utilisateur sur le site visité,

ou plus spécifiquement, pour ne pas qu’il ressente le besoin d’aller sur un autre site due à son

impatience.

Nanodramas est d’ailleurs écrite en langage Flash, ce qui a une grande répercussion sur la

navigation à même le site. Le langage HTML est conçu de telle sorte que les éléments sont

chargés lors de l’affichage de la page, le langage Flash permet de charger tous les éléments dès

l’arrivée sur le site, donnant une expérience de navigation beaucoup plus fluide43. Du point de

vue thématique, en mettant son produit consommable instantanément, Toledo épargne à

l’individu l’attente traditionnelle face à la réception suivant une commande du remède en le lui

donnant d’emblée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la page d’accueil et les fenêtres pop-

up de l’œuvre sont en HTML et non en Flash, rendant celles-ci, en quelque sorte, extérieures

aux pages principales, soit le site de vente même.

Le seuil d’impatience du navigateur n’influe pas uniquement sur l’attente de

chargement du site Web, mais joue un rôle majeur dans la compréhension du message transmis

par l’artiste. Lorsqu’un utilisateur navigue sur le Web, il est bien évidemment favorable – et

42 Seow divise le seuil d’impatience en quatre types de réactivité basés sur l’attente vis-à-vis l’usage de logiciels: l’instantanée, de 0.1 à 0.2 secondes; l’immédiate, de 0.5 à 1 seconde; la continue, de 2 à 5 secondes; la captive, de 7 à 10 secondes. L’auteur ne mentionne pas uniquement que le Web, mais bien de l’ensemble des logiciels et de l’attente qu’un utilisateur éprouve lors de leur utilisation. Je concentre mon propos sur le Web étant donné qu’il s’agit du sujet abordé. 43 Un site Web comprend plusieurs pages qui sont affichées individuellement. D’où l’avantage de créer des menus navigables comme celui que nous présente Toledo, afin d’avoir une vue d’ensemble et un accès immédiat à ces différentes pages. Le Flash n’est d’ailleurs pas extérieur au HTML, mais est incorporé au travers de la syntaxe de ce langage.

46

même obligatoire – qu’un site soit chargé le plus rapidement possible, mais il est plus

important encore qu’il soit compris tout aussi rapidement.

Action comme métaphore

Le navigateur, disposant d’une patience de courte durée due à la temporalité

particulière du Web, risque non seulement de devenir impatient en moins de dix secondes si le

site ne se charge pas, mais également de faire face à un fort sentiment de frustration s’il ne

comprend pas comment naviguer sur une page en ce même laps de temps. Particulièrement

s’il est pressé de guérir, comme c’est le cas avec la crise identitaire et l’urgence de trouver un

remède qui en découle. Sa propre perception du monde y joue un rôle majeur. Ne pas

comprendre le fonctionnement d’un site en moins de dix secondes équivaut à un handicap, car

cela revient à ne pas pouvoir saisir son environnement au travers de ses propres perceptions

corporelles. Cela peut sembler exagéré, mais c’est pourtant bien le cas. D’un point de vue

neurologique, le temps requis par le corps pour organiser l’ensemble des stimuli en une

perception complète de l’immédiat est de 0.3 seconde (Hansen, 2006 : xxiv). Les neurologues

prétendent que la sensation du maintenant – le moment présent – se situerait à l’intérieur de ce

court laps de temps. L’expérience du monde est donc instantanée, ce qui crée une attente face

à la réception et la compréhension de notre environnement, propre à ses aptitudes

perceptives44.

Cette rapidité d’accès à l’information et à la compréhension corporelle est le standard

auxquelle les nouvelles technologies de l’information et de l’informatique tentent sans cesse de

se rapprocher. L’expérience que le navigateur en a doit être aussi naturelle que possible. Et la

vitesse en est le moyen; elle est le seul dénominateur commun entre les technologies et la

perception corporelle. Les TIC se rapprochent de plus en plus de la rapidité de perception du

corps humain, comme en témoigne le seuil d’impatience propre à l’usage des technologies.

L’illusion est d’autant plus efficace qu’en règle générale, les technologies réagissent à une action

44 J’emploie le terme d’aptitude perceptive suivant la pensée du philosophe Alva Noë et son ouvrage Action in Perception (2004). Selon lui, nous ne percevons pas le monde au travers de nos sens – il ne s’agit que d’information – mais au travers de nos actes, qui permettent d’organiser ces stimuli en une compréhension de l’environnement. Il utilise le terme d’aptitude sensori-motrice (sensory-motor skills), que je modifie légèrement sous le terme d’aptitude perceptive.

47

de l’utilisateur, les types de réactivité recensés par Seow en sont le parfait exemple. Plus la

réponse à l’acte est rapide, plus l’expérience est authentique.

Le fait de pouvoir interagir avec Nanodramas ne fait pas uniquement partie de

l’expérience singulière propre à la syntaxe HTML et des hyperliens qui lui sont associés, mais

agit également comme métaphore de la prise de possession du remède. L’expérience devient

efficace par l’entremise de la temporalité propre au Web, prenant place dans l’interaction avec

l’œuvre.

Si les médias sont une extension de notre propre corps, comme l’affirme McLuhan, le

fait que l’attente du navigateur face à la perception de son environnement immédiat se

transfère à son usage des médias n’est pas chose surprenante. La métaphore de la

consommation directe du cachet par l’apparition de fenêtres pop-up que permet l’interaction

avec Nanodramas est d’autant plus parlante si elle est comprise en ce sens. Par le clic, le

navigateur prend possession du cachet et le consomme immédiatement par la lecture de la série

d’images. Sur un véritable site marchand, un formulaire d’achat apparaîtrait, expérience

similaire avec celle que nous propose Toledo. La différence étant que l’artiste propose non

seulement la possibilité d’acquisition, mais la consommation directe et les effets ressentis par

un usage de l’instantanéité, de l’attente vis-à-vis la propre perception de l’individu passant au

travers de ses actes.

L’artiste ne met donc pas uniquement le navigateur dans la peau d’un individu pris au

cœur d’une crise identitaire, mais également dans celle d’un consommateur qui consommera les

cachets de Nanodramas grâce à son interaction avec l’œuvre.

48

L’identité est une invention permanente qui se forge avec du matériau non inventé. - Jean Claude Kaufmann

Chapitre 2

Le piège de la forme

La crise identitaire actuelle, le présentisme sociétaire et l’urgence de la vie quotidienne

nécessitent un remède efficace et rapide, voire instantané, ce que Toledo propose avec

Nanodramas. La vente d’identité immédiate par le biais de mémoires préconçues est en quelque

sorte, la solution que l’individu en crise recherche pour sa guérison. Quelque chose qui lui

permettra de mettre de côté sa douleur afin de poursuivre sa vie, lui donner la chance de se

projeter vers le futur en le déliant des attaches qui le fixent dans le présent et l’angoisse qui

l’accompagne. L’œuvre de Toledo répond à ces besoins d’une manière très attrayante par

l’emploi de cachets, symboles d’une guérison instantanée. Mais en quoi les identités vendues

par Toledo aident-elles réellement l’individu? Quels sont les effets garantissant de combler le

vide intérieur chez le consommateur, comme le promet le slogan à l’entrée du site?

Pour bien répondre à ces questions, il est incontournable d’examiner les effets que les

cachets produisent chez l’individu. Cet examen permettra également de découvrir quelle est la

spécificité du discours de Toledo à propos de cette consommation de l’identité. Car

Nanodramas n’est pas uniquement qu’un commentaire sur la crise identitaire actuelle, cette

dernière n’est que le point d’entrée dans l’œuvre. Le propos de Toledo est compris à travers la

lecture – de la consommation – des différents éléments sur son site, soit les poèmes et les

séries d’images. Tout comme un roman, il faut parcourir l’œuvre jusqu’à sa fin pour en saisir le

sens.

L’examen des cachets se fera en suivant pas à pas le parcours du navigateur lors de sa

visite sur Nanodramas et la « consommation » des différentes mémoires. Chacun des sept

disponibles sur le site sera analysé autant d’un point de vue formel, thématique que théorique.

Le propos de l’artiste, et la manière particulière au Web de l’amener seront ainsi mis en

évidence.

*

49

- I - Pink War

Their bodies were laying there,

In pinkish bubble gum heaven. There was no pain. No judgement. But there was a question, Which I could not seem to remember.

It felt tutti-frutti well-packaged transcendent. Away from the collectively self-inflicted waste of Blood. Pink chewable advertising texture. Could not recognize their faces anymore. I was filled with sweet strawberry joy.

L’attrait rose bonbon

Le premier cachet auquel accède le navigateur est Pink War, et la lecture du poème – la

description du produit sur un site marchand typique – lui donnera l’impression d’avoir trouvé

exactement ce qu’il recherche : une solution à son mal. Les premières lignes du poème parlent

d’absence de jugement et de douleur dans le paradis rose bonbon offert par le cachet. Très

clairement, il s’agit ici de l’apaisement du mal identitaire présent chez l’individu par la

consommation du cachet. Ou du moins une promesse. Et celle-ci est attrayante, car l’individu

se fait promettre une joie, au-delà de toute préoccupation sur son sort, loin de la perte de sang

collective (away from the collectively waste of blood) – de la douleur identitaire ressentie dans la

société. Le poème rejoint directement le besoin identitaire de l’individu, amenant celui-ci à

vivre l’expérience proposée en continuant sa visite sur le site. Et donc à acquérir le cachet par

l’interaction avec l’œuvre.

Le clic sur Acquire Designed Memories mène donc le

navigateur sur la série de huit photographies : des soldats jouets

peints en rose reposant sur du papier bulle, lui aussi rose. Au

centre de ces photographies se retrouve le nom du cachet. Il est

intéressant de constater que sont les mêmes soldats que l’on

retrouve dans la capsule présente sur la page d’accueil, au début de

la navigation sur le site. Serait-ce les gardes à l’entrée? Seraient-ils

le symbole du combat identitaire mené par l’individu? Si oui, le

rose qui les recouvre pourrait être une médication faisant penser

Figure 4 - Rodrigo de Toledo, série photographique du cachet Pink War. [En ligne] <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/pinkwar.html> (page consultée le 29 septembre 2010).

50

au Pepto Bismol – le sirop médicamenteux contre les brûlures d’estomac – afin de calmer la

douleur, comme promis par le poème. Ce cachet ne guérirait donc pas les symptômes de la

crise identitaire, mais les apaiserait. Pink War agirait donc plutôt comme un anesthésique,

préparant ainsi l’individu à la consommation des autres cachets disponibles sur le site, afin de

poursuivre le traitement amorcé par ce premier cachet. Mais comment s’y prend-il exactement

pour apaiser la douleur identitaire?

À deux reprises, le poème mentionne l’oubli : tout d’abord par une question oubliée

par l’individu (but there was a question, which I could not seem to remember). Quoique la question n’est

pas mentionnée, il est facilement concevable qu’il s’agisse d’une question en lien à son arrivée

sur le site. Le ton employé insinue que l’individu se réveille, qu’il ouvre les yeux sans trop

savoir où il se trouve. Un peu plus loin, il ne peut reconnaître les visages de ceux qui

l’entourent (could not recognize their faces anymore), car il est rempli d’une « sweet strawberry joy ».

C’est donc en lui faisant oublier la douleur qu’il ressent que le cachet anesthésie l’individu. Ce

faisant, toute sa réalité devient uniformément rose, comme le démontre les soldats jouets et le

« pinkish bubble-gum heaven ». Le cachet n’affecte donc pas uniquement le mal identitaire,

mais la perception de la réalité même en l’enveloppant et la transformant en un plaisir bonbon,

uniforme et apaisant.

Comme le remarque Kaufmann, la modification de la perception de la réalité « [est un

des principes associés] à l’enveloppement [identitaire] : à défaut d’un sens de la vie exprimé

sous forme de valeurs ou d’objectifs, les sensations (positives) remplissent d’un contenu créant

l’illusion d’une plénitude et d’une évidence. Le sens n’est pas clair, mais il est intimement

ressenti et agréable » (Kaufmann, 2004 : 114). Le cachet « recouvre » en quelque sorte

l’individu – ou du moins ses perceptions – afin d’adoucir la réalité, mais cache le sens de cette

solution derrière cet englobement. L’individu ne sait pas vers où cela va le mener, il est

uniquement conscient du plaisir que le cachet lui procure. Propos accentué par l’usage de la

fenêtre pop-up pour afficher les photographies, car elle occupe la totalité de l’espace disponible.

Tout s’efface pour laisser place à l’expérience Pink War.

51

Expérience commerciale

L’apaisement de Pink War est d’ailleurs nettement mis en relation au produit

consommé, par la prédominance du nom du produit situé au centre des photographies.

« Nanodramas » est également écrit plus subtilement en haut à gauche de la série, laissant une

place dominante à la marque principale du cachet sur l’expérience proposée par Toledo. Pink

War est donc davantage une expérience à vivre qu’un produit à posséder. Le poème et la série

de photographies mettent de l’avant un oubli servant de palliatif au mal identitaire de

l’individu, et non le cachet même. Toledo rejoint ainsi la nouvelle approche de marketing de la

société d’hyperconsommation décrite par Lipovetsky : « [on] ne vend plus un produit, mais une

vision, un « concept », un style de vie associé à la marque […] » (Lipovetsky, 2006a :50).

Il n’y a donc plus seulement la forme de l’œuvre qui soit marchande, mais la façon de

les vendre également. Cependant, pour l’obtenir, l’individu doit se procurer un cachet, et le

site de vente fait tout pour lui rappeler qu’il lui est redevable du plaisir qu’il ressent – en plaçant

le nom du cachet en plein centre de l’expérience – de la réalité qu’il lui est présentée.

Déformée et décolorée, certes.

La déformation de la réalité n’est pas un effet secondaire du cachet, mais bel et bien

l’objectif de celui-ci. Quoi que l’effet ne soit pas aussi hypnotisant et intense que le Soma

d’Huxley, il y a tout de même une ressemblance par le plaisir facile et attrayant présenté par

l’expérience Pink War. « Même si elles sont ultimes et peu recommandables, ces expériences

[d’englobement identitaire] participent souvent à des nouvelles modalités permettant au sujet

de se construire. Un seuil est toutefois franchi quand il perd la maîtrise des évènements, quand

les séquences volontaires se transforment en cadre de contrainte régulier canalisant

l’expérience, quand les instruments deviennent des addictions et provoquent la dépendance. »

(Kaufmann, 2004 :115)

L’individu en quête de guérison aurait-il trouvé une drogue – comme le Soma – plutôt

qu’un remède? Il est encore un peu tôt pour en avoir le cœur net, il ne s’agit que d’un seul

cachet, et celui-ci sert de porte d’entrée aux suivantes. Il prépare l’individu pour la suite du

« traitement » par l’usage de l’oubli. D’ailleurs, si les ingrédients actifs du remède Nanodramas

sont des mémoires préconçues, il est normal de faire un peu de place chez l’individu, et l’oubli

est un choix logique; et la mémoire présentée par ce premier cachet est en fait une absence, un

52

vide apaisant, libérant de l’espace en l’uniformisant et en le préparant pour la suite du

« traitement ».

*

53

- II -

Rubber Candy

I feel when he is about to call, just before the phone rings. Very paranormal. He thinks it’s normal. I don’t know where this connection comes from, but it’s older than this city, where we are both foreigners. Maybe he is the fire that I was. The electric guitar in flames, self-consuming in sound towards death. A spectacular shipwreck, explosive, to the music of Carmina Burana. There is no future or past, in a moment of sublime self-destruction. It has the passionate intensity of fireworks that cease to exist in the next instant. The depth of space between the stars. The ultimate pleasure, and subliminally, infinite pain and truth.

White flames, it’s the name I gave them in poetry. To him and her. The synthetic and alien color of fire that is already almost beyond. We are brothers in this divine rebellion. My feet are stuck to the ground, as white flames fly like helium balloons, trying return to the boy’s hands. But for a brief impossible moment, our worlds collide and intersect. And a strange music flourishes. Each note carries the weight of a lifetime. Briefly, beautiful chords will become bitter and dirty. And slowly truth leaves, while we try to avoid a course that was already traced. Remains the nostalgic search for lost greatness. The balloon goes up, knowing it will extinguish.

L’inévitable destruction

Anesthésié, le navigateur continuera sa visite sur Nanodramas dans sa quête pour guérir

du mal identitaire qui l’afflige. Lors de la lecture du poème, Rubber Candy surprend, car le

cachet présente un contraste marqué par rapport au précédent : Toledo y dépeint un processus

d’autodestruction violente. Les premières lignes du poème placent l’individu en situation

d’attente d’un appel, celui-ci étant lié à une destruction qui semble être désirée. D’un doux

apaisement, l’individu se retrouve au milieu de flammes, de musique déchirante et

d’anéantissement.

L’individu est pris dans le présent (there is no future or past), ne peut plus avancer (my feet

are stuck to the ground) et sait pertinemment que sa fin est proche; des flammes blanches à ses

pieds s’envolent comme des ballons, sachant qu’elles vont éventuellement s’éteindre. Ces

flammes se fondent en lui, faisant émaner une musique de sa vie passée, pour ensuite continuer

leur chemin. L’individu voit ainsi son passé s’élever dans les airs – consumé par ce moment

d’autodestruction – condamné à disparaître. Ces flammes sont vues paradoxalement comme

un salut et une perdition ; un plaisir ultime qui cesse d’exister tout aussi subitement qu’il naît,

emportant avec lui des moments de la vie de l’individu. Toledo clarifie toutefois cette image

en disant que ces flammes ne sont qu’une métaphore (white flames, it’s the name I gave them in

54

poetry). Donc le passé s’envole au rythme de la musique. Mais à quoi cette métaphore de

flammes et de musique fait-il référence s’il ne s’agit que d’une image?

La réponse la plus proche semble être la destruction du passé de l’individu. La seule

chose lui restant est donc la recherche d’un remède pour guérir son identité malade, retrouver

sa stabilité d’autrefois (Remains the nostalgic search for lost greatness). C’est d’ailleurs la raison qui

l’avait fait aboutir sur Nanodramas en premier lieu et pousser à consommer Pink War. Comme

l’a rappelé Caitlin45, la seule chose qui définit l’individu désormais, est la recherche d’identité,

étant donné que cette dernière vient de partir en flammes.

La deuxième étape du traitement serait donc l’anéantissement de l’identité de l’individu.

Car Rubber Candy ne semble pas cibler un aspect identitaire précis, mais bien l’identité même.

Le navigateur semble d’ailleurs ne pas avoir de choix en ce qui a trait au chemin à suivre, car

plusieurs éléments du poème laissent entrevoir que cette destruction est inévitable : le fait qu’il

ne peut plus bouger, fixé sur place et dans le temps, ainsi que la ligne « and slowly, truth leaves,

while we try to avoid a course that was already traced. » Mais pourquoi le navigateur ne peut-il

pas l’éviter?

Le piège de la forme

Il y a deux aspects qui expliquent ce fait : le remède en tant que tel et la façon dont il

est présenté par l’utilisation de la forme marchande propre au Web. Tel que mentionné

précédemment, le cachet a été conçu pour agir instantanément : étant une identité immédiate,

elle empêche donc toute forme de projection vers le futur pour l’individu ancré dans le

présent. Ce faisant, une fois un cachet consommé, ce dernier cesse d’exister, ne durant que

l’instant d’un moment. L’individu les consommant n’a d’autre choix que de continuer à

consommer, car un seul cachet ne suffit pas. Il ne faut pas oublier que la consommation est

« l’action de faire [de quelque chose] un usage qui détruit ou rend ensuite inutilisable » (Le

Grand Robert 2010). L’identité ainsi consommée est en quelque sorte détruite, ce qui a pour

effet de donner un bref soulagement au navigateur, mais laisse le désir de guérir inchangé, tout

en créant le désir d’en avoir plus : « The ultimate pleasure, and subliminally, infinite pain and

truth ». Le plus grand plaisir ne peut que passer par la plus grande peine. « L’invention de soi

45 Voir chapitre 1 page 36.

55

[…] ouvre parallèlement sur un horizon de désarroi, d’implosions individuelles et d’explosions

collectives » (Kaufmann, 2004 :292). Rubber Candy serait-il donc un mal nécessaire pour le salut

de l’individu?

Malgré tout, l’individu fixé dans le temps et dans l’action

n’a pas le choix de passer par la deuxième étape du traitement, et

de cliquer sur Acquire Designed Memories. La série de photographies

n’est pas tant en lien avec le thème du poème comme l’était Pink

War, mais présente plutôt ce qui semble être des bonbons, allant

de paire avec le nom du cachet. Les couleurs des pastilles

affichées sont directement liées avec le feu qui consume l’identité

annoncée par le poème. Ce n’est pas la violence que Toledo

expose avec ses photographies, mais plutôt le côté appétissant de

celles-ci. Un peu comme si l’artiste voulait nous montrer que l’annihilation décrite par le

poème n’est en fait pas si pénible. Commençant par un cachet rose bonbon, l’individu voit par

la suite se présenter devant lui un cachet explicitement synthétique et destructeur, mais un

bonbon tout de même. Rubber Candy serait-il, comme son nom l’indique, un bonbon difficile à

avaler?

Car la deuxième étape du traitement offert par Nanodramas est de brûler la « vérité », la

vie passée de l’individu, rien de moindre. Pink War avait servi d’anesthésiant pour cette étape,

rendant la réalité rose et sans souci, permettant à Rubber Candy d’agir encore plus facilement.

Surtout que le premier cachet a fait oublier à l’individu comment il en était arrivé là,

consommer le deuxième cachet devient ainsi la chose logique à faire. Il se laisse ainsi entraîner

dans une entreprise dont il n’a pas réellement le contrôle, mais qu’il ne peut éviter due la nature

éphémère des cachets. Cependant, ce manque de liberté est renforcé grâce à la forme même

du site marchand qui le guide pas à pas dans la consommation contrôlée des cachets.

Lecture dirigée

Il faut comprendre que Nanodramas est une œuvre Web empruntant les stratégies

générales qui se retrouvent dans tous les sites marchands. Il s’agit d’un élément majeur à se

rappeler à propos de l’art Web; il se situe dans un horizon d’attente non pas d’abord artistique,

mais bien technologique.

Figure 5 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Rubber Candy. [En ligne] <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/rubber.htm> (page consultée le 29 septembre 2010).

56

De Toledo a volontairement inclus son œuvre dans l’horizon d’attente propre au Web

marchand, car c’est au travers des aptitudes formées par l’usage répété de ce média que le

navigateur va lire et comprendre Nanodramas. L’artiste dirige le regard de ce dernier par la

lecture qu’il a de son œuvre, pour que l’identité soit comprise selon un certain point de vue et

que les cachets soient consommés selon un ordre précis. La compréhension de Nanodramas se

fait d’ailleurs d’une manière presque instinctive, car l’agencement de l’interface se présente de

manière familière à l’utilisateur, ayant déjà navigué sur des sites semblables. Tout comme

l’habitude de lecture occidentale – de gauche à droite et de haut en bas – permet au lecteur de

lire et de comprendre le texte figurant dans un livre, Nanodramas est une œuvre qui se

comprend de manière rapide par son utilisation du langage HTML; l’œuvre emprunte la même

syntaxe qu’un site Web marchand.

L’usage répété du Web et des stratégies formelles qui lui sont associés va créer chez le

navigateur un horizon d’attente propre à ce média, amenant à une réception et compréhension

presque intuitive de Nanodramas. Comme le dit la théorie mathématique de la communication

de Shannon-Weaver46, un élément d’information – les cachets dans la liste par exemple – n’est

pas choisie en fonction de sa pertinence, mais bien selon sa plus grande probabilité de sélection

(Hansen, 2006 : xvi; Weaver, 1998). Et c’est au travers de cette règle incontournable que

Toledo va construire son discours.

Ce constat est clairement visible par la manière dont le discours formel de Nanodramas

se superpose à celui du contenu par la manière dont il est lu à travers la liste des cachets.

L’habitude de navigation sur le Web – la prédisposition à la réception – fera en sorte que le

navigateur va naturellement sélectionner les cachets du haut vers le bas. Celui-ci peut bien se

sentir libre de naviguer sur le site à sa guise, il est très improbable qu’il choisisse les cachets selon

un autre ordre que par celui qui lui est présenté. Toledo le sait, et a donc articulé son propos

de manière graduelle en maniant l’ordre des différents cachets. En ordonnant la lecture,

46 Cette théorie décrit le chemin qu’emprunte une information de sa source jusqu’à son destinataire. La source d’où provient l’information ne pouvant pas directement transmettre son message doit passer par un émetteur, encodant celui-ci sous forme de signal afin de faciliter son envoi. Une fois émis, celui-ci est transmis vers sa destination au travers d’un canal de communication sous forme de signal. Reçu par le récepteur, il sera décodé pour redevenir le message d’origine afin qu’il puisse être compris clairement par son destinataire. « When I talk to you, my brain is the information source, yours the destination; my vocal system is the transmitter, and your ear and the associated eighth nerve is the receiver” (Weaver, 1998: 7).

57

l’artiste livre un discours qui s’enrichit au fil de la navigation et de la sélection des cachets. Il

anticipe l’action de l’utilisateur afin de présenter son discours. L’individu est ainsi guidé tout au

long de sa navigation sur le site par l’ordre de présentation des cachets.

*

58

- III -

Toy Box

Lying with his face against the green carpet. Watching very closely the movement of the toys, feeling all-powerful in his small universe.

Old toys, from childhood. Mainly action figures. Soldiers, Indians, cowboys, Zorro, horses, medieval warriors. A marble. A little hat. A big doll’s snow jacket. A dirty torso, without head, arms or hands. All inside a shoe box. Playing inside it, in the dark, all these years. Playing soccer, in very defined positions and teams, and with top scorers. That’s all it was kept from childhood, shy and afraid of being revealed. This couldn’t be right keeping these childish things. He never found the black metal tube, once a scotch bottle package, container of his several table soccer teams.

Thousand of little soldiers, cars, building sets, and other that defy definition, had a painful end. Tiny objects accumulating since who knows when... Manipulated. Played with. Talking toys. Various personalities. Shuffled inside a big 1 square meter cardboard box, full to the top, they were transported and delivered to a church. Never saw them again. Don’t know the hands that touched them. Were they abused? Did their new owners perceive the subtleties of their personalities? Did they stay together? What was their final destiny? Is any of them still alive? Did they try to escape? Did they know the way home? Did they ever try to call at night, while their new owners sleep?

Mémoire honteuse

Ce contrôle de la navigation par l’artiste le mènera

inévitablement au troisième cachet : Toy Box. La mémoire qui y

est présentée est celle d’un homme vis-à-vis les jouets de son

enfance, désormais désuets. Ayant honte de les avoir gardés toute

sa vie, il s’en débarrasse en les déposant devant une église.

Cependant, une fois l’abandon réalisé, il sent un certain regret,

comme si un lien sacré avait été rompu, amenant ainsi une

nostalgie à l’égard de ces jouets et une inquiétude quant à leur

futur. (Did their new owners perceive the subtleties of their personalities? [...]

Did they ever try to call at night, while their new owners sleep). Cette histoire rappelle un peu la trilogie

de films Toy Story, où des jouets animés font tout pour retrouver Andy, leur propriétaire

d’origine. La série d’images acquise par la « consommation » du cachet présente justement des

jouets, âgés et désordonnés, comme il serait probable d’en retrouver dans une boîte de jouets

fermée depuis des années.

Figure 6 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Toy Box. [En ligne] <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/toy.html> (page consultée le 29 septembre 2010).

59

Il semble que jusqu’ici, Toy Box soit le moins cryptique des cachets offerts par Toledo.

La mémoire contenue dans le cachet est une réelle histoire d’un individu se débarrassant de ses

vieux jouets. Cela intrigue, car Pink War et Rubber Candy ne représentent pas de récits aussi

clairs et limpides que celui-ci. Il est important de comprendre la mémoire comme étant la

« faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passés et ce qui s'y trouve associé »

(Le Grand Robert 2010). « État de conscience » est une expression assez vague certes, mais

elle est exactement ce que propose de Toledo. L’artiste ne propose pas de souvenirs – une

remémoration de faits passés – mais des états de conscience, primordialement émotionnels.

Ce n’est pas qu’un récit que présente l’artiste, mais des émotions, des états d’esprit.

Le poème de Toy Box, malgré qu’il s’agisse d’une simple narration, ne peut pas se

résumer par : « L’homme a laissé ses vieux jouets devant une église avec un sentiment de

regret ». Le texte insiste particulièrement sur la honte et la gêne de les avoir gardés, et

paradoxalement de s’en être départi. Il s’agit d’une mémoire – d’un état de conscience –

émotionnelle qui est dépeinte par Toledo, et qui à son tour est consommée par l’individu.

Gilles Lipovetsky parle d’ailleurs d’une « consommation émotionnelle » (Lipovetsky,

2006a : 40) lorsqu’un consommateur achète un objet de désir, dont l’acte d’achat même lui

procure du plaisir, une satisfaction. Et c’est justement ce qui est proposé depuis le début par

Nanodramas, l’individu consomme les cachets dans l’optique de mieux se porter, ou du moins,

de se sentir mieux. Pink War portrait un apaisement mû par l’oubli, et Rubber Candy un plaisir

coupable d’autodestruction inévitable des mémoires passées. L’émotion associée à Tox Box est

différente cependant, il s’agit de la honte. Elle le force à se débarrasser volontairement des

seules mémoires qui lui restent, donnant le coup final à la destruction de son passé.

Aspects de soi

Et le fait que l’individu se départît de jouets n’est pas un fait anodin servant seulement

à l’intérieur du contexte narratif de la mémoire. Il est lourd de signification. Ce n’est pas la

première fois que Toledo présente des jouets, mais bien la deuxième. L’individu rencontre dès

son arrivée sur le site des soldats jouets – qui sont directement tirés de Pink War – dans la

capsule titre située sur la page d’accueil de Nanodramas. Quel est alors le lien entre de petits

soldats uniformément roses dans une capsule et des vieux jouets gardés plusieurs années dans

une boîte à l’abri des regards?

60

Si l’on veut bien saisir la relation entre les deux, il faut comprendre la définition de

l’identité telle qu’elle est amenée par Toledo. En fait, le cachet est une métaphore directe de

l’identité, sa forme – des granules contenues dans une enveloppe – étant dépositaire d’une

vision simplifiée de cette notion.

Selon Jean-Claude Kaufmann, « l’identité est un processus de fermeture et de fixation

[…] Elle fabrique continuellement un système unifié de valeurs, qui fonctionne sous forme de

grille de perception du monde, donnant le sens de la pensée et de l’action. Utilisant pour cela

des images, qui se construisent toujours par la réduction du réel » (Kaufmann, 2004 : p.113).

Ces valeurs et aspects de soi se regroupent sous un même chapeau, sous « l’enveloppe » qu’est

l’identité.

La métaphore du cachet est encore plus parlante si elle est comprise en ce sens. Le

cachet représente une identité précise : les granules étant les différents aspects de soi et valeurs

regroupés sous une même enveloppe, celle-ci est consommée selon la situation requise, soit ici,

dans le cas d’un traitement.

L’ingrédient actif des cachets de Toledo que sont les mémoires – des états de

conscience émotionnels – joue un rôle tout aussi important dans la formation de l’identité.

« […] Au regard d’un rôle donné, [l’individu] doit aussi s’impliquer de façon personnelle,

notamment en choisissant une « identité » (une image de soi) parmi toute une gamme d’autres

possibles. […] Il ne le fait pas de façon solitaire. Selon le choix, l’identité proposée sera

confirmée ou sanctionnée par autrui. Et [l’individu] en retour percevra sur un mode

émotionnel les effets de cette réception (fierté, honte, etc.) » (Kaufmann, 2004 : 74). L’identité

est donc une image de soi qui est modifiée selon les valeurs émotionnelles qui lui sont liées.

Les mémoires associées ont donc une importance majeure sur le choix de l’identité choisie et

sa maturation.

Les vieux jouets rangés dans Toy Box représentent en fait les anciennes configurations

identitaires, les anciennes valeurs et aspects de soi qui ont grandi avec l’individu. Les soldats

roses de Pink War, comme explique la capsule d’entrée, vont les remplacer. L’abandon

présenté par le poème est ainsi une métaphore du délaissement de l’identité même de l’individu

– ou du moins ce qu’il en reste après la destruction apportée par Rubber Candy. Il renonce à

son passé afin de faire de la place pour la nouveauté, soit les mémoires préconçues de

61

Nanodramas, symbolisées par les soldats roses sur la page d’accueil. Ces derniers ne sont

cependant pas propriétaires de personnalités propres comme les anciens, mais sont – comme

présente Pink War – seulement des éléments uniformes et apaisants, pour pallier le mal

identitaire.

La perte de subjectivité

Les trois premiers cachets n’ont pas seulement le rôle de faire accepter à l’individu

l’abandon de ces anciennes identités, car en les consommant, l’individu acquiert des mémoires.

Malgré l’oubli et la destruction de mémoires apportées par les cachets, l’individu n’est pas

« vide ». Au contraire, il est désormais propriétaire des états de conscience qu’ils contiennent;

il les a consommés et font désormais partie de lui. Une nouvelle identité est en formation par

l’absorption des cachets.

Il faut se rappeler que le navigateur n’a pas nécessairement le choix, un cachet menant

inévitablement à un autre par la stratégie formelle employée par Toledo. Cependant, ses

nouveaux états de conscience sont dépendants de la consommation de cachets et non pas à des

expériences réellement vécues. « Il y a alors retournement du processus de définition de soi,

assimilable à la contre-révolution identitaire : l’individu a mis en place un système (composé de

valeurs, de personnes ou de produits47) qui définit pour lui le sens de sa vie. Il a perdu, ou au

moins affaibli, sa capacité d’invention subjective » (Kaufmann, 2004 : 115).

Quels sont donc les effets de cette perte de liberté identitaire? Le quatrième cachet va

pouvoir répondre à cette interrogation, car si les trois premiers cachets avaient comme rôle de

détruire l’identité en crise de l’individu, c’est en lui que la nouvelle identité acquise par la

consommation devrait commencer à prendre forme.

*

47 Mise en évidence par l’auteur de ce mémoire.

62

- IV -

Nature

The eternal question: does the old black rubber tire belong to the natural world? A huge omnipresent black tongue, sparsely covered by precise logo marks: digital, graphic tattooed. The dark pores, the imperfections of the tongue’s surface. Taboo design. The black tongue. Absorbent. Decisive. Oblivious to any other tongue, accumulating obscure fetishes of consumerism. It’s porous and non-adhesive, it slides and penetrates, leaving a slimy trace, sometimes black, sometime in color To which mouth this tongue belongs? Hungry for sure. Objects that once inspired desire, now detach themselves

from a tattoo state, sliding in the central crease of the tongue, towards the tip, and are projected like drops as they approach the flexible extremity, receiving a slow motion fall, defying the idea of gravity. While small white flakes float in the space around. The drops fall, and adhere to a naked warm body, becoming trickling sweat on the back, delineating muscles, on a sking of a very known color – sculpting desire in a berr TV commercial. And what about our questions, are they redundant noise?

L’arrivée de l’artificiel

À son arrivée sur Nature, le quatrième cachet, le navigateur fera face à une curieuse

question : The eternal question : does the old black rubber tire belong to the natural world? Vient ensuite

la description d’une langue noire, tatouée de logos commerciaux, glissant et pénétrant dans ce

qui l’entoure, laissant une marque sombre et visqueuse derrière elle tandis qu’elle accumule des

fétiches de consommation. Ces objets de désir, devenus des tatouages après leur

consommation, se détachent de la langue pour y toucher son extrémité et exploser sous forme

de cendres, qui se transforment en sueur lors de leur contact avec le corps.

Étrange image, d’autant plus que Toledo décrit pour la première fois quelque chose qui

ne semble pas être humain. Quoiqu’il s’agisse d’une partie du corps, la langue présentée

ressemble plutôt à une créature, car elle mue par une volonté propre ayant ses propres désirs,

consommant sans fin. Si les cachets marquent une évolution dans la création d’une identité

palliative à la crise identitaire actuelle, où est alors le lien avec une langue noire consommatrice?

Comment s’insère-t-elle dans la continuité du traitement offert par Nanodramas? Le clic sur

Acquire Designed Memories va probablement éclaircir cette étrangeté, ou du moins présenter des

éléments de réflexion permettant de le faire.

63

Cependant, la série d’images présente des photographies

de plantes et de rosée, sereines et fraîches. Elles semblent

s’opposer au poème qui décrit quelque chose de non naturel.

Néanmoins, ces photographies sont tout de même en lien direct

avec le nom du produit. Ce contraste surprend et force à se

questionner davantage sur le propos amené par l’artiste. En quoi

une langue noire et visqueuse avide de consommation est-elle liée

à la nature en tant que telle? Question qui se rapproche

étonnement de celle posée par Toledo au début du poème : est-ce

que le vieux pneu appartient au monde naturel? Le thème central de Nature semble donc être

le contraste entre le naturel et l’artificiel. Les questions qui sont mises de l’avant par l’artiste et

son propos peuvent ainsi se résumer en : « Est-ce que l’artificiel a sa place dans le monde

naturel? »

En confrontant la langue noire et la nature, est-ce que Toledo veut nous faire accepter

la première comme étant naturelle ou pose-t-il plutôt une dichotomie afin d’édifier son

propos? Dans les deux cas, le lien avec l’identité reste un peu flou. Si le dernier cachet

représentait l’étape ultime de l’abandon de l’identité passée, la quatrième devrait mettre en

place la nouvelle qui s’est construite au travers de la consommation des cachets jusqu’à présent.

L’artiste met l’individu dans la peau – car il ne faut pas oublier qu’il s’agit de mémoires

préconçues – d’une entité avide de consommation. Entretiendraient-elles un rapport avec ce

que Kaufmann annonçait dans le passage cité plus haut, que l’homme perd sa capacité

d’invention subjective pour se laisser guider par les produits qu’il consomme? Ayant perdu

son libre arbitre dans la création de son identité, l’individu deviendrait alors une créature se

définissant principalement par la consommation?

Rubber Candy présentait un individu qui n’a d’autres choix que de voir son passé détruit

par la consommation de ce cachet, et – paradoxalement – se voit obligé de consommer

d’autres cachets pour combler le vide amené par cette destruction. Cette néantisation de

l’identité est préparée et amenée par l’oubli produit par Pink War. Par le vide que cette

consommation créée, le désir de l’individu de se débarrasser de sa douleur identitaire et l’ordre

de présentation des cachets, il se voit forcer de continuer son voyage sur Nanodramas,

l’obligeant ainsi à suivre un parcours déjà tracé par l’artiste.

Figure 7 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Nature. [En ligne] <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/nature.html> (page consultée le 29 septembre 2010).

64

Le navigateur semblerait donc avoir perdu sa liberté d’action dès son entrée sur le site,

et ce, par le simple fait de s’y trouver et d’y naviguer, se faisant guider aveuglément par la

forme marchande. Cela a pour conséquence d’annihiler toute forme « d’invention subjective »

dans le processus de création identitaire, car il ne l’invente plus, mais sélectionne dans un ordre

précis des éléments – des mémoires – qui vont éventuellement créer une nouvelle identité.

Celle-ci se définit davantage par la consommation de cachets que ses expériences

vécues, ce qui amène des besoins et des désirs que l’individu en crise n’avait pas à son entrée

sur Nanodramas. Parmi ceux-ci, le besoin de consommer continuellement des mémoires pour

remplacer celles qui se sont envolées. La consommation du cachet amène avec elle une

obligation identitaire de consommer.

« Plus on consomme, plus on veut consommer : l’époque de l’abondance est

inséparable d’un élargissement indéfini de la sphère des satisfactions désirées et d’une

incapacité à résorber les appétits de consommation, toute saturation d’un besoin

s’accompagnant aussitôt de nouvelles demandes » (Lipovetsky, 2006a : 40). La différence entre

Nanodramas et le propos de Lipovetsky, c’est qu’il ne s’agit pas d’une « saturation d’un besoin »,

mais bien d’une destruction de mémoires, amenant un nouvel appétit, de nouveaux désirs.

Cependant, cette annihilation prend place due à une saturation – on peut penser au rose

bonbon de Pink War saturant la réalité d’un doux apaisement – de mémoires artificielles, qui

efface les anciennes pour prendre leur place. L’individu aurait donc perdu, contre son gré,

toute trace d’identité passée, remplaçant celle-ci par une identité se définissant uniquement par

la consommation continue d’objets de désirs, de pur fétichisme si l’on se fie à Nature.

L’artificiel a définitivement pris la place de la subjectivité naturelle – la grille de perception

dont parle Kaufmann – dans l’ordre naturel de la construction identitaire.

La perte de liberté

Quoique « l’identité est une invention permanente qui se forge avec du matériau non

inventé » (Kaufmann, 2004 :102), l’individu, lors de sa navigation sur l’œuvre, n’a aucun choix

vis-à-vis la sélection de ces matériaux, car ils sont imposés par l’ordre de lecture. Les mémoires

qui présentées sous forme de cachet, sont – d’un point de vue technique et technologique –

des éléments d’information agencés selon un ordre précis respectant la syntaxe HTML. Tel

65

que mentionné plus haut, un élément d’information n’est pas choisi en fonction de sa

pertinence, mais plutôt par sa plus grande probabilité à être sélectionné.

Plus spécifiquement, l’information, selon Shannon-Weaver, est en fait la mesure du

libre choix qu’a le récepteur lors de la sélection d’un message: « Information is, we must

steadily remember, a measure of one’s freedom of choice in selecting a message » (Weaver,

1998 : 8). Plus la probabilité de sélection est élevée, moins le libre arbitre est présent au

moment de faire un choix. L’information n’est donc pas seulement qu’une donnée transmise

par un signal qui est reçu par le récepteur, elle prend forme à travers la relation formée par le

couple du message et du récepteur. Car ce dernier possède une prédisposition face à la

réception facilitant la sélection de tel ou tel élément au travers de plusieurs autres. En d’autres

mots, le récepteur est prédisposé à recevoir un certain type de message, à sélectionner certains

types d’informations pour les assembler sous leur forme finale.

La formation des aptitudes de lecture liée à l’usage répété du Web, entraîne en quelque

sorte le façonnage du récepteur et donc sa facilité à percevoir et comprendre le Web.

L’horizon d’attente se crée en suivant la loi véhiculée par Shannon et Weaver. Cela permet au

navigateur de recevoir les éléments organisés selon la syntaxe HTML et de les comprendre

instantanément. Ce phénomène est comparable à l’apprentissage d’une langue, où les mots

sont importants, mais leur agencement selon la syntaxe qui lui est propre l’est davantage, car il

permet de saisir le message qu’ils transmettent.

L’individu est donc victime d’une double perte de liberté lors de sa navigation sur

Nanodramas. La première est de nature formelle, il n’a pas de libre arbitre en ce qui trait à la

sélection des cachets, étant donné que sa navigation antérieure sur le Web a façonné sa

capacité à recevoir et comprendre un site. Il est donc contraint à la suivre d’une manière

précise, préalablement disposée selon la volonté de l’artiste. Il va sélectionner les cachets selon

un ordre précis et prédéterminé par l’artiste. Ce faisant, ses mémoires passées, tout en se

faisant détruire par les nouvelles mémoires qu’il consomme au fur et à mesure de sa navigation,

sont remplacées par des mémoires artificielles.

Cette perte de liberté entraîne inévitablement la seconde, soit que l’individu ne choisit

pas les « matériaux » qui vont constituer sa nouvelle identité. Leur présentation formelle le

force à les prendre tels qu’ils sont disposés, et ainsi, former une identité suivant des règles de

66

lecture plutôt que par sa propre subjectivité. « […] By following an interactive path, one does

not construct a unique self, but instead adopts already pre-established identities » (Manovich,

2000 : 129). Comme le laisse entendre Rubber Candy, le navigateur se laisse entraîner dans une

voie qu’il ne peut éviter.

L’extension corporelle

La langue représenterait donc la nouvelle identité en train de se former chez l’individu

par de l’interaction dirigée de l’œuvre; le désir et l’action de consommer le définisse

entièrement à présent. L’étrangeté de cet organe tatoué et artificiel est également intrigante.

Le fait qu’elle ne se soucie pas des autres langues (oblivious to any other tongue) laisse croire qu’il ne

s’agit pas nécessairement d’une langue à proprement parler, l’organe buccal en tant que tel,

mais bien d’une entité autre, créée par le besoin et le désir ardent de consommation provoqué

par les cachets ; une langue dont la création est provoquée par leurs usages et donc contrôlée

par ceux-ci. L’entité qui avale tout sur son passage est une autre métaphore de Toledo et

représente la consommation qui définit désormais l’existence de l’individu.

Celui-ci obtient ainsi un nouveau membre, une nouvelle extension de son corps,

prenant naissance par son désir. Concept qui rejoint la théorie principale de Marshall

McLuhan, soit que les médias sont une extension du corps. Il est important de comprendre

que l’individu consomme ces mémoires et crée une identité par l’utilisation du Web et les

stratégies formelles qui lui sont associées. Paradoxalement c’est le média qui dirige l’acte même

de consommer et non le navigateur. La langue noire et visqueuse est ainsi à cause de l’effet

artificiel que le média impose sur le libre arbitre de l’individu. La consommation répondant à

des règles de nature technologique ayant comme effet d’annihiler le libre arbitre du navigateur,

il est compréhensible de voir l’extension médiatique consommatrice déformée par l’artificialité

qui la définit.

Cette extension corporelle est d’ailleurs unique au média Web, car c’est par

l’apprentissage de l’horizon d’attente – la formation du récepteur – et l’instantanéité associée

que cette extension prend forme. Le navigateur a besoin de cette particularité du Web, tel que

démontré par la consommation rapide des objets par la langue, qui cessent d’exister dès leur

contact avec elle. Le désir qu’ils entretiennent est dissipé dès qu’ils sont consommés, acquis

par l’individu. La sueur se formant sur le corps représentant l’effort et l’investissement requis

67

par ce nouveau membre, obligent l’individu à donner toute son énergie pour satisfaire ce

nouveau désir.

Homo consumericus48

La formation de la nouvelle identité Nanodramas est donc devenue possible uniquement

par la consommation, se définissant exclusivement au travers de cet acte. C’est un constat qui

n’est pas seulement visible par l’analyse du contenu de l’œuvre comme il vient d’être fait, mais

également à l’aide de la forme de la thématique commerciale. Le thème de l’identité est

présenté de manière très explicite : il se retrouve dans le titre même de l’œuvre et dans la

posologie d’usage des capsules.

La consommation n’est cependant pas citée aussi clairement, pourtant, depuis le début,

l’individu comprend aisément qu’il s’agit d’un site vendant des identités, par la forme

empruntée et l’interaction qu’il a avec l’œuvre. Non seulement l’horizon d’attente Web lui a

permis de naviguer aveuglément sur le site de Toledo tout en lui dictant le chemin à suivre,

mais il lui a inculqué une compréhension implicite du thème de la consommation par la forme

revêtue par le site. Depuis deux chapitres, il est question de consommation d’identité,

cependant, rien dans l’œuvre ne le dicte aussi clairement.

Une première stratégie de lecture – la forme – dirige l’individu pour que la deuxième

stratégie – le contenu – soit lue selon un certain ordre. Le contenu est compris par la forme,

et en est grandement altéré. Tout comme l’enveloppe du cachet contient les granules, la

consommation est ce qui enrobe le concept de l’identité pour qu’il soit avalé d’une manière

précise.

Le discours de Toledo prend ainsi une nouvelle tournure. De la présentation salvatrice

d’un remède palliant au mal identitaire présent chez l’individu, le cachet est désormais porteur

d’un rôle manipulateur et destructeur, déformant les désirs de l’individu afin qu’il ne cesse

jamais de consommer, pris dans un cercle vicieux à la fois formel et personnel. Il est

désormais symbole d’un choix prédéterminé, obligatoire.

48 Expression empruntée à Gilles Lipotvesky dans Le bonheur paradoxal, définissant l’homme vivant dans la société de consommation actuelle, consommant sans cesse, mais en restant continuellement insatisfait.

68

L’individu s’est également fait octroyer une nouvelle extension de son corps par son

usage du média Web dans la création de sa nouvelle identité. Celle-ci permet d’accélérer ce

processus de création identitaire par la consommation et ainsi prendre d’assaut ses désirs et ses

besoins.

*

69

- V -

Bubble Spit

The liquid spoke.

The liquid has the consistency and density of mercury. It’s blue, plus purple and white, with little light blue dots. The liquid speaks as it slowly drops from the surface of the table to my hand. It has a recorded message on it. It reacts to heat, speaking more smoothly and sensually as it touches my warm hand.

It modulates. The message can be taken apart in several drops. It sounds a bit like DJ scratch. It repeats a small part. It sends warm pleasant waves though my hands, as it gets happier What does this means?

Sensualité physique

Le cinquième cachet, Bubble Spitz, présente un étrange liquide, possédant la texture du

mercure. Il parle à l’individu, voulant lui faire entendre un message préenregistré. Cette

curieuse substance se déplace alors sur la main, afin que l’enregistrement soit transmis de

manière beaucoup plus douce et sensuelle, grâce au contact physique et chaleureux qu’elle

procure. Le message se transmet alors harmoniquement par modulation sonore et physique, le

liquide envoyant des ondes plaisantes par les mains de l’individu au fur et à mesure qu’il

devient heureux, que le message se transmet. What does this means?

Excellente question! Il est d’ailleurs rassurant de voir que l’individu semble avoir pris

du recul sur la situation afin d’observer avec nous l’étrange réalité présentée par Toledo et

tenter de comprendre de quoi il s’agit. Mais l’individu est-il réellement sorti de l’emprise des

cachets pour pouvoir les observer avec un certain recul? Réflexion faite, probablement pas, car

au cachet précédent, il était prisonnier d’une double perte de liberté – formelle et personnelle.

Cette perte de son libre arbitre amène le nouveau membre médiatique à détourner l’énergie de

l’individu pour répondre à ses fins consommatrices, en l’obligeant à continuer à consommer le

remède proposé par Toledo. Il est donc toujours sous l’emprise des cachets. Alors, qu’est-ce

que cela signifie? D’un état de transformation identitaire, l’individu apparait désormais dans un

état d’observation et de réception.

70

Car le liquide a un message à transmettre et l’individu le laisse faire. Il ne semble pas

donner de l’importance au message, mais insiste plutôt sur la manière dont il est transmis.

Serait-ce donc que la transmission est plus importante, ou du moins plus plaisante, que le

message même? Cela rappelle étrangement Pink War, où l’apaisement et le « sweet strawberry

joy » étaient l’objectif premier de la consommation du cachet. Même Rubber Candy, malgré son

effet destructeur, était présenté dans les photographies comme étant un bonbon un peu

collant, mais appétissant. En fait, les poèmes et les séries photographiques des cachets

précédents faisaient entrevoir les effets directs des cachets sur l’identité de l’individu. L’artiste

avait laissé de côté la raison principale qui le pousse à continuer à consommer; le plaisir que

celui-ci en retire.

Les photographies ne sont d’ailleurs pas tant en lien avec le

liquide à la texture de mercure. En fait, elles sont plutôt en lien

avec la sensualité par laquelle le message se transmet. À la fois

érotiques et inquiétantes, les photographies montrent une sorte

d’entité faisant penser à un bourgeon sec, se promenant

doucement et sensuellement au travers de ce qui semble être de

fines membranes transparentes et fragiles. L’une d’elles a même

été pansée, obligeant l’entité à rebrousser chemin. Intrusion d’un

corps étranger qui a l’air de tisser un réseau lors de son passage.

C’est comme si dans l’érotisme et la sensualité transmise par le liquide, il y avait autre

chose. Caché à l’intérieur de ce plaisir, utilisant les mêmes stratégies d’approches, quelque

chose s’invite dans l’être même de l’individu. D’ailleurs, l’attention de ce dernier est détournée

de ce qui est transmis vers la douceur et la jouissance que le message lui apporte. L’acte de

transmission insiste sur le côté sensuel, le contact physique que le liquide requiert pour

transmettre son message. Il se sert de cette sensualité afin de transmettre par elle quelque

chose d’autre, quelque chose de moins naturel.

Il est donc possible de voir et comprendre le liquide comme le résultat de la

consommation des cachets jusqu’à présent, une agrégation des mémoires qui forment

tranquillement la nouvelle identité. Le bourgeon se déplaçant sensuellement serait une partie

du message transmis par le remède Nanodramas, il chercherait un endroit où éclore. Devenant

Figure 8 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Bubble Spitz. [En ligne] <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/bubble.html> (page consultée le 29 septembre 2010).

71

de plus en plus sensuel, doux et subtil, plus intime avec l’individu, qui s’ouvre davantage à sa

caresse.

La touche de l’interactivité

Si le liquide représente la solution artificielle que l’individu se plait à utiliser – le résultat

de sa visite sur le site de Nanodramas – il est en soi normal qu’il doive interagir avec celui-ci

plutôt que de simplement l’observer. Et c’est d’ailleurs ce qu’il fait depuis son entrée sur le

site, par la sélection des cachets. Bien que Toledo mette en évidence l’interaction par la

métaphore du liquide seulement au cinquième cachet, c’est une modalité qui est en jeu depuis

le tout début. L’artiste la mentionne à Bubble Spitz pour une raison de narration. Et il faut

admettre que l’agrégat des cachets prenant forme physique pour avoir un contact sensuel avec

l’individu est à la fois original et efficace.

Il ne faut pas non plus oublier le phénomène de distance créée par l’utilisation de

l’ordinateur pour accéder à l’œuvre. Comme le rappelle Sherry Turkle dans son ouvrage Life on

the screen (1997), le rapport à un écran a tendance à mettre le navigateur dans un état de

perception passive plutôt qu’un état actif; il est habitué de recevoir ce qui s’affiche plutôt que

d’y participer. Cela crée une illusion de distance physique lors de l’interaction, il n’a pas

l’impression d’interagir directement avec l’œuvre. Sans compter qu’il la perçoit extérieurement,

par l’intermédiaire de dispositif visuel – l’écran – et l’interaction se fait à travers un clavier et

une souris, il sent donc une certaine sécurité grâce à ces dispositifs extérieurs à sa personne,

faisant en sorte qu’il ose davantage se plonger dans le jeu. Cette sécurité n’est cependant

qu’une illusion.

Cela fait en sorte que l’œuvre englobe complètement l’individu, utilisant la navigation

Web qui lui est particulière pour créer une expérience artistique intime et unique. C’est une

réception passant par l’impression d’une prise de contrôle de l’œuvre et de son expérience. Il

ne faut pas oublier que c’est l’arrangement formel de Nanodramas par le HTML qui dirige la

navigation.

L’interaction est donc primordiale pour vivre la totalité de l’expérience artistique de

l’œuvre. Bien sûr, Toledo n’invente rien, il y a des mouvements artistiques qui préconisèrent

72

une approche similaire de l’art, notamment les performances et les happenings pour ne citer

qu’eux. Cependant, l’art Web est le premier à s’introduire dans la vie privée, à l’extérieur des

espaces habituels de l’art, dans l’intimité même du navigateur, rendant la réception de l’œuvre

une expérience personnelle. Nanodramas rend très bien compte de cette modalité, car elle

transforme l’identité même de l’individu. Difficile d’imaginer une expérience plus personnelle

que celle-là.

Celle-ci prenant place dans l’interaction, l’artiste donne la possibilité au navigateur de

compléter l’œuvre par ses actions. Nanodramas a besoin du navigateur pour que l’expérience

artistique – la création d’une nouvelle identité – soit entière. Toledo ne présente donc pas

uniquement qu’un commentaire observable sur la consommation et l’identité, mais un

processus de transformation qui absorbe complètement le navigateur.

Ce phénomène joue sur la finalité de l’aspect contemplatif de l’œuvre. Le fait que

l’œuvre se complète par l’action du navigateur rend tout recul impossible, car ce dernier doit

plonger dans l’œuvre pour vivre l’expérience artistique telle que conçue par l’artiste. L’œuvre

Web fonctionne à son plein lorsque la distance la séparant de l’utilisateur est abolie et

Nanodramas en est le parfait exemple, comme le démontre le liquide sensuel de Bubble Spitz, qui

préfère entrer en contact physique pour transmettre son message. Ce dernier serait alors une

image de l’interaction avec l’œuvre, de la consommation des cachets, et du plaisir qu’il procure.

L’individu reçoit passivement le message transmis par le liquide, non pas uniquement

parce qu’il est « prisonnier » de la navigation sur l’œuvre, mais également par l’illusion de

distance créée par l’écran. Il n’a pas l’impression de participer à l’œuvre. Pourtant, Nanodramas

présente un processus de création identitaire, nécessitant une entrée complète dans le jeu. Le

couple émetteur-récepteur est primordial dans le façonnage du message transmis par Toledo au

moyen de la forme marchande du Web. Les éléments d’informations qu’il place sur son site –

les poèmes et les séries photographiques – sont bien reçus par l’utilisateur, mais celui-ci ne

comprend par qu’ils existent uniquement grâce à son action même, que leur union – créant une

mémoire – n’existe que par son clic sur Acquire Designed Memories. L’interaction joue un rôle

encore plus grand à cet égard, elle donne forme à la mémoire même.

La nouvelle image

73

Depuis le début de ce chapitre sont exposés les différents cachets de Nanodramas, où

une dynamique propre à chacun est définie par la compréhension du poème et des séries de

photographies amenant la formation d’une mémoire particulière. Celle-ci s’articule par la

fusion de ces deux médiums expressifs. Car ils ne sont pas situés sur la même page, mais sur

deux différentes qui ne s’affichent jamais côte à côte. Pourtant, ils s’assemblent pour former

qu’une seule mémoire, qu’une seule image par l’acte posé par le navigateur. L’interaction ne

permet pas uniquement « d’acquérir » le cachet, mais c’est au travers de celle-ci qu’il prend

forme.

La métaphore de la consommation directe du cachet par le clic sur Acquire Designed

Memories amène avec elle deux modalités de l’interaction. La première est celle discutée jusqu’à

présent, soit qu’elle permet l’acquisition de la mémoire par l’individu. La deuxième est

beaucoup plus subtile, c’est à l’aide de l’interaction que le cachet se manifeste, que l’image de

celui-ci prend forme, car l’acte posé par le navigateur permet de tisser un lien entre le poème et

la série de photographies, créant ainsi le cachet dans sa totalité. Deux médiums d’expression

distincts, littérature et photographie, sont en fait transmis par un seul média, le Web,

phénomène connu sous le nom de hétérogénéité des formats. N’étant pas situé sur la même

page, c’est au navigateur de former la résultante dans son esprit, de les faire converger en une

seule image.

Cette nouvelle image formée par la convergence des poèmes et des photographies n’est

pas du domaine de l’esthétique, de la « représentation [formelle d'un objet ou d'une personne]

par les arts graphiques ou plastiques » (Grand Robert 2010). L’image doit être redéfinie en

prenant compte l’interaction, l’action même de l’individu sur l’œuvre. « New Media change our

concept of what an image is – because they turn a viewer into an active user » (Manovich :

2000 : 183).

Cette nouvelle définition de l’image est parfaitement bien expliquée par le professeur

de cinéma et d’études médiatiques Mark B.N. Hansen. C’est dans la lignée des concepts

d’image-temps et d’image-mouvement de Deleuze qu’il introduit un nouveau concept, celui de

l’image numérique (digital image) permettant de mieux comprendre l’art émergeant des nouvelles

technologies de l’information. La nouveauté de sa théorie est que l’image doit être comprise

comme étant un processus plutôt qu’un résultat purement esthétique : « …The image can no

74

longer be restricted to the level of surface appearance, but must be extended to encompass the

entire process by which information is made perceivable through embodied experience.”

(Hansen, 2006 :10).

Cependant, ce n’est pas seulement le processus de perception de l’image qui est

redéfinie, mais également la façon par laquelle elle est créée.

[...] rather than selecting pre-existent images, the body now operates by filtering information directly and, through this process, creating images. Correlated with the advent of digitization, then, the body undergoes a certain empowerment, since it deploys its own constitutive singularity (affection and memory) not to filter a universe of preconstituted images, but actually to enframe something (digital information) that is originally formless. Moreover, this “originary” act of enframing information must be seen as the source of all technical frames (even if these appear to be primary), to the extent that these are designed to make information perceivable by the body, that is, to transform it into the form of the image. (Hansen, 2006 :11)

Le corps devient un filtre transformant ces diverses informations préalablement

informes en une forme finie, une image. Les poèmes et les photographies de Nanodramas en

sont le parfait exemple. Les mémoires proposées par Toledo ne sont pas complètes

uniquement avec la lecture du poème, ni le simple regard sur les photographies. C’est leur

fusion qui donne sens au cachet. Ceux-ci ne sont plus uniquement que deux médiums

expressifs distincts, et ils ne font pas que se compléter, ils se fusionnent.

Ils occupent désormais un nouvel espace, soit celui du Web. À la lumière des propos

exposés au premier chapitre, il est possible d’affirmer qu’ils utilisent le même langage – soit le

HTML – afin d’être assemblés et éventuellement lus. Les différents médiums traditionnels

sont ici transposés dans le virtuel pour devenir des éléments – des symboles – d’un langage

principalement technologique.

Les différentes mémoires sont préconçues par les travers des poèmes et les

photographies présentés sur le site, et prennent forme grâce à la lecture dirigée par l’horizon

d’attente. Ces différents éléments, accessibles uniquement par l’interaction du navigateur, sont

assemblés en une seule image numérique, à l’aide des aptitudes perceptives préexistantes.

75

Il est donc possible de dire que l’image numérique est un emplacement dans le sens où

Foucault l’entend49 – un endroit qui se définit par les relations qu’il tisse entre divers éléments.

Mais plus important encore, cet emplacement ne prend pas place sur le site Web, mais bien

dans la perception de celui-ci, dans le corps du navigateur : « The digital calls on us to invest

the body as that « place » where the self-differing of media gets concretized » (Hansen 2006 :

31).

Ceci s’opère premièrement par le fait que l’image est constituée d’informations filtrées

par le corps, celui-ci opérant comme récepteur sélectionnant et assemblant celles-ci en un tout

cohérent. Il s’agit d’une transposition directe de la théorie mathématique de l’information de

Shannon-Weaver, mais appliquée au domaine de l’art afin d’étendre la définition classique de

l’image. Donc, l’image serait en fait le message codé par l’artiste transmis par le canal de

communication – le média Web– et décodé par les aptitudes perceptives de l’utilisateur, qui est

le destinataire. Afin de faire parvenir l’image souhaitée à l’utilisateur, l’information doit être

codée d’une manière facilement comprise par le récepteur; la prédisposition à la réception du

message est donc primordiale.

En d’autres mots, les mémoires vendues par Toledo ne sont pas visibles telles quelles

sur le site. Toledo ne les a pas placées explicitement dans son œuvre, mais a plutôt choisi de

placer des éléments d’informations distincts – poèmes et photographies – à lire selon un

certain ordre – organisé par la syntaxe HTML et l’habitude de navigation – afin que les images

numériques propres à chacune se forment dans l’esprit du navigateur selon la volonté de

l’artiste. Plutôt que de présenter directement son discours, Toledo guide l’individu pas à pas

dans sa formation d’une identité axée sur la consommation en créant réellement des mémoires

– des images numériques – au travers de la navigation. L’artiste contrôle l’image numérique

créée dans l’esprit du navigateur par l’interaction dirigée qu’il lui impose.

La maîtrise de la disposition des éléments d’information fait donc partie du talent de

l’artiste, de son habileté à prendre en compte les aptitudes perceptives de réception dans le but

de guider le navigateur à travers la formation de l’image désirée. Il utilise le langage HTML

afin de présenter le discours voulu – la fonction de son œuvre modifie l’agencement formel.

49 Voir chapitre 1 p. 23

76

La facilité de Toledo à nous transmettre son message par la présentation d’informations avec

l’objectif de créer l’image souhaitée dans l’esprit de l’utilisateur, provient justement de sa

maîtrise des différents concepts entrant en jeu lors de la création d’un site Web. Le travail

n’est pas tant dans la codification de l’information, que dans l’utilisation de la prédisposition à

la réception d’un certain type de message dans l’acte même de création artistique.

Le corps est donc investi du rôle de médium par laquelle l’image prend forme, « …as

media lose their material specificity, the body takes on a more prominent function as a

selective processor of information” (Hansen, 2006 : 22). Le corps devient le médium créateur

d’images, leur finitude est obtenue par son entremise. Ce propos rejoint celui de l’historien

d’art Hans Belting disant que « [les] médiums [sont] les supports, ou les hôtes, dont les images

ont besoin pour accéder à leur visibilité » (Belting, 2004 : 39).

Le corps devient le premier médium, celui par lequel et pour lequel l’image est créée.

Celle-ci prend forme au sein de l’action même de l’utilisateur. Une grande partie du discours

passe donc par l’action de l’utilisateur sur l’œuvre, que ce soit par le biais d’une interaction

directe ou d’une perception active avec celle-ci.

Donc, c’est par l’interaction avec Nanodramas que le navigateur lira les poèmes et verra

les séries d’images, formant ainsi une image numérique propre à chaque capsule. Chacune

d’elles comporte un message particulier sur la consommation, représentant une étape dans le

processus de la création de l’identité par la sélection de mémoires. Chaque image numérique

ainsi créée par la consommation des cachets est un élément d’information placé par l’artiste

afin de former le message général de son œuvre, soit une image numérique finale et entière

englobant la totalité des pages présentes sur le site. C’est la combinaison des différentes

mémoires – des différentes images numériques – qui forme en fait le propos de Toledo.

Le liquide de Bubble Spitz représente justement cette image finale, mais qui est encore

informe, car il reste encore deux cachets avant qu’elle soit complète. Elle a besoin du

navigateur pour se finaliser. Il peut – doit? – toucher et interagir directement avec cette image,

lui donnant vie par son interaction.

*

77

-VI-

Plastic Fog

It came to me. No meaning. Standing there. Floating like a black and white ghost. Asking without permission. It wouldn’t take no for an answer. Demanding existence. Exists. It fades onto itself. A call from east. Softly, it voices it rightness. Exists. No head, no mind. It’s there. Visually, almost capable of three-dimensional life. Asks again. A different request now: to be touched, to have its energetic field sensually touched. It pulsates. I observe. I obviously has an intention. Maybe it knows where it is going. What is becoming. Maybe it has a goal. It doesn’t speak, not verbally. It grows. It may know what it is. I fear. The tea is getting cold. The light of morning is coming. First purplish. Fog, now bluish. Foggy blue. And IT is still there, existing. Asking. Demanding. Pulsating. It asks

for a sacrifice. “Sacrifice hamorny” – it says. “Sacrifice the path” “ Money” – it says. The texture of money. The feeling of “zenish” money. Clean. White and black. Empty. Just while seductively empty. Still water. The sacrifice is made. The sacred liquid is out. The energy is lost. A sacrifice for sanity. The goal is still not clear. The light orange light is gone. But left its presence. Subtle virtual presence. Still exists, in potential. I look at it all and search for a meaning, a purpose. Where is this energy taking me? I can access it. It feels good. Is the path a cultivation, an increase of this warm-around – the-body energy? Gradual increase of orgasmic energy? It circulates. It’s silent. It has no mind.

Infiltration

Le sixième cachet, Plastic Fog, met en scène l’individu

toujours en observateur passif commentant l’apparition d’une

présence à ces côtés (It came to me. No meaning. Standing there).

Cette présence fantomatique lui demande plusieurs choses :

exister, être touché sensuellement, sacrifier l’harmonie, sacrifier la

voie, de l’argent (Sacrifice the path. Money). Et l’individu consent à

ce sacrifice, pour sauvegarder sa santé mentale, en gardant le

souvenir de cet « sensual involving warmth of orange transparent

light » sur ses mains. Par la suite, l’individu se questionne et tente

de trouver une raison d’être à tout cela, se demandant où cette énergie le mène (I look at it all

and search for a meaning, a purpose. Where is this energy taking me?) Mais ce n’est qu’une énergie,

sans raison (It’s silent. It has no mind).

La série de photographies présente de son côté ce qui semble être un réseau nerveux

fait de plastique, où une tache brunâtre semble prédominante. Celle-ci fait penser à un corps

Figure 9 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Plastic Fog. [En ligne] <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/plastic.html> (page consultée le 29 septembre 2010).

78

étranger, un virus, ayant contaminé et perverti l’harmonie d’un cycle naturel. Ou serait-ce

plutôt le réseau artificiel qui serait l’origine de ce corps étranger? Cela rappelle étrangement

Bubble Spitz, où une tige brune rôdait sensuellement sur une fine pellicule transparente, arrivée

à l’insu du navigateur par le contact sensuel avec le liquide. Est-ce elle qui a tissé ce réseau

plastique? Quel lien existe entre Plastic Fog et ce corps étranger?

Les trois premiers cachets fonctionnaient de concert, mettant un terme au passé de

l’individu, à son identité endolorie. Nature, est plutôt isolée dans cette continuité, car l’image

que le cachet assemble est celui d’une nouvelle extension médiatique de l’individu avide de

consommation. Elle créait ainsi une nouvelle entité dirigeant les actions de l’individu, tant d’un

point de vue formel qu’identitaire. Donc, si les trois premières images de Nanodramas

dépeignaient la fin de l’identité de l’individu, la quatrième le résultat de cet abandon par la

consommation; logiquement, les trois dernières images de Nanodramas devraient s’attarder sur

la création d’une nouvelle identité propre à l’individu, basée sur la consommation.

Bubble Spitz était l’agrégation des consommations précédentes, une masse informe,

opaque et lourde, procurant un plaisir qui camoufle une incursion étrangère dans l’individu, un

subtil cheval de Troie. Plastic Fog est donc la suite dans cette lignée, où cette entité étrangère a

tissé un réseau plastique dans l’identité de l’individu50. Les couleurs du liquide (It’s blue, plus

purple and white…) sont les mêmes que celles vue en présence de l’entité transparente (First

purplish. Fog, now bluish. Foggy blue.). Comme si ce qui était extérieur était désormais une

perception intérieure, voilant la réalité.

Une chose est certaine, c’est que Toledo place dans le poème de Plastic Fog la raison

d’être de Nanodramas : un apaisement et un plaisir en retour d’un sacrifice personnel. Ce

propos rejoint directement ce que l’analyse des cachets a jusqu’ici démontré, que le libre arbitre

est en quelque sorte sacrifié pour un apaisement, un plaisir instantané, pour oublier le mal

identitaire qui ronge l’individu. Mais quelle est exactement cette présence fantomatique

demandant des choses à l’individu? Est-ce une autre métaphore de la consommation, comme

l’était le liquide?

50 Quoique cela n’est pas dit explicitement, je suis le thème de l’œuvre en affirmant que c’est l’identité qui est atteinte par cette contamination, et non l’esprit ou le corps.

79

Il s’agit en fait de l’apparition de la nouvelle identité de consommation, plastique et

artificielle, qui apporte la paix d’esprit à l’individu en échange d’un sacrifice de son libre arbitre,

de sa « capacité d’invention subjective ». Elle se nourrit de cette perte de liberté, car par la

consommation des cachets, elle devient de plus en plus tangible et présente. L’individu

s’infuse peu à peu de cette entité artificielle et sans vie en consommant des mémoires. Elle n’a

pas encore de forme physique, car le parcours n’est pas encore terminé, il reste un cachet à

consommer, Nail Mouth avant que l’identité Nanodramas ne soit complète.

Le liquide physique est devenu une présence transparente. Cette transformation est

visible dans les photographies, celles du cachet précédent montrant l’arrivée d’un corps

étranger, et celle de Plastic Fog dépeignant cette même entité ayant construit son repaire à

l’intérieur même de l’individu. Le processus de consommation de mémoires, de sacrifices

dépeint par le poème s’est intériorisé et est perçu comme une simple énergie, provenant de

l’individu même. Cependant, il ne comprend pas encore son origine. Il répond aux demandes

de la présence, par des suggestions qu’elle impose à même son esprit, sans nécessairement

savoir d’où elles émanent.

La perte de « capacité d’invention subjective » est alors totale, car une entité basée sur la

consommation lui demande de consommer, de se sacrifier afin qu’il puisse ressentir du plaisir

et ainsi se penser heureux. Il ne le fait plus par désir de palier son mal identitaire, ou encore

parce qu’il est en quelque sorte dépendant des cachets; il le fait parce qu’une présence qui s’est

introduite en lui le demande. C’est une toute nouvelle étape de la perte de liberté qui vient

d’être franchie, il n’a désormais plus de contrôle sur ses propres pensées. L’identité

consommatrice a désormais le pouvoir.

Celle-ci n’utilise plus seulement des mémoires préconçues pour créer l’identité, mais

fait désormais partie du processus de conception même. Elle est suffisamment complète pour

influer sur les choix de l’individu et le pousser à consommer davantage. L’individu consomme

les cachets, non plus pour palier le mal qu’il ressent, mais parce qu’il est de plus en plus naturel

pour lui de se définir ainsi. Ce qui était auparavant qu’une extension de lui-même est devenue

partie de lui-même. Un subtil envahissement s’est produit sur son identité par une présence

extérieure, qui modifie de l’intérieur le processus de construction identitaire de l’individu.

Comment s’y prend-elle exactement?

80

Le narration dirigée

Comme il a été mentionné plus tôt, les cachets sont une parfaite métaphore de

l’identité – des aspects de soi regroupés sous une même enveloppe. L’œuvre de Toledo ne

s’arrête pas là dans son discours sur la formation de l’identité, car la navigation est en quelque

sorte une métaphore de la construction narrative identitaire.

La théorie de l’identité narrative de Paul Ricœur (Ricœur, 1990 : 137-66) va permettre

de mettre en lumière la stratégie employée par Toledo pour aménager une nouvelle identité par

le biais de la consommation de mémoires préconçues. Cette théorie est une des plus

importantes en ce qui a trait à l’identité, étant l’aboutissement de toute une vie de réflexions sur

ce sujet pour l’auteur.

« […] L’identité personnelle […] ne peut précisément s’articuler que dans la dimension

temporelle de l’expérience humaine » (Ricœur, 1990 : 138), elle ancre l’individu dans le temps.

Une des facettes qui définit l’identité personnelle est la narrativité, soit la création d’un récit de

l’histoire personnelle de l’individu qui est constamment remaniée tout au long de sa vie. Il

s’agit d’ailleurs d’un des aspects fortement ébranlés par la crise identitaire vécue par le

navigateur. La construction d’un récit identitaire implique le passé, or le rôle que donne

Toledo au navigateur est celui d’un individu pris dans le présent, et ayant sacrifié ses mémoires

afin d’obtenir un plaisir temporaire. Il est donc impossible pour lui de se tourner vers le passé

pour se définir, et encore moins se projeter dans le futur. Comment son identité de

consommation peut-elle alors « s’articuler dans la dimension temporelle » de son expérience?

C’est qu’elle, en quelque sorte, pervertit le processus de création narrative identitaire, et

ce, en utilisant les mêmes stratégies d’ancrage temporel que celles proposées par Ricœur. Selon

l’auteur, l’identité narrative est formée de deux facettes, qu’il appelle la mêmeté et l’ipséité.

Brièvement, la première est l’image individuelle qui situe l’individu dans le temps, lui donnant

une image de soi stable tout au long de sa vie. L’ipséité est l’inverse, c'est-à-dire le moi

changeant de l’individu, qui n’est jamais le même, se trouvant à l’écart de la temporalité de la

mêmeté. Concept qui se rapproche de l’identité immédiate de Kaufmann51, soit un moment

51 Voir Chapitre 2 p.38.

81

singulier engendrant une action singulière, sans aucun autre ancrage dans le temps que l’acte

même.

Le récit construit par la narrativité prône la mêmeté, c'est-à-dire l’idée que l’individu est

le même depuis sa naissance; une homogénéité identitaire qui permet de l’ancrer dans le temps.

Cependant, cet aspect régit majoritairement la construction du récit, impliquant que les

éléments le définissant soient déjà présents chez l’individu. Ceux-ci ne s’acquièrent pas par le

biais de la mêmeté, mais bien par l’ipséité, les actions définissant le moi-changeant de

l’individu. Ils sont ensuite organisés par la mêmeté afin de construire un récit homogène

identitaire homogène.

Les éléments sont les actions faites par l’individu, qu’il aura fixées en images, en

mémoires, et organisées sous forme de récit, racontant son histoire selon sa subjectivité

propre. Kaufmann donne l’exemple d’un album de photographies familiales, qui permet à

l’individu de construire un récit en « [opérant] un tri parmi la multitude, ranger les images selon

un système faisant suite narrative » (Kaufmann, 2004 : 100).

Ce que Nanodramas amène à ce sujet, est que non seulement les éléments narratifs – les

mémoires préconçues ou images numériques propres aux différents cachets – sont imposés au

navigateur – le faisant perdre sa subjectivité dans le choix des matériaux constituant son

identité – mais le tri et leur organisation sont également imposés par la syntaxe HTML,

prescrivant une organisation temporelle distincte. Cela a pour résultat de créer un récit narratif

partant du premier cachet, Pink War, jusqu’au dernier, Nail Mouth, fixant dans le temps une

narration propre à Nanodramas. La mêmeté n’est donc plus une organisation subjective, mais

bel et bien assujettie aux règles de l’horizon d’attente Web.

L’individu, ayant préalablement délaissé ses mémoires passées, fixera son identité dans

le temps par l’emploi d’un processus narratif déterminé, basé sur le besoin de consommer.

L’histoire personnelle qu’il se construit commence et se termine par l’usage des cachets, le

définissant primordialement par la consommation. Comme il a déjà été mentionné, il n’use

plus des cachets par besoin ou par plaisir, mais parce que c’est l’acte de consommer qui le

définit désormais.

82

Ce processus narratif ne se basera pas sur des « matériaux » déjà vécus par l’individu,

mais bien sur des éléments consommés, apaisants et artificiels. Ils ne sont pas liés au passé de

l’individu, mais en sont extérieurs et indépendants. Ils sont aussi basés sur le présent, sur la

consommation d’identités immédiates, qui ne possèdent aucun ancrage dans le passé ou dans le

futur. La permanence dans le temps est alors établie seulement sur une base actuelle, et en soi

temporaire. Car le récit de vie de l’individu, même s’il est enclin à différents changements

selon la théorie narrative, reste essentiellement le même au fil des reconfigurations identitaires

grâce à la mêmeté, lui donnant une assise stable aidant la reconstruction.

Une identité narrative basée uniquement sur des identités immédiates sans assise

temporelle solide, même s’il ne s’agit qu’une impression, n’a pas de fondations solides, car

l’idée de mêmeté n’est pas présente, ce qui rend les reconfigurations très instables. La seule

constante n’est pas dans le processus de création du récit, mais dans l’acquisition des éléments

d’information le définissant, les mémoires ou images de soi. L’ipséité devient la nouvelle

mêmeté, le changement devient la constante. L’individu n’a donc d’autre choix que de

continuellement consommer pour se renouveler. Les cachets de Nanodramas sont d’ailleurs

ordonnés afin qu’ils se renouvellent suivant une voie déjà tracée, le conduisant tout droit à ce

qui semble être un remplacement de son identité propre en une identité de consommation.

L’individu navigateur, devient uniquement que consommateur.

*

83

-VII-

Nail Mouth

“From your eyes shall run blood drops” In a ritual, the prophetic poetry was buried in the beach sand. Beautiful and acid. For so long it was kept in the old house’s closet. Slowly corroding itself, Putrefying in dust and rust. Becoming bitter and reversing the love organ. The knot. I tried to tame the equine fury. Feminine. Penetrates the universal uterus. There was more fire than water. It had never been torn.

Bathing on its own blood. Madness, Friction, and Fire. Attracting aversion. My pain has no owner. The moist papier-mâché lips are pierced by nails The nails loosen and fall. The lips consume themselves as a dust kiss. Now there is sense and meaning. The silent consciousness was behind the curtain, bigger than us. The water dissolves the black ink, the paper, the words and the poetry. The sea neutralizes the spell. Its undone atoms become food for fish and jellyfish.

Le constat amené par la lecture du poème du dernier

cachet, Nail Mouth, rend compte de la perdition identitaire de

l’individu, et est d’ailleurs assez sombre. Toledo dépeint une

destruction corrosive et perverse prenant place sur une plage, où

un rituel prophétique a lieu. L’individu est désormais fait de

papier mâché, et des clous tombent de ses lèvres qui se

désagrègent par la rouille laissée sur elles. Il reprend conscience

du monde autour de lui et comprend la raison qui se cachait

derrière le rideau (the silent consciousness was behind the curtain) – la

raison qui explique sa présence sur Nanodramas. Une entité extérieure qui le guidait et le

manipulait par la consommation des cachets. Il se fait ensuite engloutir par la mer, qui le ronge

et le dissout jusqu’à sa structure atomique, nourrissant des animaux marins de ses atomes

défaits. Les photographies ne sont pas plus positives, elles présentent de la rouille et des clous,

mettant l’emphase sur la corrosion, la destruction du poème et le nom du cachet.

Figure 10 - Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Nail Mouth. [En ligne] <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/nail.html> (page consultée le 29 septembre 2010).

84

L’individu n’est désormais plus qu’une coquille vide, à qui on a cloué la bouche, pour

l’empêcher de parler, de s’exprimer. Il a bel et bien perdu son identité propre au profit d’une

entité ayant pris contrôle sur son être, le poussant à consommer jusqu’à ce qu’il se désagrège

tellement il est devenu mince.

Le « silent consciousness » auquel il fait référence fait penser à la présence mystérieuse

de Plastic Fog, comme si cette présence existait avant sa formation dans l’esprit de l’individu,

même avant l’arrivée de l’individu sur Nanodramas, comme si le site en tant que tel n’était

qu’une voie – un rituel – préparant l’arrivée de cette présence, utilisant l’individu en crise pour

prendre forme. Demandant d’exister par la consommation et l’investissement identitaire et

monétaire52.

Les mémoires étant à l’intérieur des cachets, et ceux-ci étant vendu dans des boîtes

comme nous présente la page d’accueil et l’étiquette d’Acquire Designed Memories, l’identité qui se

crée dans l’individu n’est donc pas unique, mais bien empaquetée et commercialisée. Ce serait

donc elle, l’entité regroupant toutes les « présences » qu’une multitude d’individus ont

consommées qui prendrait forme dans l’esprit du navigateur. Chaque consommateur de

Nanodramas la nourrirait. La ligne «The silent conciousness was behind it all. Bigger than us » met

d’ailleurs en contexte pour la première fois le « nous »; l’individu n’est donc plus le seul dans

cette perdition identitaire. L’identité apparue chez lui n’est donc qu’un avatar d’une entité

consommatrice plus grande encore. Et celle-ci aurait ainsi besoin de plusieurs consommateurs

pour prendre forme et continuer d’exister.

La voie déjà tracée par le HTML est, si le poème de Nail Mouth est pris en

considération, un rituel pour donner naissance à une nouvelle identité. Le sacrifice demandé

n’est pas que le libre arbitre de l’individu, mais bien son identité même.

Il est notable que ce rite, cette perte identitaire, soit accomplie suivant des règles qui

sont essentiellement technologiques. Une fois que le navigateur se laisse entraîner dans le jeu

proposé par l’artiste, la rapidité avec laquelle la perdition identitaire est atteinte est assez

surprenante – quelques minutes à peine si l’on tient simplement compte du temps de

navigation complet sur le site.

52 La présence de Plastic Fog demandait à l’individu de l’argent en plus du sacrifice de soi.

85

*

La lecture critique

Une fois la fin du parcours atteinte, la solution proposée par Toledo n’est pas du tout

ce qu’elle semblait être à l’entrée sur le site. D’un remède « miracle » à action rapide palliant au

mal identitaire présent chez l’individu, le cachet se présente désormais comme une drogue

influant sur l’action et les pensées de l’individu, le conduisant tout droit à une perdition de sa

propre identité.

Ce constat dramatique survient comme un choc au navigateur et l’amène à quitter

subitement le rôle fictif qui lui a été imposé par l’artiste afin de prendre un recul sur

Nanodramas. Il parcourra donc l’œuvre une deuxième fois afin de comprendre ce qui vient de

lui arriver. Ainsi, il ne s’attardera plus aux poèmes et aux images présentées par les cachets,

mais plutôt à la manière dont ceux-ci ont réussi à le déjouer et modifier son identité même.

Le parcours médiatique préparé par l’artiste est ainsi étudié en lui-même, et le piège de

la forme est mis à jour. L’attrait des cachets comme étant un remède bonbon à la crise

identitaire perd en quelque sorte sa magie lorsque la stratégie de lecture formelle est examinée

plus attentivement. Le côté poétique de la métaphore sur identité est aboli pour faire place à la

façon dont elle est présentée.

La deuxième lecture est donc de nature critique. Et ce, de manière beaucoup plus

significative que si le propos sur le Web marchand avait été exposé plutôt qu’exploité de

manière formelle et métaphorique. L’utilisation de stratégies mercantiles dans l’articulation

même du discours les « donne à voir » sous un autre jour. C’est là que réside tout l’avantage

de la double réflexion rendue possible par le pastiche. Le regard naïf de l’œuvre présente les

effets pervers d’une navigation contrôlée et le recul critique qui s’en suit présente les règles par

lesquelles elle s’articule.

Toledo s’attend donc à ce que le navigateur entre dans le jeu, se complaise dans son

univers métaphorique rose bonbon, pour ensuite l’ébranler avec une conclusion alarmiste sur

la facilité avec laquelle il lui a dérobé son identité. Ce faisant, l’artiste ne fait pas que proposer

un regard critique sur les stratagèmes mercantiles du Web, il l’impose au navigateur en le

86

confrontant directement aux conséquences de la navigation dirigée. Il le force à se questionner

sur l’usage même du Web plutôt que de simplement lui exposer.

L’envers du décor

Il est intéressant de constater que Toledo n’utilise pas le Web pour ses qualités

d’exploration artistiques, comme le firent ses prédécesseurs du net.art avec une exploration

libre de la Toile. Au contraire, il utilise un modèle mercantile déjà cristallisé dans les pratiques

commerciales Web afin de le critiquer.

Nanodramas est construite selon une structure purement commerciale ayant pour

objectif principal de garder le navigateur sur le site le plus longtemps possible. Cette visite est

agrémentée par l’usage de couleurs vives. Elle l’est également par la simplicité avec laquelle la

navigation s’effectue. Nanodramas a ainsi tout pour plaire au visiteur, ce qui le motivera – ou du

moins ne le découragera pas – à parcourir l’ensemble du site. Il consommera les cachets un

par un jusqu’au dernier

La présentation formelle garde le visiteur sur le site en détourant son attention du

monde extérieur. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Pink War a comme rôle d’amener l’oubli

dès le début du parcours. Le concepteur d’un site marchand typique doit concevoir le site de

telle sorte que le visiteur ne doit pas penser d’aller sur un site concurrent proposant le même

produit afin de comparer les prix : l’aspect visuel du site doit convaincre le navigateur de ne pas

le quitter. La présentation formelle doit ainsi le prendre par la main et le guider, non pas

uniquement pour qu’il puisse voir l’entièreté du catalogue, mais pour le garder sur place,

contrôler sa navigation.

Les couleurs charmantes et la navigation simple de Nanodramas ont comme effet de

concentrer l’attention de l’individu sur le plaisir et la légèreté de la visite plutôt que sur le

mercantilisme en tant que tel. C’est d’ailleurs ce que Toledo expose explicitement avec Bubble

Spitz, où le message transmis par le liquide semble beaucoup moins important que la sensualité

plaisante que ce contact physique lui procure. Pourtant, malgré cet avertissement de la part de

l’artiste, le navigateur va continuer sa visite comme si le message n’avait été que secondaire à

l’expérience Nanodramas.

87

L’objectif de Toledo est non seulement de garder le navigateur sur le site tout au long

de sa visite, mais également de détourner son attention sur le plaisir même de la navigation.

Pour ce faire, le Web marchand tente de répondre au besoin qui pousse le navigateur à visiter

le site, la recherche d’un produit. Nanodramas se présente comme une solution au mal

identitaire rongeant l’individu qui nécessite un moyen de se guérir. Les stratégies commerciales

ont le rôle d’utiliser ce besoin et de l’utiliser à leur escient afin de créer le davantage de désir.

Ils vont tenter de présenter plusieurs produits afin de satisfaire ce désir, et par conséquent de

convaincre le navigateur à en acheter plus d’un.

Le parcours que Nanodramas fait emprunter à l’individu est construit de manière à

utiliser la faiblesse identitaire de l’individu afin de le pousser à consommer tous les cachets.

L’œuvre le manipule, par l’imposition des règles de lecture médiatique, et fait de lui un acteur

principal dans la destruction de sa propre identité.

Malgré que les cachets lui font graduellement oublier son identité afin de lui en imposer

une nouvelle, l’aspect visuel et formel du site le détourne de cette funeste intention. Le

prolongement de la navigation a pour objectif de convaincre le navigateur d’acheter le plus de

produits possible par la création de nouveaux désirs. Cela vient renforcer la lecture dirigée par

les règles du HTML, car elle ne cerne plus le navigateur sur le site de manière strictement

formelle, mais à l’intérieur de désirs qui sont uniques au site.

L’artiste utilise donc des stratagèmes commerciaux afin de manipuler les actions et les

pensées de l’individu, et par la suite son identité. L’usage du pastiche mercantile du Web

portrait la création des désirs chez l’individu lors de l’achat de produits ou d’expérience. Cela

est basé sur la promesse de répondre à un besoin – garanteed to fill your void – faite à l’entrée sur

le site. La réponse à cette promesse est avant tout basée sur l’oubli de soi – et du monde

extérieur – par le plaisir ressenti lors de l’expérience de navigation même. Cela mène l’individu

à s’oublier complètement et se définir uniquement que par les cachets. Il se fait ainsi contrôler

par des désirs qui lui sont imposés et la facilité avec laquelle ils sont comblés grâce à

l’interaction avec le site.

Par la lecture critique qu’il impose au navigateur, Toledo inverse complètement la

perception de l’œuvre. La première lecture qu’en fait le navigateur va être concentrée sur

88

l’aspect visuel bonbon et le parcours agréable qu’il fera. Elle a comme objectif de détourner

l’attention du visiteur du message transmis – l’identité finale.

Cependant, il ne s’agit pas du message transmis par Nanodramas, mais uniquement

qu’un moyen de persuasion. Le véritable propos de l’artiste se situe dans les conséquences

amenées par la focalisation sur le plaisir, soit la perte identitaire. Car malgré la conclusion

sombre présentée par Nail Mouth, le parcours menant à cette finalité est fait pour être le plus

agréable possible.

89

Art is exact information of how to rearrange one’s psyche...

- Marshall McLuhan

Conclusion

De la tour d’Ivoire à la tour de contrôle

« Le médium est le message »

Nanodramas est une œuvre qui fascine par sa complexité, car elle réussi à synthétiser à

elle seule les innovations majeures qu'amène les TIC dans la sphère artistique. Toledo utilise à

cet effet les modalités uniques du média Web afin d’augmenter la portée de son discours social.

Cela amène une présentation fondamentalement originale de l'œuvre par l'usage des règles

technologiques et délimite ainsi de nouveaux barèmes de création et de réception pour l'art

Web.

Son œuvre décrit la création d’une nouvelle identité, et des règles médiatiques par

lesquelles celle-ci s’articule, soit par le biais d’une métaphore identitaire bâtie suivant une

approche pastiche. Ce procédé est ici efficace, car l’artiste ne dépeint pas l’identité comme un

simple aspect de la société contemporaine, mais plutôt le processus par lequel elle prend forme

à travers l’usage du Web. Le média est donc beaucoup plus qu’un support, il devient un

élément majeur modelant le propos de l’artiste jusqu’à influer sur la psyché du navigateur. Ce

qui est d'autant plus efficace, car les techniques qui mènent modification de l'identité font

partie du discours en tant que tel.

Le discours de l’artiste se construit au fur et à mesure de la navigation de l’œuvre. La

lecture prend ainsi une importance majeure, car malgré qu’elle mène à un résultat bien précis,

chaque étape – soit les cachets – qu’elle fait parcourir au navigateur s'appréhende comme une

finalité en soi, par l’image numérique unique qui est créée. Ce n’est donc pas tant les éléments

constituant le site – les poèmes et les photographies – qui forment le propos de l’artiste, mais

davantage leur agencement.

90

En réalité, Toledo altère la perception du visiteur tout au long de sa navigation sur

Nanodramas par l’usage d’une métaphore commerciale et identitaire pastiche. Il ne faut

cependant pas voir l'altération identitaire de l'individu comme l'objectif principal de Toledo.

Ce résultat du parcours médiatique ne constitue qu'un élément narratif dans la construction de

son discours. Il s'agit toutefois d'un élément majeur, car la lecture des cachets dans l'ordre

vertical prescrit par l'horizon d'attente Web ne modifie par l'identité en tant que telle de

l’individu - il ne s'agit que d'une métaphore - mais bien la réception du message final de

Nanodramas. La lecture a pour doubler rôle de préparer la création des images numériques

finales telle que conçue par l'artiste tout en fournissant les éléments qui vont les constituer.

Les lectures naïve et critique ne sont pas suffisantes en soi afin de bien comprendre

Nanodramas. Elles doivent être comprises ensemble afin de former la double réflexion – dans le

sens d’un miroir et d’une intellection – rendue possible par le pastiche. Cette qualité singulière

de l’œuvre amène à constituer deux niveaux de lecture parallèle. Car peu importe le type de

regard porté – naïf ou critique – l’ordre de lecture des cachets reste inchangé. Le parallélisme

des deux discours mène à la fois à une représentation de l’aliénation identitaire sur le web et un

discours de distanciation par rapport à celle-ci. Les deux images numériques ainsi créées sont

donc différentes, mais semblables, car elles se forment suivant le même parcours. Le propos

final de Nanodramas est ainsi constitué d’un double regard sur la consommation d’identité par

l’usage du média Web.

Le parcours que l’artiste bâti par l’usage d’une présentation verticale des cachets n’est

en fait qu’une manière pour Toledo de s’assurer que le navigateur assemble l’image numérique

finale telle qu’elle doit être comprise. La liste des cachets est un guide placé par un expert du

Web afin que son message soit reçu tel qu’il le désire. Les sept images numériques créées par

les cachets ne sont en fait que sept éléments d’informations servant à constituer l’image

numérique propre de Nanodramas, l’identité résultante du processus de consommation

technologique.

Chaque cachet est lu deux fois, suivant deux points de vue différents. La finalité de ces

deux lectures donne une image numérique « naïve » et une « critique », se fusionnant pour

former l’image globale du site, soit le commentaire ironique et critique sur l’identité et la

consommation.

91

C’est pourquoi la forme est si importante, elle est à la fois le message et le guide

expliquant comment celui-ci doit être lu. L’œuvre s’avère d’une grande complexité grâce à la

quantité d’éléments d’informations qui sert à l’édification du propos final, mais surtout par la

manière dont ceux-ci sont reçus au travers de la lecture médiatique. Les règles technologiques

régissant le Web dirigent la lecture et donc la réception de l’œuvre. Il ne s’agit pas qu’une

simple application d’un code informatique, mais bien d’une manipulation de la perception

même du site. Et ce, par sa simple navigation.

C’est en cela que Nanodramas est une œuvre impressionnante, soit que les images

générales formées par les deux niveaux de lecture s’avèrent différentes seulement grâce à la

perception de l’œuvre au moment où l’individu la navigue. Malgré que le parcours soit

essentiellement soumis à des règles technologiques, c’est en fait la subjectivité même de

l’individu qui se voit affecté par le média. Celui-ci a donc comme rôle de modifier la psyché du

navigateur par l’organisation d’éléments d’information.

L’énoncé de Marshall McLuhan cité en exergue de cette conclusion prend ainsi tout

son sens. Car non seulement le navigateur est prédisposé à recevoir le message de Toledo par

l'horizon d'attente, mais celui-ci a pour effet de justement modifier sa psyché même au fil de la

navigation. Le véritable médium dans la création de l’œuvre est ainsi le navigateur même. Les

multiples images numériques se forment dans sont esprit selon un certain ordre, amenant à la

réception d’un message guidé par Toledo. Ce message – l’image numérique finale – est en fait

une identité, construite selon des règles entièrement technologiques.

L’identité numérique

Par ce processus, l’identité est ainsi médiatisée, car elle est moins une construction

personnelle subjective que la formation d’une image, certes médiatisée par le sujet, mais

provenant de médiums technologiques. De cette manière, les nouvelles technologies

s’implantent dans le processus même de création identitaire. Jean-Paul Kaufmann disait que

l’identité est un processus de sélection de matériaux assemblés selon une grille de perception

du monde, et leur organisation selon une subjectivité propre à l’individu53. Nanodramas utilise

53 Voir le chapitre 2 à la page 57.

92

cette même approche – grâce à la métaphore du cachet pour représenter l’identité – et la

modifie pour l’adapter à la réalité technologique dont elle fait partie. L’horizon d’attente Web

sert de grille pour comprendre et recevoir le message de Toledo. Le média n’est plus

seulement qu’une extension du système nerveux comme le disait McLuhan, mais de l’identité

même, de la définition du soi.

Nanodramas est le message par sa dynamique singulière, agençant la forme et le contenu

afin de former le discours de Toledo. Or, d’un point de vue thématique, cet agencement

forme une nouvelle identité, basée sur la nécessité de consommer et dirigée par des lois

technologiques. Le message transmis est donc aussi le processus perverti de création de

l’identité.

La théorie mathématique de la communication de Shannon et Weaver est ainsi poussée

à son paroxysme : Nanodramas transmet une nouvelle identité à l’individu à travers l’usage d’un

média. En d’autres mots, combinant la lecture naïve et critique, la perte de liberté et de

subjectivité que met en scène l’œuvre est obligatoire pour bien recevoir et comprendre le

message transmis par l’artiste.

De la tour d’ivoire à la tour de contrôle

Le discours de Toledo reposant essentiellement sur la technologie du Web, il s’avère

évident que Nanodramas en est indissociable. L’œuvre plonge dans la réalité des technologies

en utilisant des stratégies autres qu’esthétiques et cela affecte profondément la réception et

l'impact de Nanodramas sur le navigateur.

Comme le disait McLuhan, l’artiste descend de la Tour d’Ivoire pour se rendre dans la

Tour de Contrôle de la société. Il contrôle littéralement l’expérience artistique du navigateur,

et ce fait s’avère primordial dans la compréhension du discours. La notion d'identité dépasse

ainsi le statut de simple commentaire, car Toledo la définit comme étant une construction

prenant place à l'intérieur de la lecture même de l'œuvre, par l'usage des pratiques

commerciales médiatiques actuelles. L'identité est un processus et l'artiste la présente telle

quelle, et contrôle sa formation par les modalités techniques qui la régissent.

93

Les médias prennent une place de plus en plus importante dans la société,

particulièrement avec la révolution "sociale" amenée par les sites de socialisation tels que

Facebook. L'aspect prophétique de la citation de McLuhan présentée en exergue dépasse-t-il

alors la simple figure de style pour nous laisser entrevoir les enjeux dépeints par Nanodramas

comme les répercussions futures de l'usage des médias sur l'identité des individus? Sommes-

nous en train d'oublier notre identité propre au profit de sa médiatisation et du contrôle qu'elle

opère sur notre psyché?

94

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100

Annexe 1 - Captures d’écran du site Nanodramas : Identity Pills

Figure 1 – Rodrigo de Toledo, 2004, Page d'accueil de Nanodramas : Identity Pills. [En ligne], <http://www.neurondiva.com/nanodramas/index.html>, (page consultée le 29 septembre 2010).

Figure 2 – Rodrigo de Toledo, 2004, Page principale de Nanodramas : Identity Pills. [En ligne], <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nano.html>, (page consultée le 29 septembre 2010).

101

Pink War

Figure 11 – Rodrigo de Toledo, 2004, Pink War. [En ligne], <http://www.neurondiva.com/nanodramas/nano.html>, (page consultée le 29 septembre 2010).

Figure 4 – Rodrigo de Toledo, série photographique du cachet Pink War. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/pinkwar.html> (page accédée le 29 septembre

2010).

102

Rubber Candy

Figure 12 – Rodrigo de Toledo, 2004, Rubber Candy. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 5 – Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Rubber Candy. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/rubber.htm> (page accédée le 29 septembre 2010).

103

Toy Box



Figure 6 – Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Toy Box. [En ligne]

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104

Nature

Figure 14 – Rodrigo de Toledo, 2004, Nature. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 7 – Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Nature. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/nature.html> (page accédée le 29 septembre 2010).

105

Bubble Spitz

Figure 15 – Rodrigo de Toledo, 2004, Bubble Spitz. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 8 – Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Bubble Spitz. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/bubble.html> (page accédée le 29 septembre 2010).

106

Plastic Fog

Figure 16 – Rodrigo de Toledo, 2004, Plastic Fog. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 9 – Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Plastic Fog. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/plastic.html> (page accédée le 29 septembre 2010).

107

Nail Mouth

Figure 17 – Rodrigo de Toledo, 2004, Nail Mouth. [En ligne], <http://www.neuron-


Figure 10 – Rodrigo de Toledo, série photographie du cachet Nail Mouth. [En ligne]

<http://www.neurondiva.com/nanodramas/nanos/nail.html> (page accédée le 29 septembre 2010).

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Figure 18 – Rodrigo de Toledo, 2004, Détail de l’étiquette de Pink War. [En ligne], <http://www.neuron-


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