Scheler - Ressentiment Et Valeurs Morales

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Ressentiment et valeurs morales : Max Scheler, critique de Nietzsche Autor(en): Glauser, Richard Objekttyp: Article Zeitschrift: Revue de théologie et de philosophie Band (Jahr): 46 (1996) Heft 3 Persistenter Link: http://dx.doi.org/10.5169/seals-381587 PDF erstellt am: 29.05.2015 Nutzungsbedingungen Mit dem Zugriff auf den vorliegenden Inhalt gelten die Nutzungsbedingungen als akzeptiert. Die ETH-Bibliothek ist Anbieterin der digitalisierten Zeitschriften. Sie besitzt keine Urheberrechte an den Inhalten der Zeitschriften. Die Rechte liegen in der Regel bei den Herausgebern. Die angebotenen Dokumente stehen für nicht-kommerzielle Zwecke in Lehre und Forschung sowie für die private Nutzung frei zur Verfügung. Einzelne Dateien oder Ausdrucke aus diesem Angebot können zusammen mit diesen Nutzungshinweisen und unter deren Einhaltung weitergegeben werden. Das Veröffentlichen von Bildern in Print- und Online-Publikationen ist nur mit vorheriger Genehmigung der Rechteinhaber erlaubt. Die Speicherung von Teilen des elektronischen Angebots auf anderen Servern bedarf ebenfalls des schriftlichen Einverständnisses der Rechteinhaber. Haftungsausschluss Alle Angaben erfolgen ohne Gewähr für Vollständigkeit oder Richtigkeit. Es wird keine Haftung übernommen für Schäden durch die Verwendung von Informationen aus diesem Online-Angebot oder durch das Fehlen von Informationen. Dies gilt auch für Inhalte Dritter, die über dieses Angebot zugänglich sind. Ein Dienst der ETH-Bibliothek ETH Zürich, Rämistrasse 101, 8092 Zürich, Schweiz, www.library.ethz.ch http://retro.seals.ch

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  • Ressentiment et valeurs morales : Max Scheler,critique de Nietzsche

    Autor(en): Glauser, Richard

    Objekttyp: Article

    Zeitschrift: Revue de thologie et de philosophie

    Band (Jahr): 46 (1996)

    Heft 3

    Persistenter Link: http://dx.doi.org/10.5169/seals-381587

    PDF erstellt am: 29.05.2015

    NutzungsbedingungenMit dem Zugriff auf den vorliegenden Inhalt gelten die Nutzungsbedingungen als akzeptiert.Die ETH-Bibliothek ist Anbieterin der digitalisierten Zeitschriften. Sie besitzt keine Urheberrechte anden Inhalten der Zeitschriften. Die Rechte liegen in der Regel bei den Herausgebern.Die angebotenen Dokumente stehen fr nicht-kommerzielle Zwecke in Lehre und Forschung sowie frdie private Nutzung frei zur Verfgung. Einzelne Dateien oder Ausdrucke aus diesem Angebot knnenzusammen mit diesen Nutzungshinweisen und unter deren Einhaltung weitergegeben werden.Das Verffentlichen von Bildern in Print- und Online-Publikationen ist nur mit vorheriger Genehmigungder Rechteinhaber erlaubt. Die Speicherung von Teilen des elektronischen Angebots auf anderenServern bedarf ebenfalls des schriftlichen Einverstndnisses der Rechteinhaber.

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  • REVUE DE THEOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE, 128 (1996), P. 209-228

    RESSENTIMENT ET VALEURS MORALES :MAX SCHELER, CRITIQUE DE NIETZSCHE

    Richard Glauser

    Rsum

    Nietzsche esquisse une thorie de la gense et du sens des valeurs moralesdu christianisme fonde sur le phnomne psychologique du ressentiment.Scheler affirme contre Nietzsche une thorie raliste de la hirarchieaxiologique, mais son epistemologie des valeurs exige qu'il reconnaisse auressentiment un rle central, comparable en importance (mais pour des raisonsdiffrentes) celui que lui donne Nietzsche. Nous dgageons l'analyseschelrienne du ressentiment et son rle dans son epistemologie. Scheler fait Nietzsche d'importantes concessions concernant la ncessit d'interprterpar le ressentiment certaines morales concrtes et idologies modernes. Cesconcessions lui permettent de se situer avec Nietzsche sur un terrain suffisamment commun pour expliquer la manire dont ce dernier a tir des conclusionserrones sur le sens authentique des valeurs de la morale chrtienne.

    Dans La gnalogie de la morale (1887)', Nietzsche dfend plusieursthses concernant le rapport entre l'origine des valeurs morales et religieusesdu christianisme et la civilisation occidentale. Selon lui, loin d'tre ternelles,ces valeurs ont une origine historique. Leur naissance s'explique par un phnomne psychologique irrationnel partiellement inconscient qui est un mcanisme ractif d'quilibre psychique et de survie : le ressentiment. Les deuxcatgories de valeurs sont ordonnes une fin commune : l'idal asctique.Le mobile profond commandant l'adhsion ces valeurs et la poursuite del'idal asctique est une forme de nihilisme : la volont d'anantissement2.Mme si le ressentiment est un mcanisme de survie, il n'est pas psychologiquement incompatible avec la volont d'anantissement, parce que le ressentiment est essentiellement ractif, donc ngateur. En effet, la volontd'anantissement n'est que l'tape la plus extrme du ressentiment, tape o

    1 Titre original : Zur Genealogie der Moral, in F. Nietzsche, Smtliche Werke,d. G. Colli & M. Monnari, Berlin, W. de Gruyter, 1980, Band 5 ; La gnalogie dela morale, trad. H. Albert, Paris, Gallimard, 1964 (dornavant GM).

    2 GM, p. 246.

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    la raction ngatrice se dirige contre la vie en gnral, produisant corrlativement la croyance en une survie dans un arrire-monde (Hinterwelt). Maisles symptmes du nihilisme caractristique de notre civilisation ne se situentpas seulement dans l'adhsion aux valeurs morales et religieuses du christianisme ; il faut les chercher galement, bien avant, dans le tournant philosophique opr par Socrate et Platon contre les prsocratiques. Car la profondesolidarit du platonisme et du christianisme est le nihilisme qui meut leurpoursuite commune d'un idal asctique. Telles qu'elles sont dveloppes parNietzsche dans La gnalogie de la morale, ces thses manifestent la foisdes intuitions psychologiques profondes et, il faut bien le dire, une absencede mthode rigoureuse dans le domaine des sciences humaines, seul terraino elles seraient susceptibles d'tre corrobores ou infirmes, puisque ce sontdes thses dont la porte est cense tre factuelle3.

    Ces thses n'ont toutefois gure t srieusement discutes par les philosophes de la fin du XLXe sicle et du dbut du XXe sicle considrs aujourd'huicomme majeurs. Bergson, Frege, Husserl, Moore, Russell et Wittgenstein nesemblent pas s'y intresser, ou ne s'y intressent que de loin. Heidegger yvouera une grande attention, mais bien aprs le phnomnologue Max Scheler.La critique schelrienne de Nietzsche apparat dans un article de 1912, berRessentiment und moralische Werturteile, considrablement remani plustard sous le titre Das Ressentiment im Aufbau der Moralen 4.

    L'intrt considrable de ce texte est prcisment de fournir une des premires critiques de Nietzsche issues de la phnomnologie. Mais si Schelerattaque Nietzsche, ce n'est pas parce qu'il tiendrait pour errone toute l'analysenietzschenne du ressentiment comme phnomne psychologique, ni parcequ'il penserait que l'explication de certains systmes moraux concrets par leressentiment soit illgitime. Il estime au contraire que la position de Nietzschecontient un mlange de vrits et d'erreurs5. Une autre raison de l'intrt du

    3 Ce reproche pourra galement tre adress Scheler, bien qu' un moindre degr,en raison de concessions substantielles qu'il fait Nietzsche quant l'usage du conceptde ressentiment pour expliquer la gense psychologique de certaines morales concrteset idologies modernes.

    4Das Ressentiment im Aufbau der Moralen sera intgr dans une uvre plus

    vaste, Vom Umsturz der Werte, (1915), in M. Scheler, Gesammelte Werke, Bern undMnchen, Francke, 19725, Band 3. Il est traduit en franais sous le titre de L'hommedu ressentiment, Paris, Gallimard, 1970 (dornavant HR). Signalons un compte rendusur L'homme du ressentiment par Maurice Merleau-Ponty : Chrisdanisme et ressentiment, in La Vie Intellectuelle, 1, 1935, p. 278-306.

    5 Par exemple, parlant de l'amour chrtien, Scheler n'hsite pas dire : [...] sonexplication est plus profonde, plus digne d'attention srieuse que tout ce qu'on a puprsenter jusqu'ici. J'insiste d'autant plus sur ce point que je la tiens, en dfinitive, pourradicalement fausse (HR, p. 67).

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    texte de Scheler est qu'il donne du ressentiment une analyse qui, notre sens,dpasse en finesse et en prcision ce que Nietzsche a crit ce sujet6.

    Nous traiterons deux thmes : l'analyse schelrienne du ressentiment et sacritique de Nietzsche. Toutefois, la signification philosophique de l'analyseschelrienne du ressentiment n'est intelligible que sur le fond de son ontologieraliste et de son epistemologie des valeurs, dveloppes dans son uvrematresse, Le formalisme en thique et l'thique materiale des valeurs 7. Nousprocderons donc en trois tapes. Dans une premire partie nous rsumeronsles thses centrales de Scheler concernant la nature des valeurs et leur connaissance. Dans une deuxime partie, nous examinerons la nature du ressentiment d'aprs Scheler. Dans une troisime partie, nous tudierons certainesraisons pour lesquelles, selon Scheler, Nietzsche a eu tort de voir dans lesvaleurs de la morale chrtienne le fruit du ressentiment.

    1. A propos de la nature et de la connaissance des valeurs chez Scheler

    U faut distinguer les notions de bien et de valeur. Un bien n'est pasune valeur, mais ce qui possde une valeur. D est constitu de deux lmentsdistincts : le support de la valeur et la valeur. Certains supports peuvent trede simples choses empiriques. Mais il est aussi des supports qui sont despersonnes et leurs actes. Il faut distinguer, d'autre part, entre un bien et le bon :le bon n'est pas un bien, mais une valeur. Le support premier et principal dubon (au sens, ici, de la bont morale) est une personne ; ce n'est que de faondrive que le bon (au sens moral) a pour supports des dispositions, des actesvolontaires et des conduites de la personne 8.

    Les valeurs et les biens sont des donnes objectives et sont indpendantsdu sujet. Le fait que quelque chose ait une valeur, et soit donc un bien, estun fait indpendant du sujet. Rien ne serait plus erron que de croire que lefait qu'il existe un bien, ou le fait que quelque chose ait une valeur, rsulted'une projection de la part du sujet. Le ralisme de Scheler est donc oppos la thse selon laquelle les choses ont des valeurs parce que nous jugeonsqu'elles en ont, ou parce que nous estimons ces choses, ou parce que nous lesprfrons d'autres, ou parce que ces choses sont des fins vers lesquelles noustendons, par exemple, en les dsirant ou en voulant les raliser. Scheler s'op-

    6 Scheler reconnat que Nietzsche a eu le mrite de saisir la nature du ressentiment.Maurice Dupuis pense mme que la description schelrienne de la structure du ressentiment est emprunte pour l'essentiel Nietzsche (La philosophie de Max Scheler : sonvolution et son unit, Paris, P.U.F., 1959, 2 vol.; cf. t. I, p. 128). Mais cela ne sauraitvaloir, selon nous, que pour sa structure dcrite de faon trs gnrale.

    7 Leformalisme en thique et l'thique materiale des valeurs, trad. M. de Gandillac,Paris, Gallimard, 1955 (dornavant FE).

    8 Cf. FE, p. 52-53 et 106-107.

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    pose donc la position exprime par Spinoza lorsque celui-ci affirme : Ence qui concerne le bien et le mal, ils ne dsignent non plus rien de positif dansles choses, j'entends considres en soi, et ils ne sont rien d'autre que desmanires de penser, ou notions, que nous formons de ce que nous comparonsles choses entre elles9.

    Mais Scheler n'est pas seulement raliste au sujet des valeurs, il est aussiplatonicien : les valeurs ne sont pas seulement objectives, indpendantes dusujet auquel elles apparaissent; elles sont aussi ternelles, ne peuvent tre nicres ni dtruites l0, et sont donc indpendantes des supports qui les possdent. A ce titre, elles sont indpendantes de l'existence du monde desbiens ". L'existence de biens ne produit pas des valeurs, et ne les rend pasobjectives; l'existence de biens rend les valeurs, dit Scheler, effectives etmanifestes 12. Aussi, si on considre les valeurs simplement comme des essences, ce ne sont ni des universaux ni des individus : C'est seulement larelation aux objets, dans lesquels une essentialit se manifeste, qui fait ressortirla distinction entre ses significations universelle et individuelle 13. Autrementdit, une valeur est un universel seulement dans sa relation aux biens qui larendent effective et la manifestent.

    Par ailleurs, les valeurs sont naturellement chelonnes selon une hirarchie. Les corrlations entre les valeurs, les rapports de supriorit et d'infriorit, ne sont pas externes aux valeurs ; ce sont des relations qui dpendentde l'essence mme de chacune d'elles. C'est pourquoi la hirarchieaxiologique, comme les valeurs elles-mmes, est temelle, et indpendanteaussi bien des sujets connaissants que de l'existence d'un monde de biens. Celasignifie, entre autres, que la hirarchie des valeurs est indpendante des changements qui se produisent dans les biens. Par exemple, un support peut changerde valeur et devenir un autre bien sans que cela change quoi que ce soit lahirarchie des valeurs elle-mme : Pas plus que le bleu ne devient rouge siune boule bleue est peinte en rouge, pas davantage les valeurs et leur ordrehirarchique ne sont affects parce que leurs supports changent de valeur l4.

    Qu'en est-il de la connaissance des valeurs? Elle est indpendante d'unprocessus d'induction ou d'abstraction. Un tel processus supposerait qu'oncherche, parmi plusieurs supports possdant telle ou telle mme valeur, lescaractristiques qu'ils ont en commun en tant que supports. Or: de mmeque ce serait un non-sens de se demander quelles sont les proprits communes tous les objets bleus ou tous les objets rouges, puisqu'il faut rpondre qu'ils

    9 Spinoza, Ethique, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988, Prface de la IVe partie,p. 339-341.

    10 FE, p. 273.11 Cf. op. cit., p. 39-40.12 Cf. op. cit., p. 45.13 Op. cit., p. 71.14 Op. cit., p. 43.

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    n'ont rien d'autre en commun que le fait d'tre bleus ou celui d'tre rouges,ce n'est pas un moindre non-sens de demander quelles sont les qualits communes des conduites, des attitudes, des hommes, etc., bons ou mchants 15. C'est l'indpendance de la connaissance des valeurs par rapport l'induction et l'abstraction que Scheler exprime en disant : [...] il suffit danscertaines circonstances d'une seule conduite ou d'un seul homme, pour quenous puissions saisir, dans cette conduite ou dans cet homme, l'essence mmede cette valeur 16.

    Scheler pense que les valeurs ne peuvent tre connues que par intuition.Pour saisir une valeur par intuition, on le fait ordinairement, mais pas ncessairement, travers la connaissance d'un bien donn 17. Mais dans certains casil est possible de connatre la valeur manifeste dans un bien sans connatreson support. C'est--dire, un bien tant donn, l'exprience de sa valeur peuttre indpendante de l'exprience du support de cette valeur l8. Et il est possible, dans certains cas, d'avoir une connaissance intuitive de valeurs sansmme se les reprsenter comme des proprits des supports qui les manifestent l9. Alors, puisque les valeurs sont objectives et ternelles, que leur connaissance n'est pas inductive, et qu'elle peut tre indpendante de l'expriencede leurs supports, Scheler conclut qu'elles sont des objets donns apriori. Onvoit ds lors pourquoi Scheler s'oppose l'assimilation kantienne de l'aprioriet du formel. Car, bien que les valeurs soient donnes a priori, elles ne sontpas des formes de la connaissance ; elles sont bien plutt la matire a priorid'une intuition non sensible, matire dont l'tre aussi bien que l'apparatre sontindpendants de formes a priori du sujet connaissant.

    Une des ides centrales de Scheler est que l'erreur classique sur laquellerepose la philosophie, et particulirement la philosophie morale, consiste rduire ultintement la vie psychique de l'homme aux deux ples que sont lasensibilit et la raison 20. Cette erreur a pour consquence, entre autres, qu'onnglige le fait, capital selon Scheler, qu'il y a un aspect cognitif li l'exprience motive et affective du sujet, savoir la connaissance des valeurs parintuition. Il faut distinguer l'intuition naturelle des valeurs de leur intuitionphnomnologique. L'intuition naturelle des valeurs est ralise couramment

    15 Op. cit., p. 39. En outre, le fait que plusieurs supports aient en commun certainesdispositions les rendant aptes possder telle valeur plutt que telle autre ne permetpas de rduire cette valeur ces aptitudes ou dispositions des supports. Ne confondonspas le fait qu'il existe dans les choses et dans les corps des dispositions [...] tresupports de valeurs [...] avec cette affirmation toute diffrente que la valeur de ceschoses se rduirait elle-mme une certaine disposition ou une certaine facult (op.cit., p. 41, italiques de l'auteur).

    16 Op. cit., p. 39, italiques de l'auteur.17 Cf. op. cit., p. 44.18 Cf. op. cit., p. 42.19 Cf. op. cit., p. 37.20 Cf. op. cit., p. 266.

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    par tout un chacun sans qu'une rduction, une mise entre parenthses, ou toutautre procd phnomnologique ne soient requis. L'intuition naturelle est unFhlen, terme traduit par perception-affective pour marquer le fait quecette intuition n'est pas sensorielle. Bien que la perception-affective soit lie l'exprience motive et affective du sujet, elle n'est pas elle-mme unsentiment ou un tat affectif21. Et la liaison de la perception-affective desvaleurs avec les sentiments est constitue en fait par de trs nombreux rapports,la nature de chaque rapport dpendant non seulement de la nature des sentiments envisags, mais aussi de beaucoup d'autres facteurs. Insistons sur deuxpoints gnraux.

    Premirement, la connaissance des valeurs est propre la perception-affective. Elle ne peut tre ralise ni par la sensibilit ni par l'entendement,ni par une combinaison des fonctions cognitives des deux : Un esprit qui seraitrduit la perception [= sensorielle] et la pense serait par l mme absolument aveugle-aux-valeurs, quelle que pt tre par ailleurs sa capacit deperception interne, c'est--dire de perception du psychique 22. Commentantla clbre formule de Pascal, le cur a ses raisons, Scheler crit :

    Ce que veut dire Pascal, c'est qu'il existe un mode-d'exprience, dont les objetssont absolument inaccessibles l'entendement, en face duquel l'entendement estaussi aveugle que l'oreille et l'oue en face des couleurs, mais un mode-d'expriencequi nous met authentiquement en prsence d'objets (Gegenstnde) objectifs et del'ordre ternel qui les lie les uns aux autres, ces objets tant les valeurs et cet ordretemel la hirarchie axiologique. L'ordre et les lois de cette exprience sont aussidtermins, aussi exacts, aussi susceptibles-de-discemement que ceux de la logiqueet des mathmatiques [...]23.

    Deuximement, bien que les valeurs soient donnes a priori dans l'actede la perception-affective, cet acte lui-mme n'est pas a priori, mais unvnement empirique24. C'est pourquoi Scheler peut crire que l'thique

    21 II existe entre la perception-affective des valeurs et un sentiment, ou tat affectif,au moins trois diffrences. Premirement, les sentiments sont des tats, tandis qu'uneperception-affective est un vnement. Deuximement, le rapport entre une perception-affective et une valeur est toujours originairement et immdiatement une vise intentionnelle de cet objet. Mais ce mme rapport n'existe pas entre tous les sentiments, parexemple la colre et la joie, et leurs objets (cf. op. cit., p. 268-270). Troisimement,contrairement aux sentiments, la perception-affective est essentiellement cognitive.

    22 Op. cit., p. 90.23 Op. cit., p. 267.24 Bien que cette thse puisse paratre trange, elle n'est nullement incohrente. Les

    valeurs sont donnes apriori en ce sens qu'elles sont donnes d'une manire qui est :(a) indpendante de la perception sensorielle (bien qu'elles puissent tre affectivement-perues en mme temps que nous percevons par les sens un bien qui les manifeste) ;et (b) indpendante d'un processus d'abstraction ou d'un processus d'induction partirde l'exprience sensible. L'acte d'intuitionner les valeurs est empirique parce qu'il s'agitd'une exprience motionnelle occurrente du sujet (une perception-affective), bien quecette exprience ne soit pas une perception sensorielle.

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    absolue est la fois apriorique et motionnelle25. Mme l'intuitionphnomnologique des valeurs (dont nous ne parlerons pas) est une exprienceen ce sens. C'est pourquoi il affirme que la philosophie base phnomnologique est en ce sens un empirisme 26.

    Un autre aspect important de la connaissance des biens et des valeurs estce que Scheler appelle la prfrence et la subordination. Ce sont des actescognitifs qui dpendent de la perception-affective, mais qui lui sont irrductibles 27. Lorsque le sujet saisit non seulement une valeur, mais aussi certainsdes rapports essentiels de supriorit ou d'infriorit de cette valeur par rapport d'autres au sein de la hirarchie axiologique, il prfre cette valeur d'autres,ou il subordonne cette valeur d'autres. Mais la prfrence est l'acte deconnatre la supriorit d'une valeur ou d'un bien par rapport d'autres. Etla subordination est l'acte de connatre l'infriorit d'une valeur ou d'un bienpar rapport d'autres. C'est pourquoi Scheler fait cette remarque importante :On ne peut pas dire que la supriorit d'une valeur soit affectivement-perue,exactement comme l'est une valeur singulire, et qu'ensuite la valeur suprieure soit 'prfre' ou 'subordonne'. En ralit, la supriorit d'une valeurn'est donne selon la ncessit de son essence que dans l'acte-prfrentiel.Lorsqu'on prtend le contraire c'est gnralement parce qu'on confond laprfrence avec le 'choix' en gnral, c'est--dire avec un acte-tendanciel28.Autrement dit, il n'y a pas d'abord un acte de connatre la supriorit d'unevaleur et ensuite une prfrence. Car cette faon d'envisager la prfrencesupprimerait son statut cognitif et rduirait la prfrence n'tre que le simpleeffet psychologique d'un acte cognitif pralable et distinct d'elle. Au contraire,l'acte de prfrence est lui-mme l'acte de connatre la supriorit d'une valeur.D s'ensuit que ce n'est pas parce qu'une valeur est prfre une autre qu'ellelui est suprieure ; mais, normalement, c'est parce qu'une valeur est suprieure une autre qu'elle est prfre 29.

    Il se prsente toutefois une analogie entre la perception-affective et laperception sensorielle. En effet, il existe des illusions dans le domaine de laperception-affective des valeurs tout comme il en existe dans celui de laperception sensorielle. Et puisque les actes de prfrence et de subordinationdpendent de la perception-affective des valeurs, il y a aussi des illusions dans

    25 Op. cit., p. 266.26 Op. cit., p. 74, italiques de l'auteur.27 Cf. op. cit., p. 108. Il faut distinguer entre les actes de prfrence et de subor

    dination portant sur les valeurs seules, et ces actes portant sur des biens. Nous ne tenonscompte, dans ce qui suit, que des actes portant sur des valeurs.

    28 Ibid.29 En outre, c'est parce que l'acte de prfrence est un acte cognitif qu'il est

    irrductible l'acte de choisir. En effet, au sens strict, le choix porte sur des actes (cf.op. cit., p. 109) ou des conduites adopter (cf. p. 272); or le choix entre des conduitesprsuppose la connaissance de la supriorit ou de l'infriorit d'une valeur. D'autrepart, le sujet peut prfrer une valeur d'autres sans faire de choix.

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    ces actes 30. D'o viennent ces illusions axiologiques? Leur source principaleest le ressentiment.

    On comprend ds lors l'importance de ce phnomne psychologique pourScheler, et la ncessit pour lui d'en donner une analyse exacte. La comprhension du ressentiment est aussi indispensable dans l'epistemologieschelrienne des valeurs que celle des causes de l'illusion perceptuelle dansune thorie de la perception, ou que la comprhension des causes de l'erreurdans une thorie de la connaissance. Mais on comprend aussi l'intrt deScheler pour Nietzsche. Car, si, d'un ct, Scheler oppose son ontologieraliste des valeurs aux thses historicistes, relativistes et subjectivistes deNietzsche, d'un autre ct, son epistemologie des valeurs

    -qui comprend une

    phnomnologie de la manire vridique ou errone dont les valeurs apparaissent

    -doit inclure une analyse du ressentiment comme cause de l'illusion

    axiologique. Et cette analyse doit pousser plus avant l'tude du ressentimententame par Nietzsche.

    2. La conception schelrienne du ressentiment

    Selon Scheler, le ressentiment est un auto-empoisonnement psychologique, dont il donne la description gnrale suivante :

    Le ressentiment est un auto-empoisonnement psychologique qui a des causes et deseffets bien dtermins. C'est une disposition psychologique, d'une certaine permanence, qui, par un refoulement systmatique, libre certaines motions et certainssentiments, de soi normaux et inhrents aux fondements de la nature humaine, ettend provoquer une dformation plus ou moins permanente du sens des valeurs,comme aussi de la facult du jugement3I.Retenons les caractristiques suivantes : 1 Le ressentiment est une dispo

    sition d'une certaine permanence. 2) Un pisode dans le processus de formation de cette disposition est le refoulement. Le ressentiment est donc unphnomne complexe dans la mesure o son processus global de formationfera intervenir des tats et des pisodes conscients, des pisodes inconscients,et probablement aussi, bien que Scheler ne soit pas tout fait prcis sur cepoint, des tats et des pisodes qu'on pourrait dire partiellement conscients ousemi-conscients. 3) L'effet saillant du ressentiment est une dformation plusou moins permanente du sens des valeurs et de la facult du jugement. Ceque Scheler appelle ici le sens des valeurs, est la capacit de percevoir-affectivement des valeurs, ainsi que la capacit de connatre leur suprioritet leur infriorit par des actes de prfrence et de subordination. Reste voir

    30 Cf. op. cit., p. 109.31 HR, p. 16.

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    comment se ralise la dformation de la perception-affective des valeurs.Toutefois, avant d'expliquer cette dformation, qui est une consquence ultimedu ressentiment, il convient de dcrire schmatiquement le processus de formation du ressentiment in abstracto ; nous illustrerons ensuite ce processus pardes exemples concrets. Ce n'est qu'ensuite que nous serons en mesure decomprendre comment se ralise la dformation de la perception-affective desvaleurs.

    Schmatiquement, le ressentiment prsuppose chez le sujet un conflitpsychologique rsultant d'une tension entre son dsir de raliser telle fin (dsirqui peut tre actif, comme le dsir de possder tel bien, ou bien ractif, commele dsir de se venger d'une personne) et le constat de son impuissance raliserla fin. Le conflit devenant insupportable, il menace l'quilibre psychologiquede l'individu et l'exercice normal de certaines de ses fonctions vitales. Unmcanisme psychique irrationnel se dclenche ayant pour but d'apaiser leconflit au niveau, du moins, de la conscience. Le mcanisme atteint ce rsultatpar le refoulement du dsir initial et par la production de la croyance conscienteque la fin (qui reste inconsciemment dsire) n'est pas dsirable. Grce cettenouvelle croyance, le constat de l'impuissance du sujet raliser la fin neconstitue plus, au niveau de la conscience, un des ples d'un conflit. (Quem'importe d'tre impuissant raliser une fin qui n'est pas dsirable?) Lerapport entre ce processus et la question des valeurs rside dans le fait que lacroyance consciente (produite par le ressentiment) que telle fin n'est pasdsirable est une croyance au sujet de la valeur de cette fin.

    Passons des exemples dtaills. Parmi les conditions qui permettentd'expliquer le processus de formation du ressentiment, Scheler tient comptede quatre types de facteurs : les facteurs psychologiques personnels, la structuresociale, certains facteurs hrditaires, et ce qu'il appelle des situations humaines 32. Limitons-nous aux seules conditions psychologiques. Parmi celles-ci denombreux sentiments peuvent tre la source du ressentiment ; Scheler mentionne la rancune et le dsir de vengeance, la haine, la mchancet, la jalousie,l'envie et la malice33. Le ressentiment n'est rductible aucun de ces sentiments en particulier, ni leur combinaison, ni une combinaison de cessentiments avec d'autres. Devant faire un tri parmi les sources possibles duressentiment, nous choisissons de nous concentrer sur le dsir de vengeancepour deux raisons : selon Scheler, le dsir de vengeance est la plus importantedes sources du ressentiment 34; c'est d'autre part le sentiment que privilgieNietzsche dans son explication du ressentiment.

    Le ressentiment tant un phnomne essentiellement ractif, le dsir devengeance est tout indiqu pour en tre la source principale. En effet, le dsir

    32 Cf. HR, p. 37-48.33 Cf. op. cit., p. 16.34 Ibid.

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    de vengeance suppose une croyance, vraie ou fausse, en une offense, une injureou une blessure pralable contre laquelle le sujet ragit. D est vrai que le dsirde vengeance n'est pas le seul sentiment ractif; il y a aussi, par exemple, latendance la riposte et la tendance la dfense, accompagnes ou non d'indignation, de colre, de haine ou de rage 35. Mais le dsir de vengeance n'estpas rductible une simple tendance la riposte. En effet, celui qui veut sevenger d'une offense ou d'une blessure, ne cherche pas ragir immdiatement. Au contraire, il retient sa tendance riposter, ainsi que les motions decolre ou de haine qui l'accompagnent ; on dit : la vengeance est un plat quise mange froid. Il les retient, les suspend, mais ne les refoule pas; du moinsil ne les refoule pas encore. En second lieu, l'acte de riposter est dlibrmentdiffr ; il est remis une occasion plus propice (tu ne perds rien pourattendre). En troisime lieu, si la tendance riposter est retenue, et si l'actede riposter est diffr, c'est parce que le sujet prvoit une issue dfavorable une riposte immdiate. C'est--dire, il pense qu'il est impuissant riposterimmdiatement. C'est prcisment le sentiment d'impuissance, li au dsir devengeance, qui fait de ce dsir l'origine principale du ressentiment36.

    Or, le dsir de vengeance cesserait si le sujet ralisait effectivement l'actevengeur ajourn. Il pourrait aussi cesser, par exemple, si celui dont on veutse venger tait puni par autrui la satisfaction de l'intress, ou si le tort taitrpar la satisfaction de l'intress, ou encore, d'une faon morale, par lepardon de l'intress. Avec la ralisation d'une de ces ventualits, le dsirde vengeance ne donnerait pas lieu au ressentiment37. Pour qu'il y ait ressentiment, il faut qu'aucune de ces issues ne se ralise ; il faut que la rancune oule dsir de vengeance subsiste, inassouvi. D'autre part, si aprs un laps de tempsle sujet constate qu'il est toujours incapable de raliser l'acte diffr, et surtout,s'il pense qu'il sera incapable de le faire l'avenir, alors le sentiment d'impuissance s'intensifie. D peut aussi s'intensifier si le sujet sait que l'offensesubie n'est pas rparable parce que, loin d'avoir t un vnement ponctuel,elle est un tat de choses permanent et inaltrable 38. En bref, une autrecondition du ressentiment est que le dsir de vengeance subsiste alors mme

    35 Cf. ibid.36

    Nous voyons ds maintenant que la vengeance est, en soi, fonde sur unsentiment d'impuissance; qu'elle est toujours, et avant tout, le fait d'un 'faible' (quelleque soit la forme que prenne sa faiblesse) ; aussi, en son essence, ne comporte-t-ellejamais le sentiment qu'on agit 'du tac au tac' et ne se prsente-t-elle jamais simplementcomme une raction accompagne d'motion. Ce sont ces caractres qui font du dsirde vengeance un terrain si propice la croissance du ressentiment (op. cit., p. 17).

    37 Cf. op. cit., p. 18-19.38 C'est pourquoi : [...] la rancune tend au ressentiment dans la mesure o son

    objet est un tat de choses continu, permanent, ressenti comme 'injure' permanente etqui chappe la volont de l'offens; c'est--dire dans la mesure mme o cette injurese prsente comme une fatalit (op. cit., p. 23).

  • MAX SCHELER, CRITIQUE DE NIETZSCHE 219

    que le sujet constate que l'acte vengeur est - ou est devenu - impossible, cequi a pour effet de prolonger et d'accrotre le sentiment d'impuissance.

    Mais il faut ajouter que si le dsir de vengeance, le sentiment d'animositou de haine, ainsi que le sentiment accru d'impuissance, se prolongent dansle temps, cela ne signifie pas simplement que le sujet se souvient de cessentiments. Cela signifie que ces sentiments sont constamment ravivs dansla conscience. D'o, d'ailleurs, le terme de ressentiment : c'est une reviviscence de l'motion mme, un re-sentiment39. Et cette reviviscence continuelle des sentiments permet d'expliquer ce qu'on appelle la rumination, quiest typique du ressentiment. Bien que Scheler ne s'exprime pas exactementde cette faon, nous pensons l'interprter correctement en disant que le processus global de la formation du ressentiment contient un pisode circulaire :d'abord, le sentiment d'impuissance est une condition ncessaire du dsir devengeance, et l'intensit du dsir de vengeance est fonction de l'intensit dusentiment d'impuissance ; ensuite, l'incapacit raliser l'acte de vengeancediffr ravive et intensifie le sentiment d'impuissance, qui, son tour, intensifiele dsir de vengeance ainsi que le sentiment d'animosit ou de haine, et ainside suite. Mais ce mouvement circulaire ne saurait se prolonger indfiniment.Car le dsir de vengeance et le sentiment d'impuissance sont des tats conflictuels. Etant sans cesse ravivs, ils rendent d'autant plus intense le conflitmotionnel auquel ils donnent lieu. L'existence de ce conflit intense est essentiel au ressentiment: C'est [...] la suite d'un conflit intrieur d'uneviolence particulire qui met aux prises, d'une part la rancune, la haine, l'envie,etc., et leurs modes d'expression, de l'autre l'impuissance, que ces sentimentsprennent forme de ressentiment **,

    Jusqu'ici, le dsir de vengeance, la haine et le sentiment d'impuissance sontconscients. Mais une fois le conflit motionnel devenu insupportable pour lesujet, il y aura un pisode de refoulement, qui sera une nouvelle tape dansle processus global de la formation du ressentiment.

    Mais avant de parler du refoulement, il convient de mentionner une dernirecondition du dsir de vengeance. Selon Scheler, il est de la nature du dsir devengeance de postuler l'galit entre l'offens et l'offenseur 41. C'est--dire,une des conditions psychologiques du dsir de vengeance est que celui qui veutse venger d'autrui croie, tort ou a raison, qu'il est, sous au moins un rapport,l'gal de l'offenseur. Cette condition est importante parce qu'elle permet derendre compte du fait que le dsir de vengeance, contrairement la colre, lahaine et la rage, qui peuvent accompagner ce dsir, est toujours accompagnde la croyance d'avoir raison, comme si l'offens avait un droit de son ct.

    39 Op. cit., p. 11.40 Op. cit., p. 48.41 Op. cit., p. 22.

  • 220 RICHARD GLAUSER

    Elle permet galement de rendre compte du fait que, dans certains cas, lavengeance peut mme tre considre comme un devoir 42.

    Passons l'tape du refoulement. Bien que Nietzsche ait bien saisi cetpisode, selon Scheler, il ne l'a pas analys de manire suffisamment prcise 43.Qu'est-ce qui est refoul? C'est, d'une part, la reprsentation de l'objet, lacause, du dsir de vengeance ; d'autre part, c'est le dsir de vengeance lui-mme. L'effet le plus remarquable du refoulement est que dans certains casle sentiment et la reprsentation de son objet se dissocient. Par exemple, si ledsir de vengeance avait initialement pour objet telle personne, le sentimentd'animosit ou de haine, qui fait partie du dsir de vengeance, peut se dissocierde la reprsentation de cette personne en particulier et porter galement surtoutes sortes de choses qui lui sont associes d'une faon ou d'une autre, mmede faon purement accidentelle. Le sentiment d'animosit peut en venir portersur la manire de parler de cette personne, de se tenir en public, de marcher,de s'habiller, etc. **. Il peut aussi porter sur toutes les personnes entretenantcertaines relations avec la personne vise, ou ayant en commun avec ellecertaines caractristiques, par exemple, sur les personnes appartenant lamme classe sociale que l'offenseur. Bref, pour utiliser une image expressivede Scheler, une fois le sentiment d'hostilit dissoci de son objet initial et dela reprsentation de sa cause, ce sentiment fait tache d'huile, il se rpand.

    On l'aura compris : dans certaines conditions, le sentiment de haine oud'animosit qui fait tache d'huile, qui se rpand, portera galement surles valeurs lies d'une manire ou d'une autre cette personne. Par exemple,sur les valeurs que cette personne incarne, ou sur celles qu'elle ralise, ou surcelles auxquelles elle aspire, qu'elle souhaite raliser, etc. :

    [...] dans certaines conditions, le sentiment finit par se dissocier de la personne quim'a caus un dommage, ou qui m'a opprim, pour devenir une disposition gnrale rejeter certaines valeurs qualitatives, abstraction faite de leur possesseur et descirconstances de lieu ou de temps, et sans tenir compte de l'attitude relle de cettepersonne mon gard 45.

    Ce n'est pas le dsir de vengeance qui a pour objets des valeurs. Il ne seraitpas correct de dire que le sujet dsire, consciemment ou non, se venger decertaines valeurs. Mais c'est le sentiment d'hostilit ou de haine, initialementli au dsir de vengeance (et qui cause du refoulement se dissocie de lareprsentation de son objet), qui se dirige contre des valeurs.

    Par ce qui prcde nous avons une explication de la formation du ressentiment partir du dsir de vengeance. Nous sommes parvenus au point o, parle refoulement, se forme une disposition gnrale rejeter certaines valeurs

    42 Cf. op. cit., p. 21.43 Cf. op. cit., p. 49.44 Cf. op. cit., p. 51.45 Ibid.

  • MAX SCHELER, CRITIQUE DE NIETZSCHE 221

    qualitatives. Mais il faut aller plus loin. Car, nous avons vu que pour Schelerl'effet principal du ressentiment est une dformation plus ou moins permanente du sens des valeurs46. Alors comment parvient-on cet effet?

    C'est la disposition gnrale rejeter certaines valeurs qui produit cettedformation du sens des valeurs. Mais comment? Rappelons-nous la ralitd'un ordre hirarchique des valeurs. Or, la disposition rejeter certainesvaleurs est une tendance dprcier ces valeurs systmatiquement, les sous-estimer, ou encore, affecter les valeurs positives d'un coefficient ngatif.Comme il y a toujours des corrlations entre les valeurs dans la hirarchie, ladprciation de certaines valeurs suprieures s'accompagne d'une surestimation de certaines valeurs infrieures. En vertu du ressentiment l'affirmation decertaines valeurs infrieures a pour cause cache la dprciation de certainesvaleurs suprieures.

    En partant, non plus du dsir de vengeance, mais de l'envie, on parvient un rsultat similaire, mais aussi fort diffrent certains gards. Dans le casdu ressentiment procdant de l'envie, le conflit initial est entre ime tendance chercher obtenir un certain bien par envie et l'impuissance le faire. Lamanire dont ce conflit trouve une issue dans le ressentiment comporte deuxtapes distinctes47. La premire tape consiste dprcier le bien vers lequelon tend, en lui dniant la valeur qu'on y voyait *. C'est le cas du renard qui,incapable d'atteindre les raisins doux, les dclare amers. Dans cette premiretape la croyance nouvelle ne comporte pas d'illusion sur l'ordre des valeurs :le renard continue penser de manire gnrale que la douceur est une valeursuprieure l'amertume, mais il en vient croire que les raisins qu'il convoitaitne sont pas des supports de la valeur qu'est la douceur. Sa nouvelle croyancecomporte une illusion l'gard du support des valeurs, non l'gard desvaleurs elles-mmes.

    C'est seulement lorsqu'on parvient une seconde tape que le ressentimentatteint son plein effet. Celle-ci est atteinte lorsque la croyance produite par leressentiment reprsente illusoirement une inversion dans l'ordre des valeurselles-mmes, sous-estimant des valeurs suprieures auxquelles l'agent tendaitvainement et surestimant des valeurs infrieures qu'il est effectivement capablede raliser. Un exemple de Nietzsche : l'homme appartenant au type psychologique dit sacerdotal, qui envie le guerrier pour sa force et son courage,mais qui est impuissant raliser ces valeurs en sa personne, ne dit pas (commedans la premire tape) que le guerrier n'incarne pas ces valeurs, mais il affirmeque la force et le courage sont des valeurs infrieures l'humilit et la piti 49.D importe de noter que lorsque le sujet parvient la seconde tape du ressen-

    47 Cf. op. cit., p. 33-34.48 Cf. op. cit., p. 55-56.49 Nous ne disons nullement que la force et le courage soient des valeurs suprieures

    l'humilit et la piti pour Scheler. Nous prenons l'exemple de Nietzsche seulementpour illustrer la structure d'un mcanisme psychologique.

  • 222 RICHARD GLAUSER

    timent, la premire peut disparatre. Une fois le sacerdotal convaincu que laforce et le courage sont des valeurs infrieures l'humilit et la piti, il luiest ais de reconnatre que les guerriers sont forts et courageux. En termesgnraux, une fois que l'intuition des valeurs est dforme par le ressentimentau point que le sujet se reprsente illusoirement une inversion dans l'ordreaxiologique, il n'y a plus de ncessit psychologique pour qu'il entretienne unecroyance illusoire sur les supports qui possdent ces valeurs.

    Mais qu'on parte du dsir de vengeance ou de l'envie, le rsultat est lemme : le ressentiment s'exprime toujours selon un schma bien arrt : onaffirme, on estime, on exalte telle chose, non en raison de ses qualits intrinsques, mais dans le but, toujours inavou, d'en nier, d'en dprcier, d'enravaler telle autre50. Par ailleurs on ne saurait dire que le ressentiment inverse,au sens littral, les valeurs, puisque leur ordre hirarchique est ternel. Bienplutt, il a pour effet une croyance qui reprsente faussement l'ordre desvaleurs comme invers. En outre, bien que la croyance soit fausse, les jugements qui l'expriment ne sont pas des mensonges. U y aurait mensonge, certes,si le sujet intuitionnait correctement les valeurs et leurs rapports hirarchiquestout en prononant volontairement des faux jugements leur gard. Mais cen'est justement pas le cas51, car la croyance errone dpend directementd'illusions dans la perception-affective des valeurs, ainsi que dans les actesde prfrence et de subordination, qui sont des actes d'apprhension pr-judicatifs. De la sorte, le sujet met ses jugements de valeur errons sansintention consciente de tromper autrui, ni lui-mme. L'analyse de Schelerimplique que Nietzsche se trompe lorsqu'il assimile l'effet du ressentiment un mensonge.

    Ds lors, demandera-t-on : en quoi consiste l'illusion dans l'intuition desvaleurs? Elle ne consiste pas en ce que le sujet n'aurait pas de perception-affective des valeurs. Car, s'il y a dformation de l'intuition des valeurs, il fautnanmoins que les valeurs soient intuitionnes; si elles ne l'taient pas, on nepourrait parler d'une dformation de l'intuition que nous en avons52. L'illusionconsiste seulement en ce qu'elles apparaissent selon un ordre hirarchique quin'est pas le leur. Des valeurs suprieures sont rellement intuitionnes, maissont intuitionnes comme tant infrieures d'autres valeurs qui sont en ralitinfrieures aux premires. L'illusion consiste en ce que certaines valeurs, ditmtaphoriquement Scheler, ne font que transparatre travers d'autres valeurs,interposes par le ressentiment, qui voilent les premires53. (Nous verrons plusloin que cette description est insuffisante.)

    50 HR, p. 48.51 Cf. op. cit., p. 36, 61 et 62.52 Cf. op. cit., p. 36.53 Ibid.

  • MAX SCHELER, CRITIQUE DE NIETZSCHE 223

    Alors que l'intuition des valeurs est naturellement indpendante des tendances et des inclinations psychologiques du sujet, le ressentiment a pour effetde produire un rapport de dpendance de l'intuition l'gard des secondes.Ds lors la perception-affective des valeurs, les actes de prfrence et desubordination, et enfin les jugements de valeur directement fonds sur cesdernires

    -toutes ces oprations pour lesquelles les valeurs sont une matire

    donne a priori-

    s'adaptent, se conforment, un facteur contingent et subjectif : la rsolution irrationnelle de conflits psychiques.

    3. Scheler, critique de Nietzsche : morale chrtienne et ressentiment

    Le ralisme de Scheler concernant l'ordre axiologique lui interdit videmment d'accepter la position de Nietzsche suivant laquelle la thse de l'existenced'un ordre ternel de valeurs ne serait qu'une rationalisation rtroactive servant justifier l'adoption d'une morale concrte. Mais il reconnat Nietzsche lemrite d'avoir mis jour un des faits les plus importants de l'thique moderne 54, savoir l'existence de morales concrtes diffrentes (fondes sur desvaleurs diffrentes) et vritablement incompatibles55. Cela signifie, pour Scheler, qu'elles ne peuvent pas toutes exprimer correctement l'ordre axiologique.Et il accorde Nietzsche qu'on peut expliquer une partie de la diversit desmorales concrtes par le phnomne du ressentiment. Ce qui signifie qu'il suitNietzsche en considrant que le ressentiment n'est pas seulement un phnomne limit l'individu, mais que dans certaines conditions historiques et

    54 Op. cit., p. 63.55 Scheler oppose cette thse, qu'il partage avec Nietzsche, la position dfendue

    par des philosophes dits relativistes tels que Comte, Spencer et Mill. Selon Scheler,ceux-ci n'ont jamais rellement constat l'existence d'une diversit de morales concrtes ; mais ils posent comme valeur suprme une valeur reconnue comme primordiale leur poque, en l'occurrence le bien gnral, et constatent le fait que des communautspeuvent diffrer profondment quant la question de savoir quelles choses (activits,dispositions, qualits, etc.) doivent tre considres comme bonnes par rapport laralisation de cette valeur suprme : Ils ont montr, par exemple, que dans une socitessentiellement militaire, o la guerre est un moyen d'existence, la vaillance, le courage,etc., sont des qualits plus utiles au bonheur gnral que l'amour du travail, l'application, l'honntet, qualits en honneur dans une socit industrielle ; ou encore, que,dans celle-ci, le vol passe pour un crime moins grave que le brigandage, alors que c'estl'inverse pour celle-l, chez les anciens Germains, par exemple (HR, p. 63-64). Ainsi,la seule raison pour laquelle on pourrait appeler ces philosophes des relativistes, c'estqu'ils admettent qu'tant donn une valeur reconnue comme suprieure, il y a, dans lemonde et dans l'histoire, de grandes diffrences dans les jugements portant sur ce quiest le plus apte servir la ralisation de cette valeur. C'est pourquoi, estime Scheler,les 'relativistes' de la morale [Comte, Spencer et Mill] ne sont que les 'absolutistes'de leur poque (loc. cit.).

  • 224 RICHARD GLAUSER

    sociologiques, il peut se raliser de marnire relativement uniforme dans descommunauts, des classes sociales, voire des socits entires. Evidemment,si Scheler affirme que le ressentiment est crateur de nouveaux jugements devaleurs et de nouvelles morales concrtes 56, il lui est manifestement impossible d'admettre, comme le dit parfois Nietzsche, que le ressentiment estcrateur des valeurs elles-mmes. Cette diffrence mise part, il reste que cequi spare Scheler de Nietzsche n'est pas la question de la lgitimit de l'usagedu concept de ressentiment pour expliquer l'existence de certains systmesmoraux concrets, mais la question de savoir si, comme le pense Nietzsche, ilest possible d'expliquer par le ressentiment la morale chrtienne elle-mme.Scheler le nie, affirmant que la morale chrtienne, considre dans son essenceet son apparition originelle, ne peut pas tre explique par le ressentiment ;elle reflte, selon lui, au moins partiellement, mais en tout cas correctement,la hirarchie axiologique. (D faut toutefois reconnatre que Scheler vite derpondre la question de savoir pendant combien de temps les valeurs del'ordre axiologique ont t manifestes et effectives en une morale chrtienneconcrte.) Pour le montrer, Scheler analyse plusieurs notions centrales de cettemorale, telles que les notions de pardon et d'amour.

    Si Nietzsche avait dgag plus finement le processus de formation duressentiment, il se serait aperu que le pardon ne peut pas tre effectu parressentiment. Chez l'homme, certes, l'acte de pardonner succde souvent undsir de vengeance57. Mais, pour que le dsir de vengeance aboutisse auressentiment, il faut qu'il subsiste et reste inassouvi. Il y aurait pourtant denombreuses manires dont il pourrait tre interrompu. Par exemple, la personnedont on veut se venger pourrait tre punie par autrui la satisfaction del'intress, ou bien le tort pourrait tre rpar la satisfaction de l'intress,ou encore, l'intress pourrait pardonner son acte la personne dont elle dsirese venger. Dans chacune de ces ventualits, le dsir de vengeance ne subsistepas et ne peut donc produire de ressentiment. C'est que le pardon, loin depouvoir tre produit par ressentiment, est au contraire un acte qui, sur le planpsychologique, coupe court au processus de sa formation.

    Quant l'amour chrtien, selon Scheler, sa signification lui vient de lareligion et n'est intelligible qu' la lumire de celle-ci. Nietzsche refuse dechercher le sens de l'amour chrtien dans la religion puisqu'elle n'est pour luiqu'une rationalisation masquant le vrai sens de l'amour chrtien, qui est lenihilisme. Opposant l'amour chrtien l'amour tel qu'il apparat dans l'Antiquit grecque, Scheler voit dans le second essentiellement l'effet d'un dsir,d'un besoin, un dfaut de l'tre 58. C'est pourquoi il est reprsent comme unrapport allant de l'infrieur vers le suprieur : de l'imparfait vers le parfait,

    56 Cf. op. cit., p. 60.57 Cf. op. cit., p. 103.58 Cf. op. cit., p. 68.

  • MAX SCHELER, CRITIQUE DE NIETZSCHE 225

    de l'indfini vers le fini ou le dfini [...], de l'apparence vers l'essence, del'ignorance vers la science, un intermdiaire entre avoir et n'avoir pascomme dit Platon dans le Banquet59. Mais l'tre parfait n'a aucun dsir, niaucun besoin; il n'aime donc pas. C'est pourquoi Platon dit : Si nous tionsdes dieux, nous ne connatrions point l'amour. Et chez Aristote, le premiermoteur immobile meut tous les tres comme l'aim meut l'amant, alors quece moteur lui-mme n'aime pas ^.

    Dans le christianisme, en revanche, l'amour va d'abord (mais non exclusivement) du suprieur vers l'infrieur puisque l'tre parfait aime les tresimparfaits qu'il a crs. L'amour n'est plus conu comme besoin, manque ouimperfection, puisque le Dieu qui aime ses cratures imparfaites est tout lafois parfait et infini. Quant l'amour chrtien d'un homme pour autrui, ils'adresse de droit toutes les mes ainsi qu' Dieu, c'est--dire tous lesmembres du Royaume de Dieu. Or, l'aspect de l'amour chrtien que Nietzschecherche expliquer par le ressentiment est spcifiquement l'amour d'unhomme pour d'autres hommes plus malheureux que lui. Selon Scheler, cetamour-l, participe en un sens de l'amour de Dieu pour les tres moins parfaitsque lui. C'est--dire qu'on mconnat le sens de l'amour chrtien d'un hommepour un autre homme plus malheureux si on ne le conoit pas comme uneimitation de l'amour divin 6I. Bien videmment, il n'en serait pas une imitations'il procdait d'une haine de la richesse, de la beaut, de la force et de la sant,ou s'il reposait sur l'estimation de leurs contraires comme de valeurs suprieures. C'est pourquoi, lorsque l'amour d'un chrtien pour les plus malheureuxque lui est authentique, il ne peut tre l'effet du ressentiment et ne dpend pasd'une illusion dans la perception-affective des valeurs.

    Selon Scheler, Nietzsche a confondu l'amour et l'altruisme. L'altruistecherche tre bienfaisant l'gard des personnes dmunies ou faibles caused'un ressentiment dirig contre certaines valeurs qu'il dsire secrtement, tellesla puissance, la force et la richesse, et cause d'une haine dirige spcialementcontre lui-mme parce qu'il se sait impuissant les atteindre. Par ses actesbienfaisants l'gard des malheureux, il multiplie les signes extrieurs del'amour chrtien. Mais ces actes sont des moyens pour lui de dtourner sonattention de son impuissance et de la haine qu'il se voue62. Toutefois, siNietzsche a pu confondre amour et altruisme, c'est cause de leur ressem-

    59 Op. cit., p. 69.60 Cf. ibid.61

    [...] l'amour se manifeste en ce que le noble descend et s'incline vers le roturier,l'homme sain vers le malade, le riche vers le pauvre, le beau vers le laid, l'homme debien et le saint vers l'homme mauvais ou moyen, le Messie vers les publicains et lespcheurs ; et cela sans craindre, comme les Anciens, d'y perdre ou de se souiller, maisavec l'assurance religieuse que, dans l'acte mme de s'incliner [...] on gagne ce qu'ily a de plus haut, qui est de devenir semblable Dieu (op. cit., p. 70).

    62 Cf. op. cit., p. 84-87.

  • 226 RICHARD GLAUSER

    blance extrieure : Plus je mdite la question, et plus je me convaincs quel'amour chrtien est, dans sa racine, absolument pur de ressentiment ; et cependant, il n'est pas de notion que le ressentiment puisse mieux utiliser sespropres fins, en lui substituant une autre motion, grce un effet d'illusionsi parfait que l'il le plus exerc ne parvient plus discerner du vritable amourun ressentiment o l'amour ne serait plus qu'un moyen d'expression63.

    Si l'on peut comprendre jusqu'ici que Nietzsche ait pu ignorer le sens del'amour chrtien

    -d'abord, en le sparant de la religion, qui seule le rend

    intelligible, ensuite, en le confondant avec l'altruisme-,

    cela n'explique pascomment Nietzsche a pu croire que toute la morale chrtienne soit le fruit duressentiment. Pour l'expliquer, il faut rappeler que Scheler accorde Nietzscheque certaines morales concrtes sont issues du ressentiment, par exemple cequ'il nomme la morale bourgeoise, dont il situe l'origine au XIIIe sicle. Demme pour certaines idologies modernes, telles que l'humanitarisme et ledmocratisme 64. Comme elles sont le fruit du ressentiment, ces idologiespromeuvent des chelles modernes de valeurs fondes sur des illusions l'gard de l'ordre axiologique vritable. Mais tandis que Nietzsche pense queces chelles modernes de valeurs sont issues du ressentiment parce qu'ellesdrivent de la morale chrtienne, qui serait elle-mme un produit du ressentiment, Scheler estime que ces chelles de valeurs procdent d'un ressentimentdirig contre le christianisme authentique.

    Mais comment expliquer l'erreur de Nietzsche, selon Scheler? Par le fait,notamment, que ces chelles modernes de valeurs ont t prsentes par leursdfenseurs, non seulement comme compatibles avec le christianisme, maiscomme promouvant les valeurs fondamentales de la morale chrtienne. En unmot, du point de vue de Scheler, l'humanitarisme, le dmocratisme, le socialisme et le communisme seraient factuellement issus d'un ressentiment dirigcontre le christianisme, mais ils auraient t interprts sur le plan thoriquepar leurs avocats respectifs comme assumant et conservant les valeurs les plusimportantes de la morale chrtienne. Au surplus, certains dfenseurs du christianisme ont interprt leur tour les valeurs de la morale chrtienne travers

    63 Op. cit., p. 74.64 Par dmocratisme Scheler ne vise pas la dmocratie comme systme politique.

    Le dmocratisme est le principe qui situe la fin de toute activit doue de valeur dansla conservation du plus grand nombre d'hommes possible, interprt de telle sortequ'on rejette d'emble l'ide d'une solidarit profonde entre les parties de l'humanit[...] (op. cit. p. 175). Quant l'humanitarisme, il s'agit de l'idal d'un sentimentd'amour pour les hommes en gnral. Ce sentiment ne porterait pas directement sur lespersonnes, mais sur l'humanit comme collectivit; l'amour pour une communaut plustroite serait tenu pour une injustice commise l'gard de l'humanit entire. En outre,ce sentiment se limiterait la seule collectivit humaine, ce qui aurait pour consquencethorique une reprsentation de l'humanit comme isole d'un ct, de Dieu, et del'autre, de la nature (cf. op. cit., p. 109-111). Scheler range aussi le communisme etle socialisme parmi les idologies rsultant du ressentiment.

  • MAX SCHELER, CRITIQUE DE NIETZSCHE 227

    ces idologies contemporaines. Ds lors ce qui vint s'appeler morale chrtienne du vivant de Nietzsche tait en ralit un syncrtisme thorique danslequel des valeurs de la morale chrtienne, arraches la religion qui, seule,donne accs la comprhension de leur sens, taient interprtes travers deschelles de valeurs issues d'un ressentiment dirig contre la religion chrtienne.Nietzsche a donc eu raison de penser que ce qui portait le nom de moralechrtienne son poque tait largement d au ressentiment. Mais il a commisl'erreur de croire que cela reprsentait l'essence de la morale chrtienne 65.

    4. Remarques finales

    Dans le cadre de sa critique de Nietzsche, Scheler parvient, selon nous, un rsultat important : il russit montrer qu'il est possible, simultanment,d'adopter une ontologie raliste des valeurs, de fournir une epistemologie desvaleurs permettant d'expliquer l'erreur, d'accorder un rle central au ressentiment dans la formation des croyances axiologiques, et de rendre compte del'existence de morales concrtes incompatibles. Mais plusieurs problmesimportants subsistent. Nous en mentionnons deux. Le premier est interne sapense; le second concerne la valeur de sa critique de Nietzsche.

    Premirement, il y a une difficult dans l'explication schelrienne de lanature exacte de l'illusion due au ressentiment dans l'intuition des valeurs. Ladifficult vient de ce qu'il ne tient compte que des cas o l'illusion donne lieu des croyances axiologiques fausses : la victime du ressentiment intuitionnebien les valeurs A etB (supposons que soit suprieure a), mais son intuitioncontient une illusion qui fonde la croyance fausse que A est infrieure B. Or,supposons que l'individu X, pai l'effet du ressentiment, aboutisse effectivement cette croyance. Supposons, ensuite, que l'individu Y, par ressentimentcontre X, forme la croyance que la valeur A est suprieure B. La croyancede Y sera vraie, bien que forme par ressentiment. Or, d'aprs Scheler, l'individu Y, comme tout un chacun, doit avoir l'intuition des valeurs A et B, maiscomme son intuition est cense tre pervertie par le ressentiment, elle contientune illusion. Pourtant, la croyance axiologique fonde sur l'intuition illusoireest vraie. Ds lors se pose la question de savoir en quoi consiste exactementl'illusion dans l'intuition de Y, puisque celle-ci peut nanmoins servir de base des jugements axiologiques vrais. Malheureusement, l'analyse de Scheler nepermet pas de rpondre. Mais une explication est requise, sinon l'ide suivantlaquelle l'effet principal du ressentiment est une dformation plus ou moinspermanente du sens des valeurs pourrait tre mise en pril. Car, premirevue, si la croyance axiologique de l'individu y est vraie et fonde sur l'intuition,

    65 Cf. op. cit., p. 134-135.

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    on pourrait contester que le sens des valeurs de Y soit dform, bien queY soit affect par le ressentiment.

    Une seconde question est de savoir si Scheler russit rfuter la thsenietzschenne suivant laquelle la morale chrtienne procde originairement duressentiment. Nous ne pouvons aborder ici tous les aspects de ce problmecomplexe. Qu'il nous suffise d'en dgager un moment central. En dernireanalyse, la rponse de Scheler est que la morale chrtienne, considre dansson essence, reflte correctement la hirarchie axiologique. Toutefois, dans lamesure o la critique schelrienne de Nietzsche prsuppose un ralismeaxiologique, nous avons affaire la confrontation de deux philosophies, non la rfutation de l'une par l'autre. En effet, Nietzsche rpondrait que parlerde la morale chrtienne considre dans son essence, c'est dterminer sagense (d'o, prcisment, l'ide d'une gnalogie de la morale). Et commeune morale est pour Nietzsche un type de phnomne historique et naturel la fois, il faut que l'explication de sa gense ait un fondement naturaliste. Sibien que, lorsque Scheler caractrise l'essence de la morale chrtienne par sonadquation la hirarchie axiologique, Nietzsche rpondrait que l'ide mmed'un ordre ternel des valeurs n'est que la fiction d'une Hinterwelt de plus,un nouvel avatar du platonisme dvoilant une secrte volont d'anantissement. Certes, Scheler tente aussi de montrer que Nietzsche n'a pas comprisla signification vritable du pardon et de l'amour chrtiens. Mais ce dernierpeut contester que ceux-ci, tels que Scheler les conoit, aient jamais exist.C'est pourquoi la critique schelrienne de Nietzsche nous conduit en fin decompte la question de savoir si l'on peut donner des arguments dcisifs enfaveur du ralisme ontologique des valeurs. Cette question

    -faut-il le dire?

    -

    est toujours la ntre aujourd'hui *.

    \

    i

    * Je remercie Kevin Mulligan et Christine Tappolet pour leurs commentaires surune version antrieure de ce texte, et le comit de rdaction de la Revue de Thologieet de Philosophie pour des suggestions stylistiques.

    Ressentiment et valeurs morales : Max Scheler, critique de Nietzsche