Bersot Daniel Vie au Congo - Federal Council

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Bersot Daniel Vie au Congo 1909

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Bersot Daniel

Vie au Congo

1909

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DANIEL BERSOT

LA VIE AU CONGO

5ous la Chicote NOUVELLES CONGÔLAMES

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GENÈVE A . J U L L I E N , É D I T E U R

«s SMri-à*-Fo*ry Î*

1909

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SOUS LA CHICOTE

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DANIEL BERSOT

LA VIE AU CONGO

5ous la Chicote NOUVELLES CONGOLAISES

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GENÈVE A . J U L L I E N , É D I T E U R

au Hourg-dt-Four, $2

1909

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Imprimerie Paul Richter

rue D1 Alfred- Vincent, 10, Genève.

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SOUS LA CHICOTE!

J'assistais récemment à une conférence sur le Congo faite par M. René Claparède.

Les paroles du conférencier étaient illus-trées de photographies projetées sur un écran lumineux. Toute la salle fut secouée d'un frisson d'horreur et d'indignation lorsque parut, sur la toile blanche, l'image de nègres mutilés, amputés des pieds ou des mains, de femmes et d'enfants dont les moignons lamentables se tendaient vers le public comme pour implorer sa pitié....

Ces malheureux ont été mutilés, affirme le missionnaire Harris, qui les a photographiés,

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VI SODS LA CHICOTE

en punition de leur peu de sèle à fournir du caoutchouc et pour servir d'exemple aux indigènes tentés d'imiter leur paresse.

Dans l'auditoire, des hommes pâlirent ; je vis des larmes humecter de beaux yeux de femmes, de mires sans doute. Et mentale-ment, je répétai ce cri de colère et de déses-poir des nègres de l'Equateur: < Matôfï pila-moko akoufi. Le caoutchouc, c'est la mort ! >

* * #

Sur l'écran, toute seule, une chicote se des-sine. Il me semble voir un de ces objets de torture, souvenirs des inquisitions, étalés dans les musées historiques pour nous ap-prendre à détester les époques de barbarie et d'oppression.

Instrument de domination et de martyre, d'un usage habituel, quotidien, excessif, la chicote est le symbole de la force brutale abattue sur les populations du Congo. Il n'est pas un noir, dans l'État Indépendant, qui n'en porte les cicatrices entre les reins et

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SOCS L.A CHICOTE VII

les épaules. Comme il y a un empire du knout, il existe un pays de la chicote, un Etat dont le sceptre est un outil de torture.

* * *

Le titre de ce livre me fut suggéré par cette chicote se détachant, noire et sinistre, sur un écran lumineux. Sous la chicote ! ces trois mots résument l'histoire du centre africain pendant le dernier quart de siècle ; ils caractérisent le régime d'oppression, d'impitoyable exploitation auquel est soumis un immense pays ; ils renferment toute la vie de crainte et de labeur des nègres du Congo.

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DEUX HOMMES FORTS

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DEUX HOMMES FORTS

I

L'antique forêt se rue vers la lumière, vers le ciel, vers le soleil : lutte énorme, lente, silen-cieuse, acharnée, éternelle. Ecartant sans peine les obstacles, les géants à la membrure forte arrondissent dans l'éblouissement du jour tropical des dômes de feuilles luisantes ; des palmiers sveltes jaillissent tout en nerfs, coulent leurs stipes entre les végétations ser-rées, épanouissent leurs couronnes gracieuses au soleil de vie ; des lianes, encore, atteignent la clarté par une lente et perpétuelle repta-tion. Plus bas, c'est l'ombre, le chaos, la ba-taille pour des gouttes de lumière instillées

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par les trous des feuillages, aux heures arden-tes du jour, pour des filets de soleil, si minces et pâlis qu'on croirait des rayons de lune. Et tout au fond, entre les troncs durs comme un métal, et luisants, dans la nuit et les miasmes putrides, naît et meurt une cohue de végé-taux bizarres, de monstres charnus, de lianes tentaculaires, fourré plus dense qu'un maquis de Corse, armé d'aiguilles, de stylets, de flè-ches, touffe impénétrable, humide de fièvres, distillant des poisons, couvant la mort. Le sol est un humus riche, fait des décomposi-tions et des pourritures qui s'accumulent, d'heure en heure, depuis des mille ans. De cette putréfaction naît la vie puissante dont s'enorgueillit un vaste espace du continent noir, la forêt superbe et vierge où, jusqu'à Stanley, l'audace du blanc ne s'aventura pas. Toutes les puissances de vie contenues dans ce sol se précipitent et s'affirment en des my-riades de plantes poussant dru, serrées, pres-sées, entrelacées, confondues; beaucoup par-courent le cercle vital prévu pour leur espèce ; un plus grand nombre encore périssent sans honneur, étouffées dans la cruelle bataille pour la vie.

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Les végétaux du sous-bois dont la part est la meilleure sont ces cryptogames aux élé-gantes frondaisons léguées par les époques préhistoriques, et ces champignons, livides et lourds d'aspect, véritables fruits, semble-t-il, de l'humus tiède et mouillé; avidement gon-flés d'eau et de chaleur, ils s'érigent en vain-queurs sur ce champ d'implacable combat, poussent à l'envi et grouillent, car l'ombre leur est propice. Les orchidées aussi vivent à l'aise dans ce milieu; mais à quelle lumière empruntent-elles les couleurs dont sont riche-ment teintes leurs étranges corolles? Ah! la lumière! Parce qu'elle leur manque, combien d'autres espèces s'étiolent, chlorotiques, amin-cies, sans force pour lutter malgré la nourri-ture grasse et la profusion d'eau. La lumière! Vers elle se tendent toutes ces volontés de vie, pour elle se livrent ces batailles sans merci. Elle est le but à quoi l'on aspire, le dieu vers qui l'on s'élève. Elle s'épanche, cependant, en nappes étincelantes, et baigne largement la voûte de verdure, très loin du sol ; elle tombe en cascades irisées dans les ramures supé-> rieures, en pluie d'or dans les branchages; mais s^s gouttes bénies n'atteignent point,

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tout au fond, un monde obscur qui la désire et meurt sans elle. La lenteur des mouve-ments, un silence parfait donnent à cette guerre de plantes un caractère d'étrangeté et de mystère. Les luttes des hommes et des bêtes s'accompagnent de cris de fureur, de plaintes d'agonie, de gestes vifs et brutaux; les êtres de la forêt paraissent figés en leurs poses de combat, médusés dans des enlace-ments éternels. Ces troncs énormes, chus en entraînant tout un peuple de moindres végé-tations, ces lianes mortes étalées comme de gigantesques serpents, ces amas de débris donnent l'impression d'un champ de bataille après l'action, encombré de cadavres, et où se dresseraient, plus forts et plus fiers, les vainqueurs, seuls vivants. Le passant ne voit point que la lutte continue, implacable, et que le vainqueur d'un matin est le vaincu du len-demain.

Lumineuse oasis dans ce désert de ténèbres, la clairière est généralement un coin de vie régulière, ordonnée, conquis sur la chaotique mêlée végétale. Une bourgade indigène y dresse ses chimbèques1 entourés de cultures.

1 Huttes indigènes.

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Lorsque le village a été abandonné après une razzia de trafiquants arabes ou détruit dans une guerre indigène, la sylve reconquiert l'oasis. Les lianes se tendent à travers l'espace, nu comme les fils d'une gigantesque arai-gnée; du sol gras de cendres et de sang des arbustes surgissent, qui s'élèvent avec une merveilleuse rapidité; des végétations multi-ples se précipitent de la forêt dans le vide propice.

Des clairières nombreuses trouent cette partie de la grande forêt située entre la rivière Lulu et l'Arouhouimi. La plus vaste était autrefois la résidence du chef Ubi. Les huttes coniques des Basokos s'aggloméraient au cen-tre, les plantations joûtaient à la forêt. Un soir, les Arabes passèrent; il ne resta du vil-lage prospère qu'un peu de poussière grise noyée par la première tornade.

Le lieutenant van Dhurcoer, en s'installant récemment dans la clairière, lui a rendu quel-que peu de son ancienne animation. Parmi les verdures, la tente de l'officier éclate, baignée d'ardente lumière; aux alentours les soldats s'empressent, affairés, à de multiples bescu gnes. Chargé d'établir dans le pays qui s'é-

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tend de la Lulu à l'Arouhouimi une station reliée à Basoko par des postes échelonnés le long de la rivière, van Dhurcoer a placé sa tente en cet endroit.

Il n'aurait pu mieux choisir. La clairière oc-cupe le centre d'une région riche en lianes à caoutchouc. A proximité sont plusieurs im-portants villages basokos. Non loin, l'Arou-houimi roule ses eaux tumultueuses. Or, la pensée du commissaire de district, en ordon-nant de créer une voie commerciale dans une contrée encore isolée, était, précisément, de faciliter la récolte et le transport de la pré-cieuse gomme et d'assurer l'accaparement de stocks importants d'ivoire détenus par les Basokos.

Depuis deux mois l'officier défriche, plante, construit. Il a fallu reprendre à la forêt ce terrain, où, déjà, elle s'installait en maîtresse, et dès le jour levé jusqu'au salut au drapeau, œuvrer furieusement dans la bataille contre les lianes dures et les fourrés rebelles, isoler les papayers, les bananiers, les vieux arbres de-meurés debout sur les ruines de l'ancien vil-lage, tracer des allées, établir des plantations et un potager. Le terrain déblayé, on édifie

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les chimbèques. Au milieu de la clairière se dressent les murs de terre et la primitive char-pente d'une vaste habitation où seront le logement de l'officier et les magasins de la station; plus loin, à l'extrémité d'une large place, accroupies sur le sol noir, les cases des soldats.

Etablir une station en pleine forêt vierge, sans base de ravitaillement, c'est, en quelque sorte, faire œuvre créatrice; les ressources sont presque nulles et l'esprit doit être ingé-nieux et prompt à tirer parti des plus infi-nies moyens. Jusqu'ici le jeune officier est venu à bout de toutes les difficultés. Il a transformé ce coin de la forêt sauvage en un lieu habitable où des maisons ont poussé, où s'est dessiné un jardin planté de légumes d'Europe et indigènes, où s'alignent des ran-gées de bananiers et s'étale la verdure de jeu-nes caféiers, où pointent les tiges frêles des cannes à sucre et les flèches des ananas. Tra-vail de géant!

Van Dhurcoer appartient à cette race d'hommes qui sont tout action et tout volonté. Rien ne le fatigue, rien ne le rebute, rien ne l'arrête ; aucune difficulté n'est pour lui réelle,

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SOUS LA CHICOTE

aucun obstacle insurmontable. Il a besoin d'ac-tion comme les autres gens de repos; c'est une machine toujours sous pression, un être d'acier, l'énergie personnifiée. Sa face, du reste, le caractérise : un crâne large, aux che-veux châtains plantés dru, à l'arcade sourci-lière saillante, des yeux trop enfoncés, bleus et durs, une mâchoire superbe, un menton proéminent et carré.

Le commissaire de l'Arouhouimi a donc eu la main heureuse.

Van Dhurcoer est en outre un fidèle agent. Chargé de fonder une station dans des cir-constances particulièrement difficiles, il l'éta-blira ; de drainer vers le Congo tout le caout-chouc et l'ivoire de l'Arouhouimi-Moyen, il s'attellera à cette tâche et déploiera pour la mener à bien toute son extraordinaire éner-gie. Il n'a point d'intérêts, hors ceux de l'Etat, pas d'autre but que celui, immédiat, désigné à son activité par ses supérieurs.

Dans son poste, pour la première fois de-puis un an qu'il est au Congo, il se sent vivre pleinement. Oh ! combien s'allongeaient lourdement les semaines et les mois, dans cette station de Basoko où son activité n'avait

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point de champ pour s'user! Confiné dans une existence presque bureaucratique, obligé à un travail machinal, monotone, dont tous les points étaient réglés, heure par heure, il dé-périssait littéralement. Quelquefois, pour don-ner un écoulement au trop-plein de sa force, il allait à la chasse, il s'enfonçait dans la fo-rêt, et c'étaient des marches forcées, des cour-ses furieuses, des massacres de bêtes sau-vages, panthères et buffles, antilopes et hip-popotames.

Un accès de fièvre, au retour, lui assurait quelques jours de calme et de sérénité.

Pas un jour ne coula, pendant une année, sans qu'il réclamât une tâche à quoi il pût dépenser son énergie, presque inutilement ac-cumulée et perdue à Basoko. Il y avait, dans le district même de l'Arouhouimi, tant d'in-connu à explorer, tant de riches contrées à mettre en valeur!

Enfin, le commissaire lui confia la mission d'ouvrir une voie commerciale et d'exploiter la région de l'Arouhouimi-Moyen.

Van Dhurcoer, nous l'avons vu, a fait des miracles. Sa tâche matérielle est presque ache-vée, mais il lui reste celle, plus délicate, de

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traiter avec les chefs basokos et de les ame-ner par la persuasion, au besoin par la force, à livrer leurs trésors d'ivoire et à récolter du caoutchouc. Il vit, depuis son arrivée, en bons termes avec les villages voisins, d'où il a tiré, moyennant quelques aunes de cotonnade, sa subsistance quotidienne et celle de ses sol-dats. Les chefs lui ont aussi vendu plusieurs défenses d'un fort bel ivoire. Mais lorsqu'il leur a demandé des hommes pour les cor-vées, qu'il les a engagés à envoyer leurs su-jets dans la forêt pour y inciser les lianes à caoutchouc, il s'est heurté à une résistance inattendue: tous ont déclaré vouloir aupara-vant prendre l'avis de leur suzerain et allié, le grand Kabyla.

Ce Kabyla est le chef d'un gros village ba-soko, fortifié et prospère, sis à une demi-journée de marche de la station. Il ne s'est pas imposé par la force aux tribus voisines. Sa suprématie est plutôt morale. Il la doit à son intelligence et à son activité. On le con-sidère comme un homme avisé et de bon conseil, on s'adresse à lui dans les cas diffici-les, on le prend pour arbitre lorsque éclatent des différends aigus. Son influence est grande,

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dans l'Arouhouimi-Moyen, et les chefs baso-kos ne prennent pas une décision importante sans le consulter.

Le lieutenant résolut de s'adresser à lui, de l'amadouer par des promesses et des pré-sents, de l'amener à user de son ascendant sur les chefs pour les persuader de faire du caoutchouc et d'organiser le portage. S'il ne réussissait pas, si Kabyla n'entrait pas dans ses vues, van Dhurcoer était décidé à profiter de la confiance qu'on lui témoignait pour pénétrer dans le village et s'en rendre maître à la faveur du désordre occasionné par l'in-cendie des chimbèques et une bonne fusillade.

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II

Kabyla était en conférence avec les roite-lets de moindre importance qui reconnais-saient sa suzeraineté. Sur la place entourée de huttes aux toits coniques, agréablement ombragée de séculaires m'pafous, une foule attentive suivait les débats. Les orateurs se succédaient, tous parlant longuement. La pa-labre menaçait de s'éterniser. Kabyla seul fut bref. Il dit:

— Les blancs sont venus dans ce pays pour prendre notre ivoire et nous obliger à tra-vailler pour eux. Partout où ils s'installent, il en va de même. Ils aiment le suc des lianes \ qu'ils durcissent, pour en faire quoi, je l'igno-

1 Les lianes à caoutchouc.

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re; ils en sont avides et nous ne serons pas assez nombreux pour en récolter suivant leur désir. Ils aiment aussi l'ivoire dont nous sculp-tons nos bijoux. Si nous obéissons, bientôt nous deviendrons un peuple d'esclaves. Tant que les blancs voudront trafiquer, nous leur fournirons des vivres et nous leur vendrons de l'ivoire. S'ils nous demandent des travail-leurs, nous refuserons; s'ils nous attaquent, nous résisterons. Le mundele1 a des fusils ; nous avons nos lances, nos sabres affilés et nos boucliers; ses soldats ne sont pas nom-breux; nous sommes un grand peuple. S'il vient avec la paix, que la paix soit! S'il veut la guerre, il l'aura. Qu'il vienne !

Des démonstrations approbatives bruyantes saluèrent ces paroles. Kabyla dominait l'as-semblée de sa taille gigantesque. Les Baso-kos sont des hommes de haute stature, admi-rablement proportionnés et d'une force her-culéenne. Mais le plus grand d'entre eux at-teignait juste l'épaule du chef. Kabyla ne devait pas à sa seule taille et à sa force fabu-leuse son ascendant sur les Basokos ; il tenait

1 Chef blanc.

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16 SOUS LA CHICOTE

de son père, un Arabe de Nyangoué, outre sa tête intelligente, une finesse de renard. Son discours avait ce but: mettre ses sujets dans le ton qu'il désirait, pour l'arrivée du blanc, dont il était prévenu.

A peine il cessait de parler qu'un homme annonça :

— Le mundele et ses soldats sortent de la forêt.

La foule qui noircissait la place, sur un ordre de Kabyla, grouilla et se dispersa. Bien-tôt les hommes reparurent; ils étaient allés quérir leurs armes dans les chimbèques, et le lieutenant van Dhurcoer, pour arriver au chef, dut traverser les rangs d'une véritable armée étincelante de lances, de sabres recourbés, d'assagaies.

— Chef Kabyla, dit l'officier, tu sais que je suis ton voisin. Boula-Matari m'a envoyé vers toi pour te combler de ses grâces. Je t'apporte des présents.

Les soldats offrirent au chef des étoffes de traite, des mouchoirs éclatants, des perles de verre et d'autre bimbeloterie.

Kabyla remit au blanc, en échange, des chevreaux, des poules, de menues victuailles.

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— N'as-tu pas d'ivoire? demanda l'officier peu satisfait des cadeaux.

— Non, je n'en possède point. Mes hom-mes en pourraient trouver dans d'autres vil-lages, mais nous devrons le payer très cher. Si tu nous rembourses ce qu'elles nous auront coûté, les défenses seront à toi.

— Bien. Fais amasser ici tout ce que tu pourras. Je paierai. Mais n'oublie pas que tout l'ivoire appartient à Boula-Matari, et que si je le paie, c'est bonne volonté de ma part et désir de vivre en harmonie avec mes voi-sins.

Le chef répondit: — L'ivoire est à celui qui l'a acheté, échan-

gé, trouvé, ou à l'homme qui a tué l'éléphant. On apporta de grandes jarres de massan-

9a1 et Kabyla fit circuler parmi les soldats des cornes d'antilope sculptées pleines de la boisson mousseuse. Au lieutenant, il tendit une coupe en argent curieusement ciselée et ornée d'une couronne en relief représentant les signes du zodiaque.

Van Dhurcoer admira le tfase.

1 Bière de canne à sucre.

2

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18 SOUS L A CH1COTE

— Vends-le moi, dit-il. — Non, répondit sèchement le chef. C'est

un souvenir de mon père.

— A ton aise. J'ai besoin d'hommes. Tu m'enverras demain cinquante travailleurs. Je les rétribuerai suffisamment.

— Non, dit encore Kabyla.

Le lieutenant dut faire un effort pour que sa colère ne parût pas:

— Et pourquoi? — Parce que je le veux ainsi. Van Dhurcoer embrassa d'un coup d'oeil

la place couverte de nègres: les sabres en forme de faucille brillaient comme des crois-sants de lune; au-dessus des têtes, les flam-mes blanches des lances éclataient; des plu-mes rouges flamboyaient, plantées à même les toisons crépues. Dans tout ce noir pailleté, ses vingt soldats mettaient la petite tache bleue de leur uniforme. Kabyla n'avait qu'un geste à faire, ils seraient massacrés avant d'avoir tiré une cartouche. Encore une fois, l'officier comprima la fureur dont sa face était blême.

— Tu réfléchiras, dit-il, et j'espère que tu

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reviendras sur ta décision. Boula-Matari1 est puissant.

— Boula-Matari n'est-il pas également juste? Le lieutenant demanda au chef des guides

pour explorer la forêt et quitta le village. Ce départ rapide, considéré par les Baso-

kos comme une retraite, les encouragea dans leur projet de résistance. Les chefs convin-rent de ne point fournir d'hommes pour les corvées et la récolte du caoutchouc, mais de continuer à vendre des vivres au blanc aussi longtemps qu'il demeurerait paisible dans sa station.

Sur le chemin du retour, van Dhurcoer laissa parler sa colère. Devant le chef, il avait dompté ses muscles faciaux, terni son regard, réfréné son geste. Seul, à l'arrière-garde de sa petite troupe, il ne se contraignait plus. Révélaient son trouble furieux l'éclat de ses yeux, ses traits crispés, le va-et-vient brutal de sa cravache sabrant les fleurs éclatantes poussées au bord du sentier. Venu en maître, le verbe haut, sûr qu'il lui suffirait de paraî-

1 Casseur de rochers. Surnom indigène de Stanley. Les noirs désignent maintenant sous ce nom le gou-vernement central, l'Etat, pouvoir occulte, mystérieux.

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tre pour imposer sa volonté, il avait subi un évident échec et dû, le visage serein, avaler affront sur affront. Son sang bouillait et fleurissait sa figure de rougeurs sinistres; il malaxait en son cerveau des pensées de vio-lence et de meurtre. Ce misérable Kabyla aurait payé cher son insolence sans sa nom-breuse garde du corps! Mais ce n'était que partie remise : van Dhurcoer goûterait sa ven-geance froide au lieu de la savourer chaude. Au fond, moins l'animait le désir d'une revan-che à prendre que celui de briser un obsta-cle, d'anéantir une volonté opposée à la sien-ne. Le mauvais vouloir du chef basoko l'em-pêchait d'accomplir sa mission. A quoi bon tant de peine dépensée pour établir une sta-tion s'il n'y pouvait pas entasser de l'ivoire et du caoutchouc?

L'officier ne se cachait pas qu'une période difficile commençait. Il dépendait matérielle-ment des Basokos qui pouvaient, en lui refu-sant les subsistances, l'obliger à rétrograder. Les prétextes ne leur manqueraient pas pour l'affamer, et le moindre acte hostile contre l'un ou l'autre chef serait considéré par Ka-byla comme un casus belli. D'autre part, sans

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l'aide active des indigènes, il lui était impossi-ble d'achever son œuvre, leur concours étant nécessaire pour la récolte du caoutchouc et les transports. Situation sans issue: les Baso-kos ne se soumettraient qu'à la force, et il ne possédait pas de forces suffisantes pour les soumettre. 11 se décida à demander par cour-rier, au commissaire du district de l'Arou-houimi, des renforts et une mitrailleuse. Les lui accorderait-on ? Il s'était fait fort de mener sa tâche à bien avec les vingt soldats choisis par lui. Que penserait le commissaire de ses capacités et de son énergie ?

En attendant la réponse de son supérieur, il fit entourer la station d'une palissade et d'un fossé. Ce travail dura quinze jours, au bout desquels il se sentit efficacement protégé contre les fantaisies belliqueuses des Basokos. Il entretenait, du reste, des relations en appa-rence cordiales avec ses voisins immédiats dont il recevait, chaque jour, les victuailles nécessaires à l'entretien de ses hommes : pois-son, gibier, chikwangue.1

La station avait bel aspect, entourée de sa

1 Pains de manioc.

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palissade, avec ses allées bordées de verdure, ses cases neuves et coquettes, l'habitation du chef, spacieuse et claire. Le lieutenant se félicitait d'avoir achevé cette partie de sa tâ-che, la plus difficile, en somme; il ne doutait pas qu'aussitôt les renforts arrivés, une pala-bre vigoureusement menée aurait raison de l'obstination des Basokos.

La guerre éclata plus tôt qu'il ne le souhai-tait, et par sa faute. Un matin, dans l'espoir d'obtenir un présent de la générosité du blanc, un chef accompagna les hommes qui appor-taient à la station le poisson fumé destiné à la nourriture des soldats. Mais van Dhurcoer était ce jour-là fort mal disposé : depuis quel-que temps, les soldats se plaignaient de la mauvaise qualité du poisson et refusaient de le manger. L'officier reçut donc peu civilement le chef Dokouba et lui reprocha rudement de fournir, contre de bonnes étoffes, de la nourri-ture avariée. Le noir répondit avec une hau-teur qui fut taxée d'insolence et punie, sur le champ, de cinquante coups de chicote.

Puis, accompagné de ses soldats, le lieute-nant pénétra sans coup férir dans le village du malheureux chef, fusilla tout ce qui oppo-

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sait un simulacre de résistance et mit le feu aux chimbèques. Cet exploit accompli, il ren-tra au poste, doubla les sentinelles et dormit tranquille.

Les autres chefs ne bougèrent pas. Ils sem-blaient frappés de terreur. Comme d'habi-tude, le lendemain et les jours suivants, les vivres furent apportés à la station. Mais un matin, van Dhurcoer trouva ses plantations dévastées, les arbres coupés à ras du sol, les légumes arrachés. Il demeura stupide devant le désastre. Les sentinelles n'avaient rien vu ni entendu. Une autre nuit, le feu détruisit les chimbèques des soldats. Puis, sur une grande longueur, la palissade fut arrachée, le fossé comblé. Enfin, le jour suivant, en pleine forêt, une grêle de flèches assaillit les soldats occu-pés à couper le bois nécessaire à la réfection de la clôture. Ils fusillèrent, sans succès appa-rent, les fourrés environnants et se retirèrent en emportant cinq des leurs grièvement bles-sés.

Le lieutenant veilla toute la nuit à côté de ses hommes, près de la brèche. Aux pre-mières lueurs du matin, des flèches tombè-rent sur le poste. Il en plut pendant deux heu-

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res, malgré une vive fusillade. Vers dix heu-res parurent les soldats envoyés par le com-missaire. Ils amenaient deux mitrailleuses.

Van Dhurcoer ne leur ^ccorda pas une mi-nute de repos.

Prenant hardiment l'offensive, il marcha contre Kabyla. Il n'espérait pas, avec sa petite troupe, emporter d'assaut un village fortifié défendu par quelques milliers de guerriers, mais comptait, pour réussir dans sa tentative, sur un stratagème très vieux dont le succès, dans mainte bataille, a prouvé la valeur.

Accueilli devant la palissade du village en-nemi par une volée de flèches, il fit tirer une salve ou deux et se retira. Croyant à une retraite, les Basokos sortirent en masse de leur a"bri. Ce fut leur perte. Mitrailleuses et albinis1 les décimèrent. Ils fuirent et, derrière eux, les soldats entrèrent dans le village. La palissade et les chimbèques flambèrent, et quatre-vingts fusils à tir rapide eurent facile-ment raison des lances et des sabres de Ka-byla.

Le grand chef demanda à traiter. Il donna

' Fusil en usage dans l'armée congolaise.

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DEUX HOMMES FORTS 25

des otages, mâles et femelles, et s'engagea à fournir autant de caoutchouc que le blanc en désirerait et de l'ivoire en sérieuse quantité.

La soumission de Kabyla entraîna celle des autres chefs, et van Dhurcoer put écrire am commissaire que le pays était pacifié et son œuvre en bonne voie.

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26 SOUS L A CHICOTE

III

Ce vendredi, le lieutenant van Dhurcoer était seul dans la station. Ses soldats pala-braient chez le chef Kabyla, qui devait livrer du caoutchouc et de l'ivoire; à son boy était échue l'agréable mission d'aller recevoir cette jeune esclave aux membres de bronze clair, grasse comme une caille à point, promise par le roi Dokouba. Cloué dans son chimbè-que par la faiblesse consécutive à un accès de fièvre, van Dhurcoer n'avait pu accompagner ni ses hommes, ni son boy. Il était seul, mais, dans sa solitude, se sentait aussi en sûreté qu'au milieu de ses soldats. Son ennemi, le chef Kabyla, à qui obéissaient tous les roite-lets des environs, n'avait-il pas fait sa sou-mission après la dernière palabre, rude leçon

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pleine d'enseignements pour le moricaud, car elle lui coûtait une centaine de guerriers tués par les balles des albinis, et beaucoup de femmes et de filles livrées aux soldats, sans compter ses chimbèques brûlés.

11 était une heure après midi. Plongé dans sa chaise longue, le lieutenant rêvait, les yeux fixés sur une araignée grosse comme un œuf, brune et velue, qui mettait une ombre sur la paroi de terre fraîchement blanchie. Depuis un grand moment, le regard de l'officier ne quittait pas la tache sombre, mais sa pensée ne suivait point son regard : elle errait, par bonds et capricieusement, s'arrêtant aux objets les plus hétérogènes. A l'instant précis où l'araignée étendit sa deuxième patte gau-che, cette pensée vagabonde se fixa sur une charmante et mutine figure, celle de l'héritière du château de Frangimont, dont le lieutenant avait été éperdument amoureux, mais qu'il n'avait pas épousée, sa fortune étant trop lé-gère et son nom sonnant peu glorieusement aux oreilles du seigneur châtelain, un charcu-tier enrichi. Puis, une figure en appelant une autre, ce fut le visage pâle, les lèvres sensuel-les et la lourde chevelure noire d'Irène Raisin,

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du Jardin d'Hiver, à quoi s'accrocha la pensée capricieuse. Une qui se serait sûrement éprise du grand Basoko. N'avait-elle pas, un jour, trouvé superbes les vigoureux Bangalas exhi-bés à Tervueren pendant l'exposition et re-gretté que l'Etat n'engageât point d'agents du sexe faible?

L'araignée se mouvait lentement. Tout à coup, elle se précipita. Un gecko familier pas-sait, de cette espèce qu'on voit circuler sur les parois de toutes les habitations dans les pays chauds. En un clin d'œil, l'araignée fut sur lui.

Van Dhurcoer pensait: « Le grand Basoko est maté. Tout puissant chef qu'il est, je l'ai vaincu. » Un sourire errait sur son visage maigre. En cet instant, ses yeux fixés sur l'araignée eurent la sensation qu'une ombre obscurcissait la baie de la porte tout à l'heure grande ouverte. Il tourna la tête : Kabyla était dans le chimbèque, son large corps masquant l'ouverture. Le lieutenant se leva vivement, un revolver à la main. Le noir dit simple-ment :

— Nous sommes arrivés avec le caoutchouc.

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Mes hommes et les soldats sont dans le grand chimbèque. Je voudrais être payé.

Van Dhurcoer se rassit, riant de son émoi : — Je te donnerai demain les mitakos K

Maintenant, je n'ai pas le temps. — Demain, je ne pourrai pas revenir. Dis

un mot au sergent. Il me comptera les mitakos tout de suite.

Le Basoko s'était approché à petits pas, comme pour discuter.

— Non, dit fermement van Dhurcoer. De-main ou une autre fois. Aujourd'hui, non.

Le nègre touchait la chaise longue. Un mauvais sourire plissait les coins de sa bouche aux lèvres peu lippues. Le lieutenant, couché, remarqua combien il était de haute taille. Une sorte de frisson désagréable le secoua; il voulut intimer au noir l'ordre de s'éloigner, mais le temps lui manqua: le Basoko s'étant rapidement baissé, l'empoignait, le portait sur le lit de camp. La toison laineuse du géant appuyée fortement contre le visage de l'offi-cier l'empêchait de crier, une odeur de graisse rance pénétrait dans ses narines et il ne sa-

1 Baguettes de laiton courbées en forme d'U qui servent de monnaie dans une grande partie du Congo.

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vait ce qui l'affectait le plus, de cette odeur de suint ou de la pression exercée sur son nez, si douloureuse que des larmes filtraient par ses paupières violemment closes. Puis Kabyla le lia, colla ses membres à son corps au moyen d'une corde mince et solide, plaqua sur sa bouche une bande de m'piri1. Ainsi ficelé, le blanc ne pouvait pas faire un mouve-ment ni crier.

— N'aie pas peur, mundele, dit le Basoko ; je ne te tuerai pas. Si telle avait été mon in-tention, j'aurais simplement serré un peu plus fort quand je te tenais dans mes bras. Non, je ne te tuerai pas : tu pourrais espérer d'être vengé. Car on me soupçonnerait tout d'a-bord. Oh! ce serait l'occasion d'une belle pa-labre pour quelqu'un de tes amis, et les vil-lages des Basokos en pâtiraient. Point si bête, mundele. Ta mort sera naturelle, sois sans crainte. Périr d'un coup brutal, trop belle fin pour toi, et trop rapide aussi. Serait-ce une suffisante revanche de nos souffrances, de nos humiliations? Ah! la vengeance est bonne! L'heure de la revanche est douce. Il est facile

1 Etoffe de traite.

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d'envahir un pays, d'obliger les gens à tra-vailler, à construire des chimbèques, à récol-ter du caoutchouc, hommes, femmes, enfants, quand on a des fusils qui tirent bien et tuent toujours. Ceux qui ne travaillaient pas assez, à ton gré, tu les battais. Ceux qui se révol-taient, tu les tuais. Des Basokos sont sans abri parce que tu fis brûler leurs chimbèques. Qrâce à tes fusils, tu nous as imposé ta loi et nous l'avons subie. A ton tour, tu es vaincu. Je ne te tuerai pas. Mais écoute.

On entendait un bruit léger comme le mur-mure d'un filet d'eau, doux comme un bruis-sement de feuilles mortes remuées par le vent.

— C'est l'armée des siafous, des fourmis nettoyeuses de chimbèques. Aucun animal ne leur résiste. Leur bouche coupe, leurs dents arrachent, leur salive brûle. Elles sont mille et mille et mille. Elles envahiront ta maison. Elles escaladeront ton lit. Elles te mangeront vivant. Elles te dépouilleront de ta chair. Avant que le soleil soit couché, sur ce lit, au lieu de toi, un squelette net et blanc reposera. J'enlèverai tes liens et nul que moi ne saura qui a dirigé vers ton chimbèque l'armée des siafous. Tu es venu avec la force. Moi, j'ai

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la force, mais la ruse aussi. Sans l'adresse, la force n'est rien. J'ai trouvé les siafous dans la forêt. J'ai semé leur chemin d'appâts. Je les ai conduites ici. Les voici.

Le Basoko se dirigea vers la porte. Il dut franchir d'un bond la colonne large et noire, dont la tête débouchait dans le chimbèque.

D'autres fourmis avaient pénétré par le toit de chaume, et leur bande traçait sur le mur blanchi, à mesure qu'elle progressait, une ligne obscure, franche et droite. Surprise au milieu de son repas, l'araignée veut fuir. Déjà la colonne la submerge, la dépèce, la dévore, l'annihile.

Les deux bandes se joignent près du lit, et les siafous grimpent, en bon ordre, le long des pieds inclinés, envahissent la couche, tei-gnent en noir la fine gaze de la moustiquaire et les draps.

Aux premières morsures, l'homme se tord. Les fourmis attaquent d'abord les parties dé-couvertes: les mains et le visage disparais-sent sous leurs masses sombres.

Il semble que vont craquer et se rompre les liens qui serrent l'officier, tant ses «convul-sions se multiplient, tant sous la douleur se

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DEUX HOMMES FORTS 33

tendent ses muscles et ses nerfs. Chaque mor-sure est une brûlure, comme d'une goutte d'huile bouillante. Par les ouvertures des vê-tements, les siafous ayant pénétré, un voile de feu ceint le corps du malheureux.

L'œuvre destructive vite s'accomplit. Le vi-sage déjà, à travers les déchirures du masque noir, mobile, que lui font les fourmis, paraît comme une figure d'écorché où saillent les muscles dénudés, d'une teinte rouge de viande fraîche et striés de cordons blancs, les ten-dons et les nerfs. Les paupières mangées, brille un instant la lueur bleue des yeux, et les dents rient étrangement dans la bouche sans lèvres. Van Dhurcoer vit encore. Mais ses soubre-sauts, qui font grincer le lit de camp, sont des convulsions d'agonie et la plainte basse issue de sa gorge est un râle de mort. Ces mouve-ments cessent, ce bruit se tait. La douleur a tué le lieutenant, ou bien le poison distillé par les fourmis. Sur son cadavre, comme pour en voiler l'horreur, s'étend un drap funéraire sombre et mouvant, la multitude grouillante des siafous.

•.. Cinq heures ont passé. Tel un voile noir

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subitement abattu, l'ombre nocturne choit sur la clairière. A la lisière de la forêt, tout près, des clameurs joyeuses et des lueurs de bran-ches résineuses annoncent le retour des sol-dats.

Dans la nuit du chimbèque, s'irradiant, sem-ble-t-il, à cause de leur blancheur, d'une lueur phosphorescente, un crâne ricane, des pha-langes s'allongent Le dire du Basoko s'est réalisé: sur le lit, un squelette net et blanc repose, débarrassé des liens par la prudence du chef.

Pour une fois, le droit fut avec la force, la justice avec la ruse.

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LE CHANT DU ROI BOMBILO

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LE CHANT DU ROI BOMBILO

Voici la complainte du roi Bombilo, des Wangatas de l'Equateur, telle que je l'ai en-due chanter par le vieux chef, dans l'ombre d'un soir, au bord du grand fleuve.

Nous étions heureux. Les blancs sont venus ! Mon village était vaste; ses chimbèques

remplis. Y vivait un grand peuple, hommes, femmes et petits enfants.

Les blancs sont venus! Les soirs, sous la lune, nous dansions les

danses de guerre et d'amour.

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38 SOUS L A CHICOTE

Les blancs sont venus ! Les jours, les hommes péchaient le pois-

son, sur le puissant Mowindou1, chassaient l'antilope, dans les hautes herbes, le singe malin, perché sur les arbres.

Les blancs sont venus! Les jours, dans la bonne terre, les femmes

plantaient le manioc. Elles cueillaient les ba-nanes, tiraient le malafou2 du palmier.

Les blancs sont venus ! Les jours, les enfants jouaient, fichaient

dans le tronc du baobab l'assagaie et la flè-che, construisaient de petits chimbèques, or-naient le bois des armes.

Les blancs sont venus! Les jours, quand le soleil brûlait, tous s'é-

tendaient sur la place et la fraîcheur des m'pafous pleins d'ombre les baisaient.

Les blancs sont venus ! Dans les fêtes, les guerriers simulaient des

combats, et les femmes souriaient en berçant les nourrissons, et les jeunes filles acclamaient les vainqueurs. Tous buvaient le malafou pi-

1 Le Congo. ' Vin de palme.

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quant qur ne brûle pas la gorge et ne rend pas folle la tête.

Les blancs sont venus !

* » *

Nous étions heureux. Les blancs sont venus ! J'avais vingt enfants, garçons et filles, eux

forts, elles belles. Les blancs sont venus ! Nous avions des armes, l'assagaie qu'on

lance, la flèche qui vole, la lance pointue, le sabre tranchant.

Les blancs sont venus! Les Bangalas, les mangeurs d'hommes,

n'approchaient point de mon village; leurs pirogues fuyaient nos rives.

Les blancs sont venus !

» * •

Nous étions heureux. Les blancs sont venus! Ils m'ont dit: Ce pays est à nous. Cette fo-

rêt est à nous. Ce fleuve est à nous. Boula-

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Matari est le maître de tous. Travaillez pour nous.

Les blancs sont venus ! Les femmes, chaque jour, portaient aux

blancs mille et mille chikwangues. Les hom-mes, chaque jour, prenaient pour eux mille et mille poissons.

Les blancs sont venus ! Pour eux, nous travaillions. Dans la grande

forêt, nous cherchions du caoutchouc. Nos jeunes hommes construisaient leurs chimbè-ques. Nos jeunes femmes plantaient leurs ba-naniers.

Les blancs sont venus ! Les meilleurs de la tribu, les plus vaillants

et les plus forts, sont devenus leurs soldats. Autrefois ils chassaient le buffle et l'antilope. Aujourd'hui ils chassent les noirs, leurs frères.

Les blancs sont venus ! Nous donnions tout le temps des jours à

Boula-Matari. Nos ventres criaient de faim. Nous n'avions plus de bananes, plus de pois-son, plus de gibier. Nous dîmes à Boula-Matari: Nous ne pouvons plus travailler pour toi.

Les blancs sont venus !

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LE CHANT DO ROI BOMB1LO 41

Leurs fusils tuent de loin. Mes fils tombé-, rent, mon peuple fut décimé.

Les blancs sont venus! Ils brûlèrent nos chimbèques. Ils prirent

nos armes. Ils enlevèrent nos femmes et nos filles. Ils firent des prisonniers. « Allez tra-vailler », dirent-ils à ceux qui restaient. « Al-lez travailler. »

Les blancs sont venus! Ceux qui restaient sont allés dans la grande

forêt. Ils ont saigné les lianes. Le caoutchouc fait, les blancs l'ont reçu, teint de sang ver-meil. Leur caoutchouc est rouge, rouge de notre sang.

Les blancs sont venus!

• * •

Nous étions heureux. Les blancs sont venus! Où sont tes enfants, ô vieux Bombilo ? Deux

sont des soldats. Contre nous, avec les autres, ils tirèrent. Leurs balles ont frappé leurs frè-res, ont frappé leurs sœurs, ont frappé leur mère.

Les blancs sont venus !

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Où sont tes enfants, ô vieux Bombilo ? Deux sont trépassés, tués par leurs frères. En* chaînés, au village des blancs, les autres bien-tôt périront.

Les blancs sont venus ! Mes filles étaient belles. Les blancs les ont

vues. Elles ornent leurs chimbèques. Leurs baisers les souillent.

Les blancs sont venus ! La petite, toute petite, fleur de ma vieillesse,

a tenté leur chef. Elle n'avait point l'âge de penser à l'homme. Je l'ai supplié. Il a ri de moi.

Les blancs sont venus ! Je les suppliai. Elle est si petite. Et je l'aime

tant. Je les suppliai: Rendez-moi mes fils, rendez-moi mes filles. Le grand chef blanc a marqué mon dos courbé de sa dure chicote. Mes reins saignent encore. La terre de mes pères a bu mon sang.

Les blancs sont venus ! J'avais vingt enfants. O vieux Bombilo, où

sont tes enfants?

• • *

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L E CHANT DU ROI BOMB1LO 43

Nous étions heureux. Les blancs sont venus î Mes cheveux blancs s'inclinent vers la terre.

Je songe à mourir. Terre profanée où dor-ment mes pères, tu n'auras pas mon corps. Le puissant Mowindou me sauvera des blancs cruels. J'irai dans l'eau fraîche noyer ma dou-leur et ma vie.

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LE JOURNAL

DU CAPITAINE BJŒRNEBŒ

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LE JOURNAL

DU CAPITAINE BJŒRNEBCE

On vendait aux enchères, à Bolobo, les effets du capitaine Eric Bjœrnebœ, décédé subitement à bord du steamer Ville d'Anvers. Les agents de la station acquirent, à mesure qu'on les criait, des peaux de iéopard et de diverses bêtes, des armes indigènes, des bibe-lots, des hardes, quelques défenses de bel ivoire. Une ample pèlerine, vêtement précieux pour les nuits d'affût et les soirées fraîches, me fut longtemps disputée, puis adjugée à un bon prix. Pressé d'en jouir, je m'en envelop-pais, le soir même, pour aller tirer des hippo-potames au clair de lune lorsque, fourrant par

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48 SOUS L A CHICOTE

hasard la main dans la poche intérieure, je découvris un épais carnet dont tous les feuil-lets étaient couverts d'écriture. Je parcou-rus, puis je relus, avec un vif intérêt, des notes écrites au jour le jour, sans prétention, et marquées au coin d'une parfaite sincérité.

En les publiant, j'accomplis une volonté suprême du défunt capitaine, car, à l'avant-dernière page de Son journal, il s'exprime ainsi: « Si je rentre en Europe et qu'un édi-teur veuille imprimer ces pages, je les lui cé-derai volontiers, non pour en tirer quelque gain, mais dans l'espoir qu'il en résulte du bien pour les populations du Congo. »

Eric Bjoernebœ n'a pas revu son pays. Une rustre croix de bois marque le lieu de son repos dans cette Afrique qui fut pour lui la chimère au visage de beauté, aux griffes sour-noises et cruelles. Le hasard ayant mis en mes mains les pages où sa pensée candide-ment s'affirme, où, naïvement, son cœur s'é-panche et conte ses expériences douloureuses, je respecte son désir, clairement exprimé, et je donne ce journal tel qu'il m'est parvenu. J'ai passé des heures à étudier certains passa-ges écrits au crayon et presque effacés. Je

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L E JOURNAL DU CAPITAINE BJŒRNEBŒ 4 9

crois avoir réussi à rétablir le texte, intégra-lement. Si, cependant, quelque erreur s'est glissée dans la copie, j'en demande pardon aux mânes du capitaine et au lecteur.

* * *

JOURNAL D'ERIC BJŒRNEBŒ

Capitaine de steamer de première classe.

25 décembre. Banana. Le rêve cher de mon enfance et de mon adolescence est réalisé: j'ai touché la terre d'Afrique. Lorsque mon pied se posa sur le sable, il me sembla que je devais trébucher, comme fit Guillaume le Bâ-tard en débarquant en Angleterre, afin d'a-voir un prétexte d'embrasser ce continent où depuis dix ans, vit mon cœur et ma pensée.

Le décor est tel que je l'imaginais, tel que l'ont fixé en mon cerveau les récits de vingt explorateurs. Cette langue de sable, entre mer et fleuve, me séduit dès l'abord. Où cesse la grève, les palétuviers forment une verte mu-raille qui plonge dans l'eau sombre. Au delà

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de cocotiers groupés en bouquets réapparais-sent, posées sur le sol clair, des maisons bas-ses, blanches, lumineuses dans leur bain de soleil, les factoreries et les établissements de l'Etat. Toute une population vaque aux occu-pations du débarquement, grouille près du navire, comme une fourmilière qu'anime la chaleur, plus loin, dans la direction des facto-reries, s'épand en longues files chargées de ballots. Des indigènes harcèlent les passagers descendus pour visiter la station, et se dispu-tent à qui cédera, au prix le plus doux, aux blancs fortunés, des nattes, des corbeilles, des bonnets tressés en fibres de palmier.

Je fuis ce mouvement pour me recueillir un instant et fixer mes sensations nouvelles. La presqu'île traversée, je suis au bord de la mer. Le sable fin et l'ombre des cocotiers pro-jetée par le soleil incliné déjà vers le couchant m'invitent à m'asseoir. Des vagues légères plissent l'océan d'un bleu intense, clapotent à mes pieds avec une aimable monotonie; sur le ciel vert pâle, des palmes se découpent en délicate broderie foncée. Ce rivage charmant, est-ce bien la rive d'Afrique, de cette Afrique qu'on dit méchante et meurtrière?

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Mes pensées sont riantes et douces. En pourrait-il être autrement, en ce jour de Noël où m'est advenu une si grande joie que je n'en espère point de plus belle en ma vie. Il me souvient d'un Noël où je fus presque aussi heureux qu'aujourd'hui, d'un bien vieux Noël — j'avais douze ans alors, j'en ai maintenant vingt-six — assez distinct encore dans ma mémoire, malgré la brume de lointain dont il s'estompe. Sur le conseil de mon bon maître, M. Daigle, papa avait fait venir de Paris, à mon intention, le livre de Stanley: Dans les ténèbres de VAfrique. Le soir de Noël, je vis de loin resplendir, sous les lumières de l'ar-bre symbolique, l'or de la tranche et du titre. Quelle minute ineffable! Comme j'embrassai mon maître, tout rayonnant de mon bonheur ! Une semaine de fête coula pour nous deux. Je lisais le volume, il le commentait, l'illustrait d'anecdotes et de souvenirs. C'est qu'il la connaissait, son Afrique, M. Daigle, comme du reste les quatre autres parties du monde où nous vivons. Et depuis trois ans qu'il remplissait auprès de moi les fonctions de précepteur et de maître de français, il avait

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employé tout le temps des récréations et tou-tes les heures de promenade à meubler mon cerveau de récits de voyages et d'aventures de terre et de mer, à m'emplir le cœur de sa passion pour cette science attrayante, la géo-graphie. Avait-il parcouru les pays qu'il con-naissait si bien et dont il me décrivait les mer-veilles? Non, je le sus plus tard. Son imagi-nation seule me les peignait en couleurs si belles. M. Daigle était en réalité un explora-teur en chambre : il n'avait fait qu'un voyage dans sa vie, celui de Paris à Christiania.

Mon père Payant déniché dans une famille amie où il donnait des leçons, le présenta un beau jour triomphalement à ma mère qui, depuis longtemps, le priait de me donner un précepteur français. Française elle-même, elle craignait qu'au collège et dans la compagnie de mes camarades d'études, je n'oubliasse la langue qu'elle m'avait appris à aimer dès mon âge le plus tendre. M. Daigle s'installa dans notre maison et y demeura jusqu'à sa mort.

Mon maître avait une manière particulière d'étudier la géographie: il lisait et relisait des relations de voyages et en dressait les cartes.

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J'ai passé bien des jours heureux dans la chambre qu'il appelait son laboratoire, la plus vaste de notre maison. Les murs étaient gar-nis de grandes cartes, dessinées de sa main, et sur lesquelles il avait ïiguré en lignes de couleurs vives les voyages des explorateurs à travers le monde. Les portraits de ses héros, les voyageurs célèbres, de Colomb à Stanley, couvraient les coins de tapisserie où ne s'éta-laient pas des continents. Une collection com-plète du Tour du Monde, reliée en cuir fauve, formait le joyau de sa bibliothèque, composée uniquement de récits de voyages: ces livres firent les délices de ma jeunesse. Dans cette pièce familière, je revois mon bon maître, entouré de bouquins et de paperasses, sa tête blanche penchée sur une carte qu'il étudie au moyen d'une grosse loupe, et mon cœur se gonfle d'une émotion tendre et triste.

Du premier jour il sut m'intéresser en me racontant ses merveilleuses histoires de pays étranges et m'attacher à lui par son humeur douce et sereine. Son enseignement, d'abord approprié à mon jeune âge, se modifia à me-sure que je croissais en stature et en savoir. Il sut verser en moi le feu sacré ; je partageai

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sa passion ; à peine adolescent, j'étais ardem-ment son disciple. Je ne rêvais que voyages et aventures. Oh! marquer la surface bleue de l'océan du petit point d'une terre nouvelle-ment découverte ; couvrir de noms et de traits fins Pun de ces espaces blancs nombreux sur la carte d'Afrique, après avoir parcouru en tous sens les terres qu'il représente; obtenir une de ces belles médailles décernées par les so-ciétés de géographie aux voyageurs coura-geux et sagaces! Rêve merveilleux que ca-ressa toute mon enfance heureuse, idéal su-perbe qui fut comme l'étoile polaire de ma vie.

Nous l'avons étudiée, cette Afrique, sous tous ses aspects, explorée dans tous ses re-coins, marquant ensemble, sur les cartes, à mesure que nous en parvenaient des nouvel-les, les étapes des explorateurs, dessinant le cours sinueux des rivières découvertes, met-tant ici la tache d'azur d'un lac nouveau, là l'espace vert d'une forêt vierge peuplée de nains.

L'Afrique était, pour M. Daigle, le pays des merveilles, le seul qu'il valût èn réalité la peine d'étudier avec passion, parce que tant

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LE JOURNAL DU CAPITAINE BJŒRNEBŒ 5 5

d'inconnu s'y cache encore que chaque jour une nouvelle découverte vient réjouir le cœur des géographes.

— Ah! disait-il, qu'heureux sont ceux qui travaillent ce champ fertile, et de quel bon-heur est récompensé leur beau courage et leur rude labeur!

— Je serai un de ces hommes ! m'exclamais-je.

Il répondait: — Va, mon enfant. La tâche est splendide.

La géographie a besoin de héros, la civili-sation de pionniers.

S'il me voyait, maintenant! Au sortir du collège, mon père me dit : — Tu iras explorer l'Afrique, c'est entendu,

et je t'en fournirai les moyens. Mais je désire que tu acquières, auparavant, une solide ins-truction. Tu étudieras les sciences physiques et naturelles vers lesquelles se portent tes goûts. Un bon bagage en ce domaine ne saura que faciliter ta carrière d'explorateur.

J'entrai à l'université. Pas pour longtemps, hélas! M. Daigle mourut subitement, un soir d'automne. Papa, atteint depuis longtemps d'une maladie de cœur, quitta cette terre peu

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5 6 SOUS L A CHICOTE

de temps après mon bon maître. Ce double malheur m'éprouva rudement. Mais j'avais donné un but à ma vie, je m'étais proposé un idéal, et l'espoir où je vivais d'atteindre ce but et de réaliser cet idéal fut un baume sur la blessure béante de mes affections.

Mon père passait pour l'un des plus riches armateurs de Christiania. Mais ses affaires avaient périclité pendant les dernières années de sà vie, si bien qu'à sa mort il ne possédait plus rien. Je fus heureux d'accepter l'offre de mon cousin Dahlander, qui me proposait de m'embarquer comme novice sur son navire le Rurik. Je serais marin! Mieux qu'aucune au-tre, cette profession répondait aux projets que j'avais formés. Combien de marins furent de grands explorateurs!

Je m'embarquai donc et pendant sept ans je naviguai sous les ordres du capitaine Dah-lander. Le Rurik, gros vaisseau marchand, déchargeait six fois par an, au Canada, la car-gaison qu'il prenait à Christiania. Je n'eus donc pas l'occasion d'explorer des terres nou-velles ou peu connues, et la géographie ne me dut aucune découverte. Mais je devins bon marin ; je conquis tous mes grades et ma bonne

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volonté, ma persévérance, me valurent, dès ma sixième année de navigation, le poste honorable de second du Rurik. Je ne déses-pérais du reste pas d'arriver un jour à la fin que je m'étais proposée. Je relisais, pendant mes loisirs, les livres que m'avait légués M. Daigle, et comme s'il eût encore vécu, je me tenais autant que possible au courant du mouvement géographique, je suivais les ex-plorations dont les lignes patiemment tracées formaient peu à peu, sur ma carte d'Afri-que, comme une toile d'araignée aux mailles serrées.

Un jour, entre deux voyages, je rencontrai, à Christiania, mon camarade de collège Stern-mann.

— Je suis heureux de te voir pour te faire mes adieux, me dit-il. Je pars pour le Congo.

Mon cœur battit. — Pour le Congo? — Hé! oui. Tiens, voilà ma feuille d'enga-

gement. Je lus le papier. Sternmann était nommé

lieutenant de la force publique de l'Etat Indé-pendant.

— Trois autres officiers de mon régiment

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partent en même temps que moi. Tu devrais nous accompagner; on a besoin de marins, là-bas.

— Je ne demande pas mieux. Mais à qui m'adresser?

— Va trouver le consul de Belgique. Le capitaine Bergson le connaît. C'est lui qui nous a présentés. Il te recommandera.

Je ne pouvais manquer cette occasion inat-tendue, inespérée, superbe. Le jour même, porteur d'une lettre du capitaine Bergson, je me présentai au Consulat de Belgique. J'y fus bien accueilli, et, deux semaines plus tard, j'avais en poche mon brevet de capitaine de steamer de première classe de l'Etat du Congo.

Mon cousin Dahlander approuva ma déci-sion:

— Un marin doit naviguer. Tu connais com-me ta poche la route de Norvège en Améri-que. Nos étoiles te sont familières. Va cher-i cher de nouveaux chemins, voir d'autres pays, admirer de plus beaux astres. Je te deman-derai seulement de retarder ton départ et de m'accompagner encore une fois au Canada. Le Rurik appareille prochainement et j'aurais de la peine; à te remplacer.

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J'acquiesçai à cette demande. Mais ils fu-rent longs, ces deux mois! J'accomplissais mon labeur avec une fébrile activité, comme si ma hâte avait pu accélérer la marche du navire.

De quelle félicité je me flattais ! Quelle tâ-che admirable m'attendait! Je mettrais ma bonne volonté, mon ardeur, mon courage, ma jeunesse au service de cette œuvre bonne et belle, commencée par Stanley, reprise et continuée par le roi Léopold. En récompense, j'aurais la gloire et le bonheur de contribuer, pour autant qu'il serait dans mes moyens, au progrès de la civilisation dans un pays bar-bare, d'aider à propager la lumière dans les ténèbres de l'Afrique, l'instruction parmi des peuples enfants, que d'avance j'aimais, à cause de leur faiblesse, de leur simplicité, de leur naiveté. Aurais-je pu donner un but meilleur à ma vie?

* • •

Tandis que me bercent ces souvenirs dont le temps a tiédi la tristesse et dont l'heure pré-< sente ravive le charme, la nuit descend, vite

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dissipée par la clarté d'une lune rousse et large surgie de l'océan.

La sereine beauté de ce premier soir d'Afri-que caresse mon âme et l'émeut d'un trouble sacré ; l'effleurement du vent de mer délicieu--sement rafraîchit mon corps moite encore de la chaleur du jour; je voudrais demeurer long-temps, toujours, en cette quiétude de l'esprit et du corps.

Que mon être physique me paraît minus-cule, dans la calme grandeur ambiante; com-me je me sens le grain de sable soufflé par je ne sais quel puissant dans un coin perdu de l'univers. Mais combien en même temps je me sens grand, grand par la puissance de ma pensée embrassant dans son immensité cet univers dont je suis un atome, grand par le saint pouvoir que j'ai de communier intensé-ment avec la beauté des choses.

# • *

Quand je rentre à bord, le dîner vient de finir. Mon couvert attend, à une des tables de la salle à manger. A l'autre table, Selim al Tschoui prend son repas, seul. Je vais m'as-

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seoir à côté de lui et fais signe au steward de me servir.

— Comment, Monsieur dînerait avec un nègre

Un regard sévère coupe court aux observa-tions. Et me voilà engagé dans une de ces interminables discussions comme nous en eû-mes maintes fois, Selim et moi, durant la tra-versée.

Selim al Tschoui fut l'un des chefs les plu& influents de ces Arabes esclavagistes du centre africain dont l'Etat du Congo détruisit la puis-sance après une guerre cruelle. Parent de Tippo-Tib, Selim, le premier, prêcha la résis-tance à outrance lorsque les troupes congo-laises envahirent la province orientale, se ren-dit le dernier, après l'irrémédiable défaite.

Il vient de passer six mois en Belgique, aux frais de l'Etat Indépendant. Prisonnier? Peut-être. Aucuns insinuent que le roi souverain s'est offert le luxe de montrer aux foules ac-courues à l'Exposition congolaise de Tervue-ren, l'un des princes de ces Arabes battus par ses troupes; ainsi les empereurs romains traînaient, dans les triomphes, les souverains vaincus. En apparence, il était libre. Maisv

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discrètement, deux agents le surveillaient et suivaient ses moindres actes. Puis il devait figurer, certains jours, à l'exposition, où il avait un succès de curiosité dû à sa belle mine et à ses riches costumes, autant qu'à son rôle dans les récents événements africains. De haute taille, le teint d'un bronze foncé, les yeux noirs, humides, le nez droit, entre des lèvres tout au plus sensuelles, des dents écla-tantes, la barbe épaisse, longue, frisée et gri-sonnante, vêtu, sur sa tunique de soie, d'une robe en velours, noire ou pourpre, brodée d'argent, tel il apparut aux badauds, dans les fêtes de l'exposition, tel nous le vîmes, pour la première fois, sur le pont du navire, le ma-tin du huitième jour de notre voyage.

Selim al Tschoui sait le français. Et c'est pour moi un mystère. Où l'a-t-il appris, lui qui n'a jamais quitté l'Afrique avant son voyage en Belgique? Qu'il en prononçât quel-ques mots, à la manière nègre, je le compren-drais: les marchands arabes étaient en rela-tions avec toutes sortes de gens. Mais il s'ex-prime facilement et correctement, bien qu'en zézayant légèrement. Lorsque je l'interrogeai à ce sujet, il me répondit qu'il avait toujours

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su le français. Pendant la traversée, il se tint à l'écart et on le laissa seul. Il passait une partie des jours étendu dans sa chaise longue à regarder la mer qui filait sous le navire et, le reste du temps, priait dans sa cabine ou remplissait d'écriture un épais volume.

Je lui rendis une fois un très léger service. Par reconnaissance, peut-être, il se départit envers moi de sa dédaigneuse indifférence et nous causâmes quelquefois. La discussion por-tait généralement sur les mérites de nos reli-gions et de nos civilisations respectives. Sa-chant le Coran par cœur, il en citait souvent des versets, en guise d'arguments — d'argu-ments sans réplique. Avec quelle fierté il se disait philosophe, et développait des idées bien vieilles, bien simples et puériles. Sa phi-losophie était une sorte de calme stoicisme. Acceptant d'un visage serein, comme venant de la main de Dieu, les biens et les maux, bénissant Allah pour les uns, ne se plaignant pas lorsque l'accablaient les autres, persuadé que l'injustice ne saurait demeurer impunie, il attendait avec confiance la punition des hom-mes qui l'avaient dépouillé et écrasé, lui et son peuple, et le rétablissement dans leur si-

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tuation primitive des Arabes, ses coreligion-naires. A vrai dire, ses notions du juste et de Fin juste étaient, parfois, fort différentes des nôtres: pour lui, c'eût été justice que river à nouveau les fers des nombreux esclaves éman-cipés par l'Etat du Congo ; par contre, il était souverainement injuste qu'on ne permît plus aux marchands d'esclaves de trafiquer honnê-tement et librement dans le centre africain.

Un jour, je raillai sa foi aveugle en une justice immanente et la qualifiai de pur fata-lisme.

— Si j'étais fataliste, me répondit-il, aurais-je conseillé à mes compatriotes de résister par la force aux troupes de l'Etat, et me se-rais-je moi-même battu si longtemps? Cite-rais-je à tout propos ce proverbe courant chez nous: Allah n'aide que celui qui sait s'aider? Est-ce du fatalisme que d'avoir plus de con-fiance en Dieu que vous n'en avez, vous, chré-tiens?

• • •

Lorsque le steward se fut éloigné, Selim me dit:

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— Ce valet vient de s'exprimer avec un mé-pris qu'il ne s'est même pas donné la peine de dissimuler devant moi. Malgré la couleur de ma peau, je ne suis pas un nègre: l'injure ne me touche donc point. Mais il est bon que, pour ton édification, tu l'aies entendu. Voilà l'esprit dont sont animes, à l'égard des nègres, les Européens qui viennent en Afrique. De noir à blanc, il y a un abîme. En présence du noir, et par une indéracinable prévention, tous les sens du blanc s'offusquent, la vue, et l'odorat, et rouie, et le tact; il éprouve une répulsion invincible, faite de mépris et de dé-goût. . . Le noir est, pour le blanc, un être inférieur, une sorte d'animal créé pour obéir et servir, comme le bœuf ou l 'âne... Ainsi, sans s'en douter, les blancs donnent raison aux Arabes esclavagistes...

— Tu dois te tromper... Moi, par exem-ple. ..

— Toi, tu es une exception... Sans cela, causerions-nous tranquillement, assis à la mê-me table, devant un repas commun? Sois-en sûr, il n'y a pas, au Congo, un seul blanc qui consentirait à dîner avec moi...

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Borna, 27 janvier. Le coup d'oeil, du pont de l'Edouard Bohlen, est agréable et char-mant: des bâtiments blancs, sertis de verdu-res, alignés au bord du fleuve ou grimpant au flanc d'une colline ; tout autour, à perte de vue, une brousse drue teignant en vert foncé les ondulations des terres; à l'horizon, des monticules roux dessinés en dentelles sur le ciel gris, soyeux, où vague un soleil sans rayons, rouge comme une tache de sang. Mais au plaisir que je goûte devant ce tableau d'un charme étrange, pour moi, venu des septentrions, succède brusquement, au débar-quement, une sensation plus que pénible, dou-loureuse : des noirs enchaînés transportent les bagages extraits de la cale. A ce coup, je me sens en Afrique, car me reviennent à la mé-moire certaines scènes illustrant les récits des voyageurs, où l'on voit cheminer, sous le fouet brutal, des files de nègres liés par les four-ches de bois où s'étrangle leur col. Les mal-heureux chargés de fer que salue mon pre* mier regard, dans la capitale du Congo, me rappellent ces caravanes d'esclaves du centre africain. Ici, il est vrai, les colliers et les chaî-nes sont en acier, et reluisent; au lieu du

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fouet, le gardien brandit une chicote; la civi-lisation a mis sa marque de fabrique.

— Bah! me dit mon compatriote Stern-mann, venu m'attendre au débarcadère et à qui je conte ma désillusion. Ce sont des con-damnés; ils ont tous une peccadille à se re-procher. Un peu moins de sensiblerie, mon cher. Elle n'est pas de saison, ici, et pour les moricauds.

Matadi. 29 janvier. Aujourd'hui le soleil est blanc, le ciel est blanc, le sol est blanc. Une symphonie de blanc, ardent, aveuglant. Ce lieu s'appelle avec raison Matadi, c'est-à-dire, en langue fiote, pierre. Dans le vaste hémi-cycle de roche blanche dont le fond est un plateau couvert d'habitations, le soleil s'en-gouffre; mille rayons réverbérés se croisent, vous brûlent les yeux, vous ardent la peau. A Borna, la brise de mer, assez souvent, le soir, rafraîchit l'atmosphère et ragaillardit les êtres. Ici, pendant la nuit, la chaleur emmagasinée dans îa pierre rayonne, et, avant de s'évanouir dans l'espace, étouffe les malheureux que le soleil a brûlés tout le jour.

Matadi est la tête de la voie ferrée. Com-

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bien j'ai hâte d'admirer cette œuvre d'art pa-tiemment menée à bien, ces ponts hardiment jetés sur des ravins béants, ces courbes sa-vantes autour de collines friables.

Un fil d'acier tendu à travers la région des Monts de Cristal, sur une longueur de quatre cents kilomètres, a vaincu l'obstacle mécham-ment dressé par le fleuve sur le chemin de la civilisation. Le Congo oppose aux bateaux ses infranchissables rapides, mais la locomo-tive parcourt en quelques heures la contrée où il roule tumultueusement ses eaux; en vain il se précipite, il s'irrite, il écume: le blanc le brave et pénètre au cœur de l'Afrique.

De la gare, je regarde la voie dont les rails courent, tout droit, et se perdent dans le loin-tain; ma pensée les suit, s'enfonce dans le mystère du Pays Noir, et mon désir s'envole vers ce lointain bleuâtre.

Un train arrive, à toute vitesse, empanaché de vapeur. Voici que descendent, du wagon de première classe réservé aux seuls blancs, des hommes aux traits tirés, aux yeux jaunes, au teint sali, des agents à fin de terme ou des malades qu'on rapatrie.

Sur un chariot plat, derrière la locomotive,

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des nègres enchaînés sont entassés. Ils s'éti-rent, toussent, crachent noir, encore suffoqués par la fumée avalée durant des jours; leurs yeux, rougis par la pluie des escarbilles, cli-gnotent et larmoyent. Empêchés par leurs liens, ils sautent maladroitement, trop peu vite, au gré d'un sous-officier blanc qui les rudoie, et les secoue, et jure.

— Des prisonniers? demandé-je à cet hom-me, le chef du convoi.

— Non pas. Des engagés volontaires que je ramène du Kassaï.

Ces hommes se sont offerts spontanément, librement, à servir dans la force publique de l'Etat. Pourquoi donc sont-ils chargés de fers, tels des galériens ou des forçats?

— Les esclaves de l'Etat, me souffle Selim al Tschoui qui passe, digne et drapé dans du velours brodé d'argent.

Léopoldville. 5 janvier. On arrime la cargai-son du steamer dont je vais prendre le com-mandement en second. Caisses de conserves, dames-jeannes de vin, pour le ravitaillement des agents du Haut, rouleaux de laiton, bal-lots d'étoffes, bimbeloterie, moyens d'échan-

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ge, malles et coffres, bagages des passagers, tout est rapidement embarqué, entassé, calé.

Le ciel est clair, le lac bleuté, les verdures brillantes. Un vent léger rafraîchit l'air. Les noirs chantent en travaillant et rient comme de grands enfants : tout semble rire et chanter avec eux, autour de moi. Et la gaîté de ce beau matin se répercute en échos joyeux dans mon cœur.

Ce clapotement de flots contre la paroi du steamer, n'est-ce point le battement de l'artères vitale par où s'infuse, jusqu'au cœur de l'Afri-que, une vie nouvelle, plus heureuse et plus bel-le? Et n'aiderai-je pas, pour mon infime part, à hâter Pavènement de cette ère de bonheur ?

Sur la rive sont encore étalées plusieurs caisses allongées et fort lourdes. Mon voisin de table au mess, le sous-intendant Stollbeers, qui muse au bord du Pool, me dit :

— Je gage que vous ne savez pas ce que contiennent ces caisses.

— Non, je ne le sais pas. — Des instruments à faire le caoutchouc,

à destination de la Mongalla. Voyez l'adresse. Et c'est vous qui les arrimez et qui les con-duirez à bon port, enthousiaste capitaine!

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— Quelle sorte d'instruments est-ce donc? — Des fusils, de bons Albinis dont on ar-

mera les noirs auxiliaires chargés d'assurer la récolte. J'en viens, de la Mongalla, et je connais le système. Vous devez être curieux de savoir comment on procède. L'agent taxe un village : tant de kilos de gomme dans un temps limité. Si, au jour fixé, par suite de la mauvaise volonté des indigènes ou de la pé-nurie de lianes aux environs, la quantité récla-mée n'a pas été fournie, ces bons Albinis en-trent en jeu, maniés par des cannibales d'hier auxquels est donnée carte blanche. Cette fois, je pense, la coupe sera pleine et les Budjas bougeront. En somme, cela froisserait-il gran-dement la justice qu'un peu de sang blanc coulât où tant de sang noir a été versé?

Je me récrie, indigné. Stollbeers ricane: — Avant de protester, attendez d'être allé

jusqu'aux Falls. Vous ne verrez pas grand'-chose du pont de votre steamer, mais des échos de ce qui se passe là-bas, forcément parviendront jusqu'à vous. Que vous soyez in-crédule, au reste peu me chaut. Dans quel-ques mois, je vous le prédis, vous serez moins naïf.

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Le ricanement de cet homme à figure mé-phistophélique met de la glace dans mon sang. Et revient à mon esprit, pour corroborer ses dires, ce que me racontait l'autre jour un agent de l'Etat et que je taxai d'affreuse ca-lomnie: « Il y a dans les magasins de Léo-poldville, du caoutchouc qu'on appelle le caoutchouc rouge. Voici pourquoi. L'agent principal d'une grande compagnie privilégiée déclara, certain jour, au moment de partir pour une expédition, que les vingt-cinq mille cartouches constituant ses bagages représen-taient vingt-cinq mille kilos de caoutchouc. Il revint abondamment pourvu de balles de caoutchouc, mais il avait dépensé celles de ses cartouches », ajouta mon interlocuteur.

Ils mentent, c'est certain. Mais quelle rage les pousse à déprécier ainsi l'oeuvre à laquelle ils collaborent!

Un doute est entré en moi que je ne par-viens pas à arracher, qui me tourmente et me ronge. S'il existait, dans ce qu'ils racontent, une part de vrai, si mince fût-elle!

Sur le fleuve. 7 janvier. La Ville d'Anvers a levé l'ancre ce matin. Comment est-on par-

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venu à entasser sur ce steamer de faibles di-mensions tant de monde et une si lourde car-gaison? C'est un miracle.

Sur les deux allèges accrochées aux flancs du bateau, chargées à couler, les noirs sdnt empilés, équipage et soldats, femmes et en-fants. C'est un fouillis de têtes crépues, de bustes tatoués, de membres entrelacés, un tas de chair noire luisante que cuit le soleil. Les blancs ne sont pas beaucoup mieux lotis. Leurs cabines ont à peine deux mètres carrés. Elles contiennent quatre couchettes superpo-sées. Les pieds des donneurs se croisent. Une nuit est vite passée, me dit-on. Mais lorsqu'à cette première nuit s'en seront ajoutées trente autres, quelle sera la chanson?

Bolobo, 12 janvier. Charmante soirée! Com-bien me réconfortent la réception cordiale des officiers, leur amabilité, l'inspection de cette station prospère! Et quel repas! Si partout °n se nourrit aussi bien, dans le Haut, le Congo est le paradis des gourmets.

Nous sommes à Bolobo depuis trois heures aPrès midi. Le service ne m'attachant pas à bord aujourd'hui, je débarque, avec quelques

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passagers, le Dr Krohl, les lieutenants Vais et Rabeck ; l'un des officiers du camp se met gracieusement à notre disposition et, guidés par lui, nous parcourons la station, les plan-tations, les jardins, nous assistons à l'exer-cice, nous visitons les chimbèques des soldats et les maisons des blancs. Je suis émerveillé: tout est si propre, si bien tenu et entretenu, il y a une telle cohésion dans le travail, une si complète coordination d'efforts, tant de cor-dialité dans les rapports entre supérieurs et inférieurs, que se dissipent — quel soulage-ment pour moi ! — les idées tristes que je mâ-che depuis Léopoldville. Ces prophètes de malheur — Stollbeers et les autres— ont tout vu à travers leur pessimisme et leur désen-chantement. Je me garderai désormais de les écouter et ne me fierai qu'à mes yeux.

Une gaîté de bon aloi assaisonne le dîner, abondant, succulent, dignement arrosé. Au dessert, te cocktail au Champagne met dans les veines un feu divin, anime les yeux et les visages.

Et lorsque, tard, nos hôtes nous recondui-sent au steamer, les énergiques accents de la Brabançonne troublent le calme étonné de cette chaude nuit d'Afrique.

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Sur le fleuve. 13 janvier. Une seule note fausse dans l'harmonie qu'est cette station de Bolobo: des hommes enchaînés. Une dizaine seulement portaient le collier de métal et la chaîne; d'autres, plus nombreux, étaient liés l'un à l'autre au moyen de lianes minces dont ils se seraient affranchis aisément, s'ils l'a-vaient voulu.

Je demandai au commandant de la station: « A quoi bon les chaînes d'acier dont vous chargez ces noirs, puisque les suit une inces-sante surveillance? La plupart de vos prison-niers portent des liens en quelque sorte sym-boliques : n'est-ce point la preuve que les fers sont superflus? Pourquoi, si ce n'est dans une nécessité extrême, user d'un moyen de coer-cition inhumain et cruel? Je voudrais qu'au fronton du chimbèque de tout chef de station fussent écrites ces paroles du bourgmestre de Bruxelles, Charles Buis: « Un an de chaîne équivaut pour les noirs à la mort. »

— C'est fort beau, et vous avez raison, sans doute. Mais le règlement est formel, qui nous enjoint d'enchaîner les prisonniers. Nous em-ployons les lianes provisoirement. Elles seront remplacées très prochainement par de bonnes

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chaînes dont nous attendons un lot important.

Bords du fleuve. H janvier. Je goûte inten-sément le charme émouvant de la nuit tropi-cale. Seul sur la rive, à quelque distance du campement dont j'aperçois, entre les arbres, les flammes vacillantes, je me recueille et mon âme vague, s'élève, s'épand, se confond avec l'ambiance, se perd dans la grandeur qui l'en-vironne.

0 nuits d'Afrique, nuits majestueuses et douces, ô belles nuits d'Afrique, quel poète vous a chantées!

L'ombre opaque est constellée de milliers d'étoiles mouvantes, ballet féerique des lu-cioles dont les légions s'élèvent, en un perpé-tuel mouvement lumineux, plus haut que les buissons, plus haut que les arbres noirs et finissent par se confondre, pour l'œil qui, la nuit, ne sait plus les distances, avec les astres immobiles piqués sur le ciel velouté. Un bruit confus monte du campement, heurts cadencés de haches et de machètes, luttant contre de vieux troncs presque aussi durs que leur acier, notes aiguës de marimbas1, plaintes trem-

1 Instrument de musique.

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blées de kokolos\ chansons monotones, pé-tillement des brasiers. Ces bruits s'endor-ment, les feux s'éteignent. L'harmonie de la nuit, plus intime, parle à mon coeur en sua-ves accents et berce ma pensée qui passe in-sensiblement de la réalité douce au rêve plus doux encore.

0 belles nuits d'Afrique, nuits somptueuses, enchantées, que ne suis-je poète!

Sur la rive. 15 janvier. Je visite le campe-ment. Selim al Tschoui, du seuil de sa tente écarlate, me fait signe d'approcher.

Le vieil Arabe se plaint: ses femmes jetées dans la promiscuité de l'allège surchargée de soldats et de malades, exposées à la conta-gion de la petite vérole, qui sévit avec inten-sité, lui-même condamné à une immobilité Perpétuelle dans un coin de l'entrepont où il apu, àgrand'peine et renfort dematabiches 3

installer, pour s'asseoir, une de ses malles... Est-ce là ce qu'on lui avait promis?

— Que t'avait-on promis? De me traiter en chef et non comme ce

1 Instrument de musique. 2 Pourboires.

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bétail dont l'échiné est souple et le dos tou-jours tendu pour recevoir les coups.

— Fi ! voilà que paraît le marchand de chair humaine jusqu'ici si bien caché sous la robe du philosophe musulman!

— Je t'ai dit — pourquoi m'obliger à te le répéter — que jamais je ne fis le commerce des esclaves... J'achetais et je vendais de l'ivoire. Il y avait des marchands d'esclaves parmi nous. Mais nous ne l'étions pas tous. Dans vos prisons, il ne manque pas de vo-leurs. Est-ce à dire que vous êtes un peuple de fripons ? Nous a-t-on assez flagellés, dans tout le Monde, de cette parole maudite devenue la pire des injures: marchands d'esclaves! Oh! je sais. A Bruxelles, j'avais lié amitié avec un étudiant égyptien qui me lisait les livres, les journaux, sans me cacher rien de ce qu'on disait de nous; l'une de ces malles renferme de nombreux volumes où sont les passages soulignés de sa main. On nous représente comme des bandits vautrés dans le sang ; nous avons mis à feu et à sang tout le centre de l'Afrique. Assassins, brigands, pirates, sont des mots aimables comparés à ces méprisantes paroles : marchands d'esclaves. Cependant, les

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traitants avaient une excuse, une bonne ex-cuse : le Coran, notre loi civile, morale et reli-gieuse, ne défend point l'esclavage. Du reste, les faits qu'on leur reproche ont été amplifiés et exagérés. Qui les a criés, grossis, à tous les vents du monde? Ceux qui avaient intérêt à le faire. Il fallait que ce nom d'Arabe devînt synonyme de bête malfaisante, de chien en-ragé, afin que le massacre ne soulevât ni un cri de réprobation, ni un geste de protestation. La guerre d'extermination des Arabes était présentée comme une sainte et moderne croi-sade, la croisade de la civilisation chrétienne contre la barbarie musulmane et africaine. Ils n'avaient qu'un but, ces nouveaux paladins et ils s'en faisaient gloire : protéger l'indigène dans sa liberté, sa vie et ses biens. Mensonge! Mensonge!! Poudre aux yeux jetée à la face de l'Europe ! L'indigène est bien la chose au monde dont l'Etat se soucie le moins. Il en donne cent preuves chaque jour. Il s'agis-sait simplement de nous enlever la riche Pro-vince orientale, nominalement comprise dans les frontières de l'Etat, mais, en réalité, nous appartenant. Le commerce de cette partie de l'Afrique était dans nos mains et tout le trafic,

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au lieu de descendre le Congo, suivait nos routes de caravanes, et débouchait à la côte orientale. A plus d'une reprise, l'Etat nous fit des propositions. Nous serions devenus, si nous Pavions voulu, ses meilleurs agents. Mais envoyer nos marchandises à la côte par le Congo, nous soumettre à d'impossibles exi-gences fiscales, nous conformer à d'exorbi-tants tarifs de transport, payer de forts droits de sortie, c'eût été notre ruine à brève échéan-ce. Nous refusâmes. Telle est la seule, la vraie cause de notre extermination. Nous formions une puissance dans l'Etat. Nos villes regor-geaient de richesses. Notre commerce était florissant. Trois raisons de nous anéantir... Nous comprîmes qu'il s'agissait, pour nous, de vie ou de mort, et nous fîmes une résis-tance désespérée. Il était écrit que nous de-vions succomber. Tu penses, sans doute, que j'exprime mon opinion personnelle ou celle de mes coreligionnaires. Hé ! non. C'est celle de chrétiens, d'écrivains, de voyageurs qui, d'au-tre part, ont chanté beaucoup de bien du Congo.. . Tu ne me crois pas. J'ai les livres là, sous la main. Désires-tu les voir? Le baron de Mandat-Grancey dit qu'on fit en réalité la

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guerre aux Arabes pour détruire leur puis* sance et s'emparer de leurs richesses. Pierre Mille écrit ceci: « Le grand crime des Arabes avait été, au fond, moins de faire la traite que de garder pour eux une contrée riche en ivoire et d'envoyer cet ivoire à Zanzibar au lieu de le laisser s'écouler par le Congo. »

» Ainsi donc, de l'aveu des Européens im-partiaux, on nous extermina parce que notre puissance portait ombrage à l'Etat et que nos biens le tentaient, tout en donnant au monde comme prétexte que nous nous livrions à la traite. Mauvais prétexte que l'Etat n'oserait plus invoquer aujourd'hui, lui qui s'est em-pressé de reprendre le système des Arabes en •e perfectionnant, il est vrai, car les légères fourches de bois des marchands d'esclaves sont devenues les lourdes chaînes de Boula-Matari, € n l'étendant, au surplus, à tout le Congo.

» Par la plus infâme des hypocrisies, comme il avait couvert d'un voile de philanthropie les atrocités de la guerre arabe, il masque d'un voile d'utilitarisme les atrocités de son exploi-tation, de son esclavage légal. Quels sont ces hommes que tu as vus traîner leurs chaînes

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dans toutes les stations du Congo ? Des crimi-nels? Non, des soi-disant rebelles, des nègres qui se sont refusés à récolter du caoutchouc, à fournir de l'ivoire, des chefs qui n'avaient pas, dans leur village, le nombre de recrues exigé par la conscription, tous ceux, enfin, qui ont enfreint la loi ou les règlements. Car les commis de l'administration, à Bruxelles, passent leur temps à fabriquer des lois et des ordonnances. J'en ai vu des tas et des tas, dans les bureaux de la place du Trône. Et, bien qu'ils ne sachent pas lire, les sujets noirs du roi-souverain sont censés ne rien ignorer de cet indigeste fatras. Tu comprends tout le ridicule et tout l'inique de cette accusation : ils enfreignent les lois. Des rebelles ! quelle excel-lente excuse! La guerre: quelle géniale trou-vaille ! Sans doute, concèdent les panégyristes de l'Etat, on tue, on brûle, on pille, et les razzias reprochées aux Arabes paraissent insignifian-tes comparées aux palabres des agents congo-lais. Mais ces nègres qu'on traite mal sont des insoumis, des révoltés, des gens qui se mo-quent des lois, des paresseux qui refusent de travailler. Il faut bien leur apprendre à obéir! On aurait mauvaise grâce, n'est-ce pas, à re-

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procher au gouvernement du Congo de sim-ples, de purs faits de guerre et de police.. .

— Eh bien! as-tu Vidé ton sac? On accorde, tu le sais, quinze minutes au condamné pour maudire ses juges. Hé ! tu as la rancune tenace et le quart d'heure s'allonge singulièrement.

— Ce n'est point assez d'une vie pour mau-dire ses bourreaux, rétorque le vieil Arabe. L'Etat, disais-je, a repris le système des Ara-bes esclavagistes, l'a développé, en a fait cet instrument d'exploitation que d'aucuns admi-rent qui nous jetaient la pierre, et quelle lourde pierre'. Tous les noirs employés par l'Etat à un titre quelconque, soldats, travail-leurs, prisonniers, sont des esclaves traités plus durement que ne Pétaient les nôtres. J'avais deux cents serviteurs. Plusieurs sont encore aux Falls. Je les appellerai. Tu les in-terrogeras. Aucun ne se plaindra, sois-en sûr. Tous te diront qu'ils seraient heureux d'obéir encore à mes ordres. Tu demanderas ensuite aux esclaves de Boula-Matari ce qu'ils pen-sent de leur maître.

» Sais-tu comment on les recrute, ces sol-dats, ces travailleurs? Boula-Matari ordonne aux chefs des villages de fournir à la force

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publique un contingent d'hommes déterminé par le nombre de leurs chimbèques. Si le chef ne veut pas ou ne peut pas obliger ses sujets à se soumettre, s'il craint, en donnant des sol-dats à l'Etat, de mettre entre les mains du maître un fouet pour le battre, on a des moyens sûrs pour lui faire entendre raison. N'y a-t-il pas des lois, au Congo? Pour les tra-vailleurs, c'est pis encore... »

Selim ai Tschoui parlerait longtemps encore sans que j'aie le courage de l'interrompre. Aigri par la défaite, il se fait Pécho de toutes insanités débitées autour ide lui. . . Quel vaincu n'agirait de même? Fort à propos, mon ca-pita1 vient m'avertir que le bois est coupé et que je puis vérifier le nombre des toises en-tassées. Je quitte le vieux chef en lui recom-mandant de tenir sa langue, avec d'autres que moi, de peur de se faire vertement rabrouer.

Sur le fleuve. 17 janvier. Le discours de Selim al Tschoui m'a fortement impressionné. Ses paroles sont revenues, comme des spec-tres, hanter ma nuit, et le sommeil n'apporta que tard un repos relatif à mon esprit inquiet Ce matin encore* en me livrant à mes occupa-

1 Chef des travailleurs.

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tions coutumières, je discutais ses accusations. Elles sont fausses ou, à tout le moins, exagé-rées. J'en ai l'assurance. Mais sur quoi donc s'étaie ma conviction? L'expérience me man-que qui me permettrait de crier avec certitude: ils mentent. Que sais-je de la vie congolaise? Qu'ai-je vu jusqu'ici? Le doute a jeté dans mon esprit des racines tortueuses ; une inquié-tude vague me tourmente, il me semble que j'ai commis une mauvaise action dont le re-mords me poursuit...

La nature, aujourd'hui, est extraordinaire-ment tourmentée, ce qui n'est point pour me rasséréner. Il fait aussi sombre autour de moi qu'en mon âme. Une tornade fond sur nous avec son concert terrifiant et son habi-tuel accompagnement de manifestations chao-tiques. Le ciel d'encre, bas et lourd, est em-brasé d'éclairs, zigzagants d'abord, puis rayon-nants, tels les soleils d'un feu d'artifice; le long des agrès, sur la cheminée, des flammes livides paraissent, des boules de feu roulent, et, tout à coup, comme des obus, éclatent, courbant, apeurés, les blancs et les noirs. Le bruit est terrible : éclats de foudre ininterrom-pus, sourds, crépitants, secs, graves, aigus, sif-

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flements, plaintes, hurlements qu'on dirait is-sus d'un enfer. Des trombes de sable, de dé-tritus, d'eau, s'élèvent et tourbillonnent. Hau-tes et pesantes, les vagues s'avancent, se pous-sent, tumultueusement; leur masse s'écrase sur le steamer, et s'écoule, et s'éparpille, ruis-sellement jaunâtre éclairé parfois de rouges lueurs qui me semblent du sang. Du sang! Les eaux profondes, remuées par la tempête, rejettent-elles le sang qu'elles reçurent pen-dant de longs siècles, sang des guerres intesti-nes, sang des sacrifices humains, sang plus frais peut-être... Que dis-je ? Les méchants propos de Selim hallucinent mon cerveau. Les teintes vermeilles dont se revêt l'eau sont le reflet des feux allumés sur la rive, malgré l'orage, par nos mariniers et coupeurs de bois... La tempête s'éloigne, le calme re-naît sur le fleuve, mais la voûte d'obscurité demeure menaçante. De grands oiseaux blancs passent dans le ciel noir en poussant de plaintifs cris de détresse...

Sur le fleuve. 21 janvier. J'ai le coeur endo-lori de cette lutte. Le doute et la foi disputent en moi à qui a raison. Je sens le besoin de

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m'ouvrir à quelqu'un, de prendre conseil d'un homme d'expérience, de trouver du réconfort auprès d'un cœur sincère et ami. A qui m'a-dresserais-je, sinon au révérend F.-M. Halifax, de la Baptist-Mission, pour quelques jours passager à notre bord. J'ai pour lui le respect qu'un chrétien protestant doit à un ministre de l'Evangile et l'admiration que mérite un sacerdoce de neuf ans parmi les populations les plus sauvages de l'Afrique. Je lui rapporte les paroles du chef arabe, je lui fais part de mes incertitudes et le prie de m'éclairer.

— Je vais effeuiller vos dernières illusions, me dit-il. Et ce n'est point sans une profonde tristesse, car je vous sais naïf et sincère; puis ce que vous m'avez dit évoque le souvenir douloureux de mes premières années d'Afri-que. Avec quelle confiance et quelle ardeur juvénile je commençai mon œuvre en ce pays. Et combien je souffris lorsque mes yeux se dessillèrent...

s Que mon pessimisme toutefois ne vous décourage point et ne vous incite pas à quitter le service de F Etat. Je vous dirai ce qui me paraît être la vérité. Peut-être vois-je tout trop en noir. Il y a des braves gens, au Congo.

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Beaucoup de braves gens. Mais le système abominable les happe ainsi qu'un engrenage. Leur bonne volonté est impuissante. Us s'en-durcissent, l'habitude aidant. Le soleil ardent les accable, la fièvre les déprime, l'autorité presque sans limites dont ils sont investis al-tère leur sens moral. Ils acquièrent une nou-velle mentalité qui leur permet d'accomplir sans gêne et sans remords, des actes que leur conscience aurait autrefois flétris. L'homme sauvage et brutal, l'ancêtre tapi en chacun de nous, et vivant, quoique maté et parfois presque annihilé par des siècles de civilisation, ou tout au moins réduit à l'impuissance par la savante organisation de nos pays d'Europe, l'homme primitif, ici libre d'entraves, tout à coup reparaît...

» Si, au moment de l'engagement, les agents savaient à quelles besognes on les em-ploiera, beaucoup, je crois, refuseraient de partir. Mais on n'a garde de les avertir. Ils sont donc partiellement excusables. Il faut chercher plus haut les coupables, ceux qui ont imaginé et mis en pratique ce système d'ex-ploitation impitoyable, de pressurage intensif de tout le centre africain.

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» L'Etat du Congo- est une affaire commer-ciale fondée sur le plus énorme crime du •X/Xme siècle, l'expropriation sans phrases de plus de vingt millions d'hommes. Vous avez bien compris: on a volé à ces hommes leur territoire, leurs champs, leurs forêts, on les a dépouillés brutalement, sans compensation, de tout ce qui leur appartenait. Voilà l'acte primordial dont tous les autres sont l'inévi-table conséquence. Sur cette spoliation s'édi-fie la puissance et la fortune de l'Etat.

1 Pour exploiter les pays enlevés aux nè-gres, on avait besoin de main-d'œuvre: on obligea les indigènes à cultiver leurs propres terres pour le compte des spoliateurs, à ré-colter du caoutchouc dans des forêts qui étaient les leurs. De quelles atrocités ce fut «'occasion, Dieu le sait.

Pour l'Europe, pour la presse qui fait du tapage, on recouvre d'un vernis de légalité ces actes arbitraires et brutaux: l'Etat a con-clu avec les chefs des traités qui le mettent en possession de leurs territoires; la récolte du caoutchouc constitue une prestation com-nie a le droit d'en établir tout Etat; la con-scription ! mais instituer une force armée qui

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veille à la sûreté extérieure et intérieure du pays, n'est-ce pas le premier devoir et le premier privilège de toute organisation po-litique ?

» Ces affirmations sont autant de grossiers mensonges.

» Voici comment furent conclus les préten-dus traités : escortés de quelques centaines de mercenaires bien armés, Haoussas, Krooboys et autres indigènes des côtes, des blancs par-couraient le pays, offrant aux chefs des étof-fes de traite ou des perles de verre et ne leur demandant en échange qu'une croix apposée au bas d'une feuille de papier. Les noirs n'ayant jamais vu de papier blanc ou cou-vert d'écriture ne pouvaient comprendre la nature de Pacte demandé: ils mettaient, sans hésiter, pour un mouchoir éclatant, le signe mystérieux au bas du papier fétiche. Le tour était joué et de vastes territoires légalement cédés à l'Etat. Si quelque chef mieux avisé ou plus méfiant, refusait sa signature, les Haoussas avaient, pour le décider, en leurs fusils à tir rapide, des arguments irrésistible-ment persuasifs.

» Les mercenaires enrôlèrent ensuite, et par

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les mêmes procédés, les indigènes qui de-vaient constituer la force publique du Con-go. Une fois encadrés, les malheureux durent marcher. A maintes reprises, ils se révoltè-rent. On les décima. Ils désertèrent. On les reprit et l'on fit de terribles exemples.

» On a eu l'audace, dernièrement, d'appe-ler impôt la formidable contribution exigée des indigènes. Vous payez au fisc, dans votre pays, une vingtaine de francs par année. Et vous êtes taxé comme le sont les gens aisés. Figurez-vous qu'on réclame d'un nègre misé-rable, sans feu ni lieu, une prestation annuelle équivalant à plusieurs centaines de francs !

» Et l'Etat, ce mystérieux, ce puissant, ce terrible Boula-Matari, l'Etat, où donc est-il? Ce qui le constitue, est-ce le souverain ou bien la bande de ses employés mercenaires? Est-ce la population du Congo, ces malheureux dépouillés de leurs terres et réduits, pour la plupart à l'esclavage ? Ni les uns ni les au-tres. L'Etat est une fiction pure; conscrip-tion, traités, impôts, des grands mots qu'on agite pour excuser vis-à-vis de l'opinion, lors-qu'elle s'émeut, les turpitudes et les crimes. L'Etat n'existe pas, en fait, parce que le sou-

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verain dédaigne de remplir la mission civilisa-trice que lui ont confiée les puissances. Il s'est fait marchand d'ivoire et de caoutchouc et agit au Congo en homme d'affaires pressé de remplir sa caisse. La spoliation, l'exploi-tation féroce, les procédés coercitifs, le pays saigné à blanc, tout dès lors s'explique: un marchand ne saurait s'embarrasser de scru-pules; qu'on torture, qu'on martyrise, qu'on fusille, qu'on pende, que l'ivoire soit marbré de sang et le caoutchouc vermillonné, qu'im-porte, pourvu que l'affaire rapporte vite et beaucoup.

» Le roi-souverain est un chef d'entreprise et non un chef d'Etat. Chef d'Etat! com-ment le serait-il, puisque sa souveraineté ne s'étend qu'à une partie du Congo, que le territoire est partagé entre lui et de puissan-tes compagnies, que de ces mêmes droits qu'il appelle ses prérogatives de souverain, des particuliers usent et abusent comme lui! Nous allons arriver à l'embouchure de la Mongalla. Dans la région fameuse qu'arrose cette rivière, la Société anversoise possède de vastes territoires où se commettent quoti-diennement des atrocités sans nom. Aux re-

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proches qu'on lui fait, cette compagnie ré-pond qu'elle a le droit de lever l'impôt sur ses concessions et de punir les récalcitrants.

» Voilà le Congo. A vos interrogations, j'ai répondu ce que me dictait ma conscience, vous parlant comme j'ai parlé à l'Europe, par le moyen des journaux, comme ont parlé mes confrères les missionnaires Weeks, Harris, Stannard, Murphy, Sjôblôm — votre compa-triote — Sheppard, Morisson, Clark, Banks, Lloyd. Nous avons résolu de frapper l'opinion, d'alarmer les consciences, de créer, en Eu-rope, un puissant mouvement en faveur des indigènes du Congo.

Et vous verrez que notre voix sera enten-due.

Sur la rive. 24 janvier. Midi. Le sous-officier belge de Meuhl a succombé ce matin, après vingt-quatre heures de fièvre. C'était un hom-"le robuste et un gai luron. Avant-hier en-core, au repas du soir, il racontait de grasses histoires de caserne qui faisaient épanouir les visages moroses de ses compagnons de table.

Nous l'enterrons dans la forêt. Sur la sé-

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pulture, la piété d'un camarade place deux bâtons croisés, le révérend Halifax dit une prière, les soldats de l'allège tirent une salve, les noirs poussent un hourrah... Puis le stea-mer demeuré sous pression repart...

25 janvier. Les rives fuient. Aux forêts suc-cèdent les plages sablonneuses ; aux bancs de sable, les marécages; aux marais, d'autres bois. Sur le steamer, les mines s'allongent ; le lourd ennui, inévitable compagnon de l'inac-tion, serre les coeurs et prédispose aux fiè-vres funestes. Ces blancs dépaysés ont le spleen parce qu'ils ne savent point goûter la beauté de l'ambiance. La magnificence de la nature les touche peu; ils regardent et ne sentent point. Faute d'occupation, leur ima-gination s'exalte, leur pensée remonte le cours du temps, des souvenirs les assaillent en troupe riante et parée... De l'ennui au mal du pays, l'intervalle est mince... Pour moi qui travaille tout le long du jour et que ne hante point le regret des kermesses flamandes, le spleen a d'autres causes. Je me sens tout désemparé. L'avenir m'effraie, et ses surpri-ses mauvaises, que je prévois. Ma foi en

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l'œuvre congolaise ne bat plus que d'une aile. Mon admiration s'est faite défiante. L'idéal élaboré avec amour, patiemment, précieuse-ment affiné par des années d'espérance, mon bel idéal gît en moi, brisé irrémédiablement, je le crains.

Tandis qu'affalé dans ma chaise longue, rompu par le travail de la nuit passée, suffo-qué par la chaleur, je m'abandonne à de tris-tes pensées, le révérend Halifax approche sa chaise de la mienne:

— Quelle fournaise! Et l'on ose reprocher aux gens de ce pays d'être moins actifs que ceux du Nord tempéré! C'est de toutes les accusations lancées contre les indigènes la plus banale, la plus courante, la plus habi-tuelle. C'est aussi la plus inepte. Pas un jour qu'on n'entende quelqu'un s'écrier : « Ces nè-gres! Quels incorrigibles paresseux! » Re-proche injustifié, vous dis-je, et idiot. J'en ap-pelle au témoignage des voyageurs qui con-naissent l'Afrique, à celui de Stanley, entre autres, que personne ne récusera. Vous savez ce qu'il dit des Bangalas, ces actifs nauton-niers ; des nègres de l'Equateur, commerçants émérites; des Basokos surtout, « dont l'acti-

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vité dépasse tout ce que l'on rencontre chez les autres tribus africaines ».

» Les indigènes travaillent suffisamment pour satisfaire des besoins peu nombreux en harmonie avec leur degré de civilisation et leur ciel clément. Ils construisent des cases légères, cultivent la terre, élèvent des animaux domestiques, fabriquent des armes, des usten-siles, des bateaux, trafiquent, pèchent, chas-sent. Leur souhaitez-vous de hautes maisons de pierre où ils étoufferont, de lourds habits sous quoi s'atrophieront leurs corps?

» Même s'ils travaillaient moins que nous, ces nègres, ne serait-ce pas compréhensible? Peut-on. demander aux habitants des tropi-ques de s'agiter autant et de fournir le même effort que les hommes des pays froids? Du reste, nous-mêmes, en Europe, ne travaillons-nous pas trop? L'idéal vers lequel marche notre génération, le sens de nos luttes socia-les, n'est-ce pas: moins de travail, plus de loisir?

» Les nègres sont des paresseux parce qu'ils rechignent au travail forcé et s'y soustraient aussi souvent qu'ils le peuvent. Et les appé-tits de lucre, et les soifs d'argent, déçus par

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leur abstention, de s'écrier avec fureur : misé-rables fainéants! Et les bourreaux, les tortu-reurs, de s'excuser: ils sont si nonchalants! il faut bien secouer leur torpeur et leur ap-prendre à travailler!

» Ils ont mille fois raison, les noirs, d'être paresseux, lorsque c'est le blanc qui com-mande, et nous les encourageons de toutes nos forces, à refuser le labeur de l'esclave, tout en leur montrant par l'exemple, en leur enseignant par la pratique ce qu'est le travail de l'homme libre.

Sur le fleuve. 28 janvier. — Selim al Tschoui comme moi écrit son journal. Il me le mon-tre. C'est un épais registre de commerce aux feuillets couverts de fine écriture arabe. Qu'il doit être intéressant à feuilleter, ce journal d'un semi-barbare intelligent et observateur, arraché tout d'un coup à sa civilisation primi-tive, rustique à la fois et luxueuse, et jeté sans transition dans le tourbillon européen, dans le bruit et l'agitation de cet extraordi-naire bazar, de cette foire gigantesque qu'est une exposition universelle. Quelles furent ses impressions quand il se sentit engrené dans ce

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tohu-bohu, pressé, bousculé, cahoté, porté par des foules grouillantes, lorsque, errant par les rues, il vécut ce mouvement de peuple, ce fracas de véhicules, ce tumulte de voix, de cris, d'appels, de sifflets, de cornes, de clo-ches, cette fièvre de rapidité, cette poussière empuantie, cet air dense, lourd et nauséabond qui font la voie de nos grandes cités d'Eu-rope? Invité à des fêtes qui déployaient tous les raffinements de la civilisation et dont l'at-trait principal était une goinfrerie énorme, des heures passées autour des tables, à man-ger et à boire, à boire surtout, obligé à des bals où, sous un jour artificiel éclatant, rem-plaçant la lumière du ciel, des gens tournaient, tournaient à donner le vertige, des nuits en-tières, il dut penser, lui le sobre et flegma-tique oriental, que tous les blancs avaient perdu le sens, étaient atteints de la frénésie du mouvement, de la folie de la vitesse...

Il ne se départit point de sa calme sérénité, dans le brouhaha d'une grande ville à la vie intensifiée par une exposition, et cette impas-sibilité, fruit nécessaire de son fatalisme mu-sulman, lui permit de juger avec sang-froid les mœurs européennes, — bien entendu, du

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point de vue de son éducation et de sa reli-gion: les comparaisons qu'il fit ne furent point à l'avantage de la civilisation. Plus d'une fois, dans l'appartement étroit de cet hôtel du Boulevard Anspach, qu'on lui avait assigné comme résidence, il regretta son vaste palais de pisé, aux murs blanchis à la chaux, tapis-sés de peaux de panthères et de léopards, ornés d'armes précieuses. Aux fauteuils de velours élimé dégageant, lorsqu'il s'asseyait, des nuages de poussière, il préférait ses durs divans de terre battue, couverts de nattes fines ; aux lampes à pétrole mal odorantes, ses lampadaires d'argent brûlant une huile par-fumée. Ces femmes, blafardes sous la céruse et le vermillon, flasques en leurs oripeaux étranges, qui sourirent à sa prestance et à son or, ne lui rappelèrent que de loin les bronzes parfaits de son harem.

La page la plus palpitante du journal est certainement celle où Selim relate son entre-vue avec le roi-souverain dans cette fête de la cour où on le fit paraître pour flatter la va-nité du vainqueur des Arabes. Quelles étaient ses pensées, quand, familièrement, le roi l'en-tretenait? Selim, tout en répondant aux ques-

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tions du prince, serrait nerveusement la poi-gnée de son sabre recourbé. N'eut-il pas, alors, le désir de faire jaillir cette bonne lame gîtée en un fourreau d'argent ciselé, et de venger, d'un coup, sur celui qu'il considérait comme leur auteur responsable, tous ses mal-heurs et ceux de ses coreligionnaires?

• * *

Voici dans quelles circonstances Selim entra en possession du registre où il écrit son jour-nal: pendant la guerre, étant aux avant-pos-tes, un parlementaire lui remit le volume de la part de l'officier commandant les forces en-nemies. Sur la première page, écrit en fran-çais et adressé à Selim al Tschoui, chef des bornas d'avant-garde, un message par lequel on l'invitait à cesser toute résistance, moyen-nant quoi il pourrait se retirer, avec ses baga-ges, dans un endroit qu'on lui désignait. Se-lim fit répondre qu'il rendrait ses fusils quand il n'aurait plus de cartouches. Ce moment vint. Nyangoué fut prise, la grande ville pleine de richesses et de peuple.

— Lorsque les soldats congolais eurent

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franchi les murs, me raconte Selim, je courus à mon palais, assez éloigné de mon poste de combat. Mes f emmes et ma fille étaient seules. Je craignais pour l'enfant surtout, ma mi-gnonne fillette, la lumière de mes yeux.

» Quand j'entrai dans la pièce réservée aux femmes, la petite gisait sur le divan. Un sol-dat venait de lui couper la gorge après avoir abusé d'elle. Elle avait neuf ans.

» Je tuai le brigand. Ses camarades survin-rent, me firent prisonnier. Ma maison, comme toutes celles de la ville, fut pillée et détruite. Je n'ai jamais revu ma vaisselle de vermeil et mes lampes d'argent, mes bijoux, mes armes précieuses, mon trésor d'ivoire. On ne me rendit même pas le cadavre de mon enfant. Pourquoi m'a-t-on épargné, moi?

Stanley-Falls. 6 février. L'embarquement et l'arrimage de la cargaison étant terminés et la Ville d'Anvers prête à démarrer, je suis libre tout l'après-dîner. J'en profite pour aller visiter les Chutes de Stanley. Une légère piro-gue m'y conduit, dirigée par quatre pagayeurs Wagenias. Nous approchons rapidement de la cataracte. Déjà, chassée par un souffle vio-

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lent, une vapeur fraîche fouette nos visages, tandis que nos oreilles sont pleines du bruit assourdissant de l'eau croulante. La pirogue coupe obliquement le courant, fort rapide, car nous sommes à quelques cents mètres des chutes, et file à travers des tourbillons écu-meux; j'admire la hardiesse et l'habileté des pagayeurs. Tout à coup, un choc violent: les deux pagaies de droite sont cassées net et l'es-quif fait un bond de cent brasses. Un rocher a causé notre perte; un autre, momentané-ment nous sauve: une pointe qui s'est fichée dans l'avant du bateau et nous retient à quel-ques mètres du vide, cependant que l'eau bat furieusement l'arrière... C'est un répit de quelques minutes, avant le saut terrible, iné-vitable. . .

Sur la rive, des indigènes s'amassent. Un Arabe, tout à coup, paraît, s'agite parmi eux. C'est Selim al Tschoui; je le reconnais à son vêtement de velours noir broché. Qu'est de-venue sa gravité orientale? Et son flegme su-perbe? Il se démène dans le groupe des noirs, court de l'uni à l'autre, parle, gesticule, se pré-cipite enfin dans une grande pirogue, entraî-nant avec lui une vingtaine de Wagenias.

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L'embarcation, v igoureusement menée, t ra-

verse le fleuve, obl iquement , jet te une amar re

que le f lot nous amène, n o u s remorque jus-

qu'à la rive. Je ser re avec reconnaissance la

main du chef, et les Wagen ia s , sauveteurs im-

provisés, reçoivent la récompense de leur cou-

rage.

Nouvel-Anvers. 16 août. J'ai extrait aujour-d'hui ce journal d 'une malle où il est r es té

enseveli pendan t dix-huit mois . Dix-huit mois

de labeur incessant et de m o r n e silence. Ren-

fermé s t r ic tement dans l 'accomplissement des

devoirs de mon poste, vivant sur l 'eau, ne

quittant m o n s teamer que lorsque le service

m'y obligeait, taisant mes pensées, r é f rénan t

mes colères, volonta i rement sourd, aveugle,

muet, j 'ai t enu à respectueuse distance les

blancs et les noirs, h e u r e u x que la discipline

me permît d 'évi ter les contacts familiers ; ces

pages discrètes même n ' o n t point su mes

désenchantements et mes tr istesses.

Lorsque, p o u r la p remière fois, je quittai

Stanley Falls, je décidai de détruire le confi-

dent de mes premières joies e t de mes premiè-

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res désillusions, ce cher carnet où, jour par jour, j'avais noté mes impressions de néo-phyte enthousiaste. J'éprouvais une honte à penser que je m'étais si lourdement trompé et je ne voulais pas qu'il demeurât un témoin de mon erreur.

Jusqu'au 7 février de l'an passé — cette date s'est gravée en ma mémoire — je ne me rendis pas à l'évidence. Mon esprit, il est vrai, était torturé de doutes, de craintes, d'inquié-tudes. .. J'ouvrais les yeux, cherchant un fait, désirant à la fois et redoutant une preuve... Je regardais, je regardais... Tout de même, j'espérais, tant était robuste ma foi en l'œuvre civilisatrice... Qu'espérais-je? Qu'ils se trom-paient, ces détracteurs du Congo, en toute bonne foi, ou qu'ils mentaient, aveuglés par la haine... Mais le matin même de mon dé-part — le lendemain du jour où Selim me sauva la vie, aux Falls — j'appris ce qu'était la chicote ; je vis se tordre, sur la grève, hur-lants, saignants, six malheureux que des la-nières de cuir déchiquetaient vivants. Alors, c'était vrai! Ils s'accomplissaient, ces actes abominables dont m'avaient parlé de vieux Congolais, puis Selim al Tschoui, puis le ré-

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vérend Halifax! Car si les agents osaient in-fliger à des hommes, à la face de tous, ce supplice de damné, de quoi étaient-ils capa-bles dans la solitude des brousses ? Ainsi finit en cauchemar affreux le rêve d'or de ma jeunesse.

Pourquoi n'ai-je pas alors jeté ces pages au feu? Je me le demande en me remémorant — avec quelle amère mélancolie — les émotions joyeuses des premiers moments de mon sé-jour en Afrique.

* » *

Ce carnet a revu le jour parce que je dési-rais relire la prophétie sinistre faite par l'agent Stoolbeers sur la rive du Stanley-Pool, il y a juste un an et demi. Devant les caisses de fusils destinés à assurer la récolte du caout-chouc dans la Mongalla, il me disait: « Cette fois, la coupe sera pleine et les Budjas bouge-ront. » Il voyait juste. Des nouvelles alarman-tes arrivent de l'intérieur. Toute la région de la Mongalla est en effervescence. Les Budjas se sont révoltés, ont tué quatre blancs et de nombreux soldats, et leurs bandes assiègent

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plusieurs stations. A quelles terribles repré-sailles ces actes vont-ils donner lieu et com-bien de vies humaines coûtera la vengeance des blancs ? Je n'ose l'imaginer.

Sur le fleuve. 18 août. Le steamer rencontre une flottille de pirogues chargées d'indi-gènes Bayanzis, hommes, femmes, enfants. On dirait une émigration, car, au fond du bateau, à côté des armes, nous distinguons des ustensiles, des nattes, et les menus objets qui constituent le mobilier des huttes indigè-nes. A notre'approche, les bateliers redoublent de coups de pagaies. Ils filent vers la rive française.

Irébou. 18 août. Les Bayanzis rencontrés ce matin étaient les habitants du village de Bu-sindi, fuyant leur pays pour se soustraire aux mauvais traitements de certains agents. C'est la seconde fois qu'ils émigrent et se réfugient en terre française. Un sous-officier en séjour de convalescence au camp me raconte qu'il y a peu de temps le commissaire du district de l'Equateur fit réquisitionner, d'Irébou, pour les besoins de son service d'inspection, qua-

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rante pagayeurs de Busindi. Quand arriva le message, les hommes étaient à la pêche. A peine avertis, ils firent diligence. Mais ils arri-vèrent au camp en retard. Le commissaire avait attendu : il fit donner cinquante coups de chicote à chacun des coupables et enchaîner les chefs du village.

L'agent malade fut témoin d'un autre fait qui, mieux encore, semble-t-il, explique l'émi-gration soudaine des Bayanzis - Busindis. Un dimanche, deux sous-officiers d'Irébou con-signèrent dans les chimbèques tous les individus mâles du village, réunirent sur la place les femmes et les filles, et, après une inspection indécente, choisirent dix fillettes qui furent augmenter le gynécée du camp, le troupeau des femmes de blancs.

• * *

Sur le fleuve. 21 août. Depuis un an et demi je fais la navette entre Léopoldville et les FaUs. Les paysages et les êtres, tout le long du fleuve, me sont familiers. Mais dès long-temps je n'ai plus de joie à les contempler. Derrière les rideaux d'arbres, je devine tant

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de malheur, tant de drames, tant de sang versé, que leur vue m'est devenue odieuse. Ce fleuve n'est pas le grand chemin de la civilisa-tion, mais le dépotoir de toutes les vilenies du Haut.

Il me semble parfois commander un navire négrier. Les râteliers de fusils dont s'orne le pont du steamer lui donnent je ne sais quelle mine sinistre de corsaire armé en course. Et ces recrues arrachées à leurs villages et jetées aux camps d'instruction, ces prisonniers trans-portés du Haut dans le Bas et du Bas dans le Haut, tout ce bétail humain entassé sur le steamer et les allèges, n'est-ce pas de la mar-chandise, de ce bois d'ébène dont trafiquaient les marchands d'esclaves?

Oh ! fuir ce pays, retourner à la mer, propre et libre, elle! Effacer de ma pensée, de ma mémoire, de mon cœur, les traces imprimées par mon séjour au Congo, m'engloutir dans un Léthé qui me dispense l'oubli de mes jours d'Afrique !

Fuir, est-ce possible? L'Etat m'a lié d'une chaîne qui, pour être morale, n'est pas moins lourde et moins solide que celles de ses escla-ves noirs, car, ayant donné ma parole et mon

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seing, je suis obligé de servir trois ans sous le drapeau étoilé d'or. Du reste, eussé-je mê-me la volonté de rompre mon contrat et de quitter l'Afrique, je ne le pourrais pas faute d'argent; la moitié de mon traitement de-meure dans les coffres de l'Etat, à Bruxelles^ le reste est représenté par un carnet de chè-ques avec quoi je puis me procurer des con-serves ou des effets dans les factories, mais que n'accepteraient ni le chemin de fer ni le paquebot. Ainsi Boula-Matari lie les blancs comme il enchaîne les noirs. Heureusement, assez souvent la maladie les délivre. Et comme tant d'autres, j'en suis arrivé à souhaiter que vienne à mon secours cette sinistre trinité: fièvre, hématurie, dysenterie. Mais elle frappe autour de moi, jonche de corps la terre mau-dite et semble me dédaigner.

» « »

Sur le fleuve. Octobre. Quelques femmes Upotos se baignent entre la rive et le steamer amarré et s'ébattent, nues, dans l'eau tiède-Leur pudeur ne s'offense point des regards qui les caressent: elles ont l'innocence d'Eve

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dans le paradis. Avec des gestes vifs et gra-cieux, elles s'aspergent mutuellement, et sur Jeur peau sombre roulent des larmes de cris-tal. Leur poitrine s'érige, menue et solide, leur ventre harmonieusement s'incurve, les reins et les cuisses sont garnis de chair ferme et re-bondie, de fines attaches lient aux mains des bras juste assez gras pour laisser jouer la fos-sette du coude, aux pieds, des mollets arron-dis: pour notre'œil, dès longtemps accoutumé au type ethnique, elles sont belles. Oui, il y a des négresses belles et de beaux nègres, en dépit des nez plus ou moins épatés et des lèvres charnues. Sottement habitués à juger d'après un idéal unique de beauté, notre esprit se cabre lorsqu'un type nouveau se présente à lui et qu'il doit en apprécier la valeur esthéti-que ; il se perd, il oublie que la beauté corpo-relle consiste dans l'harmonieuse proportion des formes et des lignes, et non dans la cou-leur de la peau.

— N'est-ce pas un spectacle charmant et qui rappelle les jours innocents de l'âge d'or? me dit le commandant Niclaux appuyé près de moi à la balustrade. Nos missionnaires cepen-dant et beaucoup de gens prudes le trouve-

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raient immoral: comme si ce n'était point dans l'oeil libertin et dans l'imagination mal-propre que gîte l'immoralité. Les missionnai-res accomplissent une œuvre absurde et anti-esthétique en obligeant leurs adeptes nègres, mâles ou femelles, à se couvrir de malcom-modes vêtements européens. En avez-vous ja-mais vues, de ces néophytes noires, engoncées dans les fourreaux qui leur servent de robes ? Vous figurez-vous ces deux vigoureux Banga-las, votre capita et son second, superbes dans leur virile nudité et dont j'aime à voir jouer •es muscles d'hercules, lorsque, dédaignant l'aide de leurs hommes, ils halent, à eux seuls, dans un puissant effort, notre steamer vers la rive, vous représentez-vous ces bronzes de sta-tue fignolés comme des petits maîtres, à l'exemple de ces moricauds qu'on voit, à Bo-rna, se pavaner le cigare au bec, en complet blanc et chapeau melon ? C'est pourtant l'idéal de nos missionnaires. Pères et révérends ont du moins une excuse : ils croient servir la mo-rale. Mais que dire de l'Etat qui, dans un but de lucre, s'est fait fripier et a habillé d'igno-bles défroques, uniformes de pompiers, de gendarmes et de généraux Louis-Philippe,

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une bonne partie du Congo. C'est tout bon-némeut dégoûtant. Passe encore, pour les femmes, le pagne qui, des seins où il s'accro-che, tombe en plis gracieux et dessine le corps souple ondulant dans la marche; j'admets, pour les hommes, aux reins, une peau de bête, parure plutôt que vêtement. Mais des robes à traîne ou à volants, mais des habits civils ou militaires, quelle horreur!

Le corps des nègres, non déformé par l'usa-ge de nos prisons d'étoffe, est fait pour s'éri-ger dans sa nudité de statue — combien de modèles parfaits nos sculpteurs trouveraient en Afrique — dans toute son innocente nudité.

Innocente au sens propre du mot. Le nu n'éveille, chez le noir, aucune idée malséante. Et si, dans les lieux fréquentés par les agents, une pudeur factice est née parmi les indigènes, c'est qu'ils ont appris à connaître le regard lascif du blanc, tôt suivi d'actes. En présence des blancs seulement, ils éprouvent le besoin de voiler leur corps. Aujourd'hui, presque partout, les filles jolies se cachent lorsque dans un village apparaît un de nos fonction-naires.

* • *

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Borna. Samedi soir. La fièvre m'a pris, à l'improviste, à Léopoldville, où je demeurais pendant qu'on réparait la coque de mon stea-mer. Une fièvre maligne qui, en peu de temps, a fait de moi une loque et dont les accès, tous les trois jours, me jettent au lit, un peu plus faible chaque fois. Le médecin de Léopold-ville m'a expédié à Borna. Le Dr Etienne, de Borna, m'envoie d'urgence à l'Hôpital de la Croix-Rouge.

Dimanche. On me transporte, ce matin, de l'Hôtel des Passagers à la Croix-Rouge. Mon hamac est porté par des prisonniers ; une toile blanche, jetée sur le bambou, me cache aux regards des allants et venants. Il est neuf heures. Les chimbèques ont versé sur la rue leurs habitants, inoccupés aujourd'hui, et j'en-tends des voix et des bruits de pas nombreux. Dans mon cerveau des pensers roulent et se précipitent sans aucune suite logique. Comme le cliquetis de ces fers est lugubre! Un groupe s'approche, quelqu'un soulève la toile du ha-mac. Mes paupières lourdes refusent de s'ou-vrir. Mais je reconnais la voix du lieutenant Sternman. « C'est Bjœrnebœ, dit-il à ceux

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qui l'accompagnent. Le pauvre diable n'en mène pas large! »

Le chemin qui monte passe près de la cha-pelle. Nous en approchons et le tintement de la cloche m'arrive en notes espacées, comme un glas; ce voile, sous quoi j'étouffe, est-ce donc un suaire? Il me semble que j'assiste à mon propre enterrement...

A mesure que nous avançons, les sons de-viennent plus clairs. Ils se marient étrange-ment aux bruits des fers entrechoqués. Là on prêche l'Evangile, des paroles de paix et d'a-mour retentissent, le règne du Christ est an-noncé; ici, à deux pas, des esclaves et des chaînes. C'est tout le Congo: au dehors, des paroles dorées; au fond des faits brutaux, rouges de sang.

La cloche tinte. Sa voix est maintenant douce et tendre. La lumière d'un jour clair traverse le voile, force mes paupières closes. N'est-ce pas le baiser du soleil de mai, dans ce hameau vert de Tanansen où l'été sourit plus gaîment que partout ailleurs en Nor-vège? N'entends-je point, par un beau diman-che de printemps, le carillon du clocher natal m'appelant, avec les fidèles, au Temple du Seigneur...

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Non, c'est un glas... un glas. Je suis au Congo. Le dur soleil embrase mon cerveau... Mon convoi s'en va, par la Croix-Rouge, vers le cimetière des blancs où reposent tant d'es-poirs leurrés, tant d'ambitions déçues, tant de malheurs immérités...

Dimanche. Croix-Rouge. Sœur Thérèse a veillé à 'pion installation. Elle a bordé mon lit, comme ma mère faisait, il y a si longtemps. Elle me parle maintenant: « La vie est belle. La vie est bonne. Il faut vivre. Ayez la volonté de vivre, s

Ma pensée affaiblie! a peine à saisir ses pa-roles. Je la considère un instant. Un voile semble tendu entre elle et moi, et je vois com-me à travers une brume une figure vieillie, fripée, aux traits communs, une grande bou-che, un nez camard.

— « Courage, mon enfant. » Elle s'en va sans bruit. Longtemps ces mots battent mon crâne:

vie... vivre... vie... Mais leur sens m'échappe. Combien d'heures ont coulé, je ne sais. La

voix derechef frappe mes oreilles: — « Etes-vous mieux, mon enfant? »

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J'entends sa voix, mais ce n'est pas elle que je vois... Oh! je rêve... quel rêve merveil-leux!... Quelle vision de beauté éblouit mon regard! Un visage pâle, d'un ovale pur, se penche vers moi; deux larges yeux noirs me baignent de leur lumière; une voix suave comme une musique du ciel dit des mots que je n'entends point; je sens sur mon front moite et chaud de fièvre la caresse d'une main fraîche qui fait tressaillir tous les nerfs de mon corps et courir en moi comme un fluide délicieux... Mais ce n'est point un rêve, une imagination de mon cerveau, dans le délire de la fièvre... Non, une jeune femme se tient là, près de moi, très près; mes yeux plongent dans les siens où je lis une prière, un ordre : Vivez. Et cette vie qui vient à moi rappelle ma vie qui s'en allait, chasse la mort dont l'om-bre déjà m'enveloppait. Vie... vivre... vie... je comprends maintenant, et un ardent désir de vivre m'empoigne, me secoue. Instantané-ment, cette volonté réagit sur mon corps inerte. Ma main trouve la force de prendre la main de marbre veinée d'azur pour la porter à mes lèvres : mais elle se retire avant que ma bouche l'ait effleurée et les yeux noirs s'éloi-

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gnent, effarouchés. Sœur Thérèse, de l'ombre, où elle est demeurée, me souhaite une bonne nuit, la voix divine murmure « adieu », et je reste seul. Seul, non pas. L'adorable vision demeure, lumineuse dans la nuit; les yeux noirs se sont plantés dans mon cœur et l'em-plissent d'une douce clarté.

Oh! la fièvre est vaincue... Je sens la vie gonfler mes veines. J'ai envie de rire, de chan-ter, de pleurer. Mon crâne est plein d'un tumulte de pensées.

Qui donc est-elle, celle dont le regard m'a tiré des griffes de la mort? Quelqu'un m'a parlé d'une sœur, qu'on dit italienne, d'une si miraculeuse beauté que nul ne peut la voir sans être féru d'amour. Elle vit en recluse, depuis deux ans, dans un des pavillons de la Croix-Rouge, osant à peine, quand l'ombre est descendue, goûter un instant la fraîcheur, dans le jardin de l'Hôpital. Elle allait, autre-fois, le dimanche, au culte du matin. Mais sur le chemin et dans la chapelle, les regards ar-dents des hommes mettaient autour d'elle comme une atmosphère de feu. Dans une se-maine, il y eut trois suicides à Borna. Elle soignait des malades: des moribonds pour elle se damnèrent.

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Sœur Agnès se résigna à vivre cachée. Ses mains blanches, ses mains de marbre veinées d'azur préparent, pour les convalescents, des plats sucrés, d'exquises confitures. C'est elle, dont la miséricorde m'a fait don, pour quel-ques secondes, de sa beauté radieuse.

Quelle tristesse, quel drame, quelle mysté-rieuse puissance, quelle ferveur religieuse ont enseveli ces vingt ans, cette jeunesse, cette splendeur dans une chambre d'hôpital, sous ce ciel meurtrier? Oh! ses yeux brûlaient de vie...

Lundi matin. Je suis mieux, je suis guéri. Sœur Thérèse entre. Seule! Mon regard

anxieux l'interroge. — Mon enfant, sœur Agnès ne viendra plus.

Elle ne sort jamais. Sa beauté pure, que les hommes devraient admirer comme celle des fleurs écloses pour réjouir nos yeux, sa virgi-nale beauté enflamme, au contraire, leur cœur d'une passion coupable. J'ai commis peut-être, hier, un péché mortel. Priez Dieu qu'il m'ab-solve. Mais vous êtes sauvé. J'en rends grâce à notre Seigneur, dont le mérite effacera ma faute.

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Je comprends, tout d'un coup. Afin de rani-mer la flamme vacillante de ma vie, la sainte femme n'a pas hésité à mettre, un instant, à mon chevet, cette sœur Agnès pour qui s'é-prennent d'amour les pauvres cœurs des hom-mes. Et son attente s'est réalisée: l'amour a vaincu la mort...

— Ma sœur, lui dis-je, c'est vous qui m'avez sauvé. Soyez-en bénie. Mais que votre con-science ne se tourmente point. J'ai fait un rêve dont le souvenir éclairera ma vie. Oui, c'était un rêve, un rêve divin — et seulement un rêve.

Sœur Thérèse est transfigurée. Ses yeux s'emplissent d'une pure clarté, ses traits irré-guliers s'harmonisent, ses rides s'effacent, tout son visage s'illumine d'un tel rayonne-ment de bonté qu'elle en paraît belle... Son âme, rompant son enveloppe de chair, la vêt de beauté surhumaine : sœur Thérèse est, en cet instant, plus belle que la sœur aux yeux noirs...

Borna. Décembre. J'ai quitté aujourd'hui la Croix-Rouge après une convalescence rapide. Dans trois jours, je repars pour Léopoldville.

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J'ai hâte de quitter Borna, car l'oisiveté nour-rit cette tristesse dont est tissée ma vie.

Quelque chose d'étrange et d'irréparable s'est accompli en moi; mon existence a été tranchée en deux comme avec un couteau bien affilé. Dans un rayonnement de beauté, le bonheur a passé près de moi... Lorsque j'ai senti l'effleurement de son aile, doux comme le baiser d'une vierge, déjà il s'enfuyait, s'éva-nouissait dans la nuit, pour jamais...

Il me semble que j'ai perdu un être très cher, très aimé, quelqu'un qui tenait une si grande place dans mon cœur que le vide laissé ne sera jamais comblé. Autour de moi, dans moi, c'est maintenant la nuit. A peine, par-fois, une lueur d'espérance dissipe cette ténè-bre lorsque je contemple le ciel pur et pro-fond, au lever du jour, ou l'infini des astres, dans les nuits sereines... Je songe alors à un au-delà paisible où seront réunis ceux que la vie a séparés, et pleinement accomplies les des-tinées ici-bas mystérieuses et inachevées...

Borna. Décembre. Ce matin passait dans la rue un homme en pantalon blanc, casque blanc et frac noir. Devant cet accoutrement

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ridicule, je ne pus retenir un sourire qui s'épanouit en rire franc et narquois sous le nez du bonhomme, quand je vis que ma dis-crète gaîté faisait trembler d'indignation les favoris encadrant son visable glabre et solen-nellement bête. Ce frac était le notaire de Borna.

L'habit noir du tabellion me rappela d'au-tres sombres défroques dont s'affuble, même ici, la justice. .Oui, sous ce ciel brûlant, les juges arborent, comme l'emblème de leur im-mobilisme, les vêtements surannés qu'ils revê-tent en Europe. Ah! pour les noirs, quel im-pressionnant spectacle !

Si, du moins, ils montraient une certaine in-telligence des choses, des gens, du pays où ils exercent leur profession ! Mais pas plus que le vieil habit, ils n'ont su dépouiller le vieil homme. C'est tout imprégnés de droit romain et de droit germanique qu'ils arrivent en Afrique ; c'est avec leurs codes, avec leurs lois, avec leur procédure qu'ils prétendent juger ces grands enfants naïfs à qui il faudrait, au lieu de juges et de bourreaux, des éducateurs bienveillants.

Qu'y a-t-il de commun entre le code Napo-

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Iéon et les us primitifs des nègres ? Comment des cerveaux imprégnés d'une jurisprudence affinée par quarante siècles de chicanes et 'de procès pourraient-ils comprendre les rus-tres cerveaux des indigènes?

Aussi peut-on dire, avec une presque entière certitude, que de tous les arrêts rendus par la justice congolaise, pas un n'est juste.

Parfois les juges sont sévères : ils mettent à l'amende un blanc qui, dans un moment de co-lère, a gifflé son boy ; et la galerie de s'écrier avec emphase: Il y a des juges à Borna! La malice est cousue de fil blanc. Oui, il y a des juges à Borna. Il y en a même trop. Par con-tre, il en manque dans le Haut. Et Messieurs les juges du Bas se décident difficilement à quitter leurs confortables homes de Borna et de Matadi pour courir les risques des aven-tures de brousse: où se commettent les hor-reurs, on ne les voit jamais.

Justice ridicule! Justice baroque! Elle con-damne pour offense à la pudeur des femmes dont le pagne lui semble trop court du haut ou du bas — en Afrique! sous l'Equateur!—, elle ne reconnaît comme légal que le mariage monogamique — en ce pays de polygamie

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invétérée; — elle fait mettre à mort des nè-gres convaincus d'avoir pratiqué la N' Kassa1, — oubliant qu'il y a peu de siècles, dans l'Eu-rope très chrétienne, les jugements de Dieu étaient d'usage plus courant qu'actuellement au Congo, l'épreuve du poison...

Voilà la justice congolaise.

» • •

Sur le fleuve. Décembre. Mon bon steamer frémit sous mes pieds de toute la puissance de sa machine trépidante; je le dirige à ma vo-lonté; il obéit, docile, à mon geste: j'en suis le cerveau et les nerfs. Et, sur la passerelle où je commande à cette masse de fer et au feu qui la pousse en avant, je me sens fort, je me sens plein de vigueur; le vent du fleuve en me fouettant rudement, la pluie froide en me cinglant, font courir dans mes veines un sang plus jeune et plus ardent...

Hélas! cette force n'est-elle pas factice et toute extérieure? 11 y a tout au fond de moi, comme un ver rongeur qui mine lentement

1 Épreuve du poison.

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et détruit peu à peu les fibres de la vie

Loukolela. Décembre. Je suis heureux de n'avoir pas détruit mon journal dans un de mes moments de noire mélancolie, car si je rentre en Europe, et qu'un éditeur veuille imprimer ces pages, je les lui céderai volon-tiers, non pour en tirer quelque profit, mais dans l'espoir qu'il en résulte du bien pour les populations malheureuses du Congo.

Sur le fleuve. Décembre. La fièvre m'a couché brusquement, ce matin, sur mon étroit et dur matelas. Mon crâne brûle et mon corps est de glace. La maudite, cette fois, me tient et, je crois, ne me lâchera plus...

25 Décembre. J'ai un songe étrange et il'une douceur infinie. La cabine soudain s'em-plit d'une lumière qui n'est point la clarté de l'aube, car le calme nocturne enveloppe encore le steamer et la rive. Sœur Agnès se tient au chevet de mon lit. Près d'elle, mon bon maître. Il sourit et son visage rayonne de tendresse et de bonté ; elle, elle se penche vers moi, comme un jour, à Boma, et longue-

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ment je m'abreuve à la source vive de ses yeux...

Une indicible paix descend en moi, calme l'ardeur, de ma fièvre, assoupit la douleur de mon corps, le tourment de mon âme... Il me semble que le bonheur, enfin, et pour tou-jours. ..

UN MOT AU LECTEUR

Je ne partage point la foi du capitaine Bjoernebce. Je ne suis pas croyant. C'est pourquoi je tiens à faire connaître aux amis du capitaine — et quel lecteur de son journal ne l'est devenu — un fait que je considère comme une fortuite et curieuse coïncidence, mais que certains interpréteront peut-être d'autre façon.

Trois mois après le décès d'Eric Bjœrnebce, survenu le matin de Noël, j'assistais, par de-voir, dans le cimetière de Borna, à l'enter-rement du lieutenant Sternman, frappé d'inso-lation, sur la rue, après d'abondantes liba-tions. Je remarquai une tombe fleurie de ro-

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ses blanches, de belles roses d'Europe et de-meurai paralysé de stupeur en lisant sur la croix de bois inclinée: Sœur Agnès, 25 décem-bre Î9... Sœur Agnès était morte. Elle mourait le jour (même où, devant Bolobo, trépassait le capitaine Bjœrnebœ.

Je montai à la Croix-Rouge. Sœur Thérèse, interrogée, me dit:

— Notre jeune sœur s'est endormie paisi-blement dans la nuit de la Nativité, après quel-ques heures de fièvre pernicieuse. Elle con-temple maintenant la face du Seigneur, à qui furent consacrées sa beauté et son âme d'in-nocence.

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LA CHICOTE

I

Vers six heures du matin, ma pirogue ac-costa le camp d'Irébou. L'homme qui faisait les cent pas sur la rive s'approcha et me sou-haita la bienvenue. C'était un être chétif dont la maigre personne semblait perdue en des vêtements trop larges. Il souleva son casque en m'abordant et découvrit un crâne préma-turément chauve, une face livide, au nez bus-qué, aux yeux striés de bile; montée sur un long cou décharné, cette tête ressemblait étran-gement à celle du répugnant oiseau qu'on

1 Mot portugais qui signifie cravache.

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nomme le vautour gris, et, comme pour en augmenter l'aspect répulsif, une cicatrice noir-bleuâtre, telle un tatouage, s'étalait en croix sur la joue. Le personnage m'indiqua la de-meure du commandant et reprit son singulier va-et-vient.

Mon séjour au camp s'étant prolongé, je liai amitié avec le charmant docteur Brandès, mé-decin du district de l'Equateur, et nous prî-mes l'habitude, chaque soir, de déguster en-semble notre café sur sa véranda.

Un dimanche, après le coucher du soleil, en fumant nos pipes, nous causions de cette étrange maladie, la folie tropicale, quand notre conversation fut interrompue par un person-nage que je distinguai mal tout d'abord. A l'approche d'un tison, la flamme jaillit du luminaire placé sur la table, — une boîte à conserves remplie de terre imbibée d'huile, — et je reconnus le sergent Busaert, l'homme à la cicatrice. Il réclama une dose de quinine. Ses dents claquaient et sa main tendue pour recevoir la poudre amère tremblait de fièvre. Le sergent parti, je demandai :

— Vous avez peut-être pansé la blessure qui a laissé cette jolie empreinte?

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L A CHICOTE 131

— Mieux. J'ai vu frapper le coup. Jamais gredin ne fut plus justement marqué d'un signe infamant. Les individus de cette espèce sont la honte de l'œuvre congolaise.

Le docteur dit « l'œuvre » comme un croyant eût prononcé le nom de la Divinité. C'était un admirateur enthousiaste du Congo léopoldien. Il trouvait parfaite la forme de l'Etat, excel-lentes les méthodes en usage, admirables les moyens employés pour coloniser le pays et civiliser les sauvages. Des abus se produi-saient, il le reconnaissait et le déplorait. Qui en était responsable? Pas le gouvernement, bien sûr, mais certains intermédiaires, mau-vais de nature ou rendus tels par le climat ou la folie des tropiques.

Le docteur continuait: — Oui, des bandits souillent cette œuvre

civilisatrice à laquelle nous nous sacrifions. J'en ai connu quelques-uns, pendant mon sé-jour au Congo. Aucun aussi répugnant que le Bourreau — ainsi l'a surnommé son collègue Deavenath. Les noirs l'appellent Mundele-Chi-cote i. Ceux qui dépendent de lui le craignent comme la dysenterie et travaillent plus que

1 Mundele, blanc, chef.

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des esclaves. Cependant, pas un jour ne s'é-coule sans que l'un ou l'autre soit puni. Un arrêt de quelques secondes pendant le travail, deux mots jetés à un camarade, un pas fait moins vite que l'autre, un moment d'inatten-tion, un regard en arrière, tout est prétexte au Bourreau pour sévir, et sévir durement, car il ne connaît pas d'autre punition que la chicote et ne condamne jamais à moins de cinquante coups.

Busaert guette ses hommes avec la patience d'un félin, use de mille ruses pour les pren-dre en défaut, leur tend des pièges, — faux départ, sommeil simulé, — où, trop souvent, les malheureux tombent lourdement. Quand le soir vient sans qu'il ait eu l'occasion de punir, Mundele-Chicote adresse avec bonho-mie quelques mots à un travailleur. L'inter-pellé s'arrête, écoute, un lourd fardeau sur l'épaule : « Ah ! niama *, tu ne prends pas la position quand te parle un supérieur! Cin-quante coups de chicote! » Si l'homme a dé-posé sa charge et collé au premier mot ses mains à ses cuisses: « Tu interromps ton tra-

1 Animal.

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vail! cinquante coups de chicote, mon gar-çon ! »

Vous vous demandez ce que peut valoir au sergent Busaert sa rigueur excessive, pour-quoi il abuse ainsi d'une punition détestable et cruelle. Avant vous je me suis posé cette question. J'ai cru d'abord constater un cas bien caractérisé de cette folie tropicale dont je vous décrivais tantôt les curieux symptô-mes. Je me trompais. Avez-vous vu donner la chicote? Non. Eh bien! allez demain matin, à six heures, sur la place d'exercices. Vous verrez Busaert à l'œuvre, et vous compren-drez. Car il préside lui-même aux punitions. Avant l'heure marquée, il est à son poste, se promenant de long en large, la main crispée sur une épaisse lanière de cuir d'hippopo-tame, dure et flexible, la chicote. Le con-damné, entre huit soldats, paraît. Puis vient le fouetteur. C'est un noir délégué à ces fonc-tions à cause de son habileté à manier la chi-cote. Car ne joue pas qui veut de la terrible cravache: il faut un tour de main spécial et beaucoup d'exercice pour lui faire rendre l'ef-fet désiré. Chaque coup doit être calculé, pré-cédé d'un mouvement giratoire, élan qui en

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double la force, habilement porté de manière à toucher, de toute la longueur du cuir, le dos et les reins du patient. Le Bourreau, sans doute, tiendrait lui-même l'instrument de sup-plice, si la faiblesse de son bras et son inex-périence ne l'en empêchaient.

Busaert n'est pas atteint de la folie tropi-cale, vous ai-je dit. Et je puis l'affirmer avec une entière certitude, car ayant étudié cette maladie, moi premier, j'en connais assez bien le caractère et les phases. Cet être étrange-ment perverti goûte une volupté sadique à voir ses victimes se tordre de souffrance et suer du sang sous les coups. Mais de là à la folie... Je vous le répète, il est conscient et responsable de ses actes. Un soir qu'on par-lait au mess de cette quotidienne atrocité, n'a-t-il pas déclaré très franchement: « La chicote est mon apéritif. » Il se comparait au buveur d'absinthe qui ne peut se passer, avant le repas, d'un verre ou deux de liqueur par-fumée. Il lui faut, chaque jour, une demi-heure de torture raffinée pour — c'est sa pro-pre expression — « lui donner du ton et fouetter ses nerfs ».

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II

Je n'avais aucune raison de suspecter la bonne foi du Dr Brandès et je ne doutais pas de sa science. Mais il ne dissimulait point son aversion pour le Bourreau. Et cette préven-tion me donnait le droit d'espérer que les accusations formulées étaient exagérées. Bu-saert me paraissait coupable simplement d'ex-cès de zèle. II réprimait toute infraction à la discipline, punissait sévèrement les moindres manquements de ses hommes — quelquefois, sans doute, injustement — et, comme tous les chefs, veillait à l'application stricte des pei-nes infligées. Mais je ne pouvais croire qu'il prît un infini plaisir à contempler la torture, qu'il goûtât une jouissance perverse et se dé-lectât devant les souffrances des hommes chi-

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cotés. Eh quoi ! un officier passerait son temps à épier de pauvres diables de nègres, ses subordonnés, à leur tendre des embûches pour les faire pécher, dans le but de se pro-curer une inqualifiable volupté! Ce n'était guère probable, à moins qu'il ne fût atteint de cette bizarre folie tropicale récemment décrite par le docteur Brandès. Or, Busaert n'était pas fou. Souvent son corps tremblait de fièvre, mais son cerveau paraissait indemne. Le doc-teur me l'avait affirmé. Du reste, je voyais le sergent chaque jour, au mess, et j'en pouvais juger. Tout au plus me semblait-il timide, inso-ciable, peu causeur. Le repas fini, il disparais-sait, tandis que nous nous attardions, fumant et bavardant.

Je ne lui avais pas parlé depuis le jour de mon arrivée au camp, malgré mon vif désir de le connaître plus intimement et autrement que par les racontars de ses camarades : com-ment approcher cet être fermé et surtout, comment le faire causer? Un dimanche qu'il errait seul dans la plantation de caféiers, je l'abordai et l'invitai à boire une bouteille de bordeaux, la dernière d'une série destinée à parer aux éventualités du paludisme et de la

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maligne anémie; extraite de mes malles pour la circonstance, je la sacrifiais à ma curiosité et n'eus pas lieu de m'en repentir: Busaert accepta. Le vin généreux amadoua le solitaire. Le taciturne parla. Il m'entretint de sa vie passée, du pays, du régiment, il évoqua des souvenirs de caserne, esquissa des silhouettes de camarades. Ils étaient partis cinq, de son régiment, par le même steamboat. Seul, il survivait, la fièvre et la dysenterie ayant em-porté trois de ses collègues, le quatrième ve-nant d'être massacré, dans la Mongalla, par des nègres anthropophages.

— Dégoûtant tombeau, le ventre de ces ma-caques, fit-il, le pouce tourné vers mon boy, debout près de sa chaise. Je préférerais, si je crève, un coin de terre. Mais je m'en tirerai. Encore cinq mois...

J'insinuai, pour être dans le ton : — Sale pays ! J'en ai jusqu'ici... Vous aussi ? — Non. Sans cette damnée fièvre, je m'y

plairais. Comme tous, j'étais venu en Afri-que pour gagner de l'argent: les belles pro-messes ne coûtent guère à ceux qui nous en-gagent. J'y croyais. Mais, dès longtemps, je n'ai plus d'illusions. Après trois ans de sueur

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et de fièvre, je serai riche de quelques milliers de francs. C'est peu. Il y a des compensations, heureusement, et, malgré tout, pour moi la vie est bonne ici.

— Des compensations? — Hé! comptez-vous pour rien la liberté

dont nous jouissons, l'autorité dont nous som-mes investis, le plaisir d'être le maître des hommes et des choses? Et surtout, avantage inappréciable pour des soldats, nous n'avons pas, derrière nous, le nez toujours fourré dans nos affaires, une dizaine de supérieurs auxquels on doit respect, honneurs, saluts... Les big-chief sont très loin; le commandant est un camarade — nous vivons semblable vie et mangeons à la même table; — ses ordres sont des conseils qu'on suit si l'on veut, qu'on discute, en tout cas.

— Tout cela vous aide à supporter les in-convénients de notre existence primitive, le manque de confort, les privations, la nourri-ture monotone, la fièvre mauvaise, l'absence de ces plaisirs, fruits délicats de la civilisation, sans quoi la vie est simplement végétative?

— Oh ! on jouit ici de plaisirs qu'il serait malaisé de se procurer en Europe.

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Busaert se tut. Vainement je le pressai de s'expliquer. Il se leva et prit congé. Mais la glace était rompue. J'allai chez lui sans qu'il parût témoigner trop de déplaisir. Je lui ache-tai des armes, cette belle collection d'assa-gaies des Wangatas, entre autres, qui figure actuellement au Musée d'ethnographie de Neuchâtel. Enfin, je suivis le conseil du doc-teur Brandès, j'assistai au supplice d'un noir chicoté sur l'ordre et en présence du Bour-reau.

Quelquefois, au lever du jour, je chassais le long des berges. Un matin, au retour d'une courte promenade, le fusil sous le bras, j'arrivai comme par hasard à l'endroit où l'on fustigeait les hommes punis. Un noir était étendu sur le sol. Un autre nègre frappait, à courts intervalles, son bras s'élevant et s'abais-sant avec la régularité d'une machine. Busaert se repaissait du spectacle. Sa physionomie, simplement laide, d'habitude, réflétait, en ce moment, toute la hideur d'une abjecte passion. Dans la figure contractée, exsangue tant était profonde la volupté cruelle, les yeux jaunes, ronds, éclataient comme deux plaques de mé-tal, les lèvres minces, serrées, paraissaient un

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fil rosé mangé par l'ombre du grand nez bus-qué. .. La tête se penchait en avant, dans une attitude de convoitise brutale : le vautour sem-blait prêt à fouiller les saignantes déchirures du nègre évanoui.

Le soir, j'entrai chez lui. — Je sais maintenant ce qui vous permet

de supporter si aisément les ennuis de notre vie d'Afrique. Ce sont là les plaisirs inconnus en Europe...

— Eh bien! oui! j'y trouve du plaisir. Au reste, quel mal y a-t-il à cela? Je punis des hommes coupables. C'est mon droit et mon devoir: on a mis la chicote en nos mains pour que nous nous en servions. Et c'est mon devoir encore de faire infliger les punitions marquées. Je n'ai jamais tué ou mutilé des nègres, moi ni dynamité, ni échaudé, ni scalpé, ni pris pour cible, ni brûlé, ni jeté aux crocodiles, ni écorché vif; je n'ai pas même coupé des mains ! 1 . . . On m'appelle le Bour-reau, mais ceux qui m'ont ainsi surnommé ont commis dans la moindre palabre2, plus

1 Allusion à des faits qui se sont passés dans diverses colonies d'Afrique et que les journaux ont, à mainte reprise, dénoncés.

2 Palabre dans le sens d'expédition punitive.

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de cruautés que moi pendant tout mon séjour au camp. Au reste, je m'en fiche. Qu'ils par-lent. ..

— Vos camarades ont évidemment tort de vous accuser, puisqu'en agissant comme vous faites, vous pensez accomplir votre devoir d'a-gent et de soldat.

Busaert me regarda et ne se méprit pas à l'air de mon visage.

— Je vous ai dit que j'éprouve du plaisir à voir chicoter les nègres. Je ne sais pas pour-quoi cet aveu m'est échappé; mais, puisque j'ai commencé, je continuerai ; vous n'êtes pas comme les autres : peut-être me compren-drez-vous.

Afin de n'être point privé d'une jouissance incomparable, je dois sévir souvent: il me faut un homme chaque matin. Mais j'ai ma réputation officielle à ménager: je suis fort bien noté à Borna. Grâce à ma sévérité, peut-être! Mon brevet de sous-lieutenant est en route pour Irébou: c'est vous dire qu'on es-time mes services. Une affaire me nuirait, compromettrait mon avancement. Nous ne sommes pas dans la brousse, ici. Impossible de punir sans prétexte plausible. Et souvent

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il est difficile d'en trouver: un casse-tête quo-tidien. J'y réussis, cependant. Mais ce sont toujours les mêmes qui se font prendre. Une recrue, une mauvaise tête, un vilain Basoko, depuis six mois à peine dans ma compagnie, a reçu quarante fois la chicote. Le docteur vient de me l'enlever et l'a dispensé de tout travail, en attendant qu'il soit réformé. Pour cause de phtisie, paraît-il. C'était pourtant un solide gaillard.

— Quelle sorte de jouissance ressentez-vous ? J'ai vu... ce matin... ça ne m'a pas intéressé, ni plu, je vous l'avoue. Ce nègre couvert de sang, ces contorsions, ces hurle-ments. ..

— Tant mieux ou tant pis pour vous. Moi, c'est ma vie. Avez-vous passé deux jours ou trois sans tabac? Vous rappelez-vous cette sensation de vide, ce besoin qui vous creuse comme une fraise travaillant votre corps? Vous errez, en quête de l'herbe indispensa-ble, vous recueillez des fonds de pipe, vous brûlez des feuilles sèches, vous mendiez mê-me, aux camarades, une pincée de tabac. Un semblable besoin me tourmente et m'oblige à chercher de quoi le satisfaire. Après deux ou

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trois semaines maigres, quand le dégoût vous prend de cette nourriture fade, monotone, poisson, chikwangue, chikwangue, poisson, vous ressentez parfois l'irrésistible envie de dévorer une grillade, la vision d'un bifteck sai-gnant flotte devant vos yeux, obstinément vous suit, vous fait saliver de désir. Ainsi, tout le long du jour, me poursuit et m'étreint, ardent, implacable, le désir de voir un homme souffrir, saigner, se tordre devant moi. Ce besoin, pourquoi l'éprouvé-je? Il me tenaille et ne se lasse pas. Cris, plaintes, soubresauts de douleur, membres crispés, muscles tordus, ce concert de hurlements, ce tableau de souf-frances me sont nécessaires, autant, plus que la nourriture, le tabac, l'alcool. Puis-je définir une jouissance pareille? C'est à la fois la satisfaction momentanée d'un besoin toujours inassouvi, un aliment à une curiosité jamais contentée, une intense volupté de l'esprit et du corps, précieuse par sa rareté, car nous sommes peu à oser la goûter : le système sen-sitif du supplicié s'émeut et mes nerfs vibrent à l'unisson, cependant que mon cerveau goûte la joie de l'étude et des découvertes réalisées. Mieux que notre docteur, je connais l'anato-

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mie humaine pour l'avoir étudiée sur des corps pantelants. J'ai remarqué chaque mus-cle, chaque tendon. Je sais les endroits sensi-bles où, sous la peau, courent des nerfs nom-breux et délicats qui, touchés, font pousser des cris plus aigus, donnent des contorsions plus drôles, et je les ai indiqués à Djala, mon fouetteur. Le brave garçon, docile, pour me plaire, frappe où ça fait mal. Me récréent aussi les grimaces des moricauds fustigés. Souvent, au moment palpitant, l'envie me prend de rire, de rire, tant me paraissent amu-sants à regarder ces museaux convulsés, dou-loureux, suppliants, furieux, ces lippes ridicu-les, ces yeux en boule de verre où roulent des larmes. Des nègres qui pleurent, concevez-vous?

— Tout plaisir lasse, dit-on. Ne sentez-vous pas venir la satiété? Car le supplice, si pas-sionnant soit-il, se répète chaque jour, sous de semblables formes, dans le même décor.

— Je serais depuis longtemps blasé, sans doute, si, comme vous semblez le croire, la scène se renouvelait identique chaque fois, si l'uniformité dont vous parlez existait réelle-ment. Mais le spectacle que je m'offre jour-

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nellement est au contraire varié et divers. Sur chaque individu la chicote agit d'une manière différente. Et je trouve intéressant, surtout, d'expérimenter comment chacun supporte la torture. Tel se roule, et son corps devient flas-que; certains ont la peau si sensible que le sang gicle aux premiers coups; d'autres sont comme habillés de cuir. Le spectacle du corps frémissant èst beau surtout chez les hommes robustes dont les muscles résistent et se ban-dent, car des faibles, des résignés, les chairs restent molles. Je me souviendrai toujours d'un certain Bangala, — un bandit, un her-cule, Niori-Mutani ; — il m'eût écrasé comme une araignée, et je le vis à mes pieds, secoué de mal et de rage, étreindre la terre de ses membres puissants. La jouissance et la crainte me faisaient pâle comme un mort. Ce fut un régal unique.

Pourtant, depuis quelques semaines, je res-sens une certaine lassitude, mon plaisir s'af-fadit, je n'apporte plus au spectacle cet inté-rêt passionné... Parce que, malheureusement, je ne puis changer de sujet chaque matin. Dans ma compagnie existe, je vous l'ai déjà dit, une élite d'imbéciles qu'il est facile de

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prendre en faute et qui ne se rebiffent pas. ils sont sous la chicote plus souvent qu'à leur tour: ça devient monotone... Je voudrais occuper un coin fertile en noirs, quelque part dans la brousse ou la forêt, loin des grandes stations...

— Vous agiriez comme certains dont les ex-ploits sont célèbres ?

— Pas tout à fait. Je rêve parfois de volup-tés inouïes, de tortures insensées... mais je ne désire pas tuer : le cadavre me fait horreur. Il me faut de la vie palpitante et de la souf-france qui fasse hurler les nerfs, craquer les muscles, grincer les dents, rouler dans les or-bites, hagards, les yeux blancs... Oh! je sau-rais!

— Encore une question : lorsque vous vîtes pour la première fois donner la chicote, vous éprouvâtes ?

— Un sentiment "de curiosité, simplement Je passais sur la place, par hasard, comme vous ce matin. Je n'avais jamais puni. Le lendemain, pour satisfaire cette curiosité nais-sante, je fis chicoter un noir coupable d'une peccadille. Le supplice m'intéressa sans nie passionner. J'y ai pris goût, peu à peu...

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III

Le docteur Brandès, en tournée d'inspec-tion dans les postes de l'Equateur, fut trois semaines absent du camp. A son retour, je lui racontai comment s'étaient nouées mes éphémères relations avec le Bourreau et ce que j'avais appris.

— Je n'exagérais donc pas, me dit-il. Com-bien je suis heureux de vous avoir entendu! Ah! de son propre aveu il a fait chicoter quarante fois le malheureux atteint de phtisie! Je vais compléter le rapport préparé à ce sujet et envoyer, enfin, à Borna, une accusa-tion motivée. La phtisie est certainement due aux mauvais traitements subis par le malade.

— Maintenant que je connais l'individu, dites-moi, docteur, comment cette croix noire fut imprimée sur sa joue.

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— J'ai été témoin de ce petit drame. On édifiait sous la surveillance du Bourreau, la maison de briques où j'habite. Parmi les nè-gres employés à ce travail, se trouvait un jeune Bangala, recrue de six mois, dont j'ad-mirais les formes robustes. Ce jour-là il trans-portait des briques du four à la maison en construction. Le soir venait, les porteurs de briques accomplissaient leur dernier voyage, lorsque, devant moi, Busaert interpella brus-quement le Bangala: « Niori-Mutani, tout à l'heure tu t'es arrêté, et, pendant deux mi-nutes, tu as bavardé avec le soldat Babula. Cinquante coups de chicote, demain matin.» Niori-Mutani, les yeux ronds de stupeur, re-garde son supérieur.

« Cinquante coups. Compris? répète le Bourreau. Maintenant, kwenda kousala ! kwenda, niama ! »1

Je m'interposai sans succès. Le sergent tourna le dos et s'éloigna en sifflotant.

Le lendemain matin, avant Busaert, j'étais sur la place d'armes. Il vint. Puis le Bangala. Grand, large d'épaules, la poitrine saillante, les bras bossués de muscles, il se serait faci-

1 Va-t-en, animal !

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lement débarrassé des soldats qui l'entou-raient, et, d'une chiquenaude, aurait fait rou-ler le blanc malingre. Cependant, sur l'ordre de son sergent, il se couche à terre, docile-ment. Le Bourreau tend la chicote à l'exécu-teur attentif et commande: «Un.» La flexi-ble cravache siffle, s'abat avec un clac sec, et les membres du nègre frémissent. Sur son dos une raie livide est marquée. « Deux. » Une seconde barre, puis d'autres, à mesure que tombent les coups, zèbrent la peau brune. Puis une ligne rouge paraît, du sang gicle, le dos tout entier semble une large plaie, et la chicote, en tournoyant, jette des gouttes ver-meilles qui tachent les tuniques bleues des soldats. Le corps du supplicié se tord, ses muscles se tendent à faire éclater la peau, ses orteils se crispent, les ongles de ses mains grattent le sol battu. Etendus sur les membres du Bangala, les huit soldats ont peine à le maintenir. Mundele - Chicote regarde. Vous connaissez son regard, vous avez vu la hideuse expression de Cette tête d'oiseau de proie...

Les derniers coups sont tombés. Au bras du fouetteur, la chicote pend, inerte. Les soldats cessent de presser sur le corps convulsé.

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Niori-Mutani se relève, brusquement arrache au tourmenteur la chicote gluante de sang, et, de toute la vigueur de son bras d'hercule, par deux fois, frappe au visage le sergent Busaert. Sur la face livide, deux sillons rouges se croi-sent, profondément creusés.

Vous connaissez l'action de ce climat tor-ride sur certaines blessures, dont la cicatrice demeure bleuâtre, indélébile. Le soleil a noirci la croix gravée par la chicote et marqué d'un stigmate, pour toujours, le visage détesté du Bourreau d'Irébou.

— Et le Bangala a été fusillé? — Condamné à jmor^ il a réussi à s'enfuir

la veille du jour fixé pour l'exécution, aidé probablement par nos soldats bangalas. Il a passé le fleuve et s'est réfugié dans la forêt, en terre française.

Busaert s'est permis d'insinuer que je n'é-tais pas étranger à l'évasion ; il m'aurait aperçu, peu avant la fuite, près du chimbèque où l'on gardait le prisonnier. Je ne sais si le commandant l'a cru. Aucune observation ne m'a été faite à ce propos.

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L'AGENT VANESSE

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HISTOIRE DU CROCODILE BLANC

I

Le jour, comme un torrent, s'abat sur le camp, et du noir surgissent les chimbèques en terre battue, le mess de briques rouges, l'avenue de papayers. Sur le fleuve brun, large et calme comme un lac, des vapeurs bleuâtres se traînent, se tordent, s'éparpillent, fondues par la chaleur qui tombe avec la lumière du matin, et la rive s'anime. Des noirs équipent une pirogue, d'autres se baignent et s'ébat-tent, se hâtant, car le réveil va sonner.

Six heures. Depuis quelques instants, le sous-lieutenant

Van Meulen et l'agent des finances Streck ébranlent à coups de poing la porte massive d'un chimbèque:

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— Hé! docteur! docteur, nous partons. Une voix répond, de l'intérieur: — Bon, je suis à vous ; cinq minutes.. . Streck s'assied par terre, sous l'avant-toit,

pendant que Van Meulen se dirige à grandes enjambées vers le fleuve. Il trouve la pirogue prête à démarrer, une embarcation taillée dans un tronc d'arbre, longue, étroite, spacieuse assez pour contenir quinze hommes. Huit pa-gayeurs attendent et deux soldats, Boundouki, le meilleur chasseur du camp, Baboula, qui connaît tous les dialectes des tribus riveraines.

Le docteur et Streck arrivent. On embarque. La pirogue gagne rapidement le large.

Entre les cimes des hauts arbres qui bor-dent le fleuve, le soleil guigne déjà; mais, protégés par une tonnelle de feuilles de bana-nier tendues sur des lianes arquées, les voya-geurs le narguent.

En service, tous trois, au camp d'Irébou, le Dr Niels, l'intendant Streck et le sous-lieute-nant Van Meulen avaient décidé ce voyage le soir précédent, au mess. Un congé qu'ils s'ac-cordaient, sous prétexte d'aller voir leur cama-rade Vanesse, qui n'avait pas donné signe de vie depuis son départ pour le poste de

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HISTOIRE DU CROCODILE BLANC 155

N'Gombé, sis sur le fleuve à une demi-jour-née de pirogue en aval. Ils pensaient être ab-sents du camp trois jours ou quatre. Streck et Van Meulen s'étaient fait remplacer dans leurs fonctions par des coUègues.

— Il doit crever d'ennui, l'ami Vanesse, dit Streck, seul, avec ses vingt sauvages, dans ce marais. Quelle bonne surprise pour lui, notre visite !

— L'endroit est malsain, fit le docteur. Ses trois prédécesseurs y sont morts. Le dernier, Krahé, a tenu neuf mois. Un steamer l'a ra-mené au camp, mourant d'une dysenterie. Après lui, le poste a été abandonné pendant une demi-année. Vanesse y laissera sa peau comme les autres.

— J'abhorre la solitude, s'écria Van Meu-len. Si l'on m'expédiait dans un trou pareil, je refuserais de marcher.

La pirogue filait le long du bord, mainte^-nant, sous une voûte d'épais branchages que projetaient au-dessus du fleuve des coton-niers aux troncs argentés et de majestueux mpafous. Un souffle frais passait, issu de la sylve vierge, et les trois blancs, étendus dans leurs chaises longues, le casque ôté, aspiraient

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par tous les pores Pair tiède parfumé d'aro-mes troublants.

— Le sort nous a favorisés, reprit Streck; rien ne nous manque au camp : bons camara-des, vivres abondants, «médical comfort1», régulier comme la malle du Cap.. .

Et il caressait de Pœil une série de flacons couchés au fond de la pirogue : trois bouteilles de vin portugais, deux de Madère, une cham-penoise casquée d'or et timbrée aux armes de la maison Moet et Chandon.

— Ce qu'on ne nous donne pas, continua l'agent des finances, nous le fabriquons. Voici une gourde pleine d'un rhum que je n'échan-gerais pas, — bien que distillé dans une vieille marmite surmontée d'un canon de fusil tordu, — contre un litre de Jamaïque authentique.

— Un petit paradis, quoi! grommela Van Meulen. Tu oublies les fièvres, l'hématurie, la dysenterie, le soleil, les moustiques, toutes les bigailles du diable, et surtout les maudits négros qui nous font suer le peu de sang que veut bien nous laisser L'anémie.

1 Ravitaillement médical consistant en vins forti-fiants et en C h a m p a g n e destiné aux malades, aux anémiés et aux convalescents. Dans beaucoup de stations, le médical confort est aussitôt bu qu'arrivé.

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HISTOIRE DU CROCODILE BLANC 157

On approchait d'une île basse, inondée de lumière, bordée de bandes sablonneuses scin-tillantes de milliers d'étincelles qui brûlaient les yeux et forçaient les paupières à un con-tinuel clignotement. Van Meulen donna aux pagayeurs l'ordre de longer la rive. Quelques crocodiles sautèrent lourdement dans l'eau à l'approche de 1a pirogue. Sur la plage, une quantité d'oiseaux aquatiques, palmipèdes et échassiers de toutes grandeurs et de couleurs variées, daignaient à peine interrompre leurs occupations pour regarder passer le bateau.

— H y a là de quoi fournir, pour le dîner, un joli supplément à nos boîtes de conser-ves, dit le docteur dont les instincts de chas-seur s'étaient émus à la vue d'une si prodi-gieuse quantité de gibier.

Les voyageurs armèrent leurs fusils et bien-tôt une douzaine de volatiles vinrent tenir compagnie aux victuailles emportées du camp.

A quatre heures après midi, la pirogue entra dans une petite anse entourée de fourrés de papyrus d'où jaillissaient quelques élégants élaïs.

— N'Gombé, dit le chasseur Boundouki. C'était le poste où résidait Vanesse.

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158 SOCS LA CHICOTE

Un chimbèque d'assez minable apparence se dressait dans la brousse, à deux cents pas de la rive.

Aucun bruit qui décelât aux arrivants la présence d'êtres vivants. Le docteur et ses compagnons — les noirs portant les armes, les chaises et les vivres, — s'engagèrent dans un sentier bordé de bananiers et de cannes à sucre. Devant l'habitation, ils s'arrêtèrent, stupéfaits : le chimbèque, planté dans un bas-fond vaseux, menaçait ruine; sur les murs zigzaguaient de larges lézardes, et la toiture, en maints endroits crevée, laissait pendre jus-qu'au sol des paquets d'herbe sèche à demi pourrie. Devant la masure, une place cou-verte de boue noirâtre parsemée de débris d'anciens foyers et d'ossements. Un tel air d'abandon et de solitude s'étendait sur la sta-tion, que Van Meulen s'écria:

— Nous arrivons trop tard. Vanesse est mort ou il a abandonné son poste. Il a semé ses os dans la brousse. A moins qu'il ne soit là, ajouta-t-il en regardant le chimbèque.

Il s'approcha de la porte, pesa sur la poi-gnée, fit un pas en avant ét recula vivement en poussant un « Godverdoume » énergique.

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HISTOIRE DU CROCODILE BLANC 199

Ses deux compagnons s'approchèrent. — N'entrez pas! cria l'officier en fermant

rapidement la porte. Il y a là une sale bête... — Quelle bête? — Un gros crocodile qui nage dans la pièce. — Qui nage? — Voyez vous-mêmes. Van Meulen indiquait du doigt une large

fissure bâillant près de la porte, à hauteur d'oeil.

Les agents appliquèrent l'un après l'autre le visage contre la muraille. Le fond de l'ha-bitation était caché par une couche d'eau haute d'un pied, où se traînait plutôt qu'il ne nageait un crocodile de belles dimensions. Dans un coin, perché sur un amas de caisses et de malles, le seul meuble que renfermât le chimbèque, un lit de camp.

L'inspection terminée, l'officier dit : — H est évident que Vanesse ne demeure

plus ici. Le chimbèque est inhabitable. Du reste, la présence de cet immonde animal dans la maison indique suffisamment que le cama-rade a déguerpi. Mais, par le diable, d'où sort ce monstre? Nous allons lui casser la tête au plus vite par cette meurtrière.

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Le gros Streck l'interrompit: — Un instant, lieutenant. Commençons par

casser une croûte. Nous aviserons ensuite. L'heure du déjeuner est passée depuis long-temps et mon estomac fait mine de se fâcher.

Les agents s'installèrent sous Pavant-toit du chimbèque. Pendant qu'ils prenaient, en guise d'apéritif, quelques gorgées de ce rhum d'Irébou tantôt célébré par Streck, les noirs allumèrent le feu, grillèrent la chikwangue, plumèrent le gibier.

— Messieurs, dit le docteur, le mystère me semble facile à éclaircir. Notre excellent ca-marade Vaness<e est un être étrange. Vous souvient-il de ses habitudes bizarres, de ses sorties nocturnes, de la manie qu'il avait de collectionner des animaux répugnants ou dan-gereux? Sa maison était infestée de reptiles et de chauves-souris ; vous n'avez pas oublié son vilain chimpanzé, dressé à cueillir des papaies, et l'oiseau-serpent qui le suivait comme un chien. Quoi d'extraordinaire à ce qu'il ait capturé un crocodile pour se livrer à des ex-périences? Mais aurait-il été victime de son hôte? Pour moi, qui l'ai vu jouer tranquille-ment avec les serpents les plus venimeux, la

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chose me paraît peu probable. Je ne crois pas non plus qu'il ait été attaqué et tué par les noirs : le bruit en serait arrivé au camp. Vous savez, du reste, quels étaient ses rapports avec les nègres. Il avait sur eux un ascendant ex-traordinaire et s'en faisait obéir sans recourir jamais à la chicote ou à la chaîne: ils l'ado-raient, au sens propre du mot. Il est vraisem-blable qu'ici, comme au camp, notre camarade a entretenu avec les indigènes d'excellentes re-lations. Qu'est-il donc devenu? Il est là, tout simplement, — le docteur désigna le rideau d'arbres qui formait la lisière de la forêt, — il est quelque part là, à chasser ou en visite chez ses bons amis les sauvages.

Van Meulen hocha la tête d'un air de doute. Streck opina :

— Au fait, vous avez peut-être raison, doc-teur. Je vous proposerai donc de tirer une salve ou deux, en son honneur. S'il est à por-tée de nous entendre, il accourra.

Cette proposition fut agréée. Mais, au mo-ment où les trois compagnons mettaient le doigt à la gâchette, ils perçurent comme un cliquetis d'armes, à quelque distance, dans la brousse. Puis un murmure de voix. Et, des

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herbes, une troupe d'hommes surgit qui s'ali-gnèrent sur la place. Derrière eux, un blanc, un grand diable, vêtu de coutil grisâtre, chaussé de bottes maculées de boue, armé d'une sorte de cimeterre dont le fourreau de cuir rouge lui battait les jambes. De son cas-que, jadis blanc, s'échappait une énorme che-velure cuivrée, et sur sa poitrine s'étalait une barbe d'un roux fauve.

— Par le ventre du crocodile blanc ! s'écria l'homme à la chevelure resplendissante, ce sont des amis...

— Vanesse! s'exclamèrent les blancs. — Bonjour, docteur! Bonjour, lieutenant!

Eh bien! je ne vous attendais plus. Vous êtes quand même les bienvenus. Surtout le pâté, continua-t-il en guignant du côté des boîtes de conserves. Parbleu, ce ne sont pas les dou-ceurs qui me tuent. Depuis mon départ, je n'ai pas été ravitaillé: ni vivres, ni «médical comfort». Je ne vis du reste pas plus mal et je vais vous faire goûter ma cuisine... Rompez! cria-t-il aux nègres demeurés immobiles, l'ar-me au pied. Koudia!1

1 Manger. (Dialecte kibangi-irébou.)

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Les .noirs disparurent dans la brousse. — Vous n'habitez pas ce chimbèque? de-

manda Van Meulen. — Mais oui. Je vous en ferais les honneurs,

s'il n'était à moitié plein d'eau. N'Gombé est le plus vilain coin du Congo. Tous les trois jours, une tornade. Le fond de mon habita-tion n'est jamais à sec. Il pleut dans mon lit.

— Et cette sale bête... — Ah! le dieu... Je vous le montrerai, plus

tard. Buvons et mangeons. La gourde de rhum circula derechef. Les

boîtes de conserves éventrées, le gibier à point grillé, les bouteilles débouchées, le doc-teur demanda:

— N'avez-vous pas quelques assiettes et des fourchettes à nous prêter, Vanesse? Nous n'allons pas manger avec les doigts.

— C'est vrai, vous êtes encore des civilisés... Attendez, j'ai ma cantine de voyage.

11 disparut dans l'habitation et en ressortit au bout d'un instant, portant les ustensiles réclamés.

— J'ai perdu l'habitude de m'en servir. Mon ordinaire est trop peu varié pour que ces objets me soient d'une quelconque utilité...

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— Vous n'avez pas peur du crocodile? — Moi ? Et pourquoi ? Il me connaît. Les noirs de N'Gombé reparurent, les uns

traînant le corps d'un buffle sauvage, les au-tres portant des charges de bois. Van Meulen fit remarquer à ses compagnons l'accoutre-ment bizarre de ces soldats. Le spectacle eût paru admirable à tout autre qu'à un officier pour qui la suprême beauté consiste dans une masse rigide d'uniformes alignés. Les nègres étaient des Basokos et des Bangalas, de su-perbes représentants de ces deux tribus où l'on trouve les plus beaux types de la race bantoue. Ils avaient déposé leurs longs albi-nisx, mais à leurs ceintures, sur le pagne de peau de léopard, cliquetaient et s'entre-cho-quaient des armes à main indigènes. Tout un arsenal venu des quatre coins du Congo. Va-nesse s'était sans doute dépouillé de sa fa-meuse collection d'armes en faveur de ses sol-dats. Tous portaient des sabres courts en usage chez les Wangatas, ou des poignards de l'Equateur et du Bas-Oubanghi, en forme de feuille, larges et nervés, cachés dans une gaine

1 Fusil dont sont armées les troupes congolaises.

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en bois et suspendus à un'baudrier de peau de buffle ou de panthère. On voyait encore des couteaux en forme de faucille dont se servent les Basokos ; des armes de jet des A-Zandeh, curieuses et redoutables, hérissées de lames; de ces haches de cuivre, artistement ouvrées et ciselées, que forgent les indigènes du Kas-saï.

Les Basokos traînaient, sans effort appa-rent, le buffle énorme dont l'échiné traçait dans la terre humide un large sillon.

Au milieu de la place, un feu fut allumé et les soldats de N'Gombé, aidés des pa-gayeurs d'Irébou, s'occupèrent à faire griller les quartiers de l'animal sommairement dé-pecé.

Pendant ce temps, un nouvel individu était entré en scène, un vieux nègre portant, sus-pendue à son col, une grosse calebasse. Il s'approcha des blancs, tendit sans façons la main à Vanesse, qui le présenta:

— Le chef M'Bulou. M'Bulou prit un gobelet de métal, le rem-

plit d'une liqueur blanche, mousseuse, ex-traite de la gourde, et but d'un trait.

— Tiens ! Vanesse qui fait goûter le mala-

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fou1 par son ami M'Bulou, dit railleusement Van Meulen. il a donc peur d'être empoi-sonné?

— Mon ami M'Bulou s'est conformé à la coutume par égard pour mes hôtes. Mais il y a longtemps qu'entre lui et moi cette céré-monie ne se pratique plus. Ceux-là seuls ont peur dont la conscience n'est pas pure. Or, ma conscience jouit d'une quiétude parfaite. Tous les blancs de ma connaissance n'en pour-raient pas dire autant.

1 Vin de palme. Il est d'usage au Congo que les nègres goûtent le malafou qu'ils apportent dans les stations avant que personne en boive.

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II

Un nègre, à ce moment, déposa sur la caisse qui servait de table une grillade d'une odeur et d'un aspect fort appétissants.

— Mon menu habituel, dit Vanesse à ses hôtes. Nous vivons, mes hommes et moi, de gibier et de chikwangue. Et vous voyez que ce régime me convient. Pas une minute de fièvre depuis que je suis ici. Je mange avec les soldats, près du feu, sans fourchettes et sans plats ; c'est un pas de fait vers le retour à la nature. Mais c'est encore trop de se servir des mains, de passer la viande au feu et de boire du malafou. Ceux de la forêt déchirent à belles dents la chair saignante ; ils s'abreu-vent aux sources claires et ne songent pas à tirer du tronc du palmier une liqueur qui enivre.

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Et comme ses visiteurs le regardaient, stu-pides.

— Pardieu! vous ne me comprenez pas. Vous êtes des hommes, des civilisés.. . Qu'ê-tes-vous venus faire en Afrique?

— Vous avez raison, Vanesse; nous ne vous entendons pas, car vos paroles sont étranges. Vous nous reprochez d'être des hommes!

— Assez, docteur. Parlons d'autre chose. Comment va le commandant Jouart?

— Il a regretté de ne pouvoir nous accom-pagner, dit Van Meulen. Cela vaut mieux, du reste, car il serait très étonné de votre manière de vivre et n'approuverait sûrement pas l'accoutrement de vos soldats.

Vanesse haussa les épaules. — Ça m'est égal. Ici je suis le maître. II appela : — Djibouli. — Un nègre s'approcha. — Tue cet oiseau. Du doigt il désignait un aigle pêcheur à

collier blanc, qui planait à cent mètres dans la direction du fleuve.

Le noir épaula, visa, tira et l'on vit l'aigle plonger soudain comme s'il se fût abattu sur une proie.

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Un murmure d'admiration salua le coup. — Avez-vous au camp un tireur de cette

force? Il y en a vingt, à N'Gombé. Des sau-vages trouvés dans ce poste j'ai fait, en quatre mois, des hcmmes capables de se défendre contre tous leurs ennemis et de se procurer une nourriture autre que l'aléatoire poisson et la chikwangue quotidienne. Ils se servaient adroitement de Farc et de la zagaie. Comme vous voyez, ils manient mieux encore l'albini. Pour les exercices de parade et manœuvres savantes que vous faites accomplir journelle-ment aux soldats, en vue d'une éventuelle vi-site de M. le commissaire de district, ou de M. le vice-gouverneur, ou de tel autre big-chief, je n'en ai cure. Mes hommes ne con-naissent ni le « portez, armes! » ni le « pré-sentez, armes ! » Ils ignorent le salut. Ce sont des guerriers de forêt et de brousse. Mais ils ne tomberont pas dans une grossière embus-cade, comme vient de faire Lilienthal, et ne se laisseront pas surprendre et entourer, en plein midi, par des bandes ennemies, ainsi qu'il est arrivé à certain officier de ma con-naissance1. Quant à leur costume, s'il n'est

1 Van Meulen.

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pas à ^ordonnance, c'est par une de ces fantai-sies que j'ai coutume de satisfaire lorsqu'elles me prennent. L'uniforme est mal commode pour des gens sans cesse occupés à battre la brousse, et anti-esthétique. C'est un crime de cacher ces corps de bronze, aux muscles ad-mirables, sous une défroque ridicule: affublés de culottes et de tuniques à parements rouges, mes noirs étaient grotesques et déparaient si horriblement le paysage, que je leur ai or-donné de faire de leurs uniformes un feu de joie. Et jamais flamme ne mérita mieux ce nom. Vos soldats servent ployés sous la peur de la chicote, de la chaîne, de châtiments plus barbares, ou, peut-être, dans l'espoir de mé-riter, par leur soumission, un plus prompt re-tour dans les villages d'où ils furent brutale-ment arrachés pour le service de l'Etat. Les miens m'obéissent librement, et s'il leur était loisible de choisir un chef, ils m'éliraient.

— Mais vous vous contredisez. Est-ce en leur apprenant à se servir du fusil que vous les ramenez à l'état de nature? Il semble qu'au contraire, vous les en éloignez. Le fusil est un instrument de civilisation...

— Le fusil est une arme de défense, comme

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pour la panthère les griffes et les dents. La nature a armé les animaux sauvages formida-blement. J'instruis les noirs à être plus puis-sants qu'eux. Du reste, les bêtes des bois ne sont pas leurs seuls ennemis. Il faut que, con-tre les autres, ils puissent lutter au moins à armes égales.

— Quels sont ces autres ennemis? Vanesse ne répondit pas. Une détonation coupa le silence. Streck ve-

nait de déboucher la bouteille de Champagne. — Buvons, dit-il. Je ne goûte pas beaucoup

la philosophie; quand on vient voir un ami, c'est pour passer joyeusement quelques heu-res avec lui et l'on ne perd pas le temps à des discussions sérieuses. Buvons!

— Eh bien ! j'ai quelque chose d'intéressant à vous raconter, reprit Vanesse; une curieuse histoire à laquelle je suis incidemment mêlé. Pendant la guerre contre les Arabes, peu avant la prise de Kassongo, Bwana-Tib, chef des bornas d'avant-garde, fut grièvement bles-sé. Emporté par des amis, il trouva un refuge, après je ne sais quelles aventures, chez un des nombreux roitelets du district de l'Equa-teur. Bwana-Tib, caché, soigné, guérit de ses

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blessures et demeura pendant quelques an-nées dans la tribu qui l'avait hébergé. Il est mort dernièrement, laissant à son hôte ses armes et un coffret d'ébène incrusté d'argent Le roi, qui est de mes amis, me fit cadeau du coffret, rempli, disait-il, de bayakas1 très bel-les, mais sans valeur pour lui parce qu'elles n'étaient pas percées. En sa présence, j'ouvris le coffret : il était plein de gemmes précieuses qui reflétaient en rayons de feu le soleil blanc. Je pris les pierres et les fis couler entre mes doigts; l'ardente et limpide rivière de dia-mants tomba, égayée d'un flamboiement de rubis, de l'éclair vert des émeraudes, de la douce lumière d'azur des turquoises, de l'am-bre clair des topazes; et, comme une ombre dans cet éblouissement, solitaire, énorme, un diamant noir passa... Je dis au roi : « Ces bayakas valent une fortune immense ; tous les chimbèques de ton village ne sauraient conte-nir les mitakos qu'elles représentent. Re-prends ton bien et fais-en l'usage qu'il te con-viendra. » Le roi réfléchit et répondit: « Si les blancs apprennent que j'ai dans mon vil-lage les pierres lumineuses, ils viendront, brû-

1 Perles de verre.

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leront les chimbèques, tueront les hommes ou les emmèneront pour en faire des escla-ves, prendront les femmes pour les donner à leurs soldats. Emporte les pierres et cache-les dans ton chimbèque; plus tard, tu me les rendras ou tu me donneras des mitakos en échange. » J'ai pris le coffret. Il est là, dans ma malle verte, sous la garde du dieu. Et bien gardé. Qui oserait tenter de le dérober?

Les auditeurs étaient pâles. Le docteur, les yeux baissés, caressait machinalement sa bar-be, qu'il avait frisée et douce. Streck roulait ses gros yeux à fleur de tête. Van Meulen éjectait, coup sur coup, d'énormes bouffées de fumée; sa main qui tenait la pipe trem-blait.

— Vous dites qu'il y en a pour plus d'un million? demanda l'officier.

— Deux millions, au moins. J'ai examiné les pierres une à une. Et je m'y connais. Elles sont superbes, quelques-unes très grosses. Et d'une eau! Le diamant noir vaut, à lui seul, une fortune.

Vanesse regardait ses hôtes sans paraître remarquer l'effet produit par son histoire. Son regard bleu, un instant, s'attacha à Van Meu-len, et sa lèvre, presque imperceptiblement,

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se fronça en un rictus mauvais. Puis il appela Djibouli, qui s'approcha portant des tranches de viande crue.

— Le repas du dieu. Désirez-vous y assis-ter, messieurs? Oh! il n'y a pas de danger, quand je suis là.

Il prit les morceaux de viande, entra dans le chimbèque. Djibouli, une torche à la main, et les agents d'Irébou, prudemment, demeurè-rent sur le seuil.

Une odeur musquée, fade, nauséeuse, rem-plissait la pièce. On entendit un clapotis et le monstre parut, sorti d'un coin sombre ; devant Vanesse il s'arrêta, la gueule béante. Etrange. Etait-ce une illusion d'optique? Sous la lu-mière claire du bois flambant, il paraissait bLanc de la tête à la queue.

Vanesse jeta une tranche saignante dans la gueule ouverte. Les mâchoires se refermèrent avec un bruit de castagnettes, des os craquè-rent sous les dents aiguës. Le chef de poste, baissé, passait en une lente et monotone fric-tion sa main sur la gorge écailleuse du rep-tile qui, les yeux à demi fermés, semblait se pâmer de plaisir.

Les spectateurs de cette scène n'y appor-

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taient qu'une attention mitigée: une autre préoccupation les tenait. Dans un coin du chimbèque, entre une baignoire et une caisse longue ressemblant à un cercueil, une malle verte accrochait leurs regards. La malle où gîtait le trésor. Van Meulen n'en détachait pas les yeux. Son imagination perçait les pa-rois métalliques du coffre; il voyait scintiller les pierres; leur rayonnement l'hypnotisait; en rythme énervant, des mots battaient son crâne: trésor! millions! trésor!

Le dernier morceau de viande happé par la gueule vorace, Vanesse et ses hôtes sortirent.

— C'est un véritable tour de force! s'ex-clama le docteur. Je croyais le crocodile ré-fractaire à toute éducation. Mais comment pouvez-vous toucher cette bête immonde?

— Nos opinions diffèrent. Pour moi, un reptile n'est ni répugnant ni immonde. Mais ce crocodile n'en est pas un. Avez-vous jamais vu un crocodile blanc? Un crocodile blanc aux yeux rouges ? C'est le dieu du fleuve, le pro-tecteur des noirs, le maître du Mowindou1, le Sangou N'Koli2...

1 Nom donné par les indigènes au fleuve Congo. 3 Le père crocodile (dialecte kibangi-irébou).

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— Vanesse! interrompit Van Meulen. Mais, sur un signe du docteur, il se tut. — Je l'ai trouvé endormi sur la rive, repu

d'un léopard, dont il n'avait laissé que la tête et les griffes. Le Sangou N'Koli habite une demeure creusée sous le lit du fleuve. Les cro-codiles le servent et le nourrissent. Il ne sort de son antre et ne monte à la surface que lors-que de graves événements vont s'accomplir sur les rives du Zaïre. Il se montra lorsque Stanley, précurseur et préparateur de l'inva-sion blanche, pour la première fois remonta le Congo. On l'a vu quand les Batétélas massa-crèrent les troupes de l'Etat. Enfin, il y a deux mois, il parut encore. Et voyez les signes de sa puissance : les Budjas se sont révoltés ; les Wangatas et les autres tribus de l'Equateur s'agitent; tout au long du fleuve passe un souffle de révolte et de colère. De peur que le Sangou N'Koli ne disparaisse sous les eaux avant que sa mission soit accomplie, je l'ai enfermé là. Mais il est tard et je ne veux pas pas vous priver d'un repos nécessaire. Je vais vous faire préparer un abri.

Vanesse s'approcha du feu et donna quel-ques ordres aux soldats.

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— Je l'ai examiné attentivement tandis qu'il causait, dit à mi-voix le docteur. Je m'en dou-tais. Il est fou. Archifou. Et sa folie est des plus dangereuses. Il serait capable de fomen-ter un soulèvement formidable. II faut absolu-ment le ramener au camp, puis l'expédier en Europe. Encore une victime de ce poste in-salubre, de ce N'Gombé, tueur de blancs.

— Et comment faire? demanda Van Meu-len. Il ne paraît pas disposé à s'en aller de bonne grâce. Quant à l'enlever, il n'y faut pas songer. Les vingt moricauds qu'il a dressés et qui lui servent de chiens de garde s'y op-poseraient de toute la force de leurs armes.

— J'essaierai de le prendre par la peur, dit le docteur. Le voici, je vais lui parler... Dites-moi, Vanesse, vous vous croyez en parfaite santé? Eh bien! vous vous trompez. Votre teint... vos yeux... Vous êtes en train d'attra-per une hématurie. Il vous faut rentrer au camp avec nous; je vous soignerai, et dans peu il n'y paraîtra plus. Si je vous ai constam-ment sous les yeux, si je puis vous suivre heure par heure, je réponds de votre guéri-son. .. Dans trois jours, il sera trop tard.

— Grand merci, mon cher docteur. Je me

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sens le mieux du monde, et comme je me plais ici, j'y resterai.

— Vanesse, l'insalubrité de ce poste est no-toire. N'Gombé a tué tous vos prédécesseurs. Si vous aviez vu ce pauvre Krahé lorsqu'on l'a ramené à Irébou, vous n'hésiteriez pas une seconde. Il faisait peine à voir... Nous qui l'avions connu robuste et gai... comme vous, fton... je ne permettrai pas que vous restiez ici plus longtemps... Ma responsabilité... En qualité de médecin du district de l'Equateur...

— Inutile, docteur. Quel que soit le danger, je resterai à mon poste, dussé-je y mourir. Messieurs, continua Vanesse, je ne puis vous offrir qu'une piètre hospitalité. Mon lit de camp est à la disposition de qui le voudra ; les autres dormiront sur leurs chaises longues. Venez voir votre abri.

C'était une sorte de tente basse faite de cotonnades de traite tendues sur des piquets. Vanesse distribua des couvertures à ses hôtes et leur souhaita le bonsoir.

— Je vais dormir avec mes hommes au village de M'BuJou. A demain!

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III

La nuit s'étend, noire, lourde, épaisse. Noir, le ciel bas où ne tremble aucune clarté d'as-tres ; lourde, l'atmosphère chargée d'électri-cité; épaisse, la ténèbre que sillonne, par in-tervalles, fragile météore, une mouche de feu. Un silence de plomb. Se sont tues les mille rumeurs qui forment la confuse harmonie des nuits tropicales. Ce calme annonce la tornade. Déjà de zig-zagantes lueurs crèvent la nue d'ébène.

Dans leur tente hermétiquement close, les voyageurs dorment du sommeil fiévreux qui suit les heures d'insomnie. La chaleur moite, l'énervant bourdonnement de moustiques in-sinués dans leur abri par d'imperceptibles fentes les ont tenus longtemps éveillés.

Une détonation soudain, et un cri, un hur-

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lement de douleur, d'angoisse, de terreur, un appel. Ils se sont levés, se sont élancés, le fusil en main, crevant la tente. Leurs regards essaient de percer l'ombre. A quelques pas, le chirnbèque, sombre dans la nuit noire ; plus loin le feu mal entretenu par la sentinelle, fai-ble et vacillante lueur. Le docteur prend un tison, le fait flamber. Streck seul est près de lui. Il crie:

— Van Meulen! Une plainte répond, issue du chimbèque. Sur le seuil les deux hommes s'arrêtent,

blêmes d'horreur. Le crocodile blanc écrase entre ses larges mâchoires la cuisse du lieu-tenant Van Meulen. Le corps de l'officier est à demi caché par l'eau pourpre de sang. Emerge la face livide. Le bras gauche s'agite, d'un mouvement convulsif, rythmé. Tout près gît la malle verte, qu'il n'a pas eu le temps d'ouvrir.

Streck épaule son mauser. Mais une voix hurle :

— Ne tire pas! Vanesse surgi de l'ombre, pâle, les yeux

brûlant d'une flamme de fureur, indigne du geste, près du brasier ranimé, un groupe me-naçant, les noirs de N'Gombéj>rêtsàfairefeu.

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HISTOIRE DO CROCODILE BLANC 181

— Le dieu! Vous oubliez que c'est le dieu! Le voleur et le profanateur doit être puni. Laissez s'accomplir la justice du dieu...

Un éclat de foudre couvrit sa voix. Et la tornade se rua, noyant sous ses cataractes sou-daines les feux qui éclairaient le drame, écra-sant de son souffle formidable les hommes contre le sol.

Quelques heures plus tard, Streck et le doc-teur sortirent de la brousse, où ils s'étaient traînés pendant la tempête. Le jour brillait, le ciel était pur, le soleil, à travers les dentelles des élaïs, jetait des éclairs joyeux. Mais les agents eurent peine à reconnaître le lieu où ils s'étaient arrêtés la veille. Devant eux s'é-tendait un lac d'eau bourbeuse, d'où émer-geaient, comme un îlot, les débris du chim-bèque démoli par la tornade, tombeau du lieu-tenant Van Meulen.

Pâles et brisés par cette nuit terrible, le Dr Niels et son compagnon se dirigèrent vers le rivage, où ils retrouvèrent, près de la piro-gue renflouée, leurs noirs qui les attendaient.

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LE COFFRET D'ÉBÊNE

I

Resté seul avec le commandant Jouart, dans la salle du mess, le sergent Daevenath dit:

— Ne pensez-vous pas, commandant, qu'il serait urgent d'envoyer un détachement pala-brer chez le vieil Oubanghi? II a réuni, dans son village, quelques centaines de guerriers armés de pied en cap, sous prétexte d'une querelle à vider avec son voisin le roi Bom-bilo... Mauvais prétexte, commandant, car les deux coquins s'entendent comme larrons en foire. Oubanghi prétend n'avoir point par-ticipé à l'attaque récemment dirigée contre le camp: je jurerais qu'il en est l'instigateur.

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184 SOUS LA CHICOTE

— Vous avez raison, Daevenath. Cet Ou-banghi est un gredin rusé. Mais êtes-vous sûr qu'il arme?

— Je le tiens de mon boy, Koubélé, que j'ai envoyé chercher du tabac, aujourd'hui même, au village d'Oubanghi. Ce gamin n'a aucun intérêt à mentir. Il a vu trois ou quatre cents sauvages équipés pour une expédition. II a compté quarante fusils, commandant.

— Diable! c'est sérieux. Eh bien, ces ban-dits apprendront, à leurs dépens, que nous sommes sur nos gardes et même prêts à les prévenir, s'ils font mine de lever seulement le petit doigt. Demain matin, après l'appel, vous partirez avec votre compagnie pour Ouban-ghi. Vingt cartouches à chaque homme. Inu-tile de vous recommander la prudence. Vous faites une reconnaissance, ou plutôt, une vi-site... oui, une visite. Donc, tenez bien vos hommes. Pas de violences inutiles. Ne tirez que si vous êtes attaqués... Tâchez cependant de rapporter quelques milliers de mitakos... pour les frais de l'expédition.

— Soyez tranquille, commandant. Bien que je sois sous vos ordres depuis moins de dix-huit mois, j'ai acquis, vous le savez, en ces

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L E COFFRET D'ÉBÈNE 185

sortes d'affaires, une expérience que beau-coup de vieux Congolais ne possèdent pas.

— Combien de Batétélas dans votre compa-gnie?

— Une vingtaine. — C'est trop. Ils ne sont pas sûrs. Laissez-

les au camp. Votre détachement sera assez fort sans eux.

— Je vous serais reconnaissant, comman-dant, de ne point indiquer aux camarades la cause de mon absence et le but de l'expédi-tion. Je crains la jalousie. On pourrait insi-nuer que vous m'avez favorisé, moi, le plus jeune sous-officier du camp, aux dépens des anciens.

— Qui oserait soupçonner ? . . . Enfin, com-me il vous plaira, mon cher Daevenath.

* * •

La nuit durait encore quand la IIle compa-gnie s'engagea dans le sentier qui, par la fo-rêt, mène au village d'Oubanghi. De la terre refroidie montait une vapeur légère, à me-sure étalée sur la brousse; un quartier de lune, découpé comme à l'emporte-pièce sur le

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cieJ indigo, versait dans ce brouillard des rayons de lumière bleu pâle, et les soldats semblaient plongés jusqu'à mi-corps dans un lac vaguement azuré.

Au moment où la colonne atteignait la fo-rêt, un jet de lumière, à l'horizon, fusa, la lune pâlit, le jour se fit.

Daevenath disposa sa petite troupe comme une armée qui entre en campagne, envoya des hommes en éclaireurs, mit derrière eux, pour les soutenir, une avant-garde, sur ses flancs plaça des batteurs.

Le corps principal suivit le chemin des noirs, une sente étroite qui semble vagabonder à tra-vers la forêt. Capricieusement tracée par les pieds des indigènes, elle fait mille tours et re-tours, fuyant à droite pour éviter un arbre énorme, tournant à gauche afin de ne pas s'enfoncer dans quelque inextricable fourré, se butant à des troncs abattus, se perdant en des fondrières d'un vert inquiétant.

La colonne avançait lentement, s'arrêtait souvent, car, malgré leur agilité et leur sou' plesse, éclaireurs et batteurs se frayaient avec peine un passage dans l'épaisse forêt, fouillis d'arbres enchaînés les uns aux autres par de

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multiples câbles de lianes, dures à couper, de plantes enlaçantes, telles des pieuvres, de buis-sons armés d'épines aiguës et longues comme des stylets.

Les hommes semblaient marcher sur un sol ouaté, tant leur pas était élastique et leurs pieds nus touchaient légèrement le chemin battu ; le calme de la forêt n'était point trou-blé au passage de cette troupe avançant avec la prudence de Peaux-Rouges sur le sentier de la guerre; même l'on percevait distincte-ment, tombant des ramures supérieures, une faible rumeur, sifflements d'oiseaux, cris de singes, bourdonnements d'insectes.

Daevenath, pressé d'arriver, trahissait son impatience par de fréquents accès de mau-vaise humeur. Une fois, il arracha le fusil d'un soldat et fit le geste d'embrocher deux chim-panzés peu craintifs qui, se poursuivant de branche en branche, étaient chus jusqu'à deux pieds de sa tête. 11 menaça de la chicote un caporal, dont le pied, par mégarde, s'était en-foncé dans un de ces trous creusés sur tous les chemins indigènes.

A onze heures, leur rapport présenté, les éclaireurs rentrèrent dans les rangs ; ils

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étaient arrivés à proximité du village sans ren-contrer personne ; très probablement Oubanghi ne soupçonnait pas la présence d'une bande armée sur son territoire; on pourrait donc le surprendre et s'emparer de toutes les ar-mes avant qu'il eût eu le temps de se recon-naître.

A ces nouvelles, le visage soucieux du ser-gent se rasséréna.

Trois sections, commandées chacune par un sous-officier noir, exécutèrent, à travers la forêt, un mouvement tournant. Puis, le si-gnal donné, les soldats passèrent de l'ombre humide et relativement fraîche dans l'éblouis-sante fournaise du plein midi congolais. Au pas de charge, ils traversèrent des champs de manioc, des plantations de bananiers et fu-rent sur le village. Devant eux, une avenue de papayers, une longue rue bordée de cases rectangulaires, une place noyée dans l'ombre de disgracieux baobabs.

Avenue, chimbèques, place étaient si pro-pres, entretenus avec un tel soin, qu'on se serait crû dans quelque grosse station de l'Etat plutôt que dans un village nègre. Com-me pour compléter l'illusion, sur la place un

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haut mât se dressait où flottait le pavillon bleu étoilé d'or. Jusqu'au chef Oubanghi qui se donnait un faux air d'agent congolais, avec son pagne de m'piri tombant droit sur les pieds, comme un pantalon d'ordonnance, son veston bleu collé au torse, son casque colo-nial immaculé.

Lorsque sonna la charge, les femmes de la tribu, pour la plupart, étaient aux champs. A la vue des soldats, surgis comme des diables de la forêt, elles se précipitèrent dans le vil-lage en bramant de terreur, troublant l'agréa-ble farniente de leurs hommes étendus au seuil des habitations ou à l'ombre des baobabs. Le tumulte les mit debout, brusquement; mais ils n'eurent pas le temps de prendre des armes. Profitant de la confusion générale et obéis-sant à lin ordre antérieur, les soldats s'étaient précipités dans les chimbèques. Le mobilier d'une case indigène est simple: un lit, quel-ques ustensiles de ménage, des armes, une corbeille ou un bahut renfermant les richesses du maître de la maison, mitakos, perles, étof-fes; les soldats s'emparaient des mitakos, — leur butin personnel, — et des armes, qu'ils entassaient sur la place.

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Le pillage ne fut pas sans quelques violen-ces. Comme une fourmilière qui noircit et s'agite lorsque la fouille un bâton, le village remua, la rue et la place grouillèrent d'une foule gesticulante et hurlante. Plusieurs indi-gènes tentèrent d'opposer la force à la force. Mais les hommes d'Irébou réprimèrent bruta-lement ce simulacre de résistance. La bayon-nette devait rester au fourreau, les cartouches dans la ceinture ; par contre, il n'était pas dé-fendu de se servir de la crosse. Les soldats en usèrent. Plus âpres que les hommes à défen-dre leur foyer et les mitakos, substance de futurs bijoux, les femmes furent particulière-ment maltraitées et vilainement blessées. On en vit se traîner hors des chimbèques, les jam-bes brisées, la mâchoire fracassée; l'une cou-rait en soutenant des deux mains son sein gauche à demi détaché de la poitrine d'un coup de machete.

Sur la place, entouré de ses fils et des guer-riers, se tenait le chef Oubanghi; il parlait, gesticulait, tirait les minces tresses de sa barbe blanche, montrait à ses sujets, suspendue à son cou, la grande médaille des chefferies indigènes où se détachait, en gros caractères,

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la devise de l'Etat du Congo : « Travail et Progrès». Daevenath, à quelques pas du chef, examinait en amateur les armes entassées à ses pieds. Quand les sous-officiers vinrent annoncer que l'inspection était terminée, il murmura :

— Je m'y attendais; le coffret est caché; il faut employer d'autres moyens.

II fit signe au chef d'approcher: — Oubanghi, le commandant a appris que

tu armes tes guerriers et que tu prépares une expédition. C'est donc vrai? Pourquoi cette quantité de zagaies et d'armes de toutes sor-tes? D'où viennent ces fusils?

— Dis au commandant que dans le village d'Oubanghi il n'y a pas un seul esclave. Les hommes libres ont le droit de posséder des armes, autant d'armes qu'il leur plaît. Je suis un chef libre. Mes hommes ont besoin d'ar-mes pour chasser et pour se défendre contre leurs ennemis. Nous avons fait une alliance avec Boula-Matari. Est-ce une raison pour nous traiter comme vos esclaves?

— Bon! Tu es un N'somi1 et tu as le droit d'avoir des armes. Mais nous avons aussi un

1 Homme libre.

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droit, nous, celui de prévenir les mauvais des-seins de nos voisins. « Rognez les griffes au léopard... » Tu connais le proverbe. Nous en avons assez de vos lâches attaques !

— Quelles attaques? Nous sommes en paix. Je ne vous menace point. Chaque jour, j'en-voie au camp mille cinq cents rations de chik-wangue pour nourrir vos soldats. Je fais cher-cher pour vous du caoutchouc dans la grande forêt. Et vous, en pleine paix, vous tombez sur nous comme des voleurs, vous entrez dans les chimbèques, vous battez, vous blessez les femmes et les enfants, vous prenez nos mita-kos et nos armes. C'est toujours ainsi, vous donnez d'une main pour reprendre de l'autre. Ces mitakos que nous avons reçus du com-mandant en échange de la chikwangue et du caoutchouc, vous trouvez à chaque instant un prétexte pour nous les enlever.

— Ecoute. Je ne veux pas tes armes. Je te les rendrai. Je te donnerai des mitakos en si grande quantité que tu ne sauras où les en-terrer. Mais à une condition. Tu possèdes, je le sais, une petite boîte noire, ornée de fleurs brillantes, pleines de bayakas : remets-moi cette boîte et tu seras riche. Tu auras des

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fusils, de bons fusils, comme ceux de mes soldats, des cartouches, de la poudre...

— Je ne sais pas ce que tu veux dire. Je n'ai pas de boîte. Tes soldats ont fouillé mon chim-bèque, tous les chimbèques.. . Ils ont pris ce que je possède...

— Voyons, mon brave Oubanghi... des mi-takos, du m'piri, des fusils... tout ce que tu voudras. Mes hommes ont mal cherché, cher-che toi-même, tu trouveras.

— Je n'ai pas de boîte noire... — Réfléchis ; tu seras riche, puissant... plus

riche et plus fort que le roi Bombilo... — Je voudrais bien les mitakos et les fusils,

mais que faire? Où trouver la boîte? Je ne l'ai jamais vue.

— Tu mens! Tu l'as reçue... Elle est ca-chée dans quelque trou avec tes mitakos. Prends garde, vieil avare! Veux-tu échanger cette boîte contre les fusils que je t'offre?

— Je n'ai pas de boîte, bôlamou monkôn'ji1

. . . aucune boîte... — Je brûlerai ton village! Je te ferai périr

sous la chicote, toi et tes fils. Je . . . — Tiens, c'est ainsi que vous accomplissez

* Bon chef. «3

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la mission toute pacifique dont vous a chargé le commandant Jouart, fit à côté du sergent une voix railleuse. Mes félicitations!

Le sous-officier se retourna brusquement. Un homme était devant lui, petit de taille, mai-gre, le visage blafard, les yeux jaunes comme ceux d'un vautour, la joue marquée d'une ci-catrice noire en croix.

— Que venez-vous faire ici, Busaert? — Vous prêter aide et assistance, sur l'or-

dre du commandant. Le bruit a couru à Iré-bou que vous aviez été surpris et battu par les sauvages. Je suis heureux de voir qu'il n'en est rien.

— Je n'ai pas besoin d'aide et j'achèverai seul la mission qui m'a été confiée.

— Jouart m'a ordonné de prendre le com-mandement de toutes les forces qui sont ici. Je suis votre supérieur, par rang d'ancienneté, et comme officier: mon brevet de sous-lieu-tenant est arrivé ce matin de Borna, par le steamer Ville d'Anvers.

— Eh bien ! je vous félicite, lieutenant. Mais, pour cette fois, veuillez vous retirer. Vous voyez que je puis me passer de vos services.

— J'attire votre attention, sergent Daeve-

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nath, sur les conséquences d'une rébellion qui...

— Allez au diable! J'ai reçu des ordres du commandant, et jusqu'à ce qu'il m'ait per-sonnellement mis en demeure d'y surseoir, je continuerai...

— A chercher le coffret d'ébène ?

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196 SOUS L A CHICOTE

II

Au retour de l'expédition de N'Gombé, Streck et le Dr Niels s'étaient gardés de ra-conter à leurs collègues toutes les péripéties du drame; ils n'avaient, en particulier, pas soufflé mot du trésor, car l'espoir leur res-tait, vif, de le retrouver et de s'en emparer. Mais, parfois, trop de prudence nuit. Le ser-gent Daevenath, chef instructeur de la IIIe

compagnie, remarqua des lacunes, des réti-cences même, dans l'histoire extraordinaire racontée par le docteur au lendemain du voya-ge. Sa curiosité éveillée, il observa et crut trouver dans l'attitude du docteur et de Streck la confirmation de ses soupçons ; sûrement, ils cachaient quelque chose. Pourquoi cette ami-tié subite entre deux hommes hier encore sans autres relations que celles imposées par

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le service et la vie commune de la station? Pourquoi ces conciliabules, ces soi-disant par-ties de chasse, ce désir évident de s'isoler des camarades? Daevenath flairait une aventure intéressante, peut-être une bonne affaire, l'aventure rêvée, attendue, guettée chaque jour depuis plus d'un an, l'aventure qui le ferait riche.

Car il n'avait pas quitté son régiment, le pays, Anvers, où il fait si bon vivre, dans l'in-tention d'aller civiliser les nègres. Ce n'était point non plus l'appât d'un traitement, en somme minime, qui l'avait décidé à s'enrôler sous le drapeau congolais. Bien noté, suffi-samment instruit, il n'aurait pas attendu très longtemps, en Belgique, son brevet de sous-lieutenant, position supérieure, à tous les points de vue, à celle qu'il allait occuper au Congo. Mais la carrière militaire ne lui sou-riait pas. Il avait passé d'une armée dans l'au-tre simplement parce que cette permutation était l'occasion pour lui d'un voyage en Afri-que, d'un séjour dans ce Congo fortuné où, — Daevenath ainsi pensait, — les audacieux, les intelligents font si rapidement leur chemin. Et quel chemin! Le sergent se le représentait

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sablé d'or. C'était là son but: amasser très vite de l'argent, beaucoup, de quoi jeter à pleines mains, comme faisaient certains de ses camarades, retour du Congo. Pour peu que la chance le favorisât, il devait réussir aussi bien qu'eux, sinon mieux. Energique, intelligent, doué d'un esprit d'analyse sûr et fin, d'une vive imagination, au reste absolument sans scrupules, il se sentait de taille à mener à bien toutes les aventures. Quels moyens emploie-rait-il? Il ne le savait pas et ne s'en inquiétait guère: tous seraient bons, pourvu qu'ils le conduisissent au but.

Il avait lu le Journal des Voyages et le Tour du Monde, les livres de Stanley et les récits des premiers pionniers du Congo. Et son imagi-nation travaillait, s'émerveillait, superposait les aventures extraordinaires de héros fictifs aux voyages réellement accomplis par les ex-plorateurs, confondait des odyssées fantasti-ques et des explorations véritables, créait au-tour de lui une atmosphère de féerie. Stanley, dans un de ses ouvrages, appelle le Haut-Congo, à cause de ses fabuleuses richesses na-turelles, le cœur de l'amande. Daevenath tira de cette expression une devise à son usage,

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cynique à la fois et naïve: « Le cœur de l'amande, à moi. »

Ce cœur de l'amande, c'étaient des forêts pleines de lianes landolphia, riches en caout-chouc, que saigneraient pour lui des tribus entières ; d'immenses gisements de copal flot-té, étalé sur les rivages, prêt à ramasser à la pelle; des réserves d'ivoire mort, mines iné-puisables, d'un coup le faisant plus riche que Rothschild; qui sait? peut-être le trésor d'un de ces traitants arabes dispersés après la prise de leurs cités, Nyangoué et Kassongo.

Un mot, certain jour, dans son journal, l'avait frappé. L'auteur de l'article flétrissait du nom de conquistadores modernes quelques agents congolais dont les procédés cruels rap-pelaient ceux des envahisseurs de l'Amérique. Sonnant à son oreille comme une appellation glorieuse, ce nom lui plut; il se promit d'être, lui aussi, un de ces hommes forts devant qui fuient les maladies tropicales, se courbe l'indi-gène apeuré, qui, surtout, savent se tailler dans l'amande, en plein cœur, un très gros morceau. Conquistadores! Oui, c'est en con-quérant qu'il fallait débarquer en Afrique, en conquérant rude, insensible, impitoyable.

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Hélas! il dut en rabattre. Une grosse désil-lusion l'attendait. Son imagination, plus active que jamais pendant la traversée, chauffée au rouge quand il débarqua, se refroidit sensible-ment peu après. Envoyé comme instructeur au camp d'Irébou, le sergent Daevenath n'y trouva pas l'occasion de mettre à l'épreuve son esprit ingénieux et son amoralité ; il dut se plier à une besogne mécanique, en tout sem-blable à celle accomplie jadis au régiment, et n'eut aucune de ces aventures fructueuses qu'il était venu chercher au Congo.

Les richesses qu'il avait rêvées lui passaient sous le nez, littéralement, car chaque semaine il voyait, au large d'Irébou, descendant le Congo, des steamers chargés d'ivoire, de caoutchouc, de copal. Le cœur de l'amande coulait, comme le fleuve, fuyait vers l'Eu-rope pour se muer en sacs d'or. Mais ce n'est pas lui qui les crèverait! Les trésors exis-taient, plus riches que son imagination ne les avait conçus, mais comment s'en serait-il ap-proprié sa part, lui, petit fonctionnaire sur-veillé par d'autres fonctionnaires, simple unité dans une puissante organisation dont tout l'ef-fort tend à faire affluer vers un coffre unique, celui du Maître, le Pactole congolais ?

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LE COFFRET D'ÉBÈNE 201

A peine rapporterait-il en Europe quelques milliers de francs, la moitié de son traitement déposé dans la caisse de l'Etat, un tant pour cent sur le caoutchouc recueilli par ses soins, un petit stock d'ivoire échangé ou extorqué aux indigènes. Valait-il la peine, vraiment, pour un aussi maigre butin, de vivre exilé pen-dant des années, de risquer chaque jour sa peau, de supporter les privations, la chaleur, les fièvres?

Daevenath rongeait ainsi son frein et, com-plètement désabusé, cherchait un prétexte pour se faire rapatrier, lorsque survint l'expé-dition de N'Gombé. Il se reprit à espérer et mit en jeu toutes les ressources de son intelli-gence et de son imagination pour pénétrer le secret de ses collègues.

Baboula, le soldat interprète, et les pa-gayeurs, interrogés, ne lui apprirent pas grand'chose qu'il ne sût déjà. Quinze jours passèrent, son enquête n'avançait pas. Enfin, un samedi soir, le docteur et Streck annoncè-rent à leurs camarades qu'ils iraient, le lende-main, emprunter des livres à la mission an-glaise. Daevenath comprit que la visite aux missionnaires était un prétexte. La mission est

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sur la route de N'Gombé. C'est à N'Gombé que se rendaient les deux amis.

Le sergent donna à l'un des pagayeurs com-mandés pour accompagner les voyageurs des instructions précises et quelques douzaines de mitakos. Et voici ce que cet homme lui apprit: les deux blancs s'étaient arrêtés une demi-heure à lia mission anglaise, le temps de boire une tasse de thé et de choisir quelques ro-mans. Puis la pirogue avait filé vers N'Gom-bé. A cet endroit, ordre lut donné aux pa-gayeurs de demeurer sur la berge pour gar-der la pirogue. Le noir commis par le sergent pour espionner le docteur s'était glissé à la suite des blancs et, caché dans la brousse, il les avait vus fouiller les ruines du chimbèque. L'aspect triste et déconfit de leurs figures et leur morne silence pendant tout le voyage de retour permettaient de supposer qu'ils n'a-vaient pas trouvé ce qu'ils étaient venus cher-cher. Dans leurs conversations, le pagayeur espion avait plusieurs fois saisi distinctement le mot malle.

Daevenath en savait assez. Le lendemain, trouvant Streck seul dans un

entrepôt, il lui demanda à brûle-pourpoint:

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— Eh bien, vous n'avez pas retrouvé la malle?

— Non, dit Streck. Et s'apercevant qu'il venait de se trahir: — Quelle malle? — Celle que vous êtes allés chercher hier à

N'Qombé. Ecoutez, mon cher: seul, vous n'a-vez pas une chance sur cent de la retrouver; ensemble nous y parviendrons; je sais où la prendre. Part à deux, voulez-vous? Racontez-moi tout.

— Et le docteur? objecta Streck, qui se sen-tait engagé vis-à-vis de son compagnon d'aventures.

— Nous ne l'oublierons pas, bien sûr! Ainsi le sergent Daevenath connut l'exis-

tence du coffret d'ébène. Il se félicita de sa perspicacité, il bénit le Congo d'être une terre d'extraordinaires aventures et de trésors ca-chés, il goûta la douceur des rêves audacieux réalisés.

A la vérité, il restait au sous-officier la tâche périlleuse d'enlever le trésor à Vanesse. L'ex-agent de N'Gombé, réfugié, au dire d'indi-gènes, chez le roi Bombilo, ne se laisserait pas dépouiller sans une vigoureuse défense, et

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204 SOUS L A CHICOTE

l'on sait quels aléas renferme une lutte armée. Daevenath se flattait de décider le comman-

dant à envoyer contre Bombilo une expédi-tion dont il aurait le commandement. Si Jouart refusait, il partirait quand même en guerre, sans ordre, comptant sur ses hommes, et avec raison, car ils lui étaient dévoués. Explique qui pourra cette contradiction : débarqué en Afrique avec la résolution d'être rude, dur, insensible, impitoyable, Daevenath le conquis-tador traitait ses soldats avec bonhomie et douceur; la chicote était inconnue dans sa compagnie; on lui obéissait au doigt et à l'œil, et on l'aimait. II réprouvait hautement les cruautés inutiles et ne manquait jamais d'appeler son collègue Busaert, un spécialiste de la chicote, le Bourreau d'Irébou. Sa répu-tation de douceur et de bonté ne fut même pas entamée par deux ou trois palabres ron-dement menées, qu'on aurait eu, du reste, mauvaise grâce à lui reprocher, puisque c'é-taient des faits de guerre, de bonne guerre. A quel soldat a-t-on jamais imputé à crime le massacre et le pillage des ennemis?

Daevenath se disposait à travailler l'esprit du commandant dans un sens favorable à ses

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LE COFFRET D'ÉBÈNE 205

projets lorsqu'une réflexion lui fit changer du tout au tout son plan d'opérations. « Aller chez Bombilo! quoi faire? Où donc avais-je l'esprit? Vanesse est trop malin pour avoir gardé près de lui, exposé à un coup de main de nos soldats, le précieux coffret; après ce qu'il en a dit, il doit s'attendre à ce qu'on essaie de le lui enlever; une pareille fortune tenterait même le diable. Il a, parbleu, mis en sûreté le trésor. Mais où? Qu'aurais-je fait, moi, à sa place? Il ne peut l'avoir confié qu'au vieil Oubanghi. Pour plusieurs raisons : Bombilo et Oubanghi sont dès longtemps en guerre. Vanesse étant réfugié auprès de Bom-bilo, qui le soupçonnera d'avoir caché le cof-fret d'ébène chez le plus mortel ennemi de son hôte ? Oubanghi et Vanesse sont moiebi1 ; ils ont accompli jadis le tokele dilongo 2 ; le vieux chef est, du reste, un bonhomme auquel on peut se fier; au surplus, ancien et fidèle allié de l'Etat, il nourrit une partie de nos troupes, paie régulièrement son impôt de caoutchouc, et Vanesse peut le croire à l'abri de toute in-cursion de notre part ».

1 Frères. 2 L'échange du sang.

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206 SOUS L A CH1COTE

Daevenath reçut des informations qui forti-fièrent sa conviction et démontrèrent la jus-tesse de son raisonnement. Oubanghi s'était rendu, sans suite, dans le village de son irré-conciliable ennemi Bombilo. Pourquoi, sinon à l'appel de Vanesse? Impossible, désormais, de douter qu'il fût en possession du coffret.

Il ne s'agissait plus que de trouver un pré-texte d'envahir le village d'Oubanghi, de fouil-ler les chimbèques, de se faire remettre le trésor par des promesses ou des menaces, au besoin par l'exécution des menaces. Daeve-nath, habilement, circonvint le commandant, disposé à voir des ennemis partout, évoqua le danger d'un foyer de révolte à proximité du camp, décida Jouart à agir.

Sur ces entrefaites, Streck partit pour Co-quilhatville, où l'appelait son service. Crai-gnant qu'en son absence Daevenath ne s'em-rât du coffret, il jugea prudent de le faire sur-veiller par un rival, le sergent Busaert, de la Ire compagnie. Aussi peu pourvu de scrupules que son collègue de la Ille, Busaert trouva l'occasion bonne, résolut d'en profiter, de laisser Daevenath achever tranquillement ses recherches, sans le perdre de vue une minute,

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L E COFFRET D'ÉBÊNE 207

puis, au moment voulu, de surgir pour lui dis-puter le trésor.

Le 12 mars, à l'appel, il constata que Dae-venath avait disparu avec toute sa compagnie.

— Ils ont pris le chemin qui mène au vil-lage d'Oubanghi, lui dit une sentinelle relevée après l'appel.

A huit heures, le sergent Busaert vint an-noncer au commandant que son collègue, sur-pris dans la forêt et cerné par les sauvages, demandait du renfort. Envoyé à la rescousse, nous l'avons vu arriver, après une marche forcée, au village d'Oubanghi.

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208 SOUS LA CHICOTE

III

— Ah! je vous y prends, mon gaillard, à piller nos alliés, à les menacer de meurtre, d'incendie... Vous aggravez votre cas par un acte de rébellion... Hé! hé! votre avancement est bien compromis...

Daevenath était blême de rage : le Bourreau possédait son secret, venait lui disputer le trésor, bien plus, se croyant sûr de la vic-toire, le raillait!

Homme de promptes décisions, le sergent prit immédiatement le parti de supprimer ce compétiteur inattendu.

— Pour la dernière fois, allez-vous en, dit-il. Busaert lut dans les yeux de son adversaire

la résolution homicide. Changeant de ton, il donna rapidement quelques ordres et, sur le double rang de ses soldats, les fusils passèrent du pied à l'épaule.

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L E COFFRET D'ÉBÈNE 209

— Vous obéirez, sergent Daevenath? Daevenath ne bougea pas, promena son

regard étincelant sur la ligne immobile des soldats, et, la voix calme, très haut, lentement, pour être compris de tous, il prononça:

— Soldats, obéissez à Mundele-Chicote ; il est si bon pour vous ! Chaque jour, il vous fait battre comme des chiens ; vos épaules, à tous, portent les marques de sa chicote et les reins vous en brûlent encore! Obéissez à votre bourreau! Tuez-moi, moi qui viens de pren-dre des mitakos, des perles, du m'piri, pour vous les donner!

Le sergent avait touché juste: Mundele-Chicote était détesté de ses soldats et de tous les gens d'Irébou. A ce rappel des cruautés su-bies, un frémissement de colère passa dans les rangs, des grognements coururent.

— Et vous, mes hommes, rendez à Mundele-Chicote les mitakos qui gonflent vos ceintures !

En clameur furieuse des cris couvrirent sa voix:

— Non, non! jamais! — Feu! hurla Busaert. Une détonation répondit à cet ordre, une

seule. Le sous-lieutenant s'écroula. h

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210 SOUS L A CHICOTE

— Justice est faite et sont vengés tous ceux que Mundele-Chicote a torturés et tués, dit le sergent Daevenath en abaissant son revol-ver où restait accrochée, comme un fragment d'ouate, un peu de fumée.

Oubanghi avait suivi cette scène avec l'ex-pression que devait avoir l'âne pour qui deux voleurs se battaient. Au moment où les blancs semblaient prêts à s'entr'égorger, sa vieille face, tannée et sillonnée de plis, s'était plissée, si possible davantage, pour sourire, apparem-ment de joie. Ce fut une seconde. Et quand, le meurtre accompli, l'agent d'Irébou se re-tourna, le visage du chef avait repris son air accoutumé d'indifférence.

— Eh bien! mon vieux, à nous deux, main-tenant! Ce sont là tes fils? Combien en as-tu? Sept. Bravo! Et de superbes gaillards! Quels esclaves ça ferait!

Daevenath appliqua quelques claques sur les épaules luisantes, puis continua, sérieux:

— As-tu retrouvé le coffret? — Bon grand chef, je te jure que je n'ai

jamais vu de coffret... par mon père... par le fétiche de guerre... par...

— Assez. On connaît vos serments. Noir et

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LE COFFRET D'ÉBÈNE 211

menteur, c'est tout un. Voici: dans cinq mi-nutes, si je n'ai pas le coffret, j'emmène tes fils au camp, je prends cent femmes comme otages, je brûle ton village... et toi, je te pends à cet arbre.

Les noirs tremblèrent. On venait de voir à l'œuvre l'homme blanc. 11 ferait ainsi qu'il disait. Oubanghi baissa la tête sans répondre. L'agent tira sa montre et compta, à voix haute.

A la troisième minute, un tumulte éclata parmi les nègres qui couvraient la place. Des soldats, serrés autour de quelques individus, s'efforçaient de traverser la foule. Chose peu facile. Pressés par une masse d'indigènes dé-sireux de délivrer les prisonniers, ces soldats ne pouvaient se servir d'armes et ne seraient point parvenus jusqu'au sergent sans l'aide opportune de leurs camarades, dont les cros-ses firent rapidement une large trouée dans la chair noire. Contusionnés, blessés, couverts de sang, comme au sortir d'une lutte achar-née, les prisonniers tenaient un objet singu-lier, sorte de gonfanon fait d'informes lam-beaux de peau, de pendeloques en laiton et d'une botte d'herbes sèches attachés au bout d'un bois de lance. Un caporal rapporta:

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212 SOUS L A CHICOTE

— Nous avons poursuivi ces moricauds qui s'enfuyaient à travers la forêt avec le fétiche de guerre. Nous les avons poursuivis long-temps, pris, amenés. Voilà.

— Qu'ils aillent au diable, avec leur fétiche! cria Daevenath.

Mais il tressaillit soudain et pâlit en aperce-vant sous la peau déchiquetée le coin d'une boîte noire constellée d'étoiles brillantes.

— Le coffret d'ébène! Donnez-moi ce mo'-n'ganga1 !

Les nègres se serrèrent davantage autour de leur fétiche, tandis qu'Oubanghi et ses fils, accroupis aux pieds du sergent, — les noirs ne savent pas s'agenouiller, — le sup-pliaient de ne point détruire l'objet sacré.

— Que ferons-nous sans le grand fétiche? Tue-nous plutôt, car tous les maux nous at-teindront. Nous serons sans force devant nos ennemis et raillés par nos amis. Bon chef, aie pitié de nous, ne nous prends pas le mo' n'ganga !

Le blanc s'élançait pour arracher lui-même la cassette. Ses soldats le prévinrent, abattirent quelques noirs, lui tendirent le mo'n'ganga.

1 Médecine, fétiche.

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LE COFFRET D'ÉBÈNE 2 1 3

— Que tout le mal retombe sur toi ! dit en-core Oubanghi.

Une fine cordelette enserrait le précieux coffret. Daevenath le posa sur le sol, trancha les nœuds, souleva le couvercle: il eut une exclamation et se redressa, la face décompo-sée, en agitant frénétiquement le bras droit. Et tous virent, enroulé autour de ce bras, comme un bracelet d'or bruni, un mossémé bwê-bwé, le redoutable serpent dont la mor-sure tue l'homme en quelques minutes. Avant que le poison eût achevé son oeuvre, le sergent s'affaissa, évanoui de peur.

Un frisson d'épouvante secoua la foule; in-digènes et soldats s'inclinèrent devant la puis-sance fatale du fétiche.

Puis la place se vida. Les deux compagnies d'Irébou, ralliées par leurs sous-officiers, se dirigèrent vers la forêt, sous la conduite d'une cohue de noirs heureux de voir les talons à ces hommes brutaux et pillards. Seuls, côte à côte, dans l'ombre des baobabs, les cada-vres des deux blancs demeurèrent, personne ne se souciant du ci-devant Mundele-Chicote, personne n'osant affronter le terrible mossé-mé bwé-bwé, toujours collé au bras du ser-gent Daevenath.

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214 SOUS L A CHICOTE

Alors, un sifflement doux se fit entendre à quelque distance. Le reptile leva sa tête trian-gulaire, se détacha du membre bleui, rampa dans la direction des baobabs. Et, les branches s'écartant, parut la chevelure de soleil de Vanesse. Le visage pâle de l'ancien agent se pencha, son regard effleura les corps et il murmura :

— Deux de moins! Il est heureux que grâce au courrier d'Oubanghi je sois arrivé à temps pour enfermer ce bijou dans le coffret. Ah! messieurs les conquistadores ï vous avez trouvé à qui parler. C'était le moment. Depuis trop longtemps vous déshonorez la race à laquelle j'appartiens. Vous n'étiez pas les seuls ; vous ne serez pas les derniers ; d'autres vous suivront. Je purgerai ce pays des coquins qui vous ressemblent.

Vanesse toucha le sol, saisit délicatement le reptile chatoyant, l'enveloppa d'un foulard de soie rouge et disparut dans une allée de bananiers.

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AINSI FINIT VANESSE

— Vous croyez donc, docteur, que Vanesse est fou ? demanda le lieutenant Arlove.

— Comment le saurais-je ? Il y a un an que je ne l'ai pas vu.

— N'est-ce pas vous, le premier, qui avez émis cette idée?

— Le Dr Brandès et moi. Moi, parce que j'en étais persuadé après avoir entendu Va-nesse discourir à N'Gombé, Ses paroles étaient, du reste, plutôt paradoxales qu'inco-hérentes. Mon opinion, formée trop précipi-tamment, s'est modifiée à la réflexion : ii n'a-vait en somme rien dit qui ne fût conforme à

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216 SOUS L A CHICOTE

son caractère, autant du moins que nous en pouvons juger par ceux de ses actes qui nous sont connus.

Brandès le croit atteint de cette folie tropicale qu'il prétend avoir découverte et sé-rieusement étudiée. La logique dans le dérai-sonnement, le cohérent dans l'incohérent, voilà, selon lui, l'un des signes — et non le moins important — de la maladie mentale. Voulez-vous toute ma pensée? Cet excellent Brandès est lui-même un peu fou. II s'imagine avoir fait une importante découverte scientifi-que et le crie à tous vents. Au fond, c'est une marotte qu'il caresse avec d'autant plus de complaisance qu'elle lui permet d'excuser une bonne partie des méfaits commis par les blancs sous les tropiques. J'ajoute qu'il n'y a pas en Afrique un homme plus doux et inof-fensif et que sa bienveillance même l'incline sans doute à disculper des agents coupables d'abus.

Le Dr Niels et Arlove discouraient ainsi, un dimanche matin, sur la véranda d'une des co-quettes maisons de brique de Coquilhatville.

Deux agents s'approchèrent, l'intendant Rouph, et Hannix, sergent.

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AINSI FINIT VANESSE 217

— Nous avons été camarades, Vanesse et moi, reprit Arlove, au collège et à l'université. Je le connais intimement. Et tout ce qu'on raconte de lui, ici, m'étonne beaucoup. Au collège, c'était un élève studieux et tranquille, aimé de tous. Il emportait tous les premiers prix, et cependant personne ne le jalousait Pendant six semestres, à l'université, nous tra-vaillâmes côte à côte. Nos communes études nous avaient rapprochés. La camaraderie de l'école devint une amitié solide, cimentée par des similitudes de goûts et d'idées. A l'en' contre de beaucoup d'étudiants, Vanesse tra-vaillait sérieusement. Il préférait, à la taverne, son petit appartement rempli de bêtes de tou-tes sortes, dont il étudiait les mœurs et qu'il s'ingéniait à apprivoiser. C'était la seule dis-traction qu'il se permît et son unique passion.

Vanesse est la bonté et le dévouement mêmes. Nombreux sont ceux de ses anciens camarades qui, comme moi, pourraient en té-moigner, parce qu'ils furent ses obligés.

Voilà l'homme que vous dépeignez comme un chef de bande en révolte contre le gouver-nement du Congo, comme un brigand assoiffé du sang des blancs.

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218 SOUS L A CHICOTE

— Qu'il soit intelligent, personne n'en doute, dit l'intendant Rouph. Mais les res-sources de sa cervelle ingénieuse, il les em-ploie à faire le mal. Il a fomenté toutes les révoltes survenues depuis un an sur le terri-toire de l'Etat. Sa conscience doit lui repro-cher le meurtre d'une quinzaine d'agents, pour le moins. Le diable, c'est qu'on ne par-vient pas à le prendre. Il est partout et nulle part. Il a le don d'ubiquité. Oh ! c'est un rusé gredin.

— Vanesse n'est pas un gredin. S'il a agi comme vous dites — ce dont je doute — c'est qu'il avait de puissants motifs de le faire.

— Des motifs de faire le bandit? — Hé! tout n'est pias pour le mieux, au

Congo. Je commence à m'en apercevoir. Les nègres se révoltent parce qu'on les pousse à bout, tout simplement. Vanesse a obéi à sa conscience en leur venant en aide...

— Il y a un mois que vous êtes arrivé d'Eu-rope, vous ne savez rien de l'Afrique, et vous vous permettez de critiquer, et vous prétendez nous donner des leçons!

— Je connais Vanesse et cela suffit pour me

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AINSI FINIT VANESSE 219

permettre d'affirmer qu'il n'est pas un gredin. Quant à ceux qui l'accusent...

Hannix intervint. — D'ici à trois semaines, Messieurs, le tri-

bunal de Coquilhatville vous aura mis d'ac-cord. Vanesse est quelque part dans la région de la Busira. L'expédition qui se prépare a pour mission de le prendre mort ou vif. De-vant des forces supérieures, il se rendra. Et les juges diront s'il est innocent ou coupable. Attendons ce moment pour nous prononcer.

Quelques jours plus tard, le chef-lieu du district de l'Equateur, si calme à l'ordinaire, était plein d'un bruit guerrier. Quatre cents soldats, venus du camp de la Romée, cam-paient sur la place d'armes.

L'expédition, décidée depuis un mois et demi, est enfin prête à partir. On a renoncé à envoyer contre Vanesse les troupes d'Iré-bou, car la plupart des soldats connaissent Mundeïe Baulamou boïki1. Et les compagnies des Falls, commandées d'urgence, viennent seulement d'arriver.

1 Le chef blanc très bon.

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Le capitaine Pivert, chef de l'expédition, aura, en outre, sous ses ordres, quinze blancs, tous excellents palabreurs, choisis parmi les nombreux volontaires qui aspiraient à l'hon-neur de combattre Vanesse.

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AINSI FINIT VANESSE 221

II

Depuis une semaine, la colonne est en route. Les blancs avancent péniblement, sous le soleil ardent. Attendue, désirée, espérée pendant huit interminables journées, la pluie n'est point venue tempérer une chaleur in-supportable dont souffrent même les soldats noirs. Arlove, que le commissaire de district a fait adjoindre à la colonne, lui seizième, sur son instante prière, n'a jamais éprouvé de sensation si pénible. Il se roidit pour ne rien laisser paraître de ses souffrances et marche comme les autres. Mais parfois il lui semble que, sous son casque, son cerveau fond com-me un morceau de cire.

La colonne traverse des villages déserts dont les habitants, à l'approche des soldats, se sont enfuis dans la forêt. Les gardes fo-

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222 SODS LA CHICOTE

restiers1 ou les sentinelles 2 nègres, par con-tre, sont à leur poste et présentent les armes aux blancs qui passent.

— Ces gueux filent dès qu'ils nous sen-tent, parce qu'ils ont mauvaise conscience, gromelle le capitaine Pivert. Il y a du Vanesse là-dessous.

Parfois, des villages, il ne reste que des cendres. Et lorsque le commandant s'informe :

— Les gens n'apportaient pas suffisamment de caoutchouc, répondent les gardes forestiers.

Le matin du huitième jour, l'une des senti-nelles en résidence dans le grand village d'Iboko, annonça au commandant que Va-nesse avait passé tout près, vingt-quatre heu-res auparavant, et lui recommanda d'inter-roger le chef qui savait certainement de quel côté s'était dirigé Mundele Baulamou Boïki. Monkôn'ji Iboko étant absent, le capitaine Pivert décida d'attendre son retour et les sol-dats établirent le campement, heureux de ce repos inattendu.

Arlove était tout près du commandant, lors-que le garde fit son rapport. Pivert éloigné,

1 Noirs armés chargés de percevoir le caoutchouc. * Idem.

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il demanda au noir où se trouvait le chef d'Iboko.

— II fait du caoutchouc, dans la forêt, avec tous les siens.

— Loin d'ici? — Tu peux aller et revenir avant le coucher

du soleil. Suis ce sentier. Lorsqu'il finira, les lianes coupées t'indiqueront le passage des hommes.

Le lieutenant hésitait à s'engager sans gui-des dans la forêt. Mais son désir de voir Va-nesse fut plus fort que son appréhension de se perdre ou de mettre le pied sur quelque dangereux reptile.

Tant que le sentier dura, sa marche fut ra-pide. Mais bientôt, pour avancer, il dut lutter contre des obstacles sans nombre. Les indi-gènes avaient éclairci, à coups de machète, les fourrés du sous-bois dans lesquels il eût été impossible de pénétrer, mais sans tracer de chemin. Et, où les noirs presque nus s'étaient glissés, le blanc vêtu et encombré de ses armes ne passait qu'avec difficulté. De longues épines pénétraient dans sa chair. Des lianes qu'il avait écartées se redressaient tout à coup, et le souffletaient, comme si elles eus-sent été vivantes. Parfois, ses bottes enfon-

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224 SOUS L A CHICOTE

çaient dans une vase gluante. Des glissements suspects arrêtaient son pied prêt à se poser: quelque reptile se coulait entre les végéta-tions serrées. Des bruissements dans les feuil-les annonçaient le travail des insectes malfai-sants: de temps à autre, une cuisante brû-lure rappelait à l'officier que la sylve grouille de myriades de bestioles voraces, cruelles, venimeuses, fourmis, araignées, scorpions, scolopendres, et qu'il faut s'en garer. Un es-saim de moustiques l'accompagnait, l'assail-lait sans relâche, bosselant d'ampoules lui-santes son visage et ses mains.

Arlove se frayait avec peine un passage dans un inextricable fourré en frappant de tous côtés de grands coups de son couteau de chasse, lorsque parvinrent à lui les notes plaintives d'une mélopée ; les noirs qu'il cher-chait étaient près.

Il les découvrit enfin. Les têtes et les bus-tes seuls paraissaient dans le fouillis des lia-nes.

Il y avait là des hommes, des femmes, des en-fants grands et petits, des vieillards, tout un peuple. Les uns incisaient les lianes au moyen de couteaux larges et courts; les autres pla-çaient sous les coupures où perlait un latex

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AINSI FINIT VANESSE 225

blanc, des calebasses ornées de naïfs dessins ; plusieurs surveillaient l'écoulement du suc pré-cieux. Tous s'acharnaient au travail. Des mères, pour être plus à l'aise, avaient attaché leurs bébés sur leur dos, et les petiots étaient secoués à chaque mouvement, et parfois rude-ment fouettés par les lianes et les branches. L'officier remarqua que trois de ces noirs étaient amputés de la main droite et se rap-pela en frémissant qu'un agent lui avait dit, quelques jours auparavant: « Mon capita m'a rapporté hier huit mains droites. C'est la preuve qu'il a accompli son devoir en punis-sant comme ils le méritaient les récalcitrants et les paresseux. » Pure forfanterie, avait pensé Arlove. Maintenant, il comprenait. Il lui sem-blait que tous ces gens étaient pris, en ces ré-seaux de lianes, comme des oiseaux dans des lacs, et s'y débattaient sans parvenir à s'en dégager.

Ils chantaient en travaillant. Tout près d'Ar-love, un vieux noir improvisait la complainte, et le refrain, en trois notes mineures, était chanté par tous. Etaient-ils donc si nombreux, ceux qui peinaient dans la forêt, que leur voix s'élevât avec tant de puissance? Matôfi pila-

«s

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SOUS L A CHICOTE

moko akoufi l1 ; ce cri de colère et de désespoir, cette clameur d'angoisse remplissait toute la forêt.

A mesure qu'Arlove saisissait k sens des paroles chantées, son cœur se serrait, l'an-goisse de ces malheureux pénétrait en lui, une tristesse écrasait sa gorge. Il sentit à ses yeux une brûlure, ses paupières battirent, et des larmes chaudes roulèrent sur ses joues.

Jamais une scène aussi tragique, dans un cadre plus sombre, ne s'était présentée à son regard. Voilà à quoi en étaient réduits des peuples entiers! à un travail d'esclaves, dans la perpétuelle demi-obscurité de la forêt pleine d'embûches et de dangers, humide de fièvres, empoisonnée de miasmes!

Les noirs n'avaient pas vu l'officier. Ils con-tinuaient à travailler et à chanter:

La forêt est belle, pour l'homme libre. Son ombre est douce à qui fuit le soleil de flam-mes.

Le caoutchouc, c'est la mort! La forêt est belle, pour le voyageur altéré.

1 Le caoutchouc, c'est la mort.

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AINSI FINIT VANESSE 227

La fraîcheur raffermit son pas et l'eau des sources éteint le feu de sa gorge.

Le caoutchouc, c'est la mort! La forêt est belle, pour le chasseur. Les

êtres craintifs tombent sous sa flèche. Les malfaisants fuient sa lance au large fer.

Le caoutchouc, c'est la mort! Les arbres géants, tels nos ancêtres, sont

fiers et forts. Mais les feuilles légères trem-blent comme la vierge au soir de la noce.

Le caoutchouc, c'est la mort! Autour des troncs serpentent, rampent et

s'enroulent les lianes souples. Le caoutchouc, c'est la mort! La forêt, pour nous, est triste, hostile et

noire. Nous ne sommes point des hommes libres, ni des chasseurs, ni des voyageurs, mais bien les esclaves des blancs.

Le caoutchouc, c'est la mort! Le blanc nous dit: Du caoutchouc, du

caoutchouc, du caoutchouc. Et nous répondons, nous répondons: Le caoutchouc, c'est la mort! Nos couteaux aigus percent les lianes. Et

leur lait blanc suinte. Ce lait, c'est le sang de nos veines, c'est notre vie qui coule et fuit.

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228 SOUS L A CH1C0TE

Le caoutchouc, c'est la mort! Les serpents maudits sont moins malins

que les lianes. Ils tuent d'un coup. La liane tire goutte à goutte notre vie.

Le caoutchouc, c'est la mort! La panthère nous guette. Son œil est une

étoile dans l'ombre. Mais sa griffe est cruelle. Le caoutchouc, c'est la mort! L'éléphant ne craint point les esclaves dé-

sarmés: il s'avance lourd et bruyant comme l'ouragan du soir.

Le caoutchouc, c'est la mort! Les singes libres gambadent, là-haut, sur

les branches. Ils ricanent de nous voir travail-ler et trembler.

Le caoutchouc, c'est la mort! Les mille bestioles qui sucent, piquent et

mordent, s'acharnent sur nos membres nus. Le caoutchouc, c'est la mort! La forêt est notre tombe. Line tombe ou-

verte toujours et réclamant sans cesse. Le caoutchouc, c'est la mort!

Arlove fit un pas en avant. Une femme le vit et poussa un cri. Il se dirigea rapidement vers le chef, dont le visage exprimait une

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AINSI FINIT VANESSE 2 2 9

extrême terreur, et lui tendit la main. — N'aie pas peur. Je suis un ami. Je nè

m'occupe pas du caoutchouc. Le chef ne paraissait pas rassuré. Machinalement, l'officier roulait une ciga-

rette. Il la tendit au noir, l'obligea à fumer. — Tu connais Mundete Baulamou boïki,

continua-t-il. Peux-tu me dire où il est? C'est mon ami... mon frère. Je voudrais lui par-ler.

Le nègre était perplexe. — Un grand danger le menace. Une armée

est à sa poursuite. Elle campe maintenant dans ton village. Je dois l'avertir.

— Oh ! Mundele Baulamou boïki ne se lais-sera pas prendre. Mais puisqu'il est ton frère, je te ferai conduire à ses chimbèques dressés dans la forêt, pas loin d'ici.

Deux noirs quittèrent le travail et firent signe à Arlove de les suivre.

Ils arrivèrent à une clairière où s'alignaient des huttes en branchages, hâtivement édi-fiées.

Vanesse, prévenu, vint au-devant de son visiteur.

— Arlove ! toi... en Afrique.

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230 SOUS L A CHICOTE

— Pourquoi pas? Je t'y trouve bien. Mais nous n'avons pas de temps à perdre. Je suis pressé et tu dois l'être plus que moi. Une expédition, dont je fais partie, est à ta poursuite. Il s'agit de te prendre mort ou vif. J'ai quitté la colonne pour venir t'avertir. File pendant qu'il est temps.

Vanesse prit la main de l'officier. — Quel sentiment t'a poussé? Est-ce le sou-

venir de nos années d'études et de notre belle amitié de jeunesse?

— Cela et autre chose. Ceux qui m'entou-raient, sans s'en douter, m'ont révélé la vé-rité. Quand on parlait de Vanesse, j'écoutais. Je me défiais de ceux qui t'accusaient. Ils di-saient de toi trop de mal. Comment, tu serais devenu une sorte de sauvage sanguinaire, vi-vant dans les bois, tendant aux blancs des em-bûches et t'apostant sur leur route pour les assassiner !

— Ah ! c'est ce qu'on dit de moi ! — Un jour, tu attiras dans un piège le lieu-

tenant Van Meulen; une autre fois, deux agents d'Irébou, Busaert et Daevenath, tom-bèrent entre tes mains et moururent. Plus tard, on signala ta présence dans la Mongalla,

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AINSI FINIT VANESSE 231

et les Budjas se révoltèrent: quatre blancs, des sentinelles, des soldats noirs furent égor-gés. Puis on te voit dans l'Abir, sur la Ma-ringa. Là encore, des blancs disparaissent mystérieusement. On t'accuse d'avoir toi-même percé la pirogue dont se servirent un jour, pour traverser cette rivière, deux agents de l'Abir. Le bateau coula, les pagayeurs se sauvèrent, abandonnant les blancs qui péri-rent. Est-ce tout? je n'oserais l'affirmer. Enfin l'on t'exècre. Et dès que fut connu le projet d'envoyer contre toi une expédition, la plu-part des agents du district demandèrent à en faire partie.

— Toi, que penses-tu de moi? — Mon opinion définitive date de quelques

instants seulement. En face de certains faits, tu ne pouvais rester indifférent. C'eût été contraire à ton caractère et à tout ce que je sais de toi. Tu t'es donc érigé en redresseur de torts, tu t'es fait le chevalier des nègres op-primés. Après ce que j'ai vu, tout à l'heure, je te comprends; mieux, je t'approuve entiè-rement.

— Tu as vu la récolte du caoutchouc? — Oui ; c'est affreux.

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232 SOUS L A CH1COTE

— Tu fais de grandes phrases pour dire une chose toute simple: j'ai pris le parti des noirs contre les blancs.

Pendant les premiers mois de mon séjour au Congo, je m'absorbai dans des études d'histoire naturelle. Un jour, mes yeux s'ou-vrirent. Je vis le noir abominablement exploité et je résolus de lui venir en aide. J'essayai de réveiller l'énergie des chefs, sur lesquels, en peu de temps, j'acquis un ascendant consi-dérable. Ils me considèrent comme un puis-sant sorcier, grâce à la connaissance que j'ai de l'art de charmer les animaux: tu sais qu'ayant vécu aux Indes, je possède tous les secrets des psylles.

C'est après mon transfert à N'Gombé que je commençai réellement mon œuvre. Car, auparavant, à mes conseils de violence, les noirs répondaient par cet argument sans ré-plique: «Comment résister, avec nos flèches et nos lances, aux bons fusils des blancs!»

Chef de poste et préposé à la douane de N'Qombé, je fis avertir les agents des facto-reries françaises que le passage était libre pour les fusils, la poudre et le plomb. Ils pro-fitèrent de mon avis, et c'est grâce à moi que

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les tribus de l'Equateur possèdent tant d'ar-mes à feu. Or, pour la guerre de brousse et d'embuscades, les fusils à piston et à silex ne sont pas à dédaigner: ils envoient de bons lingots de cuivre et des volées de mitraille, tout comme les tromblons espagnols. Et mes conseils n'ont pas été perdus : les noirs savent tirer.

Le plus souvent possible, j'ai fomenté des révoltes. Je suis allé dans la Mongalla. A ma voix, les Budjas se sont à plusieurs reprises soulevés. J'ai visité l'Abir. Les noirs, en tous lieux, me reçoivent en ami. Ils m'ont sur-nommé Mundele Baulamou boïki. J'en suis très fier.

Ah! s'ils comprenaient que l'union fait la force. Mais presque partout il existe, entre les tribus, une hostilité latente qu'exaspère le plus léger froissement. Mes exhortations ont cependant amené quelques chefs à s'unir pour la lutte contre l'ennemi commun.

Mais mon grand espoir est en l'Europe. Je veux que les journaux parlent, que l'opinion s'émeuve, que les hommes de cœur se lèvent. Ces révoltes répétées et ces massacres fré-quents auront un écho dans le monde civilisé.

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234 SO0S LA CHICOTE

On finira par en chercher la cause et par la découvrir.

On m'accuse du meurtre de quelques blancs. Ce n'est pas moi, c'est leur cupidité qui les a tués. Van Meulen s'est fait dévorer par mon crocodile en tentant de me dérober un coffret rempli de pierres précieuses. Busaert et Dae-venath ont perdu la vie en essayant à leur tour de voler ce trésor. Trois gredins, du reste, qui méritaient leur sort.

Te dirai-je comment se noyèrent, dans la Maringa, deux des plus cruels agents de l'Abir?

Ils se haïssaient à mort et chacun, de son côté, guettait l'occasion de se débarrasser de l'autre. Un chef de mes amis crut bon de leur venir en aide, et d'insinuer à Dirken qu'en mé-nageant habilement une trappe au fond de la pirogue, et en l'ouvrant au bon moment, en pleine eau, il ferait courir quelque danger à Lucas sans aucun risque pour lui-même, à condition qu'une seconde pirogue fût prête à le recueillir lau moment où la première coule-rait. Le chef, ensuite, parla dans les mêmes termes à Lucas. Qu'arriva-t-il ? Pendant la nuit, deux ouvertures furent pratiquées dans

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AINSI FINIT VANESSE 235

la pirogue, l'une! à l'avant, l'autre à l'arrière, Le lendemain, au milieu de la rivière, les bou-chons sautèrent en même temps et l'embar-cation coula à pic. Les pagayeurs se sauvè-rent à la nage. Dirken et Lucas, heureuse-ment, ne savaient pas nager. Pour leur avoir suggéré, par l'entremise du chef, l'idée du double trou dans la pirogue, suis-je coupable de leur mort? Au reste, je n'en ai pas aux agents, personnellement. Ils ne font qu'obéir à des ordres supérieurs. Beaucoup, il faut le dire, obéissent en rechignant et s'insurgent lorsque sont trop violemment froissés leurs instincts d'humanité. Certains, par contre, semblent heureux d'exécuter les ordres les plus barbares. Est-ce cruauté native? ou la soif du gain bâillonne-t-elle leur conscience? En tout cas, ils appliquent le système implaca-blement, et leur passage est marqué de dou-leur et de sang. Ceux-là, lorsqu'ils se trou-vent sur mon chemin, je ne les épargne pas. Car, puisque doivent périr des hommes, que meurent les bourreaux, plutôt que les victimes.

Les braves qui me poursuivent se sont lancés à mes trousses bien plus par cupidité que par haine. Ils me savent en possession

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236 SOUS LA CH1COTE

d'un trésor et me courent sus dans l'espoir de s'en emparer en même temps que de ma personne. C'est en vue de la curée qu'ils me chassent avec une si belle ardeur. Ils de-vraient me connaître cependant et se rappeler qu'il est dangereux de se frotter à moi. In-sensés! ils se sont eux-mêmes condamnés. Pas un ne rentrera à Coquilhatville. Tu en-tends, pas un. J'ai fait le sacrifice de ma vie. Mais en mourant, je me venge, terriblement. Et ma mort ne sera pas inutile. Le bruit de cette hécatombe retentira lugubrement en Eu-rope. Ce sera la diane qui réveillera l'opi-nion. . .

— Tu les feras massacrer, dans une embus-cade?

— Non. Pas un coup de feu ne sera tiré, pas une flèche lancée. La brousse les englou-tira, tous.

Arlove, frappé d'effroi, se taisait. Discuter eût été inutile.

— Quant à toi, continua Vanesse, tu ren-treras immédiatement à Coquilhatville. Je vais te donner une escorte.

— Je ne quitterai pas la colonne et je par-tagerai son sort, répondit Arlove. M'en aller

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AINSI FINIT VANESSE 237

maintenant, ce serait déserter en face de l'en-nemi. Comment me présenterais-je, seul, de-vant mon ancien camarade de régiment, le commissaire de district Bazin, qui, sur ma demande expresse, et par faveur, m'a donné un commandement dans l'expédition ? Ma dé-cision est aussi inébranlable que la tienne. Ainsi, n'insiste pas.

— Bien. Je te sauverai malgré toi. Arlove reprit la route du campement guidé

par les deux indigènes d'Iboko. Il expliqua son absence au capitaine Pivert: — Cette horrible forêt! J'ai bien failli y

rester, et sans ces braves gens, vous ne m'au-riez pas revu. On m'y reprendra, à chasser seul dans ce pays!

La poursuite continuait. Vanesse avait quel-ques lieues d'avance et les conservait. Chaque soir, l'étape était marquée par les cendres de son précédent campement, encore tièdes.

Un jour, la colonne déboucha de la forêt. Devant elle, à perte de vue, s'étendait la brousse. La brousse, c'est la prairie de l'Afri-que, une prairie dont l'herbe a trois mètres de haut. Mais le nom d'herbe convient-il à ces fourrés de buissons épineux et de graminées

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aux feuilles larges et affilées comme des sa-bres, à cette cohue de plantes herbacées et semi-ligneuses, pressées, serrées, entrelacées?

Au-dessus de cette mer végétale aux lon-gues ondulations vertes, ici et là, s'érige un élégant élaïs, ou tremblent les feuilles déchi-quetées de quelque bananier.

Les noirs de Vanesse ayant marqué leur passage dans la brousse, il ne fut point né-cessaire aux éclaireurs d'ouvrir un chemin et la colonne prit le sentier tracé.

Arlove, à l'arrière-garde, se disposait à par-tir à son tour, quand un soldat l'accosta et le pria d'attendre un moment:

— Mundele Baulamou boïki désire te par-ler. Il va venir.

Le lieutenant se demandait comment un soldat de l'expédition se trouvait en relations avec Vanesse, et il allait l'interroger, lorsque surgirent de la forêt une douzaine de noirs qui, en un clin d'oeil, l'entourèrent et le désar-mèrent.

— Mundele Baulamou boïki a donné l'or-dre de te conduire à Coquilhatville, dit l'un de ces hommes. Nous te prions de nous suivre de bon gré. Autrement nous serions obligés de te porter.

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AINSI FINIT VANESSE 239

Arlove pensa : « Vanesse m'a déshonoré. Je me tuerai. »

Le noir ajouta : — Nous dirons que tu as été surpris et fait

prisonnier: c'est vrai; du reste, nous emme-nons ce soldat comme témoin. Le commis-saire paiera ta rançon.

Les compagnies marchèrent tout le jour allègrement et vite. Les blancs, joyeux, voyaient venir, enfin, le terme de cette longue poursuite. Vanesse, obligé de frayer son che-min, sans doute avançait lentement. Bientôt, on le rattraperait... Mais le lendemain, dans la matinée, le sentier cessa. Aucune plante fou-lée n'indiquait le passage des hommes. La bande poursuivie s'était évanouie.

Les officiers tenaient conseil quand, dans la brousse, un cri fut jeté, un appel. Plusieurs reconnurent la voix de Vanesse.

— Nous le tenons, dit Pivert. En avant! La troupe se rua, trouant le mur d'éme-

raude. L'appel se répéta, à intervalles rappro-chés, mais on ne rejoignait pas Vanesse. Une fois, les blancs perçurent distinctement, tant il était près, les paroles d'une vieille chanson flamande, connue de tous et qu'il chantait à pleine voix. En plusieurs, des souvenirs vibré-

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rent, et ils sentirent comme un remords qui les mordait au cœur.

Pivert, Rouph et Van Ross, dans l'ardeur de la poursuite, s'étaient séparés de leurs compa-gnons. Seuls, deux caporaux demeuraient près d'eux. A cinq heures, un souffle violent passa ; des nuages noirs roulèrent, abaissant rapide-ment le ciel, peu d'instants auparavant clair et sans fond; une demi-obscurité, semblable au temps crépusculaire des pays septentrionaux, enveloppa la terre. Tout à coup, les deux noirs s'arrêtèrent, levèrent le nez, humèrent l'air. Et, simultanément, comme à l'exercice, ils fi-rent demi-tour et rugirent ; des volutes noires se tordaient au-dessus de la brousse et mon-taient jusqu'à la nue, basse et sombre, zébrée de bandes couleur d'aurore.

— Le feu! clamèrent-ils. — Le feu! répètent les blancs. La brousse derrière eux est embrasée et le

souffle de la tornade lance l'incendie au galop. A leur cri répond un rire effrayant. Vanesse

est là, tout près. Et son rire leur apprend qu'ils sont condamnés. Ils comprennent: ses hommes, retournés sur leurs pas, ont allumé les végétations desséchées. Nul espoir. Ils vont mourir. L'instinct de la conservation les se-

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AINSI FINIT VANESSE 241

coue, les pousse à essayer quand même de se sauver. Ils reprennent leur course, insensibles aux épines qui les déchirent, aux herbes cou-pantes comme des rasoirs, qui leur tailladent les mains et le visage.

Mais le feu va plus vite; il s'approche, il est là, siffle, souffle, craque, gronde, hurle, rugit; son haleine empestée de graillon les étouffe, ses langues multiples, rouges, arden-tes, les lèchent.

Debout sur une termitière dont le faîte go-thique domine la brousse, Vanesse regarde le feu qui s'avance, et l'attend. Sa face est se-reine. Un moment, son regard s'abaisse ; à ses pieds, il voit se tordre, éclater, fuser, fondre dans l'océan lumineux, ceux qui l'ont si ar-demment poursuivi. Presque aussitôt les flam-mes l'atteignent, des tourbillons de fumée l'enveloppent. Sa chevelure et sa barbe, flam-bant, une seconde l'auréolent. Puis il dégrin-gole et le bruit de sa chute se perd dans le fracas de la tempête de feu.

it

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TABLE

S o u s l a C h i c o t e v

D e u x H o m m e s f o r t s i

L e C h a n t d u r o i B o m b i l o 35

L e J o u r n a l d u C a p i t a i n e B j œ r n e b œ 45

L a C h i c o t e 127

L ' A g e n t V a n e s s e :

I . H i s t o i r e d u C r o c o d i l e b l a n c 153

I I . L e C o f f r e t d ' é b è n e 183

I I I . A i n s i finit V a n e s s e 215

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