Ernst Osterkamp Goethe et l’art français

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    Revue germaniqueinternationale12 (1999)

    Goethe cosmopolite

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    Ernst Osterkamp

    Goethe et l’art français

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    Référence électroniqueErnst Osterkamp, « Goethe et l’art français », Revue germanique internationale [En ligne], 12 | 1999, mis en lignele 05 septembre 2011, consulté le 12 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/748 ; DOI : 10.4000/rgi.748

    Éditeur : CNRS Éditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

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    Go e th e  et l 'art français

    E R N S T O S T E R K A M P

    C'est dans  le domaine  de l'art que le cosmopolitisme  de Goethe  s'est lemieux vérifié  et  dans  ce  champ, nulle part  de  façon plus instructive  qu'àpropos  de  l'art français1.  En  1800, les  tendances patriotiques qu'il discerne

    dans l'art berlinois  lui  inspirent  un  avertissement  à  l'adresse  des  jeunesartistes, son Bref  aperçu  sur  l'art  en Allemagne (Flüchtige Übersicht über die Kunst  in Deutschland)  publié dans  les Propylées :

    Peut-être se convaincra-t-on bientôt qu'il n'y a pas d'art patriotique ni de sciencepatriotique.  Le  premier comme  la  seconde, ainsi  que toutes  les bonnes choses,appartiennent  au monde entier et ne peuvent être favorisés  que par le libre jeud'une interdépendance générale  de  tout  ce qui vit simultanément,  en  référencepermanente à ce que nous connaissons des vestiges du passé2.

    Cette maxime avait  une  telle importance  à ses  yeux qu'il l'inséra  unetrentaine d'années plus tard dans les Années de voyage de Wilhelm Meister  (dansle «Makariens Archiv»)3.  En  décembre  1813, alors  que  l'enthousiasmepatriotique,  en  Allemagne, était  à son  comble,  il  résista  aux  instances  deceux qui le pressaient  de  fournir  sa  contribution littéraire  aux  guerres  delibération contre  la  France, ainsi, s'entretenant avec Heinrich Luden  : ilavait, expliquait-il, trouvé  en  l'art  et  dans  la  science  des « ailes » qui luipermettaient  de  s'élever au-dessus  des  limites nationales  « car la science  etl'art appartiennent  au  monde  et  font tomber  les barrières  de la  nationalité » 4. Goethe  s'en est  tenu  sa vie  durant  à  cette maxime.  Par  analogie

    1. L'étude  qu i  suit  ne  considérera  que  sous  le  seul aspect  de son  cosmopolitisme  le  rapportde Goethe  à  l'art français.  La  meilleure réflexion d'ensemble  sur les  vues  de  Goethe concernantl'art français reste  à  l'heure actuelle celle  qu'a  donnée Wolfgang  von  Löhneysen,  Goethe und die

     französische Kunst   in  Goethe et   l'esprit français.  Actes  du  colloque international  de  Strasbourg,  23-27 avril  1957, Paris,  1958, p.  237-289.

    2.  MA6.2,  p . 434 s.3.  Cf.  aussi  Goethe, Maximen  und  Reflexionen. Nach  den  Handschriften  des  Goethe-  und  Schil

    ler-Archivs,  dir. publ.  Max  Hecker, Weimar,  1906, p . 152 (n° 690).4.  Goethe, Gespräche.  Eine Sammlung zeitgenössischer Berichte  aus  seinem Um gan g  auf   Grund

    der Ausgabe  und des  Nachlasses  von  Flodoard Freiherrn  von  Biedermann ergänzt  un d hg. von

    Wolfgang Herwig,  4 vol., Zurich  et  Stuttgart, 1965-1984,  vol. 2, p. 867.

     Revue germanique internationale,  12/1999, 137  à 152

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    avec la notion de littérature universelle, il aurait pu être l'auteur de celled'art universel. Et c'est un peintre français que, depuis ses annéesd'université jusqu'à l'âge le plus avancé, Goethe fit figurer au centre de sagalaxie de  l'art,  au côté des sculpteurs de la Grèce antique, de Raphaël,hors d'atteinte des aléas de la politique, des modes et du temps : ClaudeGellée, dit Le Lorrain.

    Si pour Goethe les barrières de la nationalité tombaient devant  l'art,cela ne signifiait pas qu'à ses yeux l'art n'eût pas de nationalité. Depuis sapériode strasbourgeoise et sa rencontre avec Herder, la notion d'historicitéet d'empreinte nationale de toute activité artistique lui apparaissait tout àfait clairement. Goethe s'était de bonne heure familiarisé avec la notiond'école de peinture au sens d'un groupe d'artistes partageant certains traitsnés d'une tradition culturelle nationale, une vision des choses propre à unespace géographique et culturel, et s'incarnant individuellement dansl'émergence de personnalités marquantes. Lorsque, au cœur des guerresde libération, Goethe se met en devoir de réorganiser le classement de sescollections d'art, il n'est pas anodin qu'il choisisse le classement par école ;le 13 novembre 1813, il écrit à Knebel :

    Dans cette époque de confusion, le mieux que j'aie trouvé à faire pour me distrairea été de mettre de l'ordre dans mes objets d'art, en particulier mes estampes. Jecommence à les classer par école et à réunir les différentes collections ; chaquefeuille, mise en cohérence, devient instructive [...]1.

    Et ces œuvres d'art, devant lesquelles selon Goethe tombaient toutesles barrières de nationalité, une fois rangées dans ses cartons contenant les différentes écoles, flamande, florentine ou française, seretrouvaient donc à nouveau dans leurs frontières nationales. Néanmoins,Goethe se démarquait d'un nationalisme que les guerres de libérationavaient attisé dans la bourgeoisie libérale, qui aspirait à l'unité politique. Il persistait, lui, dans l'idée que c'est par la culture qu'une nationse définit. Ainsi, toute école artistique était à ses yeux émanation d'unenation culturelle2  qui échappait à l'idée d'État-territoire. Il n'empêcheque cette perception de l'école artistique comme émanation d'une nationculturelle était perméable à certains poncifs de l'argumentation nationali

    sante dont l'utilisation politique dans la lutte anti-napoléonienne était siéloignée de la pensée de Goethe.

    Et de fait, une autre perspective se dégagea très tôt de ce classementpar école des différentes œuvres graphiques. « Mise en contexte, écrivaitGoethe à Knebel, chaque feuille devient instructive. » Les artistes, auparavant considérés dans leur individualité, pouvaient désormais être perçus

    1.  WAIV ,  vol. 24, p. 32. Cf. égalem ent la lettre à Jo ha nn Isaak von Ge rni ng du14 février 1814 : «J 'a i enfin classé, pa r école, mes estampes , po ur maint es d'entr e elles dispersées

    à travers la maison»,  WATV,  vol. 24, p . 155.2.  Ce terme, Kulturnation,  n'est pas attesté chez Goethe ; cf. l'article de Ehrhard Bahr, Nation,

    du  Goethe-Handbuch, vol. I V / 2 , Stu ttg art /We ima r, 1998, p. 751 sq., et les sources indiquées là.

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    dans leur qualité de représentants d'une tradition culturelle nationaleautant que d'un style lié à l'époque : «J'ai contemplé les gravures del'école française en songeant aux individus et à l'esprit du temps », noteencore Goethe dans son journal à la date du 22 septembre 1830 1. Leterme d'école désigne donc ce caractère représentatif du national qui, dansl'œuvre, se décline de façon spécifique, individuelle, chez chaque artiste.Pour autant, cette classification par école ne fait nullement sortir l'art dece en quoi il est, pour Goethe, universellement préférable à l'humain ; rap

    porter une œuvre à une école ne signifie nullement l'abstraire des lois del'art en vertu du particularisme national, c'est la rapporter à une expression nationale des règles universelles régissant  l'art.  C'est dans le mêmeesprit qu'une critique de la peinture de genre française qui paraît en 1825dans  Kunst uni  Altertum et qui pour l'essentiel est due à Heinrich Meyer,donne aux amis des arts du cercle de Weimar l'occasion de souligner ences termes l'universalité, traversant toutes les écoles, des règles qui régissent l'art :

    Qu'on ait en France sur l'art des vues quelque peu différentes des nôtres n'estpas pour surprendre ;  d'où viendrait, autrement, ce qui fait le caractère singulierdes écoles ?  Il faut donc ne pas s'arrêter sur telle expression, sur tel jugementmoins pertinent ;  il existe pourtant certaines règles immuables et de valeur universelle du bon goût, faute desquelles il n'y en aurait point du tout, et il faut enappeler à elles chaque fois que des artistes et des critiques des œuvres d'art attentent à celui-ci2.

    Cette intime conjugaison de l'universalité et de l'élément formateur del'école nationale explique pourquoi  l'art,  selon Goethe, est porteur d'uneempreinte nationale tout en transcendant les limites nationales. En tout cas

    le vieux Goethe s'était si bien habitué à reconnaître en chaque artiste lereprésentant emblématique de la « manière et de la pensée » de sa nationque,  parlant de David d'Angers qui travaillait à son buste monumental, ilpouvait dire à Heinrich Meyer, dans une lettre du 2 septembre 1829 :« Cela est curieux au plus haut point de pouvoir, à travers un hommed'un tel talent, plonger le regard dans toute une nation, d'en apercevoir enquelque sorte symboliquement la manière artistique, le tour de pensée,l'esprit et les aspirations. » 3  Cela nous amène, pour paraphraser le fameuxtitre d'une étude de Nikolaus Pevsner sur la « Englishness of English

    Art »4

    , à nous interroger sur ce en quoi, pour Goethe, consistait la naturefrançaise de l'art français. Trouve-t-on chez Goethe une définition positivede ce qui caractérise l'école française ?

    La question se pose avec d'autant plus d'intérêt que, dans la règle, lescontemporains allemands de Goethe portaient un regard résolument néga-

    1.  WAIII ,  vol. 12, p. 306.2.  Cité d'après  Goethes  Grafiksammlung. Die Franzosen. Katalog und Zeugnisse,  édité par les soins de

    Gerhard Femmel, Munich/Leipzig, 1980, p. 325 sq.3.  WAIV ,  vol. 26, p. 71 .

    4.  Nikolaus Pevsner,  The Englishness of English Art,  Londres, 1956.

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    tif sur l'art français. Le cosmopolitisme de Goethe, pour ce qui est de l'artfrançais, rencontra trois obstacles différents :

    1 / la rivalité culturelle franco-allemande qui marqua tout le XVIIIe  siècle,et qui, dans ses dernières décennies, se joua à Rome sur le terrain desbeaux-arts ;

    2 / les tentatives de Wilhelm von Humboldt, depuis Paris, pour définir descaractères nationaux et en déduire des principes en matière

    d'interprétation de l'art ;3 / l'ambiance anti-française qui régnait en Allemagne à la suite des guerres napoléoniennes.

    Je me propose d'examiner ces trois facteurs à la lumière de quelques exemples et d'interroger, dans chaque cas, les réactions de Goethe.

    I

    Dans  Poésie et  vérité,  Goethe a décrit de façon très significative le processus qui l'a détaché de l'influence culturelle française, processus où il voitun destin partagé par toute une génération. Après les grandes métropolesforaines de Francfort et Leipzig, le séjour à Strasbourg fut pour Goetheune expérience qui, entre autres sous l'égide de Shakespeare, amorça sonéloignement de la culture française :

    Ainsi donc, à la frontière de la France, nous nous étions dépouillés d'un coup detout le fatras français. Nous trouvions leurs façons de vivre trop bien arrêtées ettrop élégantes, leur poésie froide, leur critique destructrice, leur philosophie à lafois abstruse et un peu courte [...]1.

    Si l'art français manque à ce sévère bilan, c'est sans doute parce quedans cette reconstruction, opérée par Goethe à si longue distance, de laperspective du tenant du Sturm und Drang, cet aspect ne lui paraît mêmeplus digne de mention. Les traits d'humeur du jeune Goethe, dans son Del'architecture  allemande,  à l'encontre du vitruvianisme de Marc-Antoine Lau-gier, le Français se ruant « triomphant sur sa boîte à la grecque » 2,n'avaient d'autre objet que de souligner la radicale incompétence françaiseen matière artistique. Dans  Poésie  et  vérité,  Goethe place au début du récit

    strasbourgeois l'épisode de sa première rencontre avec les tapisseries tisséesd'après des dessins de Raphaël, dans lesquelles lui apparaît le «juste et leparfait » dans  l'art. Goethe, les opposant à celles faites à partir de « peintures de Français récents », trouve que, par le choix de leur sujet, elles« attentent au bon goût et à la sensibilité » et s'en offusque « au plus hautpoint »3. A la séquence strasbourgeoise succède la visite à la salle des anti-

    1.  MA  16, p. 524 s.2.  MA  1.2, p. 416.

    3.  MA  16, p. 393.

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    ques à Mannheim. Par l'un et l'autre épisode, Goethe entend indiquer ladirection dans laquelle il allait désormais engager sa vie pour sortir deserrements de l'art moderne dont l'art français, toujours dominant, estl'exemple éloquent : il faut se tourner vers Italie, vers le modèle antique etvers l'art qu'il inspire à Raphaël.

    Or la France était présente également à Rome, sous les espèces de

    l'Académie de France,  au palais Mancini, fondée sous Louis XIV. Goethe y avu à plusieurs reprises des expositions et la collection de moulages, lors deson deuxième séjour à Rome 1. Depuis que Johann Joachim Winkelmannavait fait de Rome le centre stratégique de son combat pour l'idéal de laGrèce antique, ce qui dans ses vues, allait de pair avec la lutte contrel'hégémonie culturelle de la France, certaines tensions étaient apparuesentre les milieux artistiques allemands de Rome et  l'Académie  de France ;Winckelmann, en cette affaire, donne le ton : « [...] tous les Français, ici,sont ridicules, une misérable nation, et je me flatte de n'avoir de com

    merce avec personne parmi cette méprisable espèce de créatures bipèdes.Leur Académie est une société de bouffons [...]. » 2 Winckelmann jette dansla bataille contre  l'Académie de France  le chef de file du renouveau esthétiqueet du goût allemands, son ami Anton Raphaël Mengs avec tous ses élèves.La renommée européenne de Winckelmann et de Mengs attire à Rome unnombre croissant d'artistes allemands, bientôt en position dominante. Maislorsqu'en 1785, le jeune Jacques Louis David, lors de son séjour à Rome,donne son  Serment des Horaces,  une commande de Louis XVI, la prépondérance de l'Académie de France semble s'affirmer à nouveau. Goethe, qui vient

    à Rome l'année suivante, arrive donc trop tard pour voir l'œuvre deDavid. Dans le  Voyage en Italie,  dans le passage consacré au moisd'août 1787, c'est en ces termes qu'il devait évoquer l'événement qui avaitmis en émoi la communauté des artistes allemands : « Les  Horaces deDavid avaient fait pencher la balance du côté des Français. C'est ce quidécida Tischbein à peindre grandeur nature son  Hector défiant  Paris en présence  d'Hélène.  » 3  La joute franco-allemande qui se livrait ainsi sur le solromain - en l'occurrence les deux adversaires, au plan artistique, étaient, ilfaut le dire, de forces très inégales — se vit transposer, par sujets de

    tableaux interposés, dans le registre symbolique de l'affrontement entrel'Antiquité grecque et l'Antiquité romaine. David ne séjourna à Rome quepeu de temps si bien que la « prépondérance » française dans la ville éternelle fut de courte durée, dans un premier temps. Du moins dans lapériode qui suivit la Révolution française, la position dominante des peintres allemands à Rome ne fut plus menacée. Dans son ouvrage récent surl'art en Europe dans la période de 1700 à 1830, Matthew Craske estimeque Rome devient, vers 1800 : « The target of what we might now term a

    1. MA 15, p. 470, 474, 638.2. Extrait d'une lettre du 29 janvier  1757 ;  Johann Joachim Winckelmann,  Briefe,dir. publ. Walter Rehm en relation avec Hans Diepolder, vol. 1, Berlin, 1952, p. 267.

    3. MA  15, p. 474.

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    Germanie take-over bid » ; il explique que les Allemands s'estimaient lesvéritables héritiers de cette tradition qu'ils étaient venus étudier à Rome,ce qui, selon l'auteur, avait eu pour effet des dissensions nationales dans lesmilieux cosmopolites de Part séjournant à Rome : « Although the idéal ofan international artistic fraternity in Rome continued in the wake of theNapoleonic wars it seemed that the divisions between the communities

    were hardening. »'Lors de son séjour à Rome de 1784 à 1791, Heinrich Meyer, un ami

    de Goethe historien de  l'art,  inconciliable partisan de Winckelmann,connut d'expérience ces tensions entre peintres allemands et français, entrehellénisme et républicanisme romain ; cette expérience marqua durablement ses vues sur l'art français. Les positions qu'il adopta à l'égard de lapeinture française furent celles d'un rejet national sans nuance : il rejetaitnon pas tel ou tel peintre mais l'école dans son entier et avec elle, la nationdont cette école était l'incarnation picturale. Les antagonismes nationaux

    qui se manifestaient dans cette Rome cosmopolite trouvèrent ici leurexpression la plus extrême : c'était la condamnation de la peinture detoute une nation, plus, la proclamation d'une incapacité nationale enmatière de peinture. Lorsque Goethe, en août 1796, s'ouvrit à Meyer deson intention de traduire le texte de Diderot  Sur la peinture,  Meyer répondant de Florence dans sa lettre du 21 décembre 1796, exprima les plusextrêmes réserves. C'était certes toujours « la gloire de la nation [française]que d'avoir vu naître en son sein ces deux hommes si avisés » ; les deuxhommes en question étaient Claude Le Lorrain et Nicolas Poussin, qui,

    ayant travaillé presque toute leur vie à Rome, avaient une place marginaledans l'école française. Eux mis à part, il était acquis pour Meyer « que lesFrançais n'ont jamais produit grand-chose en peinture et à en juger sur lepassé et le présent, ils ne feront jamais rien de bon non plus dansl'avenir ». Meyer ne voit de Poussin à Boucher « rien que de  l'ouvraged'artisan  ou des  œuvres raisonneuses  [...] ; quant à une chose où l'on eût vuproprement le génie à l'œuvre, les Francs, à mes yeux, nous la doiventencore, et je n'aurai de foi et d'espoir en eux que lorsque j'aurai vu cela ».Il ne faut donc pas compter qu'il puisse jamais aimer la peinture française.

    En effet, aux yeux de Meyer, les insuffisances des Français en matière depeinture s'expliquent foncièrement par les déficiences du caractère national : « Leurs mœurs, leurs opinions, des idées fausses », et Meyer est persuadé « que la  présomption  est le mauvais génie qui les aveugle ». Il a puétudier, dit-il, les œuvres de Français « illustres » dans leurs ateliers :« Mais l'artifice raisonneur et surtout la recherche de l'effet avaient si proprement fait fuir toute nature, que seul peut y trouver son compte celuiqui partage leurs vues. » 2

    1.  Matthew Craske,  Art in Europe 1700-1830. A History of the Visual Arts in an Era on Unpreceden-ted Urban Economie Growth,  Ox fo rd /N ew York, 1997, p. 142 sq.

    2.  Goethes Briefwechsel mit Heinrich Meyer,  dir. pub l. Max H ecke r, vol. 1, Wei mar , 1917,p.  403 s.

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    Goethe a laissé sans réponse cet exposé d'histoire de l'art sur fond destéréotypes nationaux, ce qui ne veut pas dire qu'il eût tout à faitdésapprouvé ces arguments. Lorsqu'il fit paraître en 1805 l'ouvrage collectif   Winckelmann  et  son siècle,  la contribution historique centrale était dansce livre le grand  Essai d'histoire  de l'art  au  XVIII e siècle  de Meyer, où la peinture française de cette période était presque totalement passée soussilence, où l'auteur divisait historiquement la période étudiée en deuxparties, l'avant-Mengs et l'après-Mengs, où enfin, à propos des quelques

    œuvres picturales françaises présentées, Meyer reprenait, sous une formeplus modérée il est vrai, les mêmes lieux communs nationaux au nomdesquels, dans sa lettre à Goethe, il avait rejeté la peinture française. Lestermes utilisés dans la lettre, « peinture qui fuit toute nature, raisonneuse,dictée par la recherche de l'effet, où manque le génie », deviennent dansl'Essai  « maniérisme, manque d'âme et d'expression, théâtralité ». Etmême dans le regard que Meyer porte sur David et ses élèves, qu'il félicite pourtant d'avoir tourné le dos au rococo et au sentimentalismebourgeois en optant pour l'imitation du classicisme antique, l'ostracisme

    meyerien à l'égard de la peinture française demeure très sensible : Sidans son  Serment des Horaces, David était « somme toute vraiment trèslouable », il restait dans l'œuvre, selon Meyer, « quelque chose de théâtral », on y cherchait vainement « l'heureuse vraisemblance, la totaleaisance, la naturelle simplicité»1. Quant aux élèves de David: «Dansleur manque presque général de ronde simplicité, ils parviennent mieuxà saisir le mouvement et l'effort de corps puissants et musclés que labeauté délicate de personnages qui requièrent un sens pur de lanature [...] » 2  Pour finir, c'est le reproche du « maniérisme » 3  que

    l'historien de l'art réserve aux jeunes paysagistes français. En un mot,dans leur ouvrage d'histoire de l'art  Winckelmann  et son siècle,  les Weima-riens excluent la peinture française du siècle de Winckelmann. Cettepeinture, implicitement opposée à l'idéal mengs-winckelmannien derenouveau de  l'art,  manque de naturel, pèche par l'affectationmaniériste, la théâtralité, l'absence d'âme et de valeur morale. Souscouleur d'historiographie de  l'art,  l'enjeu est ici de faire pièce àl'hégémonie culturelle française, tout cela sur fond des antagonismesnationaux qui marquent la vie artistique romaine dès la seconde moitié

    du  XVIII

    e

      siècle.Dans  l'Histoire de  l'art   rédigée d'après  l'Essai d'histoire de  l'art   au

     xvilf   siècle  sur l'incitation de Goethe qui en assura la lecture critique,Heinrich Meyer rend compte de l'histoire de la peinture française enreprenant exactement le même argumentaire du national. Seul Le Lorrain trouve ici une reconnaissance inconditionnelle. Il est vrai qu'onrelève à son sujet que « Ce n'est pas dans son pays qu'il a étudié la pein-

    1. MA6.2, p. 299.2. MA6.2, p. 300.3. M46.2, p. 312.

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    ture et exercé son métier, mais en Italie. »1  Dès Nicolas Poussin, Meyerdiscerne dans l'œuvre les défauts congénitaux de l'école française,manque de naturel et théâtralité :

    Il semble toujours vouloir atteindre les sommets par les voies de la raison et n'yparvient pas, ou bien il se voit contraint d'emprunter, ou encore il s'aventure dansdes sujets qui lui résistent. Son coloris donne rarement matière à louange etl'expression si vantée de ses personnages n'est parfois qu'un masque, poussé parfois

     jusqu'à la caricature2

    .

    Le reproche de manque de naturel, de maniérisme et de théâtralitérevient de façon stéréotypique chez chaque peintre qu'il commente, etcette répétition systématique rend évident que Meyer ramène les défautsde l'école française à ceux du caractère national. J'en veux pour exemplecette étude d'Antoine Coypel qui est aux yeux de Meyer un artiste que« la nature a comblé de dons merveilleux » ruinés ensuite par l'école française : « Sans caractère, maniéré, [...] s'éloignant de la nature par le geste

    emphatique, théâtral des personnages, par l'expression suave et affectéeposée comme un masque sur les visages. Cette affectation est restée lamarque nationale de l'art français » 3, une marque, à en croire l'auteur, quipersiste jusque dans l'école de David, car ce peintre, en se tournant vers« l'esprit romain », s'il a ôté à la peinture de sa « mièvrerie », de sa« fadeur », n' a pu, dans cette imitation de l'Antiquité, que se limiter au« costume » :  bref,  les Romains de David sont ceux de la « scène française » et son  Serment   des Horaces  n'est en fait qu'une scène de théâtre. Ilsubsiste donc toujours, cet abîme national qui sépare la peinture française

    du renouveau culturel allemand sous l'égide de Winckelmann et deMengs, il est plus profond que jamais, selon Meyer. En effet  : « La base dela formation, chez les Français, n'ayant jamais reposé sur l'étude desanciens Grecs, l'esprit de l'art grec ne  s'est  jamais révélé à eux. » 4

    L'opposition entre Rome et Athènes, à laquelle Meyer ramènel'antagonisme entre peinture française et renouveau culturel allemanddans la période des guerres napoléoniennes, se traduit pour lui par les couples antithétiques naturel/maniérisme, costume/esprit , affectation/style.L'historiographie de l'art est donc en sous-main une lice où se règlent desconflits nationaux.

    Si Goethe n'a jamais écrit de la même façon que Meyer sur la peinture française, c'est d'abord parce que dans ses écrits sur  l'art,  il  s'est  tou

     jours efforcé de considérer chaque œuvre et l'ensemble des lois immanentes dont elle relève. C'est la raison pour laquelle il a délibérémentabandonné le terrain de l'histoire de l'art à Meyer. Cela ne veut pas direque sa vision de l'histoire de l'art français ait été essentiellement diffé-

    1. Johann Heinrich Meyer, Geschichte der  Kunst,  édition préparée par Helmut Holtzhauer etReiner Schlichting, Weimar, 1974, p. 259.

    2. Ibid.,  p. 257.3. Ibid.,  p. 261 s.4. Ibid.,  p. 308.

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    rente de celle de Meyer. Au contraire : chaque réflexion de Goetheconcernant la peinture française se laisse aisément rapporter au schémadans lequel Meyer inscrit l'évolution de l'art en France, à commencerpar la position d'exterritorialité assignée au Lorrain : Goethe a, sa viedurant, voué une profonde admiration à ses paysages, dans lesquels ilvoyait le paysage classique idéal, mais sans jamais rapporter le peintre àl'école française. Les toiles du Lorrain, à ses yeux, appartenaient à une

    histoire de la peinture paysagiste transcendante, située au-delà des écolesnationales, comme il le montre encore dans  Peinture  paysagiste1 (Landschaft-liche Malerei),  écrit de conception tardive (probablement 1829). Lereproche d'artifice, d'affectation, de théâtralité, de maniérisme que Meyerinvoque contre la peinture française apparaît déjà sous une forme pourl'essentiel similaire chez le jeune Goethe, ainsi dans sa lettre à FriederikeOeser du 8 avril 1769, où il remercie le père de celle-ci de lui avoir communiqué « le sentiment de l'idéal », le soustrayant ainsi à l'effet des« charmes captieux des Français »2. De façon semblable, dans  De

    l'architecture  allemande,  il oppose l'art du « viril Albrecht Durer » à la peinture rococo française ou d'inspiration française, aux « artificieux peintresde poupées » aux « postures théâtrales » 3. Ce sont là bien sûr des formules caractéristiques des critères de l'esthétique du Sturm und Drang, maisrien, dans les rares commentaires ultérieurs de Goethe sur la peinturefrançaise du  XVIIIe  siècle, n'indique qu'il ait par la suite révisé son jugement en la matière.

    La concordance de vues entre Goethe et Meyer concernant l'histoirede la peinture française se manifeste encore dans le schéma que Goethe

    rédige en 1798 pour un article qu'il destinait aux  Propylées  sur la vie desartistes de Rome. Goethe y part de la divergence des « formationsd'école des différentes nations présentes à Rome ». Ce sont les Français,les Anglais et les Allemands essentiellement qui retiennent son attention.D'après son esquisse, l'évolution picturale française se déroule historiquement en trois étapes : « Le vieux sens des Français pour la chose sérieuseà partir de Poussin. [...] Déviation de l'école française vers le maniéré etla frivolité [...] Regain d'énergie à travers David. » Cela correspond toutà fait aux idées de Meyer, qui lui aussi ne voyait de Poussin à David

    guère plus qu'un désert dans l'histoire de cette peinture. Goethe rejointégalement les conceptions de Meyer en matière d'histoire de l'art lorsqu'il oppose au « maniérisme » français un « style » artistique formé dansl'imitation de la nature et de l'Antiquité et qui, dit-il, avait trouvé dansl'œuvre de Mengs sa première expression contemporaine : « Référence àla nature opposée au maniéré. Référence au style par l'exemple deMengs et de ses maximes. » 4  Le schéma rédigé en 1798 montre donc à

    1. MA 18.2, p. 283 sq.

    2.  WA IV, vol. 1,  p. 208.3. MA 1.2, p. 422.4. M A 6.2, p. 973.

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    quel point coïncident les jugements de Goethe et de Meyer à propos del'école française ; le terme d'affectation ou de maniérisme désignant unart éloigné du modèle de la nature et de ses lois s'applique pour l'uncomme pour l'autre au caractère national de l'école française. Ce que,selon le schéma de 1798, Goethe trouve de français à l'art pictural français,  n'est rien d'autre que, chez Meyer, le maniérisme.

    Mais ce schéma montre aussi en quoi le regard que porte Goethe surla peinture française se distingue de celui de Meyer. Goethe prononce son

     jugement sur elle sans la moindre virulence polémique et surtout sansaucune de ces motivations patriotiques sous-jacentes qui, depuis son séjourà Rome, guidaient les jugements de Meyer sur l'art de la grande nationvoisine. Dans le schéma de Goethe sur la vie artistique à Rome on lit àpropos des Allemands : « Trop grande estime des propres mérites / tropfaible de ceux des autres. »1  Et ceci s'adressait implicitement entre autresaux jugements de Meyer sur l'école française, produits dans le contexte

    romain par une constellation conflictuelle, des jugements qui, par unpatriotisme porté sur le terrain de  l'art,  minimisaient de façon trop systématique les mérites artistiques de la France. Tandis que Meyer utilisaitmassivement la stéréotypie nationale dans ses jugements artistiques et tendait à imputer aux Français une impuissance artistique constitutive,Goethe n'apercevait dans la dérive de l'école française vers le maniérismerien d'autre qu'une tendance de fond de l'art moderne, qui ne se manifestait avec une prégnance plus forte dans la nation culturelle qui dominaitl'Europe, que parce que la France pouvait faire état d'une production pic

    turale beaucoup plus importante, tant par le nombre que par la qualité,que l'Allemagne, nation morcelée. Ainsi Goethe n'entendait nullementopposer la peinture des Français à celle des Allemands. Il appliquait àl'école française ce qui valait pour toute peinture contemporaine : il nevoyait d'évolution positive possible que si les peintres se rendaient à lanécessité de la « référence à la nature » et au style. C'est ce qui amenaGoethe, dans son schéma, à mettre la référence à l'exemple de Mengs précisément dans l'esquisse de l'évolution de la peinture française. C'est là,

     justement qu'apparaît la position particulière de Goethe dans le paysage

    esthétique allemand autour de 1800. Si défavorable que soit, à l'entendre,son jugement sur la peinture de la France, il résistait cependant àl'argument patriotique, se refusant à l'instrumentalisation de la créationartistique pour vider une querelle de rivalité entre nations. Goethe vouaità l'école française le même peu d'estime qu'il accordait à la peinturemoderne en général. C'est pourquoi il n'entrait dans ses jugements sur lapeinture française, si critiques qu'ils eussent pu être, aucun dénigrement dela nation française en général. Goethe, critique de l'école française, restadonc un cosmopolite.

    1. MA6.2, p. 974.

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    II

    Cette résistance fondamentale de Goethe aux arguments ou motifspatriotiques dans l'étude de l'art se vérifia encore, à la fin du siècle, danssa correspondance avec Wilhelm von Humboldt sur la peinture française.Humboldt voyait dans les arts une expression du caractère national, aumême titre que la langue dont ils étaient issus. Ainsi qu'il l'écrivait àGoethe, la réflexion qu'il avait menée à Paris en 1798 sur le caractère

    national français, par opposition à l'allemand, l'avait fait parvenir à l'idée« que dans le premier il régnait plus de  raison  que d'esprit, une imaginationdirigée plutôt vers l'extérieur et la  vie que proprement vers l'intériorité etl'art,  plus de véhémence et de passion  que de sensibilité » 1. De cette opposition ainsi opérée entre les caractères nationaux français et allemand onconcluait qu'il fallait chercher l'art véritable, l'art inspiré par l'esprit,l'imagination et la sensibilité non pas en France mais en Allemagne. Cettesupériorité de l'art allemand sur l'art français, avantage qu'il fait procéderdu caractère national, donne à Humboldt, dans sa lettre à Goethe du

    18 mars 1799, l'occasion d'une hyperbolique louange des  Propylées  fondéesur le vieil argument de l'opposition culturelle entre les deux nations :« Vos  Propylées (sic !),  récemment, m'ont fourni un frappant exemple de lanature propre de la culture allemande et de la rapide avance que nousavons prise sur nos voisins sur la voie d'une meilleure conception del'art. » 2  Dans la même lettre et dans la même veine, il commentait ainsi latraduction par Goethe de l'essai de Diderot sur la peinture :

    Mais la supériorité presque exclusive de l'entendement montre aussi le vrai caractère de sa nation. Il lui manque ce don supérieur de l'observation, l'imagination

    créatrice de formes dont une partie au moins est héritée des Grecs par les nationsgermaniques [...]3.

    En conclusion, les dépositaires de l'avenir de la peinture et de lapensée esthétique étaient les Allemands, ces héritiers de la Grèce antique.

    Le peu de cas fait par Goethe de ces réflexions sur les rapports de lapeinture et du caractère national se mesure au seul fait qu'il les passa soussilence dans ses réponses à Humboldt. En revanche, il s'enquit auprès deHumboldt de la possibilité d'obtenir la collaboration de Jacques LouisDavid et de Jean-Baptiste Regnault pour l'illustration de la grande éditiond'Homère préparée par Friedrich August  Wolf 

    4

      L'héritier allemand de laGrèce antique s'en remettait donc pour l'iconographie d'un Homère auxhéritiers artistiques de l'Antiquité romaine. Ne doutons pas que ce furentau premier chef des raisons de compétence artistique, prévalant sur touteautre s'agissant d'une entreprise bibliophilique de cette envergure, qui inci-

    1.  Goethes  Briefwechsel mit Wilhelm uni Alexander v. Humboldt,  dir. de publ. Ludwig Geiger, Berlin, 1909, p. 51.

    2.  Ibid.,  p. 62 s.3.  Ibid.,  p. 64.4.  Ibid.,  p. 78.

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    tèrent Goethe à regarder vers Paris à propos de cet Homère de Wolf  ;cet épisode montre assez qu'aux yeux de Goethe, les barrières nationales,en voie de consolidation vers 1800, n'avaient aucun poids en matièred'art.

    C'est cette demande de Goethe qui amena Humboldt à s'intéresser deplus près à l'art français contemporain, à visiter les ateliers de David et de

    François Gérard. Il envoie alors à Goethe des descriptions détaillées du Bélisaire  de Gérard et de la  Réconciliation  des Romains et des Sabins de David—  Goethe publia dans les  Propylées  cette description due à Caroline vonHumboldt. C'est donc à ce moment, par le biais de Humboldt, queGoethe s'initie à la peinture de Gérard, un intérêt dont le fruit le plusremarquable est l'exhaustive description que Goethe rédigea en 1826 deses  Portraits  historiques.  Bien significatif est l'argument qu'utilise Humboldtpour susciter l'intérêt de Goethe pour Gérard : son  Bélisaire  ne présente« pas une ombre d'affectation » 1, il ne souffre donc aucunement, de l'avis

    de Humboldt, du défaut foncier de l'école française. Tout aussi significatifest le fait que Goethe, à l'époque des  Propylées,  utilise également d'autrestermes pour exprimer la même idée. Lorsqu'en mai 1800, à Leipzig, luitombent sous les yeux les illustrations que Gérard a exécutées pour unOvide, il s'en fait l'écho dans son journal intime, étendant également àGérard les poncifs sur l'école française : « Gérard pense, naturellement, sestravaux flattent l'œil, mais pas comme productions artistiques ; son accentpassionné confine au théâtral et au maniéré. » 2  Si Goethe, là, reprend àson compte le vocabulaire de Meyer, sa réaction à la description que

    donne Humboldt du Bélisaire  de Gérard montre que lorsqu'il utiHse les termes meyeriens, il ne  s'agit  pas pour lui de dénigrer l'école française enétendant, comme le fait Meyer, l'argument patriotique au terrain de  l'art.Si le jugement de Goethe est négatif,  il s'exprime cette fois non pas dans laterminologie reçue de Meyer (le maniérisme, la théâtralité, la recherche del'effet par lesquels pèche l'école française) : Goethe, pour l'analyse dutableau de Gérard, utilise les catégories schilleriennes de la naïveté et dusentimentalisme. Ce choix terminologique montre que pour Goethe, lesfaiblesses du tableau de Gérard ne sont pas inhérentes à l'école française,

    mais relèvent d'une problématique fondamentale de la peinture contemporaine qui a quitté la référence à la réalité et  s'est  perdue dans l'idéesymbolique :

    Quelles natures étranges que les Français !  Les sujets choisis et les motifs del'exécution nous permettent de curieuses remarques. Toute trace de naïveté adisparu, tout est dans un certain curieux sentimentalisme voulu, forcé au plushaut point. Belisaire, tel qu'il se tient au bord de l'abîme, est le symbole decette manière picturale qui elle aussi a perdu son chemin pour tomber dansl'abîme3.

    1. Ibid.,  p. 92.2.  WAIII, vol. 2, p. 292.3. Goethe/Humboldt (voir n. 1, p. 147), p. 96 s.

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    Il apparaît donc que Goethe, dans Paris, capitale de la modernité, voitle lieu où se perçoivent avec le plus d'acuité les problèmes qui se posent àtoute la peinture de l'époque. Il ne  s'agit  nullement pour lui d'opposer enmauvaise part l'art français à celui d'autres nations, comme le montre bience qu'il écrit à Humboldt le 16 septembre 1800 pour le remercier del'envoi d'un dessin de Pierre Narcisse Guérin,  Marcus Sextus auprès  de la couche mortuaire  de son épouse :

    On voit là encore l'étonnant tournant sentimental où la peinture française, biendans l'esprit du siècle, est de plus en plus près de s'engager. Il semble que se fasse

     jour parmi les artistes de toutes les nations le propos d'exprimer ce que l'on nepeut ni ne doit exprimer1.

    Dans ce « tournant sentimental » de la peinture française, Goethe voitune tendance générale du temps qui concerne toutes les nations ; si ellese manifeste de façon si flagrante à Paris, c'est à ses yeux parce que la

    France présente le plus haut développement en matière d'art. S'il rejettel'idée d'opposer la peinture allemande à la peinture française au détriment de la seconde, c'est d'abord parce que la première souffre desmême maux. D'autant plus héroïques apparaissent les efforts de Goethe,qui fonde un prix faisant concourir les peintres et plasticiens sur un sujethomérique, pour infléchir depuis Weimar une tendance qui se fait jourdans l'art à l'échelle universelle2. En tout cas, même lorsqu'il se distanciede l'art français, les conceptions esthétiques de Goethe demeurentcosmopolites car son désaccord vise non pas une nation en particulier

    mais d'une façon générale une esthétique symbolisante et sentimentalisteque simplement il voyait prendre en France son expression la plusmarquée.

    En mai 1802, Wilhelm von Humboldt fut nommé au poste deministre-résident prussien auprès du Saint-Siège. Dès ce moment, lesHumboldt s'efforcèrent de faire de leur salon romain une tribune de lapeinture allemande, art inspiré par l'esprit, l'imagination et la sensibilité,art digne du caractère national allemand ennobli par la culture hellénique.Leur propos allait de pair avec une entreprise de dénigrement de la pein

    ture française, alors célébrée en Europe, en présentant l'esthétique française comme un art d'extériorité, recherchant l'effet, une appréciationtoute teintée de ressentiment anti-napoléonien. Pour illustrer cet étatd'esprit, cette réflexion extraite d'une lettre que Caroline von Humboldtadresse le 20 avril 1803 à Goethe. A propos de la peinture du jeunepeintre paysagiste belge Simon Joseph Denis, où elle décèle l'expression ducaractère national français, elle écrit : « Denis est très français commeartiste, j'entends qu'il est un peu charlatan. Tout en lui est recherche de

    1.  Ibid.,  p. 132. Reprod. du dessin de Guérin : chez Femmel (voir n. 2, p. 139), n° 30 (1).

    2.  Sur le sujet, cf. Ernst Osterkamp,  Aus dem Gesichtspunkt   reiner  Menschlichkeit. Goethes Preisaufga-ben fur bildende Künstler 1799-1805,  in  Goethe und die Kunst,  dir. de publ. Sabine Schulze, Catalogued'exposition, Francfort, 1994, p. 310-322.

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    et Le Lorrain jusqu'à la période contemporaine, d'une telle qualité quedès 1821, il pouvait annoncer au commissaire-priseur Weigel, de Leipzig« que ma collection, sous peu, satisfera proprement au projet initial »1.Ainsi, Goethe, pour n'être pas tombé dans le patriotisme, n'en tira pasmoins bénéfice : « Personne ne donne rien des Français, qui comme de

     juste sont en chute libre »2, jubile-t-il dans une lettre du 26 mars 1818 àMeyer en lui faisant part de ses principales nouvelles acquisitions. A Voigt,trois jours plus tard, il communique qu' « une livraison de pièces [françaises] de qualité [lui] sont parvenues, qui longtemps après le premier plaisirretiennent toujours ses pensées » 3. Le rapide enrichissement du matérieldocumentaire 4  lui permit bientôt de juger de façon plus fine et nuancée del'art français. C'est ce que montre la réaction de Goethe lorsqu'il putacquérir des feuilles de Watteau ; le ravissement soudain, irrésistible, suscité par la personnalité de l'artiste vint bousculer les préjugés habituels surles peintres et les écoles, une fascination qui semblait pouvoir se passer de

    toute légitimation théorique :

    Des eaux-fortes légères, scabreuses de Watteau ; mais le plus réjouissant  : le portrait de Watteau peint par lui-même, gravé par Boucher, le plus éminent document sur la frivolité gauloise dans l'art de ces années-là ! je ne le céderais à aucunprix, il coûte deux groschen5.

    Tandis qu'autour de lui, les Allemands fermaient les yeux sur l'artfrançais, ceux de Goethe s'ouvraient de plus en plus sur ses productions.La notion galvaudée d'école ne disparut pas mais elle s'élargit quelque

    peu et le regard de Goethe discerna une foule d'individualités artistiqueslesquelles, comme il l'écrivait à Voigt, retinrent longtemps encore sespensées.

    Le fruit de cette réflexion se trouve dans l'un des écrits théoriques surl'art les plus substantiels qu'est produits Goethe dans la dernière période,

     Les antiques  et   les modernes  (Antik und Modem,  1818). Pour illustrer le contenuprogrammatique de l'essai - un classicisme s'ouvrant prudemment auprincipe historique ( « Que chacun soit un Grec à sa façon mais qu'il lesoit ! » ) —, Goethe s'appuya sur l'exemple du cycle gravé de Sébastien

    Bourdon  La faite  en Egypte,  qu'il venait d'acquérir aux enchères au début dela même année à la faveur de la chute des prix de l'art français. Quand,dans cet essai, Goethe dit que le talent de Bourdon, « dans son authentique originalité, n'avait pas toujours joui de la reconnaissance méritée » 6,c'est aussi son propre regard sur l'art français qu'il vise. Goethe avait dûattendre ce riche afflux de matériel documentaire que le patriotisme alle-

    1.  WAIV, vol. 35, p. 215.2.  WAÏV ,  vol. 29, p. 109.3.  WATV , vol. 29, p. 118.4. Cf. par exemple la facture se rapportant à la vente aux enchères de gravures du

    14 mai 1818, à Leipzig dans Femmel, Die Franzosen  (voir n. 2, p. 139), p. 297.5.  WA IV, vol. 29, p. 109.6. MA 11.2, p. 501.

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