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  • Friedrich Nietzsche

    Friedrich Wilhelm NietzscheFriedrich Wilhelm Nietzsche (prononc en allemand

    [fidvlhlmnits ], souvent francis en [nit ])est un philologue, philosophe et pote allemand n le 15octobre 1844 Rcken, en Prusse, et mort le 25 aot1900 Weimar, en Allemagne.L'uvre de Nietzsche est essentiellement une critiquede la culture occidentale moderne et de l'ensemble deses valeurs morales (issues de la dvaluation chrtiennedu monde), politiques (la dmocratie, l'galitarisme),philosophiques (le platonisme et toutes les formes dedualisme mtaphysique) et religieuses (le christianisme).Cette critique procde d'un projet de dvaluer ces valeurset d'en instituer de nouvelles dpassant le ressentiment etla volont de nant qui ont domin l'histoire de l'Europesous l'inuence du christianisme ; ceci notamment parl'armation d'un ternel Retour de la vie et par le d-passement de l'humanit et l'avnement du surhomme.L'expos de ses ides prend dans l'ensemble une formeaphoristique ou potique.Peu reconnu de son vivant, son inuence a t et de-meure importante sur la philosophie contemporaine detendance continentale, notamment l'existentialisme et laphilosophie postmoderne ; mais Nietzsche a galementsuscit ces dernires annes l'intrt de philosophes ana-lytiques, ou de langue anglaise, qui en soutiennent une

    lecture naturaliste remettant en cause une appropriationpar la philosophie continentale juge problmatique[1].

    1 BiographieArticle dtaill : Friedrich Nietzsche (biographie).

    Professeur de philologie l'universit de Ble ds l'ge de24 ans, il obtient un cong en 1879 pour raison de san-t. Les dix annes suivantes, il publie un rythme rapideses uvres majeures. En 1889, il sombre progressivementdans la dmence et passe les dix dernires annes de savie dans un tat mental quasi vgtatif[2]. Aprs sa mort,l'interprtation de son uvre est dgure par l'image dela folie et par la propagande nazie.

    2 Prsentation gnrale de sonuvre

    2.1 Naturalisme et rvaluation

    La pense de Nietzsche prsente deux aspects ma-jeurs : cest une enqute naturaliste sur lensemble desvaleurs humaines (morales, intellectuelles, religieuses,esthtiques, etc.) que Nietzsche explique en termesd'instincts, d'aects et de pulsions (en allemand : Trieb) ;c'est galement une critique de ces mmes valeurs et unetentative pour les rvaluer[3],[4].

    2.1.1 Un naturalisme mthodologique

    Dans ses recherches sur la nature des phnomnes hu-mains, qui occupent ses uvres de maturit partirde Humain, trop humain (1878), Nietzsche adopte uneforme de naturalisme qualie de mthodologique parcertains commentateurs[5] : par naturalisme, on entendlide que lenqute philosophique doit se dvelopper encontinuit avec les sciences naturelles[6]. Cette interprta-tion sappuie sur l'utilisation que Nietzsche fait d'auteurstel que Wilhelm Roux, et sur des passages tel que :

    [] ce que lon comprend aujourdhui delhomme nexcde pas ce que lon peut com-prendre de lui en tant que machine[7].

    1

  • 2 2 PRSENTATION GNRALE DE SON UVRE

    Mais ce qui caractrise particulirement ce naturalisme,c'est le rejet de toutes les formes de surnaturalisme (moral ou religieux) qui placent lesprit au-dessus de lanature et qui font de lui un principe explicatif des ph-nomnes humains par une causalit spirituelle (commelme ou la volont qui serait au principe de nos actions).Or, pour Nietzsche, lesprit nexplique rien, et ce nest qupartir des sciences empiriques que la philosophie peutspculer sur la nature humaine et fournir des explicationsde tout ce qui est humain :

    Replonger lhomme dans la nature ; fairejustice des nombreuses interprtations vani-teuses aberrantes et sentimentales quon agrionnes sur cet ternel texte primitif delhomme naturel [][8].

    Partageant avec le matrialisme allemand qui lui estcontemporain lide que lhomme est un produit de lanature[9], Nietzsche seorce de rendre compte du ph-nomne humain en termes psycho-physiologiques, ce quise traduit chez lui par une thorie des types. Brian Leitera ainsi formul et rsum cette thorie :

    Toute personne a une constitutionpsycho-physiologique xe qui la dnitcomme un type particulier de personne[10].

    Par exemple, lun des traits typiques les plus clbres estla Volont de puissance qui joue un rle explicatif fonda-mental, puisque, selon Nietzsche,

    Toute bte [] tend instinctivement versun optimum de conditions favorables au mi-lieu desquelles elle peut dployer sa force etatteindre la plnitude du sentiment de sa puis-sance ; [][11].

    Selon cette mthodologie, toute personne adopte alors n-cessairement les valeurs qui forment la philosophie dutype de personne qu'elle est[12]. Les traits psychologiquesqui caractrisent ces personnes sont donc comme des faitsnaturels, et ces faits expliquent les ides et les valeurs quiapparaissent. Les explications des ides et des valeurs hu-maines se prsenteront alors sous la forme suivante :

    Les croyances intellectuelles dune per-sonne sexpliquent par ses croyances morales ;ses croyances morales sont expliques par destraits naturels caractristiques du type de per-sonne quelle est[13].

    Ce naturalisme ne doit cependant pas tre rduit uneconception matrialiste, cette dernire tant explicite-ment rejete par Nietzsche[14]. Les faits psychologiques,soutient Nietzsche, peuvent tre expliqus en termes phy-siologiques ; mais cela ne conduit pas ncessairement

    soutenir que les faits psychologiques ne sont rien dautresque des faits physiologiques[15]. Dans l'expression natu-ralisme mthodologique , ladjectif mthodologique signie donc que Nietzsche nadopte pas la forme sub-stantielle de naturalisme qu'est le matrialisme, mais qu'ilexplique nanmoins les phnomnes humains d'aprs lessciences de la nature. Ce rejet du substantialisme laisseouverte la possibilit de spculer sur la nature humaineen ne la xant pas dnitivement dans les termes dessciences de la nature, ce qui laisse galement ouverte lapossibilit d'une rvaluation des valeurs, lautre aspectmajeur de la pense nietzschenne[16] :

    [] lhomme est un animal dont les qua-lits ne sont pas encore xes[17].

    Ce que des commentateurs rcents[18] nomment le na-turalisme de Nietzsche est donc son rejet de toutes lesformes de transcendances qui ne peuvent que falsier lacomprhension historique et psychologique de l'homme ;Nietzsche les remplace par le projet, qu'il nomme gna-logie, d'une explication de l'homme comme tre entire-ment corporel et animal dirig par des pulsions et des af-fects qui expliquent ses croyances. Nietzsche est ainsi ence sens un philosophe de la nature humaine et a pu de cefait tre rapproch de David Hume et de Freud[19].

    2.1.2 La rvaluation des valeurs

    Le second aspect principal de la pense de Nietzsche estla rvaluation des valeurs, au premier rang desquelles lesvaleurs morales et mtaphysiques (le bien et le vrai, parexemple), qu'il soumet la mthode gnalogique .Ce projet se manifeste, de La Naissance de la tragdie ses dernires uvres, par la recherche des conditionset des moyens de l'ennoblissement et de l'lvation del'homme[20]. Aussi nombre de commentateurs ont-ils sou-lign que le thme fondamental et constant de la pensede Nietzsche, travers les nombreuses variations de sescrits, est le problme de la culture ou levage ,problme qui comprend la question de la hirarchie etde la dtermination des valeurs propres favoriser cettelvation[21].Lenqute naturaliste sur lorigine des valeurs est utilisedans ce projet an de montrer que les valeurs qui rgnenten Occident depuis la naissance du christianisme, et donton trouve selon Nietzsche les prmisses chez Platon, sontnfastes et ont t des instruments de domination qui ontrendu lhumanit malade. Le projet nietzschen de rva-luation embrasse donc une partie critique, omniprsentedans son uvre, qui doit conduire la destruction des va-leurs de l'idalisme platonicien et chrtien qui font obs-tacle l'panouissement crateur de l'homme et qui, selonNietzsche, menacent de conduire l'humanit au dernierhomme.

  • 2.2 Problmes gnraux poss par l'uvre 3

    2.2 Problmes gnraux poss par l'uvreArticle dtaill : Catgorie :uvre de FriedrichNietzsche.

    2.2.1 Son volution

    Au cours de sa vie, Nietzsche a exprim cette volontd'une lvation de l'homme de diverses manires. Elle serencontre soit sous la forme dune mtaphysique d'artiste,soit dune tude historique des sentiments et des reprsen-tations moraux humains, soit enn sous la forme dunearmation de l'existence tragique, au travers des notionsde Volont de puissance , d'ternel Retour et de Surhomme . Ces thmes, sans sexclure, se succdent,parfois en sapprofondissant et sentremlant les uns auxautres, comme lorsque la philosophie de l'armation seprsente sous la forme d'une exaltation de la puissancecratrice humaine.L'uvre de Nietzsche a parfois t divise en troispriodes, en mettant en avant la prminence de l'unou l'autre de ces thmes[22]. On distingue ainsi unepriode comprenant La Naissance de la Tragdie etles Considrations Inactuelles, priode pendant laquelleNietzsche sengage, sous l'inuence de Schopenhauer etde Wagner, en faveur d'une renaissance culturelle de lacivilisation allemande. La deuxime priode est la p-riode positiviste (deHumain, trop humain auGai Savoir) ;Nietzsche rompt avec le wagnrisme, et dveloppe unepense historique et psychologique inuence par les mo-ralistes franais. La troisime priode va de Ainsi parlaitZarathoustra ses derniers textes ; c'est la priode de ma-turit teinte d'un mysticisme symbolis par l'ternel Re-tour.Cette priodisation a t conteste plusieurs reprises[23],ce qui souligne une dicult pour l'interprtation destextes de Nietzsche : que cette priodisation soit ou nonexacte, le devenir de la pense de Nietzsche demeure unfait dicile apprhender et restituer pour tous lescommentateurs, dicult qui fut accrue par les premiresditions des fragments posthumes[24].

    2.2.2 Problme des fragments posthumes

    Article dtaill : uvres posthumes (Nietzsche).

    Nietzsche a laiss de nombreux cahiers de notes, repr-sentant quelques milliers de pages qui ont maintenanttoutes t publies et traduites en franais. Le problmeque posent ces textes est de savoir quelle place leur don-ner dans linterprtation de sa pense. Certains commen-tateurs en ont fait une expression de sa philosophie, aumme titre que les uvres publies. Dans cette ide, desnotions peu prsentes dans ces dernires peuvent se re-trouver mises en avant, comme ces notions juges fon-

    damentales que sont la Volont de puissance, lternelRetour et le Surhomme. De nombreux commentateursont ainsi crit des tudes reposant trs largement sur cestextes posthumes (par exemple Heidegger, Pierre Monte-bello, Barbara Stiegler).Dautres, en revanche, comme Karl Schlechta, tenantcompte du fait que les fragments de Nietzsche ne sontsouvent que des bauches de ses uvres publies, et quila en outre manifest le souhait de voir ses carnets dtruitsaprs sa mort[25], estiment que ces textes ne peuvent pastre lgitimement utiliss pour dterminer exactement lapense de Nietzsche. Ces textes qu'il a laisss de ct de-vraient en eet tre tenus pour obsoltes, et ils ne peuventtout au plus quclairer la gense des livres de Nietzschequi, seuls, expriment la pense de ce dernier.

    2.2.3 Sa forme

    Ces dicults de lecture des uvres de Nietzsche sontencore accentues par la forme stylistique quil a choi-sie partir de Humain, trop humain. Il dcide en eetd'exposer sa pense sous la forme d'aphorismes qui sesuivent plus ou moins thmatiquement, ou qu'il regroupepar chapitre. Nietzsche a donn plusieurs explications ce choix. Ces explications touchent autant le travail del'exposition de la pense que celui de la rception de cettepense par un lecteur.Dans le premier cas, il sagit d'viter d'crire des traitssystmatiques, alors que toute pense est, pour Nietzsche,toujours en devenir. La forme rigide du trait dtruit lavie de la pense, tandis que l'aphorisme conserve quelquechose de la spontanit philosophique. Dans le secondcas, il sagit d'interdire l'accs aux textes un lecteur pres-s qui ne voudrait pas se donner la peine de repenserce qu'il lit[26]. Ainsi explique-t-il dans Ainsi parlait Za-rathoustra au discours Lire et crire : Celui qui crit enaphorismes et avec du sang, celui-l ne veut pas tre lu,mais appris par cur. Nietzsche dcrit ainsi ses textescomme un labyrinthe dont on doit trouver le l qui m-nera travers tous les aphorismes. On peut toutefois re-marquer que Nietzsche a au contraire crit ses derniresuvres avec le souci d'tre compris[27].

    2.2.4 Problme pour lexposition

    la suite de ces dicults de lecture des uvres deNietzsche, plusieurs mthodes d'exposition de sa pensesont utilises. Certains, comme Eugen Fink, retracent ledveloppement intellectuel de Nietzsche, en soulignant larelative autonomie de chaque priode ; d'autres, commeHeidegger, privilgient l'tude des notions de la der-nire priode de Nietzsche, notions considres commel'expression de la maturit de son activit philosophique.L'tude du devenir de la pense de Nietzsche tant loind'tre acheve, cet article exposera les thmes qui ont tconstamment considrs comme les plus importants dans

  • 4 3 VOLONT DE PUISSANCE, PERSPECTIVISME ET INTERPRTATION

    l'ensemble de l'histoire de la rception de ses uvres, touten voquant la gense de certains d'entre eux[28].

    3 Volont de puissance, perspecti-visme et interprtation

    Article dtaill : Volont de puissance.

    Le concept de Volont de puissance est, pour de nom-breux commentateurs (Heidegger[29], M. Haar[30] parexemple), l'un des concepts centraux de la pense deNietzsche, dans la mesure o il est pour lui un instru-ment de description du monde, d'interprtation de ph-nomnes humains comme la morale et l'art (interprta-tion connue sous le nom de gnalogie), et d'une rva-luation de l'existence visant un tat futur de l'humanit(le surhomme). C'est pourquoi il est souvent utilis pourexposer l'ensemble de sa philosophie.

    3.1 Volont vers la puissance

    Par la notion de Volont de puissance, Nietzsche en-tend proposer une interprtation de la ralit dans sonensemble[31].

    3.1.1 Traits gnraux

    Volont de puissance est la traduction devenue usuelle del'expression allemande Wille zur Macht. Cette expressionforge par Nietzsche signie littralement volont versla puissance , ce qui met en vidence l'utilisation du datifallemand pour exprimer une tension interne dans l'idemme de volont. En eet, il ne sagit pas de vouloirla puissance comme si, dans une conception psychologi-sante, la puissance tait un objet pos l'extrieur de lavolont[32]. Nietzsche carte ce sens traditionnel de la no-tion de volont[33], et lui substitue l'ide qu'il y a quelquechose dans la volont qui arme sa puissance[34]. Danscette ide, la volont de puissance dsigne un impratifinterne d'accroissement de puissance, une loi intime dela volont exprime par l'expression tre plus [35] : cetimpratif pose alors une alternative pour la Volont depuissance, devenir plus ou dprir[35].Cette conception de la volont et de la puissance conduit exclure le recours des notions comme l' unit etl' identit pour dcrire ce qui existe et en dterminerlessence : si tout ce qui est Volont de puissance doit de-venir plus, il n'est en eet pas possible pour un tre dedemeurer dans ses propres limites. La notion de Volon-t de puissance ne dsigne donc ni ne constitue lunitou lidentit dune chose. Au contraire, pour toute ralit,tre volont de puissance , c'est ne jamais pouvoir treidentique soi et tre toujours port au-del de soi .

    Ce devenir plus, cette manire de devoir toujours aller au-del de soi, n'est cependant pas arbitraire, mais se produitselon une orientation, que Nietzsche nomme structure,et qui est donc une structure de croissance qui dnit etfait comprendre comment une ralit devient ; c'est cettestructure qui est sa ralit agissante, individuelle, qui estsa volont de puissance :

    Le nom prcis pour cette ralit serait lavolont de puissance ainsi dsign d'aprs sastructure interne et non partir de sa natureprotiforme, insaisissable, uide.

    Par-del bien et mal, 36Ce mouvement se conoit en outre pour Nietzschecomme une exigence d'assimilation, de victoires contredes rsistances : cette ide introduit l'ide de force .La volont de puissance est ainsi constitue de forces dontelle est la structure[36]. La Volont de puissance saccrotainsi par l'adversit des forces dont elle est constitue, oudcrot en cherchant cependant toujours d'autres moyensde sarmer.Cette ide de structure d'une Volont de puissance, quien fait une ontologie de la relation[37], possde gale-ment une dimension pathologique associe au sentimentde puissance que Nietzsche avait commenc thmatiserds Aurore.

    La vie [] tend la sensation d'unmaximum de puissance ; elle est essentiellementl'eort vers plus de puissance ; sa ralit la plusprofonde, la plus intime, c'est ce vouloir.

    Cette dimension aective est prsente en tout vivant,mais Nietzsche ltend galement linorganique, conucomme une forme plus rudimentaire de Volont de puis-sance. Cette aectivit introduit dans lide de volont depuissance (organique ou inorganique) une dimension af-fective fondamentale (dsigne par le terme de pathos),qui ne relve pas de l'expression d'un jeu de forces struc-tures, mais dune disposition inhrente toute Volontde puissance se dployer d'une certaine manire :

    La volont de puissance ne peut se ma-nifester qu'au contact de rsistances ; elle re-cherche ce qui lui rsiste[38].

    Ainsi se trouvent lies en une mme notion les idesd'tre plus (extriorisation ou manifestation de la volontde puissance), de structure (relations entre des forces) etd'aectivit[39].

    3.1.2 Le mot de l'tre

    Devenir plus, structure et pathos sont les principales qua-lits que Nietzsche attribue une Volont de puissance.

  • 3.1 Volont vers la puissance 5

    Ces qualits permettent de dcrire ce qui est. La Vo-lont de puissance dcrit donc de cette manire toute laralit[40]. Elle n'est pourtant pas un principe ; structureet tre plus de ce qui devient, elle n'en est pas en ef-fet l'origine radicale. En tant que description du monde,elle reste cependant un concept mtaphysique, puisqu'ellequalie l'tant en sa totalit (selon Heidegger et Mller-Lauter[41]), ce que Nietzsche formule ainsi :

    Lessence la plus intime de ltre est la vo-lont de puissance[42].

    Tout tant est donc pour Nietzsche Volont de puissance,et il n'y a d'tre qu'en tant que Volont de puissance.Dans cette perspective, le monde est un ensemble de vo-lonts de puissance, une multitude[43]. Cette descriptiongnrale du devenir pose cependant une dicult jugefondamentale pour la comprhension de la volont depuissance[44] : la volont de puissance est-elle le devenirou son essence ? La dicult souleve par cette questionest que, dans la mesure o Nietzsche parat dcrire unestructure interne, la volont de puissance semble devoirtre comprise de manire essentialiste ; or, un tel essen-tialisme reconduirait la division entre un monde phno-mnal et un arrire-monde laquelle Nietzsche sopposeexplicitement[44].Mais une telle comprhension exclut toute recherche d'uninconditionn derrire le monde, et de cause derrire lestres ( fondement , substance ) : car c'est en tant quenous interprtons que nous concevons le monde commeVolont de puissance. L'nonc sur l'essence doit tre rap-port une forme de perspectivisme pour viter de fairede la Volont de puissance une substance ou un tre. Cecisuppose que d'autres interprtations sont possibles. Mais,tout en refusant un dogmatisme de l'tre, Nietzsche refusegalement le relativisme qui pourrait dcouler de sa thsedu perspectivisme de la Volont de puissance : celle-ci esten eet galement un critre de la valeur, de la hirarchiemme des valeurs[45].

    3.1.3 Pathos et structure

    Pour Nietzsche, la volont de puissance possde doncun double aspect : elle est un pathos fondamental et unestructure.Aussi une volont de puissance peut-elle sanalysercomme une relation interne d'un conit, comme struc-ture intime d'un devenir, et non seulement comme le d-ploiement d'une puissance : Le nom prcis pour cette ra-lit serait la volont de puissance ainsi dsign d'aprs sastructure interne et non partir de sa nature protiforme,insaisissable, uide.[46] La volont de puissance est ain-si la relation interne qui structure un jeu de forces (uneforce ne pouvant tre conue en dehors d'une relation)[47].De ce fait, elle n'est ni un tre, ni un devenir, mais ceque Nietzsche nomme un pathos fondamental, pathos quin'est jamais xe (ce n'est pas une essence), et qui par ce

    caractre uide peut tre dni par une direction de lapuissance, soit dans le sens de la croissance soit dans lesens de la dcroissance. Ce pathos, dans le monde orga-nique, sexprime par une hirarchie d'instincts, de pul-sions et d'aects, qui forment une perspective interpr-tative d'o se dploie la puissance et qui se traduit parexemple par des penses et des jugements de valeur cor-respondants.

    3.1.4 La Volont de puissance comme interprta-tion

    Pense par Nietzsche comme la qualit fondamentaled'un devenir, la Volont de puissance permet d'en sai-sir la structure (ou type), et, partant, d'en dcrire laperspective. En ce sens, la Volont de puissance n'estpas un concept mtaphysique mais un instrument inter-prtatif (selon Jean Granier, contre l'interprtation deHeidegger[48]). Ds lors, pour Nietzsche, il sagit de d-terminer ce qui est interprt, qui interprte et comment.

    Le corps comme l conducteur Nietzsche prend pourpoint de dpart de son interprtation le monde qu'il consi-dre comme nous tant donn et le mieux connu, sa-voir le corps[49]. Il prend ainsi, jusqu' un certain point,le contre-pied de Descartes, pour qui notre esprit (notreralit pensante) nous est le mieux connu. Toutefois,l'ide de Nietzsche n'est pas totalement oppose la pen-se cartsienne, puisque selon lui nous ne connaissonsrien d'autre que le monde de nos sentiments et de nosreprsentations, ce qui peut se comparer l'intuition denotre subjectivit chez Descartes[50]. Ainsi le corps n'est-il pas pour Nietzsche en premier lieu le corps objet dela connaissance scientique, mais le corps vcu : notreconception de l'tre est une abstraction de notre rythmephysiologique.Toute connaissance, comme Kant l'avait dj tabli avantNietzsche, doit prendre pour point de dpart la sensibilit.Mais, au contraire de Kant, Nietzsche tient, commeArthur Schopenhauer, que les formes de notre apprhen-sion de l'existence relvent en premier lieu de notre orga-nisation physiologique (et de ses fonctions : nutrition, re-production), tandis que les fonctions juges traditionnel-lement plus leves (la pense) n'en sont que des formesdrives[51].Aussi, pour Nietzsche, nous ne pouvons rien connatreautrement que par analogie avec ce qui nous est donn,i.e. que toute connaissance est une reconnaissance, uneclassication, qui retrouve dans les choses ce que nousy avons mis, et qui rete notre vie la plus intime (nospulsions, la manire dont nous sommes aects par leschoses et comment, de l, nous les jugeons). Le mondedans son ensemble, lorsque nous tentons une synthsede nos connaissances pour le caractriser, n'est jamaisque le monde de notre perspective, qui est une pers-pective vivante, aective. C'est pourquoi Nietzsche peut

  • 6 3 VOLONT DE PUISSANCE, PERSPECTIVISME ET INTERPRTATION

    dire du monde qu'il est Volont de puissance, ds lorsqu'il a justi que l'homme, en tant qu'organisme, estVolont de puissance. Pour Nietzsche, nous ne pouvonsfaire autrement que de projeter cette conception de l'trequi nous appartient du fait que nous vivons, et cela en-trane galement pour consquence que la connaissanceest interprtation[52], puisqu'une connaissance objectivesignierait concevoir une connaissance sans un sujet vi-vant. En consquence, l'tre n'est pas d'abord l'objet d'unequte de vrit, l'tre est, pour l'homme, de la manire laplus intime et immdiate, vie ou existence. partir de ce perspectivisme, Nietzsche estime que toutescience (en tant que schmatisation quantitative) est dri-ve ncessairement de notre rapport qualitatif au monde,elle en est une simplication, et rpond des besoins vi-taux :

    [] nous nous rendons compte de tempsen temps, non sans en rire, que c'est prcis-ment la meilleure des sciences qui prtend nousretenir le mieux dans ce monde simpli, ar-ticiel de part en part, dans ce monde habile-ment imagin et falsi, que nolens volens cettescience aime l'erreur, parce qu'elle aussi, la vi-vante, aime la vie ![53]

    Dans un premier temps, l'poque des Considrationsinactuelles, Nietzsche avait dduit de ce point de dpartque nous ne pouvons comprendre la matire autrementque comme doue de qualits spirituelles, essentiellementla mmoire et la sensibilit, ce qui signie que nous an-thropomorphisons spontanment la nature. Il avait ain-si tent de dpasser d'un seul coup le matrialisme etle spiritualisme qui opposent tous deux la matire et laconscience d'une manire qui demeure inexplique. Or,Nietzsche supprimait ici le problme, en posant l'espritcomme matire. Avec le dveloppement de la notionde Volont de puissance, Nietzsche ne rompt pas aveccette premire thse de sa jeunesse, puisque les qua-lits attribues cette puissance sont gnralisables l'ensemble de ce qui existe ; de ce fait, Nietzsche sup-pose que l'inorganique pourrait possder, comme toutevie, sensibilit et conscience, du moins dans un tat plusprimitif. Cette thse peut faire penser la conceptionantique (aristotlicienne et stocienne) de la nature, quifait natre un tre plus complexe d'un tat antrieur (parexemple, l'me-psych nat de la physis en en conservantles qualits)[54].

    Interprtation, apparence et ralit Cette mthodeinterprtative implique une rexion de fond propos desconcepts traditionnels de ralit et d'apparence[55]. En ef-fet, puisque Nietzsche sen tient un strict sensualisme(qui ncessite toutefois une interprtation), la ralit de-vient l'apparence, l'apparence est la ralit : Je ne posedonc pas l'apparence en opposition la ralit", aucontraire, je considre que l'apparence, c'est la ralit.

    Mais de ce fait, les concepts mtaphysiques de ralit etd'apparence, et leur opposition, se trouvent abolis :

    Nous avons aboli le monde vrai :quel monde restait-il ? Peut-tre celui del'apparence ? Mais non ! En mme tempsque le monde vrai, nous avons aussi aboli lemonde des apparences ![56]

    En quoi consiste alors la ralit ? Pour Nietzsche :

    La ralit" rside dans le retour constantde choses gales, connues, apparentes, dansleur caractre logicisable, dans la croyancequ'ici nous calculons et pouvons supputer.

    Autrement dit, la ralit qui nous est donne est djun rsultat qui n'apparat que par une perspective, struc-ture de la volont de puissance que nous sommes. La pen-se de Nietzsche est donc une pense de la ralit commeinterprtation, reposant sur une thse sensualiste, tout ce-ci supposant que toute interprtation n'existe qu'en tantque perspective. partir de cette thse perspectiviste, laquestion qui se pose Nietzsche (comme elle stait po-se Protagoras, cf. le dialogue de Platon) est de savoirsi toutes les perspectives (ou interprtations) se valent. Lagnalogie vient rpondre cette question.

    3.1.5 Deux usages

    Si la Volont de puissance est applique par Nietzsche l'ensemble de la ralit, elle n'est pas utilise de ma-nire univoque. Mller-Lauter, qui a tudi l'ensembledes textes qui se rapportent cette notion, a propos deregrouper l'ensemble de ces usages d'aprs l'article quiprcde l'expression ( une , la , les ). On peutdistinguer, en suivant ce commentateur, un usage gnralet un usage particulier.Dans un usage gnral, la Volont de puissance est uneexpression qui dsigne la qualit gnrale de tout devenir.Elle dcrit une manire d'tre qui se rencontre en touttant.Dans un usage particulier, une volont de puissance, c'esttel devenir, un tre (tel homme par exemple).

    3.2 Une notion polmique et programma-tique

    La Volont de puissance est un instrumentd'interprtation de ce qui est, mais elle doit per-mettre galement de dterminer une chelle de valeurs.Elle est donc aussi le point de dpart du projet deNietzsche de rvaluer les valeurs traditionnelles de lamtaphysique par l'adoption d'une perspective nouvellesur les valeurs humaines produites jusqu'ici. Ceci doit,

  • 7d'une part, entraner l'abolition des valeurs idalistesplatonico-chrtiennes, et, d'autre part, entraner unmouvement antagoniste au dveloppement de l'histoiresous l'inuence de Platon, mouvement qui conduiraitalors une rvaluation de la vie[57].L'aspect polmique de la Volont de puissance peuten particulier tre spcie par l'ide de naturalisa-tion de l'homme et des valeurs morales, c'est--dire parl'interprtation du vivant homme comme volont de puis-sance porteuse de certaines valeurs opposes aux an-ciennes valeurs qui supposent que l'homme possde unedimension mtaphysique.

    3.2.1 Conceptions du vivant

    Par la volont de puissance, Nietzsche soppose la tradi-tion philosophique depuis Platon, tradition dans laquelleon trouve deux manires de saisir l'essence du vivant :le Conatus, chez Spinoza (le fait de persvrer dansl'tre ) et le vouloir-vivre chez Schopenhauer (Nietzschefut conquis par la philosophie de Schopenhauer avant dela critiquer). Mais chez Nietzsche, vivre n'est en aucunefaon une conservation ( Les physiologistes devraient r-chir avant de poser que, chez tout tre organique, lins-tinct de conservation constitue linstinct cardinal. Un trevivant veut avant tout dployer sa force. La vie mmeest volont de puissance, et linstinct de conservation nenest quune consquence indirecte et des plus frquentes (Nietzsche, Par del bien et mal, 13)), au contraire, pourlui, se conserver c'est saaiblir dans le nihilisme, seul ledpassement de soi (Selbst-berwindung) de la puissancepar la volont et de la volont par la puissance est essentiel la vie et donne son sens la volont de puissance.

    3.2.2 En morale

    Nietzsche soppose galement, par cette notion de Volon-t de puissance, aux philosophies faisant du bonheur leBien Suprme, et de sa recherche le but de toute vie, et no-tamment aux philosophies eudmonistes antiques commel'picurisme - qui ne parvenaient pas expliquer la per-sistance du mal - en tte. Cette position se retrouve no-tamment dans cette dclaration :

    il n'est pas vrai que l'homme recherche leplaisir et fuit la douleur : on comprend quelprjug illustre je romps ici (). Le plaisir etla douleur sont des consquences, des phno-mnes concomitants ; ce que veut l'homme, ceque veut la moindre parcelle d'un organisme vi-vant, c'est un accroissement de puissance. Dansl'eort qu'il fait pour le raliser, le plaisir et ladouleur se succdent ; cause de cette volont,il cherche la rsistance, il a besoin de quelquechose qui soppose lui[58]

    3.2.3 Libration l'gard de la mtaphysique

    Finalement, Nietzsche se propose de modier par la Vo-lont de puissance les fondements de toutes les philoso-phies passes, dont le caractre dogmatique est contraire son perspectivisme, et de renouveler la question desvaleurs que nous attribuons certaines notions (commela vrit, le bien) et notre existence, en posant la ques-tion de savoir ce qui fait la valeur propre d'une perspec-tive : quelle est par exemple la valeur de la volont devrit[59] ?La question qui dcoule pour Nietzsche de cette mise enquestion est de savoir si l'on peut tablir, la suite decette critique, une nouvelle hirarchie des interprtationset sur quelles bases. Nietzsche n'est ainsi pas tant un pro-phte ou un visionnaire, dont une notion comme la Volon-t de puissance serait le message, mais il se comprend lui-mme comme le prcurseur de philosophes plus libres,tant l'gard des valeurs morales que des valeurs mta-physiques.

    Ma volont survient toujours en libra-trice et messagre de joie. Vouloir aranchit :telle est la vraie doctrine de la volont et de lalibert []. Volont, c'est ainsi que sappellentle librateur et le messager de joie [] quele vouloir devienne non-vouloir, pourtant mesfrres vous connaissez cette fable de folie ! Jevous ai conduits loin de ces chansons lorsque jevous ai enseign : la volont est cratrice[60].

    Au-del de ses aspects critiques, la Volont de puissance,en tant qu'interprtation de la ralit, a donc des aspectspositifs et crateurs, qui se traduiront dans la pensede l'ternel retour et dans l'aspiration un tat futur del'homme, le Surhomme[61].

    4 Psychologie et gnalogieLa notion de Volont de puissance, qui est la qualit g-nrale de tout devenir, doit permettre une interprtationde toutes les ralits en tant que telles. Elle synthtise unensemble de rgles mthodologiques[62] qui sont le rsul-tat de rexions qui stendent des annes 1860 la nde 1888. Mais cette notion ne prtend pas la systma-tisation (Nietzsche a d'ailleurs abandonn pour cette rai-son l'ide d'un expos de sa philosophie de la Volont depuissance ; cf. Volont de puissance), car elle a beaucoupvolu, mais on peut nanmoins dgager des lignes direc-trices permettant d'exposer la pense de Nietzsche dansson ensemble.Un des aspects les plus connus est son application au pro-blme de l'origine de la morale, sous le nom de gnalo-gie. Cette application de la mthode la morale permet decomprendre comment Nietzsche analyse les hirarchiespulsionnelles en jeu dans toute perspective morale, ce qui

  • 8 4 PSYCHOLOGIE ET GNALOGIE

    est proprement la mthode gnalogique[63]. Les ques-tions qui se posent sont alors du type : quel type d'hommesa besoin de telles valuations morales ? quelle moraletel philosophe ou mtaphysicien veut-il en venir, et quelbesoin cela rpond-il ?

    Je me suis rendu compte peu peu dece que fut jusqu' prsent toute grande philo-sophie : la confession de son auteur, une sortede mmoires involontaires et insensibles ; et jeme suis aperu aussi que les intentions moralesou immorales formaient, dans toute philoso-phie, le vritable germe vital d'o chaque fois laplante entire est close. On ferait bien en eet(et ce serait mme raisonnable) de se deman-der, pour l'lucidation de ce problme : com-ment se sont formes les armations mtaphy-siques les plus lointaines d'un philosophe ? on ferait bien, dis-je, de se demander quellemorale veut-on en venir ?[64]

    Ces analyses des structures pulsionnelles et aectivesforment ainsi un projet de reformulation, la lu-mire de la Volont de puissance, de la psychologietraditionnelle[65] qui tait fonde sur le statut privilgiaccord la conscience.

    4.1 Statut de la psychologie

    En rfutant le primat de la conscience[66], Nietzsche estamen dvelopper une psychologie des profondeurs(dont tout le premier chapitre de Par-del bien et malest un exemple) qui met au premier plan la lutte oul'association des instincts, des pulsions et des aects, laconscience n'tant qu'une perception tardive des eetsde ces jeux de forces infra conscients. Ce que Nietzschenomme gnalogie sera alors la recherche rgressive par-tant d'une interprtation (par exemple, l'interprtationmorale du monde) pour remonter sa source de produc-tion, i.e. au pathos fondamental qui la rend ncessaire.Les jugements mtaphysiques, moraux, esthtiques, de-viennent ainsi des symptmes de besoins, d'instincts,d'aects le plus souvent refouls par la conscience mo-rale, pour lesquels la morale est un masque, une dfor-mation de l'apprciation de soi et de l'existence. In ne,cela revient faire reposer l'analyse sur la dterminationde la Volont de puissance d'un type. ce titre, l'individun'est pas examin par Nietzsche pour lui-mme, mais entant qu'expression d'un systme hirarchis de valeurs.Cette mthode amne donc poser des questions dugenre : quelle structure pulsionnelle, incarne par tel outel homme, conduit tel type de jugements ? quel be-soin cela rpond-il, quelle Volont de puissance ? Veut-on, par la morale, discipliner des instincts, et dans ce cas,dans quel but ? Ou veut-on les anantir, et dans ce cas,est-ce parce qu'ils sont jugs nfastes, dangereux, est-ce

    parce qu'ils sont, en tant que phnomnes naturels, l'objetde haine et de ressentiment ? Le premier cas peut trel'expression d'un besoin de croissance, le second d'une lo-gique d'auto-destruction.Dans Par-del bien et mal, Nietzsche expose cette gna-logie, conception approfondie et renouvele par la thsede la Volont de puissance (expos au 36) de la philo-sophie historique, et il considre la psychologie commereine des sciences, tout en soulignant ce qui distingue saconception de la psychologie traditionnelle :

    Toute la psychologie sest arrte jus-qu' prsent des prjugs et des craintesmorales : elle n'a pas os saventurer dansles profondeurs. Oser considrer la psycholo-gie comme morphologie et comme doctrine del'volution dans la volont de puissance, ainsique je la considre personne n'y a encoresong, mme de loin : autant, bien entendu,qu'il est permis de voir dans ce qui a t critjusqu' prsent un symptme de ce qui a tpass sous silence. La puissance des prjugsmoraux a pntr profondment dans le mondele plus intellectuel, le plus froid en apparence,le plus dpourvu d'hypothses et, commeil va de soi, cette inuence a eu les eets lesplus nuisibles, car elle l'a entrav et dnatur.Une psycho-physiologie relle est force de lut-ter contre les rsistances inconscientes dans lecur du savant, elle a le cur contre elle.[] Et le psychologue qui fait de tels sacri-ces ce n'est pas le sacrizio del intelletto,au contraire ! aura, tout au moins, le droitde demander que la psychologie soit de nou-veau proclame reine des sciences, les autressciences n'existant qu' cause d'elle, pour la ser-vir et la prparer. Mais, ds lors, la psychologieest redevenue la voie qui mne aux problmesfondamentaux[67].

    Si cette nouvelle psychologie repose, en 1886, surl'hypothse de la Volont de puissance, l'ide du conitdes instincts n'est pas ne de celle-ci. Ds 1880, des frag-ments vont dans ce sens, et la Volont de puissance en tantqu'ide apparat bien avant d'tre nomme. L'expressionVolont de puissance permet de synthtiser cet ensemble.

    4.1.1 L'observation psychologique

    Comme cela a t signal, la Volont de puissance estune notion qui n'est pas d'emble prsente dans l'uvrede Nietzsche. Pour rendre compte de l'volution de lapense de Nietzsche, il faut partir des hypothses qu'ilpose et des notions qu'il utilise avant la priode dite dematurit. Il en va de mme pour la psychologie, puisquele dveloppement de cette dernire apparat signicatifsurtout partir de Humain, trop humain, c'est--dire en

  • 4.2 Gnalogie de la morale 9

    1878, quand il rompt de manire consciente avec son mi-lieu culturel[68]. Inuenc par Paul Re, Nietzsche lit alorsavec intrt les moralistes franais (La Rochefoucauld,Chamfort, etc.) ; il lit galement des ouvrages contempo-rains de psychologie, quoi il faut ajouter des tudes desociologie, d'anthropologie, et des travaux sur la thoriede la connaissance, tel que celui de Lange (Histoire dumatrialisme), o l'on trouve une discussion du statutscientique de la psychologie. La pense de Nietzsche, ence qui concerne la psychologie, se dveloppe donc d'unepart d'aprs l'observation des hommes (les maximes deLa Rochefoucauld par exemple, ou ses observations per-sonnelles dont il souligne le caractre particulier, relatif,et souvent provisoire), et dialogue d'autre part avec desrexions pistmologiques contemporaines.

    4.1.2 L'existence humaine

    L'observation psychologique est ainsi particulirementprsente dans Humain, trop humain et Aurore ; Nietzschesouhaite alors jeter les bases d'une philosophie historique,en procdant un genre d'analyse chimique de nos re-prsentations et sentiments moraux, prgurant ce quideviendra la gnalogie. Il analyse les comportementshumains, sous l'inuence de La Rochefoucauld ou deVoltaire ( qui Humain, trop humain est ddi) et peut-tre aussi de Hobbes, et ramne souvent les mobiles del'action et de la pense humaine la vanit et au sen-timent de puissance. Si certaines de ses peintures sontde cette manire des tableaux de moraliste de l'existencehumaine, certains thmes, comme ce sentiment de puis-sance, mais aussi les direntes sortes de morales, sontdes premires formulations des thories majeures qu'ildveloppera plus tard. Cette tape de son uvre peut treconsidre comme une srie d'essais plus ou moins abou-tis pour dcrire l'homme, ses motivations et la nature deses relations sociales (aphorismes sur l'amiti, sur l'tat,les femmes, etc.).

    4.2 Gnalogie de la morale

    Article dtaill : Gnalogie de la morale.

    C'est partir de 1886 que Nietzsche exposera de ma-nire plus ordonne le rsultat de ses recherches, entant que mthode gnalogique, en particulier dans Par-del bien et mal, et sous forme de dissertations dans laGnalogie de la morale. Des lments de cette gnalo-gie sont toutefois dj prsents dansHumain, trop humain(par exemple, les direntes origines de la morale, ou lecaractre de palliatif, et non de remde vritable, de lareligion) et dans Aurore (la moralit des murs commesource de la civilisation, ou encore le sentiment de puis-sance qui guide l'homme jusque dans la morale).Ces rsultats peuvent tre rsums grce aux expositionsschmatiques que Nietzsche lui-mme en a faites. Ainsi,

    la question sur l'origine de la morale, il rpond que toutesles valeurs morales se ramnent deux systmes d'originedirente : la morale des faibles et la morale des forts[69].Le terme origine ne dsigne pas ici l'apparition historiquede ces systmes, mais le type de cration dont ils sont lersultat, si bien que l'origine, au sens de Nietzsche, est ce partir de quoi l'histoire se dtermine, et non un vnementquelconque de l'histoire universelle.Pour parvenir ce rsultat, Nietzsche a procd unegnalogie comportant plusieurs moments, exposs dansla premire dissertation de la Gnalogie de la morale :il a recherch dans le langage les premires expressionsde ce qui a t jug bon ; puis, suivant l'volution dusens des mots bon et mauvais, il a montr le proces-sus d'intriorisation de ces valeurs dont la signicationtait tout d'abord principalement matrielle ; enn, re-montant d'une valuation morale donne ses conditionsd'expression, il a distingu deux manires fondamentalesde crer des valeurs morales.

    4.2.1 Interprtation gnalogique des jugementsmoraux

    Le point de dpart de la mthode gnalogique est lin-guistique : se posant la question de l'origine de la mo-rale, Nietzsche demande : o trouve-t-on les premiresnotions de bon et mauvais, et que signient-elles ? car-tant l'interprtation utilitariste, Nietzsche met en avantque ce sont les aristocrates de toutes socits qui se sontdsigns en premier lieu eux-mmes comme bons, et quece terme, d'une manire simple et spontane, dsigne larichesse, la beaut, les plaisirs de l'activit physique, lasant, en un mot, l'excellence. Le mot bon dsigne ainsiles hommes de la caste la plus leve, celle des guerriers.De ce fait, il ne dsigne pas ce que nous entendons parl aujourd'hui, en particulier, un bon n'est pas un hommealtruiste, charitable, accessible la piti.L'analyse historique et linguistique dbouche ainsi surune recherche d'ordre sociologique : les premires va-luations morales dpendent et sont l'expression d'un rang.Nanmoins, Nietzsche ne reprend pas son compte lesthories contemporaines, telles que celle de l'inuence dumilieu de Taine, car sil faut tenir compte des dtermina-tions sociales, la socit ne peut servir de principe expli-catif intgral. Il renomme d'ailleurs cette science d'aprsson interprtation gnalogique (thorie des formes de do-mination) qu'il juge premire relativement la sociologieet la psychologie de son temps.

    Les hirarchies sociales La question est ainsi pourNietzsche la suivante : dans quelle mesure les castes d'unesocit permettent-elles le dveloppement d'une espceparticulire de jugements moraux ? Nietzsche distinguetypologiquement plusieurs types de jugements morauxen fonction des situations sociales possibles (guerriers,prtres, esclaves, etc.) :

  • 10 4 PSYCHOLOGIE ET GNALOGIE

    Si la transformation du concept politiquede la prminence en un concept psycholo-gique est la rgle, ce n'est point par une ex-ception cette rgle (quoique toute rgle donnelieu des exceptions) que la caste la plus hauteforme en mme temps la caste sacerdotale etque par consquent elle prfre, pour sa dsi-gnation gnrale, un titre qui rappelle ses fonc-tions spciales. C'est l que par exemple lecontraste entre pur et impur sert pourla premire fois la distinction des castes ; etl encore se dveloppe plus tard une direnceentre bon et mauvais dans un sens quin'est plus limit la caste[70].

    La situation sociale permet un sentiment de puissancede se distinguer par des formes qui lui sont propres, etqui, primitivement, possdent des expressions spontaneset entires peu intriorises. De cet examen des castes,Nietzsche dgage alors une premire grande opposition :

    On devine avec combien de facilit lafaon d'apprcier propre au prtre se dta-chera de celle de l'aristocratie guerrire, pourse dvelopper en une apprciation tout faitcontraire ; le terrain sera surtout favorable auconit lorsque la caste des prtres et celledes guerriers se jalouseront mutuellement etn'arriveront plus sentendre sur le rang. Lesjugements de valeurs de l'aristocratie guerriresont fonds sur une puissante constitution cor-porelle, une sant orissante, sans oublier cequi est ncessaire l'entretien de cette vigueurdbordante : la guerre, l'aventure, la chasse,la danse, les jeux et exercices physiques et engnral tout ce qui implique une activit ro-buste, libre et joyeuse. La faon d'apprcier dela haute classe sacerdotale repose sur d'autresconditions premires : tant pis pour elle quandil sagit de guerre[71].

    Nietzsche ramne par la suite toute morale deuxtypes fondamentaux qui correspondent originellement l'opposition dominant/domin. Il faut carter l'ide queles dominants, ceux qui crent en premier lieu les valeurs,seraient uniquement des guerriers : la gense des valeursdgage par Nietzsche nonce clairement un conit entrele monde de l'activit physique et celui de l'activit in-tellectuelle (c'est--dire de la volont de puissance int-riorise). Aussi Nietzsche voit-il d'abord une dispute surla question du rang des valeurs entre les guerriers et lesprtres.Du fait que cette comprhension de la morale permet laconstitution de types, elle ne doit pas tre rduite la ra-lit des hirarchies sociales[72] : une hirarchie socialeest une condition premire de la cration d'une valua-tion, mais, selon Nietzsche, les valuations peuvent deve-nir indpendantes de leur terrain de naissance. L'origine

    fait comprendre comment une valeur est ne, elle ne faitpas encore comprendre pourquoi elle sest perptue. Enconsquence, un esclave, au sens de Nietzsche (un faible),peut trs bien tre un matre, dans un sens plus prosaque,c'est--dire possder du pouvoir et des richesses. Les hi-rarchies sociales permettent seulement de comprendrecomment des types moraux ont t rendus possibles, etla question reste de savoir quel type d'hommes l'ont en-suite transmise (et par quels nouveaux moyens).Quant aux types , ce sont des interprtations gna-logiques que l'on ne rencontre pas telles quelles dans laralit (des traits typiques opposs peuvent par exemplese trouver lis).

    Les deux sources de la morale Il y a donc, selonNietzsche, une dualit fondamentale en morale, dualitqu'il avait dj formule clairement dans Humain, trophumain et Aurore : la morale des forts et la morale desfaibles, cette dernire trouvant son origine dans son op-position la premire.

    La morale des faibles et le ressentiment Articledtaill : Ressentiment.

    La morale des faibles se caractrise par son ressentiment ;Nietzsche en dcrit ainsi le mcanisme psychologique :

    Lorsque les opprims, les crass, les as-servis, sous l'empire de la ruse vindicative del'impuissance, se mettent dire : Soyons lecontraire des mchants, c'est--dire bons ! Estbon quiconque ne fait violence personne, qui-conque n'oense, ni n'attaque, n'use pas de re-prsailles et laisse Dieu le soin de la ven-geance, quiconque se tient cach comme nous,vite la rencontre du mal et du reste attend peude chose de la vie, comme nous, les patients,les humbles et les justes. - Tout cela veut direen somme, l'couter froidement et sans partipris : Nous, les faibles, nous sommes dcid-ment faibles ; nous ferons donc bien de ne rienfaire de tout ce pour quoi nous ne sommes pasassez forts. - Mais cette constatation amre,cette prudence de qualit trs infrieure quepossde mme l'insecte (qui, en cas de granddanger, fait le mort, pour ne rien faire de trop),grce ce faux monnayage, cette impuis-sante duperie de soi, a pris les dehors pom-peux de la vertu qui sait attendre, qui renonceet qui se tait, comme si la faiblesse mme dufaible - c'est--dire son essence, son activit,toute sa ralit unique, invitable et indlbile- tait un accomplissement libre, quelque chosede volontairement choisi, un acte de mrite.Cette espce d'homme a un besoin de foi au sujet neutre, dou du libre arbitre, et ce-

  • 4.2 Gnalogie de la morale 11

    la par un instinct de conservation personnelle,d'armation de soi, par quoi tout mensongecherche d'ordinaire se justier. [73]

    La morale des faibles est donc l'expression de ceressentiment : le ressentiment est l'aect d'une volontvaincue qui cherche se venger[74], c'est--dire qu'il estle symptme d'une vie dcroissante, qui ne sest pas pa-nouie. Cette vengeance sexprimera par des valeurs crespour lutter contre les forts, en dvalorisant leur puissance(le fort devient le mchant par opposition au bon). Ain-si, selon Nietzsche, la piti, l'altruisme, toutes les valeurshumanitaires, sont en fait des valeurs par lesquelles onse nie soi-mme pour se donner l'apparence de la bon-t morale et se persuader de sa supriorit ; mais sousces valeurs illusoires fermente une haine impuissante quise cherche un moyen de vengeance et de domination. Lechristianisme, l'anarchisme, le socialisme, etc. sont desexemples de morales du ressentiment.

    La rvolte des esclaves dans la moralecommence lorsque le ressentiment lui-mmedevient crateur et enfante des valeurs : le res-sentiment de ces tres, qui la vraie raction,celle de l'action, est interdite et qui ne trouventde compensation que dans une vengeance ima-ginaire. Tandis que toute morale aristocratiquenat d'une triomphale armation d'elle-mme,la morale des esclaves oppose ds l'abord un non ce qui ne fait pas partie d'elle-mme, ce qui est dirent d'elle, ce qui est son non-moi : et ce non est son acte crateur. Cerenversement du coup d'il apprciateur - cepoint de vue ncessairement inspir du mondeextrieur au lieu de reposer sur soi-mme - ap-partient en propre au ressentiment : la moraledes esclaves a toujours et avant tout besoin,pour prendre naissance, d'un monde oppos etextrieur : il lui faut, pour parler physiologique-ment, des stimulants extrieurs pour agir ; sonaction est foncirement une raction[75].

    La morale des forts En sens contraire, la morale desforts exalte la puissance, c'est--dire l'gosme, ou plaisird'tre soi, la ert, l'activit libre et heureuse. Ces valeurssont essentiellement le rsultat d'une spiritualisation del'animalit qui peut alors spanouir heureusement. Ainsien Grce la sexualit est-elle exprime dans les cultes deDionysos et dans l'art ; chez Platon, le dsir de savoir estla consquence d'une spiritualisation de l'instinct de re-production. La morale des faibles agit en sens contraire,en cherchant dtruire la racine tous les instincts, parhaine de la vie, c'est--dire par suite d'une violence int-riorise qui ne peut sexprimer que sous la forme nga-tive de la destruction de soi (c'est le mauvais de la mo-rale aristocratique). Par contraste, ce qui caractrisera lemieux une morale de forts, ce sera sa capacit d'lever

    des hommes cultivs, inventifs, actifs, dous d'une volon-t forte et constructive.On ne doit pas cependant ignorer que les forts, dansl'histoire, sont tout d'abord (terme soulign par Nietzschedans le premier aphorisme de la neuvime partie de Par-del bien et mal) des hommes violents, mais cette vio-lence n'est pas d'une mme sorte que la violence du faible,qui lui aussi veut la puissance, mais par d'autres moyens.La violence du fort est spontane et sans arrire-penses,elle n'est pas vindicative, tandis que la violence du faibleest calcule, et c'est une violence au service du ressenti-ment, i.e. de la haine. Bien que la force ne soit pas chezNietzsche ncessairement exprime par la violence, et,qu'en outre, la spiritualisation des instincts les plus agres-sifs soit la forme la plus haute de la culture, il reste quela spontanit du fort est en premier lieu particulire-ment cruelle, quelle que soit la civilisation considre :

    Cette audace des races nobles, au-dace folle, absurde, spontane ; la nature mmede leurs entreprises, imprvues et invraisem-blables - Pricls clbre surtout la des Athniens - ; leur indirence et leur m-pris pour toutes scurits du corps, pour la vie,le bien-tre ; la gaiet terrible et la joie pro-fonde qu'ils gotent toute destruction, toutesles volupts de la victoire et de la cruaut : -tout cela se rsumait pour ceux qui en taientles victimes, dans l'image du barbare, del'ennemi mchant, de quelque chose commele Vandale[76].

    Cette violence n'est pas une n en soi, mais est le soclede l'lvation humaine, sans lequel l'homme se renie etse mutile en tant qu'animal. L'ensemble des instincts quifont voir la proximit de l'homme avec la bte doit tre,pour Nietzsche, spiritualis, car cette spiritualisation estune augmentation de la volont de puissance, par exempledans la cration artistique. Ainsi, lorsqu'il examine le pro-cessus d'lvation du fort, Nietzsche, qui a soulign la bar-barie premire de ce fort, ne met pas en avant la forcephysique, mais bien l'me[77]. Et, dans Ainsi parlait Zara-thoustra, il sadresse ainsi aux hommes violents :

    Le beau est imprenable pour toute volon-t violente. []

    Et je n'exige la beaut de personne commede toi, homme violent : que ta bont soit la der-nire de tes victoires sur toi-mme. []

    Car ceci est le secret de l'me : c'est seule-ment quand le hros l'a quitte que sapproched'elle en silence le surhros. [78]

    La violence du faible est en revanche pour Nietzsche pro-blmatique, si elle domine : c'est une violence cruelle, uneviolence pour la vengeance, et elle ne se laisse pas facile-ment convertir en activits cratrices, mais se transforme

  • 12 4 PSYCHOLOGIE ET GNALOGIE

    plus aisment en systmes de cruaut, i.e. en religions ouen morales visant abattre l'existence mme de ce qui estdirent.Il faut alors souligner l'importance de cette opposition desdeux morales qui structurent l'histoire de l'Occident : toutce qui est fort a cr ce qui est bon, la philosophie et l'artgrecs, ce qui est faible a cr la religion monothiste et sonsystme de rpression de la force qui est encore le ntreaujourd'hui. La question qui se pose Nietzsche est doncde savoir comment un tel systme a pu se dvelopper partir du ressentiment et de l'intriorisation de la volontde puissance.

    4.2.2 L'intriorisation

    L'impossibilit pour les castes soumises une disciplinesvre et pour les peuples soumis d'extrioriser librementleurs forces ne fait pas disparatre ces forces. Nous trou-vons dans le second cas l'origine du ressentiment des va-leurs morales. Nietzsche met ici au jour un phnomneprmoral qui consiste au retournement des forces versl'intrieur : intriorisation qui va permettre le dvelop-pement de l'me et l'approfondissement de la psych hu-maine en une varit de types inconnus jusqu'alors.Les pulsions naturelles de conqute, opprimes par desfacteurs extrieurs (tat, ducation) se retournentcontre l'individu opprim, en lui-mme, crant un ma-laise, dont l'origine lui reste inconnue, qu'il va rationaliseren termes de faute, mauvaise conscience et culpabilit.

    4.2.3 L'interprtation religieuse

    Ce phnomne d'intriorisation est diversement interpr-t. Il reoit en particulier une interprtation religieuse, et,dans le cas du ressentiment des faibles, l'intriorisation,qui est une cause de sourances morales et physiques, vatrouver dans le christianisme une interprtation en tantque pch.

    L'invention de la culpabilit Selon Nietzsche, en ef-fet, l'inversion morale des valeurs par les faibles, ne sutpas expliquer la puissance avec laquelle elle sest impo-se dans l'histoire. Il y faut encore l'intervention du prtre,dont nous avons vu qu'il soppose, dans une rivalit decastes, au guerrier (et au politique). L'invention du prtrechrtien est la rinterprtation de la sourance en tant queculpabilit de celui qui soure : alors que la faute tait re-jete sur le mchant, c'est maintenant pour ses propresfautes que le faible soure.

    Judasme et christianisme.

    Le problme de la sourance L'interprtation reli-gieuse de l'existence permet Nietzsche de dgager deux

    attitudes fondamentales face la sourance, qu'il rsumepar la formule : Dionysos contre le Cruci.La premire attitude consiste percevoir la sourancecomme un stimulant pour la vie ; la tragdie grecque enest un exemple. La seconde attitude consiste se repliersur soi, ragir, en sorte que l'on ne puisse plus agir. Dece fait, l'interprtation de la sourance est ainsi en mmetemps une valuation de la ralit.

    4.3 Nihilisme et dcadence L'invit le plus inquitant se tient notreporte. [rf. ncessaire]

    Selon Nietzsche, le rapport de l'homme au monde, tant ence qui concerne la volont (dsirs, aspirations, espoirs)que l'entendement et la raison (mtaphysique, connais-sance) fut jusqu'ici essentiellement le rsultat de juge-ments moraux ns du ressentiment d'impuissants quidisent non la ralit et la vie, tout en se parant desplus hautes vertus de la morale. C'est cette ide qu'il ex-prime, dans le Crpuscule des idoles : [] il y eut desmoralistes consquents avec eux-mmes : ils voulaientl'homme dirent, savoir vertueux, ils le voulaient leur image, savoir cagot ; c'est pour cela qu'ils niaient lemonde. [rf. incomplte] Et, plus loin : La morale, dans lamesure o elle condamne dans l'absolu, et non au regardde la vie, par gard pour la vie, ou en regard des inten-tions de la vie, est une erreur intrinsque [rf. incomplte]La thologie assura la prennit de cette dterminationmorale de l'existence, et la philosophie sen t l'auxiliaire.Nul philosophe, en eet, ne sinterrogea sur la valeur dela vrit ; cette valeur fut toujours pour ainsi dire donnepar dnition, et il en fut de mme pour le bien.Que peuvent alors signier de tels jugements ? Dans lamesure o ils se construisent en opposition l'apparence,ils ne peuvent signier que le nant : Dieu, l'tre, lebien et tout pense de l'en soi, de l'absolu, sont lessymptmes d'une mme volont de vaincre le deve-nir, associ au nant, d'une volont d'en nir qui, pa-radoxalement en apparence, se met crer des valeurs.Ces valeurs, cependant, expriment la grande lassitude,l'puisement de l'homme face au monde. Cela sexprimede diverses manires dans le monde moderne : la guerre,l'ennui, le dsuvrement, la recherche d'excitations mor-bides ou de plus en plus violentes (alcool, rotisme),la recherche d'activits abrutissantes (travail), la vie aujour le jour et inconsistante de la vie publique intel-lectuelle (journalisme, opportunisme des universitairesrmunrs), les conits psychiques (nvrose, hystrie),etc.[rf. souhaite]

    C'est pourquoi, le nihilisme est selon Nietzschel'vnement majeur de l'Europe, il en est mmele destin depuis Platon. Mais ce nihilisme clateaujourd'hui[Quand ?][rf. souhaite] : il exprimerait alors untournant historique dans la hirarchie des valeurs reuesjusqu'ici. Cet clatement du nihilisme pourrait tre

  • 4.3 Nihilisme et dcadence 13

    rsum par la formule clbre : Dieu est mort. , car siDieu est mort, la morale n'a plus de fondement, bien quel'ombre du dieu mort (son inuence axiologique) agisseencore fortement sur des hommes mme athes :

    La question du nihilisme " quoi bon ? "part de l'usage qui fut courant jusqu'ici, grceauquel le but semblait x, donn, exig du de-hors - c'est--dire par une quelconque autori-t supra-humaine. Lorsque l'on eut dsapprisde croire en celle-ci, on chercha, selon un an-cien usage, une autre autorit qui st parler unlangage absolu et commander des ns et destches. L'autorit de la conscience est main-tenant en premire ligne un ddommagementpour l'autorit personnelle (plus la morale estmancipe de la thologie, plus elle devient im-prieuse). Ou bien c'est l'autorit de la raison.Ou l'instinct social (le troupeau). Ou encorel'histoire avec son esprit immanent, qui pos-sde son but en elle et qui l'on peut saban-donner.

    (La Volont de puissance, I, I, 3).La critique de la mtaphysique, en rfutant l'ide de lapense d'un en soi, d'un tre absolu, contribue prci-piter la crise nihiliste, en l'amenant son point extrmeo l'on ne peut esquiver de penser le problme hirar-chique des valeurs qui, prives de leur fondement, entrenten contradiction avec le monde dans lequel nous vivons :nos valeurs sont devenues insoutenables, et sources decontradictions psychiques.Le nihilisme signie alors que les anciennes valeurs sontdprcies. Ainsi, la critique de la mtaphysique rvle-t-elle le nihilisme des valeurs humaines. Mais Nietzschedistingue plusieurs types de nihilisme, selon la force ou lafaiblesse qui l'inspire.

    4.3.1 Les deux formes du nihilisme

    Tout d'abord, Nietzsche distingue deux types denihilisme :

    Le nihilisme, une condition normale. Ni-hilisme : le but fait dfaut ; la rponse laquestion pourquoi ?" - Que signie le nihi-lisme ? Que les valeurs suprieures se dpr-cient. Il peut tre un signe de force, la vigueurde l'esprit peut stre accrue au point que lesns que celui-ci voulut atteindre jusqu' pr-sent (convictions, articles de foi) paraissentimpropres car une foi exprime gnralementla ncessit de conditions d'existence, une sou-mission l'autorit d'un ordre de choses qui faitprosprer et crotre un tre, lui fait acqurir dela force ; d'autre part le signe d'une force in-susante sriger un but, une raison d'tre,

    une foi. Il atteint le maximum de sa force re-lative comme force violente de destruction :comme nihilisme actif. Son oppos pourraittre le nihilisme fatigu qui n'attaque plus : saforme la plus clbre est le bouddhisme, quiest un nihilisme passif, avec des signes de fai-blesse ; l'activit de l'esprit peut tre fatigue,puise, en sorte que les ns et les valeurs pr-conises jusqu' prsent paraissent impropreset ne trouvent plus crance, en sorte que la syn-thse des valeurs et des ns (sur quoi reposetoute culture solide) se dcompose et que lesdirentes valeurs se font la guerre : une dsa-grgation ; alors tout ce qui soulage, gurit,tranquillise, engourdit, vient au premier plan,sous des travestissements divers, religieux oumoraux, politiques ou esthtiques, etc. Le ni-hilisme reprsente un tat pathologique inter-mdiaire (- pathologique est l'norme gnrali-sation, la conclusion qui n'aboutit aucun sens-) : soit que les forces productrices ne soientpas encore assez solides, - soit que la dcadencehsite encore et qu'elle n'ait pas encore inventses moyens[79].

    Lorsque le nihilisme consiste dvaluer le monde naturelau nom d'un monde suprasensible, Nietzsche parle d'unnihilisme des faibles : le monde ne devrait pas exister pourle faible qui n'est pas capable de matriser les choses, demettre un sens dans le monde. Le monde est pour lui unesourance : il se sent suprieur lui, et, partant, trangerau devenir. Ce nihilisme sexprime par exemple dans lepessimisme, mais, essentiellement, il est d'origine morale,car les valeurs morales entrent en conit avec le mondeque nous vivons. C'est un nihilisme inconsquent, car ildevrait logiquement aboutir la suppression de soi : sila morale et le monde se contredisent, il faut en eetsoit dtruire la morale ancienne (mais pas toute morale :Nietzsche est immoraliste et non a-moraliste), soit se d-truire soi-mme :

    Voici venir la contradiction entre lemonde que nous vnrons et le monde quenous vivons, que nous sommes. Il nous reste,soit supprimer notre vnration, soit noussupprimer nous-mmes. Le second cas est lenihilisme[79].

    En sens contraire, le nihilisme des forts est une sorte demue : des valeurs sont abandonnes et d'autres sont adop-tes. La volont du fort n'est pas abattue par l'absurde,mais invente de nouvelles valeurs sa mesure. Ainsi, ledpassement du nihilisme, travers la pense de l'ternelretour, est-il nomm transvaluation des valeurs. Ce nihi-lisme conduit alors au surhomme, qui est celui qui ap-prouve entirement le monde du devenir, son caractrechangeant et incertain : on peut dire que le surhomme estce monde, il le vit.

  • 14 5 CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE ET DE LA MTAPHYSIQUE

    De ce second sens, il est possible d'extraire encore unautre sens, rserv l'lite des esprits libres : le nihilismede la pense, la ngation absolue de l'tre, ngation quidevient selon Nietzsche la manire la plus divine de pen-ser. Selon cette pense, il n'y a pas du tout de vrit ; nospenses sont alors ncessairement fausses.

    4.3.2 Le phnomne de la dcadence

    La dnition la plus simple de la dcadence donnepar Nietzsche est que l'on peut qualier de dcadentun tre qui choisit ce qui le dtruit en croyant choisirquelque chose qui accrotrait sa puissance[80]. Mais la d-cadence est loin d'tre un tat dnitif ; au contraire, selonNietzsche, tout tre, fort ou faible, a des priodes de d-cadences. La dcadence est ainsi un phnomne naturelet n'est pas utilis comme condamnation morale.L'avnement du nihilisme, et la possible dcadence dessocits modernes, mettent en jeu l'avenir de l'Europe (etnon des nations, encore moins des races), et impliquentde ce fait une rexion approfondie sur la civilisation mo-derne, en particulier dans le domaine de la politique et dela lgislation, le but de Nietzsche tant de comprendreles moyens de rendre possible une nouvelle civilisationqui rompe avec les anciennes valeurs de l'Occident, ainsiqu'avec ses valeurs les plus douteuses, telles que les par-ticularismes nationaux de l'poque.

    5 Critique de la connaissance et dela mtaphysique

    L'examen des valuations morales va permettre Nietzsche de soutenir que ces valeurs sont non seulementdes valuations d'ordre thique, mais qu'elles stendentaussi la mtaphysique et en explique l'origine. La ques-tion fondamentale pose par Nietzsche est ici : que signiela volont de vrit ? Ou bien : nous voulons la vrit,maispourquoi pas l'erreur ?Puisque toute connaissance est une interprtation, tousles concepts qui lui sont relatifs doivent tre eux aus-si rinterprts gnalogiquement. La gnalogie montrel'origine des valeurs morales du ressentiment qui sesert de certaines catgories mtaphysiques, telles que laVrit, le Bien, etc. Ainsi les facults cognitives hu-maines semblent-elles dtermines par une valuation del'existence ne de la haine, c'est--dire d'aects ractifsdont la motivation principale est la vengeance. Connais-sance et mtaphysique, domaines de la spiritualit hu-maine en apparence d'une grande puret, seraient doncen ralit dpendantes d'une forte aectivit sans laquelleelles n'existeraient pas :

    Vous appelez volont de vrit" ce quivous pousse et vous rend ardents, vous les plussages parmi les sages.

    Volont d'imaginer l'tre : c'est ainsi quej'appelle votre volont !

    Vous voulez rendre imaginable tout ce quiest : car vous doutez avec une mance que cesoit dj imaginable.

    Mais tout ce qui est, vous voulez le sou-mettre et le plier votre volont. Le rendre poliet soumis l'esprit, comme le miroir et l'imagede l'esprit.

    C'est l toute votre volont, sages parmiles sages, c'est l votre volont de puissance ; etaussi quand vous parlez du bien et du mal et desvaluations de valeurs[81].

    5.1 Critique de la possibilit de la mta-physique

    La critique nietzschenne de la mtaphysique, en tantque psychologie des profondeurs ou gnalogie (dvoi-lant lorigine de concepts tels que vrit, tre), se prsentecomme un aboutissement, expos en 1886. Nietzsche cri-tique les contradictions internes de la mtaphysique parun examen que l'on pourrait qualier de positiviste, et quisappuie souvent sur des arguments sceptiques.Dans le premier chapitre du premier tome de Humain,trop humain (en 1878), il rend compte de l'impossibilitde la mtaphysique, dont on prend conscience pourvu quel'on veuille bien raisonner de manire rigoureuse, c'est--dire de manire sceptique[82] : mthode qui est celled'nsidme, de Hume et de Kant (malgr les violentescritiques de Nietzsche, la critique kantienne de la mta-physique est vue comme un problme de premier ordre).

    Prenons un peu au srieux le point de d-part du scepticisme : supposer qu'il n'existepas de monde autre, mtaphysique, et que, duseul monde connu de nous, toutes les explica-tions empruntes la mtaphysique soient in-utilisables pour nous, de quel il verrions-nousles hommes et les choses ?[83]

    En ce qui concerne les sceptiques, Nietzsche dira, la nde sa vie consciente (cf. Antchrist) :

    Je mets part quelques sceptiques -le seul type convenable dans toute l'histoirede la philosophie - : mais les autres ignorentles exigences lmentaires de la probitintellectuelle[84].

    Cette critique montre que nous n'avons aucuneconnaissance de quoi que ce soit en dehors de ceque nous percevons, que ce que nous percevons n'estrien d'autre que devenir, et que cette perception est uneperspective. Il rsulte de cette thse qu'il ne peut y avoirde vrit absolue pour nous :

  • 5.3 La mtaphysique 15

    [] ; il n'y a pas plus de donnes ter-nelles qu'il n'y a de vrits absolues[85].

    Cependant, dans Humain, trop humain, Nietzschen'exclut pas qu'un monde mtaphysique puisse exister ;conformment la mthode sceptique, il admet gale-ment qu'un tel monde pourrait tre prouv :

    Il est vrai qu'il pourrait y avoir un mondemtaphysique ; la possibilit absolue n'en estgure contestable[86].

    Nanmoins, il prcisera plus tard cette dernire arma-tion en la considrant sous l'angle de la preuve, en scar-tant cette fois de la pense sceptique :

    - il est absolument impossible de prouveraucune autre sorte de ralit[87].

    Cela signie notamment qu'il n'y a pas du tout deconnaissance, mais seulement tentative d'interprtationdu monde dans lequel nous vivons. Ce point est exprimdj dans Humain, trop humain et avec plus de force en-core et de manire rpte dans Le Crpuscule des idoles :

    Le monde vrai , une ide qui ne sertplus rien, qui n'engage mme plus rien - uneide inutile, superue, par consquent une iderfute : abolissons-la[88].

    Nietzsche va passer un autre plan, en armant nonseulement que la preuve de l'existence ou la non-existencede ce monde nous est parfaitement indirente (ce queles sceptiques avaient dj reconnu), mais qu'il faut en-core expliquer pourquoi, malgr cette dmonstration ri-goureuse connue depuis des millnaires, un autre mondea pu tre pens comme autre chose qu'une simple hypo-thse hasardeuse et pourquoi on a voulu le voir vrai ententant de le prouver.Pour Nietzsche, il n'y a donc pas de vrit absolue ; or,ds lors qu'aucune vrit absolue n'est possible, on rejettedu mme coup le monolithisme de la mtaphysique (cf.Le Crpuscule des idoles). Mais cette ngation de la vri-t ne signie pas que Nietzsche n'admet aucun sens ceconcept ; au contraire, le rejet de l'absolu fait apparatreun grand nombre de signications qui se prte l'analyseet rvle les direntes volonts qui sinvestissent dans ceconcept. Deux textes des annes 1870, La passion de lavrit et Vrit et mensonge au sens extra-moral, montrent quel point ces volonts sont diverses et le concept richede sens.

    5.2 L'utilit sociale de la vritLa connaissance n'existant pas, il faut expliquer pourquoiil y a nanmoins une volont de vrit. Selon Nietzsche,la vrit a en premier lieu un caractre social et pragma-tique, qui se comprend plusieurs niveaux :

    au niveau individuel, le mensonge est plus dicileque la vracit : il est plus utile de dire la vrit et dese conformer l'hypocrisie gnrale ;

    Les hommes fuient moins le mensongeque le prjudice caus par le mensonge[89].

    Comme ce sont certaines vrits qui sont retenues ; au b-nce de la communaut.

    il est donc plus avantageux de suivre les vrits re-ues dans certains milieux, par exemple :

    Chez les philosophes aussi, autre espcede saints, la logique de leur profession veutqu'ils ne laissent aeurer que certaines vrits : savoir celles pour lesquelles leur profession ala sanction de la socit. En termes kantiens, cesont des vrits de la raison pratique.[90]

    Nietzsche suppose que les catgories ultimes denotre pense rsultent d'une histoire slective ; de cefait, nous ne pouvons nous passer des concepts de lamtaphysique :

    Est vrai ce qui n'a pas fait prirl'humanit.

    La rgle gnrale est qu'une institution ou une socit g-nrent un champ de croyances qui leur sont spciques(cf. Le Crpuscule des idoles). Plus l'autorit est forte,et moins elle tolre les dmonstrations. Les murs, leslois, la police, assurent ainsi la prennit d'une valuationde la ralit. Toute connaissance qui sort de ce cadre estfausse, dangereuse, mauvaise. Mais il ne sagit pas pourNietzsche de condamner unilatralement cette obstruc-tion arbitraire de l'autorit et de la coutume la raisoncar c'est l'arbitraire qui a permis l'humanit de survivre.

    5.3 La mtaphysiqueCe conformisme grgaire n'explique pas dans l'immdiatl'idalisme mtaphysique (que Nietzsche nomme le d-sirable , ce que l'homme veut que le monde soit, encontradiction avec ce qui est) et la croyance en uneconnaissance en soi. Le problme de la mtaphysiquedemande donc tout d'abord tre analys en plusieurslments. Nietzsche propose ici une interprtation de lamtaphysique comme division de la totalit de l'tant endeux sphres distinctes.

    5.3.1 tre et devenir

    Nietzsche part en eet d'une conception de la mtaphy-sique dans laquelle les opposs ont une valeur fondamen-tale :

  • 16 5 CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE ET DE LA MTAPHYSIQUE

    tre/devenir temps/ternit vrai/faux un/multiple etc.

    Ces opposs ont un statut ontologique radicalement dif-frent et ne peuvent tre expliqus les uns par les autres.Ces oppositions suscitent de graves dicults logiques etmorales :

    Comment une chose pourrait-elle natrede son contraire ? Par exemple, la vrit del'erreur ? Ou bien la volont du vrai de la vo-lont de l'erreur ? L'acte dsintress de l'actegoste ? Comment la contemplation pure etrayonnante du sage natrait-elle de la convoi-tise ? De telles origines sont impossibles ; ce se-rait folie d'y rver, pis encore ! Les choses dela plus haute valeur doivent avoir une autre ori-gine, une origine qui leur est particulire, - ellesne sauraient tre issues de ce monde passager,trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d'erreurset de dsirs ! C'est, tout au contraire, dans lesein de l'tre, dans l'immuable, dans la divinitocculte, dans la chose en soi, que doit se trou-ver leur raison d'tre, et nulle part ailleurs ![91]

    Selon Nietzsche, l'opposition mtaphysique fondamentaleserait alors que ce qui est ne devient pas, ce qui devient nestpas[92].Pourquoi ce qui est de lordre du devenir doit-il tre reje-t ? Il faut rpondre que le devenir nous trompe car nousne pouvons jamais l'apprhender.Mais, si nous n'avons rigoureusement aucun accs cog-nitif un monde mtaphysique, il nous faut expliquerpourquoi on en vient penser que le dsir nous trompe.Sans l'existence de l'tre, le monde du devenir ne pourraitavoir toute notre conance. Les hommes croient toujours des entits dont pratiquement personne n'a jamais eul'exprience. Les croyances religieuses et les certitudesmtaphysiques doivent donc faire l'objet d'un examenparticulier.

    5.3.2 La volont de dnigrement

    Pour Nietzsche, la croyance en un monde mtaphysiqueest le symptme d'une volont de dprcier celui-ci. Onretrouve ainsi les valuations des faibles :

    Dans ce cas, nous nous vengeons de lavie en lui opposant la fantasmagorie d'une vieautre et meilleure[93].

    Les philosophes se vengent donc de la vie en momianttout ce qui leurs yeux a de la valeur :

    leurs notions sont ternelles, sans aucun devenir,donc sans gnration, sans croissance, sans corrup-tion, donc sans vie, sans pathos.

    cela suppose la suppression du corps et des passions :les philosophes, quand ils produisent des abstrac-tions, vident les concepts de leurs entrailles, frap-pant tout ce qui est prissable de nullit. Lexp-rience nous montre pourtant le contraire mais celasuppose un regard particulier, une perspective sousle rapport de lternit.

    volont de dnigrement, nihilisme : le monde vrai =nant. De quelque manire que lon envisage le pro-blme, ces prmisses tant donnes, que lon soit enInde, en Grce, etc. la conclusion est que ce monde,le monde en devenir, est inconsistant, faux, un nantdtre.

    parce que les sens sont tenus pour immoraux, ilsdoivent tre condamns du point de vue de laconnaissance. La haine des sens conduit imaginerun autre monde.

    En conclusion, selon Nietzsche, la connaissance a une ori-gine morale ; elle est une valuation du monde selon desvaleurs humaines, selon ce que l'homme dsire trouverdans le monde.

    5.3.3 Les critres idalistes de la connaissance

    Le sentiment, le plaisir que cause une croyance serait lapreuve de sa vrit. L'idalisme se confond ainsi avec ledsirable : l'homme veut que le monde ou une partie dumonde satisfasse ses dsirs. L'interprtation de Nietzscherduit de cette manire tout idalisme, toute mtaphy-sique et toute morale une forme d'eudmonisme. Parl, il leur dnie le droit de dire ce qui est vrai.En eet, tout ce qui est prouv dans ce cas, c'est la forcedu sentiment, la force du dsir en contradiction avec laralit. Mais une vrit peut tre ennuyeuse, dsesp-rante, ne pas se conformer avec nos souhaits moraux ;il faut envisager srieusement l'ide que la vrit peuttre horrible, inhumaine, que l'on peut prir de la vrit.De cette manire Nietzsche supprime tout lien ncessaireentre Vrit et Bien, lien qui existe dans la mtaphysiquede Platon et d'Aristote mais aussi dans la thologie chr-tienne.De ce fait, l'idalisme, c'est--dire le dni de la ralitque nous avons sous nos yeux au prot d'une rali-t dirente et plus agrable, cet idalisme, pouss ses extrmes, est comparable aux sentiments morbidesque ressent un malade qui ne supporte pas le contactphysique[94]. L'idaliste, le chrtien, le dmocrate, le so-cialiste, l'anarchiste, la fministe, etc., sont tous plus ou

  • 5.4 L'erreur originelle 17

    moins dans une situation fausse relativement la rali-t : ils adoptent un comportement infantile de refus quidcoule invitablement de leurs faiblesses.Les convictions morales (telles que l'galit entre leshommes) qui supposent des catgories mtaphysiquescomme l'ide qu'il y aurait une essence une et univer-selle de l'homme (qui supposent donc un autre monde,le monde vrai, rel, de la morale), ne se distinguent alorspas d'une sorte de mensonge irrpressible dtermin parun profond malaise physiologique et psychologique face notre existence foncirement immorale, face au caractretragique de la vie. l'oppos de l'eudmonisme de la vrit, la capacit deregarder froidement la ralit, sans y projeter ses dsirset ses insatisfactions, est pour Nietzsche une vertu philo-sophique nomme probit.

    5.3.4 Critique de la raison

    Ds lors que la mtaphysique est rfute, apparat l'ideque nous puissions faire une histoire de la connaissance,ce qui conduit Nietzsche considrer les catgories de nosfacults cognitives comme les rsultats d'habitudes gram-maticales devenues instinctives. Mais le langage a une ori-gine lointaine et vhicule des prjugs rudimentaires :

    Le langage, de par son origine, re-monte au temps de la forme la plus rudi-mentaire de psychologie : prendre consciencedes conditions premires d'une mtaphysiquedu langage, ou, plus clairement, de la raison,c'est pntrer dans une mentalit grossirementftichiste[95].

    Cette mtaphysique du langage exprime essentiellementla croyance en la causalit de la volont, croyance dontdcoulent des principes de la raison :

    l'identit le moi, la substance l'ide de cause, la causalit la nalit

    Cette mtaphysique du langage entrane l'erreur del'tre :

    Je crains que nous ne puissions nous d-barrasser de Dieu, parce que nous croyons en-core la grammaire[95]

    5.3.5 Thorie du langage

    Le langage a donc une place importante dans le dve-loppement des facults cognitives humaines. La thorie

    du langage dveloppe par Nietzsche voque la philoso-phie d'picure : le langage est une convention naturellequi dcoule des aects. Le langage est un systme designes qui transpose dans un autre domaine les impul-sions nerveuses. C'est en cet autre sens que le langage estmtaphorique.Mais l'usage qui est fait du langage occulte ce rapport m-taphorique au monde, et les images quil vhicule sobjec-tivent en concepts. Nietzsche suggre alors, comme pi-cure, que l'on doit pouvoir retrouver l'exprience origi-nelle du langage. Cependant, contrairement picure, cequi est retrouv n'est pas un rapport de connaissance, maisun rapport esthtique ; c'est pourquoi, le chant est parti-culirement propre nous le faire revivre :

    Dans le chant lhomme naturel radapteses symboles la plnitude du son, tout en nemaintenant que le symbole des phnomnes :la volont ; lessence est nouveau prsente defaon plus pleine et plus sensible[96].

    5.4 L'erreur originelleIl faut enn dcouvrir l'origine de la possibilit de toutemtaphysique, au-del ou en de des interprtations quel'on peut en faire : le point de dpart de toutes les erreursde la mtaphysique est une croyance :

    l'origine de tout, l'erreur fatale a t decroire que la volont est quelque chose qui agit- que la volont est une facult[97]

    Cette croyance implique deux choses :

    il y a des actions ; ces actions supposent un acteur ; nous croyons trouver en nous un modle de cette

    cause (l'agent, le sujet, le moi).

    Ds lors, nous projetons les catgories de l'action dans lemonde des phnomnes, et croyons que tout vnementsuppose une substance qui ne se peut rduire aux qualitsphnomnales. C'est l l'ide d'une chose en soi.Cette erreur n'est donc pas seulement induite par lelangage, comme les autres erreurs, mais elle a un carac-tre originellement psychologique dont il faut expliquerpourquoi elle a eu un si grand succs.Ce succs sexplique si l'on considre que cette erreurdans la connaissance de soi comme cause a t interprtecomme libre arbitre (ce point est analys par Nietzschedans le chapitre du Crpuscule des idoles intitul Lesquatre grandes erreurs). Elle fait rfrence la thse deNietzsche selon laquelle la libert a t invente pourrendre les hommes responsables de leurs actes.Si nous suivons le raisonnement de Nietzsche, l'ensembledes erreurs de la mtaphysique a ainsi une origine

  • 18 6 CULTURE ET LGISLATION

    thologique et morale : l'homme est la cause de ses actes ;son moi est sa substance, son tre, d'aprs lequel il va in-terprter le monde des phnomnes en y projetant cettecausalit psychologique qui spare ce qui agit (un sujet,un substrat de ce qui devient) de ses eets. Cette croyanceentrane l'invention de l'unit, de l'identit, de la causalit,etc. toutes ces catgories qui prendront une forme syst-matique dans la mtaphysique.

    6 Culture et lgislationLa crise nihiliste appelle une rexion sur les fondementsdes valeurs qui forment une culture. Cette reexion em-brasse d'une part une critique de la modernit, en tantqu'hritire des valeurs platonico-chrtiennes, et, d'autrepart, une nouvelle donne grce la possibilit d'tablirde nouvelles hirarchies par le philosophe, en tant quemdecin de la culture et lgislateur. Cette crise des va-leurs pose le problme du pourquoi de l'existence hu-maine ( quoi bon ? ). L'humanit peut-elle se donner elle-mme des buts ? Le philosophe a pour responsabi-lit de crer une chelle de valeurs permettant de substi-tuer la volont de nant une volont de vie, d'avenir, dedpassement.

    6.1 Critique de la culture moderne

    Quelle ne sera pas la rpugnance des gnrations futuresquand elles auront soccuper de lhritage de cette p-riode o ce ntaient pas les hommes vivants qui gouver-naient, mais des semblants dhommes, interprtes de lopi-nion.[98] Un aspect important pour comprendre la pense deNietzsche est son anti-modernisme relatif. Cette oppo-sition se manifeste avec virulence dans sa critique dela dmocratie, de Rousseau, de l'hritage chrtien et del'ducation moderne. Pour autant, Nietzsche n'est pas tra-ditionaliste, dans la mesure o il souhaiterait voir la poli-tique, l'tat et toute autorit subordonns une ducationlitiste tourne vers l'art et la pense. Bien plus, la culturesoppose tout ce qui est politique, et tout ce qui est po-litique est dangereux pour la culture (Le Crpuscule desidoles, Ce qui manque aux Allemands). Il n'est donc niun conservateur, ni un aptre d'une socit de traditionsqui geraient le devenir culturel de l'humanit. Nietzschesoppose galement au militarisme, et critique trs sv-rement la btise militaire et culturelle et les vaniteusesprtentions du Reich :

    [] l'erreur de croire, comme faitl'opinion publique, comme font tous ceux quipensent publiquement, que c'est aussi la cultureallemande qui a t victorieuse dans ces lutteset que c'est cette culture qu'il faut maintenantorner de couronnes qui seraient proportionnes

    des vnements et des succs si extraordi-naires. Cette illusion est extrmement nfaste,non point parce que c'est une illusion - car ilexiste des illusions salutaires et fcondes - maisparce qu'elle pourrait bien transformer notrevictoire en une complte dfaite : la dfaite, jedirai mme l'extirpation de l'esprit allemand,au bnce de l'empire allemand .

    [] Les qualits morales de la disciplineplus svre, de l'obissance plus tranquillen'ont rien voir, en aucun cas, avec la culturequi distinguait, par exemple, l'arme macdo-nienne de l'arme grecque, laquelle tait in-comparablement plus civilise. C'est donc semprendre grossirement que de parler d'unevictoire de la civilisation et de la culture al-lemandes et cette confusion repose sur le faitqu'en Allemagne la conception nette de laculture sest perdue[99].

    La pense de Nietzsche a pu sembler foncirement apoli-tique, pourtant le problme de l'ducation et de la russited'une grande culture la hant toute sa vie.

    6.1.1 Critique de la philosophie universitaire

    Ce problme est au cur des Considrations Inactuelles :dans sa troisime Considrations inactuelles, il reprend lescritiques de Schopenhauer contre la philosophie universi-taire. On ne peut la fois servir l'tat et la vrit. Quandl'tat nomme des philosophes , il le fait pour sa puis-sance. Nietzsche souponne d'ailleurs que le vritable butde l'universit est de dgoter les jeunes gens de la puis-sance que constitue l'authentique philosophie en les ab-tissant :

    D'UNE PROMOTION DE DOCTO-RAT. - Quelle est la mission de toute instruc-tion suprieure ? - Faire de l'homme une ma-chine. - Quel moyen faut-il employer pour ce-la ? - Il faut apprendre l'homme sennuyer.- Comment y arrive-t-on ? - Par la notion dudevoir. - Qui doit-on lui prsenter comme mo-dle ? - Le philologue : il apprend bcher. -Quel est l'homme parfait ? - Le fonctionnairede l'tat. - Quelle est la philosophie qui donnela formule suprieure pour le fonctionnaire del'tat ? - Celle de Kant : le fonctionnaire en tantque chose en soi, plac sur le fonctionnaire entant qu'apparence. -[100]

    Ainsi, la philosophie universitaire est-elle ennuyeuse, ap-proximative, arbitraire, et est une fumisterie de la culturemoderne. ce propos, Nietzsche cite l'anecdote du phi-losophe qui demandait une personne en deuil la causede son malheur ; quand on lui eut appris qu'un grand phi-losophe venait de mourir, il stonna : un philosophe ?Mais il n'a jamais aig personne !

  • 6.1 Critique de la culture moderne 19

    Comme ce philosophe, il faut dire, selon Nietzsche, quela philosophie universitaire n'aige personne, et que celamme est aigeant ! La solution pour remdier cettesituation serait alors d'expulser les philosophes del'universit, de leur retirer leur traitement pour faire letri, voire de les perscuter. On verrait ainsi o sont lesvritables penseurs, comme l'tait Schopenhauer[101].

    6.1.2 Critique des philistins de la culture

    Cette critique de la philosophie universitaire est un aspectcapital de la critique qu'il adresse ceux qu'il appelle lesphilistins de la culture et qui rvle l'tat misrable de lacivilisation allemande, notamment depuis sa victoire mi-litaire sur la France, victoire qui a marqu, selon lui, lan lamentable de l'histoire de l'abtissement millnairede l'Allemagne.

    - je lai imput aux Allemands, commephilistinisme et got du confort : mais celaisser-aller est europen et bien daujour-dhui , pas seulement en morale et en art.

    Nietzsche critique particulirement l'illusion qu'avaientles Allemands, aprs leur victoire contre la France en1870, que cette victoire militaire signiait galement unevictoire culturelle, une supriorit de la culture allemandesur la culture franaise. Au contraire, il arme que mal-gr sa dfaite, la France a conserv sa domination cultu-relle.

    6.1.3 Critique de la dmocratie

    Nietzsche[102] dcrit le type d'homme qu'il nomme d-mocratique (demokratisch) comme le type reprsentatifdes ides modernes ; il dcrit galement la place de la d-mocratie dans l'histoire, son mouvement, et l'importancequ'elle peut avoir pour l'avenir (le mouvement dmo-cratique). Outre cette distinction, il faut remarquer queNietzsche emploie le mot Democratie dans les an-nes 1876 - 1879 pour dsigner l'tat dmocratique, tan-dis que la qualit dmocratique possde, partir des an-nes 1882 - 84, un sens gnral qui dsigne un type et peutdonc sappliquer des r