La démocratie à l’indienne La philosophie indienne et nous… · niques) citadines et composée...

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Aatish Taseer : Un djihadiste anglais Frédéric Tellier : L’Iran d’Ahmadi Nejab Ernst Wolfgang Böckenförde : L’Europe et la Turquie Achille Mbembe : La France à l’ère post-coloniale Yves Bertoncini, Thierry Chopin : Le référendum du 29 mai et le malaise culturel français Religiosités méditerranéennes Dionigi Albera, Aviad Kleinberg Les blocages de l’Afrique Matthew Lockwood, Stephen Smith La philosophie indienne et nous Roger-Pol Droit, Bernard Faure, Michel Hulin, Charles Malamoud La démocratie à l’indienne Christophe Jaffrelot, Sunil Khilnani numéro 137 novembre-décembre 2005 Extrait de la publication

Transcript of La démocratie à l’indienne La philosophie indienne et nous… · niques) citadines et composée...

  • Aatish Taseer : Un djihadiste anglais

    Frédéric Tellier : L’Iran d’Ahmadi Nejab

    Ernst Wolfgang Böckenförde : L’Europe et la Turquie

    Achille Mbembe : La France à l’ère post-coloniale

    Yves Bertoncini, Thierry Chopin : Le référendum du 29 mai et lemalaise culturel français

    Religiosités méditerranéennesDionigi Albera, Aviad Kleinberg

    Les blocages de l’AfriqueMatthew Lockwood, Stephen Smith

    La philosophie indienne et nousRoger-Pol Droit, Bernard Faure, Michel Hulin, Charles Malamoud

    La démocratie à l’indienneChristophe Jaffrelot, Sunil Khilnani

    numéro 137 novembre-décembre 2005

    Extrait de la publication

    gerbig

  • novembre-décembre 2005 numéro 137Directeur: Pierre Nora

    LA DÉMOCRATIE À L’INDIENNE

    Sunil Khilnani : Démocratie et nationalisme en Inde.Christophe Jaffrelot : L’Inde comme démocratie de marché ?

    La philosophie indienne et nousBernard Faure : La nature du bouddhisme.Michel Hulin : L’Inde ou l’attirance des gouffres.Charles Malamoud : Sous le regard de l’Occident.Roger-Pol Droit : Philosophe et barbare, est-ce possible ?

    Ernst Wolfgang Böckenförde : L’Europe et la Turquie. L’Union européenne à lacroisée des chemins ?

    LES BLOCAGES DE L’AFRIQUE

    Stephen Smith : France-Afrique : l’adieu aux « ex-néo-colonies ».Livre-montage, Matthew Lockwood : L’Afrique malade de ses États. Présenté par.Marcel Gauchet et Krzysztof Pomian.

    Aatish Taseer : Un djihadiste anglais.

    RELIGIOSITÉS MÉDITERRANÉENNES

    Aviad Kleinberg : L’enchantement du judaïsme. Angoisses et énigmes israéliennes.Dionigi Albera : La Vierge et l’islam. Mélange de civilisations en Méditerranée.

    Frédéric Tellier : L’Iran d’Ahmadi Nejab.

    PROBLÈMES DU MULTICUTURALISME À LA FRANÇAISE (SUITE)

    Achille Mbembe : La république désœuvrée. La france à l’ère post-coloniale.

    LA FRANCE ET LE CHOC DU 29 MAI (SUITE)

    Yves Bertoncini, Thierry Chopin : Impressions de campagne. Le référendum du29 mai 2005 et le malaise culturel français.

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    Extrait de la publication

  • La démocratie

    à l’indienne

    L’Inde s’est imposée, en une cinquan-

    taine d’années, comme une des incarnations

    à la fois singulières et exemplaires de la

    démocratie à partir desquelles interroger sa

    nature. Il y a désormais une démocratie « à

    l’indienne » qui mérite l’examen, au même

    titre que la démocratie « à l’américaine » ou

    « à la française ». Un cas extraordinaire, quand

    on songe aux obstacles que représentaient

    la hiérarchie des castes et le poids de l’anal-

    phabétisme. Et pourtant elle tourne!

    Deux éminents connaisseurs de « la plus

    grande démocratie du monde » analysent ici

    ses évolutions récentes. Sunil Khilnani éva-

    lue la place et la signification du courant

    nationaliste parmi les forces politiques

    indiennes. Christophe Jaffrelot sonde les

    retombées politiques de l’insertion accélérée

    du pays dans l’économie mondiale.

    Nous joignons au dossier une discussion

    autour de la réception de la philosophie

    indienne en Occident, à partir des deux livres

    que Roger-Pol Droit lui a consacrés, L’Oubli

    de l’Inde. Une amnésie philosophique (Paris,

    PUF, 1989) et Le Culte du néant. Les philo-

    sophes et le Bouddha (Paris, Éd. du Seuil,

    1997), repris dans la collection « Points » en

    2004. Nous remercions Bernard Faure,

    Michel Hulin et Charles Malamoud d’avoir

    bien voulu nous livrer leur avis et Roger-Pol

    Droit de s’être prêté à cet échange.

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    Extrait de la publication

  • Sunil Khilnani

    Démocratie et nationalisme

    en Inde

    L’histoire moderne de l’Inde atteste la pri-mauté du politique. À la différence de l’Europe,où les changements touchant l’économie et lesprocessus de production ont défini la nature de la modernité, en Inde c’est la présence toujoursplus intrusive de l’État, avec l’expansion paral-lèle du domaine politique, qui a refait la société,en même temps que les termes de son identité etde son action. Depuis 1947, cet État existe sousune forme démocratique. Le lien entre l’Étatdémocratique de l’Inde et sa diversité sans pareillen’a jamais été, pour les Indiens, un simple sujetde curiosité universitaire, pas plus que les pro-blèmes posés par cette relation ne se cantonnentau domaine politique. La réussite ou l’échec desefforts de la démocratie indienne pour préserverles diversités du pays est une question pratiquepressante – il y va du destin de plus d’un milliardd’êtres humains – et dépend de l’exercice dujugement politique. Ceux qui, en Inde, ont leplus réfléchi à ces diversités et à leur articulationdémocratique ont aussi été des acteurs poli-

    tiques : des hommes et des femmes qui ont dûporter des jugements et agir. Lorsqu’on abordecet ensemble de questions, il importe donc desavoir circuler entre la perspective de l’intelli-gence politique et celle du jugement politique.

    La démocratie, au sens de système fondé surla séparation des pouvoirs, la liberté de la presseet la liberté d’association, le suffrage universel etles droits de l’individu, mais aussi l’alternancerégulière des gouvernements à la faveur d’élec-tions libres, est désormais pleinement consoli-dée en Inde (depuis l’Indépendance, le pays aconnu quatorze élections nationales et beaucoupplus dans les différents États). De ce point devue, le système politique indien a réussi à insti-tutionnaliser l’incertitude 1. La démocratie entant que type de gouvernement, régime politique

    Sunil Khilnani dirige le programme des études sur l’Asie du Sud à l’université Johns Hopkins à Washington. Il vient de publier L’Idée de l’Inde, Paris, Fayard, 2005.

    Cet article reprend le texte d’une conférence prononcée auCollège de France, à Paris, le 30 mai 2005.

    1. Adam Przeworski, Democracy and the Market, Cam-bridge, Cambridge University Press, pp. 13-14.

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    fait de lois et d’institutions, a acquis une existencevéritable, c’est-à-dire par nature problématique.De manière tout aussi significative, cependant,l’idée de démocratie a pénétré l’imaginationpolitique indienne : une idée qui suppose la plas-ticité de l’univers humain et qui refuse l’ordon-nancement divin de l’ordre social, qui promet deplacer l’appareil étranger de l’État sous le contrôlede la volonté collective d’une communauté.

    Le soutien croissant dont jouit la démocratieen Inde se manifeste de diverses manières, àcommencer par les sondages. En 1971, 43 % des Indiens disaient soutenir les partis, lesassemblées et les élections ; en 1996, ils étaient69 % 2. À l’Indépendance, l’Inde comptait uneinfime élite politique (quelques milliers de per-sonnes, peut-être), issue presque exclusivementdes castes supérieures (essentiellement brahma-niques) citadines et composée d’hommes ayantfait des études. L’Inde compte aujourd’huiquelque trois millions d’élus, à tous les niveauxdu système politique, de l’échelon national jus-qu’au village. Près de dix millions d’Indiens seprésentent aux élections : autant de gens qui ontun intérêt matériel direct à préserver la démocra-tie 3. Les origines sociales de la classe politiquechangent à vue d’œil, tandis qu’entrent sur lascène électorale un nombre toujours plus grandd’Indiens, en particulier ceux qui se trouvent enbas de l’échelle sociale : les pauvres, mais aussila population rurale et des électeurs analphabètesou semi-analphabètes 4. De 45 % environ en1952, le taux de participation dépasse régulière-ment aujourd’hui 60 %.

    Aux élections nationales de mai dernier,400 millions d’Indiens – en grande majorité despauvres – ont librement participé à un choix col-lectif. Il vaut la peine de s’arrêter sur ce simplechiffre. Il représente le plus grand exercice d’élec-tion démocratique qu’ait jamais connu l’histoire

    humaine. De toute évidence, l’idée de démocra-tie, née sur un flanc de colline à Athènes voici2 500 ans, a beaucoup voyagé et décrit de nosjours un éventail disparate de projets et d’expé-riences politiques 5. Du fait de l’itinéraire suivi parl’idée démocratique, il n’est plus possible d’écrireune histoire cohérente des idées politiques occi-dentales en restant systématiquement dans leslimites de l’expérience historique de l’Occident.Des idées comme la démocratie ont balayé laplanète ; happées par des tourbillons historiquestrès différents, elles donnent naissance à desexpériences politiques qui transforment à leurtour ces idées. La démocratie, en tant qu’idéepolitique, tire sa force de sa promesse : de sonouverture résolue à l’avenir, non pas de la lignéede ses ancêtres. Les formes de démocratie anté-rieures ne sauraient revendiquer aucun privilègenormatif particulier. Dans le passé, c’est la théo-rie politique occidentale qui définissait les condi-

    Sunil KhilnaniDémocratie et nationalisme

    en Inde

    2. 1996 National Election Survey et Yogendra Yadav,« Understanding the Second Democratic Upsurge ». À la question « Pensez-vous que ce pays pourrait être mieux gou-verné sans partis ni assemblées ni élections ? », 43,4 % répon-daient non en 1971; en 1996, ils étaient 68,8 %. Le même constat ressort d’une comparaison de l’Inde avec d’autres pays. Lors d’une enquête de 1998, 60,3 % répondirent oui à laquestion « La démocratie est-elle préférable à toute autre forme de gouvernement ? » (27,5 % ayant répondu « ne saitpas », ce chiffre de 60,3 % signifie que 83 % de ceux qui expri-mèrent une opinion se dirent favorables à la démocra-tie). Ces pourcentages sont à rapprocher des chiffres obte-nus dans d’autres pays : 80 % (85) en Uruguay, 78 % (83) en Espagne, 53 % (48) en Corée du Sud, 52 % (54) au Chili,41 % (48) au Brésil. Voir Centre for the Study of DevelopingSocieties, National Election Study; et Alfred Stepan, Juan Linz et Yogendra Yadav, « “Nation State” or “State Nation” ? India in Comparative Perspective », à paraître.

    3. Yogendra Yadav, « Indian Democracy : an Audit », étude présentée à la IXe Indira Gandhi Memorial Confe-rence, New Delhi, novembre 2004.

    4. Sur la mobilisation des ordres inférieurs et pour deschiffres relatifs aux origines de castes et aux origines rurales ou urbaines des élites politiques, voir Christophe Jaffrelot[2003], La Révolution silencieuse de l’Inde. La démocratie parla caste, Paris, Fayard, 2005.

    5. John Dunn, Setting the People Free : The Story of Democracy, Londres, Grove Atlantic, 2005.

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    tions, tant pratiques qu’intellectuelles, dans les-quelles le reste du monde devait négocier le ter-rain de la politique moderne. Mais son avenirse décidera hors de l’Occident. Et l’expérienceindienne pèsera lourd dans la forme qu’ilprendra.

    Peu de systèmes contemporains étaient plusimprobables que l’incarnation indienne de ladémocratie. Tandis que cette démocratie conti-nue d’évoluer, sa forme devient toujours plusdifficile à saisir. Alors que, dans l’optique clas-sique, la démocratie passait pour un moyen derendre une société plus transparente à elle-même,le fonctionnement de la démocratie indienneparaît produire une opacité sociale croissante,tant pour les observateurs que pour les partici-pants. Il est à cela au moins trois raisons. Pre-mièrement, nous sommes si bien habitués àutiliser des modèles et des postulats tirés de l’ex-périence occidentale que nous manquons depoints de vue intellectuels et interprétatifs pourdégager le sens de l’expérience démocratique encours dans ce pays. Plus particulièrement, ausein des élites politiques mélangées et en pleinessor de l’Inde, comme entre elles et le reste de lasociété, on observe une fracture croissante dansl’intelligence des fins de la démocratie, voire dela politique. L’invitation que les élites indiennesavaient adressée aux masses pauvres et surtoutanalphabètes en 1947 a désormais été pleine-ment acceptée, au point de bouleverser les rou-tines familières. Cet écart entre les secteurs de ladémocratie indienne diversement qualifiés deformel et d’informel – ou d’organisé et d’inorga-nisé –, entre différents « cercles d’intelligibilité »,peut s’interpréter comme un écart entre, d’unepart, les accents constitutionnalistes d’une éliteanglicisée et paternaliste jadis dominante et, del’autre, un ordre inférieur mobilisé qui insiste surune vision plus vernaculaire du monde et

    cherche à la réaliser de manière plus prosaïque.Troisièmement, ce choc des visions se produitsur un vaste territoire dans une période de chan-gement étourdissant 6.

    La démocratie n’est certainement pas réduc-tible aux élections : les élections font partie d’unensemble plus large de règles et de pratiquesdestinées à mandater l’État. En Inde, cependant,les élections ont acquis un relief particulier, aupoint de représenter, par métonymie, la démo-cratie même : avec le cricket et le cinéma deBollywood, elles sont une obsession collective,le pont étroit qui rattache les différentes concep-tions de la politique indienne. Que la démocratieait été simplifiée au point de désigner, essentiel-lement, les élections est certes préoccupant.Mais celles-ci sont aussi devenues un ingrédientvital de la conception d’une identité indiennecommune. Le simple fait de voter rattache lesIndiens à travers le sous-continent : il leur donnele sentiment d’être différents, notamment deleurs voisins les plus proches. Néanmoins, alorsmême que les élections remplissent toujours plusl’espace politique, le sens de leurs verdicts sefait plus nébuleux.

    Vue de loin, la démocratie indienne – qui vas’intensifiant dans une société d’inégalité écono-mique également croissante – paraît susciter desformes d’identification politique et de représen-tation qui menacent sa diversité dans la cohabi-tation. La manifestation la plus spectaculaire en

    Sunil KhilnaniDémocratie et nationalisme

    en Inde

    6. Cf. Pratap Bhanu Mehta, The Burden of Democracy(New Delhi, Penguin, 2003, p. 13), évoquant « l’irrésistibleimpression que la société indienne s’envole dans de mul-tiples directions à la fois », en sorte que paraît « s’estomperl’unité de tous les points de référence ». Voir également SudiptaKaviraj, « The Culture of Representative Democracy », inP. Chatterjee (éd.), Wages of Freedom : Fifty Years of the IndianNation-State, Delhi, Oxford University Press, 1998, et S. Khilnani, « The Indian Constitution and Democracy », inE. Sridharan et al. (éd.), India’s Living Constitution, Delhi, Permanent Black, 2002, pp. 64-82.

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    a été la montée du parti nationaliste hindou, leBharatiya Janata Party (BJP), qui espère donnerun sens politique au fait qu’une majorité d’In-diens se reconnaissent dans des confessions hin-doues et donc redéfinir la nature de l’Étatlaïque 7. Du bord opposé, on assiste à une proli-fération de partis enracinés dans des identitésrégionales – qui savent se faire entendre – aupoint de sembler menacer l’Union. Reste que,contre toute attente, les élections de 2004 ont vula défaite du BJP et porté au pouvoir un gouver-nement de coalition réunissant vingt-trois partissous la houlette du parti du Congrès (jamais,dans aucune démocratie, un gouvernement decoalition n’avait rassemblé autant de partis), etviennent nous rappeler à point nommé que leschoses sont plus compliquées.

    Depuis la fin des années 1980, la montée duBJP a été contrebalancée par deux autres proces-sus encore plus importants. Le premier est unrééquilibrage – résultant en partie d’évolutionséconomiques – des relations entre le gouverne-ment national de New Delhi, le « Centre », et lesgouvernements des États régionaux. Le secondest l’essor des partis des castes inférieures. Ladémocratie indienne a fait en sorte que la rela-tion entre l’appartenance particulière et collec-tive ou la question de la forme et du contenu dela nation restent continuellement un objet dedébat : la vie politique démocratique est précisé-ment un combat perpétuel pour persuader les gens de se voir de telle ou telle manière, uneconcurrence autour des identifications politiques.

    On peut aborder la nature de la démocratieinstable de l’Inde d’au moins trois points de vue: les relations entre démocratie et égalité, entredémocratie et liberté et entre démocratie etdiversité. Les résultats de l’Inde dans ces diversdomaines ont été mélangés, et chacun mériteraitune discussion approfondie. Je mettrai ici l’ac-

    cent sur la démocratie et la diversité en mecontentant de traiter des diversités en Inde même(par opposition au lien entre les diversités del’Inde et le monde 8). Dans cette optique, il mesemble que le cadre démocratique de l’Inde arelativement bien réussi à donner de l’espace auxdiversités du pays et à corriger la tendance dansles phases de dévaluation de la diversité. Je com-mencerai par esquisser les deux grandes réponsescontradictoires que le XXe siècle a appor-tées à laréalité de ces diversités – deux réponses qui ontinspiré des idées rivales de la nation indienne etdu nationalisme. Je traiterai ensuite de laconception de l’identité indienne associée aunom de Nehru en évoquant brièvement sesefforts pour donner forme à une vision provi-soire de l’identité indienne – laquelle supposaitune grande habileté politique et nécessitait uneréélaboration régulière.

    Pour finir, j’examinerai comment le cadredémocratique de l’Inde a encouragé l’émergencede tout un éventail d’identités politiques – ycompris de certaines qui aspirent à limiter ladiversité du pays au nom d’un nationalismeindien plus étroit. J’espère pourtant montrer que,s’ils ont été favorisés, ces mouvements ont étéégalement contraints par les rouages de la démo-cratie indienne.

    Sunil KhilnaniDémocratie et nationalisme

    en Inde

    7. Sur le caractère conceptuellement spécieux de l’idée de majorité hindoue, voir inter alia Amartya Sen, The Argu-mentative Indian : Writings on Indian History, Culture and Iden-tity, Londres, Allen Lane, 2005, chapitres III et XVI.

    8. Voir S. Khilnani, « The Idea of India in the Era of Globalisation », in Kay Glans (éd.), Visions of Global Society,Stockholm, Axess Publishing, 2004.

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    Diversités indienneset réponses nationalistes

    Les diversités mêmes de l’Inde, qui ont donnéà ses peuples de multiples attaches particulières,ont conduit la plupart des observateurs à douterque l’Inde puisse être une nation. Telle était laprémisse du pouvoir colonial en Inde. L’admi-nistrateur colonial John Strachey le dit sansdétours en 1885 : « L’Inde n’existe pas et n’ajamais existé ; pas plus que n’a jamais existé unpays indien possédant, suivant les critères euro-péens, une sorte d’unité physique, politique,sociale ou religieuse, une nation ou un “peuplede l’Inde” 9. » Le seul trait qui parût communà l’ensemble du sous-continent aux yeux desétrangers était le système des castes, mais ils’agissait plus d’un principe de division qued’un principe d’unité, et d’un principe qu’aucunintellectuel indien n’était moralement enclin àjustifier. Tocqueville, dans ses ébauches d’unouvrage sur l’Inde, exprima un point de vue cou-rant quand il expliqua que l’Inde avait étémaintes fois conquise parce que sa civilisationprivait les Indiens de toute fibre patriotique. Loind’être une nation, l’Inde est un pays où « chacunede ces castes forme une petite nation à part, quia son esprit, ses usages, ses lois, son gouverne-ment à part. C’est dans la caste que s’est ren-fermé l’esprit national des Indous. La patrie poureux c’est la caste, on la chercherait vainementailleurs, mais là, elle est vivante 10 ».

    Comme il était à prévoir, la conviction quel’Inde n’était pas, et ne pouvait être, une nationtransparaissait dans les pratiques taxonomiquesdu Raj britannique. Ainsi le sous-continent était-il divisé entre les États princiers et l’Indebritannique, permettant aux Anglais de diriger

    celle-ci comme une série de communautés seg-mentées, avec pour chacune des électorats sépa-rés, destinés à défendre leurs identités désormaispétrifiées ; dans le même temps, chacune étaitencouragée à instaurer ses propres relations pré-férentielles avec le Raj 11. Par sa politique, celui-ci concourut à faire de l’Inde une sociétécomposée de communautés qui se menaceraientmutuellement, n’étaient les effets pacificateursde la puissance impériale. Par ailleurs, le Rajdonna également aux Indiens la possibilité de seconcevoir comme des individus, dont les droitset les intérêts pouvaient être défendus devant untribunal et qui pouvaient s’associer au serviced’intérêts communs 12. Il en résulta une visionbifocale de la notion de représentation (et de ceque celle-ci requérait). Les communautés étaientperçues soit comme douées d’une identité indi-visible, chacune exigeant de l’État un traitementuniforme – indépendamment de sa taille ; soit, àl’inverse, comme des agrégats numériques d’in-térêts individuels, l’État accordant davantageaux groupes les plus lourds. Dans les années1940, ces deux conceptions devaient se heurterdans une horrible confusion. Selon MuhammadAli Jinnah et la Ligue musulmane, chaque hindouou musulman devait être traité d’abord commeun membre de sa communauté (plutôt qu’en

    Sunil KhilnaniDémocratie et nationalisme

    en Inde

    9. John Strachey, India, Londres, Kegan Paul, 1888, pp. 5-8 (en français, L’Inde, préface et trad. de J. Harmand,Paris, Société d’éditions scientifiques, 1892). Il exprima ce jugement dans une conférence donnée en 1885, l’année même où se constitua le Congrès national indien – un mouve-ment dont la raison d’être était de réfuter ce point de vue.

    10. Alexis de Tocqueville, « Ébauches d’un ouvrage surl’Inde », in J.-J. Chevalier et A. Jardin, Alexis de Tocqueville :Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1962, t. III, p. 447.

    11. Voir, par exemple, Bernard Cohn, An AnthropologistAmong the Historians, New Delhi, Oxford University Press,1987.

    12. Sur la singularité de la société civile indienne, voirS. Kaviraj et S. Khilnani (éd.), Civil Society : History and Pos-sibilities, Cambridge, Cambridge University Press, 2001,chap. IX et XV.

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    individu) tandis que l’État devait accorder uneconsidération égale à chaque communauté (cetargument pouvait paraître aller dans le sensd’une protection des minorités). Prétendant s’exprimer au nom des tous les Indiens, leCongrès, en revanche, souhaitait détacher lesindividus de leurs communautés particulières etles persuader de se considérer comme membresd’une communauté plus large, c’est-à-direcomme des Indiens.

    Les perturbations induites par l’Empire dansles conceptions de l’identité collective amenè-rent les élites indiennes à se rallier à des formesdistinctives de communauté politique. Celles-cile firent de façons diverses, voire contradictoires,en invoquant la religion, la caste, la région, maisaussi la nation – alors conçue comme une entitéstable susceptible, à leurs yeux, d’évincer lesBritanniques. Par bien des côtés, l’expression« nationalisme indien » est un raccourci trompeurpour décrire une période de fermentation intel-lectuelle et politique, à la fin du XIXe et auXXe siècle, qui engloba différents projets : anti-colonialisme, patriotisme et nationalisme. Lesbases possibles d’une communauté à l’échelle du sous-continent furent vivement débattuesdans les langues régionales (surtout au Bengaleet au Maharashtra, les deux régions exposéesdepuis le plus longtemps à la présence britan-nique), tandis qu’un sentiment d’identité régio-nale germa à la faveur de l’affrontement visant àdéfinir une communauté indienne élargie. L’idéeque le nationalisme indien devait par la suite uniret subordonner ces entités régionales résultedonc d’une méprise sur le lien entre nation etrégion en Inde. En vérité, les sentiments régio-naux et nationaux sont apparus simultanément àtravers des autodéfinitions parallèles : c’est là unfait essentiel pour comprendre la nature singu-lière de l’indianité, avec ses diverses couches,

    mais aussi le rapport entre nation et régionaujourd’hui13.

    Dans les décennies du milieu du XXe siècle,le débat sur la nature de l’identité de l’Inde avait,en gros, pris deux directions. La première accep-tait le diagnostic du handicap constitué par lesdiversités internes de l’Inde et sa myriade de par-ticularismes, et souhaitait y mettre fin. Très mar-quée par la réussite éclatante des nationalismeseuropéens, cette approche entendait interpréter lenationalisme en Inde en fonction d’une entitéreligieuse englobante, voyant dans la religion unciment social de la nation. Cette idée de « com-munalisme », ainsi qu’on devait l’appeler enInde, fut reprise par le nationalisme musulmanaussi bien qu’hindou. Elle affirmait que l’homo-généité était la seule base possible de la nation :« une seule nation, un seul peuple, une seule cul-ture », devaient proclamer les manifestes du BJPdans les années 1990. Il faut mesurer combienles idées et modèles occidentaux ont contribué à façonner ce nationalisme reli-gieux. V. D. Savarkar, l’idéologue de l’Hindutvaà laquelle adhère l’actuel BJP, était un brahmaneincroyant de l’Inde occidentale ; admirateur ettraducteur de Mazzini, il fonda une sociétésecrète sur le modèle de Jeune Italie (complotantd’assassiner le vice-roi, ses membres apprirent àfabriquer des bombes auprès d’un révolution-naire russe à Paris). D’autres suivirent la trajec-toire d’Aurobindo Ghose, qui, après ses étudesau King’s College de Cambridge, revint au payspour en redécouvrir et en propager les traditionsspirituelles, tandis que Vivekananda, lui aussipétri de pensée européenne, exhorta ses jeunes

    Sunil KhilnaniDémocratie et nationalisme

    en Inde

    13. Pour d’excellents aperçus de ce processus, voir Sheldon Pollock (éd.), Literary Cultures in History : Recons-tructions from South Asia, Berkeley, University of CaliforniaPress, 2003.

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    adeptes à s’en tenir aux « trois B » : bœuf, bicepset Bhagavad Gîta.

    À l’opposé de cette optique fondée sur l’ému-lation, un autre courant, riche en désaccordsinternes et en diversité, devait rejeter le nationa-lisme sous ses formes européenne et japonaise.Ainsi, Tagore, dans ses célèbres conférences surle nationalisme comme au fil de sa pensée et deses écrits, insista sur la singularité de l’identitéindienne en comparaison avec d’autres cultures :« l’idée de l’Inde », souligna-t-il, militait « contrela conscience aiguë de l’idée d’un peuple quiserait à part des autres 14 ». Loin d’être une civi-lisation exclusivement hindoue, l’Inde, aux yeuxde Tagore, était une confluence de nombreusescultures : il est frappant de constater qu’il préfé-rait évoquer l’Inde à travers l’image des fleuveset des océans plutôt qu’à travers l’image natio-naliste plus courante de la terre. Le MahatmaGandhi, pour sa part, situait l’unité de l’Indedans une morale religieuse sui generis, assem-blage éclectique d’éléments empruntés aux tra-ditions populaires de dévotion (Bhakti), maisaussi aux écritures chrétiennes et islamiques.Alors qu’il refusait de dissocier la religion dupolitique et qu’il ne manquait pas de recourir auxsymboles hindous, il récusait la vision martialedes nationalistes hindous pour ressusciter unpatriotisme féminisé plus ancien qui prisait lesdifférences de l’Inde. Nehru voyait égalementdans l’hétérogénéité la force de l’Inde, estimant,comme Madison, qu’un brassage à grande échelleétait bénéfique à la liberté et à la créativité cul-turelle et intellectuelle tout en constituant unmoyen d’étaler les risques. Mais alors que Gandhirejetait l’État moderne, qui inspirait aussi quelqueréserve à Tagore, Nehru le jugeait nécessaire sil’on voulait que l’Inde fît son chemin dans lemonde.

    Nehru, qui dirigea l’Inde dans les dix-sept

    premières années de l’État indépendant, fait lelien entre les idées de Tagore et de Gandhi, d’uncôté, leur traduction dans la pratique étatique, del’autre. Il lui fallait imaginer un nationalismepropre à l’Inde, mais aussi compatible avec lesexigences de l’État moderne (et fort peu indien).Aucun intellectuel indien ne perçut plus claire-ment les potentialités du nationalisme en Inde,comment il pouvait unir le pays ou le mettre endanger, tant sur le plan intérieur qu’à l’extérieur.Reposant sur une lecture critique de l’expé-rience des autres nationalismes – les spectres dela balkanisation ou du militarisme suicidaire duJapon impérial – et de l’histoire de l’Inde, sonapproche se traduisit par un empressement àinventer et, surtout, à temporiser, lorsqu’il s’agitde définir les termes de l’identité indienne.

    Des théoriciens nous ont récemment invités à voir dans le nationalisme la diffusion à traversle monde d’une forme modulaire et standardiséeélaborée en Occident : communauté de citoyensà la française ou idée volkisch d’une origine eth-nique ou culturelle partagée. Si Nehru était cer-tainement séduit par l’exemple politique etéconomique de l’Occident moderne, il l’étaitbeaucoup moins par ses modèles culturels. En1947, il s’était convaincu que le nationalismeindien ne pouvait se calquer purement et simple-ment sur les exemples européens 15 et refusaitd’admettre que toutes les nations dussent spéci-fier leur identité de façon identique.

    Dans son approche du lien entre culture etpouvoir, Nehru récusait le présupposé libéral

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    14. Tagore à Charles Freer Andrews, mars 1921, cité inAmartya Sen, The Argumentative Indian, op. cit., p. 348. Voiraussi Isaiah Berlin, « Rabindranath Tagore and the Conscious-ness of Nationality », in The Sense of Reality, Londres, Chatto& Windus, 1996 ; en français, Le Sens des réalités, trad. GilDelannoi et Alexis Butin, Paris, Éditions des Syrtes, 2003.

    15. Voir J. Nehru, The Discovery of India, Calcutta, Signet Press, 1946.

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    suivant lequel les individus peuvent dépasserleur héritage culturel pour se refondre au gré deleurs aspirations ou de celles de l’État – ce quirevenait à faire passer la rationalité individuelleabstraite avant tout sentiment d’identité cultu-relle 16. Pareillement, cependant, il se détournade l’idée de cultures conçues comme des toutsfermés sur eux-mêmes, des communautés delangage ou de croyances hermétiques – une idéequi nourrit deux approches : l’optique conserva-trice de l’État considéré comme un instrument àla disposition de la communauté ou l’approcheplus bénigne d’un État assimilé à un conserva-teur d’objets culturels et ayant pour mission depréserver les communautés. Les cultures étaientau contraire des formes d’activité imbriquées,qui commerçaient les unes avec les autres, semodifiant et se remodelant mutuellement. Telétait, insistait Nehru, l’un des aperçus les plusriches à tirer de l’histoire indienne. Loin d’êtreformée d’individus libéraux ou de communautéset de nationalités fermées, l’Inde était une sociétéde différences interdépendantes qui s’étaientaffirmées au fil de l’histoire. Pour reprendre saremarquable métaphore, elle était « pareille àquelque antique palimpseste couvert de maintescouches de pensées et de rêveries, sans qu’au-cune couche n’ait jamais réussi à dissimulerou effacer entièrement ce qui avait été écritplus tôt 17 ».

    Nehru puisa dans une version romancée dupassé indien pour forger une fiction qui permîtde résister aux effets diviseurs de l’État colonialcomme à l’héritage d’un ordre social profondé-ment inégalitaire. Mais son idée force, sur lanature des différences et des relations en Inde– l’image d’une identité indienne faite de couchesmultiples –, n’était pas fausse. Qu’il ait pu trans-former cette métaphore en politique d’État estfrappant à deux égards au moins. Pour commen-

    cer, dans les conditions politiques propres àl’après-Partition, tout plaidait pour d’autres défi-nitions, plus simples. Avec la création d’un Étatpakistanais censé rassembler tous les musulmansdu sous-continent, beaucoup, en Inde, avaient lesentiment que l’État indien devait être le refletspéculaire du Pakistan : se définir comme l’apa-nage de la majorité hindoue et devenir un Étathindou. Un concours de circonstances – l’assas-sinat de Gandhi par un fanatique hindou et, peuaprès, la disparition de Sardar Patel, principalrival de Nehru pour le pouvoir et sympathisantde la cause hindoue –, mais aussi son habiletépolitique permirent à Nehru de contrer cetteambition « spéculaire ». Après 1947, le sous-continent indien associait, sous la forme duPakistan et de l’Inde, deux conceptions radicale-ment différentes des moyens de s’accommoderde la diversité dans le cadre de l’État moderne,deux idées bien distinctes de l’État et de l’iden-tité nationale. Que Nehru ait pu faire valoir cetteconception est aussi frappant d’un autre point devue, parce que rares étaient les ancrages intellec-tuels ou théoriques contre les courants politiquesqui entraînaient vers des conceptions plusétroites et religieuses de l’identité nationale. Le« multiculturalisme » est de nos jours une idéefamilière, bien que vague, enveloppée d’uneépaisse pénombre universitaire ; au milieu duXXe siècle, cependant, c’était une façon très inha-bituelle d’envisager la construction d’un nouvelÉtat, notamment de la taille et de la diversité del’Inde.

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    16. Pour un exposé de la thèse de la primauté de la rai-son sur l’identité, cf. Amartya Sen, « Reason before Identity »,The Romanes Lecture, Oxford, 1999.

    17. Jawaharlal Nehru, The Discovery of India, 1946.

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    De l’identité indienne comme politiquenationale chez Nehru

    Il fallait donc à Nehru beaucoup d’imagina-tion politique et intellectuelle pour matérialisercette conception d’une identité indienne plurielleà travers un ensemble de dispositifs étatiques quimarquèrent de leur empreinte la pratique ulté-rieure. La réussite de Nehru ne tient ni à quelqueposition prééminente ni à un consensus partagé,mais à ses talents politiques et, souvent, à despositions de vulnérabilité 18. Trois aspects de sonœuvre méritent d’être rappelés.

    En premier lieu, il employa les instrumentsde l’État colonial hérité et transforma l’orienta-tion dudit État. Le cas est rare, voire unique,parmi les mouvements nationalistes anticolo-niaux : avant l’indépendance, le parti du Congrèsmanquait de la capacité d’imposer par la force sadéfinition d’une identité nationaliste. Contraire-ment à maint autre mouvement anticolonial– en Algérie, en Indonésie, au Vietnam –, il nedisposait pas de branche militaire (Subhas Bosefut exclu du parti précisément pour avoir choisicette forme d’opposition aux Britanniques).Aussi, là encore à la différence de ces autresmouvements, ne pouvait-il retourner cette forcecontre les « siens » afin d’imposer une nation. Dece point de vue, l’acquisition de l’État en 1947,avec son armée et son administration, fournit auCongrès le minimum de moyens nécessaires pourentretenir un sentiment national. Et l’emploi deces instruments avait désormais une justificationnouvelle : leur but n’était pas simplement, commel’avait proclamé le Raj, de maintenir l’ordre socialet de distribuer équitablement châtiments etrécompenses, mais de promouvoir la cohésion etd’enrôler les Indiens dans un projet de dévelop-

    pement partagé. Récusant une approche essen-tiellement culturaliste du nationalisme, Nehruréussit à le définir en termes de développementet à refondre ainsi les missions de l’État colonial.Les Britanniques étaient partis, mais leur État,demeuré largement intact entre les mains desIndiens, redéploya alors ses énergies pour remé-dier à toute une série de fléaux sociaux : pauvreté,injustice du système des castes et « communa-lisme » (l’exploitation de la religion à des finspolitiques), dont la défaite, aux yeux de Nehru,exigeait l’action d’un État unitaire et en expan-sion. Avec le recul, il semble que cette confianceexcessive en l’État ait eu pour effet d’affaiblir leprojet de développement même qui l’avait encou-ragée. Dans la redéfinition de l’État et de sesmissions, on constate une absence intéressanteet fatidique : celle de l’éducation de classe, del’inculcation quotidienne d’une éthique nationa-liste à travers le système scolaire suivant unetechnique employée par la plupart des États-nations 19. De ce point de vue, l’État de Nehrun’a su ni éduquer ni inculquer, mais il a contri-bué à souder le pays.

    En deuxième lieu, la Constitution devaitconcourir de manière cruciale à formater la rela-tion entre la conception qu’avait Nehru desdiversités de l’Inde et son ordre démocratique.La Constitution indienne est moins l’énoncéidéologique fort d’une vision du monde logiqueet cohérente qu’un champ de forces qui essaie destabiliser toute une gamme de considérationssouvent contradictoires. Les éléments de base

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    18. Cf. R. Kothari, Politics in India (New Delhi, OrientLongmans, 1970), pour l’idée que la période Nehru reposa sur un consensus.

    19. Cet échec donna leur chance aux nationalistes hin-dous, qui ont compris l’importance de l’enseignement. VoirVeronique Benei, « Teaching Nationalism in MaharashtraSchools », in Véronique Benei et Chris Fuller (éd.), The Eve-ryday State and Society in India, New Delhi, 2001.

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    de la construction institutionnelle qui fixa lestermes de l’identité indienne étaient au nombrede quatre : le suffrage universel dans le cadred’un seul corps électoral ; l’allocation des pou-voirs entre l’État central et les gouvernementsrégionaux ; les politiques de « réservation » oude discrimination positive destinée à améliorerle sort des castes historiquement défavorisées ;et le pluralisme légal en matière de droit civilafin d’amener les minorités religieuses à faireconfiance au nouvel État.

    Telle que la concevait Nehru et que la Consti-tution l’exprima, l’identité nationale indiennen’était ni exhaustive ni immuable. L’indianitéétait plutôt un assemblage d’autres apparte-nances, elles-mêmes altérables dans certaineslimites : attaches linguistiques, culturelles et reli-gieuses, dans un ordre plus ou moins souple. Lamobilité même de ces éléments était reconnuede diverses manières.

    Pour commencer, l’État central a tacitementadopté le principe suivant lequel les unitésinternes de l’Inde, les États régionaux composantl’Union, ne reposaient pas sur des identités etdes frontières fixées par la nature. Ces frontièrespouvaient être redessinées et l’État central pou-vait très aisément créer des unités nouvelles parla loi : ainsi de nouveaux États ont-ils vu le jourau cours des cinquante dernières années – les troisderniers en date remontant à l’an 2000. Loin queles identités régionales fussent vouées à se laisserabsorber au sein d’une identité indienne englo-bante, la Constitution a permis à l’État de recon-naître de nouvelles identités et de donnersatisfaction à divers groupes culturels qui récla-maient leur propre gouvernement régional. LaConstitution a aussi consacré le principe d’untraitement asymétrique des diverses composantes.Ainsi a-t-il été accepté que le Cachemire, seulÉtat à majorité musulmane de l’Inde, soit traité

    différemment et bénéficie d’une plus large auto-nomie que les autres États de l’Union, même sicelle-ci a été paradoxalement compromise par lemanque d’empressement de New Delhi et sonincapacité à laisser s’y consolider une vie poli-tique démocratique.

    De plus, sur le terrain des langues – marqueuressentiel de l’identité régionale aussi bien quenationale et sujet de vives controverses dans lesdébats d’avant l’indépendance –, la Constitution atrouvé un habile compromis. Au lieu d’adop-ter une « langue nationale », on préféra ajournerce choix pour créer une catégorie de « languesofficielles » utilisables dans la vie publique. Outrel’hindi et l’anglais, l’Inde dispose d’un « inven-taire » ou d’une liste de vingt-deux autres languesreconnues – une liste qui s’est allongée au coursdes cinq dernières décennies sans quasiment lemoindre coût politique. (Le dernier amendementconstitutionnel en ce sens remonte à 2003, etl’on peut en prévoir d’autres.) Dans le mêmetemps, le statut de l’anglais et de l’hindi a faitl’objet d’une révision parlementaire tous les dixans, permettant ainsi leur usage et leur accepta-tion continus pour des raisons pragmatiques, sansleur donner un statut permanent et irrévocable.

    Quant à la question plus épineuse encore dela religion, elle a également été traitée par l’im-provisation. Avec la décision de mettre fin auxélectorats séparés du Raj (les musulmans nevotaient que pour des musulmans, les hindouspour des hindous, et ainsi de suite) et d’instau-rer le suffrage universel dans le cadre d’un seulet unique corps électoral, il fallait trouver denouvelles protections pour que les minorités religieuses gardent confiance dans l’État. Paral-lèlement à la reconnaissance des identités lin-guistiques régionales, la Constitution a permis lareconnaissance par la loi de communautés reli-gieuses, consacrant ainsi le pluralisme légal de la

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    pratique coloniale : en matière de droit civil et dedroit coutumier, les citoyens pouvaient choisirentre leur religion ou le droit civil de l’État.Convaincu de la nature muable et transaction-nelle des cultures, Nehru avait espéré et prévuque ces protections changeraient et que les indi-vidus et leurs communautés finiraient par choisirun code civil commun. De fait, ces dispositionsfurent, elles aussi, soumises à révision parlemen-taire. En l’occurrence, Nehru a peut-être péchépar optimisme. Au cours des décennies suivantes,les nationalistes hindous ont profité de ces dis-positions pour nourrir leurs attaques, tandis queles clercs musulmans conservateurs y ont trouvéle moyen de contrôler leurs ouailles.

    Le problème des identités de caste devait êtretraité par des expédients contingents. Le systèmedes places « réservées » dans les établissementséducatifs et le secteur public, au bénéfice desgroupes du bas de l’échelle, fut pareillementsoumis à une révision parlementaire décennale.Dans les faits, il est devenu un trait permanentdu régime démocratique de l’Inde. Quant auchoix des groupes bénéficiaires de cette politiqued’emploi réservé, il fut laissé aux législaturesrégionales – ouvrant ainsi la porte aux manipu-lations politiciennes.

    Les marqueurs fondamentaux de l’identité– langue, caste et religion – sont ainsi restésfluides, l’État conservant la possibilité de réviserses positions. Du fait de ce caractère provisoire,la langue, les castes et la religion sont devenuesdes catégories politiques plutôt que culturelles.À ce titre, leur forme et leurs implications ont été largement tributaires des talents des diri-geants politiques ; or, ces talents ont varié demanière erratique au fil des décennies, obligeantdes corps non élus et les tribunaux à se mêler deconflits identitaires.

    Nehru s’était fait un devoir de reformuler

    régulièrement les principes qui inspiraient sapratique 20. Mais l’aspect le plus mémorable desa façon d’aborder les dilemmes de l’identiténationale est peut-être son empressement àajourner certaines questions d’identité de natureà semer la discorde. Cette tactique de temporisa-tion face aux appels à des définitions tranchéesd’une identité nationale uniforme – par exempleaux appels de ceux qui voulaient faire de l’hindila langue nationale ou aux réformateurs hindousqui souhaitaient en finir avec la multiplicité descodes pour en imposer un commun à tous – estapparue comme une faiblesse potentielle dans laperspective des théories occidentales du natio-nalisme (inspirant la réflexion des nationalisteshindous), mais aussi de la théorie libérale. Enfait, ce fut l’un des aspects les plus créatifs etféconds de l’imagination nationaliste installéeaprès 1947 21.

    Effets de la démocratiesur le nationalisme, I

    Nehru a réussi à instituer une certaineconception de la communauté nationale, mais

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    20. Nehru procéda de diverses manières : sa correspon-dance avec ses collègues politiques est un perpétuel com-mentaire de sa pratique en même temps qu’un exposé de sesprincipes, de ses intentions et de ses révisions. Voir, par exemple, Jawaharlal Nehru, Letters to Chief Ministers 1947-1964, New Delhi, Nehru Memorial Fund, 1985-1989, 5 vol. Il s’efforça de réaffirmer sa conception dans ses discours publics comme dans son exploitation des manifestationspubliques telles que les défilés de la fête nationale.

    21. Les débats de l’Assemblée constituante autour deslangues sont très révélateurs des conceptions divergentes del’identité nationale. Voir Robert D. King, Nehru and the Lan-guage Politics of India, New Delhi, Oxford University Press,1997 ; Alok Rai, Hindi Nationalism, Hyderabad, Orient Longmans, 2001 ; et Joytindra Dasgupta, Language Conflict and National Development, Berkeley, University of CaliforniaPress, 1970, chap. V.

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    cette spécification des diversités dans un cadredémocratique a marqué un succès historiquecontingent. La conception initiale n’a pas su pré-voir exactement comment ses clauses allaientêtre utilisées. Tel est, bien entendu, le risque detout ce qui est révisable : aussi n’est-ce pas lapureté idéologique ou la beauté philosophiquequi a triomphé, mais un désordre en perpétuelchantier. D’autres versions du nationalisme,invoquant des conceptions plus étroites de lareligion et de la culture, persistèrent sous laforme de projets politiques vivants, tandis queNehru consacra une bonne partie de ses mandatsà essayer de contenir et de limiter ces solutionsde rechange, qu’elles prissent la forme du « communalisme » hindou ou celle d’une volontéde scission. Dans les deux décennies qui ontsuivi sa mort, en 1964, les autodéfinitions plu-rielles, à couches multiples, de l’Inde ont en effetété contestées sur ces terrains.

    Au milieu des années 1980, les intellectuelsindiens s’étonnaient que, quatre décennies aprèsla fin du colonialisme, les identités de religion etde caste eussent commencé à envahir la politiquenationale. Ce défi, la première mise en causesérieuse de l’identité plurielle de l’Inde, a suscitéun important débat sur la nature de la laïcitéindienne 22. Mais ces débats étaient eux-mêmesles symptômes de changements autrement plusamples touchant la société et les termes de l’iden-tité politique.

    Il est impossible de donner brièvement neserait-ce qu’un récit conceptuel du cours poli-tique de l’Inde depuis un quart de siècle, mais ilest des points qui méritent d’être signalés.

    Depuis 1947, le parti du Congrès avait étél’axe de connexion entre l’État et la société, telleune sorte de machine à traduire assurant la com-munication entre les élites et les masses. Mais leCongrès entrait dans une période de crise résul-

    tant de l’usure historique et du déclin de l’auraanticoloniale – obsolescence inévitable d’unegénération à l’autre –, mais aussi du « réveil »politique des castes inférieures et des pauvres,qui, depuis les années 1980, entraient en massedans le système démocratique. À divers momentsd’expansion de l’arène politique – dans lesannées 1920, puis dans les années 1950, parexemple –, le Congrès avait su aller de l’avant ets’en accommoder : soit en se réorganisant commeil l’avait fait sous Gandhi dans les années 1920,soit en réorganisant l’État indien, comme il l’avaitfait sous Nehru avec la création d’États linguis-tiques au cours des années 1950. Dans lesannées 1980, cependant, le Congrès se replia :incapable de trouver des réponses novatrices, ilcentralisa et paralysa les circuits de communica-tion internes.

    Les résultats de ce repli se firent sentir aussi-tôt. Divers groupes régionaux et des castes poli-tisées depuis peu ne trouvèrent plus à s’exprimerau sein du parti. Exclue de ce dernier, la dissen-sion devait s’exprimer dans la rue ou dans denouveaux partis politiques 23, tandis que lesrevendications contre l’État central se faisaientplus agressives. Dans les années 1950, lesrégions réclamaient une reconnaissance cultu-relle sous la forme d’États unilingues ; à la fin desannées 1960, les mouvements des États occiden-taux tels que le Maharashtra réclamaient la res-triction des chances économiques au profitde leurs « fils indigènes » ; et dans les années1980, l’escalade des revendications avait débou-ché sur un séparatisme qui s’exprimait à pleine

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    22. Certaines contributions importantes à ce débat ont été réunies dans R. Bhargava (éd.), Secularism and its Critics,New Delhi, Oxford University Press, 1998.

    23. Sur le déclin du Congrès et l’essor de partis rivaux dans le contexte des blocages de la démocratie interne du parti,voir l’étude de Kanchan Chandra, Why Ethnic Parties Succeed,Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

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    gorge dans des États comme le Pendjab et leCachemire.

    L’État central réagit alors en qualifiant cesrevendications régionales d’« antinationales »et en les présentant comme des menaces pourl’« intégrité nationale » afin de justifier uneconcentration accrue des pouvoirs. Cette réactionne pouvait, bien entendu, qu’exacerber la dis-sension. De surcroît, le traitement des termes del’identité nationale trahit un changement crucial.Jusque-là, les dirigeants nationaux n’avaientjamais invoqué la religion à des fins électorales.Ce tabou tomba dans les années 1980 et l’on jouaalors sur l’insécurité des diverses minorités reli-gieuses : les minorités hindoues au Pendjab, lesminorités musulmanes du nord de l’Inde furenttoutes invitées à soutenir le Congrès en échangede la sécurité et de diverses faveurs. Les impli-cations de cette entorse du Congrès à ses prin-cipes apparurent clairement dans les violencescontre les Sikhs orchestrées par ce parti aprèsl’assassinat d’Indira Gandhi en 1984. Le natio-nalisme indien du Mahatma Gandhi et de Nehruavait toujours résisté à la tentation d’invoquer lareligion à des fins politiques, mais aussi évité dedéfinir la nation à partir d’une communautémajoritaire : pour les deux hommes, l’Inde étaitune nation de minorités, où chaque citoyen étaitmembre de quelque minorité. Désormais, cepen-dant, l’appel à une forme de démocratie simpli-fiée – le pouvoir de la majorité, qui avait uneidentité permanente parce que religieuse – com-mença de changer la lecture pluraliste que faisaitNehru de l’identité nationale.

    Ce changement se manifesta de deux façons.Premièrement, la nouvelle idée majoritaire de ladémocratie exacerba la désaffection des régions.Il convient de rappeler à ce propos la distributionà travers le pays de l’électorat et des sièges au Parlement national. Le plus grand État de

    l’Inde envoie 80 représentants sur les 543 quecompte le Parlement ; les plus petits, tels lePendjab et le Cachemire, en élisent respective-ment treize et six. Il est donc possible de gagnerles élections nationales en faisant purement etsimplement abstraction des États dissidents. Envertu d’une procédure démocratique paradoxale– à laquelle les Européens sont eux aussi confron-tés aujourd’hui –, certains petits États régionauxont été structurellement privés de leur droit devote. Deuxièmement, l’imposition de la languede la démocratie majoritaire a donné prise auxadversaires du pouvoir central, les encourageantdans leur prétention à représenter la nation. Ainsi les pratiques du Congrès ont-elles com-mencé à réveiller l’imagination des nationalisteshindous. Bénéficiaire direct, le BJP s’est explici-tement présenté comme l’héritier légitime duCongrès ; de fait, il avait plus de points com-muns avec les horizons politiques de l’ère duCongrès qu’avec la configuration politique qui acommencé d’émerger à partir du milieu desannées 1990. Le BJP a proposé une reformula-tion hardie du nationalisme, aux antipodes decelle de Nehru.

    Effets de la démocratiesur le nationalisme, II

    Incarnation la plus récente d’un parti natio-naliste hindou, le BJP a succédé en 1980 au vieuxBharatiya Jana Sangh (Parti du peuple indien),lui-même émanation du Hindu Mahasabhad’avant 1947. Mais le BJP est un phénomène poli-tique curieux, qui n’est pas tout à fait un particomme les autres. En réalité, il n’est que le som-met visible d’une masse autrement plus impo-sante, et largement souterraine, d’organisations

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    en tout genre connues sous le nom de SanghParivar et toutes attachées à l’idéologie du natio-nalisme hindou ou Hindutva : associations poli-tiques, groupes de la société civile, sectes etbandes paracriminelles. Le BJP lui-même estsous la coupe du RSS (Rashtriya SwayamsevakSangh), mouvement hiérarchique et structuréfondé dans les années 1920 sur le modèle desChemises noires de Mussolini et adepte de lasuprématie hindoue. Des hindous de mèche avecle RSS ayant organisé l’assassinat du MahatmaGandhi, le mouvement a été longtemps interdit.De nos jours, cependant, cette extraordinairemanifestation de pouvoir ésotérique est devenueun élément extrêmement puissant dans la viepolitique de l’Inde tout en demeurant opaque etsingulière au regard des normes constitution-nelles. Les dirigeants du RSS décident de toutesles nominations à la direction et aux postes clésdu BJP, tandis que tous les hauts dirigeants duBJP (dont l’ancien Premier ministre A. B. Vaj-payee et l’actuel chef de l’opposition L. K.Advani) sont membres du RSS.

    Le nationalisme indien tel que le définit leBJP est aux antipodes du nationalisme à la Nehru.Reprenant l’idéologie de l’Hindutva (« l’hin-douité » serait une traduction littérale de ce néo-logisme) élaborée par Savarkar, il exclut, commenon indiennes, toutes les religions qui ne trou-vent pas leurs origines dans l’espace territorialindien (en fait, toutes sauf l’hindouisme et lebouddhisme) et tient leurs adeptes pour descitoyens suspects ou de seconde zone. Si l’Hin-dutva célèbre le passé glorieux de l’Inde, entreles mains du BJP elle englobe aussi l’arsenal del’État moderne et, dans les faits, sa conceptiondu nationalisme est foncièrement moderne etcalquée sur les nationalismes européens duXIXe siècle. Il importe de saisir cette ambitionmodernisatrice. Le BJP ne prône pas le retour à

    un système politique hindou traditionnel : il necultive pas l’image pastorale d’une Inde sansÉtat composée de républiques villageoises, pasplus qu’il ne stipule que tous les Indiens doiventêtre hindous. Il rêve d’un État fort : en finir avectoute reconnaissance légale et politique des dif-férences culturelles et religieuses. Bien qu’il seveuille porteur d’un projet positif de « nationa-lisme culturel » (« une seule nation, un seul peuple,une seule culture », lit-on dans ses manifestes), leBJP défend en vérité un programme négatif cher-chant à effacer tous les signes de non-« hin-douité » qui sont partie intégrante de l’Inde. Sonespoir est de créer un État-nation indien moderneautour d’une communauté culturellement et ethniquement pure, avec une seule et uniquecitoyenneté indienne, défendue par un État quiait Dieu et les ogives nucléaires avec lui.

    À l’origine, le nationalisme hindou étaitl’apanage des castes supérieures, brahmaniques ;dans les dernières décennies, cependant, cetteidéologie a gagné du terrain au-delà de cette baseélitiste, parmi les classes moyennes et les castesintermédiaires, auxquelles elle offre un langagereligieux adapté aux temps démocratiques.La redéfinition des diverses formes de la reli-gion hindoue dans les termes plus étroits de l’Hindutva a doublement bénéficié au BJP. Ellelui a permis d’exploiter avec succès un idiomede dépossession culturelle qui a des résonancesprofondes dans la vie politique indienne (notam-ment parmi les multitudes exclues du cercle pri-vilégié de ceux qui ont quelque connaissance del’anglais). Et elle lui a permis de prétendre expri-mer quelques-unes des aspirations de classesmoyennes indiennes en plein essor et sélective-ment occidentalisées. Loin d’avoir nourri unhédonisme individualiste et engendré des indivi-dus libéraux, l’essor de la société de consomma-tion et l’extension du marché au cours des années

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    1980 ont été vécus comme l’occasion de goûteraux plaisirs de la modernité dans le cadre d’uni-tés collectives comme la famille (voire les castes): dans les années 1990, plusieurs grands succèsde Bollywood au box-office avaient pour thèmerécurrent la célébration de la consommationdomestique, des repas en famille et du mariage.Beaucoup d’Indiens perçoivent la modernité àtravers les filtres conservateurs de la piété reli-gieuse, du moralisme et de la vertu domestique– autant de filons affectifs exploités avec succèspar le BJP et le Sangh Parivar.

    Reste que la montée du BJP n’est qu’un aspect,parmi beaucoup d’autres, des effets complexesd’un demi-siècle de démocratie sur les termes del’identité nationale. Plus importante encore, àmes yeux, a été la restitution des pouvoirs auxÉtats régionaux – et, en liaison avec ce phéno-mène, la mobilisation des partis des castes infé-rieures implantés dans les régions.

    Historiquement, on l’a vu, les identités régio-nales et nationale ont émergé simultanément enInde, et il est permis de penser que, après lestroubles des dernières décennies du XXe siècle,ce processus a désormais retrouvé sa configura-tion historique profonde. Les identités régionaleset nationale se renforcent aujourd’hui mutuelle-ment, tout en étant ainsi amenées à mieux sedéfinir.

    Contrariant les énergies centralisatrices desannées 1970 et 1980, le centre de gravité de ladémocratie indienne se déplace à la faveur desévolutions tant économiques que politiques. LesÉtats régionaux sont très importants : le plusgrand, l’Uttar Pradesh, compte environ 166 mil-lions d’habitants (au cours de la prochainedécennie, l’Inde devrait compter quatre États deplus de 100 millions d’âmes et dix de plus de50 millions). Mais le poids démographique crois-sant n’est pas la seule dynamique à l’œuvre : un

    mélange d’opportunités et de menaces a aussiencouragé le réveil de la vie politique régionale.Premièrement, alors que la Constitution les a pri-vés d’importants pouvoirs budgétaires et écono-miques, les gouvernements régionaux ontcommencé d’acquérir dans les dernières annéesde réels pouvoirs économiques. Les raisons ensont diverses, parfois paradoxales : l’une d’ellesest que les gouvernements nationaux de NewDelhi ont préféré abandonner aux gouverne-ments régionaux le soin de libéraliser l’économieet les laisser en supporter le blâme 24. Deuxième-ment, les partis régionaux ont su exploiter lesoccasions ménagées par le déclin du Congrès.Par exemple, ils ont su tirer parti du fait que c’estaux parlements régionaux qu’appartient le pou-voir de mettre en œuvre une politique de discri-mination positive, de « réserver » des places dansle système scolaire et le secteur public. Les par-tis fondés sur des castes ont ainsi trouvé dansces politiques un puissant moyen de gagner desvoix. Enfin, la crainte que les nationalistes hin-dous s’emparent du pouvoir au niveau nationalet en profitent pour imposer une définitionunique de l’identité nationale a aussi servi d’ai-guillon. Tout cela s’est soldé par une concur-rence accrue pour le contrôle des gouvernementsrégionaux. Depuis les années 1990, le centrede la compétition démocratique s’est en faitdéplacé vers les États régionaux, ainsi devenuspour les Indiens les unités de base du choixpolitique.

    De nos jours, les deux partis nationaux, leCongrès et le BJP, ont des titres inégaux à se pré-senter comme d’authentiques partis nationaux.En 2004, ils ont à eux deux obtenu moins de lamoitié des voix, le reste des suffrages allant à

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    24. R. Jenkins, Democratic Politics and Economic Reformin India, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

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    des partis régionaux ou aux partis des castesinférieures (cette proportion est demeurée relati-vement stable au cours de la dernière décennie).Alors qu’il a cherché à se présenter comme lenouveau parti national, le BJP n’a jamais recueilliplus d’un quart des voix (et il n’est le seul partide gouvernement que dans deux États sur vingt-huit). Il est devenu très difficile en Inde de mobi-liser des majorités numériques capables degagner le pouvoir au niveau national ; et il estplus difficile encore de transformer d’éventuellesvictoires en gouvernement viable.

    L’évolution des relations entre le Centre etles différents États soumet les mouvements etpartis politiques nationaux à des contraintessignificatives en limitant leurs ambitions. Il n’estplus possible d’additionner les résultats élec-toraux au niveau régional en choix nationauxlisibles. Alors qu’on votait autrefois aux élec-tions régionales comme s’il s’agissait d’électionsnationales, des logiques très différentes sontdésormais à l’œuvre. Avec la dissociation, dansles années 1970, des cycles électoraux nationauxet étatiques – chaque année, des élections setiennent dans divers États –, la possibilité a dis-paru de grandes « vagues » électorales panin-diennes autour d’un enjeu donné. Le BJP avainement essayé d’imposer un thème unique dece genre, de nature à réaligner les choix dans lesconsultations régionales et nationales : la des-truction de la mosquée de Babri en 1992 et lesefforts répétés pour ressusciter la question dutemple d’Ayodhya en sont des exemples.

    Que la politique nationale soit déterminée auniveau régional ne signifie pas, cependant, quel’on puisse parler de « régionalisme », au sens detensions centrifuges qui affaibliraient l’Union.La vague sécessionniste a largement reflué (saufau Cachemire, bien que, là aussi, on ait observérécemment des signes de changement, les élec-

    tions de 2002 ouvrant la possibilité d’un renou-veau du processus démocratique). Telle qu’on lavoit émerger, la politique des régions ne trahit niisolationnisme ni volonté de rupture avec leCentre. Ces partis régionaux ainsi que la prolifé-ration et la fragmentation du système des partisconcourent au contraire à souder le pays.

    Depuis 1989, l’Inde a été gouvernée par descoalitions diverses, essentiellement rassembléesautour du Congrès et du BJP : il semble que lesélections de 2004 aient consolidé un système dedeux coalitions (variante du « système bipartite »de Maurice Duverger). Et ces gouvernementsde coalition aux commandes à New Delhi ontcontraint les partis et les élites des régions – auxhorizons invariablement bornés – à s’intéres-ser aux problèmes nationaux, à apprendre lesrudiments de la Constitution et à s’imposer deforce à l’imagination nationale alors même qu’ilstravaillent à arracher des avantages pour lesleurs.

    La diffusion du pouvoir au temps des coali-tions était aussi censée porter préjudice à l’éco-nomie et au régime politique. Or, depuis quinzeans, jamais l’Inde n’a enregistré des taux decroissance aussi élevés : loin de moi l’idée d’in-voquer une relation de cause à effet, mais le faitest que les coalitions ont contribué à asseoir lesréformes sur un consensus plus large et à assurerleur continuité d’un gouvernement à l’autre. Surun plan politique, également, l’émergence degouvernements de coalition à Delhi n’a pas eud’effets déstabilisateurs mais a, au contraire,servi l’intégration. Les enquêtes d’opinion indi-quent clairement que la plupart des Indiensse réclament aujourd’hui d’une double allé-geance, régionale et nationale ; de fait, lesmusulmans s’identifient plus largement à l’Indeque leurs compatriotes hindous. L’indianitécontinue de progresser sous la forme d’une

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    conception politique non pas univoque, maisplurielle 25.

    Que l’on me permette d’essayer de synthétisermes remarques en guise de conclusion. J’espèreavoir réussi à donner une idée des complexités,mais aussi des tensions, des ironies et des para-doxes qui marquent l’évolution des relationsentre la démocratie de l’Inde et ses diversités.

    À certains égards importants, la démocratien’a pas su tenir compte des diversités de l’Inde,tant spatiales que temporelles. J’ai évoqué leCachemire et le Pendjab ; on pourrait y ajouterles États du Nord-Est : le Nagaland et le Mizo-ram. De même, 1984, avec les violences contreles Sikhs, 1992, avec la destruction de la mos-quée de Babri, et par-dessus tout 2002, avec lesviolences contre les musulmans au Gujerat, sontautant de jalons dans cette histoire d’échecs :dans chacun de ces épisodes, des majorités auto-proclamées ont essayé avec une déterminationsanglante de redéfinir l’identité nationale del’Inde.

    Reste que si l’on prend un peu de recul parrapport à ces épisodes et à ces milieux pourconsidérer l’expérience démocratique indiennedans le temps et à l’échelle du continent, leszones d’ombre du tableau peuvent paraître légè-rement différentes. Dernièrement, l’étude destransitions démocratiques s’est largement focali-sée sur le passage de régimes autoritaires et dedictatures à la démocratie, autrement dit d’uneforme de régime moderne à une autre. Or, la tran-sition démocratique de l’Inde et sa consolidationsont une tout autre affaire et ne sauraient êtreabordées dans les termes définis par les étudesdites des « transitions démocratiques ». Il y va enInde d’un bouleversement historique, d’un chan-

    gement d’époque, du passage d’un Ancien Régimeà une forme politique moderne – ce qui en faitvéritablement une transition de proportions toc-quevilliennes. Ces phénomènes sont des épi-sodes déchirants, souvent sanglants : que l’onpense à l’histoire (intérieure et extérieure) vio-lente de l’Amérique et de la France depuis leXVIIIe siècle dans leurs efforts pour devenir desÉtats-nations démocratiques.

    L’Inde a connu ses épisodes de violence, àcommencer par les horreurs de la Partition en1947, et on peut s’attendre à des épisodes récur-rents à l’avenir. Qu’un citoyen indien, quel qu’ilsoit, puisse être tué en raison de ce qu’il est, àcause de son identité, ne laisse pas d’être conster-nant. Reste que si l’on essaie d’additionner leschiffres, on arrive autour de 15 000 morts dansdes violences « communales » (c’est-à-dire reli-gieuses) depuis 1947 26 ; et même si l’on y ajoutele bilan des victimes des insurrections au Cache-mire, au Pendjab et au Nord-Est (toutes soute-nues, il faut le préciser, par des États étrangers),les chiffres demeurent modestes, tant par rapportà la taille globale de l’Inde qu’en comparaisondes autres sociétés qui ont accompli cette longuetransition. Pour l’essentiel, les nombreuses identi-tés de l’Inde ont été assez peu molestées par l’É-tat et ont assez peu souffert les unes des autres.Dans l’ensemble, on s’en est tenu au modèleindien d’accommodation des diversités : non pasle melting pot, mais le saladier, c’est-à-dire unmodèle qui permet aux divers ingrédients deconserver leur individualité.

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    25. Cf. également les réactions à cette proposition :« Notre loyauté doit aller d’abord à notre région et en secondlieu seulement à l’Inde » : selon le National Election Study, le nombre de personnes l’approuvant a régulièrement décliné :67,1 % en 1971, 52,9 % en 1996 et 50,7 % en 1998.

    26. Pour une estimation antérieure, voir Ashutosh Varsh-ney, « Ethnic Conflict and Civil Society », World Politics, avril 2001.

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    le plan psychologique que sur le plan politique.Ainsi de la conversion aux vertus du libéralismepolitique et du pluralisme institutionnel. Ainsi dela reconnaissance des multiples avantages del’économie de marché qui l’emportent sur seslimites. Ainsi, enfin, de la mise en place d’unerelation plus lucide entre la France et l’Unioneuropéenne, et qui ne soit pas uniquement fondéesur un désir de projection qui nourrit d’inévi-tables désillusions.

    Une telle mutation culturelle suppose l’im-plication ouverte et résolue des responsables poli-tiques, qui doivent s’efforcer de mieux prendreen compte l’importance des représentations

    dans le débat public et de s’appuyer sur le cadrede perception des Français pour avoir une chancede le faire évoluer. Face à des réflexes et à despostures, il faut savoir appeler à la raison sansrecourir à des arguments d’autorité : voilà qui aassurément fait défaut lors de la campagne réfé-rendaire. Voilà qui a également tout de l’hy-pothèse de travail et qui ne débouchera surdes changements de fond qu’à moyen terme.Gageons que les plus courageux verront assuré-ment là une raison supplémentaire de s’y consa-crer sans délai !

    Yves Bertoncini, Thierry Chopin.

    Yves Bertoncini,Thierry Chopin

    Impressions de campagne

    Rédaction: Marcel Gauchet

    Conseiller: Krzysztof Pomian

    Réalisation, Secrétariat: Marie-Christine Régnier

    Le Directeur-gérant : Pierre Nora.

    Dépôt légal : novembre 2005

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  • L’état du monde dans

    Numéro 117 L’énigme chinoise : Michel Bonnin, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach

    Numéro 118 À l’intérieur d’Israël : Ilan Greilsammer, Maurice KriegelAfghanistan, Cachemire : deux zones de conflit : Marc Gaborieau, Jean-Luc Racine

    Numéro 119 L’Islam devant ses défis : Abdesselam Cheddadi, François Heisbourg, Bernard Lewis,Anatol Lieven, Javad Tabatabai

    Numéro 120 Nasra Hassan : Conversations avec les « bombes humaines »R. Scott Appleby, Martin E. Marty : Le fondamentalismeIan Buruma, Avishai Margalit : L’occidentalismeFrançois Thual : La fragmentation du mondeKrzysztof Pomian, Ryszard Kapuscinski : « Un tour du monde en cinquante ans »

    Numéro 121 Zeev Sternhell : Israël : pour mettre fin à la guerre d’indépendanceFrédéric Tellier : L’Iran critique de l’islam politique

    Numéro 123 Où vont les États-Unis ? Victor Davis Hanson, Anatol LievenFelix G. Rohatyn : Le capitalisme saisi par la cupidité

    Numéro 124 Eamonn Fingleton : La frousse imaginaire du JaponEmmanuel Sivan : Le choc au sein de l’Islam

    Numéro 125 Hubert Védrine : Que faire avec l’hyperpuissance ?Le monde devant la puissance américaine : Eddy Fougier, Tony Judt,Georges Le Guelte, Philippe Moreau Defarges, Hubert Védrine

    Numéro 126 Pierre-Jean Luizard : Irak : du premier au second mandatRonald F. Inglehart, Pippa Norris : Islam : le véritable choc des civilisationsAdam Garfinkle : Les onuveaux missionnairesFelix G. Rohatyn : États-Unis, Europe : un partenariat nécessairePhilippe Moreau Defarges : Les États-Unis peuvent-ils gagner ?

    Numéro 127 Pierre Melandri : L’unilatéralisme, stade suprême de l‘exceptionnalisme ?Isabelle Richet : La religion influence-t-elle la politique étrangère aux États-Unis ?Denis Lacorne : La séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis

    Numéro 128 L’avenir d’Israël : Élie Barnavi, Ran Halévi, Tony JudtSamy Cohen : Le pouvoir des ONG en questionMoisés Naim : Les cinq guerres de la mondialisation

    Numéro 130 Anatol Lieven : L’Amérique en rpoie au nationalismeJean-Marc Dreyfus : Comment l’Amérique s’est identifiée à la ShoahOù va la Russie de Poutine ? Vladislav L. Inozemtsev, Viatcheslav Nikonov,

    Kirill Privalov, Anatoli Vichnevski

    Numéro 133 Les États-Unis de Bush II : Godfrey Hodgson, Jacques Julliard, Anatol Lieven, Vincent Michelot« Impérialisme américain » et « guerre au terrorisme » : Tony Judt,Philippe Moreau Defarges, Laurent Murawiec

    ISSN 0246-2346

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    SommaireLa démocratie à l’indienneDémocratie et nationalisme en Inde