L’ART DE NE PAS ÊTRE UN ÉGOÏSTE -...

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RICHARD DAVID PRECHT L’ART DE NE PAS ÊTRE UN ÉGOÏSTE Pour une éthique responsable Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses

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RICHARD DAVID PRECHT

L’ART DE NE PAS ÊTREUN ÉGOÏSTE

Pour une éthique responsable

Traduit de l’allemandpar Pierre Deshusses

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Titre original :DIE KUNST, KEIN EGOIST ZU SEINWarum wir gerne gut sein wollen und was uns davon abhältpublié par Goldmann Verlag, une division de VerlagsgruppeRandom House GmbH, München.

Si vous souhaitez recevoir notre catalogueet être tenu au courant de nos publications,vous pouvez consulter notre site internet :www.belfond.frou envoyer vos nom et adresse, en citant ce livre,aux Éditions Belfond,12, avenue d’Italie, 75013 Paris.Et, pour le Canada,à Interforum Canada Inc.,1055, bd René-Lévesque-Est,Bureau 1100,Montréal, Québec, H2L 4S5.

ISBN : 978-2-7144-5115-6

© Wilhelm Goldmann Verlag, München, in der VerlagsgruppeRandom House GmbH 2010. Tous droits réservés.

Et pour la traduction française

© Belfond, un département de , 2012.

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L’homme est bon, seuls les gens sont des canailles.

Johann Nepomuk NESTROY

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INTRODUCTION

Lorsqu’il écrivit en 1976 un livre intitulé L’Art d’être égoïste,le journaliste et réalisateur autrichien Josef Kirschner n’imaginaitpas à quel point la réalité sociale allait le rattraper, trente-cinqans plus tard. À l’époque, Kirschner pensait que notre sociétéétait malade parce que la plupart des gens faisaient preuve detrop d’adaptation et oubliaient ainsi de suivre la voie1 qui étaitla leur. « Nous allons présenter sans détour ces faiblesses quinous empêchent de nous réaliser nous-mêmes », annonçait laquatrième de couverture. Au lieu de toujours chercher l’amour,les compliments et la reconnaissance, nous devrions plutôt osernous imposer, sans prendre trop de gants, et nous libérer del’opinion des autres. Mieux vaut un égoïste couronné de succèsqu’un conformiste introverti, tel était le joyeux message.

Aujourd’hui, ce sont d’autres soucis qui nous préoccupent.L’idée d’épanouissement personnel n’est plus un rêve lointainmais un souci quotidien. Dans l’exigence d’être différents, noussommes finalement tous égaux. Mais le mot « égoïsme » a perduson charme interdit. Les « faiblesses » que Kirschner voulaitéliminer font aujourd’hui cruellement ressentir leur absence unpeu partout : l’attention à l’autre, la pudeur, l’altruisme et lamodestie. Les banquiers, qui ont été stigmatisés comme des« égoïstes », font figure aujourd’hui de responsables de la der-nière crise financière. Les économistes et les hommes politiquesse mettent à douter en public du bien-fondé d’un système éco-nomique reposant sur l’égoïsme et la désinvolture. Des conseillersen entreprise et des consultants donnent des cours aux managerspour les sensibiliser à un comportement plus coopératif. Un

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nombre incalculable d’orateurs de tous poils se font payer trèscher pour déplorer la perte des valeurs. Il n’y a guère d’émissionsoù l’on ne vante pas plus ou moins ouvertement une « nouvellemorale ». Tout laisse à penser que l’art de ne pas être égoïste aaujourd’hui le vent en poupe.

En appeler à une morale nouvelle n’est pas un exercice trèsdifficile. Et cela a de nombreux avantages. Cela ne coûte rienet donne en plus une bonne image de soi. Mais, même s’il esteffectivement nécessaire de porter un regard nouveau sur lamorale à une époque de globalisation – une morale faisant suiteà la fin de la concurrence entre socialisme et capitalisme, unemorale en résonance avec le changement climatique, avec lesrisques de l’industrialisation et les catastrophes écologiques, unemorale de la société d’information et de la multiculturalité, unemorale de la répartition globale et de la guerre juste –, noussemblons ne pas savoir grand-chose sur le fonctionnement moraldes individus.

Nous allons tenter ici de répondre à ces questions. Que savons-nous aujourd’hui de la nature morale de l’individu ? Quel rapportexiste-t-il entre la morale et l’appréhension que nous avons denous-mêmes ? Quand agissons-nous ou non de façon morale ?Pourquoi ne sommes-nous pas tous bons, alors que nous aime-rions tous l’être, au fond ? Et que pourrions-nous changer dansnotre société pour la rendre « meilleure » à long terme ?

Qu’est-ce en fait que la morale ?C’est la façon de vivre ensemble. Qui juge de façon morale

divise le monde en deux parties : ce qu’il apprécie et ce qu’ildéprécie. Tous les jours, et même parfois toutes les heures, nousjugeons les choses selon qu’elles sont bonnes ou mauvaises,acceptables ou inacceptables. En ce qui concerne le contenude ce qui est censé être moralement bon, il est étonnant de voirque la plupart des gens sont presque tous d’accord. Ce qui prime,ce sont les valeurs d’honnêteté, de franchise, d’amitié, de fidélité,de loyauté, d’attention aux autres et d’altruisme, d’empathie et demiséricorde, d’amabilité, de politesse et de respect, de courage etde citoyenneté. Tout cela est bon d’une certaine façon. Pourtantil n’existe pas de définition absolue de ce qui est bon. Être cou-rageux est une qualité – mais pas dans tous les cas. La loyautéhonore celui qui est loyal – mais pas dans tous les cas. Et l’hon-

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nêteté à tout crin ne mène pas forcément au paradis et peutengendrer bon nombre de désagréments.

Pour comprendre ce qui est bien, il ne suffit pas de savoir ceque cela recouvre. Il faut plutôt essayer de comprendre notrenature complexe et souvent contradictoire. Mais qu’est-ce que« notre nature » ? Pour le philosophe écossais David Hume, ily a deux façons de voir les choses2. D’un côté on peut étudierl’homme comme on étudie un atome. On se pose des questionssur ses « origines les plus secrètes et ses principes ». Ce travailest fait aujourd’hui par les neurologues, les biologistes de l’évo-lution, les comportementalistes et les sociopsychologues. Laseconde perspective est comparable à celle d’un peintre quimontre « la grâce et la beauté » des actions humaines. C’est lamission des théologiens et des philosophes de la morale. Mais,de la même façon qu’un bon peintre doit avoir étudié l’anatomiede l’homme, le philosophe doit aujourd’hui se plonger aussi dansles études esquissées par les neurologues, les biologistes de l’évo-lution, les comportementalistes et les sociopsychologues. Eneffet, l’étude de notre nature ne devrait pas seulement nous ren-seigner sur nos bonnes intentions. Elle devrait aussi nous direpourquoi nous en faisons souvent si peu cas. Et peut-être mêmenous indiquer ce que l’on pourrait faire pour y remédier.

Dire ce qu’est l’homme « par nature » n’est pas chose facile.Toute explication se pare des habits de l’époque dans laquellevit le tailleur de ces idées. Pour un penseur du Moyen Âgecomme saint Thomas d’Aquin, la natura humana était l’espritinsufflé par Dieu. Si nous savons ce que sont le bien et le mal,c’est parce que Dieu nous a accordé un tribunal intérieur : laconscience. Au XVIIIe siècle, le tribunal a changé d’origine. Ce quiétait jusque-là du ressort de Dieu est devenu pour les philosophesdes Lumières une capacité de notre raison. C’est notre raison quinous donnerait des renseignements fiables pour savoir quels prin-cipes et quels comportements sont bons ou mauvais. Si l’onconsidère maintenant le point de vue de nombreux scientifiquescontemporains, on s’aperçoit que la « conscience » n’est ni uneaffaire de Dieu ni une affaire de raison, mais un amalgame d’ins-tincts sociaux remontant biologiquement à la nuit des temps.

Tout se passe aujourd’hui comme si la morale était de plusen plus du ressort de la biologie. Et la théorie qui prévaut et quia le plus de succès – trop de succès, peut-être – est celle qui dit

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ce que proclamait dès 1975 le biologiste de l’évolution EdwardO. Wilson : il faudrait provisoirement enlever l’éthique aux phi-losophes pour la « biologiser »3. Effectivement, ceux qui, sur cesujet, mènent aujourd’hui le bal à la télévision, dans les journauxet les magazines de toutes sortes, ce sont bien les scientifiques.Naturellement ils répètent qu’« il y avait déjà une morale avantl’Église, du commerce avant l’État, des échanges avant la monnaie,des contrats sociaux avant Hobbes, de la providence avant lesdroits de l’homme, de la culture avant Babylone, une sociétéavant la Grèce antique, des intérêts particuliers avant AdamSmith et de l’avidité avant le capitalisme. Tous ces aspects relèventde la nature humaine, et cela, depuis le pléistocène des chasseurset des cueilleurs4. »

Personne ne doute que l’origine de notre capacité moraleremonte à l’époque animale. Reste à savoir de quelle façon notremorale s’est développée d’un point de vue biologique et culturel.De toute évidence, nos cerveaux ont eu à faire face à d’innom-brables enjeux nouveaux au fil de l’évolution. Et plus ils s’affi-naient, plus, semble-t-il, la question de la morale devenaitdifficile et complexe. De même que nous avons une tendance àla coopération, nous avons aussi une tendance à la méfiance etaux préjugés. Et de même que nous aspirons à la paix et àl’harmonie, nous sommes souvent submergés par l’agressivité etla haine.

La logique fluctuante de la morale dont les philosophes ontcherché l’origine depuis deux mille ans n’a pas été non plusrévélée aux biologistes. Ils s’étaient un peu trop vite calés, dèsle début, sur la notion d’« égoïsme ». Pour eux, le moteur supposéde notre vie sociale était la recherche d’avantages individuels. Etde même que l’égoïsme au sein du capitalisme devait finalementconduire au bien de tous, l’égoïsme au sein de la nature devaitdonner naissance au singe coopératif appelé « homme ». C’estune chose facile à comprendre. Et jusqu’à récemment, celaconvenait parfaitement à l’esprit du temps. Mais l’image que denombreux scientifiques des années 1980 et même 1990 se fai-saient de l’homme s’est aujourd’hui estompée. Alors que nousétions, il y a quelques années encore, des égoïstes et de froidscalculateurs, nous serions maintenant, à en croire de nombreuxbiologistes, psychologues et comportementalistes, des êtres plutôt

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gentils et coopératifs. Et notre cerveau nous récompense par unsentiment de plaisir lorsque nous faisons le bien.

Même les points de vue sur l’influence que les gènes peuventavoir sur notre comportement se sont modifiés du tout au toutau cours des dernières décennies. Mais les suppositions sur l’évo-lution de la culture humaine, si importantes soient-elles, restenttoujours du domaine de la spéculation : qu’il s’agisse du déve-loppement de notre cerveau, de l’origine du langage articulé, durapport entre sexualité et lien affectif, du début de la coopé-ration et de l’altruisme entre humains, nous ne disposons jamaisd’une assise stable.

La recherche menée sur notre part biologique est une sourceessentielle pour essayer de comprendre notre aptitude à être« bons ». Mais elle n’est qu’une source parmi d’autres. Pourquoiles animaux que nous sommes ont-ils des intentions aussi contra-dictoires, pourquoi pleurent-ils et éprouvent-ils une joie parfoissadique, pourquoi devraient-ils s’en tenir, dans leur évolution, àdes théories mathématiques et des modèles précis sur leur natureet leur morale ? C’est justement l’utilisation irrationnelle denotre capacité à être raisonnables qui fait que nous sommes d’ungenre très particulier : chacun de nous sent, pense et agit defaçon différente.

Ce qui est rassemblé ici sur le thème de la morale se répartit,dans le monde universitaire, entre un grand nombre de matièreset de disciplines : de la sociobiologie au fondement transcen-dantal de la morale, de l’empirisme anglais à l’analyse cognitive,d’Aristote à l’économie comportementale, de l’étude sur les pri-mates à l’ethnologie, de l’anthropologie à la sociolinguistique etde la neurologie à la psychologie sociale.

La plupart des scientifiques qui officient dans ces disciplinesvont rarement voir ce qui se passe ailleurs. Dans la pratique, lamorale de l’individu est morcelée en écoles et pensées, endomaines spécialisés et départements d’études. De ce fait, il n’estpas aisé d’écrire un guide permettant de s’y retrouver dans lamorale, et il est souvent très difficile de se frayer un chemin dansla jungle des différentes spécialités. En outre, certains aspects dela science, dignes d’être pris en compte, ne sont pas abordés etcertaines sources d’une clarté pourtant limpide restent inuti-lisées.

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La première partie de ce livre est consacrée à l’essence et auxrègles fondamentales de notre comportement moral. L’hommeest-il par nature bon, méchant – ou rien du tout ? Le travail quipermettrait de se faire une image réaliste de l’homme est loind’être terminé. Je voudrais essayer de relier quelques idées de laphilosophie anciennes, toujours très importantes, avec certainsrésultats très récents de la recherche. L’homme est-il, dans sonfor intérieur, poussé par l’égoïsme, l’avidité, l’instinct de puis-sance et des intérêts très personnels, comme on peut le lire etl’entendre un peu partout en période de crise financière (et passeulement durant ces périodes, d’ailleurs) ? Et ces instincts, quel’on appelle souvent les « animal spirits », sont-ils mauvais etnéfastes ? Ou bien y a-t-il chez l’homme une part noble, altruisteet bonne, comme aimait le penser Goethe ? Et si oui, quelle est-elle ? Et dans quelles conditions apparaît-elle ?

Les idées du bien initiées par Platon nous conduisent d’abordà des conceptions du monde d’une grande clarté. Des idées selonlesquelles l’homme pourrait être par nature bon ou mauvais.Quand on étudie les singes et les grands singes, on se rend compteà quel point le sens de la coopération est solidement ancré ennous. Mais aussi pourquoi nous nous comportons souvent defaçon totalement imprévisible. Notre empathie a des racines bio-logiques, tout comme notre impression d’être traités comme nousne le méritons pas. Être moral est un besoin humain parfaitementmoral – ne serait-ce que parce que nous nous sentons généra-lement très bien de faire le bien, justement. Une vie immoraledont nous aurions pleinement conscience ne nous rendrait pasheureux à la longue. L’être humain est en effet le seul être vivantqui justifie ses actes face à lui-même. Et les moyens de cettejustification sont appelés des « motifs ». L’univers de notremorale n’est donc pas fait de gènes ou d’intérêt mais de motifs.

Jusque-là, tout va bien. Mais alors pourquoi tant de chosesvont de travers dans le monde si nous voulons presque toujoursle bien ? Notre recherche de motifs, nos évaluations et nos jus-tifications ne font pas pour autant de nous des animaux ou desindividus meilleurs. Elles nous dotent en effet d’armes dange-reuses que nous avons du mal à contrôler et que nous dirigeonsautant contre nous que contre les autres. Pourquoi sinonsommes-nous presque toujours dans notre droit ? Pourquoi

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avons-nous si rarement tort ? Comment arrivons-nous à repousseret à refouler nos bonnes intentions ?

La deuxième partie du livre se penche sur tous ces pièges :sur la différence entre la psychologie de notre exigence de soiet la psychologie de notre comportement au quotidien. Sur lacontradiction entre le programme de la morale et sa mise enœuvre.

Notre dilemme n’est pas difficile à cerner : d’un côté, nousportons en nous l’héritage très ancien de nos instincts moraux.Et souvent, quand nous agissons dans notre monde moderne, ilsnous montrent la bonne voie – mais pas toujours. D’un autrecôté, la raison ne nous sauve pas forcément de ce dilemme. Plusle chemin est long entre nos instincts sociaux et notre pensée,entre notre façon de penser et notre façon d’agir, plus l’abîmeest profond entre vouloir et faire. Ce fossé permet après couples scrupules moraux : lorsque nous nous plaignons, nous déses-pérons et regrettons.

C’est sans doute ce qui explique pourquoi presque tous lesindividus que je connais se considèrent généralement comme desgens bien et pourquoi il y a malgré tout dans le monde autantd’injustice et de bassesse. Parce que nous sommes la seule espèceanimale qui réussit à avoir de bonnes intentions tout en n’entenant pas compte. Parce que nous parvenons à faire deux poidsdeux mesures, selon qu’il s’agit de nous ou des autres. Parce quenous avons toujours une bonne excuse. Parce que nous sommestoujours enclins à polir l’image que nous avons de nous-mêmes.Et parce que nous commençons très tôt à nous exercer à nousdéfaire de toute responsabilité.

Dans la troisième partie, nous tâcherons de savoir ce que nouspouvons apprendre de tout cela pour notre vie future au seinde la communauté. Si Bertolt Brecht – le grand sociologue parmiles poètes – a raison, la priorité, c’est « d’abord la bouffe etensuite la morale ». En conséquence, dans des pays commel’Allemagne où il y a abondance de nourriture, il devrait y avoiraussi abondance de morale. Nous vivons effectivement dans unpays très libéral, au sein d’une culture sans doute la plus libreet la plus tolérante de notre histoire. Et pourtant on se plaint,et souvent pas à tort, de la perte des valeurs. Les vertus et lamorale publique rétrécissent comme peau de chagrin. L’Église,la patrie, l’attachement régional, la conception du monde, tous

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ces anciens édifices de l’époque bourgeoise du début du siècledernier, qui abritaient plus ou moins notre morale, commencentà se fissurer et à tomber en ruine. Qui s’en étonnera ? Un obser-vateur venu d’un autre univers qui analyserait, ne serait-cequ’une seule journée, la publicité à la télévision, à la radio, dansles journaux et sur Internet, ne trouverait guère d’indices laissantà penser que nous vivons dans une démocratie – un ordre socialreposant sur la coopération, la solidarité et la cohésion. Ce qu’ilretiendrait, ce serait la diffusion d’une propagande qui, à coupsde milliard, ne fait que stimuler constamment l’égoïsme.

Je voudrais donner ici quelques pistes pour savoir ce que l’onpourrait améliorer du point de vue économique, social et poli-tique. Il ne s’agit pas là d’idéologie bonne ou mauvaise. Il s’agitde savoir comment favoriser notre engagement pour les autres,à une époque où notre société est en jeu comme elle ne l’a jamaisété, de faire des propositions pour modifier nos institutionssociales de telle sorte qu’elles favorisent ce qui est bien et enrayentce qui est mauvais.

Je voudrais remercier toutes les personnes qui ont été les pre-mières à lire cet ouvrage, qui m’ont donné des conseils et m’ontpermis de l’améliorer. Le professeur Jens Krause de l’universitéHumboldt de Berlin a jeté sur ce livre le regard pertinent dubiologiste. Le professeur Thomas Mussweiler de l’université deCologne l’a analysé en tant que sociopsychologue. Le professeurChristoph Menke de l’université de Francfort-sur-le-Main l’a luen tant que philosophe. Le professeur Hans Werner Ingensiepde l’université de Duisburg-Essen l’a expertisé en tant que bio-logiste et philosophe. Quant au professeur Achim Peters del’université de Lübeck, il l’a considéré sous l’angle de la neuro-biologie. Le professeur Jürg Helbling de l’université de Lucernel’a vérifié en tant qu’ethnologue et anthropologue social. Leurscritiques et leurs conseils me furent très précieux. Je remercieTorsten Albig pour ses exposés sur la politique communale,Martin Möller et Hans-Jürgen Precht pour leurs remarquesconstructives. J’adresse un merci particulier à Matthieu, Davidet Juliette pour leurs lectures attentives, ainsi qu’à ma femme,Caroline, sans qui ce livre n’aurait jamais été ce qu’il est.

Je voudrais remercier enfin la compagnie des chemins de ferallemands, la Deutsche Bahn. Une grande partie de ce travail aété faite dans des trains bondés, des wagons-restaurants et des

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carrés avec de turbulents vis-à-vis. Mais une partie plus grandeencore a été faite alors que je traversais les paysages mélanco-liques de la Moselle, au petit matin, sur une ligne secondairepas du tout rentable, entre Cologne, Cochem, Wittlich, Wasser-billig et Luxembourg, en compagnie de frontaliers de toutessortes et d’équipes de joueurs de quilles. Je remercie les innom-brables conversations dont je fus le témoin involontaire. Ellesn’ont cessé de me confirmer dans l’idée que l’essence del’homme est souvent saisie de façon insuffisante par les philo-sophes. Et je remercie le garçon de café anonyme qui a souventpartagé avec moi les premières heures de la journée et dont lesmaximes et les réflexions ont souvent accompagné mon travail.Puisse l’électeur allemand continuer à empêcher avec succès,et pas seulement dans mon intérêt, l’entrée en Bourse de laDeutsche Bahn.

Ville de Luxembourg, août 2010Richard David Precht

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LE BIEN ET LE MAL

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Le talk-show de Platon

Qu’est-ce que le bien ?

Il est facile de s’accorder sur la définition du talk-show. C’estun débat diffusé à la radio ou à la télévision. Un journalisteréunit un certain nombre d’invités sur un plateau, il pose desquestions et lance un débat où tous les participants sont partieprenante.

Les choses sont claires. Mais qui en fut l’inventeur ? À encroire Wikipédia, le talk-show vient des États-Unis. Il aurait étéinventé dans les années 1950 et serait arrivé en Europe dans lesannées 1970. Or le véritable inventeur du talk-show est en réalitéPlaton.

Quatre siècles environ av. J.-C., ce philosophe grec élaboreun concept de discussions portant sur les grandes questions de cemonde : Comment vivre ? Qu’est-ce que le bonheur ? Qu’est-ceque le bien ? À quoi sert l’art ? Pourquoi les femmes et leshommes ne peuvent-ils s’accorder ?

Si le producteur de ce show s’appelle Platon, le meneur dejeu s’appelle Socrate. C’est un professionnel qui connaît toutesles ficelles du métier. Sans forcer, il mène la danse, fait rebondirle débat et pose parfois des questions pièges. Il met presquetoujours les autres au tapis grâce à sa rhétorique. Les invités ontbeau être sûrs de leurs positions au début de la discussion, ilssont obligés de se rendre à l’évidence et d’admettre à la fin queSocrate est chaque fois le plus fort. Plus ou moins convaincus,ils se rangent alors à son avis. Pourtant les trois ou quatreinvités sont tous des gens qui excellent dans leur domaine, desexperts en politique, des poètes, des prophètes et des péda-gogues – des professionnels de l’administration, de la stratégie,

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de la rhétorique ou des arts. Le décor peut varier. Parfois lesinvités se retrouvent dans la villa d’une sommité, parfois ils fontune promenade dans les environs d’Athènes, parfois ils se réu-nissent le soir autour d’un bon repas. Et parfois même ils seretrouvent dans une prison. Les décors paraissent aussi authen-tiques que les invités eux-mêmes. Le problème, c’est que toutest arrangé d’avance et soigneusement mis en scène. Et commele producteur ne dispose pas encore des moyens modernes dediffusion, il a simplement recours au papier.

Quoi qu’il en soit, Platon est le premier penseur d’Occidentà ne pas éluder les conflits d’idées et d’opinions, et au contraireà les soumettre volontairement à la discussion. Presque toutce qui nous est parvenu des écrits de Platon se rapporte à cegenre de discussions et même de polémiques. Mais quel est lebut de cette opération ? Et qui est ce fameux Platon ?

On pourrait dire qu’il est né avec une cuillère d’argent dansla bouche1. Sa famille est aussi riche qu’influente. Mais les pers-pectives de jouir d’une vie tranquille ne sont pas très élevées, àl’époque. Les temps sont trop incertains. Lorsque Platon vientau monde, en 428 av. J.-C., Périclès, la superstar du mondepolitique à Athènes, vient de mourir. C’est un tournant dansl’histoire. La guerre contre Sparte commence et elle va être aussilongue que sanglante. Athènes finira par succomber.

Mais, pour Platon, tout va bien. Alors que les armées athé-niennes se font massacrer en Sicile, que les soldats de Sparterôdent autour d’Athènes, que la démocratie est remplacée dansla cité par une élite économique, que la flotte est envoyée par lefond et que la démocratie finit même par péricliter, il reçoit uneéducation exceptionnelle. On est en droit de supposer qu’il aenvie de réussir dans la vie et de faire ainsi honneur à sa famille.

En revanche, dans la cité d’Athènes, c’est l’anarchie. Le désordres’installe. Une vie humaine ne vaut pas grand-chose. Or, un jour,Platon rencontre dans la rue un personnage peu commun, unvagabond sans argent, une sorte de SDF d’une intelligence extra-ordinaire. Les jeunes intellectuels de l’époque sont aussitôt fas-cinés. Ce marginal a bien sûr, de façon logique, renoncé à toutbien et à toute richesse. C’est un révolutionnaire qui, armé desa seule rhétorique, peut faire des dégâts immenses, un hommequi n’hésite pas à s’attaquer aux puissants et à les tourner en

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dérision. Il n’a pas son pareil pour démystifier leur prétenduesagesse. Son nom : Socrate.

Des centaines d’histoires tournent autour de la figure deSocrate. Mais nous ne savons presque rien sur ce qu’il était enréalité. Comme Jésus-Christ, c’est avant tout un personnage delégende. De même que nous ne possédons aucun écrit de Jésus,nous n’avons rien non plus de la plume même de Socrate. Toutce que nous savons, nous le tenons des rares écrits de ses adver-saires et des éloges copieux de ses disciples et admirateurs.Comme pour Jésus, tout laisse à penser que Socrate a bel et bienexisté. Il a exercé une influence durable sur une poignée de fans,le plus enthousiaste d’entre eux étant Platon. Si le jeune hommede vingt ans ne s’était pas lié à ce vieil homme, qui sait ce quiserait resté de ce dernier ? Platon est l’évangéliste de Socrate. Ilen fait la superstar du monde antique, un génie universel de lalogique et de la raison. Socrate sait ce qui fait l’unité intime del’homme. Il est le seul à connaître la formule universelle.

La rencontre avec Socrate marque profondément Platon, quine tarde pas à renoncer à toute ambition politique. Il ne veutplus « devenir quelqu’un » ou du moins pas quelqu’un quicompte au regard de la société. Socrate ouvre les yeux du jeunehomme et lui montre le mensonge et la corruption qui sévissentdans la société, la fausseté et l’avidité des puissants. La meilleuredémocratie perd toute valeur lorsque le système politique dansson entier est pourri et n’est plus composé que de cliques égo-ïstes, de coteries, avec leur cortège de privilèges et d’arbitraire.

Mais en 399 av. J.-C., semble-t-il, les dirigeants d’Athènes enont plus qu’assez. Ils traînent Socrate devant un tribunal et luifont un procès. La condamnation à mort est vite prononcée, ledélit est manifeste. Il est dit que Socrate « corrompt la jeunesse »,reproche tout à fait justifié du point de vue des oligarques enplace. Quatre cent trente ans plus tard, les autorités judéo-romaines de Jérusalem vont condamner à mort le prédicateurnommé Jésus pour des motifs semblables : ingratitude envers sonpropre pays. Dans les deux cas, ces procès, surtout le dernier,prouvent que ces hommes ont réellement existé. Et tous deux,Socrate comme Jésus, sont les ancêtres de la culture occidentale.

La mort de Socrate ne met pas un frein à cette évolution.Elle ne fait que créer un martyr. L’heure de Platon a sonné. Ilpoursuit le projet de son maître avec de tout autres moyens

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financiers. Douze ans après la mort de Socrate, il achète unterrain et y ouvre une école : l’Académie. Cette institution estsans précédent. Sans qu’ils aient à débourser le moindre argent,de jeunes gens peuvent vivre plusieurs années dans une sortede « commune philosophique ». Le programme englobe desmatières aussi différentes que les mathématiques, l’astronomie,la zoologie, la botanique, la logique, la rhétorique, la politiqueet l’éthique. L’ambition de Platon est de former des hommesd’une très grande culture. Ils sont appelés à rendre le mondemeilleur. Ils doivent être des intellectuels subtils et des cadrespolitiques libérés de tout intérêt personnel. Une Armée du Salutphilosophique pour une société malade. Et effectivement denombreux diplômés vont partir aux quatre coins du mondecomme missionnaires du savoir et conseillers des puissants.

La condition la plus importante pour accomplir ce travail,c’est de connaître ce qu’est une vie bonne. C’est la questionessentielle et elle intéresse Platon bien au-delà des autres. Toutela pensée diffusée dans cette Académie est orientée vers un seulbut : savoir discerner le bien et le vivre. C’est uniquement pourcette raison que les gens de l’Académie interrogent les mythestraditionnels et les conventions héritées du passé, critiquent lesfausses vérités et les faux projets de vie. Pour Platon, les philo-sophes sont des personnes qui aident à résoudre des crises, desgens qui cherchent les déficits du sens. Le besoin de tels hommes– les femmes ne jouent aucun rôle dans l’univers de Platon – estgrand. Le déclin de la morale publique et privée, les troublesguerriers et la détresse générale exigent un nouvel ordre deschoses, une révolution des âmes.

Qu’est-ce donc qu’une vie bonne, une vie meilleure ? Quelleessence morale doit guérir Athènes ? Les premiers écrits de Platonmontrent avec quelle verve et quel acharnement on a discuté eton s’est disputé sur cette question2. On cherche de partout. Lasociété est en mauvaise posture. Sur les places publiques de lacité, dans les forums et dans les sphères privées, de jeunes genss’affrontent à coups de rhétorique.

On va peut-être trouver cela étonnant. Il faut dire que la ques-tion n’est plus très moderne. Et le « bien » nous semble beau-coup plus abstrait qu’il ne l’était pour les anciens Grecs. Mais,même en Allemagne, il n’y a pas si longtemps encore, de jeunesgens discutaient activement de cette question. Du milieu des

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années 1960 au milieu des années 1970, la sphère privée semblaitrelever du politique pour de nombreux intellectuels. Et mêmele mouvement écologiste du début des années 1980 posait lechangement radical de vie comme une exigence personnelle etsociale. Mais l’augmentation du niveau de vie et l’accroissementdu bien-être dans les années 1980 et 1990 firent s’estomper peuà peu toutes ces discussions autour d’une vie alternative, d’uneéconomie alternative et de valeurs alternatives.

La question de savoir ce qu’est une vie bonne se pose engénéral dans les périodes de crise. À l’époque de Platon, l’enjeuétait global. Comparée à elle, notre époque actuelle apparaît,même en dépit de la crise économique, tranquille et inoffensive.Jamais auparavant l’Occident n’avait connu une telle floraisondes arts et un tel ouragan d’idées novatrices. Mais cette super-puissance est sur le point de s’effondrer.

La recette de Platon contre cette chute, c’est la purification.Il pense que les gens devraient apprendre à être de nouveau enaccord avec eux-mêmes. Au lieu de poser des exigences enversl’État et la communauté, ils devraient commencer par s’occuperd’eux-mêmes. En effet, selon lui, seul un individu vertueux peutêtre aussi un bon citoyen.

Voilà pour l’idée. Mais les problèmes posés par un tel pro-gramme sont immenses. Platon lui-même sait bien que les indi-vidus réels ne vivent pas dans un monde idéal, qu’il soit extérieurou intérieur. À l’extérieur, ce sont les aléas de la vie, les influencesdiverses, le hasard et le destin qui déterminent largement notrecomportement. Mais, même d’un point de vue intérieur, la plu-part des gens ne sont pas à l’abri des tempêtes. Leurs peurs etleurs soucis, leurs penchants et leurs envies, leurs besoins et leursdésirs les ballottent d’un côté et de l’autre.

Comment, dans ces conditions, acquérir une conscience de soipositive ? Comment gérer une vie bonne et moralement salubre ?Pour clarifier ces questions, Platon met en scène des talk-showssoigneusement rédigés. Avec son partenaire Socrate, un alter egode l’auteur, il conduit le lecteur dans le labyrinthe des points devue et des arguments. Pour Platon, c’est là un jeu merveilleux.Il est à la fois metteur en scène et animateur. Et, à la fin, c’esttoujours la banque qui gagne dans ce casino des idées, doncSocrate et Platon. Il n’existe que de rares cas où la décision estreportée. Platon parvient de cette façon à aller chercher le lecteur

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là où normalement celui-ci s’arrête. Peu à peu il thématise toutesles attitudes possibles face à la vie et fait jouer les avantages contreles inconvénients. Ce qui était flou est clarifié, et les contradic-tions sont mises au jour. À la fin, le grain se trouve séparé del’ivraie, et l’ordre règne dans la multiplicité. Ceux qui discutentavec Socrate apprennent ainsi à se libérer de leurs idées fausseset à voir à quoi pourrait ressembler une vie à la fois bonne etjuste pour tout le monde.

Le talk-show de Platon est assurément un succès. Mais on sedemande toujours quel était en fait le public visé. Le lecteurcultivé savait pertinemment que ce Socrate n’était pas le vraiSocrate. Tout le monde savait en effet qu’il était déjà mort. Maisalors pourquoi Platon éprouve-t-il le besoin de se cacher derrièreSocrate ? Il est possible que les premiers dialogues aient étéeffectivement inspirés par d’authentiques réflexions du Socratehistorique. En ce qui concerne le public, il est manifeste que cestalk-shows devaient servir à instruire le peuple – mais quelpeuple ? Pour une grande majorité, ces dialogues étaient diffici-lement compréhensibles. Il est vraisemblable que seul un trèspetit nombre de gens a lu ces écrits. Ou alors ils les écoutaient,comme dans un vrai talk-show, lorsqu’ils étaient lus, avec peut-être même des rôles attribués comme dans une pièce de théâtre.

Et quelle était la morale de ces textes ? Même si elles sontplaisantes et parfois pleines d’humour, les idées de Platon sonttrès autoritaires. Socrate enjoint ceux qui discutent avec lui àpasser leur vie au crible et à presque tout changer. Chacun doitvivre comme si le philosophe était toujours en train de regarderpar-dessus son épaule. Mais l’idéal serait que chacun deviennelui-même un philosophe plein de sagesse. Car, pour Platon, c’estlà l’objectif ultime de l’éducation de l’homme. Une idée assezsingulière, du reste. Qui, en effet, a le temps et l’envie de parvenirà ce stade ? Si chacun suivait les conseils de Platon, il ne faitguère de doute que tout le système économique s’effondrerait.Il ne faut pas se faire d’illusions : l’idée que tous les hommespuissent enfin devenir des philosophes ne pouvait se réaliser qu’àune époque où la plupart des travaux étaient faits par les femmeset les esclaves.

Il ne faut pas oublier non plus que la recherche de la véritépeut avoir quelque chose d’ennuyeux quand quelqu’un – à savoirPlaton – connaît déjà cette vérité et sait tout mieux que tout le

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monde. C’est toujours le même problème avec les illuminés, qu’ils’agisse de Platon ou de Bouddha, de Baghwan ou du dalaï-lama.Mais manifestement il y a toujours des gens en quête de véritéqui, même de nos jours, ne sont pas du tout lassés de jouer aulièvre et à la tortue sur le chemin du sacré et qui ne prennentpas ombrage d’être toujours distancés.

Dans cette perspective, la philosophie de Platon a un petitcôté « ésotérique ». Et cette impression est encore renforcée parle fait que l’élève de Socrate exige effectivement de ses discipleset de ses lecteurs des décisions claires : ils doivent s’engager àêtre bons et renoncer à toutes les autres séductions. Ils ont unlong chemin à parcourir sous la férule de Platon.

Mais à quoi ressemble ce chemin ? La pomme de discorde déjàlargement connue dans la Grèce antique était de savoir quelleplace donner aux plaisirs des sens. Rendent-ils la vie bonne ? Ouau contraire sont-ils une entrave à une vie bonne ? Pour Platonaussi, cette question est au cœur du débat. Raison ou plaisir :qu’est-ce qui rend finalement le plus heureux à long terme ? Laréponse à cette question est assez vite donnée : les plaisirs fugitifsengendrés par le désir pèsent peu de poids comparés à lasatisfaction durable apportée par une vie bonne et intègre. À encroire Platon, le corps, avec ses pulsions et ses besoins, n’estqu’un obstacle dans la quête du bonheur. Il ne cesse de nousinduire en tentation et de nous entraîner sur de fausses pistes.Seul celui qui est capable de s’en libérer peut devenir libre. Unevie vraiment heureuse – Platon parle ici d’eudaïmonia – nouslibère de la tentation de juger la vie selon ce qui fait plaisir oune fait pas plaisir. Qui agit ainsi reste toute sa vie à un stadepubertaire par rapport à sa maturité intellectuelle. Or le vraiphilosophe est toujours au-dessus de ses besoins sensuels.

Comme tous les plaisirs des sens sont limités dans le tempset comme tout bonheur sensuel peut facilement virer en soncontraire, Platon opte pour une forme de vie comportant uneassurance tous risques : mieux vaut éviter les souffrances querechercher les plaisirs. Les conséquences pour l’histoire culturelleeuropéenne sont énormes. Lorsque la philosophie de Platon estréanimée au Moyen Âge, son idéal ascétique et hostile au corpsinspire de façon dévastatrice tout le christianisme avant deretourner, après ce détour, dans le giron de la philosophie. Mêmela philosophie des Lumières, pourtant assez hostile à la religion,

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va s’enivrer de ce breuvage pasteurisé : la finalité de la vie est desurmonter autant que faire se peut la sensualité primitive.

L’honnêteté nous oblige à dire que, dans certains passagesde ses dialogues, Platon lutte manifestement durement avec lui-même pour savoir s’il doit vraiment en rester à ces proposradicaux3. Mais l’essentiel ne peut être nié : le principe de plaisirn’est pas durable. C’est ainsi que chez Platon le plaisir est victimede la péréquation qui prend en compte ses risques et ses effetssecondaires.

La réponse de Platon à la question essentielle est donc celle-ci : aussi peu de jouissance que possible ! Quand on aime lavérité et le bien, on ne se laisse pas induire en erreur par ses basinstincts. Ce n’est ni la sexualité, ni l’argent, ni la bonne chèrequi rendent heureux à la longue mais, au contraire, un style devie empreint de continence et de philosophie. Tout le reste estsans importance. Et celui qui mesure sa vie à l’aune du plaisiret du déplaisir choisit un mauvais étalon.

Mais quel est le bon étalon ? Prendre la mesure de sa vie estun art difficile. Autant la critique de Platon est claire quand ils’agit de dire que l’on prend mal la mesure de sa vie, autant ila du mal à nous donner un meilleur étalon. On pourrait facile-ment dire que l’étalon pourrait être le savoir et la connaissance.Mais mesurer la vie à l’aune de la vérité rend-il vraiment heureux ?Même si les joies de la connaissance sont parfois immenses, ellesne sont pas durables. Combien de connaissances débiles peuventme saboter une journée ? Et est-ce que la résolution astucieused’une intégrale est vraiment plus satisfaisante à long terme qu’unefolle nuit d’amour ?

Mais surtout, même s’il devait être exact que rien ne satisfaitmieux la vie que le savoir et la connaissance, n’est-on pas obligéde reconnaître en même temps qu’apprendre est une chose qui« donne du plaisir » ? Le plaisir et la connaissance vont doncensemble, sinon on ne pourrait pas expliquer pourquoi une vieorientée vers le savoir et la vérité peut rendre heureux. Éliminertotalement le plaisir n’est donc pas une solution. Mais Platon estmalin et il avait déjà réfléchi à cette objection. « Il est évident,dit-il, que l’homme a besoin de plaisir pour être heureux. » Laquestion est seulement de savoir : un plaisir de quelle qualité ?

Pour Platon, le plaisir n’est pas le critère décisif. Il ressembleplutôt à une récompense qui arrive après coup. Mais voilà que

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resurgit alors la question du critère effectivement valable. Pourrépondre à cette question, Platon en arrive à son sujet principal :la mesure de toute chose est le « bien » ! Ce que Platon exigede ses élèves, c’est de reconnaître une hiérarchie bien claire :tout ce que nous voulons ou faisons doit être subordonné à larecherche du bien. Seul un homme bon peut être un hommevraiment heureux. Ne reste alors plus qu’à résoudre la questionla plus difficile de toutes : qu’est-ce que le bien ?

On peut se faciliter la tâche et prendre le chemin inverse ense demandant ce qui est mal en s’inspirant librement de WilhelmBusch : « Le bien, la chose est certaine, est le mal dont on s’abs-tient. » Mais Wilhelm Busch a-t-il raison ?

Pendant que j’écris ce chapitre, on ne parle dans les médiasque de cet homme qui, dans une station de métro à Munich, aété frappé à mort par des inconnus parce qu’il avait voulu portersecours à deux étudiants qui se trouvaient là. Qui pourrait pré-tendre que cet acte de courage n’est pas « bien » ? Garder lesmains dans ses poches et s’éclipser discrètement pour ne pasintervenir aurait été moins bien. La non-assistance à personneen danger est certes « le bien dont on s’abstient », mais, d’aprèsle critère de Busch, il n’y aurait là rien de mal. S’abstenir defaire le mal n’est donc pas toujours suffisant.

Le passage le plus célèbre concernant le bien se trouve dansPoliteia, l’œuvre maîtresse de Platon traduite sous le titre :La République4. Il y est dit que le bien est une chose trèsparticulière, la plus grande et la plus formidable du monde. Bienque ce soit un peu flou, on voit quand même ce qu’il veut dire :le bien est beaucoup plus que le plaisir et davantage même quele savoir. Mais comment cerner la chose de façon précise ?

La réponse est : impossible ! Au lieu de donner une définitionpositive du bien, Platon fait raconter par Socrate une analogiequi est sans doute la plus célèbre de toute l’histoire de la philo-sophie : « l’analogie du soleil5 ». Regardez ce magnifique soleil !Il donne à la fois de la lumière et de la chaleur. Seul le soleilnous permet de voir et de distinguer les choses. En outre, il faitgrandir et pousser tout ce qui est sur terre. N’en est-il pas demême avec le bien ? Il inspire et éclaire notre pensée et nousrapproche de la vérité. Et plus notre connaissance augmente,mieux nous percevons les choses. Notre esprit aiguisé donne leurcontour aux choses qui nous entourent et les fait ainsi exister.

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De même que le soleil qui surplombe toutes les choses de salumière anime tout ce qui existe, le bien – qui lui aussi est situéau-dessus de tout – anime notre existence humaine. Autrementdit : de même que le soleil donne la vie, le bien donne à notreexistence son sens et sa valeur.

Telle est l’analogie du soleil racontée par Platon, une imageaussi jolie que célèbre. Mais pourquoi recourir à une image ?Pourquoi une conscience aussi pertinente et froide que celle dePlaton, qui excelle à analyser l’esprit humain, recourt-elle à uneallégorie dans un passage aussi crucial de son œuvre ? Cettecomparaison n’est, au fond, qu’une affirmation. Certes il ne faitaucun doute aujourd’hui que c’est bien le soleil qui rend possiblela vie sur terre. Mais qui nous dit qu’il existe effectivement unbien possédant des qualités comparables à celles du soleil ? Oùest la preuve ?

D’ailleurs, même les interlocuteurs de Socrate ne sont pasvraiment convaincus. Cette image n’est pas satisfaisante. Et notreinfaillible gourou est obligé de remettre à plus tard l’éclairagequ’il porte sur le bien : « Mes chers amis, nous allons laisser pouraujourd’hui ce que peut être le bien…6 » Que s’est-il passé ?Platon manquait-il à ce point d’assurance pour apporter uneréponse à la question du bien ? Ou bien était-ce une tactique delaisser le bien dans l’ombre en dépit de la comparaison avecle soleil ? Les spécialistes de Platon ne sont pas tous d’accord à cepropos. Même un texte se rapportant aux enseignements tardifsde Platon ne semble pas résoudre ce problème. Dans cet écriten effet, Platon assimile le bien à l’« unique » – donc à Dieu.Vue sous cet angle, l’image pourrait fonctionner : la mêmeforce qui, avec le soleil, s’infiltre partout dans la nature s’infiltre,avec le bien, dans notre existence. C’est d’ailleurs ce trait quereprennent les premiers penseurs chrétiens pour définir Dieu àla fois comme le vrai et le bien : « Je suis la lumière, la vérité etla vie ! » Mais, pour être exact, il convient d’ajouter que « l’ensei-gnement non écrit » des leçons de Platon dans son Académie nevient pas du maître lui-même. Dire que Platon assimile effecti-vement le « bien » à l’« unique » relève de la pure spéculation7.

Mais, en tout cas, un fait reste inchangé : le bien ne peut êtredit. La « plus grande idée », comme dit Platon en parlant dubien, reste une feuille vierge. Et c’est ainsi que les dialoguestournent autour d’une grande inconnue. Dans un passage, Platon

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décrit le bien comme la nourriture indispensable au « plumagede l’âme8 » – image splendide ! Mais, comme toute imagesplendide, elle est un peu trop chatoyante. On pourrait endéduire que, sans le bien, l’homme ne serait qu’une pauvre pouledéplumée. Il faudra attendre Aristote, l’élève le plus doué dePlaton et le plus grand naturaliste de son temps, pour obtenirune définition zoologiquement plus précise du plumage de l’âme.Nous y reviendrons.

Le plus grand mérite de Platon est d’avoir dévoilé la moralearrogante et pervertie de nombre de ses contemporains. La« morale des seigneurs », avec, comme corollaire, le « droit duplus fort », n’a pas résisté à son examen. Il a forcé les compa-gnons de Socrate à se justifier dans toutes leurs prises de positionet toutes leurs actions. Mais que proposait-il lui-même ? PourPlaton, le bien est finalement une essence inexpliquée qui, « enpartant d’en haut », infiltre notre vie ; une grandeur supérieure,plus haute que l’existence humaine. Le bien existerait donc,même si les individus n’existaient pas. Il est invisible, incom-préhensible, mais il ne fait aucun doute qu’il existe de façon objec-tive. Le bien dépend aussi peu de mon opinion personnelle quede mon avis sur le soleil ou un radis qui manque de sel. La tâchequ’il s’agit d’effectuer est celle-ci : comment apprendre à recon-naître le bien pour pouvoir mener une vie qui soit bonne ? Sij’y arrive en effet, si je porte en moi le bien comme une boussolemorale, je peux devenir un modèle pour tous les autres et devenirle « prince des philosophes ».

Pour Platon, le but suprême est de devenir un individu sachanttoujours ce qu’il doit faire, appréciant toutes les situations selonun étalon moral adapté et faisant des choix avec une assurancede somnambule.

Ma foi ! Si seulement les choses étaient aussi simples… N’est-ce pas un peu trop beau pour être vrai ? Ou, au contraire, tropennuyeux ? Quoi qu’il en soit, la question qui s’impose est dese demander si une telle vie est possible.

• Rivaux de la vertu. Le bien contre le bien

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