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Les Sœurs Brontë à 20 ans Au nom du père, du frère et de l’esprit AU DIABLE VAUVERT

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Les Sœurs Brontë à 20 ansAu nom du père, du frère et de l’esprit

Au diAble vAuvert

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Stéphane Labbe

Les Sœurs Brontë à 20 ansAu nom du père, du frère et de l’esprit

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Collection dirigée par Louis-Paul Astraud

Déjà parusHonoré de Balzac à 20 ans, Anne-Marie BaronalBert camus à 20 ans, Macha Sérylouis-Ferdinand céline à 20 ans, Louis-Paul Astraudcolette à 20 ans, Marie Céline Lachaudmarguerite duras à 20 ans, Marie-Christine Jeanniotgustave FlauBert à 20 ans, Louis-Paul AstraudJean genet à 20 ans, Louis-Paul AstraudJoHnny Hallyday à 20 ans, Corinne François-Denèveernest Hemingway à 20 ans, Luce MichelJoHn F. Kennedy à 20 ans, Martine Willeminnelson mandela à 20 ans, Solenn Honorineguy de maupassant à 20 ans, Françoise Mobihanmarilyn monroe à 20 ans, Jannick Alimimarcel proust à 20 ans, Jean-Pascal MahieuJean-Jacques rousseau à 20 ans, Claude Mazauricgeorges sand à 20 ans, Joëlle TianoBoris vian à 20 ans, Claudine Plas

ISBN : 979-10-307-0045-9

© Éditions Au diable vauvert, 2016

Au diable vauvertwww.audiable.comLa Laune 30600 Vauvert

Catalogue disponible sur [email protected]

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Pour Arthur, j’aimerais qu’il comprenne un jour cette réplique de Malika Fedjoukhe faite à un élève de sixième

qui, s’insurgeant contre une lecture imposée, avait dit : « C’est un livre de fille. » « C’est un livre, avait rétorqué

Malika, écrit pour les filles et les garçons intelligents ! » Il en va de même de l’œuvre des Brontë.

Les traductions des poèmes d’Emily sont de Pierre Leyris, celles des poèmes de Charlotte et d’Anne sont

de Dominique Jean. La traduction de toutes les lettres citées dans cet ouvrage ainsi que celle du poème

« Reminiscence » (« Yes, thou art gone !… ») sont de l’auteur.

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La famille Brontë

Patrick Brontë (1777-1861) : Pasteur de l’Église anglicane, lorsque sa femme, Maria, décède en 1821, il se voit obligé d’élever seul une fratrie de six enfants. Intellectuel de tendance conservatrice, il fait preuve d’une certaine ouverture d’esprit envers les autres cultes et prêche pour l’amélioration des conditions sociales faites aux plus démunis. L’éducation qu’il prodigue à ses enfants est plutôt libérale, il ne posera par exemple aucun interdit en matière de lecture, et tient à ce que ses filles reçoivent une instruction conséquente.

Elizabeth Branwell (1776-1842) : Sœur de Maria Branwell, la femme de Patrick, elle vient assister cette dernière quelques mois avant son agonie. Cette vieille fille prendra en charge les destinées du foyer Brontë à Haworth. D’une grande piété, elle ne brille pas par son sens de l’humour et remplit sa fonction de maîtresse de maison sans faire preuve de tendresse à l’égard des

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enfants. Son dévouement permettra toutefois au pasteur de remplir les devoirs de sa charge.

Charlotte Brontë (1816-1855) : Elle devient l’aînée des enfants Brontë en 1825, à la mort de ses deux sœurs aînées, Maria et Elizabeth. Futur auteur de Jane Eyre, elle est l’âme entreprenante de la fratrie. D’abord liée à son frère, elle finit par se détourner de lui, méprisant sa faiblesse de caractère et ses addictions. Elle engage ses deux sœurs dans une publication collective (Poems) qui sera l’acte fondateur de la carrière littéraire des trois sœurs. Seule survivante de la fratrie, elle publiera après Jane Eyre deux romans Shirley et Villette.

Patrick Branwell Brontë, dit « Branwell », (1817-1848) : L’unique garçon de la fratrie. Ses dons précoces le prédestinaient aux yeux des siens à une carrière d’artiste. Mais, exception faite de quelques poèmes publiés dans les journaux et de quelques portraits vendus à des parti-culiers, la destinée artistique du jeune homme sera un échec. Il sombre dans l’alcool et le laudanum et meurt prématurément à 31 ans de la tuberculose.

Emily Brontë (1818-1848) : Viscéralement attachée à son village et aux collines du Yorkshire, le futur auteur des Hauts de Hurle-Vent est une jeune femme parti-culièrement réservée qui se satisfait d’une vie retirée. Très liée à la plus jeune de ses sœurs, Anne, elle aura toujours des difficultés à quitter Haworth. Sa poésie d’essence mystique annonce le romantisme noir de son roman. Elle meurt quelques mois après son frère qu’elle avait soutenu jusqu’au bout.

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Anne Brontë (1820-1849) : La benjamine des Brontë est la moins connue des trois sœurs. Effacée, la jeune femme a le sens du sacrifice et se révélera tourmentée par des inquiétudes religieuses entretenues par le rigorisme de sa tante. Elle aura le temps d’écrire deux romans, Agnes Grey et La Dame de Wildfell Hall, dont le style est plus proche du réalisme de Jane Austen que du romantisme de ses sœurs. Elle meurt à l’âge de 29 ans, atteinte à son tour de tuberculose.

Ellen Nussey (1817-1897) : La meilleure amie de Charlotte Brontë. Les deux jeunes femmes se sont rencontrées à Roe Head, le pensionnat de Mlle Wooler en janvier 1831. Les quelques cinq cents lettres envoyées par Charlotte à son amie, tout au long de son existence, constituent un précieux témoignage sur la vie des Brontë.

Tabitha Aykroyd (1771-1855) : Engagée en 1824, à l’âge de 53 ans, au service de la famille Brontë, Tabitha Aykroyd, dite « Tabby », arrive au presbytère à un moment difficile : les deux sœurs aînées viennent de mourir. Sa verve et sa bonne humeur aideront les enfants à surmonter l’épreuve. Les histoires et contes qu’elle rapporte aux enfants Brontë contribueront grandement à alimenter leur imaginaire.

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Départ

À l’été 1835, l’aînée des filles Brontë, Charlotte, a 19 ans et il va lui falloir quitter le presbytère de Haworth où elle a passé la majeure partie de son enfance pour affronter un avenir qu’elle appréhende. Mlle Wooler, la directrice de Roe Head, l’école pour jeunes filles qu’elle a fréquentée trois ans plus tôt, vient de lui adresser une lettre pour lui proposer un poste d’enseignante. Charlotte a accepté et le 5 juin, elle écrit à Ellen Nussey, sa meilleure amie :

« Oui, je vais enseigner à l’endroit même où j’ai été élève. Mademoiselle Wooler me l’a proposé et j’ai préféré cela à deux autres postes de gouvernante qu’on m’avait offerts auparavant. Je suis triste, très triste à l’idée de quitter la maison, mais le devoir et la nécessité sont des maîtres sévères, auxquels on ne saurait se dérober. »

Le ton de la lettre n’est pas précisément enthousiaste et Charlotte y exprime ouvertement son chagrin à l’idée de quitter les siens. Elle y met aussi en avant ce sens du devoir dont, en tant qu’aînée, elle se doit de faire preuve.

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Aînée, elle l’est devenue. Dix ans plus tôt, ses sœurs, Maria et Elizabeth, ont quitté ce monde prématurément, rejoignant ainsi leur mère, dans des circonstances que la future romancière ne devait jamais oublier.

Un pensionnat au règlement draconien, des ensei-gnants impitoyables, une religiosité qui confine au fanatisme, une hygiène douteuse, la maladie. Se trouvent ainsi réunis les ingrédients qui vont inspirer l’amertume des premiers chapitres de Jane Eyre. Lorsqu’elle entre-prendra la rédaction de ce roman, une dizaine d’années plus tard, Charlotte se souviendra de cette terrible année 1825 et de ses chères sœurs. Ce sont elles – Maria en parti-culier – qui lui inspireront le personnage d’Helen Burns, l’amie de Jane Eyre, figure christique résignée, victime du sadisme des adultes, du sort et de la maladie, et dont la mort contribue si fortement à la tonalité pathétique du récit. Partir c’est mourir un peu, Charlotte le ressent dans sa chair : longtemps, elle a entendu dans ses cauchemars ses deux sœurs tousser jusqu’à l’épuisement, elle les a vues peu à peu dépérir sous le regard indifférent des adultes qui auraient dû les protéger et qui les ont laissées mourir.

Il est probable que, en ce jour du 29  juillet 1838, Charlotte ait arpenté une dernière fois toutes les pièces si familières du vieux presbytère. De sa chambre qui donne sur le cimetière, elle peut apercevoir, derrière l’enchevê-trement moussu des tombes, la silhouette familière du clocher gothique derrière lequel se dissimule la nef de l’église où son père officie chaque dimanche avec autorité. Est-elle entrée dans la nursery adjacente, devenue momentanément la chambre d’Anne, la plus jeune de ses sœurs ? Les quatre enfants Brontë y ont passé des heures à jouer, à inventer des histoires, auréolant les petits soldats de plomb de Branwell, son cadet, d’un passé glorieux et

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leur imaginant des destins sublimes ou pathétiques, faits de traîtrises, de vengeances et de conquêtes héroïques. Ces jeux d’enfants sont à l’origine d’une quadruple vocation d’écrivain, ils constituent la genèse de ces mondes imagi-naires dont les frère et sœurs, pendant plus de douze ans (de 1827 à 1839) se feront les historiens, noircissant les pages de dizaines de carnets consacrés aux rebondisse-ments de leurs chroniques.

Pour l’instant Emily dort au rez-de-chaussée, dans la petite chambre qui donne au nord sur la lande, Charlotte y aura certainement croisé le visage boudeur de sa cadette qui, tout en bouclant rageusement sa malle, lui a lancé un de ces regards chargés de colère dont elle a seule le secret car elle aussi va devoir quitter le presbytère et le moins que l’on puisse dire c’est que ce n’est pas de son goût. Le salaire que Charlotte doit percevoir en échange de ses services d’enseignement ne sera pas élevé mais elle a obtenu, en contrepartie, que sa sœur puisse bénéficier gracieusement de l’enseignement de Roe Head. Emily, qui a aussi connu Cowan Bridge, le pensionnat où ses aînées ont trouvé la mort, se satisfait de la routine de Haworth, elle aime la simplicité des travaux ménagers, la complicité qui l’unit à sa petite sœur, Anne, et, par-dessus tout, les longues déambulations sur la lande au gré de ses caprices. Or, voilà qu’il lui faut partir la veille même de son anniversaire, elle va devoir fêter ses 17 ans loin des siens, loin de son cher village !

Charlotte n’aura probablement pas osé frapper à la porte du bureau de son père, situé au rez-de-chaussée. Le révérend Brontë, comme tous les matins, y délivre à son fils, Branwell, ses leçons de langues anciennes, d’histoire et de littérature. Cette pièce exerce sur tous les enfants Brontë une véritable fascination ; c’est là que

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leur père étudie, réfléchissant à la matière des homélies qu’il dispense aux fidèles chaque dimanche, ou rédige les articles qui paraissent de temps en temps dans la presse locale et dans lesquels il défend une politique conser-vatrice tout en réclamant des avancées sociales pour les plus démunis. Mais c’est surtout de sa bibliothèque que le bureau tire son pouvoir d’attraction ; les enfants ont l’autorisation d’y prélever les livres qu’ils désirent. Les Fables d’Ésope, les drames de Shakespeare, l’épopée dantesque du Paradis Perdu de Milton, et les pérégri-nations allégoriques mais plaisamment fantastiques du pèlerin de Bunyan ont très tôt alimenté leur imaginaire. Auteurs classiques et romanciers côtoient les ouvrages de théologie évidemment moins prisés des enfants.

Des livres, il y en a aussi dans la salle à manger où les quatre frère et sœurs se retrouvent quotidiennement, matin, midi et soir. Les adultes ont d’ailleurs peu à peu déserté la compagnie de ces adolescents sans doute trop bruyants. Le révérend qui souffre de dyspepsie, un trouble de la digestion qui peut lui causer de terribles douleurs d’estomac, préfère prendre ses repas dans le calme de son bureau et la tante Branwell – la sœur de la défunte Mme Brontë venue assister le pasteur – retire son caractère ombrageux dans sa chambre où, entre les plats, elle s’adonne à la lecture de ses magazines de piété méthodistes. Le rez-de-chaussée, lorsque le révérend ne travaille pas à son bureau, appartient donc aux enfants, qui peuvent ainsi aller et venir d’une pièce à l’autre en riant, partageant leurs enthousiasmes pour les nouvelles qu’ils dévorent dans le Blackwood’s Magazine, ou pour les romans de Walter Scott et les poèmes de Byron.

Et puis, le rez-de-chaussée est aussi le royaume de « Tabby », Tabitha Aykroyd, la gouvernante. Engagée en

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1824, c’est elle qui a su écouter et soulager la douleur des enfants qui venaient de perdre leurs aînées. C’est elle qui les a promenés sur la lande, au cours de cet étrange été où la joie morne de se retrouver ne suffisait pas à combler l’incroyable absence des deux sœurs si aimées.

Tabitha avait alors 53 ans, c’était une paysanne un peu rude, aux larges épaules, aux joues rouges et au regard pétillant. Mais cette façon qu’elle avait de s’adresser aux enfants simplement, avec la brusquerie bonhomme qu’ont les femmes du Yorkshire, de soigner les bobos ou de vous prendre sur ses genoux avait tout de suite eu quelque chose d’absolument réconfortant.

Tabby s’active éternellement dans la cuisine. Inlassa-blement, elle y entretient le feu d’un poêle généreux, pétrit la pâte à pain, confectionne des puddings et de succulentes tartes aux pommes. Tabby connaît tout des landes, des fermes, et même de ces familles qui peuplent les « bas » de Haworth. Ces ouvriers pauvres qui travaillent dans les fabriques. Elle a gardé la mémoire de ces conflits durs qui ont embrasé le Yorkshire une dizaine d’années plus tôt quand les artisans du textile se sont retrouvés dépossédés de leur travail par les maîtres de fabriques qui importaient les premières machines à carder. Dans l’Europe entière, la révolution industrielle, qui finira par s’étendre à tous les domaines de la production écono-mique, a commencé par l’industrie du textile : les fileuses, ces machines qui utilisaient l’énergie des cours d’eau cèdent la place aux tisseuses automatiques à vapeur du révérend Cartwright, leur introduction dans le Yorkshire a privé les artisans de la laine de leurs revenus et suscité des révoltes désespérées.

Tabitha Aykroyd qui a assisté à ces violences est un personnage-clé de l’enfance des Brontë, son empathie

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chaleureuse, ses attitudes maternelles, sa volubilité contrastent avec la froideur de la tante et la distance du père. Les récits de Tabby, qu’il s’agisse des légendes du Yorkshire, des conflits luddistes – les révoltés du textile s’étaient réclamés d’un certain Ned Ludd dont l’identité demeure contestée – ou de sombres histoires de rivalités familiales, d’héritages meurtriers, d’amours incestueuses vont alimenter l’imaginaire des enfants. Nelly Dean, la gouvernante et narratrice avisée des Hauts de Hurle-Vent, le futur chef-d’œuvre d’Emily, lui devra évidemment beaucoup.

En quittant le presbytère de Haworth, Charlotte laisse derrière elle l’affection de Tabby, la sécurité que lui procurent les jugements tranchés de son père et l’autorité de la tante Branwell. Elle abandonne aussi le monde imaginaire d’Angria. Il y a de l’aigreur dans cette Angria. Le nom par sa consonance renvoie à la colère (anger en anglais). Prolongement naturel des jeux d’enfance, Angria est un royaume qui a ses règles, ses dirigeants, ses intrigues et dont Charlotte s’est faite la chroniqueuse depuis des années, avec la complicité de son frère Branwell. Ce frère que tout le monde admire dans la maisonnée est appelé du nom de jeune fille de sa mère pour éviter une confusion, car il se prénomme en réalité Patrick, comme son père. Angria est une création coordonnée : chacun des deux adolescents apporte sa contribution à cet univers qui n’est pas sans rappeler aussi l’Angleterre (England) mais Angria est, dès ses origines, une terre d’affrontement : le héros de Branwell, Nothangerland, figure byronienne maléfique, n’a de cesse de s’opposer au Zamorna de Charlotte, figure chevaleresque et donjuanesque, qui permet à la jeune femme d’introduire dans cette fresque épique la note sentimentale qui convient à son inspiration.

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De la difficulté de se faire un nom et un prénom

Le presbytère de Haworth, au cours de l’été 1835, a été le théâtre d’une discussion familiale consacrée à l’avenir du fameux Branwell. Patrick Branwell Brontë, le frère de Charlotte, porte en effet sur ses frêles épaules tous les espoirs de la famille. Aux yeux de tous, de son père en particulier, il est un génie, fragile certes, mais un génie malgré tout.

Sujet à des crises d’épilepsie, de constitution délicate, Branwell n’a jamais fréquenté l’école. Son père a préféré prendre lui-même en charge son éducation, craignant sans doute le regard des autres sur ce mal étrange qu’est l’épilepsie dont on sait bien peu de choses en ce début de xixe  siècle et qui nourrit toutes sortes de craintes infondées.

Patrick Branwell manifeste des dons évidents pour la musique et l’écriture ; il se passionne aussi pour la sculpture et la peinture. Comme sa sœur, Emily, il joue du piano. Par ailleurs, c’est lui qui tient l’orgue de l’église Saint-Michel. C’est lui aussi qui est l’initiateur des jeux

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d’écriture qui occupent toute la fratrie depuis maintenant près de six ans. C’est lui enfin qui a réclamé des cours de dessin et de peinture.

Depuis près d’un an, le professeur Robinson, un jeune peintre réputé plein d’avenir, vient de Leeds une fois par semaine pour éduquer la main du futur artiste. Il faut dire que, depuis l’été 1834, illuminé par les œuvres qu’il a pu contempler à l’exposition estivale de Leeds, Branwell se sent l’âme d’un peintre. Le buste de Satan de John Leyland qui l’a particulièrement impressionné et les portraits présentés par William Robinson ont constitué pour lui une véritable révélation : il a enfin trouvé sa vocation, il sera portraitiste.

Le révérend Brontë, qui avait lui aussi remarqué les tableaux de Robinson au cours de la même exposition, a donc accepté de dépenser la somme considérable de deux guinées par séance pour des leçons qui, si promet-teuses soient-elles, n’auront pas les effets escomptés. Le professeur Robinson en effet n’était sans doute pas aussi habile que sa réputation le laissait présager. Jamais il ne parviendra à inculquer à son élève la technique qui lui eût permis de mélanger correctement ses pigments et les œuvres de Branwell auront une fâcheuse tendance à se ternir et se défraîchir. Le jeune homme ne parviendra jamais non plus à produire l’estompe de ces jeux d’ombres délicats qu’exige la technique du portrait.

Qu’importe pour le moment ! Les leçons profitent à toute la fratrie. Emily, Charlotte et Anne se perfec-tionnent dans la pratique du dessin et de l’aquarelle. Quant à Branwell, son destin ne saurait cantonner son existence à la misérable périphérie de Haworth ou de Leeds, c’est Londres qu’il lui faudra conquérir. C’est d’ail-leurs à cette conclusion qu’est parvenu le conseil familial

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qui s’est tenu au cours de l’été. Branwell doit être admis à la Royal Academy. Le révérend Brontë lui confiera, à cette fin, une part substantielle de ses économies et le jeune homme, désormais muni d’un bagage suffisant – du moins tout le monde le croit-il – se fait fort d’être accepté comme étudiant à la prestigieuse académie.

C’est pour apporter sa contribution à l’effort familial qui vise à faire de Branwell une célébrité que Charlotte a accepté ce poste d’enseignante. Elle aussi est éblouie par la personnalité originale de ce frère enthousiaste et avenant qui, non content d’être un artiste, sait capter l’attention d’un auditoire avec quantité d’histoires amusantes et de paradoxes drolatiques. Elle se l’est même accaparé, ce jeune frère. Ensemble, ils ont créé Glasstown, la ville monde dont dériveront les futures créations littéraires de la fratrie.

Glasstown trouve son origine dans un jeu que pra -tiquent les quatre enfants Brontë depuis 1826 : l’aventure a débuté dans une sorte d’ivresse collective. Leur imagi-nation s’appuyant sur une poignée de soldats de plomb qui appartiennent à Branwell, les quatre enfants s’amusent à inventer une géographie, des caractères et des péripéties qui, au cours de l’année, prennent la forme de véritables joutes verbales où chacun cherche à démontrer la suprématie de son imaginaire. Charlotte rapporte en 1829 l’origine de l’entreprise : « Papa avait acheté à Leeds des soldats pour Branwell. Lorsque papa revint à la maison, il faisait nuit et nous étions au lit, aussi, le lendemain matin, Branwell accourut à notre porte avec une boîte de soldats. Emily et moi sautâmes de nos lits puis je m’emparai de l’un d’eux et m’exclamai : “Voici le duc de Wellington, ce sera mon soldat !” Lorsque j’eus dit cela, Emily saisit un autre soldat et dit qu’il serait

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le sien. Anne descendit à son tour et en prit également un. Le mien était en tout le plus beau et le plus parfait. » Ces quatre soldats explorateurs se lanceront à la conquête de l’Afrique du Nord, y fondant une confédération de royaumes qui possèdent chacun leur gouvernement, ainsi que leurs systèmes juridique et administratif. La capitale en sera Glasstown, la cité de verre, ville utopique et futuriste aux proportions gigantesques dont les bâtiments imposants sont sans doute inspirés de repro-ductions des Babylone et Ninive du peintre John Martin qui décoraient la chambre du révérend Brontë. Glasstown est la capitale politique de la confédération mais c’est aussi un centre culturel éminent où résident écrivains, artistes et comédiens. La ville est dotée par ailleurs d’un organe de presse, le Young Men’s Magazine qui informe les habitants de la confédération des débats politiques, des actualités culturelles ou des récits d’explorations menées par d’intrépides aventuriers. Il semble toutefois que, dès 1827, les deux cadettes (Emily et Anne) aient entamé un processus de sécession. Elles ont inventé un royaume bien à elles, Gondal, à l’écart de celui de Charlotte et Branwell, l’Angria, qui allait devenir, après la confédé-ration de Glasstown, le terrain d’investigation favori de leurs imaginations enfiévrées.

Au cours de l’année 1827, les aînés commencent à consigner leurs aventures par écrit dans de petits carnets d’une douzaine de centimètres carrés, dans lesquels ils utilisent une écriture si resserrée qu’ils l’imaginent inaccessible aux investigations de la tante ou du père. Branwell se spécialise dans les intrigues géopolitiques et les récits de batailles, quand Charlotte cultive les aventures amoureuses et les machinations politiques, inclinant même parfois vers le fantastique. Gondal, le royaume des

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cadettes, étend ses rives brumeuses dans l’extrême nord, c’est un royaume plus paisible où les sentiments et les mœurs s’accordent au climat. Il est difficile cependant de se faire une idée exacte des intrigues gondaliennes car il ne reste de ces travaux à deux mains que quelques poèmes d’Emily et d’Anne, lesquels dévoilent une vision inten-sément tragique de l’existence. La scission entre les deux univers n’a, semble-t-il, cessé de s’accentuer puisqu’en 1833, Emily et Anne se voient reprocher, par un éditorial indigné de Branwell, le principal rédacteur du Young Men’s Magazine, d’abandonner Glasstown. C’est Branwell qui, fasciné très jeune par le monde de la presse, avait pris l’initiative de créer le journal dont la composition était calquée sur le Blackwood’s Magazine auquel son père était abonné.

L’aventure de Glasstown et ses suites, le développe ment de l’univers d’Angria par Charlotte et Branwell, les rêveries brodées autour de Gondal par Emily et Anne constituent pour la fratrie Brontë un véritable laboratoire d’écriture. L’imagination fertile des enfants s’y exerce dans tous les genres : nouvelle, journalisme, fantastique, épopée, poésie lyrique… Leurs tempéraments respectifs s’y affirment déjà. Branwell rêve de gloires militaires et littéraires. Charlotte de son côté invente à son héros, le duc de Wellington, une descendance, deux fils, le marquis de Douro, nommé aussi Arthur Wellesley (qui deviendra souverain d’Angria sous le nom de Zamorna), et son frère, le sardonique Charles Wellesley (chroniqueur des frasques de la noblesse angrienne). Elle s’investit avec passion dans cet univers qui lui fournit des occasions de s’exercer au récit d’aventures ou à l’analyse de passions exaltées, tout en cultivant cet arrière-plan de sadisme inhérent au roman gothique dont elle s’est probablement

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délectée dans ses années d’adolescence. Emily quant à elle éprouve déjà le besoin de transposer les paysages de collines et de combes tourbeuses qui l’enchantent tellement dans un royaume de Gondal nébuleux qui rappelle, comme le fera plus tard Les Hauts de Hurle-Vent, la cruauté des vieilles légendes gaéliques. Les « juvenilias », ainsi qu’on nomme fréquemment ces récits d’enfance et d’adolescence, forment une épopée considérable dont la totalité n’a jamais été publiée : plus de deux milles pages, aux dires des spécialistes, soit un ensemble plus vaste que l’intégralité des œuvres éditées.

Si Charlotte a choisi de s’arrimer à son frère, c’est peut-être parce que, plus que ses deux sœurs, elle souffre de la distance paternelle, de ce qui pourrait apparaître comme une préférence mais n’est au fond qu’une pratique sociale inhérente aux habitudes familiales du xixe siècle : on éduque avant tout les garçons. Les futurs romans de Charlotte et d’Anne accuseront d’ailleurs des prises de position nettement féministes en ce domaine, déplorant les injustices faites aux femmes en matière d’éducation et de considération : « On suppose généralement, fera dire Charlotte à son héroïne Jane Eyre, que les femmes sont très calmes, mais les femmes ont des sentiments comme les hommes ; elles éprouvent le besoin d’exercer leurs facultés, le besoin de disposer d’un champ d’action où appliquer leurs efforts, comme leurs frères […] ; c’est étroitesse d’esprit chez leurs semblables jouissant de plus de privilèges de dire qu’elles devraient se limiter à confec-tionner des desserts ou tricoter des bas, à jouer du piano et à broder des réticules. »

Pourquoi, ne peut s’empêcher de penser Charlotte, le révérend Brontë a-t-il en effet particulièrement consacré son temps précieux à l’éducation de Branwell, quand

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Emily et elle devaient rejoindre le calamiteux pensionnat de Cowan Bridge ? Pourquoi les filles doivent-elles supporter les leçons de broderie et de couture de la tante Branwell, rendre compte de leurs allées et venues quand leur frère peut, en dehors des leçons paternelles, disposer de tout son temps ?

Charlotte, loin de se rebeller contre cet état de fait a choisi de faire tandem avec Branwell. Elle est l’aînée, il est l’aimé. Par ce biais, elle espère enfin atteindre la reconnaissance paternelle. Si tout ce que fait Branwell est digne d’attention, le prestige de ce qu’ils réaliseront en commun ne peut manquer de rejaillir sur elle. Mais très vite, l’aînée va se mettre à nourrir des ambitions person-nelles, se sentant de taille à rivaliser avec son frère : au cours des années 1826-1827, alors qu’elle doit s’éloigner du presbytère pour enseigner, le jeu va tourner à la joute.

Quoi qu’il en soit, c’est bien l’attention de son père que Charlotte cherche à attirer. À défaut de pouvoir l’obtenir tout de suite, elle guette au moins son approbation et elle sait qu’une carrière d’institutrice dans un établis-sement comme Roe Head n’aura aux yeux du pasteur rien de déshonorant. L’initiative qui consiste à entraîner Emily dans l’aventure est aussi bienvenue, puisque les revenus du révérend ne sont pas extensibles. Soulagé de deux bouches à nourrir, il devrait être à même de mieux subvenir aux besoins du futur étudiant londonien – chacun sait que les études dans la capitale sont des plus onéreuses.

Si la famille Brontë ne connaît pas la pauvreté, le père de famille se doit néanmoins de compter au plus juste. En 1825, quand il avait choisi de placer ses filles au pensionnat de Cowan Bridge, il lui avait fallu débourser

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quatre-vingts livres pour une année quand lui-même n’en gagnait que deux cent dix. Tout effort guidé par le souci de rapporter un peu d’argent à la maison est encouragé, à condition bien sûr qu’il ne remette pas en cause la réputation de la famille.

La respectabilité, c’est par les mérites d’un travail acharné et d’une intelligence exceptionnelle que Patrick Brontë l’a conquise. Son parcours est d’ailleurs des plus étonnants car son origine paysanne et irlandaise ne le prédestinait certainement pas à devenir vicaire dans l’Église anglicane. Né le 17 mars 1777 à Drumbally roney en Ulster, Patrick Prunty ou Brunty est l’aîné d’une famille de dix enfants. Son origine sociale aurait dû le conduire à devenir paysan ou, au mieux, à apprendre un métier manuel – ce qu’il a d’ailleurs fait, puisqu’il est devenu forgeron avant d’adopter le métier de tisserand. Mais sa curiosité intellectuelle était telle qu’il a fini par s’attirer la sympathie du révérend Harshaw, recteur de la paroisse, lequel l’a dirigé dans ses études lui permettant de devenir instituteur à Glascar Hill.

Remarqué ensuite par le révérend Tighe qui lui avait confié l’éducation de ses enfants, Patrick Brunty a économisé suffisamment d’argent en 1802 pour partir à l’assaut du prestigieux St John’s College de Cambridge. L’appui de M. Tighe, vicaire, juge de paix, et frère de deux membres du parlement irlandais a sûrement été décisif dans le processus d’admission, mais le parcours de Patrick à Cambridge devait s’avérer tout aussi exemplaire que ses débuts. Il obtient le diplôme de Bachelor of Arts en 1806 et se voit ordonné prêtre de l’Église anglicane en décembre 1807.

Inscrit à Cambridge sous le nom de « Brante », le jeune Irlandais ne devait que tardivement rectifier l’erreur

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d’orthographe. Il choisit d’ailleurs assez vite de tenir à distance ce patronyme d’origine en adoptant d’abord l’orthographe de « Bronte ». Plus tard, lors de ses pre-mières nominations en paroisse, il y ajoutera le tréma qui donnera à son nom sa configuration définitive. Il aurait ainsi voulu, d’après certains biographes, rendre hommage à Lord Nelson qui, parmi ses nombreux titres, comptait celui de Duc de Brontë – Charlotte fera une allusion significative à ce titre dans Shirley, son deu-xième roman publié : l’héroïne y évoque, au cours d’une conversation, « L’Amiral Horatio, vicomte de Nelson, duc de Bronte ; un cœur de Titan ; vaillant et héroïque comme un preux chevalier… » ; Charlotte devait, sa vie durant, garder une admiration naïve pour les héros conservateurs de son père. Quoi qu’il en soit, dès 1802, le futur vicaire s’affranchissait de ses origines irlandaises plutôt mal vues dans la bonne société anglaise. Législati-vement indépendante de 1782 à 1800, l’Irlande est plus que jamais sous le joug des Anglais qui ont renforcé les mesures discriminatoires à l’encontre des catholiques. Toute velléité d’indépendance y est sévèrement réprimée. Si l’avocat David O’Connell parvient progressivement à rétablir les catholiques dans leurs droits, les mouvements indépendantistes sont loin de pouvoir imposer leurs vues. Le peuple irlandais est généralement considéré par les Britanniques avec un certain mépris. L’Irlande est une terre rurale et pauvre dont les épreuves sont loin d’être achevées : la Grande Famine qui conduira une grande partie de la population à s’exiler est encore à venir (1845). Elle manifestera le retard pris par le pays dans le tournant de la révolution industrielle. Il faut croire que Patrick Brontë n’éprouvait pas une affection débor-dante pour son pays natal puisque, hormis un bref séjour

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effectué en 1806, juste après l’obtention de son diplôme, il ne devait jamais y retourner.

Nommé vicaire à la paroisse de Wethersfield dans l’Essex puis à Wellington dans le Shropshire, Patrick Brontë nourrissait l’ambition d’obtenir une paroisse dans le Yorkshire, centre du renouveau religieux initié par les frères Wesley – John et Charles – dans la deuxième moitié du xviiie  siècle. John Wesley, qui s’était d’abord posé, dans les années 1730, en réformateur de l’Église anglicane dont il jugeait les rites et observances un peu trop tièdes, avait fini par fonder sa propre Église obte-nant, par ses prêches charismatiques délivrés en plein air (comme ceux des premiers chrétiens), un succès certain. La première assemblée méthodiste (le nom « méthodiste » renvoie à la « méthode » érigée sur la base d’une stricte discipline intellectuelle et morale) date de 1739. La rup-ture avec l’Église officielle a lieu en 1784 : Wesley struc-ture alors son mouvement en Église indépendante : textes doctrinaux, dirigeants formés et désignés pour exercer un ministère. Pour un vicaire qui débutait dans l’Église anglicane, la perspective de combattre le zèle wesleyen était une perspective stimulante. Le vœu du révérend Brontë s’était vu exaucé en 1809, puisqu’il devenait vicaire à Dewsbury près de Leeds en 1809. Les premières années de son ministère dans le Yorkshire sont marquées par une série de publications qui montrent que le nou-veau pasteur aurait aimé se faire reconnaître des milieux littéraires : il signe deux recueils de poèmes (Cottage Poems en 1811 et The Rural Minstrel en 1813) ainsi que deux romans The Cottage in the Wood et The Maid of Kil-larney. Mais l’indifférence des critiques et surtout la mort de sa femme le font renoncer à toute velléité de carrière

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littéraire pour se consacrer à sa paroisse et à l’éducation de ses enfants.

Si le père est parvenu à se faire un nom, le fils aura, semble-t-il, toutes les peines du monde à se faire un prénom. Dénommé Branwell par les siens, rattaché explicitement par ses prénoms à ses deux parents, Patrick Branwell Brontë ressentira toute sa vie le besoin de se faire reconnaître, s’adressant aux journaux pour leur offrir ses services, ou, de façon maladroite, aux person-nalités du monde intellectuel et artistique pour obtenir leur appui. Il ne devait rester, aux yeux de la postérité, que « Branwell », le fils d’une mère trop tôt disparue, le fils trop choyé d’un père aveuglé par ses propres désirs de gloire, l’auxiliaire involontaire de trois sœurs de génie.

Il n’empêche qu’à l’été 1835, père et frère représentent pour Charlotte des modèles. Le premier, recteur respecté d’une paroisse rude mais prospère, fait entendre une voix écoutée en chaire et dans la presse locale, le second, drôle, inventif, débordant d’imagination et de fantaisie apparaît comme une promesse d’avenir glorieux.