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Pariser Historische Studien Bd. 55 2000 Copyright Das Digitalisat wird Ihnen von perspectivia.net, der Online-Publi- kationsplattform der Max Weber Stiftung Deutsche Geisteswis- senschaftliche Institute im Ausland, zur Verfügung gestellt. Bitte beachten Sie, dass das Digitalisat urheberrechtlich geschützt ist. Erlaubt ist aber das Lesen, das Ausdrucken des Textes, das Her- unterladen, das Speichern der Daten auf einem eigenen Datenträ- ger soweit die vorgenannten Handlungen ausschließlich zu priva- ten und nicht-kommerziellen Zwecken erfolgen. Eine darüber hin- ausgehende unerlaubte Verwendung, Reproduktion oder Weiter- gabe einzelner Inhalte oder Bilder können sowohl zivil- als auch strafrechtlich verfolgt werden.

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Pariser Historische Studien

Bd. 55

2000

Copyright

Das Digitalisat wird Ihnen von perspectivia.net, der Online-Publi- kationsplattform der Max Weber Stiftung – Deutsche Geisteswis- senschaftliche Institute im Ausland, zur Verfügung gestellt. Bitte beachten Sie, dass das Digitalisat urheberrechtlich geschützt ist. Erlaubt ist aber das Lesen, das Ausdrucken des Textes, das Her- unterladen, das Speichern der Daten auf einem eigenen Datenträ- ger soweit die vorgenannten Handlungen ausschließlich zu priva- ten und nicht-kommerziellen Zwecken erfolgen. Eine darüber hin- ausgehende unerlaubte Verwendung, Reproduktion oder Weiter- gabe einzelner Inhalte oder Bilder können sowohl zivil- als auch strafrechtlich verfolgt werden.

JEAN-NOËL GRANDHOMME

UN ASPECT MÉCONNU DE L'INCORPORATION DE FORCE: LES ALSACIENS-LORRAINS DANS LA KRIEGSMARINE

(1942-1945)

Au printemps 1940, la débâcle de l'armée française a pour immédiate consé­quence l'annexion de fait de l'ancien Reichsland Elsaß-Lothringen dans ses contours de 1914. Après l'échec de la campagne d'engagements volontaires1, les décrets des Gauleiter Bürckel et Wagner conduisent à l'incorporation de force de plusieurs classes d'Alsaciens et de Mosellans dans la Wehrmacht. Par cette décision, que les difficultés militaires sur le front russe expliquent aussi pour une bonne part, les autorités entendent accentuer l'intégration de T Alsace-Lorraine dans le Reich en réclamant à sa jeunesse le tribut du sang. Encore peu connue et mal comprise en dehors des départements concernés, la question de l'enrôlement forcé dans l'armée ennemie de citoyens français ori­ginaires du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle connaît un vif regain d'intérêt au niveau local depuis les commémorations des années 1989-19952.

La majeure partie des travaux et des souvenirs concerne l'incorporation de force dans l'armée allemande, lot du plus grand nombre en effet, mais certains ont »servi« à leur corps défendant dans la Waffen SS, d'autres ont été incorpo­rés dans la Luftwaffe, la Feldgendarmerie et d'autres services encore. Un nombre assez important, enfin, a revêtu l'uniforme des marins de la Kriegs­marine. C'est ce dernier aspect, qui n'a jamais fait l'objet d'aucune mono­graphie, que nous avons choisi d'évoquer ici.

I. La quête des sources

La question pose d'abord un problème de sources. Il ne s'agit pas en effet de refaire une histoire de la Kriegsmarine, mais de déterminer ce qui a pu être le

1 L'option de la Kriegsmarine figure déjà sur les affiches qui invitent les Alsaciens et Mosellans à s'engager. Eugène RiEDWEG, Les Malgré-nous. Histoire de l'incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans l'armée allemande, Mulhouse 1995, p. 55.

2 Citons les travaux récents d'Eugène Riedweg, de Régis Baty, ceux publiés par le collectif de la revue Saisons d'Alsace (1989-1995), venant après ceux de Pierre Rigoulot, Alfred Wahl et François Roth (liste non exhaustive).

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sort spécifique des Alsaciens et Mosellans, appréhendés en tant qu'individus, dans un ensemble beaucoup plus vaste. Les fonds du Service historique de la marine de Vincennes, du Bundesarchiv-Militärarchiv de Fribourg et des ar­chives de la marine de Laboe se révèlent dès lors de peu d'utilité pour le su­jet. Ceux des archives départementales des trois départements annexés n'ap­portent guère plus d'informations. Beaucoup d'archives n'ont pas encore été exploitées, notamment en Russie, en Grande-Bretagne, aux États-Unis.

Les offices départementaux et régionaux des Anciens combattants sont soumis à des contraintes légales3. Aucune étude prosopographique d'ensemb­le n'est possible aujourd'hui, puisque les dossiers personnels des incorporés de force ne sont consultables qu'au bout de 120 ans à partir de l'année de naissance de l'intéressé, même si on peut obtenir des dérogations. Pour l'heure, seule existe la possibilité d'obtenir ces dossiers grâce aux vétérans eux-mêmes ou à leurs ayants-droit, qui peuvent obtenir, eux, l'autorisation de les consulter. Ces documents se présentent alors sous la forme des Archives WAST {Wehrmachtauskunftstelle) avec des renseignements cependant très succincts. Pour le moment donc, nous sommes réduits pratiquement à utiliser pour cette première approche du sujet la mémoire des principaux intéressés4.

Il n'existe que peu d'oeuvres autobiographiques sur notre sujet. Seul à notre connaissance René BOUT5 a décrit son expérience dans le détail. Cette source très utile peut être complétée par des témoignages plus courts. Joseph Bern-haupt a évoqué son parcours et laissé la parole à quatre de ses camarades dans son ouvrage6. Trois récits ont été publiés dans un recueil intitulé Malgré-nous. Qui êtes-vous?1'. Cinq autres dans La Parole retrouvée*. Un autre dans

3 Nous tenons cependant à remercier Mme Reimers (Metz) pour son aimable collabo­ration à notre recherche.

4 Cette étude n'est en effet dans notre esprit que l'amorce d'un travail beaucoup plus vaste qui sera notamment mené dans le cadre de l'association Palais diffusion (histoire-in-ternet), fondée le 19 mars 1999 à Strasbourg et qui s'est notamment donné pour objectif la création d'un conservatoire de la mémoire historique en Alsace et en Moselle sur support informatique.

5 R. BOUR, Un Lorrain dans la Kriegsmarine, Paris 1977. 6 J. BERNHAUPT, Nous n'avions pas vingt ans, Metz 1994. Témoignages de Joseph

Burhaupt, Joseph Boyon, Edouard Ginforf, Marcel Peiffer et Emile Sandt. 7 L. KLEINHENTZ, Malgré-nous. Qui êtes-vous?, Faulquemont 1997, vol. 2. Témoi­

gnage de François Schüler (Hanviller-lès-Bitche), A. Potie et André Schmitt. 8 J. GANDEBEUF, La parole retrouvée. Près de 200 Mosellans racontent leur vie entre

1940 et 1945, Metz 1998. François Schuhler (Bitche), Edouard Klein (Spirechen), Mau­rice Lambrecht (Lemberg), François Rothan (Rémelfing) et Georges Mansion (Coin-lès-Cuvry).

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Malgré-nous et autres oubliés9. La fresque de l'abbé Winninger, Les Sémina­ristes du diocèse de Strasbourg pendant la guerre, contient elle aussi plu­sieurs biographies de marins10. Un dépouillement systématique des annuaires et revues édités par les très nombreuses Sociétés savantes d'Alsace et de Mo­selle, des ouvrages commémoratifs publiés par plusieurs dizaines de commu­nes en 1994-199511 ou des monographies de communes conduirait à référen­cer quelques récits supplémentaires. Un sondage a ainsi permis de découvrir le récit d'un ancien marin dans un recueil de souvenirs de prisonniers des camps soviétiques12 et une notice sur un autre dans une étude sur la captivité dans les camps français et américains13. Citons aussi l'étude exemplaire de J. Haubenestel, Les Malgré-nous d'Ernolsheim, où l'on trouve un témoignage supplémentaire14.

Le témoignage oral constitue l'autre autre source essentielle. Il reste encore plusieurs milliers d'anciens Malgré-nous en Alsace et en Moselle, et parmi eux, des centaines de la Kriegsmarine. Les retrouver n'est pas chose aisée car, sauf cas rarissime, ils n'ont jamais adhéré aux associations allemandes d'anciens combattants; et ils n'ont pas toujours été acceptés dans les associa­tions d'anciens marins français, sauf s'ils ont aussi appartenu à la Royale avant ou après l'incorporation de force. On ne peut donc guère que s'adresser aux associations de Malgré-nous. Mais les anciens de la Kriegsmarine sont alors noyés dans la masse des adhérents. Il faut se livrer à un patient travail de renseignement (et aussi compter sur un hasard heureux) afin de retrouver tel ou tel survivant qui, à son tour, peut indiquer le nom d'un ou plusieurs cama­rades15.

9 J. BURG, M. PIERRON, Malgré-nous et autres oubliés, Sarreguemines 1991. Témoi­gnage d'Alfred Schild (Weiferding).

10 P. WINNINGER, Les séminaristes du diocèse de Strasbourg pendant la guerre, Stras­bourg 1996. Biographies de Joseph Henlin (WaldighofFen), Xavier Schieber (Koenismak-ker), Joseph Eugène Schmitt (MenchhofFen) et Ignace Sester (Berrwiller).

11 J. HAUBENESTEL, Les Malgré-nous d'Ernolsheim. Le drame d'un village pendant la Seconde Guerre mondiale, Strasbourg 1995. Témoignage d'Ernest Strintz.

12 C. HlLBOLD, Ma captivité à Narowka-Minsk et Lublino, in: Témoignages. Notre captivité en Russie. Camp 188, Tambov et camps assimilés »Nous avons bu le calice jus­qu'à la lie!«, publié sous la direction de B. SCHOESER, Imling 1996, p. 69-70.

13 J. F. GROSS, Les Fléchard. Malgré-nous et évadés, Sarrebourg 1997. Notice sur Ro­ger Franck.

14 HAUBENESTEL (voir n. 11) témoignage d'Ernest Strintz. !- Dans cette quête qui, au-delà de cette communication sur un point précis, englobe

l'ensemble du phénomène de l'incorporation de force, nous avons reçu l'aide bénévole de plusieurs de nos élèves et étudiants, d'abord au collège de Lorquin (Stéphanie Zwick, Ma­rie Unternehr, Christian Gajowski et Céline Saunier pour le sujet présent), puis à l'Univer-

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Une fois le vétéran localisé, il reste à le convaincre de se confier, ce qui n'est pas toujours tâche facile. Certains ont été tellement marqués par l'incorporation de force qu'ils préfèrent ne plus évoquer des souvenirs trop douloureux pour eux. Primo Levi, rescapé de l'univers concentrationnaire, a ainsi défini une »mémoire de l'offense«: »Le souvenir d'un traumatisme est lui-même traumatisant parce que son rappel fait souffrir ou, pour le moins, perturbe«16. C'est notamment le cas de ceux qui ont séjourné dans les camps soviétiques. Il faut aussi rappeler l'accueil très froid, voire haineux, qu'ont reçu à la libération beaucoup d'incorporés de force revenus de captivité. La plupart des Français les voyaient sous les traits de »Boches« qui avaient parti­cipé sans état d'âme à l'effort de guerre de l'Allemagne et même aux basses besognes des nazis. Cette image est encore loin d'être entièrement dissipée aujourd'hui, non seulement dans le Sud-Ouest de la France, mais même dans les régions contiguës à l'Alsace-Moselle: Lorraine non annexée ou Franche-Comté. Quel est l'Alsacien ou le Mosellan qui n'a pas été blessé au moins une fois dans sa vie par des remarques insidieuses ou des jugements péremp-toires énoncés par des personnes qui méconnaissent complètement la com­plexité de la question? Le procès d'Oradour-sur-Glane, le camp d'internement de la Flèche, les quolibets et les condamnations émises par certains Alsaciens et Mosellans eux-mêmes - ceux qui ont eu la chance de pouvoir fuir le terri­toire annexé - ont laissé des blessures encore très vives.

»Les incorporés de force alsaciens sont des »soldats honteux« qui ont fini la guerre sous l'uniforme du vaincu, et qui portent les stigmates physiques et psychiques de l'internement dans les camps russes«, écrivait dès 1980 le so­ciologue Freddy Raphaël17. C'est seulement dans les années 1990 que se gé­néralisent dans les annonces mortuaires publiées par Les Dernières Nouvelles d'Alsace, L'Alsace ou Le Républicain lorrain la mention »Ancien de Tam-bov« ou que des plaques en mémoire des Malgré-nous sont apposées sur les monuments aux morts (par exemple à Marlenheim). Un projet de mémorial sur le modèle de celui de Caen est à l'étude. La maturation de la mémoire de

site de Strasbourg (Laetitia Paris et Virginie Walter), preuve de l'intérêt de la jeunesse pour la mémoire orale, dans laquelle l'histoire familiale et locale rejoignent l'histoire tout court. Nos parents et notre frère Francis, professeur agrégé de géographie, continuent également de nous offrir leur collaboration.

16 P. LEVI, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris 1989, p. 24, cité par Michel FABRÉGUET, Les Historiens face aux témoignages des rescapés des camps de concentration nationaux-socialistes, in: Revue d'Allemagne 27 (1995) p. 200, Actes du colloque »Nouvelles recherches sur l'univers concentrationnaire et d'extermina­tion nazi«, Paris IV-Sorbonne 2/3 février 1995.

1? F. RAPHAËL, Le Travail de la mémoire et les limites de l'histoire orale, in: Annales ESC. janvier-février 1980, p. 131.

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l'incorporation de force, lente et douloureuse, revêt donc la forme de la péda­gogie, même si n'en est pas exclue »l'amertume revendicatrice« de soldats »incompris et mal aimés«18.

II. La spécificité des sources orales

Réussir à convaincre un vétéran de se confier passe donc généralement par un patient travail d'approche. Il faut généralement la recommandation d'un tiers - élève, étudiant, historien local, curé du village - pour que la personne solli­citée baisse la garde. Les refus constituent néanmoins environ 15% des répon­ses (mais aucun chez les marins)19. Si, comme le dit Yves Trotignon, »le fait de raconter, de décrire, le fait de se confier à des auditeurs ou à des lecteurs constitue une thérapie«20, force est de constater qu'un certain nombre de té­moins ne la désirent pas. Quand bien même la réponse est favorable, il arrive que le vétéran demande que son anonymat soit préservé21. Les entretiens ont presque toujours lieu au domicile même de l'ancien Malgré-nous. Si souvent la méfiance est de mise au cours des premières minutes, le climat se détend en général rapidement et il n'est pas rare que l'entretien s'achève sur un verre de schnaps ou de mirabelle.

Nous avons pris le parti de laisser d'abord le vétéran s'exprimer de manière spontanée, puis de lui poser des questions à l'aide d'une trame spécialement établie à cet effet. Le témoignage est recueilli sur cassette audio. Il est ensuite transcrit sans trahir la pensée du témoin, mais en corrigeant quelques fautes de français et en restaurant la chronologie des faits. Les retours en arrière et les digressions peuvent en effet être nombreux au cours de l'entretien. Il peut s'avérer utile d'écrire à chaud un certain nombre de remarques destinées à améliorer le témoignage lors de sa transcription. Il est aussi parfois nécessaire de traduire un témoignage livré en dialecte alsacien ou lorrain (alémanique ou francique)22. Le fait de s'exprimer dans sa langue maternelle conduit le té­moin à plus d'authenticité et les confidences sont plus nombreuses. Il accepte fréquemment de confier des photographies d'époque (même si certains refu­sent obstinément de laisser circuler des clichés où ils apparaissent en uniforme

18 Idem. 19 Alors qu'ils ne représentaient que moins de 3 % pour les vétérans de 1914-1918, sur

un échantillon certes moins important, d'une trentaine de personnes interrogées entre 1994 et 1999.

2 0 Y. TROTIGNON, »Le Témoignage« écrit, in: Revue d'Allemagne 27 (voir n. 15) p. 211. 2 1 II n'est alors désigné que par ses initiales dans cette étude. 2 2 C'est le cas par exemple pour le témoignage de René Hirth.

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allemand). Parfois, la rencontre permet la découverte de documents écrits qui peuvent utilement compléter la discussion23.

La qualité du témoignage oral dépend de la santé du vétéran, de son niveau d'études et de qualification (qui lui permet de développer ses capacités d'ana­lyse), de son désir de témoigner, de son état psychologique. Chez certains subsistent des craintes imaginaires de représailles (»si jamais les Allemands reviennent...«), qui sont difficiles à comprendre aujourd'hui, mais s'expliquent par l'histoire tourmentée de régions où certaines personnes ont changé quatre fois de nationalité au cours de leur vie! D'autres se retiennent de peur d'évo­quer des événements dont l'interprétation pourrait encore aujourd'hui s'avérer délicate pour eux ou un camarade: assistance passive ou parfois participation, même contrainte, à des crimes de guerre, surtout sur le front russe, collabora­tion active de tel ou tel avec les autorités allemandes ou, dans les camps so­viétiques, avec les cadres communistes, etc.. Beaucoup de faits seront ainsi tus à jamais. L'horreur de certaines scènes retient aussi le vétéran ou parfois, ce qui est gênant et émouvant à la fois pour l'enquêteur, lui arrache des san­glots. Bien plus que le travail sur les plus alertes des souvenirs écrits, l'histoire orale, privilège du contemporanéiste, participe donc, c'est bien évi­dent, à l'humanisation du récit historique.

Le document oral demeure cependant un document imparfait. Faute d'ar­chives complètes et en l'absence d'une abondante bibliographie ou de témoi­gnages complémentaires (ou éventuellement contradictoires), il est parfois difficile de vérifier le détail des informations livrées par le témoin. Celui-ci sélectionne consciemment ou inconsciemment les informations. Michel Fabré-guet distingue les »erreurs commises de bonne foi«, des »mensonges délibé­rés« et des »élucubrations«24. Le témoin peut aussi être influencé par ses lec­tures ou les récits de camarades. Toutes les informations finissent par se confondre dans son esprit au point qu'il lui est souvent difficile de faire la part des choses. Dans ce cas, les interlocuteurs les moins instruits sont les plus fiables, mais le niveau des informations est moins intéressant. Malgré tout, il nous semble injuste de pénaliser le témoignage oral et de le différencier du souvenir écrit. Un récit imprimé et publié peut contenir autant de mensonges, de déformations et d'omissions qu'un témoignage oral. Le caractère non vo­lontaire de l'interview, où la personne interrogée répond à une sollicitation, sans avoir fait elle-même la démarche de se mettre en avant, nous paraît au contraire un gage supplémentaire de bonne foi et par conséquent d'authen-

2 3 Le carnet de route tenu par Joseph Schmitt, rencontré à Birckenwald (Bas-Rhin), le 28 avril 1999, ou les souvenirs manuscrits d'Alphonse Hellard, rencontré à Sarrebourg le 7 mai 1996, sont les plus intéressants.

2 4 FABRÉGUET (voir n. 15) p. 202.

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ticité. En tout cas, la distinction entre l'écrit et l'oral ne peut concerner que la forme et devient artificielle quant au fond.

Les témoignages oraux sont donc partiels et limités, en partie sujets à cau­tion, mais comme tous les témoignages, ni plus, ni moins. Ils doivent être pas­sés au crible de la rigueur scientifique, ce qui n'est pas toujours facile. »L'in­trusion du regard critique des historiens, écrit Michel Fabréguet, est générale­ment perçue par les rescapés comme un signe de défiance, ou comme la mani­festation d'un soupçon insupportable et injustifié«25. La critique est d'autant plus difficile lorsque des relations d'amitié se nouent avec le vétéran, et a for­tiori lorsque celui-ci appartient à la famille de l'enquêteur. Elle reste pourtant tout aussi nécessaire.

Nous disposons de dix-huit récits inédits recueillis au cours des années 1996-199926. Huit de ces interviews ont été effectuées par Frédéric Hoff­mann, auteur d'un mémoire de maîtrise soutenu en octobre 1998. Il faut y ajouter les récits d'un marin et d'un vétéran de la Wehrmacht affecté à la dé­fense de bases navales, originaires de Gries (Bas-Rhin), recueillis par l'abbé Lutz27. Enfin ont été exploités trois témoignages sur bandes magnétiques con­servés aux archives départementales de Colmar28. Cet échantillon de vingt-cinq cas, qui s'ajoute aux vingt-deux publiés (dont deux de nos témoins di­rects qu'il faut donc retrancher du total), soit quarante-cinq en tout, permet d'esquisser une première typologie de l'incorporation de force des Alsaciens et Lorrains dans la Kriegsmarine19.

2 5 Ibid., p. 200. 2 6 Quatorze en Moselle: Joseph Dier (Kalhausen: la commune indiquée est celle du lieu

de l'interview, mais le témoin peut être originaire d'une commune différente), J.R.B., N.K., R.K. (Grosbliederstroff), Charles Jakobs (Petite-Rosselle), René Hirth (Théding), Auguste Bour (Réding), Roger Geoffroy (Nitting), Robert Fischer (Vasperviller), Robert Schwoerer (Troisfontaines), Alphonse Hellard (Sarrebourg), Camille Karleskind (Langat-te), Georges Felt (Richeling) et Emile Jung (Hommarting); quatre recueillis dans le Bas-Rhin: Xavier Schieber (Strasbourg), Joseph Schmitt (Birckenwald) et Jean-Baptiste Cor-bethau (Westhoffen) - ce dernier témoin nous a répondu par téléphone; Charles Bald, Strasbourgeois demeurant aujourd'hui à Saint-Cyr-sur-Mer (Var), a livré son témoignage par voie épistolaire.

2 7 Notices sur Antoine Speich et Charles Wander, qui nous ont été transmis par le ca­pitaine Benoît Gaillard de Saint-Germain, étudiant à l'Université »Marc Bloch«.

2 8 Archives départementales du Haut-Rhin (ADHR), Colmar, Dossiers AV. 204, A.V. 318 et AV. 179. Témoignages des Haut-Rhinois Eugène Gigos (Saint-Louis), Robert Riss (RoufTach) et Georges Soldermann (Mulhouse).

2 9 Pour éviter de surcharger cet article, nous ne rappellerons pas constamment les réfé­rences des témoignages oraux et souvenirs manuscrits. Seules les citations extraites d'ouvrages ou de revues publiés feront l'objet d'une note.

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III. L'engrenage

Comme les autres habitants des régions annexées, les futurs incorporés de force de la Kriegsmarine ont d'abord connu toutes les étapes de la mise au pas. Le Reichsarbeitsdienst (RAD) est l'antichambre de l'incorporation dans l'armée. Ce service obligatoire est instauré le 23 avril 1941 en Moselle et le 8 mai suivant en Alsace. Il consiste en travaux manuels d'utilité publique et il comprend aussi un aspect paramilitaire; il s'agit déjà d'inculquer la discipline allemande aux jeunes annexés de fait et de leur apprendre les rudiments du maniement des armes. L'éducation politique n'est pas oubliée non plus, bien au contraire. Le RAD n'est généralement pas effectué très loin du lieu d'origi­ne du jeune incorporé, mais très rarement en Alsace-LoiTaine, et plus encore jusqu'en Yougoslavie et en Grèce, presque toujours en vieille-Allemagne pour l'immerger dans son atmosphère. Leur temps accompli, les jeunes gens peu­vent regagner leurs foyers pour quelques jours ou semaines, non sans avoir été contraints de prêter serment au Führer avant de partir30.

Des Alsaciens-Lorrains un peu plus âgés, qui ont déjà servi dans la marine française, ne sont astreints qu'à un RAD allégé. De même, ceux qui sont em­ployés dans un secteur stratégique sont maintenus sur leur lieu de travail, comme le mineur Joseph Dier ou le mécanicien Joseph Schwoerer. A. Potie, quant à lui, est exempté au titre de soutien de famille en raison du décès de son père31. Ces motifs ne seront en revanche pas suffisants pour leur éviter l'incorporation de force. C'est le 19 août 1942 que cette mesure est décrétée en Moselle et le 25 août 1942 en Alsace: 130 000 hommes seront contraints de revêtir 1'umforme allemand (vingt-et-une classes d'âge en Alsace et qua­torze en Moselle).

Certaines résistances se manifestent au moment de l'incorporation; fuites en France ou en Suisse, automutilations, passage dans la clandestinité sont monnaie courante au début, même si leur efficacité n'est pas garantie. Un ca­marade d'Emile Jung se renverse de l'huile bouillante sur le pied tandis qu'un ami de Joseph Dier écrase intentionnellement sa main sous un wagonnet de mine. Mais cela ne leur évite pas le service. D'autres protestations sont plus symboliques: en décembre 1943, Robert Riss passe la journée qui suit le con­seil de révision à chanter La Marseillaise et Vous n 'aurez pas l'Alsace et la Lorraine! tout en s'enivrant consciencieusement dans la cave d'un vigneron de ses amis à Rouffach (Haut-Rhin).

3 0 Pierre RIGOULOT, L'Alsace et la Moselle pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris 1997, p. 54.

3 1 KLEINHENTZ (voir n. 7) p. 393.

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Ce genre de comportement rappelle les débordements des gais lurons au cours des fêtes de village, n'a au début pas prêté à conséquence. Mais les Al­lemands prennent très vite des mesures sévères. Des manifestations, comme la mise à sac du train Sarrebourg-Sarreguemines par des recrues le 18 février 194332, sont durement réprimées. Les familles des réfractaires sont parfois envoyées en Pays sudète ou en Pologne. Comme l'effet reste limité, le Gau­leiter Wagner décide d'un exemple propre à inspirer la terreur: en février 1943, seize jeunes gens du village de Ballersdorf (Haut-Rhin), pris alors qu'ils tentaient de passer en Suisse, sont fusillés au camp de concentration du Struthof et leurs parents déportés. Le nombre des réfractaires diminue forte­ment par la suite. »Mon choix et mon sort furent, hélas, ceux de milliers d'au­tres camarades lorrains, écrit Jean Boyon. Ils acceptèrent de porter un uni­forme abhorré pour sauver leurs parents - et parfois toute leur famille - de la déportation et de la mort. Ce fut aussi simple - e t aussi tragique- que ce­la!«33.

IV. Pourquoi la Kriegsmarine?

C'est à la fin de l'année 1942 que les premiers Alsaciens-Lorrains sont incor­porés dans la Kriegsmarine. Plusieurs raisons ont conduit les autorités à cette mesure. L'amirauté entend d'abord utiliser les compétences que certains ont acquises dans la marine française. Comme celles de J.R.B. qui, engagé dans la marine française avant la guerre, a reçu une solide formation à l'école des mécaniciens-chauffeurs de Toulon; celles de Robert Riss, ou celles d'Ernest Stritz, ancien de l'école de mousses de Brest, puis à l'école des radiotélégra­phistes de Toulon34. Plus largement, les Allemands recherchent les compéten­ces utiles à la marine. N.K. a suivi un apprentissage à l'école technique de Sarreguemines. Charles Bald a obtenu au lycée technique de Mulhouse l'équi­valent du baccalauréat technique.

Avant 1914, puis au cours de la Grande Guerre, nombreux déjà avaient été les Alsaciens-Lorrains incorporés dans la Kriegmarine. A leur tour les nazis entendent lutter contre le phénomène des désertions de la même manière. »Une fois affectés sur un bateau ou dans un sous-marin, ils ne pourront pas s'évader«, dit C. Jakobs, qui relève une nette augmentation des incorporations dans la marine après les désertions constatées en Russie pendant l'offensive

3 2 BURG, PIERRON (voir n. 9) p. 35^2. 3 3 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 102. 3 4 HAUBENSTEL (voir n. 11) p. 45.

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Citadelle au cours de l'été 1943. Le vétéran y voit un lien direct de cause à effet. C'est l'avis aussi de Jean-Baptiste Corbethau ou de Roger Fischer35.

Les Allemands transfèrent même des Alsaciens-Lorrains de la Wehrmacht à la Kriegsmarine. André BOUT, dont le régiment a connu de multiples déser­tions, séjourne d'abord à Novograd-Volinski, en Ukraine, puis reçoit l'ordre de suivre les cours de l'école de mitrailleurs de Füssen. À l'issue de sa for­mation, les officiers séparent les Alsaciens-Lorrains et les Luxembourgeois (une vingtaine) des autres recrues. Tous redoutent l'affectation dans un régi­ment disciplinaire au moment de monter dans un train qui prend la direction d'Augsbourg, mais ils se trompent: Arrivés à leur destination, ils sont conduits dans une caserne où les soldats ont l'air content. »Nous leur avons demandé: >Qu'est-ce qui arrive?< - Vous ne savez pas? Ils vont nous mettre dans la Kriegsmarine«. La marine a donc servi de cadre idéal pour une surveillance des recrues les plus suspectes36.

Joseph Schwoerer est un jeune homme repéré comme forte tête: »J'ai dé­chiré une photo d'Hitler dans le réfectoire de l'usine Firma HUT de Worms (filiale de Sarrebourg), où je travaillais.« On l'a d'abord jeté en prison à Sar-rebourg, puis transféré à la maison d'arrêt de Sarreguemines. Quelque temps plus tard, c'est l'incorporation dans la Kriegsmarine. Il est difficile de ne pas y voir une mesure disciplinaire. Le cas de Roger Geoffroy, dont le père a dé­serté l'armée allemande au cours du premier conflit mondial, est encore plus éloquent: »Geoffroy de Nitting (Moselle), on connaît...! Sur un bateau tu ne risques pas de t'échapper«.

Le destin de Désiré Prud'homme, de Fréland (Haut-Rhin), est toutefois exactement inverse. Ce jeune homme s'est engagé dans la marine nationale française en 1932, où il a servi durant cinq ans avant d'être mobilisé sur un bâtiment de guerre entre septembre 1939 et l'automne 1940. A la suite de son refus de se présenter devant le conseil de révision allemand de Kaysersberg. il est expédié avec plusieurs camarades dans le camp de concentration de Schirmeck, puis transféré au sinistre Struthof, tandis que la plupart des ré-fractaires sont envoyés directement sur le front russe. Prud'homme est incor­poré dans la Wehrmacht et non dans la Kriegsmarine: les Allemands ne veu­lent pas qu'il mette à profit ses connaissances pour saboter le navire sur le

3 5 R. FISCHER, De la Kriegsmarine aux maquis bourguignons, in: Saisons d'Alsace 124 (1994) p. 101.

3 6 Le cas d'Alphonse Hellard est quant à lui tout à fait particulier. Voici en effet Tun des fils du seul officier lorrain de la Kriegsmarine impériale de 1914-1918, entré au service en 1899, »sûrement pas par amour de la patrie allemande, peut-être par goût de l'aventure, mais surtout pour se faire une situation«. Le jeune Hellard est incorporé le 28 août 1943.

Un aspect méconnue de 1* incorporation de force 803

quel il aurait été affecté. Envoyé à Heidelberg puis au Danemark, ce rebelle dans l'ame y désertera et rejoindra la Résistance locale37.

Un certain nombre d'Alsaciens-Lorrains se sont en revanche portés volon­taires pour la marine. S'il y a parmi eux quelques rares sympathisants de l'Ordre nouveau, la plupart ont bien fait leurs comptes. En 1914-1918 un en­gagement dans l'artillerie ou la marine multipliait les chances d'en réchapper par trois ou quatre. La marine constitue donc la »moins mauvaise solution« pour beaucoup de ces garçons de 17 ou 18 ans. Ces embusqués pour la bonne cause ne se soucient pas de la défense d'un Vaterland et d'un Führer qui ne sont pas les leurs, et sont bien décidés à s'exposer le moins possible. Georges Mansion, élève de l'École nationale professionnelle de Metz, est reçu à l'école d'ingénieurs de Sarrebruck en 1942, après avoir signé un engagement dans la Kriegsmarine, effectif une fois son diplôme obtenu. Son incorporation est ainsi reculée de deux ans et demi38.

Le volontariat pour la Kriegsmarine permet aussi d'éviter la Waffen SS, à laquelle les Haut-Rhinois, tout particulièrement, sont souvent destinés en 1944. Eugène Gigos passe devant les médecins militaires de la Waffen SS à Altkirch en février 1944. Les Allemands, aux abois sur le front Est, incorpo­rent de force dans cette arme autrefois réservée aux volontaires »d'élite«. Les critères sont désormais uniquement physiques (et ceux-ci d'ailleurs de moins en moins stricts). Pour échapper à cette incorporation, le groupe de Gigos se présente au 3e bureau de recrutement de la marine allemande »dans l'intention de rallonger le temps de l'instruction militaire et peut-être mieux s'en sortir dans cette guerre«. Ce stratagème ne fonctionne pas toujours. Le bureau re­fuse l'engagement de L.H., de la région de Guebwiller. Il est finalement in­corporé dans l'infanterie, échappant aux SS39,

Il est enfin possible d'exploiter les rivalités entre les différentes armes: »Il était conseillé de s'inscrire tout d'abord comme volontaire dans la Luftwaffe, raconte Marcel Peiffer. L'enquête de moralité durait environ de six à huit se­maines. Avant la fin de ce délai, il s'agissait de se rendre dans le centre de recrutement de la Kriegsmarine, d'y faire amende honorable en regrettant amèrement d'avoir postulé dans la Luftwaffe et en étalant sa passion pour les navires de guerre et en particulier pour les sous-marins «40.

3 7 FRÉI.AND, Témoignages de la guerre 1939-1945, Niederhergheim 1995, p. 56-57. 3 8 GANDHBEUF (voir n. 8) p. 298. 3 9 LH., Cahier manuscrit, s.d. (retrouvé par Frédéric Hoffmann). 4 0 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 63.

804 Jean-Noël Grandhomme

V. Les Alsaciens et les Lorrains marins malgré-eux

Pour tous les incorporés de force, quel que soit le cas de figure, sonne donc un matin l'heure du départ. Après l'adieu émouvant aux parents, c'est la tra­versée de l'Allemagne. »Les villes allemandes détruites défilaient devant nos yeux ébahis«, raconte François Schuhler. Au matin du quatrième jour, »nous aperçûmes la mer à travers laquelle nous franchîmes la digue agitée. Les va­gues arrivaient jusqu'à la hauteur des wagons. Plus de peur que de mal, nous voilà à nouveau sur la terre ferme à Westerland (île de Sylt41) «42.

Les Malgré-nous connaissent d'abord la formation classique du militaire, parfois en compagnie de recrues de la Wehrmacht. Beaucoup séjournent à Deutsch-Eylau en Prusse orientale43. Se pose alors un problème moral et pa­triotique car »là, il s'agissait de remplir et signer des formulaires portant dans leur titre la mention Freiwilliger (volontaire). Nous protestâmes vigoureuse­ment. La »mutinerie« était conduite - oh miracle! - par les séminaristes, no­tamment un nommé Sandt qui mourut à Tambov. Il nous fut répondu finale­ment que nous ne serions pas considérés comme des volontaires, mais que la Kriegsmarine ne disposait pas d'autres formulaires [...] Notre chef, un hobe­reau, le Korvettenkapitän von Reppin, un vétéran de la Grande Guerre, sem­blait surtout soucieux d'éviter le genre d'incidents qui auraient pu pousser la compagnie à se mutiner!«, écrit Alphonse Hellard.

C'est ensuite le Drill, le dressage: »Plusieurs heures par jour, le >chemin du combattant, avec masque à gaz sur le visage en rampant sur le sol, le fusil à bout de bras, de préférence dans les flaques et la boue«, raconte Marcel Peif-fer, débarqué à Frederikshavn, au Danemark, le 6 juin 194444. L'école est rude: »La gymnastique du Hinlegen, aufstehen (couché, debout) était cou­rante jusqu'à notre épuisement, raconte Robert Riss. Elle est venue à bout des plus récalcitrants«. Les marins ont ensuite droit à une formation spécifique: »Nous avons pris des leçons de matelotage et de canoë, explique J.R.B. Puis nous avons suivi des cours d'artillerie de marine«, et aussi un stage de pose de mines sous-marines et de DCA embarquée.

Vient le jour de la prestation de serment, qui constitue un grand moment de tension. »Nous devions nous rendre en ville, solennellement, en compagnie d'autres unités, écrit le séminariste Alphonse Hellard. Je ne prononçais pas un mot du texte qui nous était proposé, mais je levai la main comme les autres. Je

4 1 En Frise orientale. Emile Jung y a été incorporé lui aussi. 4 2 KLEINHENTZ (voir n. 7) p. 417-422. 4 3 Outre les témoignages d'A. Hellard, J.-B. Corbethau et J. Schmitt, voir aussi ceux d'A.

Schild in: BURG, PERRON (voir n. 9) p. 183,deJ.Henlinin: WlNNINGER(voirn. 10)p. 191. 4 4 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 63.

Un aspect méconnue de l'incorporation de force 805

me répétais sans cesse ce que nous avaient dit nos professeurs: »Un tel ser­ment extorqué de force, n'a strictement aucune valeur«. Et pourtant, je n'étais pas fier de moi. N'aurait-il pas fallu refuser individuellement ou collective­ment, et en accepter toutes les conséquences? Un refus collectif semblait ir­réalisable, un refus personnel relevait de l'héroïsme, et je n'avais pas une âme de martyr«. Beaucoup de Malgré-nous s'en tirent en marmonnant quelques paroles incompréhensibles45.

VI. Les divers emplois

Il ne semble pas y avoir eu de consignes spéciales pour affecter les Alsaciens-Lorrains (ou au contraire éviter de les affecter) à tel ou tel poste. On les re­trouve en effet dans tout l'éventail des métiers de la marine:

- le service sur les navires: Les matelots embarqués sans spécialité ne sont pas majoritaires dans notre échantillon. »Il y avait trop de matelots et plus assez de bateaux«, explique Camille Karleskind. La plupart des navigants se retrouvent dans les secteurs de la mer du Nord et de la Baltique. Emile Jung a servi en Norvège sur la Mutterschiff, qui approvisionne en munitions les petits torpilleurs. R.K. commence son service à Trondheim, en Norvège, puis embarque à Borre sur un tendeur de filet. Il patrouille dans les eaux gla­cées de l'extrême-nord. Joseph Henlin et Xavier Schieber, d'abord affectés aux Pays-Bas puis en Belgique, dans un corps de Siebel-Fähre (barques for­mées de caissons avec canon et FLAK), sont ensuite transférés sous des deux plus cléments. Arrivés à Trieste en juin 1944, ils servent sur un navire qui as­sure le transport des troupes et du matériel pour le front des Balkans le long de la côte dalmate. Henlin, blessé, est évacué sur la Bavière, pendant que Schieber est engagé à terre à Fossalta di Piave contre les partisans italiens46. J.R.B. connaît lui aussi la guerre en Méditerranée mais, son navire ayant été arraisonné par les Turcs neutres, alors qu'il tentait de franchir le Bosphore, il se retrouve dans l'infanterie de marine, en Crète.

- l'artillerie embarquée: François Schuhler, affecté à la 8. Marinebordflak-kompanie à Kirkenes, dernier port norvégien avant la frontière soviétique, doit lutter contre les partisans qui posent des mines magnétiques sur son navire. Vêtu de bottes de feutre, d'un manteau en peau de mouton et d'une casquette fourrée, il occupe un poste de tir aérien à l'avant ou à l'arrière du pont47.

4 5 BURG, PlERRON (voir n. 9) p. 183. 4 6 WINNINGER (voir n. 10) p. 191 et 199. 4 7 GANDEBEUF (voir n. 8) p. 252.

806 Jean-Noël Grandhomme

- la DCA côtière: Alphonse Hellard rejoint une batterie de DCA à Swine-miinde. Il est affecté aux projecteurs. Notre travail consistait à repérer et à éclairer les bombardiers anglais qui se dirigeaient sur Berlin, Stettin ou d'autres villes, et passaient au-dessus de notre position, à l'aller ou au re­tour«. D'autres Malgré-nous, comme Ignace Sester48, Antoine Speich ou Ro­ger Fischer, ont servi dans la DCA. Le dernier est affecté à une batterie cô­tière à Héla, au large de Dantzig (»Hiver 1943-1944, les tours de garde par -20° c sont pénibles«). Son unité épaule d'ailleurs la Wehrmacht en cas de

besoin. En février 1944, deux de ses camarades alsaciens sont ainsi envoyés devant Leningrad, où ils trouvent la mort. En juin, il est lui-même affecté à la garde de voies ferrées, mais en Côte-d'Or49.

- l'infanterie de marine: Alfred Schild est incorporé dans les fusiliers ma­rins à Talinn (Reval) et doit participer au chargement et déchargement des navires en partance ou à l'arrivée, ou encore à la garde de dépôts de matériel et de munitions. En juillet 1944 un navire qui transporte 6 000 tonnes de mu­nitions explose en pleine après-midi, entraînant la mort de nombreux marins et aussi de prisonniers russes utilisés comme manœuvres. Au cours du mois d'octobre 1944, il participe à des combats terrestres dans l'île d'Oesel (Saa-remaa)50. Rien ou presque ne le distingue des soldats de la Wehrmacht affec­tés à la garde de forteresses côtières comme l'Alsacien Charles Wander, à Ringkobing, au Danemark. Plusieurs Malgré-nous de la marine finissent d'ail­leurs la guerre dans l'armée de terre: Georges Gigos dans un Panzerjägerba­taillon pour la défense de Berlin, Robert Riss pour assurer la défense du GQG de Rastenburg, Georges Soldermann en Belgique pour la bataille des Arden-nes, Charles Bald en Frise.

- les sous-marins: Au début de 1944, Charles Bald est affecté à Neustadt, dans le Schleswig-Holstein, où jusqu'en septembre, il se familiarise avec le service d'un submersible VII C, modèle ultramoderne desservi par environ 45 hommes. Il participe ensuite à la chasse aux Liberty ships américains qui ten­tent de ravitailler l'URSS par la mer Blanche: »J'ai été embarqué à une pé­riode de la guerre où il était quasiment suicidaire pour un sous-marin de s'aventurer en surface à portée des avions alliés.[...] Les sous-marins n'agis­saient plus en meutes, mais individuellement«.

- la télégraphie: L'ancien télégraphiste français Ernest Strintz est envoyé à Sylt pour y suivre une formation de télégraphiste allemand {Funker). Il est affecté sur le Carl Peters, ravitailleur de vedettes rapides, basé à Eckernförde. »En décembre 1943, nous avons gagné le port de Reval (Talinn): nous navi-

4 8 WINNINGER (voir n. 10) p. 235. 4 9 FISCHER (voir n. 35) p. 101. 5 0 BURG, PlERRON(voir n. 9) p. 184-187.

Un aspect méconnue de l'incorporation de force 807

guions toujours en flottille de six à douze vedettes chargées de munitions et de ravitaillement. Contre les alertes sous-marines, nous lancions des Wasser­bomben. Pour échapper aux Russes, nous changions souvent de base, nous ancrant dans les petites îles de la Baltique«51.

- la cuisine: Comme dans la Wehrmacht, certains Malgré-nous connaissent un sort privilégié du fait de compétences particulières. Boulanger à Belfort avant son incorporation, Georges Soldermann, affecté à Wilhelmshaven, suit une formation de trois mois en cuisine avant d'être muté dans l'île de Sylt où il rejoint la boulangerie de la base. Charles Hilbold, pour sa part, à l'occasion de bénir sa mère qui, en 1941, l'avait forcé à embrasser la carrière de cuisi­nier sous prétexte que »cela pouvait être très utile« en temps de guerre. Il est en effet affecté à la cuisine d'un gros navire52.

- la topographie: Maurice Lambrecht, affecté à la 9. Schnellbootsflottille à Rotterdam, est chargé de la correction des cartes marines, que le chef de flot­tille récupère en fin d'après-midi avant chaque sortie des vedettes53.

- le service de santé: Joseph Schmitt, après un stage d'infirmier au Lazarett de la marine de Flensburg et des cours de perfectionnement à l'école installée dans le noviciat des Pères Blancs de S'Heerenberg, aux Pays-Bas, est envoyé dans la région du lac Peipus en Estonie, où une flottille allemande de Kùs-tenschnellbote (KSB) lutte contre les Soviétiques. Il se souvient avec horreur des corps nus des morts alignés comme des morceaux de viande dans les in­firmeries du front en attendant la visite du légiste. Joseph Bernhaupt, lui aussi infirmier, notamment dans le Kongsfjord, en Laponie norvégienne, est fort satisfait d'avoir le privilège - qu'il fait respecter avec fermeté - de ne porter aucune arme54.

- la marine marchande: François Rothan apprend en février 1945 qu'il va être affecté sur le pétrolier Hugo Stinnes, chargé d'aller se ravitailler au Ve­nezuela. »Pas très emballé à l'idée de traverser un océan Atlantique contrôlé par les sous-marins et les avions alliés, notre petit groupe est arrivé exprès en retard et s'est retrouvé en prison. Nous avons eu, dès le lendemain, le soula­gement d'apprendre que le Hugo Stinnes, parti sans nous, avait été coulé dans la nuit...«55.

- l'industrie de guerre: Edouard Klein, d'abord incorporé dans la Wehr­macht, déserte en 1944. Il se cache un temps chez son père, puis dans un vil­lage voisin pour ne pas compromettre sa famille. Dénoncé, il est déporté au

5 ! HAIJBKNESTEL (voir n. 11) p. 45. 5 2 H1LBOI.D (voir n. 12) p 69. 5 3 GANDKBHUF (voir n. 8) p. 269. 5 4 BKRNHAUPT (voir n. 6) p. 65. 5 5 GANDKBHUF (voir n. 8) p. 294.

808 Jean-Noël Grandhomme

camp de Neuengamme et y travaille à la construction des sous-marins56. Charles Bald est employé à la même tâche à Wilhelmshaven. André Bour et N.K. travaillent eux aussi dans des arsenaux de la marine, l'un près de Lübeck, l'autre à Dantzig, où François Rothan, au début de 1945, entend parler des UX 23, indétectables au radar57.

VIL La vie quotidienne dans un environnement allemand

Sous l'uniforme allemand, les Alsaciens-Lorrains ne font preuve d'aucun zèle, sauf exceptions. Rares sont ceux qui acceptent des fonctions d'encadrement. Charles Bald a subi à Stralsund, sur l'île de Rügen, des tests »ayant pour but la sélection de recrues susceptibles de devenir de futurs officiers de la Kriegsmarine«. Mais il se réjouit d'avoir été écarté par les psychologues du service de santé de la marine: »Cet homme parle allemand, mais pense fran­çais, il est donc indigne de devenir un officier allemand, et doit être affecté comme matelot«. »Je me voyais mal me présenter un jour aux miens affublé d'un uniforme d'aspirant de marine«.

Tout naturellement, les incorporés de force ont tendance à se regrouper en­tre compatriotes. René Hirth, qui stationne à Leba (Poméranie), parle platt (dialecte francique) ou même français avec sa vingtaine de camarades lor­rains. Si les vieux cadres, vétérans de la Première Guerre mondiale, laissent passer ces conversations, il faut en revanche se méfier des jeunes officiers et sous-officiers modelés par le nazisme, qui ne tolèrent que le haut-allemand. Certaines amitiés sont scellées pour la vie par la guerre. La séparation d'avec les compatriotes est donc un moment très dur à vivre, comme en témoigne R.H., 18 ans à l'époque, affecté sur le mouilleur de mines Lea à Kiel le 7 juin 1944, alors que ses camarades lorrains sont répartis dans des unités très éloi­gnées. Les incorporés de force se sentent aussi très proches des Polonais prétendument d'origine allemande {polnische Volksdeutsche) qui se trouvent dans la même situation qu'eux. Alfred Schild se lie ainsi d'amitié avec l'insti­tuteur Joachim Kokowski58, et Charles Wander ne quitte jamais son petit groupe d'amis.

Si, comme dans toute société humaine, il existe des inimitiés et des basses­ses, les Alsaciens-Lorrains se serrent en général les coudes. Le départ en per­mission d'un camarade, même obtenue au prix d'une compromission avec les autorités - ceux qui ramènent du vin d'Alsace ou de la mirabelle sont évidem-

5 6 Ibid., p. 252. 5 7 Ibid., p. 293. 5 8 BURG, PlERRON(voir n. 9) p. 189.

Un aspect méconnue de l'incorporation de force 809

ment les plus en cour - , est une aubaine qui permet de donner des nouvelles à sa famille ou d'entendre parler du pays. Le vol n'existe d'ailleurs pas dans l'armée allemande car les punitions sont radicales, explique Joseph Schmitt. »Une nuit, l'un d'entre nous a essayé de voler dans un casier: il a tout de suite été abattu par un SS. Je n'ai pas dormi de la nuit«, raconte Emile Jung.

Les Malgré-nous sont en majorité le jouet d'événements qui les dépassent. Certains cependant pratiquent une résistance passive. Alphonse Hellard, char­gé d'éclairer les avions ennemis pour permettre à la DCA d'entrer en action, raconte: »Une fois l'appareil détecté, il fallait serrer sur un bouton et le pro­jecteur s'allumait. Mais, sachant que parmi ces quatre hommes figurait pres­que toujours un ou plusieurs Alsaciens-Lorrains, l'on ne s'étonnera pas d'ap­prendre que parfois, à cause d'un petit coup dans le volant, l'on perdait la trace de l'Anglais. Le projecteur n'éclairait plus alors que du vide, et il fallait recommencer toute l'opération. C'était notre façon de faire de la résistance [...] D'ailleurs, dans deux de nos positions, nous écoutions ouvertement Radio Londres «.

Maurice Lambrecht va plus loin encore. Contacté par la Résistance néer­landaise, il devient un auxiliaire précieux des services secrets britanniques à Rotterdam. Avec la complicité d'un premier maître allemand, visiblement an­tinazi, il leur livre les cartes marines avec l'emplacement des mines. »Je me suis toujours demandé quel coup les Anglais ont pu se permettre avec cette carte, commente-t-il. Mais du moins je sais ceci: les Allemands m'avaient bien eu en me mobilisant contre toute loi internationale. Mais moi, je leur ai rendu la monnaie«59.

Les incorporés de force sont parfois confrontés à l'univers concentration­naire. Alfred Schild se hasarde ainsi en février 1945 jusqu'aux environs de Bergen-Belsen, camp situé à quelques kilomètres de l'hôpital où il est soigné. Il aperçoit des prisonniers tziganes: »Nous étions là, près de la route, à obser­ver ces pauvres hères, nous demandant sans oser imaginer la suite, ce que leurs geôliers voulaient en faire. C'était affreux«60. Camille Karleskind voisi­ne à Swinemtïnde avec des prisonniers russes -»peut-être 10 000, rien que des jeunes, de 20 à 25 ans« - détenus dans un camp entouré de barbelés: »Même les soldats allemands n'osaient pas approcher. Les Russes man­geaient de l'écorce, tous les arbres étaient nus et écorchés. Presque tous sont morts. La voiture qui sortait les cadavres était pleine tous les soirs«.

La colère rentrée des Malgré-nous se mue en indignation lorsqu'ils croisent des soldats de la LVF ou de la Division Charlemagne. »Tu n'as pas honte d'être dans l'année allemande!«, lance Joseph Dier à l'un d'entre eux ren-

5 9 GANDKHKtJK (voir n. 8) p. 269-270. 6 0 BURG, PIKRRON (voir n. 9) p. 190.

810 Jean-Noël Grandhomme

contré à Oskarborg. »Il y avait des Français dans l'armée allemande, se sou­vient aussi Camille Karleskind, beaucoup de Bretons. J'ai failli passer devant le conseil de guerre à cause de l'un d'entre eux (pour avoir donné du pain à un prisonnier russe). Il était pire que les Allemands«. Emile Jung a croisé en Norvège des volontaires belges.

Le patriotisme français des incorporés de force n'exclut nullement une ca­maraderie sincère avec leurs compagnons d'infortune, les jeunes marins alle­mands. »La fraternisation était inévitable, nous vivions ensemble sur un ba­teau«, explique fort justement Georges Felt. »On ne nous demandait pas si nous étions Alsaciens ou Lorrains, dit Camille Karleskind. Tout le monde avait le même uniforme, nous étions tous mélangés et on entendait vingt pa­tois différents«. Joseph Dier n'a jamais entendu ses camarades lui faire une remarque désobligeante: »Ils ne sont pas tous des nazis fanatiques suivant aveuglément les desseins du Führer«. »À part notre chef de batterie, origi­naire de Leipzig, je ne rencontrai guère d'authentiques nazis, confirme Al­phonse Hellard. Ceux-ci se trouvaient ailleurs: au combat, pour ceux qui étaient vraiment sincères et mettaient leur comportement en accord avec leurs convictions, ou embusqués dans quelque administration pour les autres«.

Joseph Dier a tout de même été, lors d'une soirée bien arrosée, puni par un sous-officier qui reprochait aux civils lorrains de manger à leur faim alors que les Allemands connaissaient la disette. André BOUT s'est heurté à l'hostilité d'un sous-officier xénophobe, qui a finalement été cassé par ses supérieurs pour avoir apostrophé des Alsaciens-Lorrains qui jouaient aux cartes assis à une table: »Les Yougoslaves, les Alsaciens, les Lorrains. Ah! vous êtes tous des nullités«. Mais ces froissements d'après boisson ou ces abus de pouvoir de quelques petits chefs sont-ils représentatifs d'un état d'esprit anti-alsacien-lorrain? Il serait vraiment très exagéré de le prétendre. Bien au contraire, Jo­seph Bernhaupt, victime d'un vol de la part d'un sous-officier, obtient justice. Le coupable est muté dans un bataillon disciplinaire61.

Souvent les rapports tournent plutôt à la franche camaraderie. René Hirth tombe sur un équipage originaire des régions de Kiel et de Hambourg, qui maintient la tradition socialiste des révolutionnaires de 1918 et ne porte pas le régime dans son cœur: »C'étaient des copains, comme ça (le vétéran fait un geste du pouce). Ils m'ont très bien accueilli [...]. J'avais un peu la trouille car j'étais le seul Lorrain [...]. Mais il s'est produit exactement le contraire de ce que j'avais imaginé«. Hirth, à peine âgé de 18 ans, devient la mascotte de l'équipage. Mais cela ne l'empêche pas de continuer à haïr de tout son cœur les Allemands... en général. Nombreux sont ceux qui ont éprouvé ce curieux

6 1 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 65.

Un aspect méconnue de l'incorporation de force 811

sentiment62. Ernest Strintz ne cache pas qu'il doit la vie à un médecin-chef antinazi avec lequel il avait »des discussions passionnantes; un type formida­ble!« qui lui a obtenu une place dans le train sanitaire lors de l'évacuation de Swinemünde en mars 1945 avant que la base ne soit anéantie63.

Les Malgré-nous de la Kriegsmarine sont d'ailleurs des privilégiés. Tous reconnaissent que leur sort est meilleur que celui de leurs compatriotes versés dans l'infanterie. Le parcours d'André Bour, tour à tour fantassin en Ukraine puis matelot, nous offre un bon point de comparaison. »Ce n'est pas comme le jour et la nuit, affirme-t-il, c'est bien pire encore«. Le marin embarqué ne connaît pas les misères du troupier perdu sur le front russe. À bord du Köln les matelots ont leur table, numérotée, et leur hamac. Même pour le marin resté à terre la situation reste enviable: »Nous habitions une baraque, raconte Alphonse Hellard. Nous ne dormîmes jamais dans la tranchée, ne pataugeâ­mes jamais dans la boue ou la neige de Russie, ne subîmes jamais les salves des »orgues de Staline«, comme tant de nos camarades sur le front de l'Est. Mais la nourriture n'en était pas moins frugale et affreusement monotone. Nous avions cependant parfois la possibilité d'améliorer l'ordinaire auprès des cultivateurs et des pêcheurs, qui nous fournissaient en harengs saurs et en anguilles. Bref, nous n'étions pas les plus malheureux«.

La mentalité des officiers et sous-officiers dans la marine est également très différente de ceux de l'infanterie. Le salut hitlérien, par exemple, n'y a été rendu obligatoire qu'au lendemain du coup d'état manqué du 20 juillet 1944. Selon Joseph Schmitt, il n'est d'ailleurs guère respecté, même après cette date. »Ce qui nous a immédiatement frappés, nous autres Alsaciens qui, en Alsace, étions embastillés pour un oui ou pour un non, pour un simple mot de travers, confirme Roger Fischer dans le récit de son incorporation [en compa­gnie de quatre compatriotes] à Elbing, en Allemagne du Nord, c'était l'ab­sence quasi-totale, dans la marine allemande, de l'esprit nazi [...] Nous ou­bliions presque où nous étions et pourquoi nous étions là«64.

VIII. Service, distractions et repos

La vie à bord d'un navire n'est cependant pas de tout repos, même si les ac­tions de guerre proprement dite n'occupent pas le plus clair du temps. La ten-

62 En témoigne le sous-titre des mémoires d'un incorporé de force de l'infanterie, J. BÜRG, Malgré-nous à 18 ans en Russie, Sarreguemines 1985: »Nos ennemis étaient nos amis (les Russes). Nos amis étaient nos ennemis (les Allemands). Et les poux aussi!...«.

6 3 HAUBKNESTEL (voir n. 11) p. 45. 6 4 FISCHER (voir n. 35) p. 101.

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sion est surtout provoquée par les alertes. »Un coup de sifflet en cas d'alerte aux sous-marins, deux pour l'alerte aérienne. En clair: tout le monde sur ou sous le pont!«65. Les moments de détente ne sont guère nombreux et d'autant plus appréciés. À l'occasion de Noël, des dames de la Ligue national-socialis­te des femmes allemandes essaient ainsi de réconforter les soldats (surtout les blessés) en leur offrant des cadeaux et des friandises. Alfred Schild les ac­cepte sans état d'âme: »Noël n'était-ce pas la fête de la paix? De la paix avec tous les hommes de bonne volonté, sans exception!«66. Les Malgré-nous ap­précient en général les occasions d'aller à la messe ou au culte. »Je priais très souvent, parce que j'avais peur«, explique Emile Jung. Si les séminaristes sont l'objet de quolibets de la part de tel ou tel sous-officier pendant leurs classes, ils sont traités avec le plus grand respect par la plupart des officiers de marine67. Les fêtes civiques du Nouvel An et l'anniversaire du Führer ap­paraissent elles aussi comme des journées privilégiées, tout comme les veil­lées d'armes. Marcel Peiffer, comme tous les marins en instance de départ pour le front russe, a droit à des friandises et des cigarettes, ainsi qu'à six mi­nutes avec une prostituée (il les emploie à réconforter la jeune déportée juive qu'on lui a jeté en pâture)68.

Les occasions de rencontre avec les civils sont assez rares, mais elles peu­vent être pittoresques. Joseph Dier pratique le troc avec des Lapons du nord de la Norvège: tabac contre poisson séché ou viande de renne. Les relations avec les Norvégiens se limitent à des idylles sans lendemain avec certaines jeunes filles. »Les Norvégiens étaient fort divisés entre ceux qui étaient du côté de Quisling, le promoteur du nazisme en Norvège, et d'autres qui soute­naient les Alliés et l'ancien gouvernement. Mais en majorité ils pensaient que les Allemands ou ceux qui portaient l'uniforme allemand étaient des enne­mis«. N.K. a rencontré davantage de compréhension sur les bords de la Balti­que: »On connaît votre situation, on l'a aussi vécue en Pologne. On est dans le même sac avec la légion polonaise«.

Le régime des permissions est tout aussi aléatoire dans la Kriegsmarine que dans la Wehrmacht. Alphonse Hellard n'en obtient aucune en deux ans de service: »Sur les sept premiers Malgré-nous bénéficiaires de permission -tous des gens mariés - trois seulement rentrèrent. Alors le commandant de la batterie décréta un gel des permissions pour les Alsaciens-Lorrains. Et il dura

6 5 BURG, PIERRON (voir n. 9) p. 187. 6 6 Ibid., p. 188-189. 6? Témoignages d'A. Hellard, Joseph Schmitt et Xavier Schieber. Voir aussi WrNNiN-

GER(voirn. 10) p. 199. 6 8 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 109.

Un aspect méconnue de l'incorporation de force 813

jusqu'au bout«. Maurice Lambrecht n'en obtint pas non plus69. Pour beau­coup de permissionnaires elles sont d'ailleurs rien moins que réconfortantes: »Chez moi à Basse-Yutz (Moselle), j'ai eu la pénible impression d'être tombé dans une planète étrangère, écrit Emile Sandt: le calme et la paix après le va­carme des obus, le sifflement assourdissant des »orgues de Staline«, le sang et la mort!70 J'étais comme perdu au milieu de mes proches«71. D'ailleurs, à partir de l'automne 1944, la Lorraine puis l'Alsace sont zone de combat et ensuite libérées par les Alliés. Le courrier, en revanche, arrive correctement, presque jusqu'au bout. Et il est toujours possible d'utiliser la poste civile72.

IX. Les longs chemins de la délivrance

L'idée de la désertion ne cesse de hanter la plupart des Malgré-nous. Dès la fin de ses classes à Saint-Dié dans une caserne de la Wehrmacht, Charles Bald, affecté à la garde de voies ferrées dans la région de Dormans en atten­dant son départ pour la mer Baltique, cherche à entrer en contact avec la Ré­sistance par l'intermédiaire du propriétaire d'une pâtisserie d'Épernay. »Mes démarches furent sans grand écho, explique-t-il, car qui voulait faire confiance à un soldat allemand parlant français?«. Roger Fischer a la chance de tomber sur un Bourguignon au courant de la situation à Gevrey-Chambertin. Le 6 août 1944, il enfourche sa bicyclette et le suit tout simplement vers le maquis, imité quelques jours plus tard par les deux autres Alsaciens de son unité. De­venu instructeur dans la Résistance, il se voit confier la tâche d'interroger les déserteurs de la Wehrmacht qui se présentent, »dans neuf cas sur dix, des Al­saciens incorporés de force«73. J.R.B., passé du côté des partisans crétois, est envoyé à Tobrouk, où il veut s'engager dans les Forces françaises libres (FFL), mais où il est finalement envoyé dans un camp britannique.

Alfred Schild envisage de déserter au moment de l'évacuation de la Letto­nie par l'armée allemande. Mais, à la suite d'un malentendu, il laisse ses compagnons d'évasion alsaciens-lorrains partir seuls (bien lui en prend certai­nement car il apprendra plus tard que l'un d'entre eux n'est jamais revenu de Tambov, même si les haut-parleurs soviétiques avaient annoncé qu'ils se trouvaient en sécurité derrière les lignes russes et encourageaient d'autres sol-

6 9 GANDEBFUF (voir n. 8) p. 268. 7 0 L'auteur de la lettre servait dans l'infanterie de marine. 7 1 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 63. 7 2 BURG, PlERRON (voir n. 9) p. 188. 73 FISCHER (voir n. 35) p. 102-103.

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dats à les imiter)74. Le moment propice est souvent celui de la permission. Là, pas de danger de tomber entre les mains des Russes et l'on peut compter sur des soutiens dans la famille ou parmi les amis. Ceux qui ne regagnent pas leur unité sont nombreux, surtout à partir du débarquement de Normandie qui donne espoir aux Alsaciens-Lorrains. Robert Fischer, dont le village natal, Landange (Moselle), se situe à quelques centaines de mètres de la frontière française, est tenté. La crainte de voir ses parents déportés en Pologne le re­tient. Emile Sandt, jeune prêtre, ne se résigne pas lui non plus à condamner à la déportation ses parents: »Finalement, écrit-il dans une de ses dernières let­tres, en juillet 1944, j 'a i remis mes habits de matelot et je suis revenu en ces lieux pour continuer à vivre mon drame intime et pour aider encore des pau­vres bougres blessés dans cette horrible guerre«. »Il a délibérément sacrifié sa vie pour sauver celle de ses parents«, commente son confrère Jean Boyon75, car il ne reviendra jamais.

Joseph Schmitt, lui, trouve refuge à Ingwiller (Bas-Rhin), chez son an­cienne institutrice. Camille Karleskind, revenu en permission à Langatte (Mo­selle) le 2 août 1944, se cache dans la grange de ses parents pendant trois mois, jusqu'à l'arrivée des Américains. Robert Schwoerer, envoyé à Paris en juillet 1944 pour convoyer des munitions par péniche jusqu'en Normandie, déserte avec la complicité du marinier. Repris par la Feldgendarmer le, il est envoyé à Boulogne-sur-Mer et versé dans l'infanterie, sans passer en conseil de guerre. La Wehrmacht a besoin d'hommes.

Les vétérans restent pour la plupart profondément marqués par les terribles bombardements alliés de 1944 et 1945. Ils ont partagé le sort des populations civiles allemandes et des réfugiés des grands ports. »Swinemünde ne fut bom­bardé qu'une seule fois en plein jour, vers la fin de la guerre, raconte Al­phonse Hellard. Le bombardement ne dura qu'une vingtaine de minutes, mais causa la mort de 8 000 personnes. Et je ne compte pas les soldats pendus aux arbres qui bordaient les routes, avec autour du coup une pancarte portant ces mots: Wir haben geplündert (Nous avons pillé)76.[...] Une grande partie des victimes étaient des réfugiés de l'Est. Ils traversaient nos îles en de longues files de voitures chargées de femmes, d'enfants et de vieillards. Les bords de la route étaient jalonnées de petites croix qui marquaient les endroits où l'on avait enseveli à la hâte un gamin ou une personne âgée trop faible pour conti-

7 4 BURG, PIERRON (voir n. 9) p. 184. 7 5 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 80. 7 6 François Rothan, lui aussi, a été témoin de la lutte des SS contre les réfractaires au

combat en février 1945 à Lübeck. »J'ai vu des tankistes en habit noir pendus aux arbres. C'était la guérilla dans les rues«. Arrêté comme pillard, il doit la vie sauve à son seul jeune âge, alors que ses compagnons sont fusillés. GANDEBEUF (voir n. 8) p. 294.

Un aspect méconnue de l'incorporation de force 815

nuer. L'atmosphère devenait véritablement apocalyptique«. Cette impression est partagée par Antoine Speich, lui aussi témoin de ce déluge de bombes britanniques, à côté duquel les attaques soviétiques ultérieures lui apparais­sent bien modérées.

L'Allemagne évacue les territoires conquis. L'exode se déroule toujours dans des conditions dramatiques. Charles Jakobs et André BOUT sauvent tous deux leur vie par miracle au cours de naufrages. La capture par les Britanni­ques est le lot de beaucoup d'incorporés de force de la Kriegsmarine. Le 8 mai 1945, le cargo sur lequel Alphonse Hellard a trouvé une place prend la direction de Kiel, par le Grand Belt. »Mon camarade Bux, qui parlait l'an­glais, fut délégué par notre groupe pour prendre contact avec les officiers an­glais et leur soumettre nos doléances. Nous désirions, en qualité de Français et de Malgré-nous, quitter ce rafiot plein de vermine, où l'on nous laissait sans nourriture. L'officier se contenta de hocher la tête«. Hellard est ensuite détenu sur l'île de Fehmarn dans une grange77, sans apercevoir un seul soldat britannique, prisonnier de ses propres officiers, auxquels on a même laissé leur pistolet. Il a ainsi la chance d'éviter un de ces camps en pleine nature, comme les Alliés en ont ouvert des dizaines. Là, les captifs sont exposés aux intempéries, sans protection aucune, où règne la saleté. La mortalité y est très forte. Vient enfin le moment du rapatriement. L'accueil des prisonniers à Bruxelles est très chaleureux, beaucoup plus discret à Lille et à Paris. D'au­tres Malgré-nous, sont détenus dans des camps britanniques, en Norvège no­tamment. Emile Jung en garde un souvenir sympathique, mais Jean Boyon a vécu cette période d'une toute autre façon: »Nous avons connu la faim et la désespérance. Les semaines passaient sans que personne ne s'occupe vrai­ment de nous«78.

Bon nombre de marins sont aussi capturés par les Américains. Ernest Strintz, fait prisonnier sur son lit d'hôpital au cours des derniers jours de la guerre, est rapidement remis aux Français et regagne son village dès le 7 juil­let 194579. Roger Franck, incorporé dans la Kriegsmarine en juin 1944 puis versé dans la Wehrmacht déserte à Kleinbach près de Wissembourg (Bas-Rhin), chez les Américains. Envoyé au camp de La Septime, près d'Aix-en-Provence, il rentre à pied à son domicile, à Toulon, lorsqu'il apprend que les Américains veulent le transférer aux États-Unis (ce qui fut le lot de plusieurs Malgré-nous)80.

7 7 C'est le cas aussi de François Rothan. GRANDEBEUF, ibid., p. 295. 7 8 BKRNHAUPT (voir n. 6) p. 132 7 9 HAUBENKSTHL (voir n. 11) p. 45. 8 0 GROSS (voir n. 13) p. 102-103.

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D'autres encore ont été les prisonniers des troupes venues du Common­wealth. Xavier Schieber se rend aux Néo-Zélandais en Italie. Détenu à Venise puis à Ancône et Naples, il est embarqué sur le navire-école Jeanne d'Arc à destination de Marseille et retrouve son foyer en juillet 194581. Robert Schwoerer est capturé par les Canadiens à Dieppe en septembre 1944; »Ils ne nous ont pas maltraités physiquement, mais ils se sont livrés à un pillage en règle: cigarettes, montre, et bien sûr argent«. Remis aux autorités françaises le 12 janvier 1945, il s'engage dans les FFL. Quelques Malgré-nous réussissent à se rendre directement aux troupes françaises. C'est le cas de l'artilleur de marine Marcel Peiffer, qui est capturé dans les environs de Sigmaringen: »Je parviens à expliquer au capitaine que je suis un >incorporé de force alsacien-lorrain fraîchement évadé. L'ambiance s'avère immédiatement chaleureuse, car j'apprends qu'un vague cousin du capitaine a lui aussi été incorporé de force dans l'armée allemande«82. D'autres Alsaciens-Lorrains connaissent la captivité au camp de La Flèche dans des conditions très précaires83.

Si tous les Malgré-nous prisonniers des Alliés occidentaux n'ont pas été forcément bien traités, ils ont été plus chanceux que ceux qui sont tombés en­tre les mains des Soviétiques, comme Ignace Sester, capturé le 27 mars 1945: »À Pâques, 1er avril, des milliers de prisonniers en route vers le sud de la Po­logne. J'avais une angine blanche, 40° de fièvre; il pleuvait des cordes; tout trempés nous avons dormi dans des granges; pieds en sang après trois jours«. Le 9 mai, des officiers français viennent chercher les Alsaciens-Lorrains et les prisonniers français de 1940 détenus dans le camp de Torun. Sester rejoint son village de Berrwiller (Haut-Rhin) le 3 juin. Il a eu la bonne fortune de ne pas séjourner en URSS

Ce n'est pas le cas de Charles Hilbold, pris au piège dans la poche de Let­tonie. La désertion ne l'a jamais tenté, à cause des risques. Mais, lorsqu'il apprend la capitulation de l'Allemagne, il se lance naïvement seul à la recher­che des Britanniques. Ce sont bien sûr les Soviétiques qu'il rencontre, le 10 mai 1945. Battu, volé, le crâne rasé, il séjourne au camp de Narowka-Minsk puis à celui de Lublino, où il est astreint à des travaux de force par - 40° C, heureux encore de ne pas succomber d'épuisement, comme tant d'autres. Il regagne finalement son village de Schalbach (Moselle) le 26 février 1946. François Rothan est pris lui aussi en Lettonie. Le voilà parqué sur un quai, avec des centaines d'Allemands, »gardés par des Mongols84 taillés comme

8 1 WlNNINGER (voir n. 10) p. 199. 8 2 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 63. 8 3 GROSS (voir n. 13). 8 4 Terme qui désigne n'importe quel Soviétique d'apparence asiatique (Kazakh, Ouz-

bek, Sibérien, etc.).

Un aspect méconnue de l'incorporation de force 817

des armoires [...] On restait là, immobiles, alors que ça tiraillait dans tous les coins et que les Soviétiques se saoulaient à mort, les uns après les autres«. Le Malgré-nous profite du relâchement de la surveillance pour s'enfuir en vedette rapide en direction de la Suède, où les gardes-côtes le refoulent. Il est finale­ment capturé par les Britanniques et remis aux Français85.

Mais pour ces quelques histoires qui se terminent bien, combien d'autres, comme celle d'Emile Sandt86, se sont achevées dans la misère et la maladie à Tambov, »le camp des Français«...?

X. Conclusion

Suspectés de francophilie par les Allemands, puis de germanophilie par les Alliés, les incorporés de force de la Kriegsmarine, ont sans cesse été placés sous surveillance entre 1942 et 1945. C'est l'explication principale, d'ailleurs, de la présence de ces continentaux bien enracinés que sont les Alsaciens et les Lorrains sur des bateaux et le long des côtes occupées par l'armée allemande. Ballottés d'Est en Ouest, sur mer comme sur terre, ils ont le plus souvent simplement tenté de survivre dans les moins mauvaises conditions possibles, sans faire de zèle et sans être des héros. Peut-on le leur reprocher? Leur expé­rience les a conduits, pour la plupart, au pacifisme et à des convictions démo­crates-chrétiennes ou gaullistes bien ancrées (largement majoritaires du reste en Alsace et en Moselle jusqu'à la fin des années 1980). Ils se disent généra­lement très heureux de la réconciliation franco-allemande et de la construction de l'Europe, bien que certains nourrissent encore de la méfiance à l'encontre de leur anciens compagnons d'armes forcés: »Il ne leur manque qu'une paire de bottes et un fusil pour remettre cela. Les derniers Allemands qui sont partis ont dit: »On reviendra«. Leur expérience originale de matelots a fait que, à quelques exceptions près, ils ont moins souffert que leurs compatriotes de la Wehrmacht aussi se confient-ils plus volontiers. Encore très peu étudiée de manière scientifique, la question de l'incorporation de force, en particulier dans la Kriegsmarine, mérite des développements futurs qui ne seront possi­bles que lorsque les chercheurs disposeront de l'accès complet aux archives et lorsqu'un corpus de témoignages suffisant sera constitué, pour permettre des études sérielles.

8 5 GANDEBEUK (voir n. 8) p. 252. 8 6 BERNHAUPT (voir n. 6) p. 44.

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DEUTSCHES RESÜMEE

Im Frühjahr 1940 hatte die Niederlage der französischen Armee die unmittelbare An­nektierung des ehemaligen Reichslandes in seinen Grenzen von 1914 zur Folge. Nach dem Scheitern der Kampagne zur freiwilligen Meldung zum deutschen Militärdienst führten die Erlasse von Gauleiter Bürckel (19.8.1942 in Lothringen) und Wagner (25.8.1942 im El­saß) zur Zwangsrekrutierung von mehreren Jahrgängen. Mit dieser Entscheidung, die wohl weitgehend durch die militärischen Schwierigkeiten im Osten zu erklären ist, wollten die Behörden die Integration von Elsaß und Lothringen in das Dritte Reich verstärken und forderten von der Jugend ihren Blutzoll. So kam es, daß französische Bürger dazu ge­zwungen wurden, eine fremde Uniform zu tragen. Die meisten dieser Malgrè-nous kamen zur Wehrmacht und damit an die Ostfront. Ihr Weg war jedoch vielfältiger: einige kamen zur Luftwaffe, zur Feldgendarmerie oder zu anderen Einheiten. Das Schicksal der im fol­genden behandelten Zwangsrekrutierten der Kriegsmarine war noch nie Gegenstand einer Monographie.

Zunächst stellt sich das Problem der Quellenlage. Die Aktenlage im Service Historique de la Marine sowie im Bundesarchiv-Militärarchiv ist wenig ergiebig. Die Bestände der Archive in den drei annektierten Départements bieten kaum mehr Material, so daß man sich im Grunde nur auf die Erinnerung der Betroffenen stützen kann. Einige Kriegserinne­rungen wurden zwar bereits publiziert, die meisten jedoch blieben unveröffentlicht. Neben der Suche nach handschriftlichen oder daktylographierten Berichten mußte daher auch auf die Erinnerungen von Veteranen zurückgegriffen werden, wobei hier noch die besondere Problematik mündlicher Quellen erschwerend hinzukam.

Diese noch unvollständigen Zeugnisse ermöglichen jedoch bereits eine Typologie der Zwangsrekutierung fur die Kriegsmarine zu skizzieren. Sie erfolgte nach jenen Kriterien, die damals auch den Einsatz von Elsässern und Lothringern in Rußland bestimmte. Es ging darum, die per définition verdächtigen Soldaten von ihrer Ursprungsregion zu entfernen und streng zu bewachen. Was lag da näher, als die abgeschlossene Welt eines Kriegsschif­fes oder besser noch eines U-Bootes? Einige der Malgrè-nous wurden zum Teil auch deshalb dort eingesetzt, weil sie bereits in der französischen Marine entsprechende Posten innegehabt hatten. Die meisten wurden in der Nord- oder Ostsee in verschiedenen Berei­chen eingesetzt. Viele von ihnen gingen nur gelegentlich auf Feindfahrt, und wurden eher in den großen Häfen Norddeutschlands oder der besetzten Gebiete zum Beispiel für die Flugabwehr oder Wachdienste eingeteilt. Alle haben die alliierten Bombardements erlebt.

Bis auf wenige Ausnahmen zeigten die Elsässer und Lothringer in deutscher Uniform keinen besonderen Ehrgeiz. Sie waren meist Spielball der fur sie nicht nachvollziehbaren Ereignisse, auch wenn sie oft eine Art passiven Widerstand leisteten und sich tendenziell zu Gruppen zusammenfanden. Das schloß jedoch keinesfalls eine aufrichtige Kamerad­schaft mit ihren Schicksalsgenossen, den jungen deutschen Marinesoldaten, aus. Die Jahre 1944-1945 bedeuteten fur viele Desertion oder Gefangenschaft und Internierung in einem alliierten Lager. Die von den Briten oder Amerikanern gefangenen Soldaten waren trotz der teilweise recht harten Haftbedingungen die Glücklicheren, denn die Sowjets schickten ihre Gefangenen in ein Lager, das noch heute ein Synonym für Verzweiflung ist: Tambow.

Obgleich die Zwangsrekrutierung besonders für die Kriegsmarine außerhalb des Elsaß und Lothringens kaum bekannt ist und oft mißverstanden wird, verdient sie die Aufmerk­samkeit der Forschung, die sich jedoch erst weiterentwickeln kann, wenn die Historiker vollständigen Zugang zu den Archiven erhalten.