L'intellectualisme de saint Thomas

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L’INTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS Par Pierre Rousselot, S.J. Ouvrage couronné par L’Académie française

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LrsquoINTELLECTUALISME DE

SAINT THOMAS

Par Pierre Rousselot SJ

Ouvrage couronneacute par LrsquoAcadeacutemie franccedilaise

Lrsquointellectualisme de saint Thomas

Digitale Ausgabe der Universitaumltsbibliothek Freiburg bearbeitet von Albert Raffelt

Nach der dritten Auflage die 1936 bei Gabriel Beauchesne et Fils Paris erschienen ist Exemplar der UB Freiburg K 7141tb Die erste Auflage erschien 1908 im Verlag Alcan die zweite bei

Beauchesne 1924 Eine englische Uumlbersetzung wurde herausgegeben von

Andrew TALLON Pierre ROUSSELOT Intelligence Sens of being faculty of God

Milwaukee Marquette University Press 1999 (ROUSSELOT Collectes philosophical works 1)

(Marquette studies in philosophy 16) UB Freiburg GE 20006625-1

Pierre ROUSSELOT 1878-1915

A MES PARENTS

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 5

la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 6

des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 8

comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 10

dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 11

qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 12

aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 14

seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 15

propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 16

dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

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est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

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reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

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le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 24

veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 25

elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 26

universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 27

compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 28

contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 30

vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 31

toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 35

objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 37

commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 39

en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 40

quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 42

de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 43

sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 44

le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

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donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

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VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

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dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

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eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

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Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

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peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

DEUXIEgraveME PARTIE

La Speacuteculation humaine

CHAPITRE PREMIER Les Moyens de la Speacuteculation humaine

I

La force et la noblesse deacute lrsquointelligence consistent en ce qursquoelle est une faculteacute prenante Lrsquointellection qui saisit lrsquoecirctre en soi est lrsquoaction par excellence elle srsquoimpose degraves lors comme regravegle raison drsquoecirctre et fin de lrsquoappeacutetit ndash Si nous lrsquoexaminons maintenant dans lrsquoexercice terrestre du sujet humain nous lui trouverons des caractegraveres bien diffeacuterents Cette observation certaine qui fera voir lrsquoirreacutealiteacute actuelle de lrsquointellectualisme mais laissera debout ses exigences absolues dans le monde dersquo lrsquoideacuteal aura pour dernier reacutesultat de faire conclure au meacutetaphysicien finaliste un regravegne suprecircme de lrsquointelligence dans une vie meilleure que celle-ci

Nous sommes les derniers les infimes dans lrsquoordrersquo intellectuel nous sommes aveugles devant les plus grandes clarteacutes de la nature comme la chauve-souris lrsquoest devant le soleil Toute la noeacutetique de S Thomas nrsquoest que le deacuteve-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 54

loppement de cette ideacutee premiegravere tout son intellectualisme quand il srsquoagit drsquoapplication agrave lrsquohomme en est conditionneacute Il faut donc y penser toujours Qursquoon oublie cette capitale restriction qursquoon lise S Thomas en supposant implicitement lrsquoidentiteacute de lrsquointelligence humaine et de lrsquointelligence ut sic tout le systegraveme devient du coup enfantin et contradictoire Quand Averroeumls a eacutegaleacute lrsquointelligible en soi au compreacutehensible humain il a dit une chose laquo tregraves ridicule 1 raquo

Or lrsquointellectualiteacute infeacuterieure de lrsquohomme est caracteacuteriseacutee par une plus grande multipliciteacute drsquoactes et de connaissances ainsi le veut une loi geacuteneacuterale de la nature en harmonie avec la place qursquoil occupe dans sa seacuterie continue des essences2 car il est entre tous les ecirctres plastique progressif potentiel La multipliciteacute connaissante humaine est double3 il y a la multipliciteacute spatiale et simultaneacutee crsquoest-agrave-dire la collaboration de plusieurs puissances ndash et la multipliciteacute successive et temporelle le discours suite de plusieurs actes

La nature est bonne crsquoest donc le corps qui est pour lrsquoacircme Lrsquoacircme est pour connaicirctre donc le corps est pour aider agrave la connaissance La connaissance est drsquoautant meilleure qursquoelle est plus reacuteelle et serre lrsquoecirctre de plus pregraves Donc si un ecirctre pour connaicirctre a besoin de secours de compleacutements extra-intellectuels crsquoest que ses ideacutees trop vagues eussent dessineacute mal lrsquoecirctre reacuteel crsquoest qursquoil fucirct resteacute dans le brouillard des conceptions geacuteneacuterales sans fixer nettement

1 In 2 Met 1 1 Cp 3 C G 45 2 laquo Multis et diversis operationibus et virtutibus indiget anima humana anima humana abundat diversitate

potentiarum videlicet quia est in confinio spiritualium et corporalium creaturarum et ideo concurrunt in ipsa virtutes utrarumque creaturarum raquo q 77 a 2

3 2a 2ae q 180 a 6 ad 2 ndash In Dio Div Nom 7 2

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 55

lrsquoexistant comme tel et lrsquoindividu Si les acircmes humaines eussent connu sans image sensible dit S Thomas leurs connaissances seraient resteacutees laquo imparfaites communes confuses Crsquoest donc pour qursquoelles puissent avoir des choses une connaissance parfaite et propre que leur constitution naturelle les destine agrave ecirctre jointes agrave des corps ainsi les objets sensibles leur impriment drsquoeux-mecircmes une connaissance propre elles sont comme des ignorants qursquoon ne peut instruire qursquoagrave lrsquoaide drsquoexemples sensibles Crsquoest donc pour le plus grand bien de lrsquoacircme qursquoelle est unie au corps et qursquoelle ne comprend pas sans images4 raquo ndash A lrsquointelligence humaine srsquoajoute en vertu de ce principe tout un appareil de faculteacutes connaissantes subordonneacutees qui deacutependent de lrsquoorganisme ce sont outre les sens externes les sens inteacuterieurs sens commun meacutemoire sensible cogitative lrsquointellect lui-mecircme est affecteacute drsquoune certaine dualiteacute puisqursquoil se divise en actif et en possible Voilagrave la multipliciteacute simultaneacutee qui comporte chez lrsquohomme passiviteacute et reacuteception par rapport aux objets agrave connaicirctre Elle le distingue de Dieu qui est son intellection mecircme en qui par rapport agrave soi et agrave lrsquointelligible comme tel disparaicirct toute distinction de sujet et drsquoobjet et dont la science par rapport aux autres ecirctres est mesurante et creacuteatrice Elle le distingue aussi des

4 laquo Ille modus intelligendi prout erat possibile animae erat imperfectior in quadam communitate et

confusione ad hoc ergo quod perfectam et propriam cognitionem de rebus habere possent sic naturaliter sunt institutae utcorporibus uniantur et sic ab ipsis rebus sensibilibus propriam de eis cognitionem accipiant sicut homines rudes ad scientiam induci non possunt nisi per sensibilia exempla Sic ergo patet quod propter melius animae est ut corpori uniatur et intelligat per conversionem ad phantasmata raquo 1 q 89 a 1 De mecircme 3 C G 81 deacutebut De anim a 15 et 20 ndash Et 1 q 55 a 2 laquo Competit eis ut a corporibus et per corpora suam perfectionem intelligibilem consequantur alioquin frustra corporibus unirentur raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 56

Anges lesquels connaissent par ideacutees reccedilues de Dieu tout drsquoabord parfaites et drsquoautant moins multiples que leur sujet est plus actif plus deacutegageacute de la potentialiteacute5 Lrsquohomme au lieu de saisir les choses par condensation a priori reccediloit seacutepareacutement lrsquoimpression des diverses essences selon lrsquoeacuteparrsquo pillement dans lrsquoespace de ses sens puissances quecircteuses du reacuteel Ainsi chez lui la potentialiteacute reacuteceptive est lieacutee agrave la multipliciteacute spatiale

Sa multipliciteacute discursive nrsquoest pas moins caracteacuteristique Lrsquoantithegravese de lrsquointellection simple et du discours est marqueacutee par lrsquoopposition drsquointelleclus et de ratio on ne saurait exageacuterer en philosophie thomiste lrsquoimportance de cette distinction Selon la loi de continuiteacute neacuteo-platonicienne les ecirctres infeacuterieurs participant par leur opeacuteration la plus haute agrave la nature plus une et plus sublime des supeacuterieurs lrsquointelligence humaine en certains actes fait fonction drsquointellect mais sa marque speacutecifique est le discours qui morcelle la perfection intelligible

laquo Lrsquointellect et la raison6 ne sont pas en nous des laquo puissances diffeacuterentes mais elles se distinguent comme le parfait et lrsquoimparfait7 raquo laquo intellect disant lrsquointime peacuteneacutetration de la veacuteriteacute et raison la recherche et le discours 8raquo laquo La raison diffegravere de lrsquointelligence comme la multitude de lrsquouniteacute selon Boegravece son rapport agrave lrsquointellect est comme celui de la circonfeacuterence au centre ou du temps agrave lrsquoeacuteter-

5 1 q 89 1 c 6 Le plus simple est de rendre intellectus et ratio par leurs deacutecalques franccedilais ndash En Allemagne les eacuterudits se

partagent M Schneider p ex dans sa Psychologie Alberts des Grossen (Muumlnster 1903 pp 185 253) traduit intellectus par Vernunft et ratio par Verstand drsquoautres font lrsquoinverse comme Stoumlkl (Gesch der Phil des Mittelalters Mayence 1865 t II p 488)

7 2a 2ae q 83 a 10 ad 2 8 2a 2ae q 49 a 5 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 57

niteacute Ce qui lui est propre crsquoest de se reacutepandre agrave lrsquoentour de beaucoup drsquoobjets et drsquoen rassembler une connaissance simple lrsquointellect au contraire voit tout drsquoabord une simple et unique veacuteriteacute ougrave il prend la connaissance de toute une multitude crsquoest ainsi que Dieu en percevant son essence connaicirct toutes choses On voit donc que le raisonnelaquo ment se reacutesout agrave lrsquointellection et srsquoy termine et qursquoaussi lrsquointellection est principe du raisonnement qui addie tionne et qui cherche 9raquo laquo La rationaliteacute est une qualiteacute du genre animal elle ne doit ecirctre attribueacutee ni agrave Dieu ni aux anges 10raquo laquo Les intelligences infeacuterieures celles des hommes arrivent agrave la perfection dans la connaissance de la veacuteriteacute par un mouvement et un discours de lrsquoesprit parce que de la connaissance drsquoune chose elles passent agrave celle drsquoune autre Mais si laquo tout aussitocirct dans la connaissance mecircme du principe les hommes voyaient et savaient toutes les conclusions qui en suivent ils ne seraient pas discursifs Et crsquoest le cas des anges qui drsquoembleacutee et dans leurs premiegraveres connaissances naturelles voient tout ce qui y peut ecirctre connu Et pour cela ils sont dits intellectuels parce que mecircme chez les hommes les appreacutehensions immeacutediates et naturelles sont dites des intellections Les acircmes laquo humaines elles qui acquiegraverent par un certain discours la connaissance de la veacuteriteacute sont appeleacutees rationnelles Et crsquoest la faiblesse de leur lumiegravere intellectuelle qui en est cause 11raquo laquo Crsquoest lrsquoimperfection de la nature intellectuelle

9 In Trin 6 1 sect 3 (t XXVIII p 543) La double fonction ici assigneacutee agrave lrsquointellect est celle qui le

caracteacuterise le plus nettement chez S Thomas (Voir surtout Ver 15 1 Cp Aristote Eth Nic VI 12 ὁ νοῦς τῶν ἐσχάτων ἐπ᾿ ἀμϕότερα) Il serait sans inteacuterecirct pour lrsquoobjet de notre eacutetude de noter ici tout le deacutetail de son usage en cette matiegravere

10 1 d 25 q 1 a 1 ad 4 laquo Rationale est differentia animalis et Deo non convenit nec Angelis raquo 11 1 q 58 a 3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 58

qui est cause de la connaissance par raisonnement parce que la chose connue par le moyen drsquoune autre est moins connue que celle qursquoon connaicirct par elle-mecircme et la nature du sujet connaissant ne suffit pas agrave connaicirctre la premiegravere en lrsquoabsence de la seconde Or la connaissance par raisonnement use de moyens termes mais ce qui est connu intellectuelle-ment est connu par soi et la nature du connaissant suffit agrave cette connaissance sans meacutediation de rien drsquoexteacuterieur Il est donc manifeste que le raisonnement est un deacutefaut drsquointelligence (quod defectus quidam intellectus est ratiocinatio 12) raquo Et encore laquo La certitude de la raison vient de lrsquointellect mais la neacutecessiteacute de la raison vient drsquoun deacutefaut de lrsquointellect ceux laquo qui sont pleinement intellectuels nrsquoen ont pas besoin 13raquo

Jrsquoai cru neacutecessaire cet amoncellement de textes Crsquoest que si lrsquoon reconnaicirct volontiers lrsquoimperfection composite ou lrsquoorigine sensible de nos ideacutees comme un dogme essentiel de la noeacutetique thomiste on insiste moins drsquohabitude sur lrsquoimperfection discursive Lrsquoexaltation exclusive de la connaissance simple paraicirct mieux convenir agrave quelque mysticisme comme celui des Victorins qursquoau peacuteripateacutetisme sage de S Thomas Crsquoest pourtant dans lrsquointuition qursquoil place

12 1 C G 57 8 13 2a 2ae q 49 a 5 ad 2 On voit par tous ces textes que la distinction drsquointellectus et de ratio se tire du mode

drsquoappreacutehender Aussi cette distinction nrsquoest pas moins caracteacuteristique de lrsquointellectualisme meacutetaphysique de Thomas que celle de ratio superior et ratio inferior ndash prise de la valeur des objets par rapport agrave lrsquoacircme libre lrsquoest du psychologisme mystique drsquoAugustin S Thomas connait la distinction augustinienne (1 q 79 a 9) mais elle nrsquoest pas vraiment incorporeacutee agrave sa synthegraveseacute elle devient parfois chez lui purement verbale (2 d 24 q 3 a 4 ad 1) et cc serait une grave erreur de-lrsquoidentifier avec celle dont il est ici question ndash Il ne faut pas se laisser tromper par un texte isoleacute ougrave ratio deacutesigne la cogitative In Caus 1 6 531 b ndash Cp in 6 Eth 1 1 ndash Ailleurs (in 6 Eth 1 9 511 b) S Thomas distingue dansrsquo la cogitative mecircme une fonction analogue agrave lrsquointellectus une autre analogue agrave la ratio

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 59

lrsquoideacuteal et la mesure de toute opeacuteration intellectuelle Et crsquoest la distinction que nous soulignons qui lui permet en eacutetant si aristoteacutelicien dans lrsquoexplication du monde sublunaire de laquo platoniser raquo pourtant quand il disserte sur lrsquoensemble de lrsquounivers ndash Il faut donc pour pouvoir critiquer la coheacutesion du systegraveme dans les appreacuteciations de valeurs que nous devons examiner se garder de consideacuterer le jugement ou les assemblages de jugements comme plus parfaits en soi que lrsquoideacutee simple et se rappeler toujours la doctrine condenseacutee dans la derniegravere formule necessitas rationis est ex defectu intellectus

Reste encore agrave examiner si S Thomas a subordonneacute lrsquoune agrave lrsquoautre nos deux multipliciteacutes la sensitive et la discursive ou srsquoil les preacutesente simplement comme deux faits donneacutes sur le mecircme plan ndash Certains eacutenonceacutes isoleacutes semblent pouvoir ecirctre pris comme lrsquoexpression explicite drsquoune subordination14 Ce qui est sucircr crsquoest qursquoon reste dans son esprit et qursquoon ne fait qursquoajouter pour ainsi dire du ciment agrave sa bacirctisse en reliant intrin-segravequement nos deux multipliciteacutes Crsquoest parce que nous avons des sens que nous sommes forceacutes de discourir Car lrsquoideacutee geacuteneacuterale le concept ne peut se trouver drsquoapregraves lui que chez les esprits qui ont un corps et lrsquoeacutenonciable ndash bien plus encore le discours ndash suppose neacutecessairement lrsquoideacutee geacuteneacuterale ndash Ou pour srsquoexprimer drsquoune autre faccedilon le temps pour S Thomas est deacutependant de lrsquoespace donc les sensitifs seuls seront discur-

14 laquo Ratiocinatur homo discurrendo et inquirendo lumine rationali per continuum et tempus adumbrato ex

hoc quod cognitionem a sensu et imaginatione accipit etcraquo (2 d 3 q 1 a 2 ndash Cf ib a 6) ndash Les deux multipliciteacutes sont nettement juxtaposeacutees mais non subordonneacutees In Trin q 6 a 1 (Fretteacute t XXVIII 541 b) et 2a 2ae q 180 a 6 ad 2 elles sont parfois classeacutees ensemble sous la commune eacutetiquette de ratio (In Trin le 2e sect ad 4 543 a et 2a 2ae q 180 a 3) ndash La faculteacute de discourir est naturellement rattacheacutee agrave celle de juger (1 q 58 a 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 60

sifs15 Mais il est naturel que toutes les intelligences pourvues de sens soient discursives Car le temps comme condition de progregraves est une ranccedilon de lrsquoimperfection contraignante de lrsquoespace Si donc les hommes vivent plus drsquoun instant ou ils seront comme lrsquohuicirctre renfermeacutes dans lrsquohic et nunc et alors lrsquointelligence essentiellement unifiante et de soi supeacuterieure aux conditions spatiales manquera son but ndash ou ils pourront eacutetendre dans la dureacutee continue une seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles subordonneacutees et parvenir par la multiplication des actes agrave une ideacutee plus parfaite et qui puisse inteacutegrer tout lrsquointelligible successivement preacutesenteacute par lrsquoesse fluent de leur objet

Maintenant que nous avons caracteacuteriseacute en geacuteneacuteral la connaissance humaine telle que lrsquoont faite lrsquoespace et le temps nous comprenons que toute notre eacutetude sur sa valeur speacuteculative doit ecirctre domineacutee par cette question comment lrsquointelligence de lrsquohomme agrave lrsquoaide des multiples moyens de connaissance qursquoelle a agrave sa disposition arrive-t-elle agrave suppleacuteer ou du moins agrave mimer lrsquointellection preneuse drsquoecirctre Les diffeacuterentes combinaisons de nos instruments de connaicirctre seront donc successivement examineacutees dans leurs reacutesultats ce sont le concept la science le systegraveme et le symbole lrsquoappreacutehension du singulier Chacun de ces reacutesultats est comme un effort de la puissance intellectuelle pour remeacutedier comme elle peut agrave sa faiblesse selon le principe du Philosophe quod non potest effici per unum fiat aliqualiter per plura16 ndash Mais avant de passer agrave lrsquoeacutetude deacutetailleacutee

15 Voir 2 C G 96 fin (Cp 3 d 26 q 1 a 5 ad 4) La mobiliteacute de la connaissance est pour S Thomas une

imperfection On parle aujourdrsquohui de la laquo dispersion statique du discours raquo Drsquoapregraves lui crsquoest justement parce que le jugement est une penseacutee fragmenteacutee qursquoil est en puissance au deacuteveloppement ulteacuterieur que lui donne le discours lrsquointuition chez les Esprits purs est immobile eacutetant au-dessus du temps

16 V in 2 Cael 1 18

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 61

de ces simulacres ou succeacutedaneacutes de lrsquoideacutee pleine il faut srsquoarrecircter quelques instants agrave lrsquoinfluence lumineuse de lrsquointuition qui unifie chacun drsquoeux et les fait agrave la diffeacuterence des appreacutehensions brutales participer agrave la vie intellectuelle

II

La compeacutetence de lrsquointelligence en matiegravere drsquoappreacutehension de lrsquoecirctre comme tel est drsquoapregraves S Thomas agrave la fois exclusive et infaillible A le juger du point de vue moderne ce serait ici le coeur de son intellectualisme Crsquoest ici qursquoil se rapprocherait du rigoureux matheacutematisme carteacutesien Crsquoest ici qursquoil livrerait sa penseacutee sur la critique logique de la connaissance point central de la philosophie des derniers siegravecles Crsquoest ici qursquoil srsquoopposerait et aux sceptiques qui nient que lrsquohomme se puisse justifier ses relations spirituelles avec les choses pour les reacutefuter ndash et aux volontaristes et sentimentaux de toute nuance aux partisans de la laquo connaissance par le coeur raquo pour reprendre agrave son compte leur meacutethode et leurs arguments et les incorporer agrave une synthegravese plus compreacutehensive ndash En reacutealiteacute les problegravemes qui se groupent ici nrsquoont occupeacute dans sa penseacutee qursquoune place subordonneacutee et crsquoeucirct eacuteteacute fausser la perspective historique de les mettre au centre de notre eacutetude Mais ce serait une autre erreur de croire qursquoil lesrsquo a totalement ignoreacutes et qursquoil nrsquoen a pas jugeacute la reacutesolution neacuteces-saire

Dire que lrsquointelligence en matiegravere drsquoappreacutehension absolue de lrsquoecirctre est exclusivement compeacutetente crsquoest nier drsquoabord la possibiliteacute drsquoune voie ou drsquoune meacutethode pour atteindre lrsquoecirctre qui lui soit absolument inaccessible et passe si haut au-dessus drsquoelle qursquoil faille consideacuterer toutes ses deacutemarches comme provisoires et reacuteformables Il nrsquoy a pas de puissance

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 62

fucirct-elle divine qui puisse poser le contraire de ce que voit eacutevidemment lrsquoesprit S Thomas ici deacutefinit nettement sa penseacutee par opposition agrave celle de quelques theacuteologiens qui recon-naissaient agrave Dieu la puissance de reacutealiser les contradictoires17 Il est parfaitement clair drsquoailleurs qursquoil ne pouvait faire autrement sans mentir agrave ses principes sur lrsquoessence de lrsquoacte intellectuel il est clair aussi et pour la mecircme raison que cette doctrine nrsquoimpliquait aucune diminution aucune restriction de la puissance divine Dieu nrsquoeacutetait en aucune faccedilon rabaisseacute puisqursquoil nrsquoeacutetait pas soumis agrave une loi qui lui fucirct extrinsegraveque mais lrsquointelligence eacutetait eacuteleveacutee eacutetant constitueacutee absolument compeacutetente par cela mecircme qursquoelle eacutetait faite faculteacute du divin Nous lrsquoavons dit en effet crsquoest la possibiliteacute de srsquoincorporer pour ainsi dire lrsquoabsolu (par la vision intuitive) qui deacutefinit lrsquoesprit et qui a pour conseacutequence la puissance drsquoatteindre mecircme le contingent drsquoune faccedilon deacutefinitive et irreacuteformable Lrsquoesprit est Θεός πως avant drsquoecirctre πάντα πως Crsquoest donc parce que la raison est une participation de Dieu que laquo lrsquoimpossible selon la raison est lrsquoimpossible en soi simpliciter et non par rapport agrave quelque puissance18 Si Dieu ne peut faire ce qui implique contradiction crsquoest que pouvoir ecirctre crsquoest drsquoabord pouvoir ecirctre penseacute par Dieu Ainsi lrsquoesprit infini est premier en toute maniegravere mais en ecirctre comme le susceptible ecirctre laquo capable de Lui raquo crsquoest ecirctre en quelque sorte eacutegal agrave nrsquoimporte qui S Thomas lrsquoa remarqueacute agrave propos de cet eacutetrange personnage de Job qui discute avec Dieu laquo Cette dispute entre Dieu et lrsquohomme

17 Voir Pot 1 3 et les questions comme Quodl 3 2 ndash 4 5 ndash 5 3 ndash 9 1 ndash 12 2 ndash S Thomas mentionne

des contradicteurs catholiques (en dehors naturellement des Averroiumlstes) dans lrsquoOpuscule 23 ses propres affirmations dans ce travail de jeunesse sont loin drsquoecirctre aussi nettes qursquoelles le seront plus tard

18 Pot 1 3 3

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 63

dit-il pouvait sembler inconvenante agrave cause laquo de la distance qui les seacutepare Mais il faut reacutefleacutechir que laquo la diffeacuterence des personnes ne change rien agrave la veacuteriteacute laquo quand on dit la veacuteriteacute lrsquoon est invincible quel que soit laquo lrsquoadversaire raquo19 Faut-il le reacutepeacuteter encore cette preacuterogative ne deacuteroge en rien agrave lrsquoexcellence divine puisque toute la valeur des jugements de lrsquointelligence leur vient preacuteciseacutement de ce qursquoelle est faculteacute du divin

Crsquoest donc dire un non-sens au jugement de S Thomas que de penser que des veacuteriteacutes drsquoordre quelconque puissent ecirctre en opposition contradictoire avec les eacutevidences rationnelles Comment la foi pourrait-elle contredire la raison elle la suppose au contraire et la par fait20 Les antinomies ne peuvent ecirctre qursquoapparentes et la logique arrive toujours agrave y deacutecouvrir quelque deacutefaut Sans doute Dieu peut faire plus que lrsquoesprit humain ne peut comprendre mais il ne peut rien qui soit contre la perception certaine de lrsquoesprit sans cela Dieu serait contraire agrave lui-mecircme21 Si donc il est raisonnable de croire agrave la reacuteveacutelation surnaturelle plus fermement encore qursquoagrave lrsquoeacutevidence de la deacutemonstration ce nrsquoest pas

19 laquo Videbatur autem disputatio hominis ad Deum esse indebita propter excellentiam qua Deus hominem

excellit Sed considerandum est quod veritas ex diversitate personarum non variatur unde cum aliquis veritatem loquitur vinci non potest cum quocumque disputet raquo In Job c 13 1 2

20 laquo Sic enim fides praesupponit cognitionem naturalem sicut gratia naturam et ut perfectio perfectibile raquo 1 q 2 a 2 ad 1

21 laquo Cum enim fides infallibili veritati innitatur impossibile auteur sit de vero demonstrari contrarium manifestum est probationes quae contra fidem inducuntur non esse demonstrationes sed solubilia argumenta raquo (1 q 1 a 8) ndash laquo Per Apostolos et Prophetas numquam divinitus dicitur aliquid quod sit contrarium his quae naturalis ratio dictat dicitur tamen aliquid quod comprehensionem rationis excedit et pro tanto videtur rationi repugnare quamvis non repugnet sicut et rustico videtur repugnans rationi quod sol sit maior terra quod diameter sit asymeter costae quae tamen sapienti rationabilia apparent raquo (Ver 14 10 7) laquo Quae sunt fidei quamvis sint

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 64

qursquoelle soit anti-intellectuelle crsquoest parce qursquoelle est pour ainsi dire plus intellectuelle et plus vraie22 Il nrsquoest pas drsquoerreur que S Thomas ait combattue avec autant drsquoacircpreteacute que celle des Averroiumlstes latins dans leur theacuteorie des deux veacuteriteacutes il sentait la forme du rationalisme qui lui eacutetait la plus antipathique et la plus contraire agrave ce dogmatisme catholique qursquoil aima passionneacutement23

III

Proclamer lrsquointelligence seule compeacutetente crsquoest dire encore que les sens et les appeacutetits sont exclus ndash Pour ce qui

supra rationem non lumen sunt contra rationem alias Deus esset sibi contrarius si alia posuisset in

ratione quam rei veritas habet raquo (4 d 10 Expositio textus) Cp la contre-partie 4 d 20 q 1 a 3 sol 2 srsquoil y a une seule erreur dans la Bible ou dans lrsquoenseignement dogmatique toute la Religion croule

22 In 8 Phys l 3 deacutebut laquo Omne enim quod ponitur absque ratione vel auctoritate divina fictitium esse videtur Auctoritas autem divina praevalet etiam rationi humanae multo magis quam auctoritas alieuius philosophi praevaleret alicui debili rationi quam aliquis puer induceret Non ergo assimilantur figmento (Cp le texte drsquoAristote ἔοικε πλάσματι) quae per fidem tenentur licet absque ratione credantur Credimus enim divinae auctoritati miraculis approbatae id est illis operibus quae solus Deus facere potest raquo Absque ratione signifie ici sans raison deacutemonstrative intrinsegraveque En effet si lrsquoacte de foi est intellectuellement justifieacute gracircce aux arguments de creacutedibiliteacute (soit les miracles dont il est lrsquoait ici mention) lrsquoobjet de la foi demeure en lui-mecircme obscur et mysteacuterieux (V au chapitre vi la theacuteorie de lrsquoacte de foi)

23 Opusc 15 De Unitate Intellectus contra Averroistas c 7 fin laquo Adhuc auteur gravius est quod postmodum dicit laquo Per rationem laquo concludo de necessitate quod intellectus est anus numero firmiter tamen teneo oppositum per fidem raquo Ergo sentit quod fides sit de aliquibus quorum contraria de necesssitate concludi possunt Cum autem de necessitate concludi non possit nisi verum necessarium cujus oppositum est phallus et impossibile sequitur secundam ejus dictum quod rides sit de phallo et impossibili quodrsquo etiam Deus facere non potest Quod fidelium aures ferre non possunt raquo ndash Cette question des Averroiumlstes a eacuteteacute trop eacutetudieacutee en ces derniegraveres anneacutees pour qursquoil puisse ecirctre utile de multiplier les citations

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 65

regarde les sens lrsquoaffirmation peut paraicirctre paradoxale Qursquoon ouvre les livres de scolastique la criteacuteriologie thomiste y est opposeacutee explicitement ou implicitement agrave ce mentalisme extrecircme qursquoon peut appeler si lrsquoon veut platonicien ou augustinien et qui pratiquant dans la nature une coupe simpliste y fait deux parts aux sens maicirctres drsquoerreur le domaine de lrsquoopinion agrave lrsquointelligence pure la veacuteriteacute certaine et la clarteacute Fidegravele agrave la theacuteorie peacuteripateacuteticienne sur lrsquoorigine et lrsquoobjet de la connaissance humaine S Thomas disent ses commentateurs ne pouvait adopter une doctrine si deacutedaigneuse du donneacute ndash Qursquoon eacutetudie notre docteur lui-mecircme on verra comment il dissipe le vaporeux augustinisme de ses contemporains et interpregravete dans un sens aristoteacutelicien la laquo contemplation des raisons eacuteternelles raquo on se rendra compte qursquoil requiert une certaine collaboration des sens non seulement pour fournir aux jugements leur matiegravere mais pour critiquer lrsquousage mecircme de la faculteacute de juger crsquoest lrsquoopeacuteration de la resolutio in sensibilia esquisseacutee sans doute plutocirct qursquoanalyseacutee en tous ses deacutetails digne pourtant drsquoattirer lrsquoattention et qui suppose lrsquoexigence drsquoune harmonie profonde entre lrsquoeacutetat total de lrsquoecirctre qui pense et lrsquoacte particulier de la penseacutee24 ndash Comment dans ces circonstances deacuteriver toute certitude de lrsquointellect

24 La resolutio in sensibilia est en somme la constatation de lrsquoeacutetat normal du sujet connaissant neacutecessaire agrave

la leacutegitimiteacute du jugement Lrsquoensemble des sens acquiert ainsi une valeur criteacuteriologique Le sommeil se distingue de la veille par lrsquoimpossibiliteacute de cette opeacuteration le dormeur ne pouvant veacuterifier au point de deacutepart lrsquoattache de ses penseacutees avec le reacuteel ndash Voir sur ce point assez peu eacutetudieacute 4 d 9 q 1 a 4 sol 1 ndash Ver 12 3 2 ndash 1 q 84 a 8 ndash 2a 2ae q 173 a 3 et q 154 a 5 ad 3 ndash Cp agrave propos des visions merveilleuses 3 d 3 q 3 a 1 sol 2 ndash 3 q 30 a 3 ndash laquo Mon corps est moi-mecircme raquo et jusque dans la laquo patrie raquo ougrave Dieu est vu intuiivement je tendrai agrave lui avec plus drsquointensiteacute quand le corps mrsquoaura eacuteteacute rendu (4 d 49 q 1 a 4 sol 1 et ad 3) Lrsquoon est bien loin des ideacutees du Phegravedre et du Pheacutedon

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 66

Il le faut bien pourtant si lrsquoon considegravere la nature des sens selon les plus neacutecessaires exigences du systegraveme Les sens drsquoapregraves S Thomas ont une nature jrsquoentends une nature restreignante contraignante qui les borne au monde eacutegoiumlste de leur subjectiviteacute Tout leur eacutelan toute leur tendance nrsquoest pas comme crsquoest le cas pour lrsquointelligence drsquoattirer dans leur sein la reacutealiteacute telle quelle ils ne sont pas purement des faculteacutes de lrsquoautre Modifieacutes par lrsquoobjet laquo en tant qursquoils sont des choses en soi raquo tout ce qursquoils laquo annoncentraquo en fait et tout ce qursquoen droit ils peuvent annoncer est identiquement (on ne dit pas uniquement) un changement drsquoeacutetat subjectif Cela poseacute que dire du problegraveme de la laquo veacuteriteacute raquo des sens Premiegraverement que tel qursquoil surgit dans la creacuteature raisonnable il ne peut avoir pour la conscience purement sensitive aucune signification Falsitas non est quaerenda in sensu nisi sicuti ibi est veritas25 1 La veacuteriteacute eacutetant essentiellement conformiteacute de lrsquointelligence et des choses il ne peut y avoir dans le sens qursquoune image de lrsquoerreur et de la veacuteriteacute Seconde-ment cette image sera drsquoautant plus ressemblante que la multiplication des organes tirera lrsquoecirctre sentant de son subjectivisme abstractif pour le jeter un peu plus loin dans lrsquoautre et le faire participer agrave la contemplation En troisiegraveme lieu lagrave seulement ougrave les sens cohabitent avec la raison crsquoest-agrave-dire chez lrsquohomme les renseignements qursquoils fournissent pourront ecirctre utiles agrave la connaissance pure mais alors leurs rapports devront ecirctre soumis au controcircle perpeacutetuel de lrsquoesprit S Thomas dans lrsquoarticle sur lrsquoerreur des sens26 distribue donc tous les cas possibles en deux grandes classes selon la relation du sens agrave lrsquointellect Si le sens est unique autonome et laquo comme une

25 1 q 17 a 2 26 Ver 1 11

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 67

espegravece drsquoesprit en face des choses raquo non seulement il sera par deacutefinition infaillible quand il laquo annoncera raquo une modification subjective comme telle mais encore lrsquoimpression simple qursquoil recevra de son objet sera neacutecessairement ce qursquoelle doit ecirctre et dit S Thomas laquo le repreacutesentera tel qursquoil est raquo si lrsquoorgane est dans son eacutetat normal Chez les brutes supeacuterieures agrave qui la multipliciteacute de leurs puissances sensibles par collaborations et laquo collations raquo fait discerner des synthegraveses individuelles la connaissance pure et donc la veacuteriteacute seront mieux imiteacutees mais les possibiliteacutes drsquoerreur augmenteront dans la mecircme mesure27 ndash Mais chez lrsquohomme dont lrsquointelligence conccediloit la veacuteriteacute commme telle et peut reacutefleacutechir agrave la conformiteacute de son acte avec les choses la machine sensible compareacutee aux objets change brusquement de nature et de valeur Au lieu drsquoecirctre un simple reacuteflecteur drsquoaccidents le sens aide dans son humble mais neacutecessaire mesure agrave lrsquointerpreacutetation des essences Du mecircme coup son autonomie a disparu Il nrsquoest plus laquo parmi les choses comme un esprit raquo il est laquo vis-agrave-vis de lrsquoesprit comme une chose raquo intellectui comparatus quasi res quaedam28 On est passeacute de lrsquoappreacutehension relative aux jugements de lrsquoordre absolu Donc ce qui nrsquoeacutetait pas erreur le deviendrait degraves que lrsquoin-

27 Elles ne sont pas drsquoailleurs sans ce qui sert agrave les corriger crsquoest-agrave-dire lrsquointerfeacuterence du jeu des diffeacuterents

sens (Mal 3 3 9 etc) Il est facile avec ces principes de voir comment un animal arrive agrave discerner pratiquement des individus il est plus difficile de voir comment lrsquohomme priveacute drsquointuitions intellectuelles du singulier peut affirmer absolument lrsquoidentiteacute drsquoun individu perccedilu agrave diverses reprises puisqursquoil ne se fonde pour en juger que sur la similitude des accidents sensibles laquelle est essen-tiellement communicable (v ch III sect 2) S Thomas concegravede cette possibiliteacute pour le cas ougrave diverses perceptions se controcirclent mais nrsquoeacutelucide pas entiegraverement le problegraveme (V les questions sur la faccedilon dont les Apocirctres ont pu ecirctre certains de la Reacutesurrection 3 d 21 q 2 a 4 sol 4 ad 3 ndash Comp Theol 246 ndash 3 q 55 speacutecialement a 6 ad 1)

28 Ver 1 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 68

telligence preacutetendrait appliquer aux choses en-soi ce que lui rapporte lrsquoinnocente sub-jectiviteacute des sens Il faut donc un controcircle rationnel et drsquoautant plus vigilant que nous sommes plus hacirctifs agrave transformer toutes nos repreacutesentations de lrsquoautre en connaissance intellectuelle en jugements absolus laquo Quand le sens repreacutesente ce qursquoil reccediloit il nrsquoy a pas laquo erreur en lui comme dit Augustin mais il y a erreur laquo dans lrsquointelligence qui juge que les choses sont laquo comme le sens les montre raquo29 ndash On le voit donc clairement malgreacute des inconseacutequences drsquoimagination qursquoil serait pueacuteril de ne pas vouloir reconnaicirctre30 le complexus sensitif a besoin

29 Ver 2 6 15 ndash Dans les yeux drsquoAdam mecircme innocent le soleil eacutetait laquo repreacutesenteacute autrement qursquoil nrsquoest raquo

crsquoest-agrave-dire plus petit que nature et lrsquoimagination suivant naturellement le sens exteacuterieur la raison devait intervenir pour corriger 1 q 94 a 4 ad 3 ndash S Thomas nie qursquoil y ait vraiment erreur des sens quand on regarde le pain eucharistique (4 d 10 a 4 sol 1 ad 3)

30 Je parle de lrsquoattribution drsquoun certain en-soi aux qualiteacutes sensibles en lrsquoabsence de toute indication contraire on doit croire que S Thomas se repreacutesentait les choses sur ce point comme ses contemporains Je dis qursquoil y a inconseacutequence parce que la conclusion opposeacutee deacutecoulait de ses principes laquo Sensibilia nata sunt apprehendi per sensum sicut intelligibilia per intellectum raquo (2 C G 96 1) et laquo Sensus in actu est sensibile in actu raquo comme laquo intellectus in actu est intellectum in actu raquo Qursquoon ne dise pas que cette comparaison mecircme impose lrsquoopinion reacutealiste crsquoest le contraire qui est vrai agrave cause de cette sorte de divin subjectivisme qursquoimplique la doctrine Scientia Dei causa rerum Les esprits purs incapables de sentir peacutenegravetrent cependant tout le connaissable et tout lrsquoecirctre des singuliers mateacuteriels ils connaissent le sensible ougrave et comme il est crsquoest-agrave-dire comme senti dans le sentant de mecircme que exempts de discours ils connaissent les eacutenonciables dans le sujet discourant Lrsquointelligence est la puissance pure de lrsquoecirctre de lrsquoen-soi si donc Dieu ne sent pas le sensible comme tel nrsquoest pas Si je nrsquoavais peur de sembler chercher un rapprochement paradoxal je dirais que la logique menait S Thomas agrave une position toute semblable agrave celle de Kant dans la Dissertation de 1770 laquo Sensitive cogitata esse rerum repraesentationes uti apparent intellectualia auteur sicuti sunt raquo ndash Certaines formules sur la correacutelation du sens et du sensible peuvent ccedilagrave et -lagrave sembler exprimer explicitement les conclusions que nous indiquons mais si on les replace dans le contexte on voit que le problegraveme reste intact

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 69

selon S Thomas et de la preacutesence radicale de lrsquointelligence pour pouvoir contribuer en quelque faccedilon agrave la connaissance de lrsquoecirctre comme tel de lrsquoen-soi des choses ndash et de son concours actif pour le faire valablement Dans la ligne de la certitude speacuteculative toute la signification du sens vient par deacutefinition de sa relation agrave lrsquointellect lequel porte aussi toute la responsabiliteacute

La question du rocircle cognoscitif des appeacutetits semble beaucoup plus simple que la question des sens Si les sens piegraveces demi-transparentes de notre machine ont besoin pour servir agrave lrsquoeacuteclairement de lrsquoecirctre drsquoecirctre constamment placeacutes dans le faisceau lumineux que projettent les intuitions intellectuelles comment les tendances opaques de soi pourront-elles collaborer agrave la connaissance sans srsquoy placer agrave leur tour ndash Au XIIIe siegravecle aucun philosophe ne disait agrave S Thomas qursquoil faut laquo aller au vrai avec toute lrsquoacircme raquo tous reconnaissaient en revanche que comme donneacutees des jugements les sentiments les volonteacutes les tendances si pregraves de la conscience et si reacuteveacutelateurs des instincts humains eacutetaient des eacuteleacutements utiles et indispensables de la philosophie Je crois qursquoils auraient tous semblablement distingueacute la ceacutelegravebre phrase de Platon il faut aller de toute son acircme agrave lrsquoobjet qui est vrai concedo au vrai comme tel nego Ils nrsquoeussent pas compris que dans lrsquoacte preacutecis drsquointelliger on preacutetendicirct ecirctre autre chose qursquointelligent Avant la reacuteduction objective en ideacutees les faits eacutemotifs leur auraient paru dans lrsquoordre du connaicirctre inexistants et nuls31

31 On sait que S Thomas nie la liberteacute de lrsquointelligence vis-agrave-vis des principes eacutevidents et des conclusions

proprement deacutemontreacutees laquo Sciens cogitur ad assentiendum per efficaciam demonstrationis raquo (2a 2ae q 2 a 9 ad 2 Cp lrsquoexplication de 2 d 25 q 1 a 2) Quant agrave ces deacutemonstrations imparfaites qui vont de lrsquoeffet ou du signe agrave la cause (v ch IV sect 1) et dont la valeur de speacuteculation est agrave ses yeux extrecirc-

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Si Thomas comme les autres affirme assez souvent la neacutecessiteacute drsquoune preacuteparation morale pour la perception de certaines veacuteriteacutes32 il est aiseacute de voir qursquoil nrsquoy a pas lagrave de quoi lrsquoaccuser drsquoune contradiction toute condition neacutecessaire agrave la constitution drsquoun sujet connaissant nrsquoentre pas en jeu dans lrsquoacte mecircme de connaicirctre ndash Mais une autre de ses doctrines semblerait contraire au rigoureux intellectualisme noeacutetique seul conforme agrave ses principes crsquoest celle de la Cognitio per modum naturae coordonneacutee non subordonneacutee agrave la connaissance rationnelle laquo On peut dit-il avoir de deux faccedilons la laquo rectitude du jugement premiegraverement par lrsquousage laquo parfait de la raison secondement gracircce agrave une certaine connaturaliteacute avec les choses dont il faut actuellement juger En matiegravere de chasteteacute juger bien par laquo meacutethode rationnelle est le fait de celui qui sait la laquo morale mais juger bien par connaturaliteacute est le fait de celui qui a lrsquohabitude de la chasteteacute raquo33 Et ailleurs laquo De mecircme que lrsquohomme par la naturelle lumiegravere de laquo lrsquointelligence donne son assentiment aux principes laquo ainsi le vertueux par lrsquohabitude de la vertu juge corlaquo rectement de ce qui convient agrave la vertu raquo34 La juxtaposition nrsquoest-elle pas ici significative au point de supprimer la notion mecircme de transparence intellectuelle ne sommes-nous pas en preacutesence drsquoun

mement mince il admet qursquoelles peuvent en certains cas garantir un fait en toute certitude et mecircme

neacutecessiter lrsquoassentiment (v 3 q 43 a1 a 4 ndash 2a 2ae q5 a2 ndash 3 q 76 a7 ndash Ver 14 9 4 ndash 3 d 24 q 1 a 2 sol 2 ad 4) mais drsquoautres fois la volonteacute pourra commandant un scepticisme deacuteraisonnable refuser lrsquoassentiment S Thomas enseigne nettement la possibiliteacute de la certitude libre et srsquoen sert pour expliquer la foi (la 2ae q 17 a 6 ndash 3 q 47 a 5 corp et ad 1 ndash Cp le langage si exact de Ver 24 1 laquo fides astringit manifesta indicia inducunt evidens ratio cogit raquo)

32 4 d 33 q 3 a 3 ndash 2a 2ae q 46 a 2 33 2a 2ae q 45 a 2 34 2a 2ae q 2 a 3 ad 2

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 71

de ces cas ougrave il vaut mieux reconnaicirctre une theacuteorie mal inteacutegreacutee dans le systegraveme une concession au langage vulgaire aux deacutepens du primat de la raison

Malgreacute tout lrsquointerpreacutetation la plus probable demeure encore agrave ce qursquoil me semble deacutefinitivement intellectualiste Cette theacuteorie si souvent citeacutee par les Scolastiques modernes qui lsquoen tentent si rarement une explication me paraicirct se deacutemonter rationnellement de la maniegravere suivante La vertu une fois acquise crsquoest-agrave-dire selon les principes thomistes les appeacutetits une fois habitueacutes agrave agir drsquoeux-mecircmes comme lrsquoordonne la raison il nrsquoy a plus besoin pour chaque acte particulier drsquoune reacuteflexion qui remonte aux principes lrsquohomme a plus vite fait de jeter un coup drsquooeil inteacuterieur sur ses tendances et de voir comment elles reacuteagissent les circonstances preacutesentes eacutetant donneacutees Ainsi lrsquohabitude supposeacutee fixeacutee et connue on juge de la speacutecification par la plus ou moins grande faciliteacute de lrsquoexercice Crsquoest ainsi qursquoun Londonien incapable drsquoeacutetablir un classement logique des cas ougrave lrsquoon dit shall ou will vous reacutepondra juste et sans heacutesitation sur des exemples concrets ndash agrave moins qursquoil ne ndash srsquoempecirctre drsquoune reacuteflexion au lieu drsquoeacutecouter marcher ses organes Tel enfant encore inhabile agrave appliquer les mots droit et gauche pour faire la distinction esquisse machinalement un signe de croix Il se glisse donc entre lrsquoaction et lrsquoeacutenonciation une infeacuterence rapide comme lrsquoeacuteclair fondeacutee sur la liaison connue drsquoavance entre lrsquoacte et son terme habituel Ainsi srsquoexpliquent et les exemples et les formules de S Thomas sans deacutetriment aucun de lrsquointellectualiteacute

Il ne faudrait mecircme pas croire qursquoune perception de ce genre pour nrsquoecirctre pas subordonneacutee aux principes geacuteneacuteraux doit ecirctre consideacutereacutee du point du vue thomiste comme intellectuellement moins parfaite Crsquoest plutocirct le contraire qui est vrai Prenons lrsquoexemple classique de la chasteteacute Le mo-

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raliste drsquoune part pose en principe ses notions morales preacuteexistantes et deacuteduit lrsquohomme chaste sent une sympathie ou une reacutepulsion et infegravere Quelle intelligence perccediloit mieux lrsquoecirctre ndash Souvenons-nous en drsquoapregraves S Thomas castitas proprie non est sed ea est aliquis castus Le moraliste possegravede une abstraction universaliseacutee le vertueux voit un esse castum concret On dirait en langage moderne que le premier dispose drsquoune ideacutee maniable communicable tandis que le second a une intuition laquo reacuteelle raquo en termes thomistes on a drsquoun cocircteacute un abstrait de sensations humaines de lrsquoautre comme une piegravece drsquoideacutee angeacutelique ndash La cognitio per modum naturae srsquooppose donc veacuteritablement agrave celle par les premiers principes qui sont des eacutenonciables conceptuels elle srsquoy oppose comme agrave une connaissance logique non comme agrave une connaissance intellectuelle et elle-mecircme plus intuitive parce que personnelle est plus haute est enim aliquid scientia melius scilicet intellectus ndash Que S Thomas se soit ou non deacutetailleacute cette explication crsquoest semble-t-il celle qui srsquoaccorde le mieux avec ses principes

IV

Lrsquointelligence exclusivement compeacutetente dans sa sphegravere lrsquoest aussi absolument elle est infaillible ndash Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoinsister sur la thegravese classique de lrsquoimpossibiliteacute drsquoerrer quand lrsquointellect ne fait que concevoir une essence Aristote avait proclameacute cette infailli-biliteacute S Thomas le reacutepegravete quand il examine lrsquoexercice intellectuel humain et pour une raison identique il exclut des anges dans lrsquoordre de la connaissance naturelle toute possibiliteacute drsquoerreur On remarquera conformeacutement agrave son perpeacutetuel principe de la continuiteacute la ressemblance entre le cas de lrsquoange intelligence

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seacutepareacutee et celui du vivant infeacuterieur lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer qui nrsquoa qursquoun seul sens qui est toucher seacutepareacute pour ainsi dire De part et drsquoautre lrsquoopeacuteration simple et primitive est neacutecessairement ce qursquoelle doit ecirctre mais dans le cas de lrsquoecirctre mateacuteriel il faut ajouter si materia est disposita lrsquoorgane corporel pouvant ecirctre deacutetraqueacute et rendu degraves lors malhabile agrave srsquoharmoniser cognitivement avec son milieu Entre lrsquohuicirctre et lrsquoange entre le sens et lrsquoesprit simple ou monte par un systegraveme de diffeacuterenciation et de complication successive crsquoest pour cela que chez lrsquohomme le singe ou lrsquoaigle lrsquoerreur est possible en dehors des cas de corruption des organes ndash Toute erreur vient donc chez nous de notre double multipliciteacute S Thomas le dit expresseacutement crsquoest toujours la connaissance sensible ou la pluraliteacute discursive qui en est cause35

Inversement de mecircme que la veacuteriteacute proprement dite des perceptions sensibles vient en derniegravere analyse du principe intellectuel de mecircme toute la bonteacute du discours de la deacuteduction a sa source dans lrsquointuition simple Necessitas rationis est ex defectu intellectus mais certitudo rationis est ex intellectu cette proposition ramasse toute la doctrine de la connaissance si nous entendons par ratio le systegraveme total de nos moyens de connaicirctre hors lrsquointuition ndash On nrsquoattend pas sans doute que nous prouvions longuement que S Tho-

35 1 q 94 a 4 ndash Mal 16 6 et ad 16 ndash Ver 13 5 1 ndash Sur lrsquoinfaillibiliteacute de lrsquointellection simple in 3 An 1

11 ad fin Drsquoougrave la difficulteacute drsquoexpliquer lrsquoerreur dans les anges Mal 16 2 5 laquo Ex hoc quod daemon non utitur phantasia nec discursu rationis et per alia huiusinodi potest haberi quod in his quae ad naturalem cognitionem pertinent non errat ut existimet aliquid falsum esse verum raquo Cp ibid ad 7 et 1 q 58 a 5 ndash La bonteacute primitive des principes connaissants empecircche aussi dans lrsquohomme lrsquoerreur pure toute opinion humaine a sa part de veacuteriteacute (2a 2ae q 172 a 6 ndash In 1 Eth 1 12 ndash In 1 Tim e 2 1 2 ndash Cf 3 C G 9 et in 1 Phys 1 10)

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mas a cru agrave la bonteacute de la deacuteduction Il y a correacutelation eacutetroite chez lui entre la rigueur extrecircme des exigences en matiegravere de deacutemonstration et la confiance ineacutebranlable quand la deacutemonstration est lagrave laquo Le propre motif laquo de lrsquointelligence est ce qui est vrai drsquoune infaillible veacuteriteacute aussi toutes leacutes fois que lrsquointelligence se laisse mouvoir agrave un signe faillible il y a deacutesordre en elle que son mouvement soit parfait ou imparfait36 raquo ndash Et par ailleurs laquo Jamais dans lrsquointelligence il nrsquoy a drsquoerreur si lrsquoon fait correctement la reacutesolution dans laquo les premiers principes37 raquo laquo Il nrsquoest pas drsquoerreur dans laquo la raison que des raisonnements contraires ne puissent enlever38 raquo Cette laquo reacutesolution dans les premiers principes raquo ratification neacutecessaire de toute seacuterie de syllogismes est conccedilue par S Thomas comme une perception intellectuelle de la deacutependance des moments divers du raisonnement entre eux et avec leur point de deacutepart gracircce au principe formel qui les unit La doctrine est concentreacutee dans la meacutetaphore expressive il faut voir dans les conclusions les principes oportet in conclusionibus speculari principia39 Une tour est bacirctie au-dessus drsquoun puits si elle est droite on peut drsquoen haut en se penchant apercevoir toute la descente des poutres et des moeumlllons refleacuteteacutee agrave rebours dans lrsquoeau au fond du puits Crsquoest lrsquoimage de lrsquoanalyse en question qui fait le pendant de cette sorte drsquoanalyse sensible (resolutio in sensibilia) dont il a eacuteteacute question plus haut Ainsi lrsquointuition des

36 Ver 18 6 37 Ver 1 12 38 Ver 24 10 laquo Quando ratio in aliquo errat ex quocumque error ille contingat potest tolli per contrarias

ratiocinationes raquo 39 la 2ae q 90 a 2 ad 3 laquo Nihil constat firmiter secundum rationem speculativam nisi per resolutionem ad

prima principia indemonstrabilia raquo ndash La resolutio est geacuteneacuteralement preacutesenteacutee comme une opeacuteration conseacutecutive au raisonnement il est clair que ce qui est requis crsquoest une condition formelle qui rende possible cette opeacuteration

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principes met lrsquouniteacute de la deacutependance intelligible dans la multipliciteacute des eacutenonciations seacutepareacutees et de lagrave vient toute la certitude de la science laquo Tout ce qursquoon sait si lrsquoon parle de vraie science on le sait par la reacutesolution aux premiers laquo principes immeacutediatement preacutesents agrave lrsquointellect et ainsi toute science se parfait par la vision de lrsquoecirctre preacutesent40 raquo Une science totaliseacutee une science ramasseacutee dans lrsquointuition du principe ougrave se rassemble tout lrsquoemboicirc-tement des conclusions imite donc la beauteacute drsquoune ideacutee intelligible Et la penseacutee de S Thomas serait heureusement formuleacutee par cet eacutenonceacute qursquoil commente dans le livre des Causes Omnis scientia radicaliter non est nisi intelligentia41 Apregraves les deacuteveloppements des chapitres preacuteceacutedents on voit tout de suite lrsquounion intime de cette proposition avec lrsquoensemble du systegraveme

Reste agrave parler de lrsquoinfaillibiliteacute des principes euxmecircmes On nous preacutesente ces intuitions intellectuelles comme fondamentales mais quelle est leur justification vis-agrave-vis du sujet conscient qui les pose ndash Dans cette question si importante nous pouvons nous dispenser drsquoecirctre long S Thomas sans doute nrsquoa pas ignoreacute le problegraveme on peut le voir traiteacute avec la discussion du scepticisme antique dans le Commentaire de la Meacutetaphysique Mais ces pages comptent parmi les moins originales qursquoil ait eacutecrites Aristote y est simplement commenteacute Aussi nous pouvons reacutesumer la penseacutee de S Thomas sur lrsquoeacutevidence objective des principes dans cette courte formule emprunteacutee encore agrave un commentaire laquo Le propre de ces principes crsquoest que non seulement

40 Ver 14 9 41 In Caus 1 18 ndash Et encore ibid laquo Intelligentia enim est sicut unitas quaedam ut Proclus dicit omnis

cognitionis raquo ndash Pour lrsquoassimilation de la science agrave lrsquointellect quant agrave la certitude de sa vision voir aussi in Hebr XI 1 1

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leur veacuteriteacute est neacutecessaire mais qursquoon voit aussi neacutecessairement que cette veacuteriteacute tient par elle-mecircme42 raquo Lrsquointuition dans lrsquoespegravece porte donc sa clarteacute avec soi lrsquoon juge de tout agrave sa lumiegravere et drsquoelle-mecircme Crsquoest la mecircme theacuteorie qui srsquoexprime plus briegravevement ailleurs laquo Les principes sont connus naturellement raquo -

Naturaliter cognoscuntur dans cette formule de la criteacuteriologie naturiste il ne faut pas mettre tellement lrsquoaccent sur le premier terme qursquoon la reacuteduise agrave nrsquoecirctre que lrsquoaffirmation drsquoune neacutecessiteacute subjective que personne ne songe agrave nier laquo Ces principes sont connus naturellelaquo ment et lrsquoerreur agrave leur sujet supposerait une corruption dans la nature lrsquohomme donc ne peut passer drsquoune juste acception de ces principes a une fausse ni laquo inversement sans changement de sa nature43 raquo Ces expressions ne doivent pas suggeacuterer lrsquoideacutee drsquoun praticisme quelconque lrsquoauteur ne justifie pas les principes en disant laquo Il faut sauver la nature Or les prin-

42 In 1 Post 1 19 laquo Proprium est horum principiorum quod non solum necesse est ea per se vera esse sed

etiam necesse est videri quod sint per se vera raquo 43 4 C G 95 Les mots naturalia naturaliter ne doivent pas faire croire qursquoil srsquoagisse de perceptions inneacutees

Il faut chercher la genegravese des principes dans la collaboration des sens et de lrsquointellect ils surgissent comme drsquoeux-mecircmes des premiers concepts 2 C G 78 3 et 83 ndash De Anim a 5 ndash 2 Post 120 ndash 4 Met 1 2 Une fois acquis ils entrainent neacutecessairement lrsquoaffirmation on ne peut les nier que de bouche ou srsquoimaginer les nier drsquoesprit (In 1 Post 1 26 ndash In 4 Met 1 3 477 a) Si mecircme lrsquoon a cette possibiliteacute crsquoest qursquoils revecirctent en nous la forme drsquoeacutenonciables leurs termes apparaissent donc comme discrets et dissociables agrave lrsquoesprit ndash En tant qursquoeacutenonciables ils ne sont pas supeacuterieurs agrave lrsquoesprit ils sont sa fonction lrsquoexpression fragmenteacutee de sa nature laquo Et principia sunt reacutegula conclusionum et intelligens est quodammodo regula principiorum raquo 3 d 33 q 1 a 3 sol 3 ad 1 ndash La persuasion de lrsquoobjectiviteacute de la connaissance doit ecirctre chercheacutee plus profondeacutement qursquoen aucun principe formuleacute dans la conscience que lrsquoesprit prend de sa nature lorsqursquoil reacutefleacutechit sur son acte (Ver 1 9 ndash Cp p 16 n 2) Crsquoest cette conscience qui permet de dire laquo Veritatem esse est per se notum raquo (1 d 3 q 1 a 2)

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cipes sont partie de la nature Donc il faut garder les principes raquo ndash Il ne prend pas la nature et la raison comme deux termes distincts dont lrsquoun soit chargeacute de laquo justifier raquo lrsquoautre Toute nature se laquo justifie raquo suffisamment dans son ordre par sa seule position Et ainsi lrsquointelligence actualiseacutee (facta actu) par la perception des principes est une nature qui par sa position agrave elle se justifie dans sols ordre propre qui est lrsquoordre absolu Si donc elle peut fonder la leacutegitimiteacute de tout le reste crsquoest en tant qursquoelle est telle nature (crsquoest-agrave-dire faculteacute de lrsquoecirctre faculteacute de lrsquoabsolu) En tant que telle aussi transparente parce que derniegravere si elle se justifie agrave ellemecircme elle se justifie simplement

Lrsquointuition eacutevidente de ces principes qui fondent la raison mecircme permet donc la reconstruction mentale du monde a posteriori de mecircme que la reacutealiteacute du monde postule comme condition a priori la pure intellection divine On voit maintenant quelle parenteacute vraiment intime unit la noeacutetique de S Thomas agrave celle de S Augustin et fait coiumlncider pour le fond avec le mentalisme agrave outrance du theacuteologien drsquoHippone cet intellectualisme si nuanceacute Crsquoest la notion aristoteacutelicienne de la connaissance immanente qui permet lrsquoaccord Veritatem videre est eam habere disait Augustin lrsquoanalyse scolastique ajoute et quodammodo esse ndash La conscience de cette vue parfaite de cette possession par identification donne agrave S Thomas quand il raisonne sa hardiesse calme et imperturbable Car ndash on srsquoen aperccediloit bien quand on le pratique et nous ne devrons pas le perdre de vue parmi toutes les restrictions qui vont suivre ndash crsquoest encore la confiance robuste dans la bonteacute de la raison qui fait le fond de son tempeacuterament intellectuel

CHAPITRE DEUXIEgraveME

Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept

Le type supeacuterieur de lrsquoacte intellectuel est une intellection simple donc parmi les oeuvres de lrsquointelligence humaine la premiegravere qursquoil convient drsquoisoler et drsquoeacutetudier crsquoest le concept1 Le type ideacuteal de lrsquointellection simple crsquoest la saisie drsquoun laquo Intelligible subsistant raquo par un autre Nous rechercherons donc drsquoabord comment lrsquohomme srsquoessaie dans sa vie terrestre agrave mimer cette appreacutehension supeacuterieure et srsquoil arrive agrave vivre ideacutealement les reacutealiteacutes supra-sensibles Puis laissant les Esprits dont la compreacutehension propre est drsquoapregraves S Thomas hors de nos prises nous examinerons du point de vue de leur valeur speacuteculative nos ideacutees des essences mateacuterielles qui forment dit-il lrsquoobjet proportionneacute de notre intelligence ici-bas

I

Crsquoest seulement en fonction de lrsquoecirctre sensible que lrsquointelligence unie agrave des organes peut se repreacutesenter soit lrsquoecirctre en geacuteneacuteral soit lrsquoecirctre supra-sensible laquo Notre connaissance naturelle srsquoeacutetend juste aussi loin que le sensible la gui-

1 S Thomas connaicirct le mot conceptio ndash Mais lrsquoacte simple drsquointelligence srsquoappelle habituellement chez lui

simplex apprehensio indivisibilium intelligentia et son produit lrsquoideacutee crsquoest le verbe mental

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dera2 raquo Et lrsquoimage ou phantasme diffeacuterent de lrsquoideacutee immateacuterielle est neacutecessaire non seulement pour son acquisition mais encore pour son laquo inspection raquo une fois qursquoelle est acquise3 Drsquoougrave il suit contrairement agrave ce qursquoont penseacute certains Arabes que nous ne pouvons arriver en cette vie agrave voir les substances seacutepareacutees telles qursquoelles sont Et si lrsquoecirctre total est lrsquoobjet adeacutequat de lrsquointelligence crsquoest lrsquo laquo essence drsquoune chose sensible raquo (quidditas rei materialis) qui est son objet propre et proportionneacute ici-bas

Les principes rationnels et les concepts geacuteneacuteraux sont acquis agrave lrsquoaide des sens En particulier les limitations et les diffeacuterences des objets mateacuteriels suggegraverent lrsquoideacutee de neacutegation qursquoon appliquera agrave la note laquo sensible raquo elle-mecircme De lrsquoextension possible des principes rationnels agrave tout ecirctre penseacute conditionneacutee par le mode de genegravese des ideacutees du supra-sensible il suit que si nous pouvons former des jugements drsquoexistence relatifs agrave des ecirctres de cet ordre les notions de ces ecirctres sont premiegraverement neacutegatives laquo Tout ce qui deacutepasse ces laquo choses sensibles agrave nous connues nrsquoest conccedilu par nous laquo qursquoau moyen drsquoune neacutegation (Nous disons) immateacuteriel laquo et incorporel et ainsi du reste4 raquo De lagrave vient lrsquoimpro-prieacuteteacute des connaissances dites analogiques

S Thomas distingue dans leur formation trois moments dont lrsquoanalyse est neacutecessaire si lrsquoon veut voir en quoi consiste au juste pour lui lrsquoimproprieacuteteacute analogique Je possegravede lrsquoideacutee drsquoune perfection A soumise aux conditions corporelles ndash jrsquoen nie une note B subjectivement inseacuteparable pour moi

2 1 q 12 a 12 laquo Tantum se nostra naturalis cognitio extendere potest in quantum manu duci potest per

sensibilia raquo 3 In Trin 6 2 5 laquo Non sicut transiens sed sicut permanens ut quoddam fundamentum intellectualis

operationis raquo 4 In 3 An 1 11 171 b ndash La plupart de nos notions sur les corps ceacutelestes sont aussi neacutegatives In Trin 6 3

538 a Cp In Caus 1 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 80

du fait de ma connaissance drsquoA ndash je deacuteclare possible ou existant un ecirctre veacuterifiant le complexus A-B Le jugement vient donc srsquointerposer en travers de lrsquointuition la ratio dans la connaissance analogique fait la critique de lrsquointellectus tel qursquoil est chez lrsquohomme et lrsquoecirctre finalement affirmeacute nrsquoa chez moi une ideacutee nrsquoest pour moi un objet que parce que jrsquoai enveloppeacute drsquoune penseacutee reacuteflexe lrsquoacte subjectif double preacuteceacutedemment eacutemis et penseacute la possibiliteacute drsquoun inconnaissable qui ficirct un dans son ecirctre ce qui demeure agrave jamais divergent et double dans mon ideacutee5

Le premier moment du processus ne preacutesente pas de difficulteacute Il faut seulement reconnaicirctre que le concept qui fonde la connaissance analogique est pris dans sa totaliteacute heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoobjet qursquoon srsquoefforce de saisir Il lie faut pas confondre lrsquoimpropre et le vague lrsquoanalogique et le geacuteneacuteral Connaicirctre lrsquoesprit par le corps Dieu par les creacuteatures crsquoest dit S Thomas comme si lrsquoon connaissait le boeuf par lrsquoideacutee de lrsquoacircne ou par lrsquoideacutee de la pierre6 Il ne dit pas par lrsquoideacutee du laquo corps raquo ou de lrsquo laquo animal raquo la notion serait en ce cas geacuteneacuterique et approcheacutee mais juste telle quelle elle pourrait passer elle srsquoappliquerait agrave lrsquoecirctre srsquoy veacuterifierait complegravetement nrsquoexigerait pas de correction subseacutequente

Or le second moment la correction subseacutequente est absolument neacutecessaire si lrsquoon exclut de la connaissance analogique lrsquoerreur positive comme le fait certainement S Thomas Et crsquoest ce second moment qui fait toute la difficulteacute du processus Car la correction ne consiste pas en une substi-

5 Il semble conforme aux principes de la scolastique de dire que les objets connus analogiquement sont

inconnaissables mais non pas impensables V L de Grandmaison dans le Bulletin de litteacuterature eccleacutesiastique de Toulouse 1905 p 198 ndash Mgr Mercier Les Origines de la Psychologie contemporaine Louvain 1897 pp 411 418

6 Comparez Comp Theol 105

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 81

tution agrave une intuition preacutesente drsquoune intuition nouvelle (agrave lrsquoideacutee de lrsquo laquo acircne raquo de lrsquoideacutee du laquo boeuf raquo absente pour toujours par hypothegravese) ni dans une eacutelimination de notes qui laisse comme reacutesidu lrsquoideacutee geacuteneacuterique (comme serait celle drsquo laquo animal raquo) Elle consiste toute la repreacutesentation restant dans lrsquoesprit telle quelle agrave condamner par la reacuteflexion rationnelle une attitude mentale qui eacutetait condition neacutecessaire de la premiegravere appreacutehension Que cet eacuteleacutement subjectif tombe dissociant le concept qursquoil a contribueacute agrave produire il entraicircnerait dans sa chute tout ce qui dans le concept doit ecirctre nieacute de lrsquoecirctre inconnu et que drsquoailleurs nous ne pouvons parvenir agrave isoler Par exemple nous ne pouvons penser sans image corporelle mais nous pouvons penser ndash avec image ndash un ecirctre dont nous nions ce qui est de lrsquoimage7 Ou encore nous pouvons par une distinction purement logique former des propositions comme laquo Socrate est identique agrave lui-mecircme raquo Supposons un ecirctre pour qui cette distinction ndash chez nous pur artifice rationnel ndash serait neacutecessiteacute subjective il nrsquoen serait pas empecirccheacute drsquoaffirmer rationnellement lrsquouniteacute de Socrate et nrsquoest ainsi que nous affirmons lrsquoexistence des esprits

De mecircme encore ndash pour citer un exemple pris agrave la theacuteodiceacutee thomiste ndash nous ne pouvons concevoir que les choses sont relatives agrave Dieu sans concevoir du mecircme coup Dieu relatif aux choses Mais par un jugement de raison nous pouvons corriger cette conception fausse8

7 laquo Non possumus intelligere Deum esse absque corporeitate nisi imaginemur corpora raquo In Trin 6 2

5 546 a 8 La creacuteature disent les scolastiques est vraiment relative agrave Dieu comme la science agrave son objet mais il nrsquoy

a pas en Dieu reacuteciproquement de relation reacuteelle agrave la creacuteature de mecircme que lrsquoobjet nrsquoest pas relatif agrave la science Le raisonnement dit S Thomas oblige agrave cette conclusion et cependant notre intelligence laquo ne peut laquo concevoir qursquoune chose se rapporte agrave une autre sans concevoir laquo reacuteciproquement

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 82

Cette purification par condamnation drsquoun mode drsquoagir neacutecessaire est toute voisine de la falsification positive elle est fort diffeacuterente de lrsquoopeacuteration purement seacutegreacutegatrice dont S Thomas parle souvent quand il distingue contre laquo Platon raquo la double maniegravere drsquoecirctre de la chose en soi et dans lrsquoesprit9 S Thomas combat la conception laquo platonicienne raquo

la relation opposeacutee raquo (Pot 1 1 10) Ailleurs plus explicitement laquo Lrsquointelligence nrsquoinvente pas cet ordre

il suit laquo bien plutocirct par une certaine neacutecessiteacute son exercice Et ces celalaquo tions-lagrave lrsquointelligence ne les attribue pas agrave son ideacutee mais agrave la laquo chose raquo (Pot 7 11) Ce dernier point deacutelicat mais important est expliqueacute par le contexte les conceptions subjectivement neacutecessaires dont il est ici question ne sont pas des ideacutees reacuteflexes des ideacutees sur les ideacutees (Pot 7 11 2 Cf Pot 7 9) Nous sommes donc vraiment en preacutesence de conceptions spontaneacutement produites et portant sur la chose en soi dont les unes sont vraies et les autres fausses alors que leur coexistence dans le sujet est neacutecessaire ndash Notez que dans les passages mecircme ougrave il affirme ce meacutecanisme S Thomas nie explicitement que lrsquo laquo intelligence soit fausse raquo et qursquoelle affirme des choses ce qui nrsquoy est pas A premiegravere vue il semble qursquoil y ait lagrave contradiction agrave quelques lignes de distance laquo Huiusmodi relationes intellectus attribuit ci quod est in ce raquo et laquo aliqua non habentia secundum se ordinem ordinate intelliguntur licet intellectus non intelligat ea habere ordinem quia sic esset falsus raquo (Pot 7 11 Cp 2 C G 13 3) La seule faccedilon drsquoexpliquer la doctrine sans une aussi grossiegravere meacuteprise est de reconnaicirctre que lrsquointellect peut dire cet ordre des choses mecircmes sans le juger immanent aux reacutealiteacutes des choses que la ratio vient corriger lrsquointellectus

9 2 C G 75 laquo Quamvis enim ad veritatem cognitionis necesse sit ut cognitio rei respondeat non tamen oportet quod idem sit modus cognitionis et rei quae enim coniuncta sunt in ce interdum divisais cognoscuntur licet natura generis et specici numquam sit nisi in his individuis intelligit tamen intellectus naturam speciei et generis non intelligendo principia individuantia et hoc est intelligere universalia raquo Il y a lagrave seacutegreacutegation abstraction intellectuelle comparable agrave lrsquoabstraction sensible par laquelle dans une mecircme chose blanche et douce la vue connaicirct la blancheur seule et le goucirct la seule douceur (Ibid) ndash Mais le principe geacuteneacuteral de la diffeacuterence entre modus cognitionis et modus rei implique non seulement une certaine exteacutenuation des ecirctres mateacuteriels mais encore une certaine concreacutetisation des esprits 1 q50 a2 laquo Intellectus non apprehendit res secundum modum rerum sed secundum modum suum Unde res materiales quae sunt infra intellectum nostrum simpliciori modo sunt in intellectu nostro quam sint in se ipsis Substantiae autem angelicae sunt supra intellectum nostrum

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 83

des universaux comme un reacutealisme naiumlf qui attribue agrave la chose en soi la nature abstraite et simple de lrsquoideacutee Il critique la notion humaine du suprasensible comme une repreacutesentation spatiale et composite dont la concreacutetion ne peut atteindre agrave la simpliciteacute de lrsquooriginal Les eacuteleacutements de notre intuition animale sont trop multiples pour que nous puissions voir lrsquoesprit comme il est

Quelle est en effet cette condition subjective de lrsquoexercice de notre intelligence que nous condamnons dans la connaissance analogique Crsquoest toujours une multipliciteacute bien que la reacuteponse varie selon qursquoil srsquoagit de nous repreacutesenter ou les esprits creacuteeacutes ou Dieu ndash Srsquoagit-il des Anges Si lrsquoon admet que lrsquohomme possegravede une connaissance propre de lrsquoacircme humaine il faudra croire aussi qursquoil pourra connaicirctre les Anges comme on connaicirctrait le boeuf par lrsquoideacutee drsquoanimal ou celle de corps Ce qursquoil ne connaicirctra qursquoanalogiquement crsquoest non seulement lrsquoessence individuelle de chacun drsquoeux mais encore ce qui les fait tous ensemble esprits drsquoune autre faccedilon que lrsquohomme esprits purs10 En effet saint Thomas ne pense pas que lrsquoacircme comme intelligente nous soit connue autrement que par son acte drsquointellection et ce qui lrsquoactue dans lrsquointellection crsquoest dit-il la similitude drsquoune chose mateacuterielle lrsquoacircme ne se connaicirct elle-mecircme qursquoen connaissant par exemple la couleur en laquo devenant raquo blanche ou bleue laquo intelligiblement11 raquo Mais le propre de toute connais-

Unde intellectus noster non potest attingere ad apprehendendum eas secundum quod sunt in se ipsis sed

per modum suum secundum quod apprehendit res compositas et sic etiam apprehendit Deum raquo On voit que du point de vue eacutepisteacutemologique la diffeacuterence est capitale entre les deux impuissances de notre esprit

10 3 C G 46 fin ndash Cp les chapitres preacuteceacutedents les passages parallegraveles contre les Arabes et in Trin 6 3 547 b

11 La doctrine sur la connaissance que lrsquoacircme a drsquoelle-mecircme est reacutesumeacutee en ces mots laquo Ex obiecto cognoscit suam operationem per

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 84

sance drsquoune chose mateacuterielle crsquoest qursquoelle se fait laquo avec concreacutetion raquo crsquoest-agrave-dire avec distinction drsquoune laquo note raquo et drsquoun laquo sujet raquo Car non seulement nous aimons juger et deacutefinir mais jusque dans nos perceptions intellectuelles preacutetendues simples se discerne une incurable dualiteacute Nous disons un cheval une tulipe cette rose et notre esprit ne peut sans un certain exercice reconnaicirctre un sens intelligible agrave ces affirmations laquo Dieu est sa veacuteriteacute sa bonteacute raquo concevoir qursquoun laquo abstrait raquo soit identique agrave un laquo ecirctre raquo Lrsquoacircme donc si elle a quelque ideacutee propre de lrsquoesprit a seulement celle de lrsquoesprit comme affecteacute et informeacute laquo cognitivement raquo de dualiteacute sensible ndash Et crsquoest preacuteciseacutement ce qursquoil faut nier quand nous tacircchons de nous repreacutesenter les esprits- purs Ils sont les ideacutees laquo seacutepareacutees raquo ils sont eacutetrangers agrave lrsquoespace et au-dessus de cette cateacutegorie qui srsquoappelle dans la langue de S Thomas laquo lrsquoun principe du nombre Notre intelligence dont la connaissance prend son origine du sensible ne deacutepasse pas le mode drsquoecirctre qursquoelle trouve dans les choses sensibles ougrave la forme nrsquoest pas identique agrave son sujet agrave cause de la composition de matiegravere et de forme La forme en ces choses-lagrave est simple mais imparfaite nrsquoeacutetant pas subsistante le sujet informeacute qui est subsistant nrsquoest pas simple mais concreacutetiseacute Donc notre intelligence quand elle veut signifier quelque ecirctre comme subsistant le signifie comme concreacutetiseacute quand elle veut signifier un ecirctre simple elle ne le signifie pas comme un ecirctre mais comme une deacuteter-

quam devenit ad cognitionem sui ipsius raquo (De anim 3 4 ndash Cf Opuse 25 eh 1) Or cet objet est

mateacutericl donc laquo Cognitio Dei quae ex mente humana accipi potest non excedit illud genus cognitionis quod ex sensibilibus sumitur cum et ipsa de se ipsa cognoscat quid est per hoc quod naturas sensibilium intelligit ut dictum est raquo (3 C G 47 fin ndash V encore Ver 10 8 ndash 3 C G 46 ougrave Thomas srsquoefforce drsquointerpreacuteter dans son sens des textes drsquoAugustin) On est bien loin avec cette conception des theacuteodiceacutees carteacutesiennes

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mination ou une maniegravere drsquoecirctre et ainsi dans toutes nos laquo paroles il y a imperfection drsquoexpression12 raquo Et de mecircme que nous nommons Dieu imparfaitement soit que nous lrsquoappelions Bon soit que nous lrsquoappelions Bonteacute parce que laquo bonteacute eacuteveille lrsquoideacutee drsquoecirctre non subsistant et bon de chose laquo concreacutetiseacutee raquo de mecircme tout effort pour nommer un ange trahit les impuissances de notre esprit et son asservissement agrave lrsquoespace et au nombre Nous sommes tenteacutes de croire la laquo Gabrieacuteliteacute raquo aussi multipliable que laquo lrsquohumaniteacute raquo nous la distinguons de laquo Gabriel raquo et il nous faut pour ocircter ce dualisme un jugement et des reacuteflexions subtiles auxquelles la plupart ne parviennent pas Ainsi nous traicircnons dans toutes nos deacutemarches intellectuelles ce que S Thomas appelle laquo les conditions corporelles de lrsquoexpression raquo qui sont en reacutealiteacute dans sa doctrine les conditions corporelles de lrsquointuition et qui nous voilent lrsquoessence des substances seacutepareacutees Notre intuition ne peut que confondre avec lrsquoabstraction mentale qui dit geacuteneacuteralisation lrsquoabstraction reacuteelle qui est immateacuterialiteacute La connaissance de la condition spirituelle est invinciblement obstrueacutee chez nous par du quantitatif du spatial13

12 1 C G 30 Cp 1 d 33 q 1 a 2 ndash 1 q 13 a1 ad 2 ndash Ce qui est dit ici de Dieu est reacutepeacuteteacute des anges qui

sont aussi laquo formes simples raquo 1 q13 a12 ad 2 13 laquo Condiciones corporales quantum ad modum significandi raquo 1 q 13 a 3 ad 3 ndash Il est certain que S

Thomas qui dans la question de lrsquoanalogie parle ordinairement du langage juge au fond lrsquointuition humaine (V 1 C G 30 Pot 7 5 2 etc) ndash Quant agrave lrsquoimpossibiliteacute de la multiplication du semblable hors lrsquoespace agrave laquelle il est fait allusion dans le texte S Thomas a coutume quand il eacutenonce le principe de lrsquoaccompagner drsquoune comparaison sicut albedo si separata exsisteret non posset esse nisi una numero (Voir Spir 8 etc) Mais le supposeacute mecircme qursquoimplique cette image (qui est le paradoxe platonicien) comme aussi les contradictions violentes qursquoa toujours rencontreacutees la thegravese montrent bien jusqursquoagrave quel point lrsquointuition humaine est esclave de lrsquoun principe du nombre raquo ndash Pour compleacuteter la critique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 86

Notre ideacutee de Dieu est encore plus miseacuterable LrsquoAnge a des deacuteterminations qui ne sont pas lui-mecircme il est par exemple saint ou peacutecheur Composeacutee de puissance et drsquoacte sa nature nrsquoest pas drsquoexister Donc mon intelligence pluraliste trouve encore ougrave se prendre parce que lrsquoange est dans le genre la dualiteacute de termes est encore possible si les termes sont extrecircmement geacuteneacuteraux Je puis dire il est un intelligent il est un ecirctre il est quelque chose14 De Dieu non Il est acte pur lrsquoEsse subsistant en qui toute dualiteacute disparaicirct il est hors le genre il est donc hors toute notion creacuteeacutee On lrsquoa tregraves bien dit laquo Qursquoest-ce qursquoune notion qui devrait se laquo deacutefinir en enveloppant drsquoautres notions dont le deacutefini laquo quoique divers devrait en mecircme temps ecirctre identique15 raquo Pour concevoir lrsquoIntellection divine il faudrait concevoir une intellection qui fucirct identiquement et formellement acte drsquoamour et de mecircme une justice qui fucirct miseacutericorde Cela est vrai de chacun des attributs de Dieu car si jrsquoaffirme une qualiteacute drsquoun homme laquo la laquo chose signifieacutee est en quelque maniegravere circonscrite et laquo nrsquoeacutechappe pas quand on lrsquoaffirme de Dieu la chose laquo signifieacutee demeure incomprise et deacutepasse la signification du nom raquo Toute tota-

de la cateacutegorie du nombre drsquoapregraves S Thomas il faudrait entrer en de multiples deacutetails touchant la Triniteacute

et lrsquoIncarnation il faudrait eacutetudier aussi sa conception de lrsquoaevum (ou dureacutee angeacutelique) Ce qursquoon a dit ici suffit agrave faire voir comment les conditions spatiales sont pour lui restrictives de lrsquointellection surtoutrsquo si lrsquoon se rappelle que lrsquounivers spatial nrsquoest agrave ses yeux qursquoun point dans le monde intelligible ndash On trouverait une application purement philosophique du mecircme principe dans la theacuteorie des connaissances de lrsquoinfini lrsquointellect par accident et en tant qursquoil reccediloit des sens connaicirct laquo sub ratione quantitatis dimensivae raquo et pour cela laquo impeditur a comprehensione lineae vel numeri infiniti raquo (4 d 49 q 2 a 3)

14 Et cette connaissance reste positive laquo affirmative raquo 1 q 88 a 2 ad 4 LrsquoAnge nrsquoest pas au-dessus des cateacutegories de substance et drsquoaccident

15 M Sertillanges dans la Revue de Philosophie (feacutev 1906 p 153)

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liteacute pour ecirctre dite de Lui doit ecirctre arracheacutee au genre de la qualiteacute16 Qursquoon dise mecircme lrsquoEcirctre De toutes les deacutenominations que nous appliquons agrave Dieu

eacutetant la plus indeacutetermineacutee crsquoest la moins imparfaite17 Mais pour deacutepasser la speacutecialisation des attributs une pareille notion donne-t-elle une ideacutee propre de la substance divine Aucunement Car que le mot soit un (Ens esse) ou double (lrsquoEcirctre qui est) toujours lrsquoineacuteluctable dualiteacute subsiste Nous pouvons nous souvenir que cette note est convertible avec cent perfections conccedilues par nous mais nous concevons toujours un ecirctre qui fait nombre avec les autres qui comme eux-mecircmes participe lrsquoexistence et ne lrsquoest pas Donc ici comme ailleurs il faut sous-entendre que mon intelligence au moment mecircme ougrave elle srsquoexerce condamne une condition neacutecessaire de son exercice

Tout cela fait comprendre ce me semble que la voie neacutegative est tout autre chose pour S Thomas qursquoun raffinement de meacutethode raquo laquo En matiegravere divine les laquo neacutegations sont vraies et les affirmations deacutefectueuses18 raquo (lrsquoideacutee neacute-

16 1 q 13 a 5 ndash On applique agrave Dieu des mots deacutesignant tels ou tels accidents mais il faut drsquoabord en nier la

cateacutegorie de lrsquoaccident (Pot 7 4 obj 3 et 4 et reacutep ndash 7 7 ad 2 in contr) Il en est de mecircme pour la laquo relation raquo (πρός τι drsquoAristote) dans la speacuteculation theacuteologique on lui garde sa speacutecification ad aliquid en lui supprimant son genre drsquoinheacuterence accidentelle (V Pot 8 2 et lrsquoexplication pour le mot personne Pot 9 4 6) Le quid est de Dieu eacutetant preacuteciseacutement la Triniteacute il faut que la substance ellemecircme abstraction faite des relations ne soit que comme un mode drsquoecirctre laquo dici secundum substantiam pertinet ad modum significandi raquo (Pot 8 2 5) Substance et relation sont drsquoailleurs les seuls noms de preacutedicaments qursquoon puisse employer en parlant de Dieu parce qursquoils sont les seuls agrave ne pas dire composition et inheacuterence (1 q 28 a 2 ndash Quodl 7 4)

17 Parce que laquo plus un nom est commun plus il est convenable pour parler de Dieu car plus il est speacutecial plus il deacutetermine un mode drsquoecirctre qui convient agrave la creacuteature raquo (1 q 33 a 1 Cf q 13 a 11 etc)

18 1 q 13 a 12 ad 1 Crsquoest une citation du faux Denys

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 88

gative) laquo est la connaissance propre que les deacutemonstrations donnent de Dieu19 raquo Ces assertions bien connues doivent ecirctre prises en toute rigueur Drsquoailleurs on les traduirait mal en disant laquo Nos concepts de Dieu sont purement neacutegatifs raquo Ils ne sont agrave proprement parler ni neacutegatifs ni positifs et cela parce qursquoils ne sont pas uns Aucune notion nrsquoest veacuteritablement commune agrave Dieu et agrave la creacuteature aucune notion nrsquoest donc telle quelle attribueacutee agrave Dieu Mais toute notion contient dans sa gangue un eacuteleacutement positif qui constitue la seule connaissance propre dans lrsquoensemble qursquoon nomme lrsquoideacutee analogique et toute notion eacutetant non seulement limiteacutee mais concregravete ou complexe20 appelle un jugement neacutegatif Les trois laquo voies de causaliteacute de neacutegation drsquoeacuteminence raquo integravegrent en reacutealiteacute un unique processus21 que me rappellent les noms inventeacutes par le pseudo-Denys Quand je dis supersapiens apregraves sapiens et non sapiens la singulariteacute du terme me fait souvenir que toute perception doit ecirctre accompagneacutee de la neacutegation de mon mode de percevoir pour que je puisse viser plus drsquoecirctre ndash On voit aussi pourquoi Dieu deacutepassant toutes les cateacutegories ne doit ecirctre dit laquo ni espegravece ni individu raquo laquo ni universel ni particulier22 raquo Ce sont lagrave des deacuteterminations qui supposent le genre

Les mots drsquoailleurs ne doivent pas faire illusion Le troisiegraveme moment du processus analogique consiste agrave tacirccher drsquounifier les deux premiers Mais une conception correcte du second montre que lrsquointuition de lrsquoensemble est agrave jamais absente Rien ne mrsquoempecircche assureacutement drsquoimaginer un mot pour lrsquoobjet viseacute par les multiples deacutemarches de mon

19 3 C G 49 Cf In Trin 2 2 2 20 V In Trin 1 4 21 Pot 7 3 et In Trin 3 3 1 22 1 q 119 a 1

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esprit srsquoil mrsquoest prouveacute que cet objet existe Mais le mot trouveacute les ideacutees nrsquoont pas bougeacute drsquoune ligne elles ne se sont pas fondues en une ideacutee pas plus qursquoun tas de malles sur lequel on jette une bacircche ne devient du coup une seule malle Le langage humain peut tout recouvrir et beaucoup suggeacuterer mais lrsquoon ne retrouvera jamais en lui plus que nrsquoy peut mettre lrsquointellection humaine Ainsi je puis vouloir parler drsquoun cercle carreacute et lrsquoappeler le cercle A le choix drsquoune eacutetiquette nrsquoa pas rendu lrsquoobjet plus pensable Lrsquoideacutee de Dieu qui nrsquoest pas contradictoire est complexe eacutecrire Ipsum Esse en un seul mot nrsquounifierait pas le processus mental Le nom analogique raquo ndash si lrsquoon nrsquoattribue pas agrave Dieu des noms reacuteserveacutes agrave la faccedilon de Denys ndash a seulement cette diffeacuterence avec lrsquoideacutee analogique qursquoil est une mecircme enveloppe qui sert successivement agrave deux contenus diffeacuterents Lui-mecircme drsquoailleurs srsquoil nrsquoest pas inventeacute de toutes piegraveces reacuteveacutelera agrave lrsquoesprit son insuffisance Car le langage ne nous offre pour couvrir nos fantocircmes drsquoideacutees que deux sortes de masques noms concrets et noms abstraits nous avons vu que toujours la reacutealiteacute les deacuteborde Que nous disions Dieu vivant ou Vie nous parlons toujours mal

En reacutesumeacute donc les deux critiques parallegraveles du langage et de lrsquointellection nous lrsquoapprennent nous sommes si peu aptes agrave saisir par lrsquoideacutee pure les intelligibles subsistants que nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave nous former de leur nature une notion subjectivement une Revenons donc aux essences mateacuterielles nos non scimus nisi quaedam infa entium23

23 3 C G 49 ndash Il est notable que S Thomas nrsquoaurait pas eu agrave signaler lrsquoimpossibiliteacute de se faire des ideacutees

unes du suprasensible srsquoil eucirct adopteacute au lieu de sa doctrine de lrsquoanalogie la theacuteorie bien plus commode et simpliste du symbolisme Il ne lrsquoa pas fait Crsquoest agrave tort en effet qursquoon donnerait cette porteacutee geacuteneacuterale au curieux passage De

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 90

II

Cette doctrine de lrsquoanalogie qui permet lrsquoaffirmation du supra-sensible mais en renvoie agrave une autre vie la perception laquelle est pourtant lrsquoexercice propre de lrsquointelligence avait le double avantage de rendre compte

de nos deacutesirs intellectuels les plus audacieux et drsquoen proclamer pour ici-bas la perpeacutetuelle vaniteacute Elle pose les fondements drsquoune critique de lrsquointelligence sous la forme humaine Reste agrave savoir si les principes en ont eacuteteacute suivis avec assez de rigueur et si un examen analogue des ideacutees que nous avons des substances mateacuterielles naurait pas ducirc eacutetendre aux yeux de S Thomas le domaine de la connaissance analogique et dissiper quelques illusions qursquoil garda

Les substances mateacuterielles les laquo ecirctres infimes raquo euxmecircmes comment les connaissons-nous Lrsquointellection avons-nous dit est parfaite dans la mesure ougrave elle saisit lrsquoecirctre tel qursquoil est Or lrsquoecirctre proprement dit ou la laquo substance premiegravere raquo crsquoest dans notre monde le composeacute de matiegravere et de forme qui constitue lrsquoindividu La nature humaine nrsquoa pas drsquoecirctre hors des principes individuants et parce que la veacuteriteacute se mesure exactement sur lrsquoecirctre laquo la vraie nature humaine raquo connue laquo dans Pierre ou dans Martin comprend telle acircme et tel corps raquo Qui ne possegravede de lrsquoecirctre mateacuteriel qursquoune notion incomplegravete ne peut porter sur lui un jugement absolu24 Les intuitifs purs en ont des ideacutees veacuteritables eux dont la perception concentre en son indivisible uniteacute toutes les

Anim 9 18 ougrave S Thomas vise seulement la tendance qursquoa lrsquohomme de revecirctir drsquoimages concregravetes ses

ideacutees du spirituel 24 Cp 3 d 20 a 5 sol 2

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 91

deacuteterminations qui vivent ensemble dans lrsquouniteacute reacuteelle de lrsquoobjet25 Mais lrsquointelligence humaine au lieu de percevoir le singulier conccediloit agrave son occasion

lrsquoideacutee de lrsquoessence et a besoin des puissances sensitives pour appreacutehender laquo drsquoune faccedilon quelconque raquo lrsquoindividu26 ndash Si lrsquoon rapproche cette affirmation de celle qui proclame lrsquoexclusive reacutealiteacute du singulier agrave quoi faut-il conclure agrave une contradiction entre lrsquoontologie et la theacuteorie de la connaissance Crsquoest ce que plusieurs reprochent agrave Aristote et ce qursquoon aurait certainement le droit de reprocher agrave un penseur qui maintenant lrsquoadeacutequation intellectualiste de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee ne supposerait cependant drsquoautre intellection que lrsquointellection humaine Mais crsquoest ce qursquoon ne peut reprocher agrave S Thomas qui comme leacutegitime conclusion du problegraveme reconnaicirct expresseacutement une disproportion entre notre intelligence et lrsquoecirctre lrsquoappreacutehension de celle-ci eacutetant trop confuse et vague pour saisir toute la deacutetermination reacuteelle de celui-lagrave Cette moindre estime de la connaissance conceptuelle se fait jour en des textes tregraves clairs laquo La nature de la pierre ou de toute autre chose naturelle ne peut ecirctre connue laquo complegravetement et vraiment hors le cas de la connaissance qui la saisit dans un sujet singulier raquo27 Et encore laquo Entre les connaissances intellectuelles celle laquo de lrsquointelligence humaine est la derniegravere

25 Quodl 7 a 3 ad 1 26 Notre perception du singulier a donc ceci de commun avec les ideacutees analogiques qursquoelle nrsquoest pas

intrinsegravequement une ni directe mais srsquoopegravere par une reacuteflexion du sujet sur ses actes Per quamdam reflexionem in quantum scilicet ex hoc quod apprehendit suum intelligibile revertitur ad considerandum suum actum et speciem intelligibilem quae est principium suae operationis et eius speciei originem et sic venit in considerationem phantasmatum et singularium quorum sunt phantasmata raquo (De Anim 20 ad 1 in contr De mecircme 4 d 50 q1 a 3 etc)

27 1 q 84 a 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 92

aussi les laquo espegraveces intelligibles sont reccedilues dans notre esprit avec la plus minime efficaciteacute intellectuelle si bien que par laquo elles lrsquointellect humain ne peut connaicirctre les choses laquo que quant agrave leur nature universelle geacuteneacuterique ou speacutecifique Crsquoest pourquoi nous connaissons le singulier par les sens lrsquouniversel par lrsquointelligence raquo Et plus loin laquo Plus une puissance connaissante est eacuteleveacutee plus elle est universelle ce qui ne veut point dire qursquoelle laquo connaisse seulement la nature universelle car alors plus elle serait haute plus elle serait imparfaite puisque ne connaicirctre qursquouniversellement crsquoest connaicirctre imparfaitement et rester entre la puissance et lrsquoacte Si donc lrsquoon dit que la connaissance plus haute est plus universelle crsquoest parce qursquoelle srsquoeacutetend agrave plus drsquoobjets et peacutenegravetre chacun drsquoeux plus intimement28 raquo

Les principes de lrsquoontologie thomiste nous permettent de caracteacuteriser mieux cette imperfection cette disproportion entre lrsquoideacutee humaine et lrsquoecirctre Il ne suffit pas de dire qursquoon est ici en preacutesence drsquoune connaissance inadeacutequate on peut suivant S Thomas connaicirctre les individus par intuition sans pourtant les eacutepuiser crsquoest le cas des Anges29 ndash Il nrsquoest pas fort exact de dire connaissance partielle Car dans lrsquoessence reacuteelle S Thomas agrave part les accidents et lrsquoesse ne connaicirct qursquoune composition reacuteelle celle de matiegravere et de forme le principe individuant est pour lui la matiegravere mecircme intrinsegraveque agrave lrsquoessence reacutealiseacutee et qui nrsquoen saurait donc ecirctre adeacutequatement distinct Mais dire que drsquoapregraves lui lrsquoesprit connaicirct la forme physique (comme anima) et ignore la matiegravere (comme corpus) crsquoest faire une confusion grave et une erreur30 ndash Donc ce que lrsquoesprit connaicirct

28 Opusc 14 c 14 29 Spir 1 11 30 La distinction des laquo formes raquo comme anima et des laquo formes raquo comme humanitas si indeacutecise chez Aristote

est au contraire un trait

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crsquoest un ecirctre conccedilu comme une abstraction (comme humanitas la laquo forme meacutetaphysique raquo des Scolastiques posteacuterieurs) mais repreacutesentant en reacutealiteacute la totaliteacute de lrsquoessence matiegravere et forme physiques Ce qursquoil laisse crsquoest la singulariteacute mecircme de lrsquoecirctre total que constitue cette matiegravere avec cette forme singulariteacute indistincte de lrsquoecirctre lui-mecircme et deacutetermination intrinsegravequement constitutive de lrsquoobjet31

Cela est inintelligible srsquoil srsquoagit ici de connaissance directement produite par lrsquoobjet lui-mecircme Cela au contraire se comprend fort bien si lrsquoideacutee est conccedilue comme une creacuteation originale fruit autochtone de lrsquoesprit produit nouveau de son activiteacute Ici lrsquoeacutetude du meacutecanisme de la connaissance eacuteclaire singuliegraverement les speacuteculations sur sa valeur Il faut reconnaicirctre que nos ideacutees des choses mateacuterielles sont pour S Thomas des concepts non des percepts il faut insister sur lrsquooeuvre originale de lrsquointellect actif qui creacutee lrsquoideacutee FACIT intelligibilia esse actu Les intelligibles ne se trouvent pas en acte hors de lrsquoacircme humaine mais laquo la laquo chose comprise est constitueacutee ou formeacutee par lrsquoopeacuteration de lrsquointelligence qursquoil srsquoagisse drsquoune notion laquo simple ou drsquoun juge-

caracteacuteristique de la meacutetaphysique thomiste Voir in 5 Met 1 8 (542) in 7 Met 1 9 1 q 75 a 4 Pot 9

1 etc ndash On srsquoeacutetonne de voir la confusion encore faite dans des ouvrages aussi solides que Seeberg Die Theologie des Johannes Dans Scotus p 634 Ueberweg-Heinze Grundriss der Geschichte der Philoso-phie 118 p 271 ndash La conscience nette de la distinction fait clairement voir agrave S Thomas que la matiegravere crsquoest-agrave-dire lrsquoimpeacuteneacutetrable agrave notre esprit est intrinsegraveque agrave lrsquoobjet agrave connaicirctre et le force degraves lors agrave rabaisser la valeur de notre connaissance

31 laquo Humanitas dicitur quod est forma totius sed magis est forma quae est totum scilicet formam complectens et materiam cum praecisione tamen eorum per quae materia est nata designari raquo (Opusc 26 ch 3) ndash laquo Humanitas pro tanto non est omnino idem cum homine quia importat tantum principia essentialia hominis et exclusionem omnium accidentium humanitas significat ut pars raquo (In 7 Met 1 5 fin) Les assertions de ce genre sont freacutequemment reacutepeacuteteacutees

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 94

ment32 raquo Crsquoest pour cela mecirceme qursquoil faut admettre un laquo intellect agent raquo alors quAumlil lsquoa pas de laquo sens agent33 raquo Mieux que les plus fines subtiliteacutes systeacutematiques cette comparaison de S Thomas fait comprendre sa vraie penseacutee le sens a vraiment des intuitions lrsquointelligence faite pour en avoir et qui en deacutesire doit pour sa connaissance du monde exteacuterieur se contenter ici-bas de conceptions Et ces conceptions fabriqueacutees par reacuteaction de lrsquointelligence active sur les impressions passives reccedilues dans la sensibiliteacute ont pour essentiel caractegravere drsquoecirctre deacutepouilleacutees de tout ce qui dans lrsquoimage eacutetait individuel elles sont toutes precirctes agrave servir agrave la geacuteneacuteralisation

Lrsquoimperfection de notre connaissance conceptuelle doit donc ecirctre dite une laquo indistinction raquo si lrsquoon entend par ideacutee distincte celle qui suffit agrave distinguer lrsquoobjet agrave connaicirctre de tous les autres Encore une fois lrsquoobjet agrave connaicirctre crsquoest lrsquoecirctre et donc le singulier or le concept (agrave moins de se composer avec les multiples appreacutehensions sensitives) ne peut servir agrave discerner les singuliers de mecircme espegravece il les confond tous dans lrsquoindivision formelle de lrsquoessence absolue Lrsquoimage propre il faudrait mecircme dire lrsquoimage officielle de nos conceptions intellectuelles dans le systegraveme thomiste ce sont ces visions troubles qui permettent de deacutecrire grossiegraverement un objet lointain sans pouvoir exactement distinguer sa figure34

Cette acircme deacutetermineacutee cette chair et ces os sont de lrsquoessence de Socrate et devraient faire partie de sa laquo deacutefinition si Socrate pouvait se deacutefinir raquo Mais lrsquohomme dont les yeux voient Socrate nrsquoextrait intellectuellement de cette

32 Spir 9 6 33 1 q 79 a 3 ad 1 ndash Cp 1 q 85 a1 ad 3 34 1 q 85 a 3 et passages parallegraveles

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 95

perception qursquoune notion assez vague pour pouvoir tout aussi bien convenir agrave Platon ndash En insistant sur la neacutecessiteacute de concevoir la matiegravere individuelle comme-une part inteacutegrante de lrsquoessence en mecircme temps qursquoil refusait agrave la matiegravere commune toute reacutealiteacute en dehors des matiegraveres particuliegraveres en identifiant reacuteellement lrsquohumanitas et la Socrateitas S Thomas installait pourrait-on dire comme un certain nominalisme au fond des choses En nrsquoaccordant agrave lrsquoesprit que la perception du mecircme tandis que les reacutealiteacutes sont diverses il reacutesolvait tregraves nettement le problegraveme poseacute chez Aristote par lrsquoaffirmation drsquoune certaine impuissance et laquo irreacutealiteacute raquo des concepts humains

III

Un premier pas est donc fait dans la critique de cette ressemblance de lrsquoecirctre que creacutee en nous lrsquoabstraction intellectuelle Il est accordeacute que le concept est geacuteneacuteral et que la repreacutesentation mecircme deacuteficiente de la substance singuliegravere ne srsquoopegravere en nous que par la collaboration du multiple Mais une nouvelle question se pose immeacutediatement concernant encore le concept lui-mecircme Eacutetant geacuteneacuteral peut-il rester un Eacutetant abstrait peut-il se preacutesenter comme lrsquoappreacutehension immeacutediate drsquoune chose De cette laquo essence absolue raquo de cette nature que lrsquoesprit perccediloit comme indivise sans individualiteacute pourtant comme sans pluraliteacute peut-on dire puisqursquoelle nrsquoest pas un ecirctre qui existe que lrsquoesprit la voit et la vit laquo telle qursquoelle est raquo Si je ne vois pas ce que crsquoest qursquoun ange est-ce que je vois ce que crsquoest qursquoun boeuf Des scolastiques posteacuterieurs35 ont conclu pour la

35 P ex Suarez Disputationes Metaphysicae XXXV 3 5 ndash Tolomei Philosophia mentis et sensuum disp

12a logico-physica sect 2 n 8 sec 3 n 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 96

neacutegative et nrsquoont pas manqueacute de se reacuteclamer de lrsquoautoriteacute de S Thomas Je crois leur theacuteorie conforme agrave ses principes mais contraire agrave ses assertions usuelles sinon agrave sa doctrine reacutefleacutechie Crsquoest donc une faute de logique dans un systegraveme qui nrsquoen compte guegravere et un exemple du verbalisme inconscient qui persiste souvent agrave reacutegir des domaines entiers dans la penseacutee des plus grands esprits et des plus sincegraveres

Je me propose de montrer rapidement que S Thomas srsquoimaginait posseacuteder dans les concepts des quidditeacutes mateacuterielles cette uniteacute vivante et indeacutefinissable qui est lrsquoideacuteal mecircme de la laquo prise raquo des choses par lrsquoesprit cette similitude de lrsquoessence raquo dont on peut seulement dire qursquoelle est laquo la chose agrave lrsquoeacutetat intelligible raquo au lieu de lrsquoecirctre laquo agrave lrsquoeacutetat naturel36 raquo Il est facile ce me semble de faire voir ensuite que ses principes noeacutetiques sont incompatibles avec cette position Car par une singuliegravere fortune la raison mecircme qui le persuadait de la perfection et de la proprieacuteteacute de ses ideacutees est celle qui nous fera conclure agrave son inconseacutequence

Ce preacutecieux moyen terme est lrsquoeacutequation de la deacutefinition avec le concept propre Dans lrsquoeacutetat actuel la vue drsquoune chose telle qursquoelle est va de pair pour S Thomas avec la possibiliteacute de la deacutefinir Nous ne voyons pas Dieu tel qursquoil est et nous ne voyons pas lrsquoEsprit pur Dieu Gabriel ou Raphaeumll sont indeacutefinissables tout comme lrsquohomme individuel Platon ou Socrate37 Nous pouvons deacutefinir les substances

36 Quodl 8 a 4 laquo Species intelligibilis est similitudo ipsius essentiae rei et est quodammodo ipsa quidditas

et natura rei secundum esse intelligibile non secundum esse naturale prout est in rebus raquo 37 La raison en est pour lrsquoAnge que nous nrsquoen avons pas de notion propre et que drsquoailleurs sa notion ne

peut se morceler (Opusc 26 c 6 ndash ln 7 Met 1 15 etc) pour Socrate que la matiegravere individuelle ignoreacutee par nous fait partie de son essence laquo oportet igitur si singulare definitur in eius definitione poni aliqua nomina quae multis conveniant raquo (In 7 Met 1 14 etc ndash Cf plus bas p 118 et suiv) ndash Les abs-

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 97

naturelles lrsquohomme le bœuf lrsquoolivier donc nous pouvons les concevoir comme ils sont Et ces deux opeacuterations sont identiques

laquo Il suppose drsquoabord que la deacutefinition signifie lrsquoessence de la chose raquo On pourrait le dire de S Thomas comme il le dit drsquoAristote38 Non seulement lrsquoon rencontre agrave chaque page lrsquoexpression courante forma speciei quam signifacat definitio non seulement il va jusqursquoagrave dire pour faire plus court laquo la deacutefinition crsquoest la chose39 raquo mais il identifie expresseacutement la deacutefinition et le concept parfait Donc agrave plus forte raison qui deacutefinit voit laquo Quand lrsquohomme a lrsquointellection drsquoune creacuteature il conccediloit une certaine forme qui est la ressemblance de la chose selon toute sa perfection et crsquoest ainsi que laquo lrsquointelligence deacutefinit les choses40 raquo laquo Quand on pare vient agrave savoir la deacutefinition on a une connaissance laquo parfaite de la chose41 raquo laquo La chose est comprise quand la deacutefinition est sue si du moins la deacutefinition mecircme est comprise42 raquo Reacutepeacutetant ailleurs cette derniegravere affirmation il ajoute ces mots significatifs definitio enim est virtus comprehendens rem43 Et cette puissance de la deacutefinition se communique au mot comme au concept le mot homme exprime par sa signification lrsquoessence de lrsquohomme comme

tractions derniegraveres sont naturellement indeacutefinissables les deacutefinitions ne pouvant se suivre agrave lrsquoinfmi (In 1

Post 1 32) Les genres sont deacutefinissables en tant qursquoils sont agrave la faccedilon des espegraveces subsumeacutes sous des genres supeacuterieurs (In 5 Met 1 3 ndash In 7 Met 1 11 etc )

38 In 2 Post 1 8 ndash Le mot drsquoAristote est λόγος τοῦ τί ἐστι (2 Post c 10) Cp Top 7 5 λόγος ὁ τὸ τὶ ἦν εἶναι σημαίνων

39 laquo Defnitio enim est idem rei raquo In 7 Met 1 9 (p 3 a) 40 Ver 2 1 ndash Cp 1 d 2 q1 a3 ougrave S Thomas explique le mot drsquoAristote citeacute plus haut La ratio (λόγος)

crsquoest dit-il laquo id quod apprehendit intellectus de significatione alicuius nominis et hoc in his quae habent definitionem est ipsa rei definitio raquo

41 In 5 Met 1 22 571 a 42 Ver 8 2 4 43 Ver 20 5

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 98

elle est parce qursquoil en signifie la laquo deacutefinition laquelle en deacuteclare lrsquoessence44 raquo Enfin laquo Nous pouvons connaicirctre la substance de la pierre comme elle est en sachant ce que crsquoest qursquoune pierre45 raquo ndash Ces deacuteclarations se preacutecisent en certains passages ougrave la vue de la pure essence est opposeacutee agrave celle des notions qursquoon srsquoen peut former par analogie46 Elles prennent une importance deacutecisive si on les rapproche de la theacuteorie thomiste de la science la deacutefinition essentielle a pour rocircle drsquoecirctre tecircte de deacuteduction majeure du syllogisme scientifique on en peut tirer la liste des proprieacuteteacutes speacutecifiques de la chose qursquoelle contient virtuellement47 On nrsquoen saurait donc douter la deacutefinition est bien conccedilue par S Thomas comme livrant agrave lrsquoesprit le tout intelligible de la chose le double mental drsquoune quidditeacute substantielle proportionneacute agrave ses exigences et le satisfaisant parfaitement

Entendons bien drsquoailleurs que fidegravele agrave sa doctrine de lrsquoorigine sensible des ideacutees jamais il ne dit ni ne pense qursquoon arrive agrave connaicirctre la substance autrement que par le moyen des accidents Mais autre chose est le preacuteciser le mode de

44 1 q13 a1 45 1 q 13 a8 ad 2 laquo Substantiam lapidis ex eius proprietate possumus cognoscere secundum seipsam

sciendo quid est lapis raquo et ainsi le nom de la pierre signifie son quod quid est ce qui nrsquoest pas le cas pour le nom de Dieu ndash Et ailleurs agrave propos des Bienheureux et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute divine laquo Non videbitur Deus ab eis sicut videtur res per suam definitionem cuius essentia comprehenditur raquo (4 d 49 q 2 a 3 ad 5)

46 Jrsquoattirerai particuliegraverement lrsquoattention sur 3 d 35 q 2 a 2 sol 1 ce texte est preacutecieux par la comparaison avec lrsquointuition angeacutelique et indique que lrsquointelligence humaine parvient elle aussi (mais apregraves un discours) agrave une vue unifieacutee que S Thomas ne semble pas consideacuterer comme analogique Voir les termes bien diffeacuterents employeacutes agrave propos des objets spirituels (ibid et sol 2) ndash Cp encore in Div Nom c 7 1 2 3 d 23 q1 a 2

47 In 2 Phys 1 15 380 b etc ndash Ver 2 7 laquo Intellectus auteur cognoscens essentiam speciei per eam comprehendit omnia per se accidentia illius speciei raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 99

la genegravese des deacutefinitions48 autre chose de porter un jugement geacuteneacuteral sur leur valeur Et si lrsquoon examine de pregraves les passages en question ici lrsquoon srsquoaperccediloit qursquoils se divisent en deux cateacutegories bien trancheacutees Certains sans doute affirment que nous nous arrecirctons net agrave lrsquoaccidentel mais drsquoautres supposent eacutevidemment que nous passons outre et que gracircce agrave lrsquoactiviteacute propre de lrsquoesprit nous deacutecouvrons cette note intime et substantielle (diffeacuterentia) qui livre agrave lrsquoesprit lrsquo laquo essence raquo du checircne ou du tigre aussi claire aussi nue que lrsquoessence du triangle ou du carreacute

Par exemple nous usons drsquoune diffeacuterence accidentelle faute de percevoir lrsquoessentielle quand nous deacutefinissons la noirceur ou la blancheur par une de leurs proprieacuteteacutes relative agrave notre oeil congregativum et disgregativum visus Crsquoest lagrave srsquoarrecircter agrave un effet car la cause et la vraie diffeacuterence crsquoest dit S Thomas une certaine laquo pleacutenitude de lumiegravere raquo qui se trouve dans la blancheur et que nous ne pouvons plus exactement deacuteterminer49 ndash Au contraire quand nous deacutefinissons lrsquohomme laquo animal raisonnable raquo nous atteignons par delagrave les opeacuterations et les accidents une diffeacuterence vraiment constitutive et substantielle qui est la diffeacuterence speacutecifique On peut dire que la deacutefinition de lrsquohomme est preacutesenteacutee par S Thomas comme reacutealisant lrsquoideacuteal sans plus50 il paraicirct qursquoil croyait posseacuteder ici la formule presque magique qui

48 Je laisse de cocircteacute dans la discussion qui va suivre les difficulteacutes qursquoon pourrait opposer agrave la meacutethode

suivie pour arriver aux deacutefinitions Soit qursquoon procegravede par divisions soit qursquoon preacutefegravere la voie montante (Cf in 1 Post 1 32 33 ndash in 2 Post 11 13-16( il reste toujours que le reacutesultat est une notion double et crsquoest la valeur de ce reacutesultat que je critique

49 In 10 Met 1 3 125 a 50 Voir speacutecialement Spir 11 3 ndash et cp les raisons donneacutees pour prouver qursquoil ne peut exister qursquoune seule

espegravece drsquoanimaux raisonnables In 2 An 1 5 73 a ndash Cp 1 q 85 a6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 100

livre agrave lrsquoesprit le fond de lrsquoecirctre laquo le mot signifiant ce qui est raquo laquo le miroir eacutegal agrave lrsquoessence de la chose raquo speculum adaequans essentiam rei ndash Entre ces deux extrecircmes la deacutefinition de lrsquohomme et lrsquoessai de deacutefinition du blanc les intermeacutediaires sont nombreux et lrsquoon passe par des transitions assez obscures ougrave les expressions identiques de notre auteur semblent parfois recouvrir des conceptions diffeacuterentes Toujours laquo lrsquoon monte des accidents agrave la connaissance des essences raquo selon la formule aristoteacutelicienne mais il faut srsquoarrecircter parfois plus ou moins loin du but Certains accidents sont plus fonciers plus laquo proches de lrsquoessence raquo que ceux indiqueacutes pour le noir et le blanc telle est par exemple la laquo figure raquo dans les regravegnes animal et veacutegeacutetal51 Drsquoautres sont effets propres ou mecircme adeacutequats de la cause si bien qursquoen certains cas un simple raisonnement de lrsquoideacutee de lrsquoaccident propre tirerait celle de la diffeacuterence (comme si de bipegravede lrsquoon concluait raison-nable52) Drsquoautres fois il nrsquoy a pas agrave changer le mot mais agrave comprendre qursquoil signifie lrsquoessence et non lrsquoaccident et qursquoon ne nomme plus seulement une qualiteacute mais laquo du qualitatif 53 raquo Dans ces derniers cas lrsquoessence est vraiment atteinte vue toucheacutee En reacutesumeacute laquo notifier raquo le chameau par la couleur de son poil serait srsquoarrecircter agrave un accident tregraves exteacuterieur deacutecrire sa taille sa physionomie sa bosse serait donner une bonne base de classification zoologique mais il ne sera vraiment deacutefini que lorsqursquoon pourra nommer la

51 In 2 Phys 1 5 ndash Cp 2 d 3 q1 a 6 etc 52 Ver 10 6 ndash la 2ae q 49 a 2 ad 3 ndash In Trin 1 2 ndash Opusc 26 ch 6 53 laquo Secundum quod quale invenitur in genere substantiae secundum quod diffeacuterentia substantialis dicitur

praedicari in eo quod quale raquo In 5 Phys 1 4 ndash Sensitif et raisonnable sont des diffeacuterences per se lrsquoune geacuteneacuterique lrsquoautre speacutecifique prises des puissances (vue odorat intelligence) mais appliqueacutees aux natures elles-mecircmes (De Anim 12 8 ndash De mecircme 4 d 44 q1 a1 sol 2 ad 3 Ver 10 1 6 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 101

laquo complexion raquo particuliegravere qui contraint en lui la nature animale geacuteneacuterique agrave telle espegravece en la deacuteterminant agrave telle ou telle faccedilon de sentir54 S Thomas croit qursquoil peut ecirctre deacutefini On peut deacutepasser toute la multipliciteacute des accidents physiques et parvenir agrave leur source unique et commune La deacutefinition ideacuteale meacutetaphysique est une comme lrsquoessence simpliciter significat unum de una re cuius ratio est quia essentia cuiuslibet rei est una55

54 In 2 An 1 5 73 a laquo Diversificantur species sensitivorum secundum diversas complexiones quibus

diversimode se habent ad operationes sensus raquo ndash In 7 Met 1 12 lrsquoessence du lion est drsquoecirctre un animal laquo (quod habet animam sensitivam) talem scilicet cum abundantia audaciae raquo Cp in Trin 5 3 (t XXVIII 534 a) S Thomas veut exprimer dans un mot le principe drsquoharmonie inteacuterieure qui conditionne tous les deacutetails La recherche de cette note une originale et nrsquoexceacutedant pas lrsquoespegravece (laquo in equis puta hinnibile raquo 2 Post 1 16) contredit certaines reacuteponses drsquoun sage agnosticisme donneacutees ailleurs (2 Post 1 13) et qui reacuteduisent lrsquooeuvre de la deacutefinition agrave circonscrire et notifier le deacutefini comme le seul objet ougrave se rencontrent ensemble un certain nombre drsquoaccidents communs Crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoil a devant les yeux cet ideacuteal que S Thomas distingue si soigneusement de la deacutefinition parfaite non seulement les laquo notifications raquo exteacuterieures agrave lrsquoaide des laquo proprieacuteteacutes raquo (In 7 Met 1 12 ndash In 2 Post 1 8) mais encore (1 d 1 Exp t) les deacutefinitions par causes partielles Il affirme sauvent qursquoon peut donner drsquoun mecircme objet diverses deacutefinitions prises des diverses causes mais il tient toujours qursquoune seule est parfaite qui renferme toutes les autres (3 d 23 q 2 a1 ad 8 in 1 Post 1 15 in 2 Phys 1 5 la 2ae q 55 a 4 etc) Il y a plusieurs deacutefinitions laquo comme il y a plusieurs quidditeacutes drsquoune mecircme chose raquo (In 2 Post 1 7 250 b) ce sont donc selon sa doctrine des coups drsquooeil abstractifs et partiels Cp le principe (Pot 7 6) laquo unius formae non potest esse nisi una similitudo secundum speciem quae sit eiusdem rationis cum ea possunt tamen esse diversae similitudines imperfectae raquo

55 In 2 Post 1 8 Cette theacuteorie de la deacutefinition est drsquoinspiration toute semblable agrave celle de lrsquoexplication des ecirctres par laquo lrsquoopeacuteration maicirctresse raquo et le laquo caractegravere dominant raquo (V au tome Ier de la Philosophie de lrsquoart de Taine la fameuse description du lion elle a eacuteteacute citeacutee par des neacuteo-scolastiques comme illustrant tregraves heureusement leur notion de la forme) On y prend sur le vif la preacutetention de lrsquointellectualisme anthropomorphique de plaquer sur lrsquoecirctre lrsquouniteacute que postule lrsquoesprit Crsquoest pour cela mecircme que S Thomas peut ecirctre accuseacute de nrsquoecirctre pas ici drsquoaccord avec lui-mecircme cette conception de la puissance de nos for-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 102

Nous constaterons plus loin lrsquoinfluence de cette conception sur lrsquoeacutepisteacutemologie thomiste et comment elle tendait agrave imposer agrave toutes les sciences la forme deacuteductive Pour le moment une seule chose nous importe cette prise parfaite des essences est-elle en harmonie avec les principes noeacutetiques jusqursquoici exposeacutes Ou S Thomas eucirct-il eacuteteacute plus conseacutequent en ne parlant pas ici de connaissance des quidditeacutes laquo telles quelles raquo Fallait-il dire analogiques nos notions des substances mateacuterielles si la notion analogique se deacutefinit par opposition agrave la preacutesence vitale agrave lrsquoideacutee qui du mecircme coup et directement repreacutesente la chose et unifie la conscience parce qursquoelle est image de lrsquoecirctre tel qursquoil est

Il me paraicirct que la dualiteacute mecircme des termes essentielle agrave la deacutefinition selon S Thomas aurait ducirc lui imposer cette maniegravere de voir Dualiteacute de termes veut dire ici dualiteacute drsquoideacutees car lrsquoespace laisseacute entre les sons ne fait rien agrave la chose et lui-mecircme semble bien le reconnaicirctre56 Mais tant qursquoil y a dualiteacute drsquoideacutees lrsquoessence nrsquoest pas comprise laquo comme elle est raquo A quelle reacutealiteacute en effet correspond drsquoapregraves S Thomas la diffeacuterence agrave une contraction agrave une deacutetermination inteacuterieure du genre laquo Animaliteacute raquo nrsquoest laquo distincte raquo de laquo leacuteoniteacute raquo que pour notre consideacuteration malgreacute toutes les meacutetaphores le genre reste une laquo notion du second degreacute raquo De mecircme qursquoon ne peut concevoir proprement la matiegravere sans rapport agrave une forme et inversement ndash de mecircme on ne pourra concevoir proprement lrsquoanimaliteacute que comme humaine leacuteonine canine ou autrement speacutecifieacutee la connaissance propre est par deacutefinition entiegraverement symeacutetrique

mules appelle logiquement la deacuteduction des espegraveces reacuteelles et la reacuteduction du multiple harmoniseacute agrave lrsquoun

rationnel qui sont contraires agrave ses principes (p 111) 56 V P 96 note 37

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 103

agrave lrsquoecirctre57 Si donc les deux ideacutees du genre et de la diffeacuterence sont propres il y a entre elles coiumlncidence et fusion On a la prise parfaite de lrsquointelligible de lrsquoens et unum mais comme ce nrsquoest plus morceler ce nrsquoest plus deacutefinir58 laquo La diffeacuterence et le genre dit S Thomas font un seul ecirctre comme la laquo matiegravere et la forme et comme crsquoest une seule et mecircme laquo nature que la matiegravere et la forme constituent ainsi la diffeacuterence nrsquoajoute pas au genre une nature eacutetrangegravere laquo mais deacutetermine sa nature agrave lui59 raquo La conclusion srsquoimpose dans le concept ougrave cette uniteacute est briseacutee il faut reconnaicirctre autre chose que la pure transposition de lrsquo laquo eacutetat reacuteel raquo agrave lrsquo laquo eacutetat intelligible raquo il y a deacutecomposition connaissance impropre et analogique

On pourrait encore raisonner ainsi lrsquoessence reacuteelle com-

57 Le systegraveme de Scot avec sa distinction formelle ex natura rei appelle tout naturellement lrsquoeacutequation de

lrsquointelligible et du deacutefinissable Mais quand S Thomas dit qursquoon conccediloit ou qursquoon deacutefinit par addition et compare ce proceacutedeacute au discours syllogistique (Quodl 8 a4 Cf In Trin 6 4 etc) il doit neacutecessairement penser pour ecirctre drsquoaccord avec ses principes qursquoil deacutecrit un mode de connaicirctre par fragmentation tregraves infeacuterieur agrave lrsquoideacuteal de lrsquointelligence Sa doctrine de lrsquoecirctre lrsquooblige agrave consideacuterer toute abstraction comme une impuissance Il a raison sans doute de rapprocher la theacuteorie de la diffeacuterence unique de celle de la forme unique (In 7 Met 1 12 21 b laquo Si enim essent plures formae secundum omnia praedicta non possent omnes una differentia comprehendi nec ex eis unum constitueretur raquo ) mais il aurait encore plus raison de refuser la perfection ideacuteale agrave ce concept doubleacute qursquoest la deacutefinition (Si parfois il deacuteclare que le genre reacutepond agrave la matiegravere et la diffeacuterence agrave la forme on sait qursquoagrave lrsquoexemple drsquoAvicenne il ne voit dans cette formule qursquoune meacutetaphore La matiegravere et la forme ne font pour lui qursquoun ecirctre et nrsquoont qursquoune ideacutee)

58 laquo Ipsa enim defnitio scilicet secundum se oportet quod sit divisibilis raquo (In 5 Met 1 6 535 a cp Ar) Les notes peuvent ecirctre plus nombreuses que deux (In 2 Post 1 15 275 a) mais lrsquoideacuteal est de trouver un genre prochain qui reacutesume les genres supeacuterieurs (In 7 Met 1 12 18 b 20 b) et le nombre des mots est purement accidentel Ce qui est capital crsquoest qursquoil reste deux ideacutees laquo In specie hominis intelligimus animal et rationale raquo 1 q 12 a 10 ad 1 etc

59 2 C G 95

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 104

prend la matiegravere et lrsquoessence absolue comprend la matiegravere commune Mais la connaissance intellectuelle de la matiegravere ne se conccediloit chez S Thomas que de deux faccedilons chez les esprits purs qui puisent leurs ideacutees dans celles de Dieu lrsquoesprit atteint en elle-mecircme la singulariteacute mateacuterielle chez les hommes qui reccediloivent leur connaissance des objets toute ideacutee de la matiegravere speacutecifieacutee dit neacutecessairement retour reacuteflexion sur une perception sensible Ce retour introduisant dans la notion une complexiteacute comparable agrave celle des ideacutees analogiques eacutetudieacutees plus haut empecircche pour jamais lrsquouniteacute de lrsquoideacutee drsquoune substance mateacuterielle Crsquoest dire que les notes ne sont pas propres Cette explication qui rappelle les principes les plus universels de la noeacutetique thomiste a lrsquoavantage de faire voir immeacutediatement que toute ideacutee geacuteneacuterale des substances est neacutecessairement une ideacutee analogique et que lrsquoideacutee propre nrsquoen saurait ecirctre abstractive mais condensatrice a priori Crsquoest ainsi que les anges perccediloivent les choses par des formes inneacutees naturelles agrave leur intelligence et qui sont le type de tout lrsquoecirctre matiegravere et deacutetermination Les ideacutees de lrsquoAnge le plus infime sont au moins eacutegales aux espegraveces naturelles60 Semblablement lrsquoacircme humaine a lrsquoideacutee propre des choses raquo (insubstantielles) dont elle-mecircme est la mesure agrave savoir des artificiata ndash La theacuteorie de S Thomas est ainsi rectifieacutee et mise en harmonie stricte avec son principe laquo Ce qui est connu intellectuellement est connu par soi et la nature dit connaissant suffit agrave cette connaissance sans aucun moyen exteacuterieur61 raquo

60 Ver 814 61 1 C G 57 8 ndash On remarquera que lrsquoideacutee de lrsquoartificiatum est complexe sans ecirctre impropre comme lrsquoecirctre

est ainsi il est connu et un objet qui nrsquoest un que par lrsquointention humaine et pour lrsquousage humain nrsquoest pas perccedilu dans cette uniteacute accidentelle (unum per accidens) sans la perception de sa finaliteacute humaine En matiegravere de psychologie et de morale scientifique la deacutefinition pourrait encore ecirctre dite

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 105

Peut-on dire du reste qursquoil se soit proprement contredit Le mot laquo contradiction raquo doit revecirctir un sens speacutecial quand on oppose chez un auteur des principes certains et profonds agrave des assertions secondaires et superficielles La naiumlveteacute mecircme des expressions citeacutees incline agrave croire que Thomas nrsquoa pas approfondi le problegraveme de la deacutefinibiliteacute des substances naturelles Lrsquoabsence de restriction quand il traite de la deacutefinition en geacuteneacuteral et donne seulement des exemples drsquoabstraits comme lrsquoeacuteclipse le tonnerre le triangle prouve sans doute lrsquoabsence de distinctions dans son esprit mais ne permet pas de conclure qursquoil eucirct explicitement dogmatiseacute qursquoun chameau peut se deacutefinir aussi bien qursquoun triangle Le fait qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutecourageacute de la doctrine par la malvenue des reacutesultats montre qursquoil ne fut pas extrecircmement soucieux drsquoen leacutegitimer les conseacutequences Que dire de la bonne gracircce avec laquelle il abandonne quand lrsquooccasion srsquoen preacutesente la deacutefinition type elle-mecircme qui

propre et parfaite preacuteciseacutement parce qursquoellemecircme creacutee lrsquouniteacute de son objet Cp les reacuteflexions de 1a 2ae

q18 a 10 laquo Species moralium actuum constituuntur ex formis prout sunt a ratione conceptae Sed processus rationis non est determinatus ad aliquid unum sed quolibet dato potest ulterius procedere raquo ndash Enfin lrsquoon pourrait conceacuteder pour une raison semblable une ideacutee propre des accidents et pheacutenomegravenes sensibles qui sont des abstractions et relatifs agrave notre mode subjectif drsquoappreacutehender (p 21 n 2) cette ideacutee resterait complexe comme impliquant un retour intellectuel sur lrsquoacte de perception sensible ndash Ainsi restreinte la theacuteorie du concept propre serait parfaitement conforme aux principes de S Thomas sur lrsquointuition directe du moi actuel srsquoembrancheraient les conceptions propres des reacutealiteacutes qui lui sont relatives Il est agrave noter que la plupart des deacutefinitions qursquoeacutetudie S Thomas rentrent dans les cateacutegories ici eacutenumeacutereacutees crsquoest laquo la maison raquo laquo lrsquoeacuteclipse raquo laquo la magnanimiteacute raquo etc ndash Mais (et ceci est une nouvelle preuve qursquoil considegravere la deacutefinition comme une veacuteritable prise intelligible de lrsquoecirctre) il affirme theacuteoriquement que seule la substance est parfaitement deacutefinie laquo Secundum quod aliqua habent esse possunt definiri ideo nil perfecte definitur nisi substantia raquo (2 d 35 q 1 a 2 ad 1) Toute la discussion de In 2 Post 1 8 indique clairement aussi qursquoil comprend les substances naturelles parmi les objets deacutefinissables

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 106

semblait garantir la valeur du systegraveme celle de lrsquohomme Parce que plusieurs Saints Pegraveres ont pris les corps ceacutelestes pour des animaux raisonnables et qursquoil ne juge pas absurde cette hypothegravese il est tout precirct agrave faire entrer dans cette formule preacutetendument derniegravere et speacutecifique autant drsquoespegraveces qursquoil y a drsquoastres au firmament62 ndash Toutes ces indeacutecisions et ces concessions meacuteritent de nrsquoecirctre pas oublieacutees ndash Il reste pourtant que le recircve flottait devant son esprit qursquoil pouvait deacutegager du touffu des actes accidentels la note reacutesumant dans son uniciteacute mysteacuterieuse tout ce que la vie pheacutenomeacutenale eacutepandait Lui qui avait si bien montreacute qursquoune chose peut ecirctre identique agrave une ideacutee il nrsquoa pas vu qursquoil se contredisait en la faisant identique agrave deux ideacutees ou agrave une phrase Les suites logiques de cette inconseacutequence se deacutevelopperont dans les chapitres suivants Quant agrave lrsquoexplication psychologique elle est facile Contemplateur subtil de lrsquoinvisible Thomas se deacutesinteacuteresse du monde sonore et coloreacute Il en reacutepegravete ce qursquoont dit les autres Chez Aristote le philosophe tient encore du naturaliste quand il deacutecrit lrsquoapparence exteacuterieure il est moins obseacutedeacute de la preacuteoccupation drsquo laquo intelliger raquo lrsquoessence Thomas meacutetaphysicien que la zoologie ne charme guegravere pense toujours aux quidditeacutes des substances spirituelles lucides et transparentes en soi Sa cupiditeacute intellectuelle est toute pleine du deacutesir de ces diamants il srsquoinquiegravete peu de veacuterifier le treacutesor de cuivre qursquoil croit avoir et qursquoun essai drsquoinventaire eucirct fait ainsi que les laquo ideacutees propres raquo des Esprits et des Mystegraveres srsquoenvoler au vent63

62 Spir 8 10 ndash On sait que pour S Thomas chaque corps ceacuteleste est seul de son espegravece 63 [Sur le point preacutecis de la connaissance conceptuelle la penseacutee du tregraves regretteacute P Rousselot a sa

correspondance en fait foi eacutevolueacute par la suite vers plus de reacutealisme laquo Dans la connaissance per modum naturae que jrsquoai de mon acte est contenu un certain instinct de reacutealite qui est condition neacutecessaire de lrsquoattribution de lrsquoecirctre agrave lrsquoobjet de mon

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 107

acte Si vous voulez je conccedilois lrsquoens ut nomen mais je perccedilois intuitivement lrsquoens ut participium

laquo realitatem formaliter raquo comme atmosphegravere commune du moi et de lrsquoautre (puisque je ne connais le moi que par et dans sa communion avec lrsquoautrehellip) Je conceacutederais lrsquointuition et donc lrsquoidententiteacute quant agrave lrsquoexistentialiteacute perccedilue dans mon actuation par la chose exteacuterieure patimur a rebus (Lettre agrave un ami du 13 avril 1910) Le 5 feacutevrier 1914 le R P Rousselot adressait au mecircme correspondant les lignes suivantes laquo Je nrsquoai pas refait le chapitre de ma thegravese dont jrsquoai cesseacute drsquoecirctre satisfaithellip jrsquoy exageacuterais lrsquoirreacutealisme de la connaissance conceptuelle raquo Lrsquoeacutevolution eacutetait donc heureuse et ferme]

CHAPITRE TROISIEgraveME

La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire

Quelles que soient les illusions de S Thomas sur lrsquoopeacuteration deacutefinissante elles ne doivent pas faire oublier ses principes sur lrsquoexclusive reacutealiteacute du singulier et la neacutecessiteacute de son appreacutehension comme tel pour une connaissance absolument laquo complegravete et vraie raquo Ces prin-cipes ne sont pas pour deacuteplaire agrave ceux des modernes qui insistent le plus sur le vague et la pauvreteacute de lrsquoideacutee geacuteneacuterale et placent la perfection de notre connaissance dans une appreacutehension laquo plus eacutetoffeacutee raquo de lrsquoindividu1

Et en effet de ces propositions il devrait suivre que la valeur de notre vie connaissante consiste au moins pour la moitieacute dans ces appreacutehensions singuliegraveres plus reacuteelles raquo si elles sont moins faciles agrave fixer plus complegravetes si elles sont de soi moins certaines et qui sont la matiegravere de lrsquoart et de lrsquohistoire Il en devrait suivre pour la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la neacutecessiteacute de serrer de plus pregraves son objet soit en deacuteduisant srsquoil est possible lrsquoindividu soit en requeacuterant le-concours des puissances auxiliaires basses mais intuitives ndash et pour

1 On a deacutejagrave dit quelle opeacuteration complexe remplace chez nous drsquoapregraves S Thomas lrsquoappreacutehension

intellectuelle du singulier (P 95 n 3) On a dit aussi qursquoil admet en lrsquohomme agrave chaque instant de la vie consciente lrsquointuition du moi singulier actuel pheacutenomeacutenal crsquoest-agrave-dire de lrsquoesprit informeacute par lrsquoideacutee drsquoune essence mateacuterielle Pour cette derniegravere sorte de perceptions il ne discute mecircme pas la question de leur valeur speacuteculative

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 109

la philosophie lrsquoobligation de critiquer cette opeacuterationrsquo nouvelle et de preacuteciser les conditions ougrave elle atteindra son rendement maximum

Une pareille eacutetude ne pouvait guegravere ecirctre attendue de la philosophie grecque La science agrave son aurore nrsquoavait pu se poser qursquoen srsquoopposant agrave lrsquoart creacuteateur de synthegraveses individuelles et agrave la connaissance pratique la science enthousiaste des premiers penseurs grecs et la science plus rassise drsquoAristote sont tourneacutees exclusivement du cocircteacute du geacuteneacuteral Les Arabes avaient senti le problegraveme et lrsquoavaient mal reacutesolu Mais le Christianisme ne comportait-il pas certains eacuteleacutements qui coexistant avec les principes de lrsquointellectualisme grec dans lrsquoesprit des philosophes et agissant agrave la maniegravere de reacuteactifs pourraient aider agrave une appreacuteciation plus exacte du singulier dans lrsquoecirctre et la connaissance Sa doctrine de la Providence qui srsquoeacutetend aux derniers insectes son estime infinie pour la moindre des acircmes individuelles racheteacutee du sang drsquoun Dieu la Bible qui incorpore la morale en des exemples vivants le mystegravere de lrsquoIncarnation qui preacutesente le salut aux hommes dans une personne plutocirct que dans une doctrine2 tout cela semblait devoir faciliter agrave la philosophie une plus juste appreacuteciation de la connaissance concregravete ndash Lrsquoutilisation philosophique de ces eacuteleacutements nouveaux eacutetait assureacutement une tacircche digne des plus grands esprits ndash Pour ce qui regarde S Thomas on sait comment il a envisageacute la face ontologique du problegraveme sa theacuteorie de lrsquoindividu est son chef drsquoeeuvre Restait agrave passer agrave lrsquoordre de la connaissance et agrave y fairersquo reacutegner le mecircme eacutequilibre selon le

2 Plus exactement aurait dit S Thomas dans une personne qui est la source et la fin de toute doctrine

Comparez la theacuteorie du Verbe et aussi les reacuteflexions de S Thomas sur la puissance judiciaire du Christ Il est lrsquohomme laquo veritate imbutus unum laquo quodammodo cum ipsa veritate lsquoquasi quaedani lex et quaedam laquo iustitia animata raquo (3 q 59 a2 ad 1)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 110

paralleacutelisme qursquoil professait Dans lrsquointellection divine et angeacutelique il reacutetablit les droits de la reacutealiteacute complexe contre Avicenne et beaucoup drsquoautres Pour la connaissance humaine il eacutechoua Lrsquoesprit du moyen acircge nrsquoeacutetait sans doute pas assez mucircr pour tirer la scieacutence si loin de ses origines le poids de la double tradition socratique et musulmane eacutetait trop lourd et le meacutepris mystique du monde sensible venait encore srsquoy ajouter Crsquoeucirct eacuteteacute une œuvre bien deacutelicate pour cet intellectualisme drsquoune civilisation jeune qui nrsquoa guegravere philosopheacute son art et qui ne savait pas transformer sa vie en jouissances drsquoesthegravetes de rejoindre parfaitement la raison agrave lrsquoindividuel et demeurant fidegravele agrave soi-mecircme dans une subtile abneacutegation de reconnaicirctre ndash tout en affirmant la preacuteeacuteminence de lrsquoesprit ndash combien est infeacuteconde en lrsquohomme la sereine clarteacute des abstractions pures3

La maniegravere dont lrsquoeacutequation de lrsquoecirctre individuel et de lrsquoideacutee srsquoaccomplit dans lrsquointelligence humaine peut se concevoir diversement La premiegravere solution et la plus grossiegraverement intellectualiste consiste agrave preacutetendre que lrsquoecirctre dans sa singulariteacute peut ecirctre deacuteduit par lrsquohomme crsquoest identifier le reacuteel non plus seulement avec lrsquointelligible mais avec le logique Crsquoest reconnaicirctre agrave nos repreacutesentations des objets singuliers une valeur intel-ligible toute semblable agrave celle des notions qui figurent dans les raisonnements Cette

3 On a dit que de plus riches bibliothegraveques eussent permis aux Scolastiques de sentir lrsquointeacuterecirct qursquooffre la

compreacutehension des synthegraveses individuelles et lrsquoeacutetude connexe du deacuteveloppement historique Mais ce nrsquoest pas la matiegravere qui leur a manqueacute Avec la Bible avec les Pegraveres avec ce qursquoils posseacutedaient des classiques avec le monde qursquoils avaient sous les yeux ougrave trois civilisations srsquoeacutetaient fondues ils avaient de quoi reconnaicirctre lrsquointelligible du fluent Crsquoest le goucirct et lrsquoaptitude qui ont fait deacutefaut Il est tregraves curieux de retrouver chez les enfants catholiques dont lrsquointelligence commence agrave srsquoeacuteveiller lrsquointeacuterecirct spontaneacute pour le mecircme genre de questions qui passionna les Scolastiques (sur la puissance de Dieu le Paradis terrestre etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 111

solution est eacutecarteacutee par S Thomas ndash Une autre consiste agrave refuser une valeur intellectuelle ndash non pas agrave ce qui deacutepasse lrsquointellect de lrsquohomme dans la phase terrestre mais agrave ce qursquoil atteint uniquement par ses faculteacutes sensibles crsquoest-agrave-dire au singulier mateacuteriel Crsquoest la solution qursquoil adopte apregraves ses maicirctres ndash On peut enfin rechercher jusque dans ces apports du sensible dont finalement lrsquointellect est juge tout ce qui peut aider agrave la repreacutesentation et agrave lrsquoeacutevaluation de ce qui vraiment est crsquoest la solution qursquoavec ses principes il aurait ducirc adopter

I

La reacuteduction de tout le reacuteel au rationnel suppose qursquoon nie le hasard et lrsquointervention dans les affaires du monde drsquoune vraie liberteacute drsquoindiffeacuterence Double raison qui rend la position inacceptable agrave Thomas Le hasard existe ce qui veut dire explique-t-il non qursquoil y ait aucun effet singulier dont lrsquointelligence humaine ne puisse assigner la cause mais qursquoil y a des coiumlncidences drsquoeffets devant lesquelles elle doit rester muette Donc dans la mesure ougrave lrsquoecirctre singulier est par lrsquoactuation simultaneacutee coiumlncidente de plusieurs eacuteleacutements ndash dans la mesure ougrave le fait reacuteel se compose de plusieurs circonstances simplement coexistantes lrsquoecirctre singulier et le fait reacuteel eacutechapperont agrave la deacuteduction Je sais pourquoi un tel creuse son champ et je sais pourquoi il y trouve un treacutesor mais jrsquoignore pourquoi creusant son champ il trouve un treacutesor Je sais pourquoi Socrate est blanc et pourquoi il est musicien mais jrsquoignore la raison de la coiumlncidence de deacuteterminations qui a poseacute en ce point du monde un musicien blanc Thomas rappelle souvent ces exemples familiers agrave Aristote pour reacutefuter un deacuteterminisme laquo stoiuml-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 112

cien raquo laquo pharisien raquo et musulman qui preacutetend rattacher ou tous les actes humains ou tous les pheacutenomegravenes physiques agrave la neacutecessaire influence des corps ceacutelestes4 Pour lui le systegraveme des causaliteacutes connaissables agrave lrsquohomme nrsquoest pas un ils sont plusieurs qui se croisent et srsquoimpliquent lrsquoun dans lrsquoautre ndash Est-ce agrave dire que lrsquounivers conccedilu comme ensemble reste inintelligible ou mecircme qursquoune seule des simultaneacuteiteacutes reacutealiseacutees soit incomprise ou sans raison Aucunement Tout se tient en Dieu lrsquoordre des reacutealisations comme celui des essences et il nrsquoy a pas de hasard pour Lui nihil est a casu respectu universalis agentis qui est causa simpliciter totius esse Drsquoun seul acte tranquille il systeacutematise tout harmonise tout et voit tout puisqursquoil fait tout Seulement cette perfection suprecircme nrsquoest pas le partage de lrsquointelligence creacuteeacutee Drsquoailleurs comme lrsquoarrangement contingent du monde qui existe deacutepend de la volonteacute libre du Creacuteateur lrsquoesprit mecircme qui verra Dieu intuitivement eucirct-il la puissance drsquoapercevoir toute la seacuterie des effets par Lui reacutealiseacutes ne pourrait cependant la deacuteduire Lrsquoessence divine nrsquoest pas laquo un moyen terme pour la deacutemonstration des faits contingents5 raquo

Ce point ne saurait preacutesenter de difficulteacute La philosophie de S Thomas ne pouvait spadestre un laquo panlogisme raquo puisqursquoil mettait agrave lrsquoorigine des choses non des axiomes ou un axiome mais un Esprit vivant et une liberteacute

II

La raison donc montre agrave S Thomas que le deacutetail du monde eacutechappe agrave ses syllogismes Lrsquoobservation lui apprend

4 3 C G 85 et 86 5 Ver 2 12 12

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 113

aussi qursquoil eacutechappe agrave ses conceptions qui sont du geacuteneacuteral Et nous avons dit qursquoil reconnaicirct dans cette disproportion entre lrsquoideacutee et lrsquoecirctre une imperfection de lrsquointelligence agrave forme humaine

Lrsquointellection directe du singulier est remplaceacutee chez lrsquohomme nous lrsquoavons dit par une appreacutehension composite nous unissons par une reacuteflexion sur nos actes la quidditeacute conccedilue et certaines qualiteacutes sensibles perccedilues et nous deacutesignons par cet ensemble lrsquoobjet reacuteel exteacuterieur6 Crsquoest cette appreacutehension complexe qursquoil srsquoagit maintenant de juger quant agrave sa valeur de speacuteculation S Thomas a-t-il penseacute que la collaboration de nos faculteacutes sensibles nous permettrait au moins dans certaines conditions favorables drsquoeacutepuiser tout le connaissable du singulier Et srsquoil a nieacute ce premier point a-t-il eu du moins souci de nous inviter en rapprochant toutes nos forces heacuteteacuterogegravenes pour serrer lrsquoecirctre de plusieurs cocircteacutes agrave chercher une jouissance de speacuteculation pure dans ces images composites qui nous repreacutesentent non plus lrsquohomme en geacuteneacuteral mais Callias Pierre ou Martin

Des Peacuteripateacuteticiens arabes niaient par rapport agrave tout esprit lrsquointelligibiliteacute du singulier comme tel Le particulier selon Avicenne est connu par lrsquointelligence non en tant que particulier mais en tant qursquoeffet de sa cause La connaissance que lrsquointellect en peut avoir est semblable agrave celle qursquoa drsquoune eacuteclipse lrsquoastrologue qui la preacutevoit en ses calculs7 plutocirct qursquoagrave celle du paysan qui la regarde dans le ciel Dieu lui-mecircme ne connaicirct pas autrement les singuliers Remarquons qursquoune pareille explication laisse intact le dogme de la Providence crsquoest au nom de la philosophie qursquoelle est atta-

6 V P 95 n 3 7 V S Thomas 1 q 14 a 11 et passages parallegraveles - et cp Carra de Vaux Avicenne Paris 1900 p 225

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 114

queacutee par S Thomas Parce que drsquoune part son systegraveme intellectualiste exige que rien de lrsquoecirctre nrsquoeacutechappe agrave lrsquoEsprit mais que lrsquoEsprit peacutenegravetre jusqursquoaux derniers atomes et deacutenude et scrute tout ce qui peut srsquoappeler existant parce que drsquoautre part le singulier est autre chose et plus qursquoun amas drsquouniversaux la connaissance que lrsquoEsprit parfait a du singulier est absolument diffeacuterente de celle qursquoen peuvent donner les abstractions Toutes les deacuteterminations de soi communes et contraintes de fait en un mecircme sujet eacutetant par hypothegravese intellectuellement perccedilues et lrsquoesprit ayant affirmeacute leur reacuteunion mecircme lrsquoobjet cependant ne serait pas eacutepuiseacute il y aurait encore lagrave quelque chose agrave connaicirctre Qursquoest-ce Crsquoest lrsquoanalogue intellectuel de ce que le sens y voit Voir le rouge est plus est autre que le connaicirctre rationnellement8 laquo Connaicirctre mecircme tout lrsquoordre laquo des pheacutenomegravenes ceacutelestes ne donne pas la connaissance laquo de telle eacuteclipse comme preacutesente savoir qursquoil y aura eacuteclipse laquo en telle position du soleil et de la lune agrave telle heure et avec les autres conditions qursquoon observe dans les eacuteclipses tout cela nrsquoempecircche pas qursquoune pareille eacuteclipse est de de soi apte agrave se reproduire plusieurs fois9 raquo Et de mecircme

8 Une des raisons pour lesquelles la repreacutesentation du singulier doit se trouver laquo dans la premiegravere Fontaine

de connaissance raquo (Dieu) crsquoest qursquoelle se trouve en drsquoautres machines connaissantes (les sens) dont elle constitue la perfection 1 C G 65 4 - Plus fort et plus totalisant que tout autre moyen de connaicirctre lrsquoEsprit divin laquo considegravere par son unique et simple intelligence tout ce que lrsquohomme connaicirct par ses puissances diverses intellect imagination et sens raquo (ib 5) - Pour lrsquointuition angeacutelique des singuliers v 2 C G 100

9 De Anim a20 ndash Avicenne et Algazel drsquoapregraves S Thomas (1 d 38 q1 a3) refusent agrave Dieu la connaissance de la circonstance du temps mais selon la doctrine du saint il ne suffirait pas de lrsquoajouter agrave toutes les autres pour connaicirctre vraiment et comme tel lrsquoincommunicable lrsquoindividu laquo Cognitis huiusmodi formis aggregatis non cognoscitur Socrates vel Plato raquo (2 d 3 q 3 a 3) Une collection drsquoaccidents nrsquoindividue pas elle peut toujours convenir agrave plusieurs sujets (cp in 7 Met 1 14 34 a) Il nrsquoest donc pas suffisant agrave parler en rigueur de pos-

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 115

puisque lrsquoessence singuliegravere doit ecirctre ici jugeacutee comme le fait singulier si je dis un homme blanc musicien creacutepu fils de Sophronisque et que jrsquoajoute des formaliteacutes semblables autant que jrsquoen voudrai jamais je nrsquoaurai exprimeacute le tout drsquoun individu10 Ce complexus est encore de soi multipliable Il faut donc admettre que la matiegravere individueacutee elle-mecircme a son type en Dieu type reacuteel comme elle incommunicable comme elle comme elle aussi drsquoailleurs incomplet et substantiellement indistinct de la forme qui la fait ecirctre Nous sommes ici agrave lrsquoantipode de lrsquouniversalisation crsquoest le cas le plus difficile agrave saisir drsquoune ideacutee agrave la fois spirituelle subjectivement et singuliegravere objectivement Aussi nrsquoest-il pas rare de voir des esprits mecircme rompus agrave lrsquoeacutetude de la scolastique qui nrsquoarrivent pas agrave concevoir comme intelligible la position thomiste tant est forte la tyrannie de lrsquohabitude sur notre intelligence qui rend abstrait tout ce qursquoelle touche Cependant une fois comprise la thegravese de lrsquoidentiteacute drsquoespegravece et drsquoindividu dans les substances seacutepareacutees et celle de la science de Dieu cause et mesure des ecirctres celle que nous venons drsquoesquisser suit comme conseacutequence neacutecessaire laquo Et il en serait de mecircme pour la connaissance drsquoun artisan si elle eacutetait productrice de la chose totale et non pas seulement de sa disposition11 raquo laquo Lrsquoassimilation dans la connaissance humaine a lieu par lrsquoaction des choses sensibles sur les faculteacutes sensitives dans la connaissance de Dieu crsquoest au contraire par lrsquoaction de la forme de

seacuteder selon une des formules employeacutees par S Thomas laquo similitudines rerum etiam quantum ad

dispositiones materiales individuantes raquo il vaut mieux ajouter avec lui laquo etiam quantum ad principia materialia raquo la matiegravere elle-mecircme (et non seulement ses accidents) ayant aussi sa laquo similitudo raquo laquo secundum quod omne ens quantumcumque imperfectum a primo ente exemplariter deducitur raquo (2 d 1 c)

10 De Anim a 20 ndash 1 q14 a11 ndash Ver 2 5 etc 11 1 q14 a11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 116

lrsquointelligence divine sur les choses connues12 raquo Si lrsquointellection du singulier en soi nous est impossible crsquoest donc toujours la reacuteceptiviteacute de notre connaissance glu est en cause laquo Il srsquoensuit que lrsquointelligence divine peut connaicirctre le singulier mais lrsquointelligence humaine non13 raquo

Cela est donc bien entendu quand jrsquoenveloppe drsquoune penseacutee reacuteflexe et drsquoun mot lrsquoideacutee substantielle abstraite ndash lrsquoideacutee drsquohomme ndash avec un certain nombre de perceptions accidentelles que les sens ont donneacutees creacutepu blanc silencieux cette synthegravese ne me fait pas connaicirctre le tout de Socrate Elle aide agrave discerner les singuliers dans la pratique elle permet de les loger dans les raisonnements ougrave leur sont reacuteserveacutees des propositions drsquoune forme speacuteciale mais elle nrsquoest du point de vue strictement intellectuel qursquoun pis-aller ndash Srsquoensuit-il qursquoil la faille dire absolument meacuteprisable Quod non potest fieri per unum fiat aliqualiter per plura Crsquoeacutetait le cas drsquoappliquer le principe et de montrer lrsquointelligence srsquoefforccedilant de saisir dans lrsquoart dans lrsquohistoire dans la vie lrsquointime harmonie des composeacutes individuels le moins imparfaitement qursquoelle pouvait

Mais la logique du systegraveme intellectualiste nrsquoest plus capable drsquoentraicircner Thomas jusqursquoau bout lrsquoautoriteacute tire trop fort dans lrsquoautre sens et lui aussi se laisse piper agrave lrsquoambigulteacute de la vieille formule laquo la science est du geacuteneacuteral raquo ndash Car non seulement il dit cela ce qui nrsquoaurait pas drsquoimportance si le concept de laquo science raquo eacutetait expresseacutement restreint ou laisseacute dans une peacutenombre qui empecircchacirct un funeste rayonnement du vieil axiome mais preacutecisant sa penseacutee il affirme que la connaissance du singulier nrsquoest pas une perfection pour

12 C G 65 8 13 Ibid ndash S Thomas ne veut parler que de la connaissance humaine quand il affirme que le singulier est

inintelligible non doute en tant que singulier mais en tant que mateacuteriel (De Anim 2 5 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 117

lrsquointelligence humaine speacuteculative Aucun doute ne peut subsister agrave ce sujet laquo A la perfection de lrsquointelligence appartiennent dit-il les espegraveces les genres et les raisons des choses Mais de connaicirctre des ecirctres singuliers leurs penseacutees leurs actes cela nrsquoest point de la perfection de lrsquointelligence creacuteeacutee et son deacutesir naturel nrsquoy tend pas14 raquo laquo Parce que la connaissance des choses contingentes ne comporte pas cette veacuteriteacute sucircre qui exclut lrsquoerreur il faut dire pour ce qui regarde la speacuteculation pure qursquoelles sont laisseacutees de cocircteacute par lrsquoesprit que perfectionne la connaissance de la veacuteriteacute15 raquo On voit que singuliers et contingents sont traiteacutes de faccedilon semblable ailleurs ils sont explicitement mis ensemble et exclus du domaine de la certitude scientifique comme appartenant agrave celui du sens16 Lrsquoincertitude et lrsquoindeacutetermination du sensible nrsquoest pas drsquoailleurs la raison derniegravere de lrsquoexclusion car quand il srsquoagit des substances seacutepareacutees et de la connaissance infaillible qursquoelles peuvent avoir entre elles de leurs actions on retrouve des affirmations identiques agrave celles que nous avons citeacutees17 ndash Il faut mentionner enfin un curieux passage du commentaire sur lrsquoEacutethique ougrave S Thomas deacuteclare que les eacutetudes de morale particuliegravere ne presentent du point de vue speacuteculatif qursquoun tregraves mince inteacuterecirct18

On ne srsquoeacutetonnera donc point que ce grand theacuteoricien de la contemplation deacutesinteacuteresseacutee ne soit pas arriveacute agrave une theorie parfaitement logique de lrsquoart Ccedilagrave et lagrave la nature intellectuelle

14 1 q 12 a 8 ad 4 ndash Cp 3 q 11 a 1 ad 3 Certaines des affirmations sur lrsquoimperfection de la science

universelle doivent srsquoentendre de la science geacuteneacuterique il faut passer laquo usque ad species raquo (In 1 Meteor 1 1 ndash Cp in 2 Met 1 4)

15 In 6 Eth l 3 16 In 6 Eth l 5 ndash Cp 1a 2ae q 57 a 5 ad 3 17 Ver 9 5 6 ndash Cp 1 q 107 a 2 18 In 2 Ethi l 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 118

du plaisir artistique est clairement indique plus souvent la poeacutesie est conccedilue drsquoune maniegravere eacutetroite et superficielle soit qursquoon lrsquoeacutenumegravere parmi les laquo arts meacutecaniques raquo soit qursquoon la range agrave la suite de laquo moyens drsquoatteindre le vrai raquo ndash deacutemonstration dialectique rheacutetorique ndash parmi lesquels elle tient naturellement la derniegravere place19 Quant aux laquo visions deacutelectables de belles formes raquo comme aux laquo auditions de suaves meacutelodies raquo ce sont lagrave plaisirs de la connaissance sensible les plaisirs speacuteculatifs semblent reacuteduits agrave la laquo contemplation certaine du vrai20 raquo

La racine profonde de cette moindre estime pour lrsquoart est une meacuteconnaissance de la valeur intelligible qursquoa son objet la synthegravese singuliegravere Album musicum non est vere ens neque vere unum21 Parce que les conjonctions drsquoaccidents sont fluentes et que la raison scientifique veut des objets qursquoelle puisse fixer hors du temps le philosophe raisonneur les meacuteprise Album musicum non est vere ens Il nrsquoest pas pas difficile de faire sentir aujour-drsquohui quel potentiel drsquoirreacutealisme est emmagasineacute dans ces paroles et tous savent qursquoau contraire lrsquoecirctre vrai ce nrsquoest pas laquo lrsquohomme raquo en aucun eacutetat drsquoabstraction mais laquo Socrate musicien blanc raquo ndash Neque vere unum Lrsquouniteacute est toujours correacutelative de lrsquoecirctre Les progregraves de la psychologie expeacuterimentale et historique la critique litteacuteraire renouveleacutee ndash pour ne parler pas drsquoautres sciences ndash nous ont appris jusqursquoagrave quel point lrsquointelligence est

19 In 9 Eth 1 7 ndash In 1 Post l 1 ndash Lrsquoœuvre du poegravete est drsquoincliner agrave la vertu la laquo cogitative raquo en la

persuadant agrave lrsquoaide drsquoune repreacutesentation ndash Mais 1 q 1 a 9 ad 1 le plaisir de la repreacutesentation est distingueacute de lrsquoeffet utile ndash Cp 1 q 39 a 8 laquo Videmus quod aliqua imago dicitur pulchra si perfecte repraesentat rem quamvis turpem raquo

20 In 10 Eth 1 6 ndash S Thomas reacutepegravete pourtant volontiers que lrsquohomme seul entre les animaux se complait dans la connaissance des objets sensibles pour cette connaissance mecircme ou (ce qui est identique) pour la beauteacute des objets (In 2 Cael 1 13 ndash 1 q91 a3 ad 3 etc)

21 1 q 115 a6 ndash In 11 Met l 8 etc

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capable de discerner et de recreacuteer dans son sein cette harmonie originale et intime qui rend un homme si profondeacutement diffeacuterent drsquoun autre homme parce qursquoelle fond dans lrsquouniteacute de son ecirctre la diversiteacute de tels ou tels accidents La qualiteacute nrsquoest pas agrave part de la quantiteacute la taille influence parfois le caractegravere les laquo climats raquo ne sont pas entiegraverement sans action sur les laquo humeurs raquo il se trouve mecircme qursquoon peut reprendre le vieil exemple et qursquoun negravegre en musique nrsquoa pas les gouts drsquoun blanc22

Mais ce nrsquoest pas en fonction des acquisitions intellectuelles du dernier siegravecle qursquoil faut critiquer S Thomas ses propres doctrines de la Providence et de lrsquoesprit auraient ducirc eacutelargir sa logique Aristote arrache les accidents individuels agrave lrsquointelligibiliteacute du monde en les arrachant agrave lrsquoordre de la finaliteacute On est eacutetonneacute de vois S Thomas reprendre ces exclusions laquo On peut dit-il parler de causes finales quand il srsquoagit de proprieacuteteacutes qui suivent toujours lrsquoespegravece Il en est autrelaquo ment des accidents individuels ceux-lagrave doivent srsquoexpliquer par la matiegravere ou par lrsquoagent23 raquo Ailleurs revenant a la mecircme penseacutee du Philosophe il la rattache agrave un autre dogme du Peacuteripateacutetisme la subordination de lrsquoindividu agrave lrsquoespegravece dans lrsquoordre de la finaliteacute24

22 Aristote a bien remarqueacute que parmi les causes par accident il y a un certain ordre agrave eacutetablir συμβέβηκε τῷ

ἀδριαντοωοιῷ τὸ Πολυκλείτῳ εἶναιhellip ἔστι δὲ καὶ τῶν συμβεβηκότων ἄλλα ἄλλων πορρώτερον καὶ ἐγγύτερον οἶον εἰ ὁ μουσικὸς αἴτιος λέγοιτο τοῦ ἀνδριάντος (Phys B 3) Les explications que S Thomas doucir agrave ce propos (In 2 Phys 1 6 ndash In 5 Met 1 2) ne deacutepassent pas la porteacutee du bon sens ordinaire

23 In 3 An l 1 ndash De Anim 18 ndash Cp Aristote De gen anim 5 1 (778 a 30) et ailleurs ndash Il est clair qursquoon peut concevoir une autre science de lrsquoaccidentel celle qui en traite en geacuteneacuteral et rentre dans lrsquoancienne logique et dans lrsquoancienne meacutetaphysique Δεκτέον ἔτι περὶ τοῦ συμβεβηκότος ἐφ᾿ ὅσον ἐνδέχεται (Met E 2) et Thomas laquo ratio huius quod est esse per accidens per aliquam scientiam considerari potest raquo (In 6 Met 1 2 De mecircme 4 d34 q 1 a 1 ad 9)

24 Ver 3 8

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Sans doute ici sa foi chreacutetienne lrsquoempecircche de suivre Aristote jusqursquoau bout Lagrave ougrave son maicirctre parlait drsquoune laquo intention de la nature raquo qui vise seulement la permanence des espegraveces et abandonne au hasard les accidents individuels il faut chez S Thomas que la Providence intervienne et que la science de Dieu deacutetermine tout Mais srsquoil accorde que lrsquoIdeacutee divine est prototype de lrsquoindividu ce nrsquoest lagrave pense-t-il qursquoun aspect secondaire et subordonneacute LrsquoIdeacutee divine vise en premiegravere ligne la nature lrsquoessence speacutecifique Car cette essence plus belle et plus riche que lrsquoessence geacuteneacuterique indeacutetermineacutee est plus noble aussi que la reacutealiteacute singuliegravere elle comble une double imperfection celle de la matiegravere et celle du genre Crsquoest lagrave une raison meacutetaphysique agrave laquelle S Thomas en ajoute parfois une autre tireacutee du flux continuel des individus compareacute avec la permanence que reacuteclame lrsquoesprit pour le laquo but de la nature raquo les singuliers passent et lrsquoespegravece reste donc crsquoest lrsquoespegravece qui est laquo voulue pour elle-mecircme raquo Si la nature veut principalement Socrate Socrate aneacuteanti elle a manqueacute son but25 Et cette derniegravere raison semble avoir tant de poids que dans les espegraveces ougrave elle ne vaut pas ndash hommes immortels et corps ceacutelestes ndash il faut aussi que la theacuteorie geacuteneacuterale cegravede quand ils sont incorruptibles laquo les individus eux-mecircmes font partie du but principal de la nature26 raquo

Une aussi forte bregraveche agrave fa doctrine montre qursquoelle nrsquoeacutetait

25 Ver loc cit ndash Quodl 8 2 ndash Cp 2 C G 45 5 laquo Bonitas speciei excedit bonitatem individui aient

formale id quod est materiale raquo 26 3 C G 93 6 ndash t q98 a1 ndash Cp Ver 5 5 ndash Lrsquoargument meacutetaphysique qui peut justifier dans les deux cas

une distinction de pure raison vaudrait plutocirct pour les hommes que pour les astres Car il nrsquoa de sens acceptable qursquoautant que la matiegravere contracte et restreint la virtualiteacute de la forme et un corps ceacuteleste remplit toute la perfection possible agrave son essence (In 2 Cael 1 16 etc) ndash Remarquer au chapitre citeacute du Contra Gentes les raisons tireacutees de la valeur originale des actes libres

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 121

pas parfaitement coheacuterente avec le reste du systegraveme A dire vrai je crois qursquoif eucirct fallu complegravetement renoncer agrave cette idole aristoteacutelicienne La maintenir crsquoeacutetait aller contre lrsquointellectualisme inteacutegral contre lrsquoidentiteacute du reacuteel et de lrsquointelligible contre la peacuteneacutetration du meacutecanisme par la finaliteacute Au fond crsquoest toujours une formule ambigueuml dans la bouche de S Thomas que lrsquo laquo intention de la nature raquo Qursquoest cette nature Si crsquoest la brute qui engendre elle nrsquoa pas drsquo laquo intention raquo sinon son plaisir Si crsquoest lrsquohomme ses intentions sont aussi multiples que sa volonteacute est variable et de plus de quel droit vient-on affirmer que lrsquointention drsquoun simple individu ne peut manquer son but ndash Si crsquoest Dieu dont il srsquoagit il est faux de dire que son intention srsquoarrecircte agrave lrsquohomme et ne pousse pas jusqursquoagrave Socrate Praedictum Providentiae ordinem in singularibus ponimus etiam in quantum singularia sunt27 ndash Comme tout est plus clair et plus coheacuterent comme la Raison qui est le sens de lrsquointelligibiliteacute du monde est plus satisfaite si tout en affirmant la finaliteacute et lrsquointelligibiliteacute de chaque synthegravese individuelle de cet oiseau et de cette rose comme de ce negravegre et de ce blanc on maintient en mecircme temps que cette finaliteacute cacheacutee dans les profondeurs de Dieu et absolument identique pour Lui agrave la finaliteacute de lrsquoespegravece nous est agrave jamais inconnue qursquoIl srsquoest reacuteserveacute donc de savoir le fond de chaque ecirctre et que nous pouvons seulement cocirctoyer ce jardin fermeacute par les deux routes qui vont se rapprochant mais ne peuvent ici-bas se joindre et nrsquoen faire qursquoune la science et lrsquoart ndash Ainsi conduite agrave ses conseacutequences la doctrine sans tomber dans le laquo panlogisme raquo est pleinement ce qursquoelle est un laquo panestheacutetisme raquo autrement elle admet avec une concession agrave lrsquoesprit arabe une infideacuteliteacute agrave son

27 Ver 5 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 122

principe premier et sur un point du moins traite la raison discursive comme si elle eacutetait lrsquointelligence ut sic28 ce qui est aux yeux de S Thomas le πρῶτον ψεύδος du rationalisme

Et drsquoailleurs dans le systegraveme thomiste la valeur et lrsquoimperfection des actes complexes qui visent agrave lrsquointellection drsquoun singulier srsquoexpliqueraient avec faciliteacute

Le singulier eacutetant lrsquoecirctre vrai il est tout naturel que sa perception nous fasse expeacuterimenter la peacuteneacutetration de lrsquoautre drsquoune faccedilon plus aigueuml et plus complegravete que toute autre opeacuteration intellectuelle Lrsquoexpeacuterience de lrsquoart celle de la vie surtout sont donc drsquoaccord avec la theacuteorie quand gracircce agrave lrsquoartiste ou bien agrave cet incomparable poegravete la meacutemoire deacutesinteacuteresseacutee lrsquoharmonie drsquoune individualiteacute concregravete ou un intant de perception humaine qui paraicirct ressusciteacute dans sa complexiteacute totale nous charme et nous remplit presque Car la jouissance en est intense et savoureuse autant que celle de nrsquoimporte quelle geacuteneacuteralisation et lrsquoinutiliteacute pratique bien supeacuterieure

Drsquoautre part on se convainc si lrsquoon y reacutefleacutechit qursquoen ces preacutecieux instants lrsquoappreacutehension du complexe nrsquoassouvit pas pleinement lrsquointelligence Le sentiment du flux de lrsquoinconsistance inquiegravete lrsquoinstinct de lrsquoesprit habitueacute aux theacuteoregravemes rationnels pleinement apaisants dans leur ordre il voudrait joindre agrave la vitaliteacute de cette fusion des choses en lui le sentiment de clarteacute parfaite et de permanente possession qursquoil a expeacuterimenteacute dans lrsquointuition des principes En vain il essaierait se niant lui-mecircme de canoniser le fluent et

28 Crsquoest au fond parce que ses principes lui commandaient drsquoexclure de la science discursive le complexus

individuel que S Thomas lrsquoexclut de la speacuteculation In 11 Met l 8 160 b cp 3 C G 86 Il paraicirct ici avoir confondu avec la certitude de lrsquoaffirmation la valeur de speacuteculation pure (Cp du in 6 Eth 1 3 citeacute p 117) Crsquoeacutetait nrsquoecirctre pas fidegravele aux principes de sa critique du jugement la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur speacuteculative

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 123

lrsquoobscur il sait qursquoeacutetouffer ici son deacutesir crsquoest glisser sur la pente du sensible et devenir moins intelligent Il sent que la perfection intellectuelle doit ecirctre en la conjonction des deux choses qursquoil lui semble ne pouvoir unir

Tout cela srsquoaccorde avec les thegraveses thomistes Car tant qursquoil srsquoagit de perceptions du singulier par lrsquohomme crsquoest Avicenne qui a raison S Thomas le dit comme lui nous nrsquoavons que des semblants drsquointuitions nous ne saisissons par les particuliers laquo selon leur particulariteacute raquo mais nous concevons agrave part lrsquoessence et chacune des deacuteterminations qui integravegrent lrsquoactualiteacute de son esse Notre contrefaccedilon drsquoideacutee nrsquoest qursquoune reacuteflexion rapide qui rapproche par lrsquouniteacute du sujet percevant la quidditeacute que lrsquointellect a abstraite et ce que les sens ont pu saisir de ses pheacutenomeacutenales reacutealisations29 Cette faccedilon drsquoagir imite la coiumlncidence intelligible mais ne lrsquoest pas Pour bien faire pour ecirctre pleinement intelligent il faudrait percevoir lrsquoesse comme il est crsquoest-agrave-dire comme actuant lrsquoessence Il faudrait faire comme lrsquoAnge qui totalise en lrsquoideacutee unique de lrsquoespegravece tout le deacuteroulement temporel des individus Cela est la vraie prise de lrsquoautre chaque chose eacutetant ainsi laquo connue comme elle est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute de lrsquoobjet eacutetant comme sa lumiegravere30 raquo

Nous nrsquoavons pas cela mais nous pouvons lrsquoimiter agrave notre faccedilon potentielle et multiple dans lrsquoespace et le temps ndash Pour arriver agrave nos conclusions il nrsquoa fallu rien ajouter agrave S Thomas il a suffi de rapprocher certaines de ses affirmations les plus chegraveres Lui-mecircme nrsquoa pas fait ce rapprochement et nous ne nous en eacutetonnons point Mais lrsquoexclusion expresse du domaine de la speacuteculation pure porteacutee contre toute penseacutee qui nrsquoest pas jugement drsquoessence ou formation

29 V p 92 n 1 30 In Caus 1 6 531 a laquo Ununiquodque cognoscitur per id quod est in actu et ideo ipsa aetualitas rei est

quoddam lumen ipsius raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 124

de quidditeacute abstraite autorise agrave dire qursquoil nrsquoa pas suivi ses principes qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute assez intellectualiste pour ecirctre ici rationiste agrave lrsquoexcegraves

III

Et pourtant la ratio elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquointelligence qui discourt et qui compare souffre aussi de la preacuteeacuteminence trop absolue reconnue au concept quidditatif Une fois deacutetermineacute ce qui a rapport agrave lrsquoideacutee geacuteneacuterale le rocircle de lrsquoesprit semble srsquoarrecircter net apregraves la connaissance de lrsquoessence fixe srsquoouvre comme un preacutecipice abrupt qui borne le domaine de la speacuteculation en bas crsquoest lrsquoabicircme de lrsquoirrationnel et du hasard Il y a lrsquoordre dans la seacuterie harmonieuse des espegraveces il y a de lrsquoordre dans les reacutevolutions des corps ceacutelestes mais agrave lrsquointeacuterieur de chaque espegravece dans notre inonde sublunaire il nrsquoy a que des successions accidentelles sans inteacuterecirct pour lrsquoesprit31 La cause de cette conception statique du monde intelligible nrsquoest pas difficile agrave deacutecouvrir Il ne faut pas la chercher dans un certain eacuteleacuteatisme qui aurait nieacute la reacutealiteacute des ecirctres changeants ou dans un scepticisme qui les eucirct crus inaccessibles agrave lrsquoesprit laquo Rien nrsquoempecircche dit S Thomas drsquoavoir des laquo choses mobiles une science immobile32 raquo Il commence le corps du traiteacute de sa Physique

31 Spir 8 laquo Perfectius participant ordinem ea in quibus est ordo non per accidens tantum Manifestum est

autem quod in omnibus individuis unius speciei non est ordo nisi secundum accidens differunt secundum principia individuantia et diversa accidentia quae per accidens se habent ad naturam speciei Quae autem specie differunt ordinem habent per se In istis inferioribus quae sunt generabilia et corruptibilia et infima pars universi et minus participant de ordine quaedam habent ordinem per accidens tantum sicut individua unius speciei raquo

32 1 q 24 a 1 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 125

33en proclamant avec Aristote laquo Ignorer le mouvement crsquoest ignorer la naturersquo raquo Il sait qursquoici-bas tout coule dicitur autem creatura fluvius quia fluit semper de esse ad non esse per corruptionem et de non esse ad esse per generationem34 Et cette Physique mecircme nrsquoest autre chose qursquoun essai de philosophie geacuteneacuterale du fluent35 Si donc il srsquointeacuteresse plus aux choses qui demeurent qursquoau tourbillon de lrsquoeacutevolution aux Ideacutees Essences eacuteternelles qursquoaux participations contingentes la raison en est dans son estime et son amour du monde immateacuteriel ougrave sont les Intelligibles subsistants crsquoest lagrave que principalement la veacuteriteacute reacuteside crsquoest donc de ce cocircteacute que se tournera ce qursquoil nomme laquo le regard de lrsquoesprit36 raquo

Lrsquointelligence moderne guideacutee par lrsquoideacutee du deacuteveloppement preacutetend si elle maintient la notion drsquoespegravece constater au sein de lrsquoespegravece une certaine succession intelligible un rythme de causes et drsquoeffets qui relie entre eux les groupes drsquoindividus dans lrsquohistoire naturelle et dans lrsquohistoire humaine cette meacutethode srsquoest justifieacutee par de nombreuses et brillantes applications - Cette introduction de lrsquointelligible dans la dynamique eacutetait-elle contraire ou conforme aux principes du thomisme De mecircme que lrsquoindividu comme tel est intelligible par son harmonie lrsquoespegravece reacutealiseacutee dans le temps peut-elle lrsquoecirctre par sa continuiteacute Cette question connexe agrave la preacuteceacutedente doit ecirctre reacutesolue semblablement

Il faut noter drsquoabord que si lrsquoon dit oui il ne peut ecirctre

33 In 3 Phys l 1 laquo Ignorato motu ignoratur natura raquo 34 Sermones festivi 61 35 Son objet est ens mobile simpliciter 36 3 C G 75 7 laquo Cognitio speculativa et ea quae ad ipsam pertinent perficiuntur in universali ea vero

quae pertinent ad cognitionem practicam perficiuntur in particulari nam finis speculativae est veritas quae primo et per se et in immaterialibus consistit et in universalibus raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 126

question dans le systegraveme thomiste de compreacutehension exhaustive Il srsquoagit neacutecessairement drsquoune œuvre de la ratio qursquoici elle se rapproche de lrsquointellectus dans la mesure ougrave la complexiteacute de son objet le rapproche de lrsquoecirctre reacuteel son acte est toujours en des limites qursquoon tend indeacutefiniment agrave restreindre drsquounir en une mecircme notion ce qui est grossiegraverement semblable Cela eacutetant accordeacute une pareille opeacuteration rationnelle pourrait-elle ecirctre admise par S Thomas

Si lrsquoon refuse de lui precircter nos preacuteoccupations on le reconnaicirctra je pense bien rarement chez lui une ideacutee de ce genre deacutepasse ce que le bon sens ordinaire en preacutesence du deacuteveloppement reacutegulier des ecirctres peut fournir agrave une assez primitive reacuteflexion37 ndash Drsquoautre part en srsquoattachant non pas agrave quelques phrases sans importance mais aux thegraveses les plus essentielles les plus laquo architectoniques raquo de son intellectualisme finaliste on se convainc qursquoelles appelaient la conception drsquoune diffeacuterenciation intelligible et perpeacutetuelle au sein mecircme de lrsquoespegravece

Supposons qursquoon admette la theacuteorie discuteacutee au paragraphe preacuteceacutedent de la subordination de lrsquoindividu par rapport agrave lrsquoespegravece Il ne suivra nullement-qursquoon doive restreindre agrave cette derniegravere le domaine de lrsquointelligibiliteacute La finaliteacute dans le singulier nous est cacheacutee soit Mais il y a une autre causaliteacute qui recegravele en soi de lrsquointelligible crsquoest la formelle ou quasi formelle Si la matiegravere ne faisait que recevoir et supporter la forme sans la contraindre sans

37 On mrsquoobjectera peut-ecirctre sa laquo theacuteorie du deacuteveloppement du dogme raquo Mais crsquoest un pariait exemple

drsquoindications positives incomplegravetement systeacutematiseacutees Ces indications se bornent agrave la peacuteriode de lrsquoAncien Testament laquo Tout invite nous dit-on agrave les appliquer au Nouveau raquo Tout nous y invite assureacutement apregraves Newman et le Concile du Vatican mais la question est de savoir si S Thomas a entendu une pareille invitation et srsquoil a cru devoir y reacutepondre (V 2a 2ae q 1 a 7 - 3 q 1 a 5 ad 3 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 127

en modifier lrsquoideacutee alors la multiplication mateacuterielle serait tout agrave fait vaine vaine aussi la preacutetention de connaicirctre les individus pour le plaisir de les connaicirctre Matiegravere `singuliegravere ne dirait rien de plus que matiegravere commune Cette double assertion se veacuterifie dans les corps ceacutelestes ndash Si la matiegravere au contraire selon ses dispositions preacuteexistantes en quantiteacute et qualiteacute restreint et deacutetermine les virtualiteacutes que comporte la nature de la forme si quand elle srsquoy unit pour constituer un individu non seulement elle fait un aliquid au sens de ens ratum in natura mais encore un hoc qui dans les limites de lrsquoespegravece diffegravere par telle ou telle drsquoun autre exemplaire de la mecircme essence (illud) alors agrave la suite et en fonction de la matiegravere elle-mecircme (inintelligible agrave lrsquohomme comme nous savons) un eacuteleacutement est entreacute dans le monde accessible agrave notre esprit parce qursquoil est conccedilu comme multipliable et repreacutesentant une valeur intellectuelle parce qursquoil est du diffeacuterent La comparaison des hoc et des illud agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespegravece nrsquoest donc pas indiffeacuterente agrave la perception de lrsquoesprit

Or la diffeacuterence des hoc et des illud la multipliciteacute qualitative du speacutecifiquement semblable tout dans la philosophie thomiste invite agrave la poser comme un postulat sinon comme un fait

Jrsquoai dit plus haut quelle est pour S Thomas la fin derniegravere de la creacuteation Crsquoest la beauteacute qui est intelligibiliteacute parce que crsquoest lrsquoassimilation agrave Dieu la repreacutesentation de la perfection divine par les creacuteatures Le monde est donc une œuvre drsquoara la jouissance les laquo deacutelices raquo de lrsquoEsprit parfait S Thomas lui-mecircme en conclut que la multiplication purement mateacuterielle ne peut ecirctre une fin qui reacutegisse le monde ndash On pourrait ajouter ni donc un pheacutenomegravene qui srsquoy rencontre laquo Aucun agent ne se propose comme fin la pluraliteacute laquo mateacuterielle parce qursquoelle nrsquoa rien de deacutetermineacute mais que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 128

laquo de soi elle tend agrave lrsquoindeacutefini38 raquo Dans lrsquoabsolument semblable pourquoi le deux plutocirct que lrsquoun Eadem ratione tres et sic in infinitum Supposez le retour eacuteternel comme le mouvement nous lrsquoavons vu nrsquoest pas une fin le monde nrsquoaurait plus de sens ou ce qui est identique il nrsquoaurait plus de beauteacute S Thomas veut qursquoil nrsquoy ait qursquoun monde laquo Si Dieu faisait drsquoautres mondes dit-il ou il les ferait semblables agrave celui-ci ou dissemblables Srsquoil les faisait tout agrave fait semblables ils seraient vains (essent frustra) ce qui ne convient pas agrave sa sagesse39 raquo

Voilagrave une premiegravere raison pour faire poser ou supposer lrsquoabsence de la pure multiplication mateacuterielle dans ce miroir de Dieu qursquoest la creacuteation Si deux mondes ne sauraient ecirctre semblables pourquoi deux tigres ou deux papillons ou deux amibes Risquer un oportet sur une pareille raison de convenance nrsquoeucirct point eacuteteacute contraire aux habitudes intellectuelles de S Thomas40 Mais voici une autre raison et plus prochaine Si la forme doit ecirctre consideacutereacutee comme acte vis-agrave-vis de la matiegravere la substance singuliegravere elle aussi est acte et deacutetermination vis-agrave-vis de lrsquoessence speacutecifique laquo La nature de lrsquoespegravece est indeacutetermineacutee laquo par rapport agrave lrsquoindividu comme la nature du genre par laquo rapport agrave lrsquoespegravece41 raquo Si la nature est source des eacutenergies

38 1 q 417 a 3 ad 2 laquo Nullum agens intendit pluralitatem materialem ut finem quia materialis multitudo non

habet certum terminum sed de se tendit in infinitum raquo ndash La raison donneacutee est un signe qui montre que la qualiteacute de fin ne saurait convenir agrave la pluraliteacute comme telle ndash Cp ib a 2 laquo Distinctio materialis est propter formalem raquo Si lrsquoon tire logiquement les conseacutequences on voit aussi que la laquo neacutecessiteacute de la permanence raquo apporteacutee comme raison de la pluraliteacute dans les espegraveces mateacuterielles ne peut ecirctre ni seule ni derniegravere le temps ne doit pas ecirctre une cateacutegorie vide drsquoecirctre intelligible

39 In 1 Cael 1 19 fin 40 Voir le chapitre V 41 Opusc 22 ch- 3

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essentielles lrsquoindividuel est plus compreacutehensif et plus complet laquo En tous les ecirctres ce qui est plus commun est plus veacuteheacutement mais ce qui est propre est drsquoune actualiteacute plus riche et la perfection du commun est de srsquoeacutetendre agrave ce que comprend le propre comme le genre est perfectionneacute par lrsquoaddition de la diffeacuterence42 raquo Chez les Anges qui sont simples propre et commun coiumlncident Mais dans les espegraveces terrestres plus potentielles moins arrecircteacutees lrsquoactuation simultaneacutee en un mecircme sujet de toutes les deacuteterminations concevables et mecircme leur actuation successive est une impossibiliteacute et voilagrave une raison drsquoexiger chez elles la multiplication numeacuterique mais cette raison avec la pluraliteacute exige aussi la diversiteacute laquo Chacun des individus des choses naturelles qui sont ici-bas est imparfait parce que nul drsquoentre eux ne comprend en soi tous les attributs de son espegravece43 raquo laquo Dans les corps infeacuterieurs nous voyons la mecircme espegravece comprendre plusieurs individus La raison en est une impuissance (et particuliegraverement) qursquoun seul ne peut fournir toute la perfection drsquoopeacuteration de lrsquoespegravece ce qui est surtout manifeste parmi les hommes lesquels srsquoentrrsquoaident en leurs actions44 raquo

42 3 d 30 q 1 a 2 43 In 1 Cael 1 19 fin ndash Cp encore Opusc 14 eh 10 ougrave lrsquoon retrouve plusieurs des ideacutees ici indiqueacutees mais

aussi lrsquoaffirmation nette laquo In bis vero quae materialiter differunt eamdem formam habentibus nihil prohibet aequalitatem inveniri raquo

44 In 2 Cael l 16 - Lrsquohomme est plus potentiel non qursquoil ait moins drsquoecirctre et drsquoacte que les brutes mais parce que posseacutedant lrsquointelligence il peut srsquoen servir pour diriger et modifier son organisme sensible et lrsquoadapter agrave plusieurs fins Parce que plus diffeacuterencieacute il est plus speacutecialisable que la fourmi ou le castor La laquo parfaite opeacuteration speacutecifique raquo fin de lrsquoespegravece reacuteclame pour reacuteussir au mieux que lrsquoun soit savetier lrsquoautre roi et ainsi du reste pour le bien-ecirctre de lrsquohumaniteacute Ce monstre platonicien lrsquoHomme seacutepareacute nrsquoest pas mais la socieacuteteacute humaine tend pour ainsi dire agrave le repreacutesenter en multipliant avec le nombre des exemplaires la diversiteacute des aspects (Cp Opusc 16 1 1)

LrsquoAnge au contraire englobe en son uniciteacute diaphane toute la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 130

Degraves qursquoelle perccediloit les diffeacuterences qualitatives lrsquointelligence a son bien Si elle les trouve eacuteparpilleacutees si elle doit relever sans ordre de ccedilagrave de lagrave les plus significatives les divers ne laissent pas de lrsquointeacuteresser Mais puisque dans la perception des singuliers mateacuteriels elle est rationnelle et que drsquoailleurs le fondement du rationnel est dans les choses la similitude eacutetant une laquo relation reacuteelle n on doit concevoir que la deacutecouverte entre les cas presque pareils de raisons causales et la comparaison des similitudes et dissemblances avec les coexistences et successions la satisfera davantage et lrsquoaidera agrave mieux feindre la prise de lrsquoecirctre Supposons qursquoon arrive agrave faire par exemple de cette ligne continue qursquoest la race le soutien drsquoune suite intelligible - et cette ideacutee pouvait ecirctre accueillie chez Thomas soit comme une extension du principe dionysien de la continuiteacute soit comme une simple conseacutequence de sa theacuteorie de la geacuteneacuteration45 - alors le rangement mecircme des choses eacutetant rationnel chaque ecirctre livrerait avec sa parcelle drsquointelligibiliteacute comme une premiegravere ideacutee de ce que sera lrsquoindividualiteacute du voisin et lrsquoensemble des accidents groupeacutes autour de la notion commune eacutelargirait en mecircme temps qursquoil la remplirait lrsquoideacutee geacuteneacuterale Que si lrsquoon percevait tous ces rythmes agrave lrsquointeacuterieur drsquoune espegravece si ce qui flotte devant lrsquoesprit comme le mirage drsquoun ideacuteal eacutetait devenu une science faite et qursquoon pucirct suivre agrave travers les multiples exemplaires qui reacutealisent successivement chaque essence la trace harmonieuse le deacuteploiement

perfection de son espegravece et en reacuteussit incessamment lrsquoopeacuteration speacutecifique Il est tout precirct comme les

instinctifs comme lrsquoabeille ou lrsquoaigle Il est cet ecirctre intellectuel tout deacutetermineacute et infaillible tout fonctionnaliseacute que recircvent certains psychologues Mais ce qui est en lui uniteacute de perfection est chez la brute uniteacute drsquoimpuissance lrsquohomme au milieu est multiple On reconnaicirct les principes de In 2 Cael 1 18 deacutejagrave souvent citeacutes

45 Voir Pot 3 9 7 - Cp Mal 4 8

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 131

(explicatio dirait S Thomas) de chacune des deacuteterminations qursquoelle comporte qui tour agrave tour la font vivre et la laquo repreacutesentent raquo en la restreignant alors dans ce panorama drsquoune uniteacute vaste mais rigoureuse aux ondulations ordonneacutees et courant dans tous les sens on aurait comme une image reacuteduite de lrsquoIdeacutee divine ou mieux quelque simulacre et suppleacutement de ces ideacutees angeacuteliques qui exhibent dans lrsquoespegravece et constituant lrsquoespegravece la multitude immense des singuliers Dans lrsquoideacutee du bœuf par exemple se rangeraient en ordre les grands les petits les blancs les noirs les roux tous les intermeacutediaires et les mecircleacutes et il en serait de mecircme pour toutes les autres qualiteacutes possibles

Avec cette science humainement parfaite nous ressemblerions donc au dernier des Anges qui voit les singuliers dans lrsquoespegravece laquo speacutecialissime raquo Mais et ce point est capital une distance incommensurable nous seacuteparerait encore de lui Lrsquoorigine sensible de toute cette science lrsquoempecirccherait de devenir jamais autre chose qursquoun ensemble de piegraveces rap-porteacutees et par correacutelation neacutecessaire un systegraveme drsquoabstractions non drsquointuitions Nous concevrions toujours fatalement avant le jugement reacuteflexe de correction chaque deacutetermination et chaque synthegravese particuliegravere comme communicable Nous resterions donc encore parqueacutes agrave noire place infimes parmi les ecirctres intellectuels La ratio imiterait seulement lrsquointellect drsquoune faccedilon plus savante et plus raffineacutee

Le danger mecircme qursquoon court de se meacuteprendre et de croire posseacuteder lrsquointuition quand on a pousseacute tregraves loin lrsquoanalyse laquo qui en est la neacutegation mecircme raquo empecircche de regretter ces sentences trop absolues prononceacutees par S Thomas sur la valeur speacuteculative de tout ce qui nrsquoest pas le concept quidditatif Le point essentiel une fois donneacutee lrsquoideacutee drsquointellection prenante que nous avons exposeacutee dans la premiegravere partie

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 132

eacutetait de voir nettement que lrsquointuition de lrsquoecirctre reacuteel exteacuterieur dans sa singulariteacute nous manque S Thomas lrsquoa vu Plusieurs de ceux qui vinrent apregraves lui comprenant mal la notion de saisie et de possession intellectuelle neacutegligegraverent lrsquoessentielle diffeacuterence de lrsquointuition et du discours Les nieacute mes Scolastiques mirent et le discours dans les Anges et dans les hommes lrsquointuition intellectuelle du singulier Ce nivellement de lrsquointelligence ut sic et de lrsquointelligence agrave forme rationnelle bouleversait toute la philosophie et ne faisait plus voir que des pueacuteriliteacutes ougrave auparavant il y avait des profondeurs Il ne faut qursquoavoir compris la logique interne du systegraveme scotiste pour bien voir que lrsquointellectualisme srsquoil est laquo anthropocentrique raquo devient contradictoire

CHAPITRE QUATRIEgraveME

Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science

I

S Thomas considegravere la science humaine universalisante et deacuteductive perfection speacutecifique de la ratio comme la meilleure forme de notre speacuteculation apregraves lrsquointellection simple Moins noble que lrsquointuition la systeacutematisation scientifique occupe cependant dans lrsquoensemble de sa philosophie une place quantitativement plus consideacuterable Ce point est clair Nous consideacuterons donc ici drsquoembleacutee la science rationnelle comme second succeacutedaneacute humain de lrsquoideacutee intuitive nous examinons ce qursquoil en exige et ce que pour ecirctre con-seacutequent avec ses principes il avait le droit drsquoen exiger comme instrument de speacuteculation pure

La science proprement dite telle qursquoil la conccediloit pourtant ainsi se deacutefinir un tout intelligible autonome unifieacute par le principe de la deacuteduction composeacute drsquoeacutenonceacutes logi-quement subordonneacutes et qui descendent par une contraction constante des principes les plus geacuteneacuteraux aux lois qui deacuteterminent les caractegraveres propres de lrsquoespegravece speacutecialissime Lrsquoexpression en propositions et la geacuteneacuteraliteacute des lois sont essentielles agrave la science Lrsquounification des eacutenonceacutes distincts par un principe commun est neacutecessaire si le tout doit ecirctre un ensemble intelligible Comme lrsquoensemble est ici drsquoordre

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repreacutesentatif et que la connexion reacuteelle des vraies choses en soi et en Dieu est par hypothegravese cacheacutee agrave lrsquoesprit humain le principe unifiant doit ecirctre tel qursquoil appartienne agrave la fois agrave la raison et aux choses Crsquoest donc un principe abstrait Pour ce motif mecircme comme on lrsquoa vu deacutejagrave la conquecircte intellectuelle du monde total par voie scientifique est impos-sible ce que la science pourra donner de mieux comme double mental de lrsquoecirctre ce sera le squelette logique de lrsquounivers

Quelle est dans lrsquoespegravece cette lumiegravere qui peacutenegravetre nos jugements distincts sur un groupe drsquoobjets pour faire simuler agrave leur ensemble lrsquoideacutee angeacutelique Quel est le principe unificateur de la science S Thomas reacutepond que crsquoest le principe de la deacuteduction Applicable agrave toutes les ideacutees abstraites et agrave celle mecircme drsquoecirctre il peut unifier toutes sortes de connaissances et il relie dans la penseacutee de S Thomas non seulement les propositions diffeacuterentes touchant un mecircme objet mais encore les divers systegravemes de notions repreacutesentant les objets les plus disparates Nous avons vu notre docteur rejeter la deacuteduction de tous les ecirctres il semble se proposer ici la deacuteduction de toutes les lois Drsquoune part tout lrsquoecirctre connaissable agrave la raison doit avoir sa place dans le systegraveme de la science ideacuteale1 drsquoautre part il nrsquoy a dans ce systegraveme de place leacutegitime deacutefinitive officielle que peur la deacutemonstration deacuteductive Crsquoest par leur subordination syllogistique agrave certains eacutenonceacutes premiers communs correacutelatifs sur lesquels repose tout le reste que les sciences sont constitueacutees sciences et acquiegraverent avec leur certitude absolue leur valeur de speacuteculation Telle est en effet la porteacutee de la theacuteorie de la laquo subalternance raquo ou deacutependance

1 Cp In Politic Prol laquo Omnium enim quae ratione cognosci possunt necesse est aliquam doctrinam tradi

ad perfectionem humanae sapientiae quae philosophia vocatur raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 135

essentielle de toutes les sciences entre elles et par rapport agrave la meacutetaphysique Chaque science subalterne laquo reccediloit ses principes raquo de la science qui lui est supeacuterieure Ainsi le phy-sicien reccediloit ses principes du meacutetaphysicien mais laquo livre raquo au botaniste ceux qui feront la base de la botanique lrsquoarithmeacutetique subordonneacutee elle-mecircme agrave la laquo philosophie premiegravere raquo se subordonne la musique et la geacuteomeacutetrie et ainsi des autres2 Il y a subordination formelle entre la science subalterne et la supeacuterieure3 On voit que dans cette conception laquola Science raquo totale vaste et complegravete plane pour ainsi dire au-dessus des individus elle ne peut guegravere reposer dans la raison drsquoun seul savant Quant agrave celui qui ne possegravede qursquoune science subalterne consideacutereacute dans sa solitude il est un croyant plutocirct qursquoun savant4 La freacutequence des recours et des allusions ne permet pas drsquoen douter la doctrine de la subalternance eacutetait aux yeux de S Thomas capitale et incontestable Il srsquoest curieusement expliqueacute sur son application dans la leccedilon ougrave il donne une division geacuteneacuterale de la philosophie naturelle laquo Ce qui est universel dit-il eacutetant laquo plus seacutepareacute de la matiegravere il faut dans la science naturelle laquo aller du plus universel au moins universel comme lrsquoenseigne le Philosophe au premier livre de la Physique laquo Aussi commence-t-il son traiteacute de cette science par les laquo notions communes agrave tous les ecirctres naturels comme le

2 In Trin 2 2 ad 5 ad 7 etc 3 laquo Ille qui habet scientiam subalternatam non perfecte attingit ad rationem sciendi nisi in quantum eius

cognitio continuatur quodammodo cum cognitione eius qui habet scientiam subalternantem raquo Ver 14 9 3

4 laquo Si autem aliquis alicui proponat ea quae in principiis per se notis non includuntur vel includi non manifestantur non faciet in eo scientiam sed forte opinionem vel idem raquo Ver 11 1 ndash Cp les principes de Ver 12 1 et rapprocher In 1 Met 1 1 laquo Et si ea quae experimento cognoscunt aliis tradunt non recipientur per modum scientiae sed per modum opinionis vel credulitatis raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 136

laquo mouvement et son principe Il passe ensuite par voie de laquo concreacutetion ou drsquoapplication des principes communs agrave laquo certains ecirctres dont la mobiliteacute est telle ou telle et qursquoon laquo traitera encore de la mecircme faccedilon raquo Puis deacutetaillant ce qursquoa fait Aristote il expose qursquoil a drsquoabord traiteacute de lrsquoacircme en geacuteneacuteral ndash qursquoil est descendu agrave des eacuteleacutements plus concrets bien qursquoencore universels ndash et qursquoil laquo a passeacute enfin agrave chacune des espegraveces animales et veacutegeacutetales en deacuteterminant ce qui laquo est propre agrave chacune5 raquo Ces derniers mots determinando quid sit proprium unicuique speciei ne peuvent laisser aucun doute sur la marche de la penseacutee S Thomas suppose ici qursquoune observation raisonneacutee lateacuterale agrave la science a livreacute au savant une deacutefinition quidditative il peut gracircce agrave elle allonger la seacuterie de ses deacuteductions et la derniegravere crsquoest cette opeacuteration caracteacuteristique du syllogisme ideacuteal qui consiste la deacutefinition donneacutee agrave conclure la laquo proprieacuteteacute6 raquo (comme drsquoanimal raisonnable on conclurait sociable ou qui peut rire)

Celui qui douterait que cette conception de la subordi-

5 In sens et sens 1 1 ndash Cp le Prologue du de Caelo laquo In scientiis esse processum ordinatum prout

proceditur a primis causis et principiis usque ad proximas causas quae sunt elementa constituentia essentiam rei raquo ndash Cp Aristote De Generatione et Corruptions B 9 Ρᾷον γὰρ οὕτω τὰ καθ᾿ ἕκαστον θεωρήσομεν ὅταν περὶ τοῦ καθόλου λάβωμεν πρῶτον S Thomas ajoute agrave lrsquoexplication de ces paroles (In 2 Gen 1 9) laquo Discursus enim ab universalibus ad particularia est major et universalior via in natura raquo ndash Pour comprendre la concretio dont il est question dans le commentaire du de Sensu cp les passages ougrave componere est opposeacute agrave resolvere (p ex In Trin 6 1 sect 3 ougrave il faut enlever comme une glose les mots laquo resolvendo autem quando e converso raquo (La concretio consiste agrave ajouter des deacuteterminations singuliegraveres par la deacutefinition drsquoessences moins abstraites ndash Comme exemple de la deacuteduction a priori appliqueacutee aux sciences naturelles on peut voir In 1 Cael 1 4 (deacutemonstration prise drsquoAristote)

6 n 1 Post 1 1 1 30 ndash Ver 2 7 cf ad 5 ndash In 2 Post 1 19 (285 b) laquo Medium est definitio maioris extremitatis Et inde est quod omnes scientiae fiunt per definitiones raquo ndash Pour le rocircle de la deacutefinition dans la science v encore 3 C G 56 4

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nation formelle des sciences ait eacuteteacute celle de S Thomas ne pourrait drsquoailleurs srsquoaccorder avec un principe premier de son eacutepisteacutemologie agrave savoir que la certitude eacutetant un eacuteleacutement speacutecifique de la science lrsquoincertitude croicirct avec la complexiteacute laquo Plus on ajoute de conditions particuliegraveres laquo plus on augmente les possibiliteacutes drsquoerreur7 raquo Cet axiome est symeacutetrique de celui qui deacuteclare les principes laquo plus certains raquo que les conclusions Il srsquoensuit non seulement que plus lrsquoobjet drsquoune connaissance est simple plus elle est sucircre mais encore puisque toutes-les affirmations de lrsquoesprit ont un fond identique et que la science doit ecirctre une que toute certitude du complexe est une certitude emprunteacutee laquo Celles laquo des sciences qui se superposent agrave drsquoautres (quae dicuntur ex additione ad alias) sont moins certaines que celles laquo qui considegraverent moins drsquoeacuteleacutements ainsi lrsquoarithmeacutetique laquo est plus certaine que la geacuteomeacutetrie donc la science qui a pour objet lrsquoecirctre eacutetant la plus universelle est la plus certaine8 raquo Il faut neacutecessairement une science qui soit laquo sue mieux que tout le reste raquo et laquo science par-dessus tout raquo crsquoest la meacutetaphysique qui laquo prouve tout et que rien drsquoanteacuterieur ne peut prouver9 raquo ndash Assureacutement S Thomas fidegravele agrave sa doctrine psychologique nrsquooublie pas qursquoil faut distinguer la certitude subjective et lrsquoobjective dans un de ses derniers ouvrages ougrave il reconnaicirct aux theacuteoregravemes matheacutematiques la plus ferme consistance dans lrsquoesprit parce que la soliditeacute des images y soutient constamment lrsquoenchaicircnement des raisons il semble au contraire rabaisser les jugements de meacutetaphysique au rang drsquolaquo opinions10 raquo Mais la pratique

7 1a 2ae q 94 a 4 8 In 1 Met l 2 9 In 1 Post 1 17 ndash Cp 3 C G 25 toutes les sciences speacuteculatives reccediloivent leurs principes de la

meacutetaphysique 10 In Trin 6 1

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mecircme de ses raisonnements montre clairement comment la theacuteorie des sciences ci-dessus exposeacutee reste sauve Les questions qursquoil juge obscures sont celles de meacutetaphysique speacuteciale11 pour lrsquoontologie commune il croit pouvoir en asseoir les principes avec une certitude absolue Je ne parle pas seulement ici des axiomes qui fondent la logique comme les principes drsquoidentiteacute et de contradiction jrsquoentends parler de ces principes scolastiques qui portent sur les notions les plus eacuteloigneacutees de lrsquoexpeacuterience vulgaire sur les derniers reacutesi-dus de lrsquoabstraction philosophique de ces laquo principes communs des ecirctres raquo laquo analogiques selon le Philosophe raquo qui concernent laquo lrsquoecirctre et la substance la puissance et lrsquoacte raquo et auxquels nous pouvons parvenir par la consideacuteration des laquo effets raquo bien que tregraves sucircrs en soi ils soient obscurs agrave lrsquointelligence peu exerceacutee12 Pour lrsquointelligence scientifique

11 Il nrsquoy a pas de science humaine distincte qui ait pour objet propre les substances seacutepareacutees (In 7 Met 1

15) ni de laquo theacuteologie naturelle raquo distincte de la meacutetaphysique geacuteneacuterale (In Trin 5 4 538 a) Pour les limites assigneacutees agrave notre puissance naturelle de connaicirctre Dieu v p 154

12 In Trin 5 4 La pratique de S Thomas disons-nous corrobore notre affirmation Qursquoon examine par exemple les preuves philosophiques de lrsquoexistence de Dieu qursquoil deacuteclare laquo irreacutefragables raquo (Ver 10 12 cp 1 q 32 a 1 ad 2) et qursquoon isole les principes supposeacutes dans les ceacutelegravebres deacutemonstrations des laquo cinq voies raquo (1 q 2 a 3) ils sont fort abstraits et peuvent sembler philosophiquement parlant eacuteternellement discutables ndash Jamais S Thomas nrsquoest plus triomphalement certain drsquoune thegravese que lorsqursquoil a lait jouer dans la preuve le concept abstrait de forme V p ex comment il juge la doctrine averroiumlste sur limiteacute de lrsquointellect possible (De Anim 3 ndash Spir 9) ou celle sur les formes des eacuteleacutements (De Anim 9 10) ou celle sur les corps ceacutelestes (In 8 Phys 1 21) ndash Pour lrsquoincorruptibiliteacute de lrsquoacircme humaine la deacutemonstration rigoureuse (laquo necesse est omnino raquo) se tire de la mecircme notion lrsquoesse ne peut ecirctre seacutepareacute drsquoune forme ougrave il adhegravere laquo sicut ab homine non removetur quod sit animal neque laquo a numero quod sit par vel impar raquo (De Anim 14) Crsquoest la raison a priori elle est suivie de deux signes ou indices lrsquointellection de lrsquouniversel et lrsquoappeacutetit naturel drsquoecirctre toujours ndash Une eacutetude micrographique sur la doctrine de lrsquouniciteacute de lrsquoindividu dans les espegraveces

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crsquoest cela mecircme qui est agrave la base laquo qui prouve le reste et que rien ne peut prouver raquo ndash La clarteacute des matheacutematiques nrsquoest pas plus intense elle se reacutepand seulement drsquoune maniegravere tregraves eacutegale sur un grand nombre drsquoobjets distincts ndash La subordination des autres sciences ne preacutesente pas de difficulteacutes et la certitude srsquoobscurcit reacuteguliegraverement agrave mesure qursquoon srsquoeacuteloigne de lrsquoontologie La physique porte sur` un objet deacutejagrave plus complexe puisqursquoil est soumis au mouvement aussi est-elle laquo incertaine raquo ses lois srsquoajustent mal agrave la reacutealiteacute elles sont laquo vraies dans la plupart des cas raquo elles sont dites laquo contingentes raquo parce qursquoelles peuvent laquo deacutefaillir13 raquo angeacuteliques convainc de mecircme qursquoil entend lagrave deacuteduire avec une rigueur geacuteomeacutetrique une conseacutequence du

concept de forme et non comme on le preacutetend encore souvent en srsquoappuyant sur des textes isoleacutes affirmer une simple convenance ndash Et toutes ces fortes affirmations prennent un relief singulier si on les compare aux indeacutecisions latentes aux nuances de doute dont sa penseacutee se colore quand il aborde des sujets plus proches de lrsquoexpeacuterience mais plus complexes et donc plus obscurs avec les thegraveses de psychologie Soit la thegravese capitale de lrsquoorigine des ideacutees un soupccedilon de doute plane presque toujours au-dessus du sys-tegraveme adopteacute celui drsquoAristote une ombre de probabiliteacute demeure flottante autour de ce qursquoil preacutesente comme la penseacutee de Platon laquo Verius esse videtur raquo dit S Thomas (2a 2ae q 172 a 1) ou laquo Secundum Aristotelis sententiam quam magis experimur raquo (1 q 88 a 1) ou encore laquo Prae omnibus praedictis positionibus rationabilior videtur sententia Philosophi raquo (Ver 10 6) Cp les textes theacuteoriques sur la difficulteacute de la psychologie rationnelle (Ver 8 10 8 in ctr et souvent ailleurs) ndash Lrsquoobjet de la science devient encore plus trouble quand on descend aux ecirctres plus proches de nous mais dont la notion est fuyante parce que leur ecirctre est imparfait laquo Illa quae habent esse deficiens et imperfectum sunt secundum se ipsa parum cognoscibilia ut materia motus et tempus propter esse eorum imperfectionem raquo (In 2 Met 1 1)

13 Crsquoest-agrave-dire qursquoagrave cause des conjonctions accidentelles impreacutevues ou de laquo lrsquoindisposition de la matiegravere raquo il peut y avoir des monstres des hommes agrave six doigts des germes qui ne poussent pas etc Cette laquo contingence raquo nrsquoimplique aucunement la liberteacute (v 1 q 115 a 6) et la comparaison avec les sciences morales (p ex 10 2laquoe q 96 a 1 ad 3rsquo ne vise que les reacutesultats ndash Je parle agrave dessein de laquolois raquo En accordant agrave M von Tessen-Wesierski (Die Grundlagen des Wunderbegriffes nach Thomas von Aquin p 107) que le mot manque chez S Thomas il faut maintenir que le concept srsquoy trouve puisqursquoil discute la valeur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 140

ndash Ensuite viennent les sciences humaines comme la morale la politique14 ndash enfin les sciences drsquoopeacuteration qui sont laquo les plus incertaines parce qursquoil leur faut consideacuterer les multiples laquo circonstances des choses singuliegraveres agrave produire15 raquo On le voit avec eacutevidence le fait de proclamer laquo plus incertaines raquo les choses qui comme il le dit en cent endroits nous sont laquo plus connues raquo indique que lrsquoordre de la science est inverse pour lui de celui du sens et que toute consistance scientifique vient de ce qui est le plus geacuteneacuteral et le plus abstrait La meacutetaphysique est agrave la fois ce qursquoon apprend apregraves tout le reste16 et ce qui laquo prouve tout le reste raquo

Nous pourrions encore confirmer notre maniegravere de voir en examinant ce que S Thomas entend par laquo deacutemontrer raquo Le concept de deacutemonstration deacutefinit pour lui celui de science17 Sans doute la deacutemonstration est double eacutetant parfaite ou imparfaite la parfaite part de principes laquovrais premiers immeacutediats anteacuteceacutedents plus clairs causes de la laquo conclusion raquo son moyen terme est la deacutefinition essentielle la deacutemonstration imparfaite part de principes plus clairs

de propositions exprimant une connexion essentielle entre deux pheacutenomegravenes distincts (V 3 C G 86 et

cp lrsquoexpression mecircme laquo verum ut in pluribus raquo 1a 2ae l c) 14 User de raisons probables crsquoest la meacutethode des sciences morales (In Trin q 6 a 1 ad 3 1re seacuterie cf c)

ndash Lrsquohistoire nrsquoest pas une science au sens thomiste puisqursquoelle ne peut se deacuteduire Tregraves deacutefiant de la connaissance par teacutemoignage (laquo Quantacumque multitudo testium determinaretur posset quandoque testimonium esse iniquum 2a 2ae q 78 a 2 ad 1 ndash Cp ibid corp et a 3 -1 a 2ae q 105 a 2 ad 8 etc) S Thomas admet pourtant implicitement qursquoon puisse arriver agrave la certitude sur un fait historique (v le rocircle de lrsquohistoire dans les preacuteambules de la foi 1 C G 6 et Opusc 2 Ad Cantorem Antiochenum ch 7)

15 In 1 Met 1 2 ndash Cp in Trim 6 1 (542 b multo plus) 16 In 1 Met 1 2 17 In 4 Met l 1 (471 a) In 2 Post 1 20 ad fin ndash In 1 Post 1 1 la deacutemonstration est deacutecrite laquo rationis

processus necessitatem inducens in quo non est possibile esse veritatis defectum et per huiusmodi rationis processum scientiae certitudo acquiritur raquo

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pour nous et prouve par exemple la cause par les effets18 Mais la deacutemonstration imparfaite qui donne le fait et non le pourquoi est comme agrave cocircteacute de la science vraie elle nrsquoy entre que dans certains cas deacutetermineacutes ougrave elle se trouve convertible en deacutemonstration par la cause Elle est drsquoailleurs auxiliaire de la science quand elle sert agrave preacuteparer la deacutefinition (en permettant par exemple de classer une substance sensible dans un genre deacutejagrave connu) Mais la deacutefinition nrsquoest proprement conclue drsquoaucun raisonnement syllogistique elle est le fruit de lrsquoinduction large ou constatation reacuteiteacutereacutee Donc la deacutemonstration du pur fait si elle nrsquoaide pas agrave passer au-dessus drsquoelle-mecircme doit ecirctre exclue du domaine des sciences pour passer agrave celui des industries

Il semblerait que crsquoest lagrave aussi dans le domaine pratique des laquo arts utiles raquo que S Thomas eucirct ducirc releacuteguer lrsquoinduction dite aujourdrsquohui scientifique srsquoil srsquoen eacutetait fait une ideacutee nette19 Non qursquoil eucirct pousseacute le paradoxe jusqursquoagrave la juger scientifiquement indiffeacuterente Mais ses reacutesultats eacutetant indispensables agrave qui veut savoir ses proceacutedeacutes dans lrsquoouvrage de luxe qursquoeacutetait pour lui la science intellectuelle auraient ducirc demeurer cacheacutes Lrsquoesprit une fois la laquo science raquo faite ne doit plus rien voir que la descente harmonieuse et lumineuse des deacuteductions

II

On pourrait en groupant habilement des textes donner une impression toute contraire agrave celle qui doit ressortir du paragraphe preacuteceacutedent On ferait un meacuterite agrave S Thomas

18 Voir lrsquoOpusc 34 de Demonstratione drsquoauthenticiteacute agrave peine douteuse Plus briegravevement dans la Somme 1

q 2 a 2 19 Ce qui nrsquoest pas V le jugement de M Mansion dans ses excellents articles sur lrsquoInduction chez Albert le

Grand (Revue Neacuteo-Scolastique 1906 pp 115 et 246)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 142

drsquoecirctre resteacute fidegravele malgreacute toute sa confiance en lrsquoesprit agrave la tradition expeacuterimentale drsquoAristote On montrerait que dans sa theacuteorie des sciences naturelles il a fait agrave lrsquoobserva-tion des pheacutenomegravenes la premiegravere place laquo Dans lrsquoenquecircte de laquo la veacuteriteacute en matiegravere de sciences naturelles eacutecrit-il quelqueslaquo uns sont partis des raisons intelligibles et ce fut le propre laquo des Platoniciens drsquoautres sont partis des objets sensibles laquo et ce fut comme lrsquoa dit Simplicius le propre de la philosophie drsquoAristote20 raquo Ailleurs encore il critique apregraves son maicirctre lrsquoa priorisme lrsquo laquoinexpeacuterience raquo des Platoniciens21 Il deacuteclare avec lui que dans les sciences naturelles la meacutethode des matheacutematiques est deacuteplaceacutee22 La deacutemonstration par le signe ou lrsquoeffet est plus usiteacutee dans ces sciences23 Aussi lrsquoon y part en geacuteneacuteral de ce qui est moins clair en soi mais plus clair pour nous24 Ces deacuteclarations semblent nettes

On y joindrait des arguments tireacutes de la pratique de S Thomas dans sa philosophie du mouvement dans sa psychologie surtout il tient agrave srsquoappuyer toujours sur les faits et invoque souvent lrsquoexpeacuterience comme un argument irreacutefutable

On insisterait sur le caractegravere expeacuterimental de sa theacuteorie de la connaissance S Thomas a une tendance visible agrave universaliser lrsquoopposition des priora quoad se et des priora quoad nos25 Comment agrave de pareils principes aurait-il pu joindre cette confiance folle en la deacuteduction

Mais ces objections en tant qursquoelles ne reposent pas sur une confusion entre lrsquoordre drsquoinvention et lrsquoordre systeacutematique ndash qursquoil faut soigneusement distinguer chez les Meacutedieacute-

20 Spir 3 21 In 1 Gen 1 3 22 In 2 Met 1 5 23 In Trin 6 1 24 In 2 An 1 3 25 V 2 C G 77 ult ndash 1a 2ae q 57 a 2 ndash in Job 4 3

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vaux ndash prouvent seulement qursquoune certaine indeacutetermination voilait dans lrsquoesprit de S Thomas des problegravemes importants drsquoeacutepisteacutemologie Elles ne peuvent empecirccher que la conception laquo architectonique raquo preacuteceacutedemment exposeacutee demeure la principale la plus souvent rappeleacutee la plus systeacutematiquement affirmeacutee Preacuteciser lrsquoopposition apparente ou reacuteelle de ces deux tendances divergentes en cela consiste toute la difficulteacute pour qui veut critiquer la valeur de la science drsquoapregraves les principes de S Thomas

III

Si nous entreprenons de juger la science au sens thomiste du mot comme simulacre de lrsquointellection pure il faut drsquoabord fixer deux conclusions qui se deacutegagent drsquoellesmecircmes

Premiegraverement il va de soi qursquoun arrangement de jugements successifs est de par sa notion mecircme imparfait et mal satisfaisant quand il srsquoagit de la prise unifiante de lrsquoecirctre La science participe aux tares de la ratio26 La science qui srsquoaccumule en ajoutant sans cesse de plus eacutetroites deacuteterminations de son objet tend agrave la ressemblance drsquoune ideacutee angeacutelique mais le passage agrave la limite en faisant eacutevanouir sa multipliciteacute caracteacuteristique lrsquoexterminerait Sans doute le

26 Voir in 1 Post 1 35 la reacuteponse aux objections qui attaquent la supeacuterioriteacute de la deacutemonstration universelle

sur la particuliegravere et speacutecialement agrave celle-ci laquo Universalis demonstratio ita se habet quod laquo minus de ente habet quam particularis raquo S Thomas reacutepond en distinguant le point de vue de la raison drsquoavec la reacutealiteacute laquo Quantum ad id quod rationis est Quantum vero ad naturalem subsistentiam raquo Pourtant la critique de la science comme speacuteculation imparfaite ne doit pas ecirctre chercheacutee dans ce paragraphe elle est ndash un peu trop implicitement encore ndash dans les questions sur les Anges (p ex Ver 8 15 distinction de la connaissance in aliquo unifiante et qui peut ecirctre intuitive ndash et de la connaissance ex aliquo discursive et multiple)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 144

principe de la deacuteduction lrsquounifie et fait voir ses eacutenonciables les uns dans les autres Oportet in conclusionibus speculari principia Cependant mecircme si dans ce qui nrsquoest pour S Thomas qursquoune opeacuteration logique on voulait consideacuterer lrsquoacte psychologiquement supeacuterieur qui imite une vision totalisante la reacuteduction mecircme du multiple agrave un principe abstrait ne ferait que mieux ressortir tout ce qursquoa drsquoirreacuteel lrsquoapproximation de lrsquoecirctre par voie deacuteductive Le nerf de la deacuteduction crsquoest le principe de la substitution des eacutequivalents drsquoautre part selon les premiers axiomes de la meacutetaphysique thomiste dans le monde degraves Intelligibles purs il nrsquoy a pas drsquoeacutequivalents ndash et dans le monde mateacuteriel il ne semble guegravere convenir qursquoil y en ait puisque la finaliteacute intelligible y regravegne donc le contraste est irreacuteductible entre lrsquointellection type et la science mecircme parfaite Omnis scientia essentialiter NON est intelligentia

En second lieu quelque grossiegravere et confuse que soit la connaissance deacuteductive S Thomas est parfaitement fidegravele agrave ses principes en admettant et la possibiliteacute et la supeacuterioriteacute relative drsquoune certaine philosophie par deacuteduction laquo Si une cc proposition est deacutemontrable nous nrsquoen avons pas de meilleure connaissance que la scientifique tandis que des principes indeacutemontrables nous avons une connaissance meilleure27 raquo La dualiteacute de nos moyens de connaicirctre entraicircne cette conseacutequence logique un renseignement quelconque sur nrsquoimporte quelle essence suppose un travail sur des donneacutees sensibles donc un systegraveme du monde suppose lrsquoabstraction de principes geacuteneacuteraux gracircce agrave lrsquoinduction large Et lrsquounification de ce systegraveme ne se conccediloit que par lrsquointersection de ces principes entre eux ou avec des quasi-deacutefinitions semblablement obtenues ndash Rien nrsquoempecircche

27 In 1 Post l 32

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 145

que la possession de lrsquoensemble scientifique ainsi formeacute atteigne agrave la certitude parfaite Mais tout fait preacutevoir que son extension sera extrecircmement borneacutee

Lrsquoerreur de S Thomas semble donc avoir consisteacute agrave faire en pratique de toute proposition certaine qui nrsquoeacutetait pas immeacutediatement utilisable agrave lrsquoartisan une partie inteacute-grante de la philosophie deacuteductive On le sait assez quand on eut renonceacute agrave cette meacutethode lrsquoexpeacuterience montra qursquoune systeacutematisation autonome des faits sensibles donneacutes pouvait ecirctre entreprise et reacuteussissait La valeur de speacuteculation immeacutediate en eacutetait mince mais les reacutesultats pratiques indeacutefiniment feacuteconds Ce qursquoon reproche donc agrave S Thomas ce nrsquoest pas drsquoavoir admis la possibiliteacute drsquoune philosophie du mouvement ni preacuteciseacutement drsquoavoir voulu lrsquoenseigner avant la zoologie et la botanique crsquoest drsquoavoir cru que botanique et zoologie en pouvaient ecirctre comme deacuteduites en sorte que ce qui est leur fond essentiel ce qui les constitue comme sciences des vivants reacuteels fucirct lrsquo laquo application raquo drsquoune philosophie de lrsquoecirctre mouvant En preacutetendant utiliser tout pour sa synthegravese il nrsquoeacutetait que conseacutequent avec ses principes en voulant y faire rentrer par force tant de produits du travail de la ratio sur le donneacute il risquait de fausser ses principes ndash Nrsquoavait-il pas parleacute lui-mecircme de cette cogitative semblable agrave lrsquoestimative des becirctes mais renforceacutee par son contact avec la raison Nrsquoavait-il pas insisteacute sur cette continuiteacute qui regravegne entre tous les ecirctres connaissants Et nrsquoaurait-il pu soupccedilonner qursquoagrave cocircteacute de la speacuteculation pure image de la vie angeacutelique les hommes semblables en cela agrave des abeilles progressives ou agrave des castors tregraves supeacuterieurs possegravedent des systegravemes de lois et de recettes qui leur permettent drsquoassujettir le monde des sens agrave leurs besoins

Sans doute on ne peut dire absolument qursquoil ait manqueacute drsquoune ideacutee si simple A cocircteacute des sciences il connaicirct les indus-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 146

tries (artes) ougrave il range par exemple lrsquoagriculture et la meacutedecine28 Et ce serait peut-ecirctre le meilleur moyen de faire comprendre son eacutepisteacutemologie que de dire les sciences telles que maintenant on les entend sont pour lui des laquoarts raquo et la synthegravese philosophique seule doit srsquoappeler laquo science raquo Qursquoest-ce qursquoun savant pour S Thomas Crsquoest un homme qui connaicirct les essences Pour nous le savant comme tel fait preacuteciseacutement profession de les ignorer et srsquoinquiegravete seulement de noter les rapports entre les pheacutenomegravenes Attribuer le chauffage agrave laquo Dieu en preacutesence du feu raquo et non pas agrave la laquo vertu propre de cet eacuteleacutement crsquoest pour S Thomas aneacuteantir la science parce que crsquoest rendre impossible la connaissance des causes29 Mais qursquoimporterait au savant drsquoaujourdrsquohui pourvu qursquoon lui laissacirct la constance du pheacutenomegravene Et du laquo pourquoi raquo ce savant parlerait comme de lrsquo laquo essence raquo la finaliteacute nrsquoest plus pour lui un principe laquo reccedilu du dehors raquo comme constituant intrinsegraveque de sa science crsquoest une hypothegravese directrice conccedilue au-dedans S Thomas lui identifiait en son eacutepisteacutemologie meacutetaphysique la nature et la fin30

Si donc on voulait comparer ses principes aux theacuteories des modernes il ne faudrait pas leurreacute par une coiumlncidence purement verbale identifier ce qui de part et drsquoautre est nommeacute laquo science raquo Ce serait sinon reacutealiser lrsquoidentiteacute des

28 In 2 Post 1 20 Lrsquoassertion est mecircme eacutetendue agrave tout ce qui est laquo circa generationem id est circa

quaecumque factibilia raquo La penseacutee semble un peu vague ndash In 2 Phys 1 4 (348 b) la meacutedecine est dite laquo scientia artificialis raquo ndash La physique au contraire est une science et neacutecessaire (Ver 15 2 3) et deacutemonstrative (2a 2ae q 48 a un In 1 Phys 1 1) le naturalis est une espegravece du speculativus (In 10 Eth 1 15 fin)

29 3 C G 69 7 30 In 2 Phys 1 15 380 a ndash Le physicien drsquoapregraves S Thomas use en ses deacutemonstrations de toutes les causes

(in 1 Phys 1 1) et preacutefeacuterablement de la finale (In 5 Met 1 2 518 b ndash 1 1 513 b ndash On peut drsquoailleurs lire praecipuae et non praecipue pour ne pas aggraver lrsquoideacuteologie (cp 3 C G 69 7)

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 147

contradictoires au moins torturer les textes drsquoeacutetrange faccedilon Il faudrait maintenir tregraves nette la distinction entre speacuteculations pures et industrie systeacutematiseacutees Assureacutement ce nrsquoest pas lagrave mentir au peacuteripateacutetisme pourvu qursquoon affirme encore que les secondes peuvent preacuteparer aux premiegraveres leurs mateacuteriaux et aussi que certaines geacuteneacuteralisations extraites des sciences peuvent ecirctre subsumeacutees aux principes de meacutetaphysique ndash Si drsquoailleurs sur ces deux points on consulte la pratique de S Thomas pour eacuteclairer ou corriger sa theacuteorie lrsquoon se convaincra touchant la preacuteparation des mateacuteriaux qursquoil les a emprunteacutes agrave lrsquoexpeacuterience vulgaire bien plus qursquoagrave ses theacuteories scientifiques et touchant la systeacutematisation ulteacuterieure des faits observeacutes qursquoil lrsquoa souvent preacutesenteacutee comme un arrangement possible plutocirct que comme une deacuteduction certaine31 Ces deux faits expliquent la faciliteacute avec laquelle sa biologie (si le mot nrsquoest pas trop preacutetentieux) sa physique et son astronomie mecircme se deacutetachent de sa meacutetaphysique

Mais le point capital reste ceci qursquoon suppose des sciences pratiques aussi complegravetes et aussi bien coordonneacutees qursquoon voudra ndash qursquoon les juxtapose dans une mecircme intelligence agrave lrsquoontologie la plus profonde -tant que les premiegraveres ne feront qursquoaffirmer des faits les deux tableaux seront irreacuteductibles Et se fondissent-ils en un seul par la peacuteneacutetration de lrsquointelligible dans le sensible geacuteneacuteraliseacute le reacuteel en soi nrsquoest pas encore saisi S Thomas qui nie qursquoon puisse arriver agrave connaicirctre laquo toutes les choses naturelles32 raquo eucirct pu ajouter selon ses principes que les connucirct-on toutes par le mode humain on restait encore fort au-dessous de lrsquoideacuteal de lrsquointelligence La raison derniegravere de lrsquoimperfection de toute

31 Voir le chapitre suivant 32 In 1 Meteor 1 1 ndash In Job 1 11 ndash 1 q 88 a 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 148

science humaine crsquoest la dualiteacute de nos moyens de connaissance tandis que le reacuteel est un La quidditeacute et la toi saisies par un esprit qui ne voit pas la matiegravere nrsquoexistent que dans la matiegravere Aussi dans nos eacutenonceacutes et nos perceptions multum inest de natura indeterminati

CHAPITRE CINQUIEgraveME

Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Systegravemes et Symboles

I

Malgreacute sa rigoureuse conception de la science qursquoil applique agrave la philosophie S Thomas admet en theacuteorie et en pratique qursquoaux raisonnements philosophiques certains on ait le droit drsquoen mecircler drsquoautres qui donnent des reacutesultats seulement probables La faccedilon la plus exacte et la plus scolastique de deacutecrire ce proceacutedeacute crsquoest de le rattacher agrave cette partie de la logique que lrsquoEacutecole appelle laquo dialectique1 raquo La dialectique est caracteacuteriseacutee par lrsquo laquo enthymegraveme raquo par ougrave lrsquoon nrsquoentend pas que toujours une des preacutemisses est sousentendue mais que omise ou exprimeacutee elle nrsquoa pas la certitude requise pour une deacutemonstration Nous sommes donc en preacutesence drsquoun exercice de lrsquoesprit qui use speacuteculativement des meacutecanismes deacuteductifs propres agrave la ratio alors qursquoil ne possegravede comme principe qursquoune vue trop confuse pour qursquoon puisse certainement lrsquoappliquer au sujet

Plus la majeure sera geacuteneacuterale et la conclusion eacuteloigneacutee mieux lrsquooriginaliteacute du proceacutedeacute apparaicirctra elle est agrave son comble dans les raisonnements du type suivant qui ne

1 Sur la dialectique opposeacutee au raisonnement apodictique v in 1 Post 1 1 et 1 33 ndash 28 280 q 48 a un ndash

in 4 Met 1 1 (471) Cp logice ou rationabiliter opposeacute agrave demonstrative p ex in 1 Cael l 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 150

sont pas rares chez S Thomas la raison pose en principe une de ces grandes phrases qui sont comme lrsquoexpression mecircme de lrsquoidentiteacute entre ses lois et les choses (Bonum est ut in pluribus Natura semper ad unum tendit Natura semper meliore modo operatur) et elle en postule lrsquoapplication dans un deacutetail alors que le moyen terme est insuffisant ou absent Tous les raisonnements de convenance ou drsquoanalogie rentrent dans ce type2 Il nrsquoen est point de plus ingeacutenieusement naiumlf que lrsquoargumentation par la laquo suffisance des combinaisons3 raquo Adam a eacuteteacute fait sine viro et femina Egraveve ex viro sine femina les autres naissent ex viro et femina Il convenait donc laquo ad completionem universi raquo que Jeacutesus naquit ex femina sine viro ndash Cet usage du discours peut srsquoappeler artistique parce que sont but principal semble ecirctre son exercice mecircme et parce qursquoil correspond dans les esprits drsquoalors aux besoins que maintenant lrsquoart a pour mission de remplir

On peut facilement faire voir qursquoil eacutetait naturellement appeleacute par le deacuteveloppement de la noeacutetique thomiste tel que nous lrsquoavons deacutecrit Lrsquointelligence discursive si elle reste fidegravele agrave la rigueur de ses meacutethodes nrsquoarrive agrave srsquooffrir qursquoune vision du monde double neacutecessairement et irreacutemeacutediablement trouble Des lois geacuteneacuterales sont eacutetablies dont lrsquoensemble esquisse la structure de lrsquoecirctre mais entre ces lineacuteaments trop espaceacutes srsquoeacutetendent de larges intervalles que lrsquoesprit voudrait remplir Car son aspiration est toujours par quelque moyen que ce soit de srsquointeacutegrer lrsquounivers dans lrsquouniteacute drsquoune seule ideacutee passer agrave lrsquoacte et agrave plus drsquoacte ce nrsquoest autre chose pour lui que chercher agrave satisfaire cette tendance Des reacutegions de lrsquoecirctre lui sont inconnues il veut

2 3 d 12 q 3 a 2 sol 2 ndash 3 q 31 a 4 3 Crsquoest lrsquoargument drsquo laquo eacutequilibre raquo ou drsquolaquo isonomie raquo des anciens (Cp Ciceacuteron De Nature Deorum I 39)

Pour lrsquousage qursquoen fait S Thomas cp in 2 Cael 1 4 116 a ndash In 1 Post 1 11

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 151

suppleacuteer par lrsquoimagination que guide lrsquoanalogie Les recettes industrielles sont agrave part de la vraie science il est solliciteacute agrave inventer des raccords entre les eacutenonceacutes propter quid et les eacutenonceacutes quia On pourrait ajouter que les sens intuitifs le tentent eux qui atteignent du preacutecis et du vivant de remplir ses capaciteacutes vides en y pressant leurs appreacutehensions singu-liegraveres crsquoest nous le verrons la raison du symbole sensible qui vient srsquoajouter au systegraveme pour aider agrave unifier lrsquounivers conccedilu Si donc nous parlons drsquoart le mot ne doit pas faire illusion sur le sens essentiellement philosophique du proceacutedeacute qui nous occupe crsquoest parce qursquoil est tregraves intimement convaincu de lrsquointelligibiliteacute du monde total et de la neacutecessiteacute drsquounifier lrsquoideacutee pour lrsquoapprofondir que le Scolastique pour embellir et compleacuteter sa vision du monde ajoute au certain du tregraves probable du moins probable du supposable du possible et continuerait srsquoil pouvait agrave lrsquoinfini Renoncer aux lois rigoureuses de la science qui deacutemontre eacutecouter les sens et les admettre agrave collaborer agrave lrsquoœuvre philosophique autrement qursquoen preacuteparant des mateacuteriaux pour la deacuteduction crsquoest drsquoailleurs introduire dans les reacutesultats cette flexibiliteacute cette incertitude qui est le propre de la connaissance sensible Crsquoest abandonner la rigueur pour lrsquoamour de lrsquouniteacute Crsquoest viser agrave autre chose qursquoagrave la conviction raisonnable srsquoil est vrai que tout assentiment est deacutesordonneacute degraves lagrave qursquoil nrsquoest pas infaillible4 Quand le sensible et lrsquoopinion sont mis de la partie lrsquoon nrsquoa plus une complexiteacute rationnelle pour mimer lrsquoIdeacutee pure mais une complexiteacute artistique pour mimer la rationnelle Le Systegraveme et le Symbole fruits de cette collaboration drsquoun nouveau genre ougrave lrsquoimagination a sa place sont donc des succeacutedaneacutes de la science totale Et si lrsquoon coule le probable dans les mecircmes moules

4 Cp le texte deacutejagrave citeacute de Ver 18 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 152

afin que lrsquoensemble produise une impression unique et que la raison impuissante agrave la deacuteduction absolue puisse du moins srsquoen offrir lrsquoillusion le philosophe devra toujours pouvoir distinguer en soi deux personnages un poegravete qui recircve un savant qui prouve Beau-coup drsquoesprits au Moyen Age eacutetaient assez souples pour ce jeu5 et dans le cas particulier de S Thomas on peut assurer que si le plaisir intellectuel eacutetait grand la raison nrsquoen eacutetait pas dupe6

Il est assez rare que S Thomas srsquoarrecircte agrave doser la certitude de ses assertions Il serait pourtant relativement facile croyons-nous de distinguer en sa doctrine ce qursquoil estimait probable et ce qursquoil jugeait certain si du moins lrsquoon srsquoen tenait agrave la philosophie pure Sans doute ce travail exigerait qursquoon srsquoengageacirct trop agrave fond dans le mateacuteriel de son systegraveme pour qursquoil soit possible mecircme de lrsquoesquisser ici Drsquoautre part pour donner une juste ideacutee de la coexistence subjective des deux meacutethodes il ne suffit pas drsquoen citer les theacuteories frag-mentaires qursquoon peut recueillir ccedilagrave et lagrave seule la lecture du corps mecircme des exposeacutes donnera lrsquoimpression exacte de ce qursquoeacutetait la logique artistique et parmi ces exposeacutes comme nous verrons crsquoest aux theacuteologiques qursquoil faudrait surtout srsquoattacher parce que crsquoest en theacuteologie que cette meacutethode triomphe Jrsquoemprunte seulement trois exemples au domaine de la connaissance naturelle

Le premier fait clairement voir que dans les sciences naturelles telles qursquoil les concevait et les enseignait crsquoest agrave-dire comme des explications deacutepassant le simple eacutenonceacute du

5 Lequel est dans la tradition grecque non seulement platonicienne mais aristoteacutelicienne Un exemple

typique du proceacutedeacute se rencontre au second livre du Ciel ougrave les hypothegraveses astronomiques sont accompagneacutees de la jolie reacuteflexion εἴ τις δὶα τὸ φιλοσοφίας καὶ μικρὰς εὐπορίας ἀγαπᾷ περὶ ὦν τὰς μεγίστας ἔχομεν ἀπορίας (B 12)

6 Voir les deacuteclarations comme 4 d 40 a 4 ad 4

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 153

pheacutenomegravene il se rendait compte malgreacute sa conscience de lrsquoideacuteal deacutecrit plus haut qursquoil entrait une large part drsquohypothegravese Il est un texte du Commentaire sur le Ciel si connu qursquoil faut presque srsquoexcuser de le citer mais si tonique qursquoon rie peut srsquoen dispenser laquo Les hypothegraveses inventeacutees par les laquo astrologues dit-il ne sont pas neacutecessairement vraies laquo en les apportant ils paraissent expliquer les faits et laquo pourtant on nrsquoest pas obligeacute de croire qursquoils ont vu juste laquo peut-ecirctre un plan encore inconnu des hommes rend raison laquo de toutes les apparences du monde des eacutetoiles7 raquo Notez que ce jugement porte mecircme sur le systegraveme qursquoil expose et dont il use en ses propres œuvres Un doute semblable se fait jour en meacuteteacuteorologie agrave propos de la theacuteorie des comegravetes lrsquohypothegravese adopteacutee est dite infeacuterieure en certitude tant aux theacuteoregravemes matheacutematiques qursquoaux eacutenonceacutes de faits sensibles et son unique meacuterite est drsquoexpliquer le pheacutenomegravene drsquoune maniegravere qui satisfasse lrsquoesprit8

Le second exemple serait drsquoune porteacutee bien supeacuterieure si les deacuteclarations eacutetaient aussi nettes Il srsquoagit de la theacuteorie des Substances seacutepareacutees Quel aspect incertain prendrait la philosophie thomiste si cette doctrine devait tout entiegravere ecirctre consideacutereacutee comme hypotheacutetique Mais les donneacutees de la foi srsquoajoutent ici aux conjectures philosophiques On ne peut donc parler de simple opinion Malgreacute cela plusieurs points dignes drsquoattention doivent au moins ecirctre signaleacutes les arguments apporteacutes dans la partie philosophique du Contra Gentes pour prouver soit qursquoil y a des Anges soit que le

7 In 2 Cael 1 17 La mecircme doctrine est explicitement reprise 1 q 32 a 1 ad 2 et semble mecircme deacutepasseacutee in

Job 38 2 e Per certitudinem via motus luminarium cognosci non potest ab homine raquo (cple contexte) 8 In 1 Meteor 1 9 ndash On est drsquoailleurs averti au deacutebut du traiteacute que les preacutetentions de lrsquoauteur et du

commentateur sont modestes

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 154

monde sensible est gouverneacute par eux ne sont au fond que des raisons de convenance tireacutees de lrsquoanalogie geacuteneacuterale du monde et du plan qui semble avoir preacutesideacute agrave sa creacuteation9 Il est juste sans doute de le remarquer la valeur de plusieurs thegraveses drsquoangeacutelologie est indeacutependante de lrsquoexistence reacuteelle des Anges biais drsquoautres la supposent neacutecessairement Plus donc on croira devoir souligner lrsquoautonomie de la philosophie thomiste par rapport aux donneacutees reacuteveacuteleacutees plus aussi il faudra reconnaicirctre la hardiesse de ses conjectures et son peu de reacutepugnance agrave se contenter du probable en de fort grandes questions

La theacuteodiceacutee enfin fournit lrsquoexemple le plus topique et le plus digne drsquoecirctre meacutediteacute ndash Qursquoon suive le deacuteveloppement logique de la deacutemonstration des attributs divins soit dans la Somme contre les Gentils soit mecircme dans la Somme theacuteologique Comment douter qursquoon soit en preacutesence drsquoun discours qui preacutetend rigoureusement prouver Quelque chose serait-il solide dans lrsquoœuvre du Docteur angeacutelique si ces grandes thegraveses vacillaient ndash On est donc tregraves surpris lorsqursquoon entend dire ensuite que lrsquouniteacute de Dieu comprise comme

9 2 C G 91 ndash 1 q 50 a 1 ndash 1 q 51 a 1 On remarquera dans ces diffeacuterents passages les necesse est et les

oportet ndash En geacuteneacuteral on ne peut se fonder sur des mots de ce genre pour eacutetablir le degreacute drsquoassentiment que S Thomas accordait agrave une conclusion Parfois oportet alterne avec exigere videtur (4 C G 79 1) parfois videtur est employeacute en des matiegraveres ougrave lrsquoauteur est certain et semble devoir se traduire laquo il apparaicirct que n Il faudrait aussi tenir compte du caractegravere de certains ouvrages il se peut que la valeur technique de chaque expression soit moins peseacutee en certains passages plus eacuteleacutegamment eacutecrits la masse des expressions dubitatives dans les Sentences est peut-ecirctre un signe de la modestie du deacutebutant partout mille raisons drsquoopportuniteacute conseillaient de traiter respectueusement lrsquoAugustinisme dans les reacutedactions du Fregravere Reacuteginald telle expression vive est due peut-ecirctre au zegravele outrancier du disciple (In 1 Cor 13 1 4 laquo omnino falsum et impossibile raquo) Tout cela doit rendre sceptique agrave lrsquoeacutegard des discussions qui reposent sur de pareilles pointes drsquoaiguilles il nrsquoeucirct pas eacuteteacute utile drsquoinsister si lrsquoon nrsquoen rencontrait encore trop souvent

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 155

enveloppant la toute-puissance la providence universelle et semblables attributs est objet de foi et non pas de deacutemonstration La reacutepeacutetition de cette affirmation et le caractegravere des ouvrages ougrave elle se trouve deacutefendent drsquoy voir une reacuteponse donneacutee au hasard pour esquiver quelque veacutetilleuse objection theacuteologique Drsquoailleurs si lrsquoon ne croyait pas qursquoelle traduise une penseacutee reacutefleacutechie alors la faciliteacute mecircme avec laquelle S Thomas srsquoy laisserait aller sacrifiant ainsi sans coup feacuterir des deacutemonstrations longuement eacutelaboreacutees prouverait bien mieux encore qursquoil nrsquoa point eu dans tous ses raisonnements meacutetaphysiques la confiance naiumlve et absolue qursquoon lui suppose Qursquoon accorde cela et qursquoon veuille bien remarquer en mecircme temps lrsquoabsence complegravete de restrictions quand S Thomas preacutesente ailleurs une preuve rationnelle de la Providence on aura conceacutedeacute tout ce que je preacutetends dire10

10 La question toucheacutee clans ce paragraphe est assez importante pour qursquoon doive entrer dans quelques

deacutetails S Thomas parmi les attributs de Dieu que la raison naturelle peut deacutemontrer mentionne plusieurs fois et en premiegravere ligne lrsquoincorporeacuteiteacute et lrsquointelligence il ajoute encore lrsquoincorruptibiliteacute lrsquoimmobiliteacute la volonteacute une certaine uniteacute ou singulariteacute drsquoexcellence et la preacuterogative drsquoecirctre cause finale du monde (3 d 24 q 1 a 3 sol 1 ndash Ver 18 3 ndash Comp Theol 35 et 254 ndash In Rom I 1 6 ndash 2a 2ae q 2 a 4 arg Sed contra) ndash Ce qui lui semble ecirctre exclusivement objet de foi crsquoest lrsquouniteacute conccedilue comme enfermant la toute-puissance la providence immeacutediate et universelle et le droit exclusif agrave ecirctre adoreacute (Ver 14 9 9 ndash Comp Theol 254 ndash Cp 2a 2ae q 1 a S ad 1) il y joint encore les attributs de Reacutemuneacuterateur et de Justicier (3 d 25 q 1 a 2 ad 2 ndash v cependant In Rom I 1 8) ndash Quant agrave la causaliteacute divine par rapport au monde la raison doit lrsquoaffirmer en geacuteneacuteral mais ne paraicirct pas pouvoir deacuteterminer si elle srsquoexerce par la creacuteation telle que lrsquoentendent les chreacutetiens (3 d 25 loc cit ndash In Rom I 1 6 ndash Comp Theol 68 cf 36 ndash Cp les expressions vagues de 3 d 2 q 1 a 3 sol 1 et le renvoi agrave Aristote op aussi les freacutequentes mentions des theacuteories eacutemanatistes Ce problegraveme est diffeacuterent de celui de la possibiliteacute de la creacuteation ab aeterno traiteacute ailleurs par S Thomas) ndash Il est difficile de reconnaicirctre dans cette distinction des deux classes drsquoattributs lrsquoœuvre exclusive de la reacuteflexion a priori S Thomas en la faisant a certainement penseacute aux Peacuteri-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 156

Passons maintenant aux speacuteculations proprement theacuteologiques le rocircle de la logique laquo artistique raquo y est beaucoup plus conscient et plus indeacuteniable comme il est aussi moins contesteacute

II

Lrsquoœuvre de la theacuteologie est deacutefinie et comprise par S Thomas drsquoune maniegravere qui peut surprendre celui qui connaicirct seulement de la scolastique ce qursquoon a coutume de reacutepeacuteter sur son rationalisme

Sans doute la theacuteologie est tout drsquoabord preacutesenteacutee comme une science speacuteculative dont les articles de foi sont les principes et les propositions qursquoon en tire discursivement les conclusions Cette science est laquo subalterneacutee raquo agrave lrsquointellection divine dont elle reccediloit formuleacutees en eacutenonciables certaines veacuteriteacutes sicut medicus credit physico11 La certitude tant des dogmes que de ce qui en deacutecoule eacutevidemment12 est absolue et irreacuteformable Voilagrave pour satisfaire les exigences de la raison et assureacutement transiger sur quelqursquoun de ces points crsquoeucirct eacuteteacute pour S Thomas cesser drsquoecirctre lui-mecircme Mais lrsquoexamen des objets de la science theacuteologique et de la maniegravere dont elle se constitue le persuadait que ses reacutesultats eacutetaient de fort ineacutegale valeur et que pour ecirctre elle devait faire une large part agrave ce que nous nommons systegraveme et symbole

pateacuteticiens et aux Arabes ndash Noter que si la raison est trop faible pour affirmer la toute-puissance elle est

encore plus mal venue agrave la nier (in Rom I 1 7) ndash On trouvera dans le Contra Gentes (375) et dans le Compendium Theologiae (123) des deacutemonstrations de la Providence de forme philosophique

11 In Trin 2 2 et ad 5 12 V 1 q 32 a 4 (Utrum liceat contrarie opinari de notionibus) et plus fortement dans les Sentences (1 d

33 q 1 a 5) laquo Pertractata veritate et viso quid sequitur idem iudicium est de bis et de illis quae determinata sunt in fide quia ad unum sequitur alterum raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 157

Parce que Dieu est en dehors et au-dessus des cateacutegories les entiteacutes surnaturelles y eacutechappent de mecircme et ne srsquoy laissent laquo reacuteduire raquo que par un classement pratique et gros-sier Les compartiments deacutecrits par Aristote ne sont pas le cadre propre de ces reacutealiteacutes nouvelles la gracircce par exemple ne rentre dans aucune des quatre espegraveces de la qualiteacute et parmi les huit maniegraveres drsquoecirctre drsquoune chose dans une autre assigneacutees au quatriegraveme livre de la Physique il nrsquoen est aucune qui srsquoapplique agrave la Triniteacute13 Donc les ideacutees que nous nous en formons sont au plus haut degreacute analogiques Donc lrsquoexpression du dogme en fonction drsquoune philosophie supposeacutee adeacutequate aux choses drsquoici-bas nrsquoest ni eacutepuisante ni mecircme la seule expression imaginable Ce dernier point est tout particuliegraverement agrave remarquer tout en travaillant agrave la formule peacuteripateacuteticienne et scolastique de la theacuteologie S Thomas se gardait de lrsquoeacuteriger en canon absolu laquo La doctrine sacreacutee dit-il peut recevoir quelque e chose des sciences philosophiques non qursquoelle en ait laquo absolument besoin mais pour manifester mieux ses propres laquo notions Si elle en use ainsi la cause en est lrsquoinsuffisance laquo de notre esprit que les produits de la raison naturelle laquo (principe des autres sciences) conduisent plus facilement laquo agrave ce qui deacutepasse la raison et qui est lrsquoobjet de la theacuteologie14 raquo Cette explication suppose eacutevidemment que si lrsquoon avait lrsquointuition des reacutealiteacutes surnaturelles de la gracircce par

13 Ver 27 2 7 ndash 1 q 42 a 5 ad 1 -- Ici srsquoembranche toute la doctrine de la laquo proportionaliteacute raquo ndash Cp agrave

propos de lrsquounion hypostatique De Un Verbi Inc 1 et Pot 1 4 4 (seconde seacuterie) avec le principe geacuteneacuteral laquo Secundum considerationem theologi omnia illa quae non sunt in se impossibilia possibilia dicuntur raquo ndash Cp encore sur la transsubstantiation 3 q 75 a 4 sur le caractegravere sacramentel 3 q 63 a 2 etc

14 1 q 1 a 5 ad 2 ndash Cp Prolog Sent q 1 a1 laquo Utitur in obsequium sui omnibus aliis scientiis quasi vassallis raquo ndash In Trin 2 3 7 laquo quasi famulantes et praeambulae raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 158

exemple ou des vertus infuses on nrsquoirait pas les classer laquo par reacuteduction raquo dans un preacutedicament Elle suppose encore (ad majorem manifestationem) que les concepts vulgaires de ceux qui nrsquoont pas lu Aristote suffisent agrave leur donner de lrsquoensemble de la theacuteologie une ideacutee geacuteneacuterale et approximative plus imparfaite que celle des doctes mais qui en diffeacuterera par le degreacute non par la nature Elle laisse ouverte enfin la question de lrsquoemploi dans lrsquoœuvre theacuteologique de telle ou telle philosophie hors la veacuteritable cette question S Thomas semble la reacutesoudre en pratique par ses freacutequentes allusions au platonisme de certains Pegraveres lesquelles impliquent la possibiliteacute drsquoexplications theacuteologiques diffeacuterente 3 en fonction des diverses philosophies15

Introduire la philosophie crsquoest donc eacuteclairer le dogme crsquoest aussi puisque les esprits ne sont pas drsquoaccord sur les choses naturelles permettre certaines divergences de vues parmi les croyants La theacuteologie est maintenant distingueacutee drsquoavec la foi et quant agrave son mode drsquoexpression et quant agrave son domaine car les doctrines humaines agissant sur les eacutenonceacutes de la foi agrave la maniegravere de reacuteactifs en feront sortir pour les uns telle conclusion pour les autres telle autre laquo Et ici dit S Thomas srsquoapplique le mot de S Paul aux cc Romains que chacun abonde dans son sens16 raquo Voilagrave le vrai systegraveme theacuteologique constitueacute

15 V agrave propos de Denys 2 C G 98 agrave propos drsquoAugustin Ver 21 2 3 ndash Spir 10 8 ndash Mecircme si les

philosophes tiennent communeacutement une doctrine il faut bien se garder de lrsquoaffirmer comme appartenant agrave la foi (Opusc 9 Prolong) On ne doit jamais en exposant lrsquoEacutecriture adheacuterer exclusivement agrave une opinion qui peut se trouver anti-scientifique laquo Ideo multis exitibus verba Scripturae exponuntur ut se ab irrisione cohibeant litteris saecularibus inflati raquo (Ib D 18 ndash Cf 1 q 64 a 1) Cette Crainte de lrsquoirrisio infidelium est eacutegalement vive chez S Augustin et S Thomas

16 Quodl 3 10 Lrsquoarticle est intituleacute Utrum discipuli peccent sequendo diversas opiniones Magistrorum Puisque drsquoautre part il y a peacutecheacute

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 159

On voit deacutejagrave quelle part drsquoincertain comporte neacutecessairement la reacuteflexion theacuteologique en tant qursquoelle consiste agrave tirer logiquement des conseacutequences du dogme Mais en fait et ceci est capital lrsquoœuvre theacuteologique pour les contemporains de S Thomas et pour lui-mecircme ne consistait pas uniquement ni mecircme peut-ecirctre principalement en cela Ils preacuteten-daient revenir munis de la philosophie autour des principes mecircme du dogme des articles de foi pour tacirccher drsquoen acqueacuterir une certaine laquo intelligence raquo Sans doute le concept de la fides quaerens intellectum est plus clair qursquoaux temps drsquoAnselme ou de Richard de Saint-Victor le domaine propre des mystegraveres est mieux deacutelimiteacute il est parfaitement convenu qursquoon ne les comprendra pas Pourtant cet incorrigible compreneur qursquoest le theacuteologien scolastique parlera comme srsquoil espeacuterait y arriver On ne prouvera pas les articles de foi mais on en simulera la preuve Qursquoon lise attentivement les passages ougrave S Thomas traite de le meacutethode theacuteologique on verra que crsquoest cet exercice qursquoil avait constamment en vue La plupart des dangers qursquoil signale sont dans cette direction Parfois sans doute il avertit de ne pas ajouter drsquoeacutenonceacutes nouveaux agrave ceux qursquoimpose lrsquoEacuteglise Mais ce qursquoil reacutepegravete sans cesse crsquoest qursquoil ne faut pas tellement preacutesumer de la raison humaine ou du geacutenie individuel qursquoon pense parvenir agrave comprendre les mystegraveres deacutejagrave imposeacutes Il faut les deacutefendre dit-il sans vouloir les prouver et comme Aristote lrsquoa fait pour les principes au quatriegraveme livre de la Meacutetaphysique il faut montrer qursquoils ne sont pas contradictoires et reacutefuter les objections il faut enfin chercher des similitudes raquo comme Augustin lrsquoa fait pour le mystegravere de la Triniteacute Cette derniegravere indication est significative17

agrave refuser une conseacutequence eacutevidente (p 156 n 2) les propositions systeacutematiques sont nettement

distingueacutees de ce qursquoon appelle aujourdrsquohui laquo conclusions theacuteologiques raquo 17 In Trin 2 1 ndash Ib 2 3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 160

Crsquoest donc autour de lrsquoeacuteleacutement indeacutemontrable et mysteacuterieux que se concentre une bonne part des efforts du theacuteologien meacutedieacuteval Le grand nombre de ses successeurs modernes srsquooccupe plus volontiers agrave preacuteciser les conclusions que le raisonnement peut tirer des eacutenonceacutes dogmatiques lui fidegravele agrave lrsquoimpeacuterieux instinct qui commandait sa conception de la synthegravese totale bacirctit sa theacuteologie agrave lrsquoimage de sa science et simule une deacuteduction de la Triniteacute ou du dogme de la vision intuitive La premiegravere conseacutequence est lrsquoincertitude des reacutesultats Il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoinexplicable Le monde de la nature connaissable agrave la raison est sans doute comme une sorte drsquoeacutebauche du monde de la foi mais ne livrant pas agrave notre abstraction de loi qui soit commune aux essences creacuteeacutees et agrave Dieu tel qursquoil est (puisque Dieu est en dehors du genre) il ne repaicirctra lrsquoesprit que de laquo semblances deacuteficientes18 raquo Le penseur dans une simultaneacuteiteacute tregraves consciente compose un assemblage drsquoideacutees arrangeacutees comme et qui prouve et se deacutefend explicitement de vouloir prouver Crsquoest un poegraveme logique moins utile dans la controverse que charmant pour lrsquoesprit qui croit deacutejagrave Il est juste et raisonnable avant que le Ciel nous donne la prise beacuteatifique de charmer avec nos ideacutees de Dieu laquo toutes nos piegraveces raquo comme eucirct dit Pascal drsquoexercer lrsquoesprit et drsquoexciter ainsi le cœur Ad consolationem fidelium dit S Thomas Et lrsquoon pourrait avec une leacutegegravere nuance illustrer ses dires du mot de Platon χρὴ τὰ τοιαῦτα ὥσπερ ἐπᾴδειν ἑαυτῷ

Il suffira de mentionner deux exemples emprunteacutes aux deux grands dogmes du Christianisme la Triniteacute et lrsquoIncarnation Rien nrsquoest plus hautement systeacutematique que lrsquoexposeacute des convenances de lrsquoincarnation du Verbe consideacutereacute

18 In Trin 2 3 ndash Tb 1 4 laquo Aliquales rationes non necessariae nec multum prohabiles nisi credenti raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 161

comm ideacutee de Dieu image du Pegravere et miroir creacuteateur de lrsquoUnivers19 Mais lrsquoexemple classique et principal agrave tous eacutegards est lrsquoapparente deacutemonstration de la Triniteacute emprunteacutee agrave S Augustin et fondeacutee sur la preacutesence en Dieu comme en lrsquohomme de la penseacutee et de lrsquoamour Que S Thomas lui ait attribueacute une valeur vraiment probante crsquoest une opinion qui ne supporterait pas un instant la discussion eacutetant contredite par les affirmations les plus claires Qursquoon lise pourtant les passages ougrave lrsquoexplication est deacuteveloppeacutee ex professo sans doute lrsquoon nrsquoa pas la mecircme impression de rationalisme drsquoeacutevacuation du mystegravere chez S Thomas que chez S Anselme mais qursquoest-ce qui indique qursquoon est en preacutesence non drsquoun raisonnement qui preacutetend conclure mais drsquoune analogie humaine qui nrsquoa drsquoautre but que de faire un peu moins mal concevoir Dans les Sentences et dans les deux Sommes quelques remarques disperseacutees cacheacutees le plus souvent dans la reacuteponse agrave une objection20 Pour lrsquoexplication abstraite elle se deacuteveloppe tout drsquoun trait dans le quatriegraveme livre Contre les Gentils par exemple scandeacutee drsquooportet et drsquoergo embrassant mecirclant fondant le probable et le certain avec une audace qui eacutetonne celui qui sait et une eacutegaliteacute de teneur qui trompe celui qui ignore On comprend que des theacuteologiens peu familiers avec la mentaliteacute meacutedieacutevale aient senti agrave la lecture de ces pages quelque chose du malaise ou de la mauvaise humeur drsquoun savant devant qui lrsquoon identifierait theacuteorie physique et loi constateacutee Il est remarquable que le laquo livre du maicirctre raquo est ici plus explicite21 mais nrsquoest-ce

19 4 C G 42 20 1 q 32 a 1 ad 2 ndash q 42 a 2 ad 1 21 Pot 2 1 ndash 8 1 12 ndash 9 9 7 ndash 10 5 ndash Mais voir aupregraves de cela ces tranquilles phrases ougrave lrsquoensemble de

la comparaison semble donneacute comme image expresse de la reacutealiteacute Pot 2 3 (corp fin et ad 11) ndash 2 4 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 162

pas surtout lrsquoeacutecolier qursquoil fallait mettre en garde contre la preacutesomption drsquoavoir deacutemontreacute lrsquoindeacutemontrable

La valeur de lrsquoexplication augustinienne de la Triniteacute qursquoon 0reacutealisera mieux en la remettant agrave sa place dans lrsquohistoire intellectuelle de son auteur en revivant le spiritualisme jeune qui lrsquoinspira consiste en ce qursquoelle fait concevoir une certaine pluraliteacute dans lrsquoun immateacuteriel ma penseacutee ou mon acte drsquoamour est moi en quelque lsquosorte vit en moi est incorporel comme moi et cependant srsquooppose agrave moi Elle eacutechoue agrave eacutetablir la distinction comme personnelle et aussi lrsquoeacutegaliteacute des diffeacuterents termes Lrsquoeacuteleacutement valable y est donc inseacuteparablement uni agrave un eacuteleacutement caduc Lrsquooriginaliteacute de ce meacutelange est moins frappante ce me semble dans les deacuteveloppements un peu oratoires de S Augustin que dans les exposeacutes syllogistiques de S Thomas Aussi cet exemple caracteacuterise excellemment sa meacutethode on ne peut guegravere je crois srsquoen exageacuterer lrsquoimportance il montre comment notre docteur a consciemment nourri drsquoun meacutelange de veacuteriteacutes et de symboles sa raison theacuteologique

S Thomas reacutesume quelque part le rocircle de la theacuteologie rationnelle en cette courte phrase ad cognoscendum fidei veritatem veras similitudines colligere22 Qursquoil srsquoagisse drsquoimages mateacuterielles et coloreacutees comme dans le symbolisme propre ou de constructions logiques comme dans les systegravemes on nrsquoa toujours affaire qursquoagrave des ressemblances do la veacuteriteacute

III

Comme la science eacutetait un succeacutedaneacute de lrsquoideacutee pure agrave lrsquousage de la raison deacutemonstrative ainsi le systegraveme est un succeacutedaneacute de la science agrave lrsquousage de lrsquoimagination intel-

22 1 C G 8

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lectuelle Il y a bien des degreacutes dans le raisonnement systeacutematique plus les analogies dont on part sont geacuteneacuterales moins la conclusion est sucircre parce qursquoon donne davantage aux conditions subjectives du connaicirctre humain et qursquoon reccediloit moins purement lrsquoimpression de lrsquoobjet On srsquoeacuteloigne tout ensemble de la science et de lrsquoIdeacutee23 La rigueur va srsquoexteacutenuant agrave mesure que se desserre la trame logique qui soutient des convenances plus vagues et de plus incertaines probabiliteacutes elle se dilue enfin dans lrsquoindeacutetermination du sensible

A la limite du systegraveme est le symbole La meacutethode nrsquoa pas essentiellement varieacute et toute proposition drsquoune philosophie symbolique recegravele un enthymegraveme dialectique La majeure est le principe courant au Moyen Age de la repreacutesentation geacuteneacuterale par le monde sensible du monde spirituel on affirme dans la mineure une convenance particuliegravere entre le mode drsquoappreacutehender tel objet sensible et de se repreacutesenter tel ecirctre spirituel Per ibidem significatur Christus per quem protegimur a spirituali diluvio24 Il est clair que dans la pro-position symbolique lrsquo laquo incertitude raquo est extrecircme la jonction du sensible et du spirituel la subsomption de lrsquoapparence sous la veacuteriteacute srsquoy opegravere arbitrairement en vertu de preacutefeacute-rences et de preacuteformations purement subjectives Mais lrsquoideacutee pure y est eacutexcellemment mimeacutee puisque les reacutealiteacutes

23 La derniegravere place entre les systegravemes appartient aux arrangements logiques faits pour le seul plaisir de

systeacutematiser telles sont par exemple la quintuple classification des Sacrements (4 d 2 q 1 a 2) lrsquoadaptation deacutetailleacutee des dons aux beacuteatitudes dans la 2a 2ae les divisions des vertus etc Rien nrsquoest plus caduc dans toute la scolastique que ces essais maladroits pour simuler la science du particulier Au lieu drsquoessayer drsquoy susciter lrsquointuition on y mateacuterialise le spirituel pour satisfaire lrsquoimagination quantitative

24 Il ne faut pas confondre la theacuteorie du symbolisme universel avec celle de lrsquoexemplarisme theacuteiste selon lrsquoexemplarisme les ecirctres les plus spirituels eux-mecircmes ont leur archeacutetype au sein du Verbe

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les plus spirituelles y sont directement rejointes aux choses concregravetes objets drsquointuition Toutes les nuances entre le systegraveme tregraves probable et le pur symbole se rencontrent dans

la theacuteologie de S Thomas La relativiteacute de la mineure symbolique empecircche qursquoon puisse arriver par cette voie en philosophie agrave autre chose qursquoagrave des reacutesultats fantaisistes Aussi en matiegravere de veacuteriteacute naturelle le symbole chez S Thomas ne se preacutesente que sous forme de comparaison25 Il en pourrait ecirctre autrement pour la doctrine religieuse preacuteciseacutement parce qursquoune intelligence libre peut preacuteeacutetablir et reacuteveacuteler agrave lrsquohomme un certain rapport entre telles apparences sensibles et telles reacutealiteacutes spirituelles En fait cependant il nrsquoen est pas ainsi S Thomas nrsquoaccorde pas au symbole religieux de valeur eacutepisteacutemologique mais seulement une valeur de speacuteculation estheacutetique Symbolica theologia non est argumentativa26

En certains cas assureacutement le lecteur heacutesite entre les deux interpreacutetations systeacutematique et symbolique Crsquoest encore faire un raisonnement de juger laquo deacutecent raquo que la creacuteature spirituelle nrsquoait pas eacuteteacute faite apregraves la corporelle puisque lrsquounivers est un27 Mais que dire de ces minutieuses preacutecisions laquo Il est assez probable que la lune a eacuteteacute creacuteeacutee pleine comme les herbes ont eacuteteacute faites dans leur eacutetat par fait portant deacutejagrave des graines et semblablement les animaux et lrsquohomme Car bien que le deacuteveloppement naturel megravene du moins parfait au plus parfait pourtant agrave parler absolument crsquoest le parfait qui preacutecegravede raquo laquo Lrsquoat-

25 laquo Exemplum est quaedam inductio imperfecta raquo (In I Post l 1) Lrsquointellect agent p ex est compareacute agrave

lrsquoœil du chat agrave la fois source de lumiegravere et organe de vision crsquoest une analogie ce nrsquoest pas une preuve A priori on pouvait aussi bien le comparer agrave lrsquooeil du chien qui voit mais nrsquoeacuteclaire pas

26 Ver 22 11 8 ndash Quodl 7 14 4 27 Pot 3 18 laquo Unius totius una videtur esse productio raquo etc

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mosphegravere terrestre est un lieu convenable agrave lrsquohabitation des deacutemons sa transparence srsquoaccorde avec la beauteacute de leur nature sa turbulence avec leur volonteacute peacutecheresse sa place dans lrsquounivers avec leur office qui est de nous exercer raquo Et encore il est vraisemblable qursquoagrave lrsquoheure de la reacutesurrection des morts reacutegnera un certain creacutepuscule pour que la lune et soleil soient preacutesents agrave ce grand eacuteveacutenement28 On est ici agrave la limite du systegraveme et du symbole Nulle part drsquoailleurs on ne prend mieux sur le fait ce meacutelange de deacuteduction et de poeacutesie qui caracteacuterise la logique artistique ces petites perles de la Scolastique peinent tregraves fort quelques-uns de ses modernes partisans elles sont pourtant drsquoun prix inestimable Leur place est neacutecessaire dans le contexte psychologique pourrions-nous si elles eacutetaient absentes nous imaginer ce qursquoeacutetait la compeacuteneacutetration des deux ordres dans lrsquoesprit de S Thomas et comment il faisait couler le rationnel jusque dans les veines les plus intimes du reacuteel

Dans la plupart des cas lrsquoon ne saurait avoir de doute Lrsquoadaptation symbolique est souvent preacutesenteacutee sous forme drsquoargument mais sa valeur de science ou drsquoopinion est nulle laquo Par la vache rousse le Christ est repreacutesenteacute la faiblesse qursquoil a voulu prendre par le sexe feacuteminin le sang qursquoil a verseacute par la couleur raquo laquo Les deux passereaux de lrsquooffrande signifiaient la diviniteacute et lrsquohumaniteacute du Christ raquo laquo A la tunique bleue du pontife on pendait des clochettes drsquoor pour signifier la science des choses divines qui devait srsquounir en lui agrave la perfection ceacuteleste de la vie29 raquo S Thomas

28 I q 70 a 2 ad 5 ndash 2 d 6 q 1 a 3 ndash 4 d 43 q 1 a 3 sol 4 ndash Le raisonnement artistique conclut ici du

principe rationnel au fait sensible il remonte ailleurs du fait sensible agrave la loi geacuteneacuterale (1a 2ae q 100 a 3) 29 1a 2ae q 102 a 5 ad 5 ad 7 ad 10

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 166

a expliqueacute lui-mecircme agrave propos du symbole religieux comme agrave propos de la laquo science poeacutetique raquo quel sens avaient toutes ces images dans sa philosophie laquo Il faut retourner vers les choses divines les deux parties de lrsquohomme (la sensible et laquo lrsquointellectuelle) et crsquoest pourquoi Denys a useacute des figures corporelles accessibles agrave la partie sensitive laquelle ne peut atteindre lrsquointelligible mecircme du divin30 raquo La poeacutesie incapable de deacutemontrer laquo seacuteduit la raison par des images raquo la theacuteologie dont la raison naturelle ne peut deacuteduire les principes en peut user de mecircme pour fixer lrsquoimagination31 Il srsquoagit donc semble-t-il de mettre tout lrsquohomme drsquoaccord de faire croire lrsquoautomate par des tableaux comme lrsquoesprit par la gracircce aideacutee des raisons ndash Et si la valeur de speacuteculation du symbole nrsquoest pas adeacutequatement distingueacutee de sa valeur utile (lrsquoon srsquoen sert un peu comme des rites laquo afin que les choses sensibles mecircmes affermissent notre persuasion des laquo choses de Dieu32 raquo) srsquoil est destineacute avant tout agrave impressionner lrsquoanimal pour lrsquoempecirccher de regimber contre lrsquoesprit il est pourtant parfaitement naturel drsquoen rattacher lrsquousage agrave celui des systegravemes et de nos autres moyens de mimer lrsquoIdeacutee Son rocircle est comme un appendice de la speacuteculation parce qursquoil aide agrave lrsquounification du pensant et que lrsquoIdeacutee est lrsquouniteacute du pensant en tant qursquoil pense Peut-ecirctre mecircme le jugera-t-on supeacuterieur agrave ces arrangements logiques que

30 1 d 34 q 3 a 1 31 Prolog Sent a 5 ad 3 laquo Poetica scientia est de his quae propter defectum veritatis non possunt a ratione

capi unde oportet quod quasi quibusdam similitudinibus ratio seducatur theologia autem est de his quae sunt supra rationem et ideo modus symbolicus utrique communis est cum neutra rationi proportionetur raquo Cp 1a 2ae q 101 a 2 ad 2

32 3 C G 120 1 ndash De mecircme in 1 Post 1 1 la poeacutesie ne persuade pas lrsquointelligence mais incline la cogitative laquo de mecircme qursquoun homme a horreur drsquoune viande qursquoon lui a preacutesenteacutee drsquoune faccedilon qui soulegraveve le cœur raquo

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S Thomas lui preacutefeacuterait sans doute et dont il faut dire un mot encore avant de terminer

IV

Lrsquoextrecircme deacutesir drsquoordonner le monde qui se trahit si naiumlvement dans les exemples citeacutes plus haut est tout naturel chez S Thomas puisqursquoil procegravede directement de la persuasion de son intelligibiliteacute Un systegraveme est un essai de reconstruction du plan de lrsquoartiste divin Partout la reconstitution drsquoordre se retrouve dans la philosophie thomiste Mais nulle part peut-ecirctre elle nrsquoest plus frappante que lagrave ougrave S Thomas analyse une œuvre humaine les profondeurs drsquointentions subtiles et de rationalisation micrographique qursquoil precircte aux artistes mortels font mieux comprendre qursquoil ait rechercheacute dans le deacutetail du monde et par le discours les traces de la Raison divine Il est agrave propos de nous arrecircter un instant agrave cet aspect de son œuvre et crsquoest ici qursquoil en faut traiter car par une remarquable coheacuterence avec les principes exposeacutes dans ce chapitre quand il analyse si finement les productions de lrsquoesprit des hommes il preacutetend charrier sa raison plutocirct que la convaincre il fait moins de la science que du systegraveme

Consideacuterons cette œuvre drsquoart de lrsquohumaniteacute le langage On sait quel rocircle joue lrsquoargument de la laquo preacutedication raquo dans la philosophie drsquoAristote le langage est couramment supposeacute miroir de la penseacutee qui est miroir des choses33 Ceux qui vinrent apregraves Aristote et speacutecialement les Scolastiques deacutepassegraverent le maicirctre Laissons de cocircteacute la curieuse histoire des rapports entre la logique et la grammaire et consideacuterons

33 Ὁσαχῶς γὰρ λέγεται τοσαυταχῶς τὸ εἴναι σημαίνει Metaph d 7

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les mots isoleacutes Isidore le preacutecepteur du Moyen Age en fait drsquoeacutetymologie admet comme un fait certain que les laquo anciens ont nommeacute beaucoup drsquoobjets laquo selon leur natureraquo quelques autres arbitrairement et il prononce laquo que la connaissance laquo de toute chose est plus facile quand on sait lrsquoeacutetymologie34 raquo Les Scolastiques donc et S Thomas comme les autres vont de lrsquoeacutetymologie agrave la nature Un certain rapport intime est supposeacute entre le nom et lrsquoecirctre le mot sert comme de cleacute pour ouvrir cette boicircte mysteacuterieuse qursquoest 1rsquolaquo essence raquo de lrsquoobjet

Il nrsquoest guegravere utile de multiplier les exemples de ce proceacutedeacute lrsquoon en rencontre agrave chaque page et la matiegravere phoneacutetique y est tordue en tous sens pour qursquoon en puisse exprimer un peu drsquointelligible Les plus typiques semblent ecirctre ceux de la forme suivante laquo Le mot heacutereacutesie est grec et veut dire choix selon Isidore lrsquoeacutelection srsquoappellant prohaeresis Il convient encore agrave lrsquoheacutereacutetique selon qursquoil est latin et qursquoil laquo vient de haerere parce qursquoun tel homme adhegravere fortement agrave son propre sens35 raquo On remarquera les hypothegraveses ici accu-muleacutees si lrsquoexplication est donneacutee seacuterieusement Tout argument qui part de lrsquoeacutetymologie pour arriver agrave lrsquoessence suppose drsquoabord que laquo lrsquoauteur du mot raquo a choisi celui qui signifiait preacuteciseacutement ce caractegravere que lrsquoabstraction conceptuelle lui marquait comme essentiel dans lrsquoobjet secondement que depuis la laquo premiegravere imposition raquo le mot est demeureacute fidegravele agrave sa chose sans restriction sans extension

34 Isidore de Seacuteville Etymologies 1 I ch 29 35 4 d 13 q 2 a 1 ndash Cp 3 d 25 q 1 a 1 sol 1 (articulus grec et latin) ndash In 1 Cor 5 2 (pascha grec et

heacutebreu) ndash In Rom 1 1 (Paul heacutebreu grec et latin Ici apregraves cette explication par la causaliteacute quasi formelle lrsquoauteur en vient comme agrave une question distincte aux circonstances reacuteelles qui ont fait donner agrave Paul son nouveau nom) Il va sans dire que le proceacutedeacute nrsquoest pas particulier agrave S Thomas On le rencontre deacutejagrave dans Platon (Cratyle p 405)

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 169

sans eacutecoulement ni fuite drsquoaucune sorte qursquoils sont inseacuteparables comme lrsquoessence et la proprieacuteteacute Mais dans lrsquoexemple citeacute vient srsquoajouter une troisiegraveme hypothegravese bien plus eacutetrange on aurait consciemment choisi une racine qui par un heureux hasard signifiacirct en deux ndash ou plusieurs ndash langues des caractegraveres divers et importants de la chose agrave nommer

Preacutetendrons-nous que S Thomas srsquoest laisseacute piper agrave ces suppositions pueacuteriles Cela ne semble pas possible car lorsqursquoil lui arrive de faire la critique de lrsquoargument drsquoeacutetymologie ndash ce qui a lieu pratiquement toutes les fois que cet argument va contre sa thegravese ndash il nie explicitement chacune de ces suppositions Il rejette la compliciteacute des diverses langues36 il repousse la chimegravere drsquoun langage naturel37 et eacutecarte le recircve drsquoun langage parfaitement logique38 il distingue le sens et lrsquoeacutetymologie39 selon les principes de sa noeacutetique expeacuterimentale il affirme que nous nommons les choses comme nous les connaissons crsquoest-agrave-dire en partant de caractegraveres exteacuterieurs et accidentels40 Il accorde enfin les transformations du langage en constatant qursquo laquo il est usuel laquo que les mots soient deacutetourneacutes de leur institution premiegravere agrave laquo de nouvelles significations41 raquo Le sensible et lrsquooccasionnel sont donc au deacutepart comme dans tout le parcours maicirctres de lrsquohistoire du langage

Une opposition aussi aigueuml entre la theacuteorie et la pratique fait ressortir avec eacutevidence le principe de la logique artis-

36 2a 2ae q 45 a 2 ad 2 37 2 d 13 q 1 a 3 ndash Spir 9 9 etc 38 Car il pense comme Aristote que le sage doit parler comme tout le monde et laquo ne pas se soucier des mots

raquo In 1 Post 1 3 39 2a 2ae q 92 a 1 ad 2 etc 40 In 5 Met l 1 l 4 ndash 3 d 26 q 1 a 1 ad 3 et a 5 ndash Ver 4 1 ndash Comme exemples voir lrsquoexplication de

spiritus (4 C G 23 1) celle de natura (ib 35 3) etc 41 2a 2ae q 57 a 1 ad 1

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tique Un mecircme proceacutedeacute est tout ensemble employeacute et condamneacute Deacutemonstrativement sa valeur est jugeacutee agrave peu pregraves nulle Pratiquement il reste cher La conclusion srsquoimpose S Thomas dans la plupart des innombrables cas ougrave il use de lrsquoeacutetymologie ne preacutetend pas deacutemontrer mais il arrange Un principe vaste et confus domine toute la matiegravere celui drsquoune certaine correspondance geacuteneacuterale entre le langage et la reacutealiteacute par lrsquointermeacutediaire de la penseacutee La certitude des applications particuliegraveres variera agrave lrsquoinfini Parfois elle est solide comme la pierre de lrsquoautoriteacute divine42 parfois inconsistante comme le teacutemoignage humain Parfois mecircme il nrsquoy a plus drsquoaffirmation veacuteritable niais des eacuteleacutements fluides et mal fondus ont eacuteteacute mecircleacutes ensemble pour le seul plaisir des yeux Ainsi du raisonnement vraiment pro-bable jusqursquoau rapprochement ingeacutenieux jusqursquoau jeu drsquoesprit jusqursquoau simple moyen mneacutemotechnique lrsquolaquo argument drsquoeacutetymologie s prend dans cette œuvre mille formes diverses Mais toujours un fil ideacuteal rattache lrsquoapplication particuliegravere au principe de psychologie geacuteneacuterale que jrsquoai mentionneacute souvent mecircme la forme syllogistique vient rappeler que ces fantaisies font parrsquo le drsquoun systegraveme philosophique et que lrsquoartiste veut donner agrave ces chacircteaux de nuages lrsquoapparence des solides constructions de la raison

Des consideacuterations semblables pourraient ecirctre suggeacutereacutees par la critique litteacuteraire et lrsquoexplication des textes telle que S Thomas les conccediloit On montrerait comment quand il expose un auteur que ce soit Aristote ou Paul il procegravede par une minutieuse deacutesarticulation logique et semble postuler comme principe drsquoexplication au lieu du meacutecanisme de la psychologie concregravete une certaine finaliteacute rationnelle

42 3 q 37 a 2 et ib le principe geacuteneacuteral laquoLes noms doivent reacutepondre aux proprieacuteteacutes des choses raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 171

parfaitement consciente dans lrsquoauteur et maicirctresse de tous les deacutetails43 Et lrsquoon relegraveverait cependant des affirmations contraires car il deacuteclare ccedilagrave et lagrave qursquoil faut expliquer psycho-logiquement le texte non le justifier rationnellement drsquoailleurs lrsquoassertion agrave peine eacutenonceacutee il offre encore au lecteur un speacutecimen des arrangements qursquoelle condamne44 Nous revenons donc toujours agrave la mecircme conclusion malgreacute son usage intempeacuterant des arrangements systeacutematiques il eut la conscience parfois obscurcie mais toujours persis-tante de leur vaniteacute Il nrsquoy avait pas en lui impuissance agrave la critique mais indiffeacuterence agrave lrsquoexercer Que lui importait lrsquoessentiel nrsquoest-il pas de mimer lrsquoideacutee et il ne croyait pas avoir pour ce faire de moyen meilleur que le discours

43 Pour le plan logique que S Thomas croit deacutecouvrir dans la Meacutetaphysique drsquoAristote voir le deacutebut des

diffeacuterents livres du Commentaire Cette conception est jugeacutee par Werner laquo eine sehr natuumlrliche und ungezwungene raquo ndash Voir encore dans la 1a 2ae q 108 a 3 le plan du Discours sur la Montagne

44 V In Gal 5 1 5 et 1 6 fin (Reacutedaction du F Reacuteginald)

CHAPITRE SIXIEgraveME

Valeur de la speacuteculation humaine

laquo La fatigue et les affaires diverses qui viennent neacutecessairement interrompre ici-bas notre contemplation ndash laquelle est pourtant le plus grand bonheur de lrsquohomme srsquoil en est pour lui sur la terre ndash les erreurs les doutes les accidents divers auxquels la vie preacutesente est exposeacutee montrent qursquoil ne peut y avoir aucune comparaison entre lrsquohumaine feacuteliciteacute et la divine1 raquo Nous avons poseacute au deacutebut les principes drsquoun intellectualisme intransigeant Lrsquoopeacuteration intellectuelle eacutetait tellement la fin et le fond de la nature qursquoon voyait difficilement quelle valeur demeurait agrave lrsquoaction volontaire et qursquoil fallait srsquoaider de preacutevisions subtiles et de suppositions impossibles pour sauver dans ce systegraveme la preacutecellence que la conscience humaine donne naturellement agrave la vie morale et agrave lrsquoamour Ensuite descendant agrave lrsquoanalyse de lrsquointellection humaine nous lrsquoavons trouveacutee si deacuteficiente grossiegravere et miseacuterablement borneacutee que pendant une plus longue suite de chapitres crsquoest la vaniteacute pratique du primat de lrsquointelligence que nous avons paru eacutetablir Les hommes dans cette philosophie ressemblent agrave des hiboux qui mettraient tout leur plaisir et toute leur perfection agrave fixer le soleil

La conciliation de cette apparente antinomie est un peu embrouilleacutee pour qui lit S Thomas par lrsquoimplication dans

1 1 C G 102 6

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 173

une question drsquoessence drsquoune question de fait Le surcroicirct theacuteologique lrsquoordination gracieuse agrave la vision intuitive en reacutesolvant le problegraveme drsquoune faccedilon qursquoAristote ne pouvait preacutevoir a dispenseacute S Thomas drsquoeacutelaborer dans tous ses deacutetails une reacuteponse qui fucirct purement philosophique Il en a dit cependant assez pour qursquoon puisse voir drsquoabord qursquoil jugeait absolument possible une sorte de beacuteatitude estheacutetique dans lrsquoordre purement naturel secondement que cette beacuteatitude satisfaisante en son genre nrsquoaurait pourtant pas combleacute la capaciteacute intellectuelle de lrsquohomme et ses possibiliteacutes drsquoamour On peut consideacuterer la valeur de la speacuteculation humaine dans les deux ordres lrsquoordre possible de la laquo nature pure raquo et lrsquoordre reacuteel de la gracircce qui preacutepare agrave la vision de Dieu

I

S Thomas accepte parfois de se mettre en preacutesence de lrsquohypothegravese ougrave lrsquohomme eucirct eacuteteacute laisseacute agrave sa nature sans qursquoil plucirct agrave Dieu de lrsquoappeler agrave la communication de sa conscience divine La beacuteatitude alors nrsquoeucirct pas eacuteteacute surnaturelle mais elle eucirct pourtant eacuteteacute intellectuelle lrsquoesprit restant toujours notre meilleure part Il faut ajouter que cette connaissance ne serait pas resteacutee exclusivement abstractive mecircme pour les intellections qui atteignent autre chose que le moi actuel cependant la theacuteorie de la feacuteliciteacute naturelle amegravene agrave moins meacutepriser ces ideacutees abstraites que la promesse drsquoun meilleur ideacuteal fait regarder de si haut Les principes enthousiastes que nous avons exposeacutes arrivent de la sorte agrave se concilier avec cette feacuteliciteacute relativement suffisante

La beacuteatitude naturelle telle que S Thomas la conccediloit nrsquoeucirct eacuteteacute complegravete que dans la vie immortelle Apregraves une peacuteriode terrestre de preacuteparation intellectuelle et morale ougrave

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 174

laquo par lrsquoeacutetude et surtout par le meacuterite raquo lrsquoacircme se serait disposeacutee agrave connaicirctre les Substances seacutepareacutees la mort lrsquoaurait introduite dans leur monde Lagrave non seulement elle eucirct reccedilu lrsquoinfluence de leur lumiegravere plus abondante qursquoelle ne pouvait la porter en cette vie mais Dieu lrsquoeucirct aussi pourvue drsquoideacutees infuses pour enrichir et condenser ses connaissances acquises Les notions singuliegraveres dont sur terre elle aurait fait provision auraient pu lrsquoaider agrave appliquer ou agrave preacuteciser ces contemplations nouvelles Peut-ecirctre apregraves un temps son corps lui aurait-il eacuteteacute rendu pour que sa perfection naturelle fucirct complegravete Lrsquoideacutee de Dieu simplifieacutee eacutepureacutee puisqursquoaurait disparu lrsquoopaciteacute des phantasmes fucirct cependant demeureacutee obscure et analogique Lrsquoacircme aurait nieacute de Dieu plus de choses et de plus belles que ne peuvent faire ceux qui vivent ici-bas2

Voilagrave le bonheur extra-terrestre Mais S Thomas palle plus souvent et drsquoapregraves les principes drsquoAristote tels qursquoil les interpregravete de celui que la contemplation deacutesinteacuteresseacutee peut procurer au sage degraves cette vie Celle-lagrave hors lrsquointuition du moi actuel est tout abstractive elle reste cependant preacutecieuse et deacutelicieuse pour qui ne deacutepasse pas lrsquohorizon humain Parce qursquoune vague notion des choses nobles est tregraves preacutefeacuterable agrave une science deacutetailleacutee des objets vils cette feacuteliciteacute consiste avant tout dans une certaine connaissance de Dieu et des Substances seacutepareacutees telle qursquoon peut lrsquoobtenir par les principes de la philosophie donc bien maigre comme nous savons et point intuitive malgreacute Alexandre et Averroeumls Voilagrave la suprecircme beacuteatitude ougrave lrsquohomme laquo puisse arriver par les moyens naturels3 raquo Ailleurs au lieu des substances spirituelles S Thomas rapportant lrsquoopinion des laquo philoso-

2 De Anima q 17-20 11 srsquoagit dans ces articles de la beacuteatitude naturelle extra-terrestre (17 ad 11 18 ad

14 20 ad 11) Cp 4 C G 79 3 De Anim a 16 et ad 1 ndash 1 q 62 a 1 et q 88 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 175

phesraquo uumlaroumle vagieemt des laquo choses divines4 raquo il ajoute ailleurs une certaine vue panoramique de lrsquoordre universel5 Les vertus acquises megravenent agrave cc bonheur mais ne le constituent pas proprement bien qursquoil comporte avec la contemplation lrsquoexercice de lrsquointellect pratique Le bien-ecirctre du Icorps y est neacutecessaire ainsi que la preacutesence des amis6 bref on retrouve les ideacutees bien connues drsquoAristote

Ce qui nous inteacuteresse dans cette hypothegravese crsquoest la valeur que prennent agrave sa lumiegravere les speacuteculations drsquoici-bas Quand on borne sa vue agrave lrsquohorizon terrestre elles sont parcelles du bonheur et non moyens pour lrsquoatteindre Et nous voyons S Thomas conseacutequent avec cette theacuteorie reconnaicirctre agrave lrsquointellection deacutetacheacutee les proprieacuteteacutes de lrsquoacte essentiellement bon en soi ce qui veut dire deux choses drsquoabord que cet acte comme tel ne peut ecirctre mauvais ensuite qursquoil preacutesente les caractegraveres de lrsquoultimum volitum de la chose qursquoon deacutesire pour elle-mecircme sans la rapporter agrave aucune autre de la laquo fin raquo

Lorsque pour deacutefinir les dilettantes on a dit que ce sont des gens qui font de la vie entiegravere une œuvre drsquoart laquo en ne distinguant pas leurs plaisirs raquo on a toucheacute la racine mecircme de leur conception du monde Mais on touchait en mecircme temps une racine de lrsquointellectualisme thomiste Crsquoest en effet un principe indiscutable pour S Thomas que lrsquointelligence change en bien tout ce qursquoelle touche et qursquoon ne saurait donc du point de vue du bien et du mal distinguer les plaisirs degraves lors et autant qursquoon les transforme en penseacutee Sans doute on chercherait en vain une application distincte didactique explicite au triple domaine de la contemplanottion religieuse de la science de lrsquoart Mais ce nrsquoest pas en

4 Ver q 27 a 2 5 Ver q 2 a 2 ndash q 20 a 3 6 V l c 9 6 ndash 1a 2ae q 3 a 5 94 a 6 a 8 ndash In Job 7 2 8 2 ndash Ver 14 2 etc

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deacutemembrant un principe qursquoon en fait le plus eacutenergiquement ressortir lrsquouniversaliteacute S Thomas proclame souvent son axiome et lrsquoapplique ensuite comme au hasard en tout ordre de connaissance intellectuelle montrant ainsi qursquoil vaut partout laquo Toute connaissance en soi est du genre des laquo choses bonnes raquo laquo Le mal en tant que connu est bon laquo parce qursquoil est bon de connaicirctre le mal7 raquo Il va plus loin puisque toute intellection en nous comme en Dieu est excellente le plaisir qui naturellement en deacutecoule ne pourra ecirctre qursquoexcellent A parler absolument les deacutelectations spirituelles sont conformes agrave la raison il nrsquoy a lieu de les reacutefreacutener qursquoen un cas particulier si lrsquoune drsquoelles directement ou indirectement en empecircchait une autre qui fucirct meilleure8 Cela est vrai srsquoil srsquoagit drsquoeacutetudes scientifiques cela est vrai encore de ces joies plus intimes et plus proches de lrsquointuition que font eacuteprouver la reacuteflexion personnelle ou la recherche philosophique Toute objection qursquoon pourrait eacutelever contre cette maniegravere de voir repose sur une confusion entre le plaisir drsquoappeacutetit qui peut ecirctre mauvais puisqursquoil tend agrave lrsquoobjet lui-mecircme et le plaisir essentiellement bon qui suit neacutecessairement lrsquoideacutee laquo Le plaisir qursquoon prend agrave une penseacutee peut ecirctre double il y a celui qui vient de la penseacutee mecircme et celui qui vient de la chose agrave laquelle on pense9 raquo laquo Le plaisir qui suit la penseacutee comme telle est dans un genre entiegraverement diffeacuterent de celui de lrsquoacte exteacuterieur Aussi un tel plaisir qui peut suivre la penseacutee des pires objets nrsquoest cc peacutecheacute en aucune maniegravere crsquoest un plaisir louable comme lorsqursquoon se complaicirct dans la connaissance de la veacuteriteacute10 raquo Aux theacuteoriciens du beau qui se fondent sur des deacutelectations

7 Ver 2 5 4 et 2 15 5 8 Cp 4 d 44 q 1 a 3 sol 4 ad 4 9 Quodl 12 33 Voir le deacuteveloppement qui suit 10 Ver 15 4

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 177

motrices conseacutequentes pour refuser agrave certaines perceptions drsquoart une valeur estheacutetique et subordonnent directement lrsquoart agrave la morale S Thomas aurait certainement reacutepondu qursquoils jugent de lrsquoacte par une eacutemotion qui le suit par accident non par celle qui lui est propre et qursquoainsi leur raisonnement porte agrave faux Il eucirct nieacute que lrsquoimpression estheacutetique pucirct ecirctre mesureacutee par le reacutesultat produit dans la volonteacute pratique comme il eucirct jugeacute absurde celui qui comparant deux alchimistes eucirct proclameacute a priori moins savant celui qui use de son art pour empoisonner que celui qui srsquoen sert pour gueacuterir

En eucirct-il drsquoailleurs eacuteteacute moins seacutevegravere pour le regraveglement pratique de la vie intellectuelle Eucirct-il absous lrsquoesthegravete qui cherche partout sa volupteacute Le croire serait meacuteconnaicirctre une des distinctions les plus usuelles chez S Thomas et qursquoil applique expresseacutement au cas preacutesent La science et lrsquoart indeacutependants de la morale quant agrave la speacutecification lui sont soumis pour lrsquoexercice Un architecte a tort de bacirctir pour abriter une passion mauvaise mais il nrsquoen reste pas moins bon architecte11 Un enfant agit mal srsquoil lit un livre deacutefendu mais il nrsquoen acquiert pas moins des veacuteriteacutes nouvelles Ainsi la curiositeacute peut ecirctre un vice speacutecial et la magie une science prohibeacutee agrave cause de la liaison facile entre certaines eacutetudes et certaines ideacutees motrices Il est des matiegraveres deacutelicates ougrave la penseacutee speacuteculative joue vite le rocircle drsquoentremet-teuse entre le mal et nous lrsquoexpeacuterience des enchaicircnements accidentels que permet notre faiblesse devra donc par une sorte drsquohygiegravene morale faire eacuteviter la reacuteflexion qui conduirait au peacutecheacute12 ndash Et la science et lrsquoart et la meacuteditation reli-

11 1a 2ae q 21 a 2 ad 2 et q 57 a 3 ndash 2a 2ae q 71 a 3 ad 1 ndash Cf in 6 Eth 1 4 ndash In 1 Pol 1 11 ndash Les

dangers accidentels de la science sont tous eacutenumeacutereacutes 3 d 35 q 2 a 3 sol ndash 2a 2ae q 167 a 1 12 1 q 22 a 3 ad 3 ndash Ver 15 4 laquo Eo quod propter corruptionem

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gieuse elle-mecircme devront ecirctre pratiquement reacutegleacutees exerceacutees eacuteviteacutees selon qursquoil est plus expeacutedient pour arriver au bonheur final Mais cette doctrine (extension systeacutematiseacutee du mot drsquoAristote qursquoil vaut mieux en tel ou tel cas srsquoenrichir que philosopher) laisse intacte la primauteacute de la speacuteculation dans lrsquoordre des essences et son excellence intrinsegraveque en tous les cas

Il est des actes essentiellement mauvais comme Io blasphegraveme et le mensonge Il en est qui sont bons en soi mais peuvent devenir mauvais par la corruption drsquoun eacuteleacutement qui leur est intrinsegraveque et essentiel tel lrsquoacte de la geacuteneacuteration Lrsquoideacutee speacuteculative est toujours pure et son exercice ne peut ecirctre blacircmable qursquoagrave cause drsquoune circonstance extrinsegraveque ndash Une autre preacuterogative correacutelative de celle-lagrave el qui en peut servir drsquoindice crsquoest que lrsquoideacutee speacuteculative plaicirct toujours par elle-mecircme Toujours immaculeacutee elle est toujours aimeacutee en cela encore elle ressemble agrave la Fin S Thomas explique geacuteneacuteralement ce point en disant laquo qursquoelle nrsquoa laquo pas de contraire raquo Lrsquoideacutee est la perfection de lrsquoesprit et lrsquoesprit qui nrsquoest pas restreint agrave une forme par a contraction spatiale est aussi par nature supeacuterieur au besoin de transformation temporelle comme inaccessible agrave toute corruption Il est dans un autre ordre Ce qui devient substantiellement et successivement lrsquoautre (la matiegravere) peut se transformer ces changements nrsquoaltegraverent pas lrsquoobjet de lrsquoesprit la veacuteriteacute essentielle ils sont impuissants fz y mordre comme un animal qui aboierait apregraves un rayon de lumiegravere et sauterait pour le deacutechirer Donc ils doivent aussi laisser intact le plaisir de lrsquoesprit et si parfois penser nous afflige

concupiscibilis statim sequitur motus in concupiscibili ex ipsis concupiscibilibus causatus ndash Les

repreacutesentations theacuteacirctrales sont blacircmables en tant qursquoelles favorisent la luxure et la cruauteacute 2a 2ae q 157 a 2 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 179

ce nrsquoest que par une conseacutequence tregraves lointaine per accidens valde remotum Dans ces cas meacutemo pour qui veut parler exactement ce nrsquoest pas lrsquoideacutee comme telle qui cause la tris-tesse Et les objections que parait eacutelever contre cette faccedilon de voir un bon sens domestiqueacute par le langage sont lrsquoune apregraves lrsquoautre reacutefuteacutees La speacuteculation est si eacuteminemment bonne et convenable qursquoil suffit de lrsquoisoler des entours pheacutenomeacutenaux qui lrsquoinsegraverent dans la vie pratique pour srsquoapercevoir qursquoelle plaicirct toujours13

Ainsi les intellections pures sont tregraves dignes en elles-mecircmes de seacuteduire la volonteacute laquo Les sciences speacuteculatives sont aimables pour elles-mecircmes parce que leur fin est preacuteciseacutement de savoir et il ne se trouve point drsquoaction humaine qui ne soit ordonneacutee agrave une fin extrinsegraveque hors la consideacuteration speacuteculative Le jeu semble nrsquoavoir pas de but il en a un cependant puisque si lrsquoon jouait pour jouer il faudrait jouer toujours ce qui est inadmissible14 raquo Lrsquoassimilation au jeu familiegravere agrave S Thomas et la diffeacuterence qursquoil marque sont tregraves propres agrave faire concevoir comment toute speacuteculation nrsquoest pas en soi moyen mais parcelle de la fin mecircme laquo Les opeacuterations du jeu selon leur espegravece dit-il ne sont ordonneacutees agrave aucune fin mais le plaisir qursquoon y prend est ordonneacute agrave la reacutecreacuteation de lrsquoacircme et au repos On joue pour une fin raisonnable puisqursquoon joue pour se reacutecreacuteer lrsquoesprit et se mettre agrave mecircme de srsquoappliquer ensuite plus puissamment aux actions seacuterieuses15 raquo Or la meilleure des actions seacuterieuses est celle de penser ainsi

13 4 d 49 q 3 a 3 sol 2 ndash 4 d 50 q 2 a 4 sol 1 ad 2ndash 1a 2ae q 35 a 5 ndash Ver 26 3 8 etc Voir aussi les

passages ougrave S Thomas repousse lrsquoexplication de S Greacutegoire le Grand sur la maniegravere dont les diables souffrent du feu la simple perception du feu objecte-t-ii ne pourrait leur causer que du plaisir

14 3 C G 25 15 2a 2ae q 168 a 2 ad 3 ndash 3 C G loc cit

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 180

lrsquoomission mecircme du penser dans lrsquoordre de lrsquoexercice preacutepare la penseacutee ulteacuterieure plus parfaite comme lrsquoexigeaient les principes Un tel aujourdrsquohui doit srsquoenrichir et non pas contempler mais la raison en est qursquoil faut vivre agrave lrsquoaise pour pouvoir contempler longtemps

Donc la valeur speacutecifique do la speacuteculation jointe agrave son indeacutependance dans lrsquoordre des fins en fait lrsquoimage la plus expresse de la beacuteatitude16 Remarquons tout de suite que la vie intellectuelle conformeacutement agrave ces principes sera si lrsquoon borne lrsquohomme agrave la terre laquo la meilleure part raquo si lrsquoon croit au ciel elle apparaicirctra suivant les cas comme la tentation la plus dangereuse ou la plus excellente preacuteparation En effet rien ne peut plus efficacement deacutetourner lrsquohomme de la beacuteatitude que cc qui lui en offre le simulacre rien ne peut mieux lrsquoy disposer que ce qui lui en donne un avant-goucirct

II

La theacuteorie aristoteacutelicienne du bonheur speacuteculatif a beau ecirctre logiquement deacuteduite lrsquohomme tel qursquoil est en fait nrsquoarrive guegravere agrave srsquoen contenter Ces pauvres ideacutees abstractives qui trompent la faim de notre intelligence est-il possible qursquoelles soient notre rassasiement essentiel et le but final ougrave nous tendons ndash Nos autres faculteacutes plus basses mais plus en contact avec le reacuteel nrsquoavertissent-elles pas la raison qursquoil est un mode de possession de lrsquoecirctre infiniment supeacuterieur au sien La grande majoriteacute des hommes en se deacuteci-

16 3 C G 63 laquo Huius autem perfectae et ultimae felicitatis in hue vita nihil est adeo simile sicut vita

contemplantium veritatem secundum quod est possibile in hue vita raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 181

dant pour la cr feacuteliciteacute voluptueuse raquo et en donnant au philosophe ce scandale drsquoune espegravece ougrave la plupart des individus sont infidegraveles agrave leur essence et manquent leur but17 paraicirct lui conseiller ou de modeacuterer ses exigences ou les haussant de placer le bonheur en quelque intellection inconnue plus intime et plus deacutelicieuse diffeacuterente en tout cas des abstractions segraveches dont il se repaicirct

Si cette vague affirmation de la conscience humaine au lieu de se traduire en aspiration en appeacutetitif srsquoexprimait dans la preacutecision drsquoune formule il serait facile drsquoy reacutepondre selon les principes thomistes en distinguant les abstractions terrestres drsquoavec les notions plus pures dont lrsquoacircme seacutepareacutee dans lrsquoeacutetat de nature mecircme eucirct eacuteteacute remplie apregraves la mort Mais cette solution drsquoun irreacuteprochable classicisme eacutepuiserait-elle la question Il resterait toujours que les faculteacutes infeacuterieures totalement assouvies pleines agrave leur maniegravere et aussi ce que lrsquoesprit participe de lrsquointuition (crsquoest-agrave-dire la saisie du moi actuel) pourraient suggeacuterer agrave lrsquointelligence lrsquoideacutee drsquoune prise semblable du Premier Intelligible le singe en nous narguerait lrsquohomme lrsquoesthegravete eacutegoiumlste narguerait lrsquoecirctre religieux

Crsquoest du moins ce qursquoa penseacute S Thomas Sans suivre tous les deacutetours qursquoaurait prescrits une exacte logique sans chercher dans lrsquoexpression des demi-teintes savamment calcu-leacutees il a eacuteteacute du premier bond agrave cette affirmation sommaire la vision intuitive est postuleacutee en quelque maniegravere par la nature de lrsquointellect Il semble que nous soyons tels que nous ne pourrons avoir la paix tant que nous ne prendrons pas Dieu ce qui se fait par lrsquoesprit ndash Qursquoon le veuille ou non tel a eacuteteacute son proceacutedeacute Je suis convaincu pour ma part

17 1 q 49 a 3 ad 5 ndash 1a 2ae q 71 a 2 ad 3 ndash Affleura avec la composition de la nature le peacutecheacute originel est

mis en cause 1 q 23 a 1 ad 3 2a 2ae q 136 a 3 ad 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 182

de son orthodoxie complegravete je pense que sans modifier sa penseacutee drsquoune ligne il eucirct pu reacutepondre impeccablement aux questions que soulegraveve sa meacutethode18 Mais lrsquoon doit me per-mettre de fermer ici les yeux aux multiples aspects que preacutesente le problegraveme theacuteologique et de suivre simplement tel qursquoil lrsquoa donneacute le deacuteveloppement du systegraveme par lui juxtaposeacute au dogme Une seule preacutecaution est neacutecessaire il ne faut pas le lire en fonction des heacutereacutesies qui lrsquoont suivi mais des philosophies qui lrsquoont preacuteceacutedeacute A Pascal agrave Baiumlus il faut songer aussi peu que S Thomas lui-mecircme ceux qui lui ont fourni ses mateacuteriaux srsquoappelaient Augustin et Aristote Alexandre et Averroeumls

La dialectique du systegraveme est tregraves heureusement reacutesumeacutee dans un chapitre de cet opuscule si lucide le Compendium Theologiae laquo Quand la fin derniegravere est atteinte le deacutesir de la nature a la paix Mais quelques progregraves qursquoon fasse dans cette maniegravere de connaicirctre qui consiste agrave tirer la science des donneacutees sensibles il demeure encore un deacutesir naturel de connaicirctre plus Car il y a beaucoup drsquoobjets auxquels le sens nrsquoatteint pas et dont les choses sensibles ne nous peuvent fournir qursquoune tregraves faible ideacutee elles nous font connaicirctre peut-ecirctre leur existence mais point leur essence puisque les quidditeacutes des substances immateacuterielles ne sont pas dans le mecircme genre que celles des sensibles et les deacutepassent pour ainsi dire sans aucune proportion Pour ce qui tombe sous les sens souvent nous ne le peacuteneacutetrons pas avec certitude parfois nous nrsquoy pouvons rien parfois nous y pouvons peu Toujours donc il reste un deacutesir naturel tendant agrave une plus parfaite connaissance Mais il ne se peut qursquoun deacutesir naturel soit vain Donc nous attei-

18 Il est hors de doute qursquoil garde agrave la vision intuitive son caractegravere surnaturel strict 2 d 29 q 1 a 1 ndash 3 d

23 q 1 a 4 sol 3 ndash 1a 2ae q 114 a 2 ndash 1 q 62 a 2 ndash Car 2 16

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gnons la fin derniegravere par une actuation de notre intelligence qursquoopegravere un agent plus sublime que nos puissances naturelles et capable de donner la paix agrave notre deacutesir naturel de savoir Or ce deacutesir en nous est tel que sachant lrsquoeffet nous deacutesirons savoir la cause et de quelque objet qursquoil srsquoagisse si nous en savons toutes les circonstances qursquoon voudra notre deacutesir pourtant nrsquoa pas la paix que nous nrsquoen connaissions lrsquoessence Donc le deacutesir naturel de savoir ne peut-ecirctre apaiseacute en nous avant que nous connaissions la premiegravere cause non drsquoune faccedilon quelconque niais par son essence Or la premiegravere cause est Dieu comme on lrsquoa montreacute plus haut Donc la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu par son essence19 raquo

On aura remarqueacute au deacutenouement de ce passage la rapiditeacute et lrsquoapparente rigueur de la conclusion Qursquoon veuille faire attention aussi que lrsquoargument repose tout entier sur lrsquoanalyse de la connaissance humaine sans un mot de la Reacuteveacutelation sans une allusion agrave la gracircce

Un pareil texte pourrait sembler assez clair pour faire conclure que dans ce systegraveme crsquoest lrsquointelligence comme telle qui est racine de lrsquoexigence du surcroicirct Il renferme pourtant des affirmations de fait portant sur lrsquohomme qui existe et il en est de plus deacutecisifs contre ceux qui ramegraveneraient toute lrsquoexigence de la vision intuitive pour S Thomas agrave une secregravete transformation opeacutereacutee historiquement dans lrsquohomme par la gracircce Crsquoest lagrave une interpreacutetation de Cajetan que plusieurs theacuteologiens de notre siegravecle lui empruntent volontiers Il suffit drsquoalleacuteguer contre eux le deacuteveloppement du systegraveme dans la Somme contre les Gentils Lagrave les mecircmes prouves sont censeacutees conclure et pour lrsquohomme et pour les Substances seacutepareacutees par quelle expeacuterience a-t-on perccedilu en

19 Comp Theol 104

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elles ce deacutesir srsquoil nrsquoest pas naturel mais contingent Omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem20 Ces paroles sont tireacutees drsquoun chapitre ougrave il est question ex professo de la distinction entre les Anges et les hommes et ougrave Thomas maintient contre certains Arabes la reacuteceptiviteacute de toute intelligence mecircme lrsquohumaine relativement agrave la laquo lumiegravere de gloire il fait donc planer lrsquoexigence de la vision plus haut que lrsquohumaniteacute reacuteelle racheteacutee soumise agrave nos observations Deux chapitres sont intituleacutes laquo Lrsquointellection de Dieu est la fin de toute substance intellectuelle raquo et laquo La connaissance naturelle qursquoont de Dieu les Substances seacutepareacutees nrsquoapaise pas leur deacutesir naturel21 raquo Les arguments du premier de ces chapitres ne concluent pas tous agrave la vision intuitive ndash plusieurs srsquoarrecirctent agrave lrsquoabstraction ndash mais les premiers et les plus geacuteneacuteraux srsquoappliquent eacutevidemment et expresseacutement aux Anges et aux lion mes Lrsquoautre chapitre ne saurait laisser aucun doute puisqursquoil traite en premier ligne des Substances seacutepareacutees crsquoest-agrave-dire des ecirctres dont lrsquoexpeacuterience nous manque et que nomme nrsquoy est mentionneacute qursquoincidemment Lrsquoexcitation par la gracircce sanctifiante doit donc ecirctre eacutecarteacutee au moins comme explication totale crsquoest dans la nature de lrsquointelligence comme telle que S Thomas met une certaine attirance un certain appeacutetit de Dieu vu tel qursquoil est ndash Au fond ce sont les notions de puissance et drsquoacte qui constituent le pont entre ces deux extrecircmes lrsquointellection infime et hi possession pleacuteniegravere de Dieu parce que la premiegravere implique la possibiliteacute de la seconde laquo Tout ce qui est en puissance veut passer en acte laquo Et tant qursquoil nrsquoest pas passeacute en acte il nrsquoa pas sa fin derniegravere22 raquo Cette raison apporteacutee pour prouver que lrsquointel-

20 3 C G 57 3 21 C G 25 et 50 22 3 C G 48 laquo Onme quod est in potentia intendit exire in actum

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 185

lect humain nrsquoa pas sa fin en cette vie et dans les sciences speacuteculatives peut reacutesumer aussi le processus que nous venons de suivre il est clair du reste qursquoelle vaut pour tous les esprits

Mais il est un deuxiegraveme groupe drsquoarguments plus directement fondeacutes sur lrsquoobservation humaine et capables pourtant pour qui les peacutenegravetre de mener un peu plus loin dans la compreacutehension de S Thomas drsquoeacuteclairer cette mysteacuterieuse exigence de la vie surnaturelle par la nature mecircme de lrsquoesprit ndash Revenons agrave lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et agrave son ideacuteal du bonheur humain En lisant de pregraves ces pages ceacutelegravebres on remarque une certaine incoheacuterence et comme un deacuteseacutequilibre dans lrsquoanthropologie aristoteacutelicienne Aristote veut tout fonder sur la commensuration agrave la nature et partant drsquoelle il demande en quelque sorte drsquoy renoncer Il ne faut pas eacutecouter ceux qui disent que lrsquohomme doit se contenter de viseacutees humaines celui qui est vraiment heureux ne lrsquoest pas par ce qui est humain dans sa nature mais par ce qui le fait participer au divin drsquoun cocircteacute lrsquohomme est μάλιστα nous de lrsquoautre la contemplation est chose laquo surhumaine23 raquo Cette eacutetrangeteacute se reflegravete dans lrsquoontologie car on main-

Quamdiu igitur non est ex toto factum in actu non est in suo fine ultimo Intellectus autem noster est in

potentia ad omnes formas rerum cognoscendas raquo 23 Ar Eth Nic K 1177 b 32 oὐ χρὴ δὲ κατὰ τὸυς παραινοῦντας ἀνθρώπινα φρονεῖν ἄνθρωπον ὄντα

ndash Ib 27 οὐ γὰρ ᾖ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτως βιώσεται ἀλλ᾿ ᾖ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει ndash drsquoougrave la nuance de doute ib 26 ἂν εἴη βιός κρείττων ἢ κατ᾿ ἄνθρωπον ndash S Thomas paraicirct avoir senti cette deacutesharmonie de la doctrine aristoteacutelicienne car prouvant que la beacuteatitude nrsquoest pas pour la terre apregraves mention des theacuteories arabes il ajoute laquo Quia vero Aristoteles vidit quod non est alia cognitio hominis in hac vita quam per scientias speculativas posuit hominem non consequi felicitatem perfectam sed suo modo In quo satis apparet quantam angustiam patiebantur bine inde eorum praeclara ingenia a quibus angustiis liberabimur s etc (3 C G 48 ult) Pour la beacuteatitude extra-terrestre dit-il ailleurs Aristote ne lrsquoa ni affirmeacutee ni nieacutee (4 d 49 q 1 a 1 sol 4)

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tient sans doute contre les Platoniciens que lrsquoacircme est forme du corps et non pas seulement sa directrice mais que devient alors lrsquoessentielle commensuration de nature et drsquoopeacuteration de puissance et drsquoacte puisque lrsquoactiviteacute de lrsquoesprit est seacutepareacutee ἡ δὲ τοῦ νοῦ χεχωρισμένη Nrsquoadmet-on pas de fait lrsquoideacutee platonicienne que les moyens naturels sont indignes de la nature τὴν δύναμιν οὐκ ἀξίαν τῆς φύσεως ἔχον Et nrsquoadmet-on pas le germe drsquoune antinomie que pourra seule reacutesoudre une philosophie laquo mystique raquo dans ses principes asceacutetique dans ses moyens et qui prendra comme lrsquoexacte formule du vrai celle qui paraissait lrsquoabsurditeacute mecircme aux adversaires du Stoiumlcisme Id est convenienter naturae vivere a natura discedere24

Il est certain que dans lrsquoanthropologie de S Thomas le deacutesordre en question srsquoaccuse et srsquoaccentue tregraves consciemment Il ne peut ecirctre question drsquoexposer ici le corps de cette doctrine avec ses curieux prolongements dans la meacutetaphysique pure25 Qursquoil suffise de le dire en geacuteneacuteral lrsquohomme semble conccedilu comme une espegravece eacutetrange paradoxale et dont les moyens de protection naturelle ne pourraient quo difficilement lui suffire dans la lutte pour la vie heureuse Une telle espegravece sans doute est possible car si le monde est es-sentiellement bon il nrsquoest pas eacutegalement favorable au deacuteveloppement de toutes les essences qui la composent lrsquoexistence des girafes requiert des conditions plus compliqueacutees que celle des mouches Mais entre ces espegraveces ineacutegalement reacutesistantes la nature humaine paraicirct si facile agrave fausser et si deacutelicate que sans un secours adventice on ne voit pas

24 Ciceacuteron De Finibus IV xv 40-42 25 Ces theacuteories nrsquointeacuteressent qursquoindirectement lrsquointellectualisme par lrsquoassouplissement qursquoelles comportent

du rigoureux concept de nature par le jeu qursquoelles laissent au systegraveme des relations apparemment rigides qui relie chaque essence agrave sa fin (V 3 q 9 a 2 ad 3ndash 2a 2ae q 2 a 3 ndash la 2ae q 113 a 10)

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 187

trop comment son histoire serait prospegravere et son jeu reacutegulier laquo En dehors du secours de la gracircce une autre aide supeacuterieure agrave la nature eacutetait neacutecessaire agrave lrsquohomme agrave raison de sa composition Car lrsquohomme est composeacute drsquoacircme et de corps drsquointellect et de sens si lrsquoon laissait tout cela agrave sa nature lrsquointellect serait en quelque maniegravere alourdi empecirccheacute et ne pourrait librement parvenir au suprecircme sommet de la contemplation Celte aide fut la vertu originelle qui devait totalement soumettre les forces infeacuterieures et le corps mecircme et permettre agrave la raison de tendre agrave Dieu26 raquo

Ces paroles nrsquoimpliquent pas lrsquoordination agrave la vision intuitive La question de la vertu premiegravere comme celle du peacutecheacute originel est logiquement indeacutependante de celle du surnaturel strict Mais elles introduisent dans la meacutetaphysique du peacuteripateacutetisme un concept nouveau celui drsquoune dualiteacute de fin pensable pour une mecircme espegravece et drsquoune certaine impuissance de quelques ecirctres agrave atteindre ce qui pour eux est le meilleur agrave cause de la perfection mecircme de leur nature qui requiert un concours drsquoheureuses circonstances difficilement reacutealiseacute On passe de lagrave agrave concevoir lrsquoextrecircme convenance de la vision pour toute nature intellectuelle Sans doute les raisons donneacutees pour lrsquohomme sont inapplicables aux anges fondeacutees preacuteciseacutement sur notre composition elles impliquent la paradoxale preacuteeacuteminence des sens bas mais intuitifs sur lrsquointelligence sublime mais irreacuteelle crsquoest ce qui explique la rareteacute des reacuteussites dans notre espegravece27 Or lrsquohomme est au maximum du multiple juste au-dessus de lui selon les lois thomistes de la continuiteacute un nouveau cycle commence ougrave la perfection correspond agrave la simpliciteacute plus grande Mais lrsquoexemple humain suffit agrave faire comprendre que lrsquoesprit creacuteeacute

26 Mal 5 1 ndash Cp 1 d 39 q 2 a 2 ad 4 27 V les textes citeacutes p 189 n 28

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 188

comme esprit potentiel introduit dans la nature une indeacutetermination drsquoun nouveau genre et comporte donc pour une mecircme espegravece une multitude de solutions Lrsquointelligence nata fieri omnia est comme puissance pure de lrsquoecirctre une monade plus souple plus molle que celle dont la forme est contrainte par la matiegravere Et quelque deacutetermineacute intellectuellement quelque fonctionaliseacute qursquoil soit lrsquoange de son obscuriteacute relative peut encore eacutemerger dans la lumiegravere plus pure de lrsquoEsse seacutepareacute La laquo puissance obeacutedientielle raquo nrsquoest pas pour S Thomas indeacutependante de la puissance naturelle elle est la nature mecircme On pourra donc au moins post factum en reconnaicirctre les traces dans la conscience que lrsquoecirctre a de soi dans certains appels sourds de sa nature Et ce qui en lrsquoabsence de lrsquooffre divine ne se fucirct traduit qursquoen appeacutetitif dans une obscuriteacute indeacutechiffrable pourra gracircce aux lumiegraveres de la foi se formuler en une claire seacuterie de syllogismes Crsquoest ainsi qursquoon construit le systegraveme probable qui relie la raison et la reacuteveacutelation par ces moyens ternies lrsquoinsuffisance des speacuteculations humaines et le deacutesir drsquoeacutetreindre en soi le Premier Intelligible

III

S Thomas croit qursquoen fait le surcroicirct a eacuteteacute offert agrave lrsquohomme et sous sa forme la plus haute la promesse de la vision intuitive A prendre tout lrsquoensemble du dynamisme humain ainsi transformeacute il est clair que ce don gracieux du Ciel couronne de la faccedilon la plus triomphante lrsquointellectualisme tel qursquoil le concevait Mais si lrsquoon considegravere les conditions speacuteciales dans lesquelles le surcroicirct est offert on comprend que cet envahissement de la nature par le surnaturel opegravere un renversement violent des valeurs philosophiques un rabais-

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 189

sement des speacuteculations humaines un deacuteclassement de nos penseacutees terrestres qui sont reacuteduites au rang de moyens

Neacutecessairement si la vision eacutetait promise la beacuteatitude des abstractions pacirclissait Cependant elle pouvait garder sur terre sa place de preacuteparation et de laquo feacuteliciteacute telle quelle raquo Mais de fait si le Paradis ouvert par le Christ est incomparablement plus beau que le bonheur naturel des acircmes seacutepareacutees il se trouve aussi que dans lrsquoordre preacutesent son acqui-sition est plus laborieuse Il est offert agrave une nature que le peacutecheacute a blesseacutee un des premiers effets de la faute crsquoest que la raison trouve sur terre de grands empecircchements agrave son exercice elle est faible et les sens sont plus forts28 Ainsi lrsquohumaniteacute qui de fait est la nocirctre (et le philosophe comme le theacuteologien ne peut observer que celle-lagrave) souffre drsquoune lutte constante drsquoun vrai malaise naturel crsquoest lagrave neacutecessairement lrsquoeacutetat ougrave la vision se preacutepare Cela nous permet drsquoattendre pour lrsquoexercice terrestre de la speacuteculation des conditions nettement deacutefavorables Lrsquointellection deacutetacheacutee ne saurait ecirctre pour les fils drsquoAdam racheteacutes par le Dieu qui souffre lrsquooperatio non impediti

Preacutecisant davantage on constate drsquoabord que pour la plus grande partie de lrsquohumaniteacute une vie de speacuteculation un peu libre est impossible Mais agrave regarder seulement ceux qui srsquoy adonnent et qui y trouvent dans lrsquoeacutetat indompteacute des eacutenergies sensibles de grandes difficulteacutes quels objets les attireront Ce serait sans nul doute exageacuterer la penseacutee de S Thomas que de rabaisser la valeur du savoir naturel pour un chreacutetien au rang drsquoune chose insignifiante il sait rappeler agrave propos des sciences les moins hautes qursquoelles sont par excellence lrsquoobjet convenable agrave notre nature qui les meacuteprise meacuteprise lrsquohumaniteacute29 Il tranche sur les autres

28 la 2ae q 85 a 3 etc 29 In 4 Meteor l 1 Cp In Trin 6 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 190

grands saints du Moyen Age par son extrecircme souci mecircme quand il rabaisse le savoir naturel de ne pas outrer lrsquoexpression Mais il nrsquoheacutesite jamais agrave subordonner toute lrsquoactiviteacute terrestre agrave lrsquointensiteacute de la vie religieuse et je pense qursquoil nrsquoeucirct point eacuteteacute choqueacute des premiers chapitres de lrsquoImitation A mesure que sa penseacutee mucircrit lrsquoon constate mecircme plus de meacutepris des sciences terrestres la vie mystique croissant elles tombent peu agrave peu pour lui au rang des choses basses (vilia) dont lrsquointellection est bonne mais dont il faut pourtant deacutetourner ses regards parce qursquoelles empecircchent de srsquoappliquer agrave de meilleurs objets laquo Parce que nous ne pouvons assister aux saintes solenniteacutes des Anges eacutecrit-il au fregravere Reacuteginald le temps sacreacute ne doit pas srsquoeacutecouler en vain mais ce qui nrsquoest pas donneacute agrave la psalmodie doit ecirctre rempli par lrsquoeacutetude Deacutesirant donc nous former quelque ideacutee de lrsquoexcellence des saints Anges commenccedilons par lrsquoimage que srsquoen fit au temps des anciens lrsquohumaine conjecture ce qui srsquoaccorderait avec la foi nous le retiendrions ce qui srsquooppose agrave la doctrine catholique nous le repousserons30 raquo

II est donc juste sur terre que la vie de lrsquoesprit se concentre autour de la connaissance qui preacutepare agrave la vision en renseignant sur elle Mais crsquoest ici qursquoapparaicirct en tout son jour le manque drsquoadaptation de lrsquointellectualisme agrave lrsquoeacutetat preacutesent La connaissance en question est la foi Or la foi est pour S Thomas un acte intellectuel eacutetrange et essentiellement imparfait En effet elle est une proposition intellectuelle de ce qui est encore lrsquoinintelligible Elle est laquo planteacutee31 raquo

30 Opusc 14 Prolog 31 Mal 5 3 laquo Supernaturali cognition quae hic in nobis per fidem plantatur raquo Il est clair que cotte

expression qui sent un peu son laquo extrinseacutecisme raquo ne doit pas ecirctre prise indeacutependamment de toutes les convenances ci-dessus exposeacutees ndash Sur la nature essentiellement

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 191

parmi nos concepts et sa raison drsquoecirctre est une prise de lrsquoEcirctre extra-conceptuelle Lrsquoapocirctre lrsquoa bien deacutefinie laquo un argument de ce qursquoon ne voit pas et le corps des choses qursquoon espegravere raquo Elle est par rapport agrave un mecircme objet incompatible avec la science elle est distincte aussi de lrsquoopinion et elle nrsquoest pas le moins du monde un composeacute des deux Elle est essentiellement provisoire passagegravere mal satisfaisante De lagrave vient son obscuriteacute de lagrave aussi sa liberteacute car lrsquoimpuissance agrave neacutecessiter est une imperfection pour un eacutenonciable de lagrave malgreacute sa certitude objective absolue son instabiliteacute subjective Ce qui aux yeux de S Thomas caracteacuterise le mieux sa nature hybride et laquo monstrueuse raquo (en donnant au mot son sens scolastique) crsquoest que sise dans lrsquointelligence32 et pleinement certaine elle nrsquoest pourtant pas exclusivement produite par des principes intellectuels mais que soit quant agrave lrsquoexercice soit quant agrave la deacutetermination de lrsquoobjet elle est commandeacutee par la volonteacute33 laquo Nous sommes pousseacutes agrave croire ce que nous entendons parce qursquoon nous promet si nous croyons la reacutecompense de la vie eacuteternelle et crsquoest cette laquo reacutecompense qui meut la volonteacute agrave croire la Parole bien qursquoaucune veacuteriteacute comprise ne meuve lrsquointelligences34 raquo Dans la science il y a avec lrsquoassentiment de lrsquoacircme mou-

moyennante de la foi voir Ver 14 2 La foi est pour la vie morale mais la vie morale nrsquoest pas fin

derniegravere lrsquoaction est la fin de la connaissance du dogme mais la Chose du dogme est la fin de lrsquoaction Crsquoest parce que k but final est la vision que S Thomas met la foi au nombre des connaissances non pratiques mais speacuteculatives (3 d 23 q 2 a 3 sol 2 laquo Cognitio dirigit in opere et tarnen visio Dei est ultimus finis operis raquo)

32 Ver 14 4 ndash 2a 2ae q 4 a 2 laquo Credere autem immediate est actus intellectus quia obiectum huius actus est verum quod proprio pertinet ad intellectum Et ideo necesse est quod odes quae est proprium principium huius actus sit in intellectu sicut in subiecto raquo

33 V i C a 7 laquo Voluntas imperat intellectui credendo non solum quantum ad actum exsequendum sed quantum ad determinationem obiecti raquo

34 Ver 14 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 192

vement de la penseacutee mais ces deux choses ne sont pas pour ainsi clive parallegraveles la penseacutee conduit agrave lrsquoassentiment et lrsquoon est tranquille Dans la foi assentiment et penseacutee sont comme parallegraveles parce que lrsquoassentiment nrsquoest pas causeacute par la penseacutee mais par la volonteacute comme on lrsquoa dit Alors parce que lrsquointelligence ne se trouve pas fixeacutee en un point comme dans son terme propre qui est la vision drsquoun intelligible son mouvement en cet eacutetat nrsquoa pas cesseacute elle se remue encore elle est en quecircte relativement aux objets de sa croyance bien qursquoelle y donne un tregraves ferme assentiment Car pour ce qui proprement la regarde on ne lrsquoa point satisfaite elle nrsquoest pas fixeacutee par ses lois propres mais par lrsquoaction drsquoun agent exteacuterieur Et crsquoest pour cela qursquoon dit que lrsquointelligence du croyant est prisonniegravere35 raquo

Une foule drsquoobiter dicta viennent de tous les points de lrsquoœuvre de S Thomas ajouter leurs traits agrave ce tableau Ainsi la vie de foi a deux faces consideacutereacutee comme preacuteformation comme prodrome de la vision elle est lrsquoaube du triomphe surnaturel de lrsquointellectualisme consideacutereacutee comme connaissance actuelle elle reacuteduit la vie de lrsquoesprit presque au minimum drsquointellectualiteacute qursquoelle peut comporter laquo Dans la connaissance de foi si du cocircteacute de lrsquoobjet la perfection est sublime lrsquoopeacuteration intellectuelle comme telle est grandement imparfaite36 raquo Ce point est capital et quand

35 Ibid ndash S Thomas ajoute encore laquo Quia tenetur terminis alienis et non propriis raquo La meacutetaphore me

semble emprunteacutee agrave la laquo physique raquo lrsquointelligence nrsquoest pas en sou laquo lieu propre raquo elle est comme une pierre miraculeusement soutenue en lrsquoair ndash Au contraire crsquoest la volonteacute qui dans la foi est chez elle est agrave lrsquoaise parce qursquo laquo elle y donne son assentiment agrave une veacuteriteacute comme agrave son bien propre raquo 2a 2ae q 11 a 1

36 3 C G 40 laquo In cognitione autem fidei invenitur operatio intellectus imperfectissima quantum ad id quod est ex parte intellectus quamvis maxima perfectio inveniatur ex parte obiecti raquo ndash Cette imperfection empecircche la foi drsquoecirctre appeleacutee une s vertu intellectuelle raquo 3 d 23 a 3 sol 3

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 193

on eacutetudie la critique de la vie intellectuelle chez S Thomas on ne saurait lui accorder trop drsquoimportance Le seul excegraves en ce genre consisterait pour mieux sauver lrsquoobscuriteacute de la foi agrave sacrifier lrsquointellectualiteacute des preacuteambules laquelle est neacutecessaire agrave peine que lrsquoacte soit immoral Nous ne croirions pas dit S Thomas si nous ne voyions qursquoil faut croire37 Mais quand gracircce agrave ses notions de la science deacutemonstrative et de la certitude libre on a vu comment la foi demeurait pour lui volontaire tout ensemble et intellectuellement justifieacutee crsquoest sur lrsquoombre et la souffrance qursquoil faut insister pour mettre S Thomas agrave sa place parmi les theacuteoriciens catholiques de la croyance De tous les grands docteurs

37 2a 2ae q 1 a 4 ad 2 ndash Le racircle des preacuteambules (ou raisons de croire) est de justifier intellectuellement

lrsquoadheacutesion ce que nous avons le devoir strict de faire puisque tous nos actes doivent ecirctre raisonnables Mais les laquo articles de foi raquo ne constituent pas avec les raisons de croire une seacuterie homogegravene de propositions rationnelles ils ne sont mecircme pas subsumeacutes aux premiers principes avec lesquels pourtant ils ne peuvent ecirctre en contradiction Ainsi que la connaissance des choses de vertu par expeacuterience directe (y p 70) agrave laquelle elle est compareacutee (3 d 23 q 3 a 3 sol 2 ad 2 ndash 1 q 1 a 6 ad 3 ndash2a 2ae q 1 a 4 ad 3) la foi est un habitus non subordonneacute mais comparable agrave lrsquohabitus des principes et inheacuterent comme lui per modum naturae On comprend donc qursquoon puisse y adheacuterer plus fermement qursquoaux principes mecircmes et qursquoaux deacutemonstrations des sciences (Prol Sent a 3 sol 3 ndash Ver 12 2 3) on comprend qursquoelle se trouve aussi bien dans le nouveau-neacute qursquoon remporte du baptecircme que dans le plus habile theacuteologien Elle nrsquoest pas produite par la nature comme lrsquohabitude des principes ni par lrsquoaccoutumance comme celle des vertus elle est produite par la gracircce Si la reacuteflexion speacuteculative peut engendrer dans lrsquointelligence une sorte de laquo foi acquise qui est laquo opinio fortificata rationibus raquo (Prol Sent 1 c) il ne faut pas confondre cette connaissance nouvelle avec la foi infuse et theacuteologale les deux fois sont indeacutependantes comme la connaissance expeacuterimentale de la chasteteacute est indeacutependante de la science abstraite que lrsquoenseignement a pu en donner (Cf 2a 2ae q 1 a 3 ad 3) Aussi la laquo foi acquise raquo nrsquoest pas neacutecessaire agrave la conservation de la foi infuse Ce qui est neacutecessaire crsquoest le jugement pratique hoc est tibi credendum produit sous lrsquoinfluence de la gracircce et justifieacute par une perception intellectuelle des motifs (Voir Quodl 2 6 ndash In Trin 3 1 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 194

je nrsquoen connais point qui meacuteprise autant que lui la foi comme connaissance Qursquoon le compare avec ses successeurs aucun rapprochement ne fera plus vivement saisir la baisse des ambitions meacutetaphysiques et de lrsquointellectualisme profond dans les eacutecoles catholiques depuis le XIIIe siegravecle Parmi ses preacutedeacutecesseurs la diffeacuterence est frappante avec Augustin mecircme le fervent apocirctre du Crede ut intelligas Non qursquoAugustin se contente aiseacutement des obscuriteacutes terrestres il tend de tout son ecirctre vers la Patrie qui est la Vision niais son jugement de meacutepris sur nos connaissances de foi simple nrsquoa pas la tranquilliteacute sereine et deacutefinitive de celui de Thomas parce qursquoil est moins deacutelibeacutereacutement fondeacute en meacutetaphysique Mecircme apregraves qursquoil a clarifieacute cette notion assez vague de la laquo philosophie chreacutetienne raquo qui inspire ses premiers ouvrages Augustin insiste encore complaisamment sur la naturelle convenance de la croyance agrave lrsquointelligence humaine crsquoest elle qui soutient toute socieacuteteacute qui preacutepare lrsquoesprit agrave toute science etc S Thomas qui connaicirct ces consideacuterations de son maicirctre38 se contente de les rappeler briegravevement son œuvre agrave lui est drsquoinculquer la reacutepugnance qursquoeacuteprouve pour la croyance simple lrsquointelligence en tout eacutetat elle veut voir et rien drsquoautre jamais ne lrsquoapaisera

Ainsi dans la vie preacutesente de lrsquoesprit lrsquoimperfection et la preacuteparation sont correacutelatives Il faut en prendre son parti lrsquointelligence sur terre nrsquoaura pas la paix il lui restera toujours sinon la sensation deacuteraisonneacutee du risque39 au moins la sensation attristante du noir Drsquoautre part puisque la Vision est offerte la raison mecircme commande de faire tout converger vers cc but unique et de ne srsquoamuser plus agrave ce qui pourrait en compromettre lrsquoacquisition Il faut prendre la

38 Opusc 7 Exp super Symbolum 39 Puisque Thomas admet que la foi demeure avec e lrsquoeacutevidence de creacutedibiliteacute raquo 2a 2ae q 5 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 195

connaissance pour ce qursquoelle esi dans lrsquoordre actuel Toute Ia masse des ideacutees humaines et ce que croient les chreacutetiens et ce que savent les theacuteologiens ce sont laquo des rudiments laquo proposeacutes en ce monde au genre humain pour qursquoil puisse laquo se diriger vers son but40 raquo Sans donc qursquoil se soit produit le moindre changement dans la meacutetaphysique sans que les faculteacutes qui tendent soient devenues capables de tenir sans que le mouvement puisse ecirctre fin tout naturellement la morale srsquoest modifieacutee Maintenant qursquoelle vise une possession plus excellente et supeacuterieure aux forces humaines lrsquoobjectif premier ougrave convergeront ses efforts sera moins cette Fin mecircme ndash puisqursquoelle nous deacutepasse ndash que les conditions de son acquisition qui sont elles au pouvoir de lrsquohomme et qui mesurent exactement sa future participation au bonheur En avant du bonheur toutes les actions morales se concentreront vers la sainteteacute Et la logique exigera mecircme ce corollaire les perceptions intellectuelles des sciences speacuteculatives qui jadis arracheacutees de droit agrave lrsquoordre des moyens eussent eacuteteacute des parcelles vitales de la Fin mecircme maintenant si elles ne sont pas entraicircneacutees dans le grand mouvement

40 Ver 14 11 ndash La question de secours que la philosophie reccediloit de la Reacuteveacutelation comporte chez S

Thomas une distinction assez deacutelicate Sans doute il appreacutecie comme tous les docteurs chreacutetiens lrsquoimmensiteacute du bienfait reccedilu et en parle dans le ton habituel des ApoloL gistes (Opusc 7 Exp super Symbolum c 1 laquo nullus philosophorum potuit tantum scire de Deo quantum post adventum Christi soit vetula per fidem raquo ndash Cp 1 C G 5 fin) Mais si lrsquoon se rappelle sa theacuteorie de la science et son exigence des preuves propter quid on comprendra que la foi ne peut agrave ses yeux aider la science que par accident Drsquoougrave les affirmations comme celle-ci Si aux questions drsquoun esprit chercheur vous reacutepondez seulement au nom de la foi par une affirmation dogmatique on vous quittera bien certain qursquoil en est ainsi mais pourtant lrsquointelligence vide certificabitur quidem quod ita est sed vacuus abscedet (Quodl 4 18) La foi est intellectuellement drsquoespegravece infeacuterieure agrave la science et se deacutefinit par cette imperfection mecircme par son opposition avec elle (Ver 12 12 ndash 2a 2ae q 1 a 5)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 196

volontaire et ordonneacutees agrave lrsquoobtention drsquoune plus grande gracircce ne sont phis que de nuisibles simulacres du vrai bonheur et les heures qursquoon leur donne du temps perdu

IV

Pour chacun le devoir preacutesent est le moyen et la mesure de la beacuteatitude 11 ne srsquoensuit pas neacuteanmoins qursquoon ne puisse raisonnant sur la nature pour diriger la pratique libre deacuteterminer laquelle des actions bonnes sera de droit plus apte agrave produire lrsquoamour et la gracircce abondamment Ici lrsquoordre ontologique reprend ses droits et Thomas fidegravele aux principes affirme la supeacuterioriteacute de la vie contemplative sur lrsquoactive Entre toutes les opeacuterations crsquoest la contemplation qui joint le mieux agrave Dieu il faut donc la preacutefeacuterer agrave lrsquoaction exteacuterieure Crsquoest elle qui est la vie intense eacutetant la plus intime application au meilleur objet la perfection sur terre consiste en ceci ut mens actu feratur in Deum41 On voit combien naturellement le laquo mysticisme raquo vient couronner laquo intellectualisme raquo dont il est le deacuteveloppement et le fruit quelque raison qursquoon puisse avoir drsquoopposer ailleurs ces deux termes aucune opposition nrsquoest plus superficielle et plus fausse quand il srsquoagit du mysticisme orthodoxe et de la philosophie classique du catholicisme Une seule chose peut eacutetonner dans S Thomas crsquoest qursquoil nrsquoait pas songeacute davantage agrave faire ressortir dans lrsquoextase ou dans les autres espegraveces de contemplation infuse lrsquointellectualiteacute plus exquise qursquoelles communiquent agrave la vie de lrsquoesprit Lui qui dans la simple

41 Voir lrsquoadmirable theacuteorie des conseils eacutevangeacuteliques au livre III Contre les Gentils particuliegraverement le chap

130 et sur la pauvreteacute religieuse la page si peu franciscaine (non par opposition mais par diffeacuterence) du chap 133

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 197

vie de foi et drsquooraison commune a su discerner ces actes directs savoureux et rapides que la gracircce fait produire aux plus ignorants et les a rapporteacutes agrave lrsquo laquo intellect42 raquo comment nrsquoa-t-il pas plus expresseacutement exalteacute les intuitions infuses qui perccedilant lrsquoopaciteacute des images deacutepassant lrsquoembrouillement des discours font participer le contemplatif agrave la connaissance angeacutelique Le fait est lagrave pourtant Que ce soit attachement trop docile aux classifications traditionnelles ou deacutesir de ne pas admettre trop drsquoexceptions aux axiomes drsquoAristote il ne fait que de rares et fugitives allusions agrave ces intellections surhumaines et il faudrait violenter ses eacutecrits pour en tirer une theacuteorie expresse de laquo lrsquooraison mystique43 raquo On peut regretter cette lacune Mais on ne

42 V p ex 1 d 15 q 4 a 2 ad 4 il est des ignorants qui possegravedent une certaine connaissance de Dieu

comme Fin derniegravere et comme laquo profluens beneficia de laquelle lrsquoamour est condition neacutecessaire ndash Cp aussi 3 d 27 q 2 a 3 ad 2 laquo Caritas habet rationcm quasi dirigentem in suo actu vel magis intellectum raquo ndash In Trin 6 1 ad ult et 3 d 35 q 2 a 2 sol 1 laquo Intellectus donum de auditis mentem illustrat ut ad modum primorum principiorum statim audita probentur raquo

43 Il ne srsquoagit pas de savoir si S Thomas reconnaicirct dans la vie contemplative de certaines connaissances savoureuses et expeacuterimentales cela nul ne peut le nier (1 q 43 a 5 ad 2 etc) Il srsquoagit de savoir srsquoil a mentionneacute la contemplation obscure infuse proprement mystique sans images sensibles ni discours et que deacutecrivaient deacutejagrave drsquoun style merveilleusement expressif certains Franciscains du Moyen Age avant qursquoelle trouvacirct ses docteurs classiques dans les grands saints du Carmel Il ne faut se servir ici qursquoavec grande preacutecaution des auteurs de seconde main Vallgornera par exemple srsquoest trop laisseacute aller au deacutesir de retrouver dans S Thomas la doctrinc des Mystiques Ainsi dans sa Question III disp 3 art 1 de Contemplatione supernaturali et infusa il eacutecrit laquo D Thomas 2a 2ae q 180 e 3 diffinit contemplationem infusam hac ratione simples intuitus divinae veritatis a principio supernaturali procedens e Les quatre derniers mots sont simplement ajouteacutes par lui De plus il cite volontiers des opuscules apocryphes ou douteux ndash Dans lrsquoouvrage plus reacutecent du R P Maumus lrsquoon trouve encore plusieurs rapprochements sujets agrave caution (p 380 sur la purification passive sensible p 401 sur le don drsquointelligence rapporteacute agrave lrsquounion mystique p 454 sur lrsquooraison drsquounion) ndash Lorsqursquoon lit S Thomas lui-mecircme on constate qursquoil e admis la possibiliteacute et pour

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saurait en prendre occasion pour rabaisser dans sa doctrine theacuteologique la place de la vie contemplative Je remarque mecircme deux preacuterogatives qui lui assurent tout imparfaite qursquoon la suppose une primauteacute plus certaine que celle qursquoon assignait dans lrsquoordre naturel agrave la speacuteculation pure l juge la contemplation religieuse plus propre agrave ravir tout lrsquohomme que la contemplation philosophique parce que lrsquoamour de la contemplation mecircme ne srsquoy distingue pas de lrsquoamour de lrsquoobjet contempleacute44 Il la juge plus libre aussi puisqursquoil

certains cas le fait de cette contemplation sans images (quoique infeacuterieure agrave la vision intuitive) laquo naturelle

agrave lrsquoAnge mais au-dessus de lrsquohomme raquo (Voir Ver 1S a 1 ad 1 ad 4 ndash et a 2ndash 2 d 23 q 2 a 1 ndash et avec plus de rigueur dans lrsquoexplication psychologique 1 q 94 a 1) Pourtant lagrave ougrave S Thomas fait ex professo la theacuteorie de la contemplation il a principalement en vue celte ougrave lrsquohomme peut parvenir par ses efforts aideacute de la gracircce ordinaire et colle qui mecircme dans Le cas de e vision intellectuelle s nrsquoest pas opeacutereacutee sans image (2a 2ae q 174 a 2 ad ndash q 180 a 5 ad 2 ndash De Anim a 15ndash In Trin G 3 etc) Cp lrsquoaveu de Vallgornera (l c art 7 u 2) laquo Aliquando datur contemplatio supornaturalis sine conversione ad phantasmata In lianc sententiam videtur inclinare D Thomas quamvis non omnino certum sit in doctrina illius raquo ndash Tregraves caracteacuteristique encore est lrsquoexeacutegegravese thomiste drsquoun texte des Pegraveres les plus classiques on la matiegravere le fameux mot de Denys sur Hieacuterotheacutee patiens divina qursquoil explique drsquoun pheacutenomegravene affectif preacuteceacutedant une connaissance (Ver 26 3 18 ndash 3 d 15 q 2 e 1 soI 2 ndash In Div Nom 2 4) ou drsquoune connaissance expeacuterimentale sans dire si elle deacutepasse la gracircce ordinaire (2a 2ae q 45 a 2 q 97 a 2 ad 2) Dans tout le Commentaire sur les Noms Divins il nrsquoest rien qursquoon puisse sucircrement lrsquoapporter agrave la connaissance mystique lagrave mecircme ougrave le texte agrave expliquer semblait y convier lrsquointerpregravete ndash Tout cela me paraicirct drsquoautant plus notable que la doctrine de S Thomas sur lrsquoindistinction des connaissances de lrsquoacircme seacutepareacutee et priveacutee de phantasmes (De Anim a 15 corp cf ad 21 etc) srsquoaccordait mieux avec ce que les Mystiques disent de lrsquoobscuriteacute de leur contemplation

Ce que S Thomas e eacutecrit de plus remarquable touchant les gracircces drsquoillumination extraordinaire crsquoest assureacutement sa theacuteorie de Ta propheacutetie (Ver q 12 ndash 2a 2ae q 171 et suiv) La part qui y est faite aux conditions subjectives marque une grande largeur de vues et un perpeacutetuel souci de maintenir le contact entre la theacuteologie speacuteculative et lrsquoexpeacuterience psychologique

44 V 3 d 35 q 1 e 2 sol 1 sol 3 sur la diffeacuterence entre la vie contemplative des saints et celle des philosophcs ndash Et cp Les deux concepts de σοφία et sapientia

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conccediloit lrsquoobeacuteissance religieuse comme un sacrifice des intellections pratiques et viles de celles qui regraveglent les choses du corps et lrsquoarrangement quotidien de la vie sacrifice qui permet agrave lrsquohomme de srsquoappliquer tout entier par sa partie laquo la plus preacutecieuse raquo agrave lrsquoUnion Neacutecessaire45 laquo Le grand signe drsquoamour crsquoest drsquoaller contempler raquo laquo La souveraine perfection de la vie humaine crsquoest que lrsquoesprit de lrsquohomme puisse librement vaquer agrave Dieu raquo

Souvenons-nous-en pourtant ce nrsquoest pas preacuteciseacutement comme avant-goucirct du Ciel que la contemplation est bonne et deacutesirable crsquoest comme preacuteparation au Ciel et pour la mettre ici-bas au premier rang il a fallu ce principe reacuteflexe qursquoentre tous les moyens qui rendent capable drsquoune fin il nrsquoen est point en soi de plus efficace que celui qui est lrsquoimage de cette fin mecircme Vue dans ce jour la primauteacute de la vie contemplative sera pratiquement moins absolue46 une plus grande place sera laisseacutee aux libres jeux de la Providence divine la diversiteacute des saints sera plus grande que celle des sages et lrsquoideacuteal du chreacutetien diffeacuterera beaucoup de lrsquohomme heureux qursquoa deacutecrit Aristote ndash Mais cette derniegravere remarque nrsquoempecircche pas lrsquoidentification pratique chez S Thomas de la vie contemplative et de la vie parfaite On peut donc dire en reacutesumeacute que par lrsquointroduction du Christianisme le monde moral est reconstruit agrave ses yeux sur son plan

45 3 C G 130 46 2a 2ae q 182 a 2 fin ndash V i C 7 ndash Avec tous les saints du catholicisme Thomas sait qursquoil est parfois

meilleur de quitter e Rachel pour Lia raquo (Opusc 2 De Perf vitae spiritualis c 25 ndash Quodl 1 14 2) Mais rien chez lui ne rappelle cette deacutefiance des deacutelices contemplatives ce souci drsquoen deacutetacher les acircmes si habituel aux ascegravetes des siegravecles suivants ndash Le grand signe drsquoamour crsquoest drsquoaller contempler srsquoil paraicirct en douter dans les Sentences (3 d35 q 1 a 4 soI 2) il lrsquoaffirme dans la Somme (2a 2ae q 182 a 2 ad 11 ndash Sur la vie plus haute des laquo illuminateurs raquo Appendice p 243

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 200

essentiel mais plus en grand Les relations naturelles demeurent seulement ce qui eacutetait systegraveme clos et parfait est compris maintenant dans le mouvement drsquoun plus vaste ensemble et cette subordination explique qursquoon puisse remarquer ccedilagrave et lagrave dans sa structure quelques deacuteformations

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde

est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire 3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee Hcontinue ilH se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 211

pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupis-

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 Ha 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117H b δοκοῦσι γάρ τῶν

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 213

cible raquo doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

ἀλόγων μερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de

violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La pos-sibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature

font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute 34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 215

de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V

chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 216

finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffe-

35 Mal 3 9 7

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 217

ment total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 219

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et par-

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

faites en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 221

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 224

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 225

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 227

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 229

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PRECELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiri-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

tualis c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines qui

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 233

excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITE ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute

2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima

cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIETE ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 240

Note bibliographique

Parmi les ouvrages de S Thomas les plus utiles agrave consulter sur les questions traiteacutees dans ce livre sont la Somme contre les Gentils les Questions disputeacutees de Anima de Veritate de Spiritualibus Creaturis la Somme theacuteologique lrsquoopuscule 14 de Substantiis separatis lrsquoopuscule 15 Contra Averroistas et lrsquoopuscule 1 Compendium theologiae Aucun de ces ouvrages sauf la Somme theacuteologique nrsquoa encore paru dans la grande eacutedition critique (eacutedition leacuteonine) que publient agrave Rome les Dominicains ndash On a citeacute ici drsquoapregraves lrsquoeacutedition Fretteacute (Paris Vivegraves 1871-1880) ndash Uccelli a eacutediteacute (Paris Migne 1858) le Contra Gentes avec les liturae du fameux codex Bergomensis qui semble bien ecirctre lrsquoautographe de S Thomas ndash Le lecteur moderne trouvera quelque secours dans deux traductions annoteacutees celle du Compendium Theologiae par M Albert (Wuumlrzbourg Goumlbel 1896) et celle du Contra Gentes par le P Rickaby S J (0f God and his Creatures An annotated translation with some abridgment Londres Burns and Oates 1905)

La litteacuterature thomiste est un monde Ueberweg-Heinze (Grundriss der Geschichte der Philosophie t II) donne une bonne bibliographie des eacutetudes modernes pour les commentateurs dogmatiques on peut consulter Hurter Nomenclator litterarius theologiae catholicae (Oeniponte 3e eacuted commenceacutee en 1903)

Les histoires de la Scolastique drsquoHaureacuteau (Paris 1880) et de Stoumlckl (Mayence 1864-66) demeurent utiles ainsi que les livres bien connus de Ch Jourdain (La philosophie de S Thomas drsquoAquin Paris 1858) et de Karl Werner (Der heilige Thomas von Aquino Ratisbonne 1858 Reacuteeacutediteacute en 1889) Les meilleurs ouvrages drsquoensemble que nous pos-seacutedions sur la philosophie du moyen acircge sont maintenant ceux de MM de Wulf (Histoire de

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 242

la philosophie meacutedieacutevale Louvain 1900) et Picavet (Esquisse drsquoune histoire geacuteneacuterale et compareacutee des philosophies meacutedieacutevales Paris 2e eacuted 1907)

Il ne faut pas neacutegliger les ouvrages destineacutes agrave deacutefendre la theacuteorie thomiste de la connaissance contre le carteacutesianisme lrsquoontologisme le traditionalisme etc On a raison drsquoouvrir avec preacutecaution ces livres de poleacutemique mais on est forceacute drsquoavouer que leurs auteurs ont souvent fait preuve de rares qualiteacutes drsquoanalystes de plus ils sont exempts drsquoordinaire de ces eacutetranges meacuteprises que laissent souvent passer les eacuterudits dont lrsquoeacuteducation nrsquoa pas eacuteteacute scolastique ndash On peut indiquer en particulier Bourquard Doctrine de la connaissance drsquoapregraves S Thomas drsquoAquin Paris et Angers 1877 (utile agrave cause de ses nombreuses citations) ndash Kleutgen S J La philosophie scolastique exposeacutee et deacutefendue trad Sierp Paris 1868-1870 ndash Liberatore S J Theacuteorie de la connaissance drsquoapregraves S Thomas trad Sudre Tournai et Paris 1863 ndash Zigliara O P Œuvres philosophiques trad Murgue Lyon 1880 et 1881

Ces scolastiques dogmatiques du XIXe siegravecle pourraient fausser la perspective parce qursquoils cherchent drsquoordinaire une theacuteorie de la certitude rationnelle dans ce qui fut avant tout une meacutetaphysique intellectualiste ndash Les travaux dont la liste suit peuvent aider agrave srsquoorienter dans le problegraveme de lrsquointellectualisme tel que nous lrsquoavons poseacute On nrsquoa fait ici qursquoun choix en mentionnant certaines publications qui ont paru plus utiles ou plus caracteacuteristiques des diffeacuterentes opinions en cours Asin (Miguel) El Averroismo teoloacutegico de Santo Tomcis de Aquino dans Homenaje a

don Francisco Codera estudios de erudicion oriental Saragosse 1904 pp 235-250 Bardenhewer Die pseudo-aristotelische Schrift uumlber das reine Gute bekannt-unter dem

Namen Liber de Causis Fribourg en Brisgau 1882 pp 256279 Van den Berg O P De ideis divinis iuxta doctrinam Doctoris Angelici Bois-le-Duc

1872

Note bibliographique 243

Gardeil (A) O P Une seacuterie drsquoarticles sur la connaissance et lrsquoaction dans la Revue Thomiste Paris 1898 1899 1900

Huber (Sebastian) Die Gluumlckseligkeitslehre des Aristoteles und des Thomas von Aquin ein historixch-kritischer Vergleich Freising 1893

Kahl (Wilhelm) Die Lehre vont Primat des Willens bei Augustinus Duns Scotus und Descartes Strasbourg 1886

Kaufmann (N) Die Erkenntnislehre des hl Thomas von Aquin und ihre Bedeutung in der Gegenwart Philosophisches Jahrhuch t II Fulda 1889

ndash La finaliteacute dans lrsquoordre moral Eacutetude sur la teacuteleacuteologie dans lrsquoEacutethique et la Politique drsquoAristote et de S Thomas drsquoAquin Revue Neacuteo-Scolastique t VI Louvain 1899

Mandonnet (Pierre) O P Siger de Brabant et lrsquoAverroiumlsme latin au XIIIe siegravecle Fribourg 1899

Maumus (Eacuteliseacutee) O P La doctrine spirituelle de S Thomas drsquoAquin Paris 1885 Mazzella (Camillo) S J Dersquo varii gradi nella conoscenza intellettiva estratto del

periodico LrsquoAccademia Romana di S Tommaso drsquoAquino vol 5 fasc 1 Rome 1885

Molsdorf Die Idee des Schoumlnen in der Weltgestaltung bei Thomas von Aquino Ieacutena 1891

Murgue Questions drsquoontologie eacutetudes sur S Thomas Lyon 1876 Piat (Clodius) Quid divini nostris ideis tribuat divus Thomas Paris 1890 Picavet (Franccedilois) LrsquoAverroiumlsme et les Averroiumlstes du XIIIe siegravecle Revue de lrsquohistoire

des religions Paris 1902 ndash Deux directions de la theacuteologie et de lrsquoexeacutegegravese au XIIIe siegravecle Thomas drsquoAquin et

Roger Bacon Paris 1905

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 244

Pohl (Carl) Das Verhaumlltnis der Philosophie zur Theologie bei Roger Bacon Neustrelitz 1893

Seeberg (Reinhold) Die Theologie des Johannes Duns Scotus Leipzig 1900 Von Tessen-Wesierski (Franz) Die Grundlagen des Wunderbegriffes nach Thomas von

Aquin Paderborn 1899 Vacant (Alfred) Eacutetudes compareacutees sur la philosophie de S Thomas drsquoAquin et sur celle

de Duns Scot Paris et Lyon 1891 ndash Drsquoougrave vient que Duns Scot ne conccediloit pas la volonteacute comme S Thomas drsquoAquin

dans Quatriegraveme congregraves scientifique international des catholiques Fribourg 1898 pp 631-645

De Vallgornera (Thomas) O P Mystica theologia divi Thomae Barcelone 1662 Wittmann (Michael) Die Stellung des heiligen Thomas von Aquin zu Avencebrol

Muumlnster 1900 De Wulf (Maurice) Eacutetudes historiques sur lrsquoestheacutetique de S Thomas drsquoAquin Louvain

1896

Abreacuteviations employeacutees

Un chiffre suivi de la lettre d renvoie au Commentaire des Sentences 1 d 2 q 3 a 4 sol 1 ad 2 = Commentaire du 1er livre des Sentences distinction 2e question 3e article 4e solution 11e reacuteponse agrave la 2e objection ndash Un ou deux chiffres suivis de la lettre q renvoient agrave la Somme theacuteologique 1 q 25 a 2 ou 1a 2ae q 35 a 3 deacutesignent donc par la question et lrsquoarticle un passage de la Prima pars ou de la Prima secundae

Les signes suivants Car De Anim Mal Pot Spir Ver V i C Virt Card suivis de deux ou trois chiffres renvoient aux Questions disputeacutees de Caritate de Anima de Mato de Potentia de Spiritualibus creaturis de Veritate de Virtutibus in communi de Virtutibus cardinalibus en indiquant la question et lrsquoarticle ndash ou la question lrsquoarticle et la reacuteponse agrave lrsquoobjection Pour les traiteacutes qui se composent drsquoune question unique deux chiffres indiquent lrsquoarticle et la reacuteponse agrave lrsquoobjection

3 C G 25 5 renvoie agrave la Somme contre les Gentils livre 3e chapitre 25e sect 5e Quodl 5 3 renvoie au 3e article du 5e Quodlibetum et lrsquoon ajoute le numeacutero de la reacuteponse agrave lrsquoobjection

srsquoil y a lieu Comp TheoI renvoie au Compendium Theologiae mdash Les Opuscules sont numeacuteroteacutes comme dans

lrsquoeacutedition Fretteacute (Paris Vivegraves tonie XXVII et XXVIII) Pour les opuscules que cctte eacutedition a laisseacutes en dehors de la seacuterie on en a toujours donneacute le titre complet (voir par exemple p 199 n 46)

Les reacutefeacuterences aux commentaires sauf agrave celui des Sentences sont preacuteceacutedeacutees du signe in Les abreacuteviations Met Meteor Eth An Pol Sens et sens 1 ou 2 Post Div Nom Trin Caus deacutesignent respectivement la Meacutetaphysique les Meacuteteacuteorologiques lrsquoEacutethique agrave Nicomaque le De anima la Politique le De sensu et sensato et les Seconds analytiques drsquoAristote les Noms divins du Pseudo-Denys la Triniteacute de Boegravece et le livre des Causes In 1 Met l 2 renvoie donc agrave la seconde leccedilon du Commentaire sur le premier livre de la Meacutetaphysique in Rom 5 1 1 agrave la premiegravere leccedilon du Commentaire sur le chapitre cinquiegraveme de lrsquoEacutepicirctre aux Romains etc

Crsquoest agrave lrsquoeacutedition Fretteacute que renvoient les indications de pages et de colonnes pour certains textes plus difficiles agrave trouver

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 246

TABLE ANALYTIQUE DES MATIEgraveRES Abstraction ndash Reproches des modernes agrave lrsquo V ndash Sa nature et son objet VII 92 93 ndash Son imperfection essentielle 12ndash15 103 104 voir Concept Connaissance humaine Science Universel Abstrait subsistant 84 85 voir Anges Esprit Dieu Veacuteriteacute Accidentelndash Echappe-t-il agrave la finaliteacute 119 121 voir Contingence Hasard Accidents ndash Leur rocircle dans notre connaissance 20 n 98ndash100 ndash Objets drsquoideacutees propres 105 n voir Qualiteacutes sensibles Acquisition de Dieu fin derniegravere 27 Acte humain Objet de concept propre 104 105 n ndash immobile Sa perfection 46 ndash pur Peut seul venir actuer notre intellect 35 Action ndash Sa forme suprecircme 11 sq Son primat ici-basXVIII 201 sq Adam ndash Sa connaissance sensible 68 n Affirmation ndash Sa vraie natureXII voir Jugement Ame ndash Sa connaissance de soi 83 84 108 n Amour ndash Ne peut ecirctre fin derniegravere 42 ndash Supeacuterieur an un sens agrave la connaissance 47 sq ndash de convoitise drsquoamitieacute 48 ndash de Dieu Sa nature son fondement 39 49 voir Appeacutetit Volonteacute Analogie ndash Sa nature 79 sq ndash Affectant tous nos concepts 102 103 ndash Raisonnements par ndash 150 ndash dans la connaissance de foi 157 voir Anges Dieu Symbole Symbolisme Systeacutematisation Anges ndash Leur place en philosophie thomiste 23 24 ndash Leur nature et leur excellence 23 25 ndash Uniques en chaque espegravece 23 138 139 n ndash Leur existence se deacutemontre-t-elle 154 ndash Leur multitude 30

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 248

ndash Connaissance que nous en avons 83ndash85 234 n ndash Excellence de leur vie intellectuelle 9 56 ndash Leurs degreacutes drsquointelligence ineacutegaux 10 17ndash19 ndash Leur naturelle infaillibiliteacute 72 73 n ndash Etendue de leurs ideacutees 104 ndash Susceptibles et deacutesireux de voir Dieu 184 187 188 ndash Incapables de progregraves 218 Animaux infeacuterieurs et supeacuterieurs 13ndash15 66ndash67 209 Antinomies ndash Toujours reacutesolubles 63 Appeacutetit ndash Ne classe pas les ecirctres par luindashmecircme 47 n ndash Son rocircle dans la connaissance 69 ndash Valeur drsquoune philosophie de ndash 46 47 n voir Amour Volonteacute VolontarismeArabes ndash Leur theacuteorie de la beacuteatitude 36 Aristote ndash Diffegravere de S Thomas sur la fin derniegravere 27 n ndash Heacutesite sur la place du plaisir dans la finaliteacute 43n ndash Enlegraveve lrsquoaccidentel agrave la finaliteacute 119 121 ndash Garde quelque incoheacuterence dans sa morale 185 ndash Apparent cercle vicieux dans sa theacuteorie de la vertu 213 Art ndash Saint Thomas nrsquoen fait pas la theacuteorie 117 118 ndash Sa place agrave cocircteacute de la seiencc 121ndash123 ndash Sa relation agrave la morale 176 177 voir Dialectique Poeacutesie Singulier laquo Artificiata raquo ndash Comment nous les pcnsons 104 Ascegravese ndash Incomplegravetement eacutetudieacutee chez S Thomas 124 125 n Assimilation agrave Dieu ndash Fin de la Creacuteation 27ndash29 Attributs divins indeacutemontrables selon S Thomas 154 155 Augustin ndash Son accord avec S Thomas 77 ndash Sa deacutefiance des sens 65 ndash Ses speacuteculations sur la Triniteacute 162 Augustiniens ndash Leur volontarisme 38 Autonomie de la conscience 238 Averroiumlstes ndash Leur opposition de la raison et de la foi 62 64 Avicenne ndash Sa theacuteorie sur lrsquoinintelligibiliteacute du singulier 113 Beacuteatitude ndash Objet du vouloir divin sur nous 50 ndash de la vie preacutesente 174 175 185 ndash finale naturelle 173 174 ndash surnaturelle Sa place chez S Thomas 180 sq voir Scotisme Vision de Dieu Bien des esprits et bien en soi 50 Cajetan ndash Sa conception du deacutesir naturel de la vision divine 183 Causaliteacute reacuteciproque XIV n ndash dans le jugement pratique 206 207 Certitude ndash Rocircle qursquoy peut jouer le vouloir 69 70 n ndash que S Thomas donne agrave ses thegraveses 154 n voir Evidence Principes

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 249

Chasteteacute ndash Comment elle eacuteclaire le jugement moral 70ndash72 voir Habitude Vertu Cogitative 58 n 166 n Compreacutehension et extension correacutelatives dans lrsquointuition 17 18 ndash Sa diffeacuterence avec le percept 93 Concept ndash Son contenu son mode de formation 92ndash94 ndash Son imperfection XIII 94 95 102 ndash Sa valeur 95 sq ndash Insuffisance drsquoune philosophie des ndash 24 ndash Confiance parfois illogique que S Thomas lui accorde XV ndash Lrsquoauteur regrette drsquoen avoir exageacutereacute lrsquoirreacutealisme 106 107 n voir Abstraction Connaissance humaine Science Universel Connaissance ndash Conception reacutealiste de la ndash XI ndash Remegravede au deacuteficit de lrsquoecirctre 30 n ndash Sa noblesse ses degreacutes 13 de Dieu Fin derniegravere de la creacuteation 27 du contingent 117 ndash de lrsquoindividuel 76 90ndash92 ndash de lrsquoacircme par ellendashmecircme 83 83 108 n ndash de lrsquoinfini 86 n ndash analogique 79 sq ndash neacutegative 79 ndash par connaturaliteacute 70ndash72 ndash humaine Ses limites78 sq laquo Son objet propre 92 93 laquo Son imperfection 91 92 94 laquo Erreur drsquoy voir la connaissancendashtype 225 voir Abstraction Accidents Al f irritation Analogie Anges Certitude Compreacutehension Concept Critique Croyance Deacuteduc-

tion Deacutefinition Deacutemonstration Dieu Discours Dogme Foi Ideacutee Images Induction Intellect Intellection laquo Intellecius raquo Intelligence Intuition Jugement Limpiditeacute Moi Mystegravere Pheacutenomegravenes Principes laquo Priora quand nos n Probable Raison laquo Ratio raquo Rationaliteacute Reacuteflexion Sapience Science Sens Singulier Speacuteculation Substance Symboles Syndeacuteregravese Systeacutematisation Tout Uniteacute Universel Veacuteriteacute Vision de Dieu

Connaturaliteacute ndash Connaissance par ndash 70ndash72 voir Vertu Vice Conscience ndash Son autonomie individuelle 238 Conseils eacutevangeacuteliques 196 n Contemplation ndash Sens du mot chez S Thomas 197 198 n ndash Sa primauteacute IV XVI ndash des philosophes Sa valeur 174 ndash des chreacutetiens Son exeellence 196 198 199 ndash infuse Son peu de place chez S Thomas 197 196 voir Speacuteculation

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 250

Contingence propre de la matiegravere 139 n Contingent ndash Sa connaissance est-elle une perfection 117 Convenance ndash Racircle des raisons de ndash 140 laquo Conversio ad phantasmes raquo 91 104 113 Corps ndash Est pour servir agrave la connaissance 54 ndash Son union naturelle agrave lrsquoacircme 65 n ndash ceacutelestes 106 120 voir Matiegravere Reacutesurrection Coutume ndash Sa valeur 238 239 Creacuteation ndash Estndashelle deacutemontrable 155 n Creacutedibiliteacute 64 n193 n 194 n voir Foi Critique de la connaissance source de progregraves 234 n Critique (Problegraveme) ndash Sa solution thomiste 75ndash77 Croyance ndash Son caractegravere social 235 236 ndash Sa neacutecessiteacute 236 237 voir Foi Deacuteduction ndash Sa valeur 74 ndash Son impuissance agrave deacuteterminer le singulier 111 ndash Son impuissance agrave deacuteterminer les espegraveces 101 102 n ndash Sa place dans la science thomiste 134 ndash Sa meacutethode 144 ndash voir Deacutemonstration Discours laquo Ratio raquo Science Deacutefinibillteacute des substances naturelles 96 sq 102 sq Deacutefinition ndash Sa valeur selon saint Thomas 96 sq 101 ndash Sun imperfection fonciegravere 102 103 voir Concept Genre Induction Deacutelectation spirituelle A poursuivre sans mesure 202 n Deacutemons ndash Comment ils souffrent du feu 179 n Deacutemonstration ndash Sa nature 140 voir Deacutedunion Discours laquo Ratio raquo Science Deacutesir naturel du surnaturel 180 sq Deacuteterminisme ndash Exclu par S Thomas 111 ndash apparent dans la theacuteorie thomiste du vouloir 205ndash208 Devenir ndash Nrsquoest pas objet de science 124 125 ndash Erreur de la philosophie du ndash 44 225 226 Dialectique ndash Sa nature ses proceacutedeacutes 149ndash151 165 169 170 Dieu ndash Clef de voucircte de tout intellectualisme 9ndash11 18 19 224 ndash Intelligence pure 9 10 26 ndash Sa connaissance des singuliers 114ndash116 ndash Ne peut reacutealiser lrsquoinintelligible 62 ndash Cause dominant le hasard 112 ndash Fin derniegravere 26ndash32 ndash Est plus aimable agrave chacun que soi-mecircme 49 ndash Sa relation aux creacuteatures 81 82 n ndash Peut ecirctre vu intuitivement 32ndash36 ndash Se prouve par notre imperfection intellectuelle 224

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 251

ndash Notre connaissance de ndash 86ndash89 ndash Preacutedicaments applicables agrave ndash 87 n Connaissance de ndash chez les simples 237 Veacuteriteacutes indeacutemontrables sur ndash 154 155 voir Reacuteveacutelation Theacuteologie Vision de Dieu Dilettantisme ndash Condamneacute par S Thomas 177 Diffeacuterence speacutecifique 99 103 voir Genre Diffeacuterenciation des individus dans lrsquoespegravece 126ndash130 Discours rationnel ndash Son imperfection 24 38 56ndash58 Sa raison drsquoecirctre 59 60 ndash Sa valeur 74 ndash Deacutedain qursquoa pour lui S Thomas 229 voir Deacuteduction Deacutemonstration laquo Ratio raquo Science Distinction laquo ex natura rei raquo ndash Sa place chez Scot XVI n Diversiteacute ndash Accompagne la pluraliteacute mateacuterielle 126ndash130 Docteurs ndashndash Leur place eacuteminente dans toute socieacuteteacute 231 232 Dogmatisme philosophique de S Thomas 228 ndash religieux dc S Thomas 227ndash228 Dogme ndash Reproches modernes au ndash VIII ndash Sa valeur absolue XII ndash Son deacuteveloppement 126 n 234 235 voir Foi Mystegraveres Religion Reacuteveacutelation Theacuteologie Dynamisme pur Son erreur 44 225 226 Eacutecriture ndash Prudence agrave ]rsquointerpreacuteter 158 n Eacuteminence (Voie drsquo) 88 Enfants ndash Leur deacutependance naturelle des parents 237 Eacutenonciable ndash Lrsquoidolacirctrie de 1rsquo ndash 25 voir Discours Jugement Principes Science Erreur ndash Sa nature son sujet son origine68 72 73 ndash Toujours corrigible 74 ndash Intervient en tout peacutecheacute 207 208 voir Anges Sens Espace et temps conditionnant notre penseacutee 59 60 Espegravece ndash Conccedilue comme fin des individus 120 121 ndash Comporte en son sein une diffeacuterenciation intelligible 126ndash130 voir Genre Esprits ndash Identiques agrave une ideacutee subsistante X ndash Sont fins en soi 50 ndash Comment nous les connaissons 83ndash85 234 n voir Anges Fin derniegravere Immateacuterialiteacute Intelligence Essence voir Quidditeacute Substance Estimative 15 Ecirctre subsistant ndash Improprieacuteteacute de ce nom divin 87 ndash Plus aimable agrave chacun que son ecirctre propre 49 Eacutetymologies chez S Thomas 168 169 Eucharistie ndash Nrsquoentraicircne nulle erreur des sens 68 n Eacutevecircques ndash Excellence de leur fonction 231 232

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 252

Eacutevidence ndash Sa valeur absolue 61 sq voir Critique Erreur Exeacutegegravese des textes chez S Thomas 170 171 Expeacuterience ndash Rocircle que S Thomas paraicirct lui donner 141 142 Explicabiliteacute ndash Nrsquoest pas intelligibiliteacute 22 Extension et compreacutehension correacutelatives dans lrsquointuition 17 18 Feu de lrsquoenfer ndash Comment en souffrent les deacutemons 179 n Fin derniegravere de la Creacuteation ses divers aspects 26ndash32 ndash Nrsquoest pas dans la pluraliteacute mateacuterielle 127 128 ndash des esprits leur beacuteatitude 50 ndash des esprits naturelle ou surnaturelle 187 188 ndash de lrsquohomme Est dans lrsquoaete intellectuel XI 179 voir Beacuteatitude Vision de Dieu Foi ndash Sa valeur 190 192 215 n ndash Sa raison drsquoecirctre XVII 190 191 ndash Sa rationaliteacute 64 nndash Son accord avec la raison 63 ndash Ses preacuteambules 193 236ndash238 ndash Sa liberteacute 70 n ndash Son imperfection 51 n 190ndash194 ndash des enfants des foules 236ndash238 ndash Peacutecheacute contre la ndash sa graviteacute 228 voir Creacutedibiliteacute Croyance Forme ndash En quel sens nous lrsquoabstrayons 92 93 Genre ndash Reacutepond agrave la matiegravere 103 n voir Abstraction Concept Deacutefinibititeacute Deacutefinition Diffeacuterence Espegravece Gracircce et nature ndash Leurs rapports 172 173 186ndash188 226ndash229 voir Puissance obeacutedientielle Vision de Dieu Habitude 210 n Hasard 111 voir Accidentel Contingence Heacutedonisme ndash Sa reacutefutation 41 sq Histoire ndash Nrsquoest pas une ic science raquo sa certitude 140 n ndash Peu drsquointeacuterecirct que lui reconnaicirct S Thomas 108 sq ndash de la Philosophie selon S Thomas 233 Homme ndash Caractegravere paradoxal de sa nature 186 voir Connaissance humaine Multitude Sociale Socieacuteteacute Hypothegravese ndash Sa place dans la science thomiste 153 Ideacutee ndash Identique une reacutealiteacute X ndash Ses modes de genegravese ses divers rapports 4 ndash Son essentielle uniteacute 16 ndash abstraite Son origine 139 n ndash divine Vise lrsquoespegravece entiegravero 208-212

ndash pratique Sa valeur son efficaciteacute ndash voir Abstraction Analogie Concept Tout UniteacuteUniversel

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 253

Identiteacute de lrsquointelligible et de lrsquointelligent ideacuteal de la penseacutee XI n Ignorance excusante 219 Illuminateurs voir Docteurs Images ndash Leur raison drsquoecirctre leur neacutecessiteacute 54 55 79 voir Sens Symboles Symbolisme Imagination ndash Son rocircle dans la systeacutematisation 151 Immanence ndash Perfection propre de la connaissance 7ndash11 ndash Mesure lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique 208ndash211 Immateacuterialiteacute ndash Implique lrsquointelligence 6 voir Abstrait Anges Esprits Individuation Intelligence Intelligibiliteacute Matiegravere Impeacuteratif irrationnel ndash Ne peut ecirctre la derniegravere regravegle morale 225 Incarnation ndash Fait estimer la connaissance du singulier 109 Incontinent (Syllogisme de lrsquo) 207 208 Individu ndash Doit reacutegler sa vie par sa connaissance personnelle 238 voir Singulier Individuation par la matiegravere 85 n Induction ndash Son rocircle pour S Thomas 141 Infini ndash Sa connaissance 86 n Intellect agent ndash Sa raison drsquoecirctre 94 ndash pratique Son rocircle sa valeur 201 sq Intellection ndash Sa nature originale 3 5ndash7 ndash Sa diffeacuterence avec la sensation 4 5 15 ndash Est la saisie de lrsquoautre 11 15 16 20 ndash Sa naturelle infaillibiliteacute 73 n ndash Est la plus excellente action 6 sq 45 46 ndash Implique lrsquoexistence de Dieu 9 ndash Ses degreacutes touchant une mecircme veacuteriteacute 21 ndash Croicirct h la fois on extension et en compreacutehension 17 18 ndash Est fin derniegravere est bonne en soi 26 175ndash180 ndash Est icindashbas ordonneacutee agrave une fin transcendante 201 ndash Son infeacuterioriteacute relative par rapport agrave lrsquoamour 47 sq voir Connaissance Contemplation Ideacutee laquo Intellectus raquo Intelligence Intuition Tout Uniteacute Veacuteriteacute Vision de Dieu Intellectualisme ndash Sens de ce mot ndash thomiste Reproches courants qursquoon lui fait Ivndashx ndash Srsquooppose au rationalisme 224 ndash Son lien avec la religion 223 sq ndash Son irreacutealiteacute preacutesente 53 sq laquo Intellectus raquo ndash Origine de toute notre certitude 73ndash75 ndash Son opposition agrave la n ratio raquo 24 56ndash58 ndash Corrigeacute par la laquo ration dans la conn analogique 80ndash82 ndash fidei s fruit de la theacuteologie 159 Intelligence (Faculteacute) ndash Reproches modernes agrave lrsquondash V ndash Sa nature Sens de lrsquoautre de lrsquoecirctre du divin du total V XI XII 6 sq 19 20 30 62 ndash Sa diffeacuterence avec le sens 4 5 15 68 n153

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 254

ndash Ressemblance speacutecifique avec Dieu 37 62 63 ndash Sa compeacutetence exlusive et infaillible 61 sq 69 72 ndash Est susceptible de la vision de Dieu 38 180ndash188 ndash Supeacuterieure au vouloir IV XVI 41 sq ndash Se perccediloit elle-mecircme avec son objet 5 ndash Appartient agrave tout ecirctre immateacuteriel 6 ndash Comment ses degreacutes se mesurent 17 ndash Son rocircle drsquoapregraves la morale thomiste 202 203 ndash humaine Son imperfection XII 53 sq 91-94 laquo Son objet propre 91ndash93 voir Connaissance Intellect Intellection a Intellectus s Limpiditeacute Tout Uniteacute Vision de Dieu Intelligence (Don drsquo) 197 215 n Intelligibiliteacute ndash Ce qursquoelle implique 22 ndash Suprecircme perfection du monde 28 ndash Conccedilue comme un attribut neacutegatif 37 n voir Immateacuterialiteacute Intempeacuterant ndash Sa regravegle drsquoaction 216 Intuition ndash Ideacuteal de toute intellection 58 ndash morale 71 213 sq Irreacutealisme du concept Lrsquoauteur pense lrsquoavoir exageacutereacute 106 107 n Job ndash Sa discussion avec Dieu 62 63 Jugement ndash Imperfection qursquoil reacutevegravele 21 n 59 ndash pratique Son rapport au vouloir 206 207 voir Affirmation Discours Enoncia bic Principes Kant ndash Sa conception du sensible et de lrsquointelligible 68 n Langage ndash Analyse du ndash chez S Thomas 167ndash169 Liberteacute ndash Parfois deacuteclareacutee compatible avec la neacuteccssiteacute 205 n ndash Participeacutee en quelque faccedilon par lrsquoanimal 209 ndash humaine Ses limites restreintes ses degreacutes 210 211 ndash Son rocircle dans la certitude 69 70 n voir Volonteacute Libre arbitre ndash Conception thomiste du ndash 204ndash208 voir Causaliteacute reacuteciproque Limpiditeacute ineacutegale dans la connaissance drsquoun objet 21 n Loi ndash Nrsquoest pas le suprecircme objet de penseacutee 24 25 ndash physique Son imparfaite certitude 139 ndash morale Nrsquoexiste que pour qui la connaicirct 219 ndash ancienne Son litteacuteralisine son symbolisme 235 239 Matheacutematiques ndash Leur particuliegravere certitude 137 Matiegravere ndash Obstacle agrave la conquecircte de lrsquoecirctre 12 45 ndash Sa deacutependance fonciegravere de lrsquoesprit 22 31 ndash Sou rocircle diversifiant dans lrsquoespegravece 126ndash130 ndash Connaissable agrave Dieu mecircme en sa singulariteacute 115 voir Abstraction Abstrait Connaissance humaine Contingence Corps Espace et temps Fin derniegravere Images Immateacuterialiteacute

Sens Singulier

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 255

Mentalisme Augustinien Platonicien 65 ndash Son accord avec le thomiste 77 Meacutetaphysique ndash Sa place au sommet des sciences 137 ndash Irreacuteductible agrave la Physique 147 ndash Certitude que S Thomas lui attribue 137 138 ndash Use de notions forceacutement impropres XIII voir Philosophie Principes Moi ndash Sa connaissance conditionne toute penseacutee 15 108 n voir Ame Morale ndash Sa primauteacute icindashbas XVIII ndash Sa place parmi les sciences 140 ndash Condition mais non cause de vertu 211 212 ndash chreacutetienne modifiant les perspectives drsquoAristote 195 ndash thomiste Place qursquoy a lrsquointelligence 202 203 ndash et art chez S Thomas 176 177 voir Connaturaliteacute Intuition Prudence Vertu Vice Mouvement ndash Ne peut ecirctre lin 44 voir Devenir Multipliciteacute caracteacuteristique de notre connaissance 54 59 60 83 Multitude humaine ndash Sa fin est la penseacutee 231 Mystegraveres ndash Attitude du scolastique devant les ndash 159 160 voir Dogme Foi Reacuteveacutelation Religion Theacuteologie Mystique ndash Son bien avec lrsquointellectualisme vrai 223 sq ndash Saint Thomas en parle peu 196 197 voir Contemplation Nature ndash Conception statique qursquoen a S Thomas 124 ndash Intention de la ndash 120 121 ndash et gracircce Leurs rapports 172 173 186-188 226-229 voir Quidditeacute Neacutegation (Voie de) 79 sq 87 Nombre ndash Critique de la cateacutegorie de ndash 85 86 n Noms analogiques 89 voir Etymologies Obeacuteissance religieuse 199 239 n Panlogisme ndash Etranger agrave S Thomas 112 Pauvreteacute religieuse 196 n Peacutecheacute ndash Erreur pratique qursquoil inclut 207-208 ndash Dispersion de nos tendances 216 ndash originel 181 n 188 sq Penseurs ndash Leur place dans lrsquohumaniteacute 231 Perception voir Sens Perfection morale ndash Diffegravere-t-elle de la beacuteatitude 50 51 Personne spirituelle identique agrave une ideacutee X 109 n Phantasmes voir Images Pheacutenomegravenes voir Accidents Images Qualiteacutes sensibles Sens Philosophie et Physique 145 ndash et dogmes reacuteveacuteleacutes 157ndash160 195 n

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 256

ndash et Religion 223 sq ndash Histoire de la ndash selon S Thomas 233 voir Critique Intellectualisme Morale Meacutetaphysique Theacuteologie Physique ndash Conception thomiste de la ndash 145ndash147 ndash Peu drsquointeacuterecirct qursquoy prend S Thomas 106 ndash Son imparfaite certitude 139 voir Induction Loi Nature Plaisir ndash Ne peut ecirctre fin derniegravere 41ndash44 voir Deacutelectation Platon ndash Erreur de sa theacuteorie des ideacutees 234 n Platonisme de S Thomas 24 Plotin ndash Sa theacuteorie de la beacuteatitude et celle de S Thomas 37 Poeacutesie ndash Conception qursquoen a S Thomas 118 ndash Se mecirclant agrave la speacuteculation scolastique 165 Politique ndash Doctrine ndash do S Thomas 231 sq Preacutedicateurs ndash Excellence de leur fonction 231 232 Prince ndash Son rocircle dans la socieacuteteacute 232 233 Principes ndash Leur certitude 73 n 75ndash77 138 ndash Marquent une connaissance imparfaite 25 n voir Certitude Evidence Jugement Meacutetaphysique laquo Priora quoad nos raquo et laquo quoad se raquo 140 142 Prioriteacute reacuteciproque ndash Voir Causaliteacute reacuteciproque Probable ndash Comment S Thomas le mecircle au certain XIV 149 sq Progregraves philosophique dogmatique 126 n 233ndash235 Proprieacuteteacute litteacuteraire inconnue au Moyen Age 227 n Providence ndash Indeacutemontrable agrave la raison 154 155 Prudence ndash Universelle chez lrsquohomme non chez la becircte 210 n ndash Nature et conditions de la vertu de ndash 212ndash214 Puissance obeacutedientielle 38 39 n 188 Qualiteacutes sensibles ndash Leur en soi 68 n Quidditeacute abstraite ndash Objet propre de notre esprit 20 n 79 92 9 ndash Valeur drsquoobjectiviteacute qursquoelle preacutesente 95 sq voir Abstraction Concept Deacutefinition Diffeacuterence Genre Substance Raison ndash Regravegle de la morale naturelle 202 203 ndash pratique 221 n ndash de convenance ou drsquoanalogie dans le thomiste 150 voir Raisonnement Raisonnement voir Deacutemonstration Dialectique Discours Science Symboles Systeacutematisation laquo Ratio raquo srsquoopposant agrave lrsquolaquo intellectus raquo 24 56ndash58 ndash tirant sa certitude de lrsquolaquo intellectus raquo 73 ndash corrigeant lrsquolaquo intellectus raquo dans la conn analogique 80ndash82 ndash laquo superior raquo et laquo inferior raquo 58 n ndash deacutesignant la cogitative 58 n voir Raisonnement Rationaliteacute ndash Imperfection qursquoelle implique 57 58

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 257

Rationalisme ndash Opposeacute agrave lrsquointellectualisme vrai 36 Reacuteflexion ndash Caracteacuteristique de lrsquoesprit 5 15 108 n Relation non reacuteciproque 81 82 n ndash en Dieu 87 n Religion ndash Preacutetendue incompatible avec lrsquointellectualisme VIII-X ndash Pourquoi elle impregravegne la philosophie thomiste 226ndash229 voir Conseils eacutevangeacuteliques Dogme Foi Mystegraveres Reacuteveacutelation Theacuteologie laquo Resolutio raquo in sensibilia 65 ndash in principia raquo 74 75 Reacutesurrection ndash Compleacutement de la beacuteatitude 65 n Reacuteveacutelation ndash Secours qursquoelle donne agrave la philosophie 195 n ndash Sa neacutecessiteacute morale 236 voir Dogme Foi Mystegraveres Religion Theacuteologie Sapience ndash Supeacuterieure agrave la science 38 Science ndash Conception thomiste de la ndash 98 124 133 ndash Reproche des modernes agrave cette conception VII VIII ndash Son rapport agrave lrsquo laquo intellectus raquo 75 ndash Exclut la liberteacute 69 n ndash Son imperfection essentielle 143 ndash Pourrait deacutepasser la connaissance des espegraveces 130 131 ndash Subordination et lien des diverses ndash s 134 131 ndash Sa modique valeur dans lrsquoordre surnaturel 189 190 voir Analogie Certitude Deacuteduction Deacutefinition Deacutemonstration Discours Induction Philosophie Physique Principes

laquo Ratio raquo Singulier Systeacutematisation Universel Scolastiques ndash Reproches que leur font lcs modernes VIndash X ndash Leur goucirct de lrsquoabstrait leur deacutedain de lrsquoindividuel 110 Scotisme ndash Sa thegravese sur la beacuteatitude LX n 42 n 44 n 48 n ndash Sa distinction laquo ex natura rei raquo 103 n Sens Sensation ndash Leur nature irreacuteductible agrave lrsquointelligence 5 15 ndash Leur subjectiviteacute 15 66ndash68 ndash Leurs degreacutes de perfection 14 ndash Veacuteriteacute et erreur dont ils sont capables 66ndash69 ndash Leur rocircle dans notre connaissance 54 55 65 67 ndash Imperfection et erreurs qursquoils y introduisent 59 73 voir Accidents Corps Images Qualiteacutes sensibleslaquo laquo Sensus communia raquo des Scolastiques 15 Singulier ndash Estndashil seulement pour lrsquoespegravece 120 121 ndashndashndash Existe pour diversifier lrsquoespegravece 126ndash130 ndash Estndashil connaissable en soi 113 ndash Objet de la connaissance pleine 90ndash92 108 113ndash116 ndash Meacutediocre prix attacheacute agrave sa connaissance 116ndash119 122 n ndash Comment Dieu le connaicirct 114ndash116 ndash Notre impuissance agrave le saisir 94ndash95 104 116 112 123 ndash Comment nous lrsquoatteignons 67 n 91 n 113 ndash Charme de sa perception 122

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 258

ndash Termine seul lrsquoaction 217 sq voir Accidents Concept Contingence Contingent Corps Deacuteduction Expeacuterience Hasard Individuation Incarnation

Matiegravere Personne Sens Universel Sociale (Doctrine) de S Thomas 231 sq Socieacuteteacute ndash Totalise seule les virtualiteacutes de notre espegravece 129 Solidification ndash Reproche des modernes agrave lrsquointelligence bdquo VI Sommeil ndash Sa distinction drsquoavee la veille 65 n Speacuteculation ndash Sa valeur dans un ordre de nature pure 172 sq ndash Sa valeur pour lrsquohumaniteacute actuelle 188 sq voir Connaissance Contemplation Intellection Subjectiviteacute des sens 15 66ndash68 ndash de lrsquoideacutee pratique 208 sq 217 sq Substance ndash Objet de notre connaissance 20 n 105 n voir Quidditeacute Substances seacutepareacutees voir Anges Surnaturel voir Foi Dogme Gracircce Mystegravere Mystique Puissance obeacutedienlielle Reacuteveacutelation Syllogisme de lrsquoincontinent 207 208 voir Deacutemonstration Discours laquo Ratio raquo Science Symboles ndash Leur place dans la speacuteculation thomiste 163ndash166 ndash Leur rocircle pour la vie morale et religieuse 220 221 Symbolisme ndash Diffegravere de lrsquoanalogie 89 n Syndeacuteregravese 215 217 Systeacutematisation philosophique chez S Thomas XIV 149 sq ndash theacuteologique chez S Thomas 157ndash160 voir Dialectique Teacutemoignage humain 140 n voir Histoire Temps et espace conditionnant notre penseacutee 59 60 Tendance voir Appeacutetit Dynamisme Volonteacute Theacuteologie naturelle Identique agrave la meacutetaphysique 138 ndash reacuteveacuteleacutec Comment le thomisme la conccediloit 156 sq voir Dogme Foi Mystegravere Reacuteveacutelation Theacuteories physiques ndash Leur incertitude 153 voir Systeacutematisation Thomas (S) ndash Reproches des modernes agrave ndash XIV sq ndash Quelques traits de sa mentaliteacute XIII sq 106 152 sq 223 Tout (Connaissance du) ideacuteal que nous visons 16ndash18 45 150 voir Ideacutee Intelligence Uniteacute Univers Universel ToutendashPuissance divine ndash Indeacutemontrable agrave la raison 154 155 ndash Ne peut reacutealiser le contradictoire 61 62 Traditionalisme politique de S Thomas 238 239 Triniteacute ndash Speacuteculations Augustiniennes Thomistes 160ndash162 voir Relation Uniteacute de lrsquointelligible et de lrsquointelligent XI n 4 16 ndash totalisante but de lrsquoesprit 16ndash18 45 74 75 98 n 150

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 259

Univers ndash Place de choix qursquoy ont les esprits 30ndash31 ndash Sa finaliteacute propre 49 50 voir Fin derniegravere Intelligibiliteacute Nature Tout Universel ndash Objet propre de notre esprit vs ndash Sa place dans le spiritualisme thomiste 24 ndash En quel sens il est objet de toute intelligence 92 ndash Principe do certitude dans notre penseacutee 135 sq 143 n ndash Ne peut ecirctre regravegle pratique prochaine 218 219 voir Abstraction Concept Ideacutee Singulier Veacuteriteacute ndash Sa nature et ses degreacutes 20 21 ndash en matiegravere morale Sa relativiteacute 219 ndash subsistante Capable drsquoactuer notre intellect 34 voir Affirmation Beacuteatitude Certitude Connaissance Critique Intellection Intelligence Speacuteculation Veacuteriteacutes certaines laquo quoad nos raquo et e quoad se raquo 140

ndash religieuses et morales Indeacutemontrables au grand nombre 236 Vertu ndash Sa nature 202 203 ndash Sa neacutecessiteacute pour bien agir 210 212ndash214 ndash Son rapport agrave lrsquointuition morale 71 213 Vice ndash Sa nature et ses effets 214ndash217 Vie ndash Ses divers degreacutes 3 7ndash11 ndash preacutesente Peu adapteacutee agrave la penseacutee 25 ndash contemplative Sa primauteacute 199 voir Acte Action Vision de Dieu ndash Thegravese centrale do la philosophie religieuse XI ndash Seule beacuteatitude pleine fin de lrsquounivers 31 32 ndash Sa nature ses conditions 32 sq ndash Sa possibiliteacute 36 ndash Comment elle deacutefinit lrsquointellect 38 ndash Suprecircme exercice de lrsquoamour 51 ndash Objet de deacutesir naturel 180 sq ndash Est strictement surnaturelle 182 sq ndash Modifie toutes les valeurs de notre destineacutee 188 voir Gracircce Puissance obeacutedientielle Visions merveilleuses 65 n Volontarisme X n XVI XVII n 37 38 ndash Son erreur fondamentale 42ndash46 225 226 voir Dynamisme Heacutedonisme Scotisme Volonteacute ndash Sa valeur subordonneacutee agrave celle de lrsquointelligence 40 sq ndash Conception thomiste de la ndash 204 sq voir Amour Appeacutetit

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • DEUXIEgraveME PARTIE
      • La Speacuteculation humaine
        • I Les Moyens de la Speacuteculation humaine
          • I
          • II
          • III
          • IV
            • II Premier succeacutedaneacute de lIdeacutee pure le Concept
              • I
              • II
              • III
                • III La Connaissance du singulier lArt et lHistoire
                  • I
                  • II
                  • III
                    • IV Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science
                      • I
                      • II
                      • III
                        • V Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Systegravemes et Symboles
                          • I
                          • II
                          • III
                          • IV
                            • VI Valeur de la speacuteculation humaine
                              • I
                              • II
                              • III
                              • IV
                                  • TROISIEgraveME PARTIE
                                  • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
                                    • I
                                    • II
                                    • III
                                    • IV
                                      • CONCLUSION
                                      • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
                                        • II
                                        • III
                                          • APPENDICE
                                          • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
                                          • Note bibliographique
                                          • Abreacuteviations employeacutees
                                          • TABLE ANALYTIQUE DES MATIEgraveRES
Page 2: L'intellectualisme de saint Thomas

Lrsquointellectualisme de saint Thomas

Digitale Ausgabe der Universitaumltsbibliothek Freiburg bearbeitet von Albert Raffelt

Nach der dritten Auflage die 1936 bei Gabriel Beauchesne et Fils Paris erschienen ist Exemplar der UB Freiburg K 7141tb Die erste Auflage erschien 1908 im Verlag Alcan die zweite bei

Beauchesne 1924 Eine englische Uumlbersetzung wurde herausgegeben von

Andrew TALLON Pierre ROUSSELOT Intelligence Sens of being faculty of God

Milwaukee Marquette University Press 1999 (ROUSSELOT Collectes philosophical works 1)

(Marquette studies in philosophy 16) UB Freiburg GE 20006625-1

Pierre ROUSSELOT 1878-1915

A MES PARENTS

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

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lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

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conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

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la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

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des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

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au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

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comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

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nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

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dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

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aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

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sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

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seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

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propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 16

dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 17

est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 18

reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 21

Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 22

le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 23

avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

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veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 25

elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

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universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 30

vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 31

toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

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lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

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objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

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commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

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en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 44

le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 45

Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 46

donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 47

VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 48

dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 49

eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 50

Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 51

peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

DEUXIEgraveME PARTIE

La Speacuteculation humaine

CHAPITRE PREMIER Les Moyens de la Speacuteculation humaine

I

La force et la noblesse deacute lrsquointelligence consistent en ce qursquoelle est une faculteacute prenante Lrsquointellection qui saisit lrsquoecirctre en soi est lrsquoaction par excellence elle srsquoimpose degraves lors comme regravegle raison drsquoecirctre et fin de lrsquoappeacutetit ndash Si nous lrsquoexaminons maintenant dans lrsquoexercice terrestre du sujet humain nous lui trouverons des caractegraveres bien diffeacuterents Cette observation certaine qui fera voir lrsquoirreacutealiteacute actuelle de lrsquointellectualisme mais laissera debout ses exigences absolues dans le monde dersquo lrsquoideacuteal aura pour dernier reacutesultat de faire conclure au meacutetaphysicien finaliste un regravegne suprecircme de lrsquointelligence dans une vie meilleure que celle-ci

Nous sommes les derniers les infimes dans lrsquoordrersquo intellectuel nous sommes aveugles devant les plus grandes clarteacutes de la nature comme la chauve-souris lrsquoest devant le soleil Toute la noeacutetique de S Thomas nrsquoest que le deacuteve-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 54

loppement de cette ideacutee premiegravere tout son intellectualisme quand il srsquoagit drsquoapplication agrave lrsquohomme en est conditionneacute Il faut donc y penser toujours Qursquoon oublie cette capitale restriction qursquoon lise S Thomas en supposant implicitement lrsquoidentiteacute de lrsquointelligence humaine et de lrsquointelligence ut sic tout le systegraveme devient du coup enfantin et contradictoire Quand Averroeumls a eacutegaleacute lrsquointelligible en soi au compreacutehensible humain il a dit une chose laquo tregraves ridicule 1 raquo

Or lrsquointellectualiteacute infeacuterieure de lrsquohomme est caracteacuteriseacutee par une plus grande multipliciteacute drsquoactes et de connaissances ainsi le veut une loi geacuteneacuterale de la nature en harmonie avec la place qursquoil occupe dans sa seacuterie continue des essences2 car il est entre tous les ecirctres plastique progressif potentiel La multipliciteacute connaissante humaine est double3 il y a la multipliciteacute spatiale et simultaneacutee crsquoest-agrave-dire la collaboration de plusieurs puissances ndash et la multipliciteacute successive et temporelle le discours suite de plusieurs actes

La nature est bonne crsquoest donc le corps qui est pour lrsquoacircme Lrsquoacircme est pour connaicirctre donc le corps est pour aider agrave la connaissance La connaissance est drsquoautant meilleure qursquoelle est plus reacuteelle et serre lrsquoecirctre de plus pregraves Donc si un ecirctre pour connaicirctre a besoin de secours de compleacutements extra-intellectuels crsquoest que ses ideacutees trop vagues eussent dessineacute mal lrsquoecirctre reacuteel crsquoest qursquoil fucirct resteacute dans le brouillard des conceptions geacuteneacuterales sans fixer nettement

1 In 2 Met 1 1 Cp 3 C G 45 2 laquo Multis et diversis operationibus et virtutibus indiget anima humana anima humana abundat diversitate

potentiarum videlicet quia est in confinio spiritualium et corporalium creaturarum et ideo concurrunt in ipsa virtutes utrarumque creaturarum raquo q 77 a 2

3 2a 2ae q 180 a 6 ad 2 ndash In Dio Div Nom 7 2

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 55

lrsquoexistant comme tel et lrsquoindividu Si les acircmes humaines eussent connu sans image sensible dit S Thomas leurs connaissances seraient resteacutees laquo imparfaites communes confuses Crsquoest donc pour qursquoelles puissent avoir des choses une connaissance parfaite et propre que leur constitution naturelle les destine agrave ecirctre jointes agrave des corps ainsi les objets sensibles leur impriment drsquoeux-mecircmes une connaissance propre elles sont comme des ignorants qursquoon ne peut instruire qursquoagrave lrsquoaide drsquoexemples sensibles Crsquoest donc pour le plus grand bien de lrsquoacircme qursquoelle est unie au corps et qursquoelle ne comprend pas sans images4 raquo ndash A lrsquointelligence humaine srsquoajoute en vertu de ce principe tout un appareil de faculteacutes connaissantes subordonneacutees qui deacutependent de lrsquoorganisme ce sont outre les sens externes les sens inteacuterieurs sens commun meacutemoire sensible cogitative lrsquointellect lui-mecircme est affecteacute drsquoune certaine dualiteacute puisqursquoil se divise en actif et en possible Voilagrave la multipliciteacute simultaneacutee qui comporte chez lrsquohomme passiviteacute et reacuteception par rapport aux objets agrave connaicirctre Elle le distingue de Dieu qui est son intellection mecircme en qui par rapport agrave soi et agrave lrsquointelligible comme tel disparaicirct toute distinction de sujet et drsquoobjet et dont la science par rapport aux autres ecirctres est mesurante et creacuteatrice Elle le distingue aussi des

4 laquo Ille modus intelligendi prout erat possibile animae erat imperfectior in quadam communitate et

confusione ad hoc ergo quod perfectam et propriam cognitionem de rebus habere possent sic naturaliter sunt institutae utcorporibus uniantur et sic ab ipsis rebus sensibilibus propriam de eis cognitionem accipiant sicut homines rudes ad scientiam induci non possunt nisi per sensibilia exempla Sic ergo patet quod propter melius animae est ut corpori uniatur et intelligat per conversionem ad phantasmata raquo 1 q 89 a 1 De mecircme 3 C G 81 deacutebut De anim a 15 et 20 ndash Et 1 q 55 a 2 laquo Competit eis ut a corporibus et per corpora suam perfectionem intelligibilem consequantur alioquin frustra corporibus unirentur raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 56

Anges lesquels connaissent par ideacutees reccedilues de Dieu tout drsquoabord parfaites et drsquoautant moins multiples que leur sujet est plus actif plus deacutegageacute de la potentialiteacute5 Lrsquohomme au lieu de saisir les choses par condensation a priori reccediloit seacutepareacutement lrsquoimpression des diverses essences selon lrsquoeacuteparrsquo pillement dans lrsquoespace de ses sens puissances quecircteuses du reacuteel Ainsi chez lui la potentialiteacute reacuteceptive est lieacutee agrave la multipliciteacute spatiale

Sa multipliciteacute discursive nrsquoest pas moins caracteacuteristique Lrsquoantithegravese de lrsquointellection simple et du discours est marqueacutee par lrsquoopposition drsquointelleclus et de ratio on ne saurait exageacuterer en philosophie thomiste lrsquoimportance de cette distinction Selon la loi de continuiteacute neacuteo-platonicienne les ecirctres infeacuterieurs participant par leur opeacuteration la plus haute agrave la nature plus une et plus sublime des supeacuterieurs lrsquointelligence humaine en certains actes fait fonction drsquointellect mais sa marque speacutecifique est le discours qui morcelle la perfection intelligible

laquo Lrsquointellect et la raison6 ne sont pas en nous des laquo puissances diffeacuterentes mais elles se distinguent comme le parfait et lrsquoimparfait7 raquo laquo intellect disant lrsquointime peacuteneacutetration de la veacuteriteacute et raison la recherche et le discours 8raquo laquo La raison diffegravere de lrsquointelligence comme la multitude de lrsquouniteacute selon Boegravece son rapport agrave lrsquointellect est comme celui de la circonfeacuterence au centre ou du temps agrave lrsquoeacuteter-

5 1 q 89 1 c 6 Le plus simple est de rendre intellectus et ratio par leurs deacutecalques franccedilais ndash En Allemagne les eacuterudits se

partagent M Schneider p ex dans sa Psychologie Alberts des Grossen (Muumlnster 1903 pp 185 253) traduit intellectus par Vernunft et ratio par Verstand drsquoautres font lrsquoinverse comme Stoumlkl (Gesch der Phil des Mittelalters Mayence 1865 t II p 488)

7 2a 2ae q 83 a 10 ad 2 8 2a 2ae q 49 a 5 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 57

niteacute Ce qui lui est propre crsquoest de se reacutepandre agrave lrsquoentour de beaucoup drsquoobjets et drsquoen rassembler une connaissance simple lrsquointellect au contraire voit tout drsquoabord une simple et unique veacuteriteacute ougrave il prend la connaissance de toute une multitude crsquoest ainsi que Dieu en percevant son essence connaicirct toutes choses On voit donc que le raisonnelaquo ment se reacutesout agrave lrsquointellection et srsquoy termine et qursquoaussi lrsquointellection est principe du raisonnement qui addie tionne et qui cherche 9raquo laquo La rationaliteacute est une qualiteacute du genre animal elle ne doit ecirctre attribueacutee ni agrave Dieu ni aux anges 10raquo laquo Les intelligences infeacuterieures celles des hommes arrivent agrave la perfection dans la connaissance de la veacuteriteacute par un mouvement et un discours de lrsquoesprit parce que de la connaissance drsquoune chose elles passent agrave celle drsquoune autre Mais si laquo tout aussitocirct dans la connaissance mecircme du principe les hommes voyaient et savaient toutes les conclusions qui en suivent ils ne seraient pas discursifs Et crsquoest le cas des anges qui drsquoembleacutee et dans leurs premiegraveres connaissances naturelles voient tout ce qui y peut ecirctre connu Et pour cela ils sont dits intellectuels parce que mecircme chez les hommes les appreacutehensions immeacutediates et naturelles sont dites des intellections Les acircmes laquo humaines elles qui acquiegraverent par un certain discours la connaissance de la veacuteriteacute sont appeleacutees rationnelles Et crsquoest la faiblesse de leur lumiegravere intellectuelle qui en est cause 11raquo laquo Crsquoest lrsquoimperfection de la nature intellectuelle

9 In Trin 6 1 sect 3 (t XXVIII p 543) La double fonction ici assigneacutee agrave lrsquointellect est celle qui le

caracteacuterise le plus nettement chez S Thomas (Voir surtout Ver 15 1 Cp Aristote Eth Nic VI 12 ὁ νοῦς τῶν ἐσχάτων ἐπ᾿ ἀμϕότερα) Il serait sans inteacuterecirct pour lrsquoobjet de notre eacutetude de noter ici tout le deacutetail de son usage en cette matiegravere

10 1 d 25 q 1 a 1 ad 4 laquo Rationale est differentia animalis et Deo non convenit nec Angelis raquo 11 1 q 58 a 3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 58

qui est cause de la connaissance par raisonnement parce que la chose connue par le moyen drsquoune autre est moins connue que celle qursquoon connaicirct par elle-mecircme et la nature du sujet connaissant ne suffit pas agrave connaicirctre la premiegravere en lrsquoabsence de la seconde Or la connaissance par raisonnement use de moyens termes mais ce qui est connu intellectuelle-ment est connu par soi et la nature du connaissant suffit agrave cette connaissance sans meacutediation de rien drsquoexteacuterieur Il est donc manifeste que le raisonnement est un deacutefaut drsquointelligence (quod defectus quidam intellectus est ratiocinatio 12) raquo Et encore laquo La certitude de la raison vient de lrsquointellect mais la neacutecessiteacute de la raison vient drsquoun deacutefaut de lrsquointellect ceux laquo qui sont pleinement intellectuels nrsquoen ont pas besoin 13raquo

Jrsquoai cru neacutecessaire cet amoncellement de textes Crsquoest que si lrsquoon reconnaicirct volontiers lrsquoimperfection composite ou lrsquoorigine sensible de nos ideacutees comme un dogme essentiel de la noeacutetique thomiste on insiste moins drsquohabitude sur lrsquoimperfection discursive Lrsquoexaltation exclusive de la connaissance simple paraicirct mieux convenir agrave quelque mysticisme comme celui des Victorins qursquoau peacuteripateacutetisme sage de S Thomas Crsquoest pourtant dans lrsquointuition qursquoil place

12 1 C G 57 8 13 2a 2ae q 49 a 5 ad 2 On voit par tous ces textes que la distinction drsquointellectus et de ratio se tire du mode

drsquoappreacutehender Aussi cette distinction nrsquoest pas moins caracteacuteristique de lrsquointellectualisme meacutetaphysique de Thomas que celle de ratio superior et ratio inferior ndash prise de la valeur des objets par rapport agrave lrsquoacircme libre lrsquoest du psychologisme mystique drsquoAugustin S Thomas connait la distinction augustinienne (1 q 79 a 9) mais elle nrsquoest pas vraiment incorporeacutee agrave sa synthegraveseacute elle devient parfois chez lui purement verbale (2 d 24 q 3 a 4 ad 1) et cc serait une grave erreur de-lrsquoidentifier avec celle dont il est ici question ndash Il ne faut pas se laisser tromper par un texte isoleacute ougrave ratio deacutesigne la cogitative In Caus 1 6 531 b ndash Cp in 6 Eth 1 1 ndash Ailleurs (in 6 Eth 1 9 511 b) S Thomas distingue dansrsquo la cogitative mecircme une fonction analogue agrave lrsquointellectus une autre analogue agrave la ratio

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 59

lrsquoideacuteal et la mesure de toute opeacuteration intellectuelle Et crsquoest la distinction que nous soulignons qui lui permet en eacutetant si aristoteacutelicien dans lrsquoexplication du monde sublunaire de laquo platoniser raquo pourtant quand il disserte sur lrsquoensemble de lrsquounivers ndash Il faut donc pour pouvoir critiquer la coheacutesion du systegraveme dans les appreacuteciations de valeurs que nous devons examiner se garder de consideacuterer le jugement ou les assemblages de jugements comme plus parfaits en soi que lrsquoideacutee simple et se rappeler toujours la doctrine condenseacutee dans la derniegravere formule necessitas rationis est ex defectu intellectus

Reste encore agrave examiner si S Thomas a subordonneacute lrsquoune agrave lrsquoautre nos deux multipliciteacutes la sensitive et la discursive ou srsquoil les preacutesente simplement comme deux faits donneacutes sur le mecircme plan ndash Certains eacutenonceacutes isoleacutes semblent pouvoir ecirctre pris comme lrsquoexpression explicite drsquoune subordination14 Ce qui est sucircr crsquoest qursquoon reste dans son esprit et qursquoon ne fait qursquoajouter pour ainsi dire du ciment agrave sa bacirctisse en reliant intrin-segravequement nos deux multipliciteacutes Crsquoest parce que nous avons des sens que nous sommes forceacutes de discourir Car lrsquoideacutee geacuteneacuterale le concept ne peut se trouver drsquoapregraves lui que chez les esprits qui ont un corps et lrsquoeacutenonciable ndash bien plus encore le discours ndash suppose neacutecessairement lrsquoideacutee geacuteneacuterale ndash Ou pour srsquoexprimer drsquoune autre faccedilon le temps pour S Thomas est deacutependant de lrsquoespace donc les sensitifs seuls seront discur-

14 laquo Ratiocinatur homo discurrendo et inquirendo lumine rationali per continuum et tempus adumbrato ex

hoc quod cognitionem a sensu et imaginatione accipit etcraquo (2 d 3 q 1 a 2 ndash Cf ib a 6) ndash Les deux multipliciteacutes sont nettement juxtaposeacutees mais non subordonneacutees In Trin q 6 a 1 (Fretteacute t XXVIII 541 b) et 2a 2ae q 180 a 6 ad 2 elles sont parfois classeacutees ensemble sous la commune eacutetiquette de ratio (In Trin le 2e sect ad 4 543 a et 2a 2ae q 180 a 3) ndash La faculteacute de discourir est naturellement rattacheacutee agrave celle de juger (1 q 58 a 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 60

sifs15 Mais il est naturel que toutes les intelligences pourvues de sens soient discursives Car le temps comme condition de progregraves est une ranccedilon de lrsquoimperfection contraignante de lrsquoespace Si donc les hommes vivent plus drsquoun instant ou ils seront comme lrsquohuicirctre renfermeacutes dans lrsquohic et nunc et alors lrsquointelligence essentiellement unifiante et de soi supeacuterieure aux conditions spatiales manquera son but ndash ou ils pourront eacutetendre dans la dureacutee continue une seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles subordonneacutees et parvenir par la multiplication des actes agrave une ideacutee plus parfaite et qui puisse inteacutegrer tout lrsquointelligible successivement preacutesenteacute par lrsquoesse fluent de leur objet

Maintenant que nous avons caracteacuteriseacute en geacuteneacuteral la connaissance humaine telle que lrsquoont faite lrsquoespace et le temps nous comprenons que toute notre eacutetude sur sa valeur speacuteculative doit ecirctre domineacutee par cette question comment lrsquointelligence de lrsquohomme agrave lrsquoaide des multiples moyens de connaissance qursquoelle a agrave sa disposition arrive-t-elle agrave suppleacuteer ou du moins agrave mimer lrsquointellection preneuse drsquoecirctre Les diffeacuterentes combinaisons de nos instruments de connaicirctre seront donc successivement examineacutees dans leurs reacutesultats ce sont le concept la science le systegraveme et le symbole lrsquoappreacutehension du singulier Chacun de ces reacutesultats est comme un effort de la puissance intellectuelle pour remeacutedier comme elle peut agrave sa faiblesse selon le principe du Philosophe quod non potest effici per unum fiat aliqualiter per plura16 ndash Mais avant de passer agrave lrsquoeacutetude deacutetailleacutee

15 Voir 2 C G 96 fin (Cp 3 d 26 q 1 a 5 ad 4) La mobiliteacute de la connaissance est pour S Thomas une

imperfection On parle aujourdrsquohui de la laquo dispersion statique du discours raquo Drsquoapregraves lui crsquoest justement parce que le jugement est une penseacutee fragmenteacutee qursquoil est en puissance au deacuteveloppement ulteacuterieur que lui donne le discours lrsquointuition chez les Esprits purs est immobile eacutetant au-dessus du temps

16 V in 2 Cael 1 18

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 61

de ces simulacres ou succeacutedaneacutes de lrsquoideacutee pleine il faut srsquoarrecircter quelques instants agrave lrsquoinfluence lumineuse de lrsquointuition qui unifie chacun drsquoeux et les fait agrave la diffeacuterence des appreacutehensions brutales participer agrave la vie intellectuelle

II

La compeacutetence de lrsquointelligence en matiegravere drsquoappreacutehension de lrsquoecirctre comme tel est drsquoapregraves S Thomas agrave la fois exclusive et infaillible A le juger du point de vue moderne ce serait ici le coeur de son intellectualisme Crsquoest ici qursquoil se rapprocherait du rigoureux matheacutematisme carteacutesien Crsquoest ici qursquoil livrerait sa penseacutee sur la critique logique de la connaissance point central de la philosophie des derniers siegravecles Crsquoest ici qursquoil srsquoopposerait et aux sceptiques qui nient que lrsquohomme se puisse justifier ses relations spirituelles avec les choses pour les reacutefuter ndash et aux volontaristes et sentimentaux de toute nuance aux partisans de la laquo connaissance par le coeur raquo pour reprendre agrave son compte leur meacutethode et leurs arguments et les incorporer agrave une synthegravese plus compreacutehensive ndash En reacutealiteacute les problegravemes qui se groupent ici nrsquoont occupeacute dans sa penseacutee qursquoune place subordonneacutee et crsquoeucirct eacuteteacute fausser la perspective historique de les mettre au centre de notre eacutetude Mais ce serait une autre erreur de croire qursquoil lesrsquo a totalement ignoreacutes et qursquoil nrsquoen a pas jugeacute la reacutesolution neacuteces-saire

Dire que lrsquointelligence en matiegravere drsquoappreacutehension absolue de lrsquoecirctre est exclusivement compeacutetente crsquoest nier drsquoabord la possibiliteacute drsquoune voie ou drsquoune meacutethode pour atteindre lrsquoecirctre qui lui soit absolument inaccessible et passe si haut au-dessus drsquoelle qursquoil faille consideacuterer toutes ses deacutemarches comme provisoires et reacuteformables Il nrsquoy a pas de puissance

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 62

fucirct-elle divine qui puisse poser le contraire de ce que voit eacutevidemment lrsquoesprit S Thomas ici deacutefinit nettement sa penseacutee par opposition agrave celle de quelques theacuteologiens qui recon-naissaient agrave Dieu la puissance de reacutealiser les contradictoires17 Il est parfaitement clair drsquoailleurs qursquoil ne pouvait faire autrement sans mentir agrave ses principes sur lrsquoessence de lrsquoacte intellectuel il est clair aussi et pour la mecircme raison que cette doctrine nrsquoimpliquait aucune diminution aucune restriction de la puissance divine Dieu nrsquoeacutetait en aucune faccedilon rabaisseacute puisqursquoil nrsquoeacutetait pas soumis agrave une loi qui lui fucirct extrinsegraveque mais lrsquointelligence eacutetait eacuteleveacutee eacutetant constitueacutee absolument compeacutetente par cela mecircme qursquoelle eacutetait faite faculteacute du divin Nous lrsquoavons dit en effet crsquoest la possibiliteacute de srsquoincorporer pour ainsi dire lrsquoabsolu (par la vision intuitive) qui deacutefinit lrsquoesprit et qui a pour conseacutequence la puissance drsquoatteindre mecircme le contingent drsquoune faccedilon deacutefinitive et irreacuteformable Lrsquoesprit est Θεός πως avant drsquoecirctre πάντα πως Crsquoest donc parce que la raison est une participation de Dieu que laquo lrsquoimpossible selon la raison est lrsquoimpossible en soi simpliciter et non par rapport agrave quelque puissance18 Si Dieu ne peut faire ce qui implique contradiction crsquoest que pouvoir ecirctre crsquoest drsquoabord pouvoir ecirctre penseacute par Dieu Ainsi lrsquoesprit infini est premier en toute maniegravere mais en ecirctre comme le susceptible ecirctre laquo capable de Lui raquo crsquoest ecirctre en quelque sorte eacutegal agrave nrsquoimporte qui S Thomas lrsquoa remarqueacute agrave propos de cet eacutetrange personnage de Job qui discute avec Dieu laquo Cette dispute entre Dieu et lrsquohomme

17 Voir Pot 1 3 et les questions comme Quodl 3 2 ndash 4 5 ndash 5 3 ndash 9 1 ndash 12 2 ndash S Thomas mentionne

des contradicteurs catholiques (en dehors naturellement des Averroiumlstes) dans lrsquoOpuscule 23 ses propres affirmations dans ce travail de jeunesse sont loin drsquoecirctre aussi nettes qursquoelles le seront plus tard

18 Pot 1 3 3

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 63

dit-il pouvait sembler inconvenante agrave cause laquo de la distance qui les seacutepare Mais il faut reacutefleacutechir que laquo la diffeacuterence des personnes ne change rien agrave la veacuteriteacute laquo quand on dit la veacuteriteacute lrsquoon est invincible quel que soit laquo lrsquoadversaire raquo19 Faut-il le reacutepeacuteter encore cette preacuterogative ne deacuteroge en rien agrave lrsquoexcellence divine puisque toute la valeur des jugements de lrsquointelligence leur vient preacuteciseacutement de ce qursquoelle est faculteacute du divin

Crsquoest donc dire un non-sens au jugement de S Thomas que de penser que des veacuteriteacutes drsquoordre quelconque puissent ecirctre en opposition contradictoire avec les eacutevidences rationnelles Comment la foi pourrait-elle contredire la raison elle la suppose au contraire et la par fait20 Les antinomies ne peuvent ecirctre qursquoapparentes et la logique arrive toujours agrave y deacutecouvrir quelque deacutefaut Sans doute Dieu peut faire plus que lrsquoesprit humain ne peut comprendre mais il ne peut rien qui soit contre la perception certaine de lrsquoesprit sans cela Dieu serait contraire agrave lui-mecircme21 Si donc il est raisonnable de croire agrave la reacuteveacutelation surnaturelle plus fermement encore qursquoagrave lrsquoeacutevidence de la deacutemonstration ce nrsquoest pas

19 laquo Videbatur autem disputatio hominis ad Deum esse indebita propter excellentiam qua Deus hominem

excellit Sed considerandum est quod veritas ex diversitate personarum non variatur unde cum aliquis veritatem loquitur vinci non potest cum quocumque disputet raquo In Job c 13 1 2

20 laquo Sic enim fides praesupponit cognitionem naturalem sicut gratia naturam et ut perfectio perfectibile raquo 1 q 2 a 2 ad 1

21 laquo Cum enim fides infallibili veritati innitatur impossibile auteur sit de vero demonstrari contrarium manifestum est probationes quae contra fidem inducuntur non esse demonstrationes sed solubilia argumenta raquo (1 q 1 a 8) ndash laquo Per Apostolos et Prophetas numquam divinitus dicitur aliquid quod sit contrarium his quae naturalis ratio dictat dicitur tamen aliquid quod comprehensionem rationis excedit et pro tanto videtur rationi repugnare quamvis non repugnet sicut et rustico videtur repugnans rationi quod sol sit maior terra quod diameter sit asymeter costae quae tamen sapienti rationabilia apparent raquo (Ver 14 10 7) laquo Quae sunt fidei quamvis sint

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 64

qursquoelle soit anti-intellectuelle crsquoest parce qursquoelle est pour ainsi dire plus intellectuelle et plus vraie22 Il nrsquoest pas drsquoerreur que S Thomas ait combattue avec autant drsquoacircpreteacute que celle des Averroiumlstes latins dans leur theacuteorie des deux veacuteriteacutes il sentait la forme du rationalisme qui lui eacutetait la plus antipathique et la plus contraire agrave ce dogmatisme catholique qursquoil aima passionneacutement23

III

Proclamer lrsquointelligence seule compeacutetente crsquoest dire encore que les sens et les appeacutetits sont exclus ndash Pour ce qui

supra rationem non lumen sunt contra rationem alias Deus esset sibi contrarius si alia posuisset in

ratione quam rei veritas habet raquo (4 d 10 Expositio textus) Cp la contre-partie 4 d 20 q 1 a 3 sol 2 srsquoil y a une seule erreur dans la Bible ou dans lrsquoenseignement dogmatique toute la Religion croule

22 In 8 Phys l 3 deacutebut laquo Omne enim quod ponitur absque ratione vel auctoritate divina fictitium esse videtur Auctoritas autem divina praevalet etiam rationi humanae multo magis quam auctoritas alieuius philosophi praevaleret alicui debili rationi quam aliquis puer induceret Non ergo assimilantur figmento (Cp le texte drsquoAristote ἔοικε πλάσματι) quae per fidem tenentur licet absque ratione credantur Credimus enim divinae auctoritati miraculis approbatae id est illis operibus quae solus Deus facere potest raquo Absque ratione signifie ici sans raison deacutemonstrative intrinsegraveque En effet si lrsquoacte de foi est intellectuellement justifieacute gracircce aux arguments de creacutedibiliteacute (soit les miracles dont il est lrsquoait ici mention) lrsquoobjet de la foi demeure en lui-mecircme obscur et mysteacuterieux (V au chapitre vi la theacuteorie de lrsquoacte de foi)

23 Opusc 15 De Unitate Intellectus contra Averroistas c 7 fin laquo Adhuc auteur gravius est quod postmodum dicit laquo Per rationem laquo concludo de necessitate quod intellectus est anus numero firmiter tamen teneo oppositum per fidem raquo Ergo sentit quod fides sit de aliquibus quorum contraria de necesssitate concludi possunt Cum autem de necessitate concludi non possit nisi verum necessarium cujus oppositum est phallus et impossibile sequitur secundam ejus dictum quod rides sit de phallo et impossibili quodrsquo etiam Deus facere non potest Quod fidelium aures ferre non possunt raquo ndash Cette question des Averroiumlstes a eacuteteacute trop eacutetudieacutee en ces derniegraveres anneacutees pour qursquoil puisse ecirctre utile de multiplier les citations

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 65

regarde les sens lrsquoaffirmation peut paraicirctre paradoxale Qursquoon ouvre les livres de scolastique la criteacuteriologie thomiste y est opposeacutee explicitement ou implicitement agrave ce mentalisme extrecircme qursquoon peut appeler si lrsquoon veut platonicien ou augustinien et qui pratiquant dans la nature une coupe simpliste y fait deux parts aux sens maicirctres drsquoerreur le domaine de lrsquoopinion agrave lrsquointelligence pure la veacuteriteacute certaine et la clarteacute Fidegravele agrave la theacuteorie peacuteripateacuteticienne sur lrsquoorigine et lrsquoobjet de la connaissance humaine S Thomas disent ses commentateurs ne pouvait adopter une doctrine si deacutedaigneuse du donneacute ndash Qursquoon eacutetudie notre docteur lui-mecircme on verra comment il dissipe le vaporeux augustinisme de ses contemporains et interpregravete dans un sens aristoteacutelicien la laquo contemplation des raisons eacuteternelles raquo on se rendra compte qursquoil requiert une certaine collaboration des sens non seulement pour fournir aux jugements leur matiegravere mais pour critiquer lrsquousage mecircme de la faculteacute de juger crsquoest lrsquoopeacuteration de la resolutio in sensibilia esquisseacutee sans doute plutocirct qursquoanalyseacutee en tous ses deacutetails digne pourtant drsquoattirer lrsquoattention et qui suppose lrsquoexigence drsquoune harmonie profonde entre lrsquoeacutetat total de lrsquoecirctre qui pense et lrsquoacte particulier de la penseacutee24 ndash Comment dans ces circonstances deacuteriver toute certitude de lrsquointellect

24 La resolutio in sensibilia est en somme la constatation de lrsquoeacutetat normal du sujet connaissant neacutecessaire agrave

la leacutegitimiteacute du jugement Lrsquoensemble des sens acquiert ainsi une valeur criteacuteriologique Le sommeil se distingue de la veille par lrsquoimpossibiliteacute de cette opeacuteration le dormeur ne pouvant veacuterifier au point de deacutepart lrsquoattache de ses penseacutees avec le reacuteel ndash Voir sur ce point assez peu eacutetudieacute 4 d 9 q 1 a 4 sol 1 ndash Ver 12 3 2 ndash 1 q 84 a 8 ndash 2a 2ae q 173 a 3 et q 154 a 5 ad 3 ndash Cp agrave propos des visions merveilleuses 3 d 3 q 3 a 1 sol 2 ndash 3 q 30 a 3 ndash laquo Mon corps est moi-mecircme raquo et jusque dans la laquo patrie raquo ougrave Dieu est vu intuiivement je tendrai agrave lui avec plus drsquointensiteacute quand le corps mrsquoaura eacuteteacute rendu (4 d 49 q 1 a 4 sol 1 et ad 3) Lrsquoon est bien loin des ideacutees du Phegravedre et du Pheacutedon

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 66

Il le faut bien pourtant si lrsquoon considegravere la nature des sens selon les plus neacutecessaires exigences du systegraveme Les sens drsquoapregraves S Thomas ont une nature jrsquoentends une nature restreignante contraignante qui les borne au monde eacutegoiumlste de leur subjectiviteacute Tout leur eacutelan toute leur tendance nrsquoest pas comme crsquoest le cas pour lrsquointelligence drsquoattirer dans leur sein la reacutealiteacute telle quelle ils ne sont pas purement des faculteacutes de lrsquoautre Modifieacutes par lrsquoobjet laquo en tant qursquoils sont des choses en soi raquo tout ce qursquoils laquo annoncentraquo en fait et tout ce qursquoen droit ils peuvent annoncer est identiquement (on ne dit pas uniquement) un changement drsquoeacutetat subjectif Cela poseacute que dire du problegraveme de la laquo veacuteriteacute raquo des sens Premiegraverement que tel qursquoil surgit dans la creacuteature raisonnable il ne peut avoir pour la conscience purement sensitive aucune signification Falsitas non est quaerenda in sensu nisi sicuti ibi est veritas25 1 La veacuteriteacute eacutetant essentiellement conformiteacute de lrsquointelligence et des choses il ne peut y avoir dans le sens qursquoune image de lrsquoerreur et de la veacuteriteacute Seconde-ment cette image sera drsquoautant plus ressemblante que la multiplication des organes tirera lrsquoecirctre sentant de son subjectivisme abstractif pour le jeter un peu plus loin dans lrsquoautre et le faire participer agrave la contemplation En troisiegraveme lieu lagrave seulement ougrave les sens cohabitent avec la raison crsquoest-agrave-dire chez lrsquohomme les renseignements qursquoils fournissent pourront ecirctre utiles agrave la connaissance pure mais alors leurs rapports devront ecirctre soumis au controcircle perpeacutetuel de lrsquoesprit S Thomas dans lrsquoarticle sur lrsquoerreur des sens26 distribue donc tous les cas possibles en deux grandes classes selon la relation du sens agrave lrsquointellect Si le sens est unique autonome et laquo comme une

25 1 q 17 a 2 26 Ver 1 11

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 67

espegravece drsquoesprit en face des choses raquo non seulement il sera par deacutefinition infaillible quand il laquo annoncera raquo une modification subjective comme telle mais encore lrsquoimpression simple qursquoil recevra de son objet sera neacutecessairement ce qursquoelle doit ecirctre et dit S Thomas laquo le repreacutesentera tel qursquoil est raquo si lrsquoorgane est dans son eacutetat normal Chez les brutes supeacuterieures agrave qui la multipliciteacute de leurs puissances sensibles par collaborations et laquo collations raquo fait discerner des synthegraveses individuelles la connaissance pure et donc la veacuteriteacute seront mieux imiteacutees mais les possibiliteacutes drsquoerreur augmenteront dans la mecircme mesure27 ndash Mais chez lrsquohomme dont lrsquointelligence conccediloit la veacuteriteacute commme telle et peut reacutefleacutechir agrave la conformiteacute de son acte avec les choses la machine sensible compareacutee aux objets change brusquement de nature et de valeur Au lieu drsquoecirctre un simple reacuteflecteur drsquoaccidents le sens aide dans son humble mais neacutecessaire mesure agrave lrsquointerpreacutetation des essences Du mecircme coup son autonomie a disparu Il nrsquoest plus laquo parmi les choses comme un esprit raquo il est laquo vis-agrave-vis de lrsquoesprit comme une chose raquo intellectui comparatus quasi res quaedam28 On est passeacute de lrsquoappreacutehension relative aux jugements de lrsquoordre absolu Donc ce qui nrsquoeacutetait pas erreur le deviendrait degraves que lrsquoin-

27 Elles ne sont pas drsquoailleurs sans ce qui sert agrave les corriger crsquoest-agrave-dire lrsquointerfeacuterence du jeu des diffeacuterents

sens (Mal 3 3 9 etc) Il est facile avec ces principes de voir comment un animal arrive agrave discerner pratiquement des individus il est plus difficile de voir comment lrsquohomme priveacute drsquointuitions intellectuelles du singulier peut affirmer absolument lrsquoidentiteacute drsquoun individu perccedilu agrave diverses reprises puisqursquoil ne se fonde pour en juger que sur la similitude des accidents sensibles laquelle est essen-tiellement communicable (v ch III sect 2) S Thomas concegravede cette possibiliteacute pour le cas ougrave diverses perceptions se controcirclent mais nrsquoeacutelucide pas entiegraverement le problegraveme (V les questions sur la faccedilon dont les Apocirctres ont pu ecirctre certains de la Reacutesurrection 3 d 21 q 2 a 4 sol 4 ad 3 ndash Comp Theol 246 ndash 3 q 55 speacutecialement a 6 ad 1)

28 Ver 1 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 68

telligence preacutetendrait appliquer aux choses en-soi ce que lui rapporte lrsquoinnocente sub-jectiviteacute des sens Il faut donc un controcircle rationnel et drsquoautant plus vigilant que nous sommes plus hacirctifs agrave transformer toutes nos repreacutesentations de lrsquoautre en connaissance intellectuelle en jugements absolus laquo Quand le sens repreacutesente ce qursquoil reccediloit il nrsquoy a pas laquo erreur en lui comme dit Augustin mais il y a erreur laquo dans lrsquointelligence qui juge que les choses sont laquo comme le sens les montre raquo29 ndash On le voit donc clairement malgreacute des inconseacutequences drsquoimagination qursquoil serait pueacuteril de ne pas vouloir reconnaicirctre30 le complexus sensitif a besoin

29 Ver 2 6 15 ndash Dans les yeux drsquoAdam mecircme innocent le soleil eacutetait laquo repreacutesenteacute autrement qursquoil nrsquoest raquo

crsquoest-agrave-dire plus petit que nature et lrsquoimagination suivant naturellement le sens exteacuterieur la raison devait intervenir pour corriger 1 q 94 a 4 ad 3 ndash S Thomas nie qursquoil y ait vraiment erreur des sens quand on regarde le pain eucharistique (4 d 10 a 4 sol 1 ad 3)

30 Je parle de lrsquoattribution drsquoun certain en-soi aux qualiteacutes sensibles en lrsquoabsence de toute indication contraire on doit croire que S Thomas se repreacutesentait les choses sur ce point comme ses contemporains Je dis qursquoil y a inconseacutequence parce que la conclusion opposeacutee deacutecoulait de ses principes laquo Sensibilia nata sunt apprehendi per sensum sicut intelligibilia per intellectum raquo (2 C G 96 1) et laquo Sensus in actu est sensibile in actu raquo comme laquo intellectus in actu est intellectum in actu raquo Qursquoon ne dise pas que cette comparaison mecircme impose lrsquoopinion reacutealiste crsquoest le contraire qui est vrai agrave cause de cette sorte de divin subjectivisme qursquoimplique la doctrine Scientia Dei causa rerum Les esprits purs incapables de sentir peacutenegravetrent cependant tout le connaissable et tout lrsquoecirctre des singuliers mateacuteriels ils connaissent le sensible ougrave et comme il est crsquoest-agrave-dire comme senti dans le sentant de mecircme que exempts de discours ils connaissent les eacutenonciables dans le sujet discourant Lrsquointelligence est la puissance pure de lrsquoecirctre de lrsquoen-soi si donc Dieu ne sent pas le sensible comme tel nrsquoest pas Si je nrsquoavais peur de sembler chercher un rapprochement paradoxal je dirais que la logique menait S Thomas agrave une position toute semblable agrave celle de Kant dans la Dissertation de 1770 laquo Sensitive cogitata esse rerum repraesentationes uti apparent intellectualia auteur sicuti sunt raquo ndash Certaines formules sur la correacutelation du sens et du sensible peuvent ccedilagrave et -lagrave sembler exprimer explicitement les conclusions que nous indiquons mais si on les replace dans le contexte on voit que le problegraveme reste intact

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 69

selon S Thomas et de la preacutesence radicale de lrsquointelligence pour pouvoir contribuer en quelque faccedilon agrave la connaissance de lrsquoecirctre comme tel de lrsquoen-soi des choses ndash et de son concours actif pour le faire valablement Dans la ligne de la certitude speacuteculative toute la signification du sens vient par deacutefinition de sa relation agrave lrsquointellect lequel porte aussi toute la responsabiliteacute

La question du rocircle cognoscitif des appeacutetits semble beaucoup plus simple que la question des sens Si les sens piegraveces demi-transparentes de notre machine ont besoin pour servir agrave lrsquoeacuteclairement de lrsquoecirctre drsquoecirctre constamment placeacutes dans le faisceau lumineux que projettent les intuitions intellectuelles comment les tendances opaques de soi pourront-elles collaborer agrave la connaissance sans srsquoy placer agrave leur tour ndash Au XIIIe siegravecle aucun philosophe ne disait agrave S Thomas qursquoil faut laquo aller au vrai avec toute lrsquoacircme raquo tous reconnaissaient en revanche que comme donneacutees des jugements les sentiments les volonteacutes les tendances si pregraves de la conscience et si reacuteveacutelateurs des instincts humains eacutetaient des eacuteleacutements utiles et indispensables de la philosophie Je crois qursquoils auraient tous semblablement distingueacute la ceacutelegravebre phrase de Platon il faut aller de toute son acircme agrave lrsquoobjet qui est vrai concedo au vrai comme tel nego Ils nrsquoeussent pas compris que dans lrsquoacte preacutecis drsquointelliger on preacutetendicirct ecirctre autre chose qursquointelligent Avant la reacuteduction objective en ideacutees les faits eacutemotifs leur auraient paru dans lrsquoordre du connaicirctre inexistants et nuls31

31 On sait que S Thomas nie la liberteacute de lrsquointelligence vis-agrave-vis des principes eacutevidents et des conclusions

proprement deacutemontreacutees laquo Sciens cogitur ad assentiendum per efficaciam demonstrationis raquo (2a 2ae q 2 a 9 ad 2 Cp lrsquoexplication de 2 d 25 q 1 a 2) Quant agrave ces deacutemonstrations imparfaites qui vont de lrsquoeffet ou du signe agrave la cause (v ch IV sect 1) et dont la valeur de speacuteculation est agrave ses yeux extrecirc-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 70

Si Thomas comme les autres affirme assez souvent la neacutecessiteacute drsquoune preacuteparation morale pour la perception de certaines veacuteriteacutes32 il est aiseacute de voir qursquoil nrsquoy a pas lagrave de quoi lrsquoaccuser drsquoune contradiction toute condition neacutecessaire agrave la constitution drsquoun sujet connaissant nrsquoentre pas en jeu dans lrsquoacte mecircme de connaicirctre ndash Mais une autre de ses doctrines semblerait contraire au rigoureux intellectualisme noeacutetique seul conforme agrave ses principes crsquoest celle de la Cognitio per modum naturae coordonneacutee non subordonneacutee agrave la connaissance rationnelle laquo On peut dit-il avoir de deux faccedilons la laquo rectitude du jugement premiegraverement par lrsquousage laquo parfait de la raison secondement gracircce agrave une certaine connaturaliteacute avec les choses dont il faut actuellement juger En matiegravere de chasteteacute juger bien par laquo meacutethode rationnelle est le fait de celui qui sait la laquo morale mais juger bien par connaturaliteacute est le fait de celui qui a lrsquohabitude de la chasteteacute raquo33 Et ailleurs laquo De mecircme que lrsquohomme par la naturelle lumiegravere de laquo lrsquointelligence donne son assentiment aux principes laquo ainsi le vertueux par lrsquohabitude de la vertu juge corlaquo rectement de ce qui convient agrave la vertu raquo34 La juxtaposition nrsquoest-elle pas ici significative au point de supprimer la notion mecircme de transparence intellectuelle ne sommes-nous pas en preacutesence drsquoun

mement mince il admet qursquoelles peuvent en certains cas garantir un fait en toute certitude et mecircme

neacutecessiter lrsquoassentiment (v 3 q 43 a1 a 4 ndash 2a 2ae q5 a2 ndash 3 q 76 a7 ndash Ver 14 9 4 ndash 3 d 24 q 1 a 2 sol 2 ad 4) mais drsquoautres fois la volonteacute pourra commandant un scepticisme deacuteraisonnable refuser lrsquoassentiment S Thomas enseigne nettement la possibiliteacute de la certitude libre et srsquoen sert pour expliquer la foi (la 2ae q 17 a 6 ndash 3 q 47 a 5 corp et ad 1 ndash Cp le langage si exact de Ver 24 1 laquo fides astringit manifesta indicia inducunt evidens ratio cogit raquo)

32 4 d 33 q 3 a 3 ndash 2a 2ae q 46 a 2 33 2a 2ae q 45 a 2 34 2a 2ae q 2 a 3 ad 2

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 71

de ces cas ougrave il vaut mieux reconnaicirctre une theacuteorie mal inteacutegreacutee dans le systegraveme une concession au langage vulgaire aux deacutepens du primat de la raison

Malgreacute tout lrsquointerpreacutetation la plus probable demeure encore agrave ce qursquoil me semble deacutefinitivement intellectualiste Cette theacuteorie si souvent citeacutee par les Scolastiques modernes qui lsquoen tentent si rarement une explication me paraicirct se deacutemonter rationnellement de la maniegravere suivante La vertu une fois acquise crsquoest-agrave-dire selon les principes thomistes les appeacutetits une fois habitueacutes agrave agir drsquoeux-mecircmes comme lrsquoordonne la raison il nrsquoy a plus besoin pour chaque acte particulier drsquoune reacuteflexion qui remonte aux principes lrsquohomme a plus vite fait de jeter un coup drsquooeil inteacuterieur sur ses tendances et de voir comment elles reacuteagissent les circonstances preacutesentes eacutetant donneacutees Ainsi lrsquohabitude supposeacutee fixeacutee et connue on juge de la speacutecification par la plus ou moins grande faciliteacute de lrsquoexercice Crsquoest ainsi qursquoun Londonien incapable drsquoeacutetablir un classement logique des cas ougrave lrsquoon dit shall ou will vous reacutepondra juste et sans heacutesitation sur des exemples concrets ndash agrave moins qursquoil ne ndash srsquoempecirctre drsquoune reacuteflexion au lieu drsquoeacutecouter marcher ses organes Tel enfant encore inhabile agrave appliquer les mots droit et gauche pour faire la distinction esquisse machinalement un signe de croix Il se glisse donc entre lrsquoaction et lrsquoeacutenonciation une infeacuterence rapide comme lrsquoeacuteclair fondeacutee sur la liaison connue drsquoavance entre lrsquoacte et son terme habituel Ainsi srsquoexpliquent et les exemples et les formules de S Thomas sans deacutetriment aucun de lrsquointellectualiteacute

Il ne faudrait mecircme pas croire qursquoune perception de ce genre pour nrsquoecirctre pas subordonneacutee aux principes geacuteneacuteraux doit ecirctre consideacutereacutee du point du vue thomiste comme intellectuellement moins parfaite Crsquoest plutocirct le contraire qui est vrai Prenons lrsquoexemple classique de la chasteteacute Le mo-

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raliste drsquoune part pose en principe ses notions morales preacuteexistantes et deacuteduit lrsquohomme chaste sent une sympathie ou une reacutepulsion et infegravere Quelle intelligence perccediloit mieux lrsquoecirctre ndash Souvenons-nous en drsquoapregraves S Thomas castitas proprie non est sed ea est aliquis castus Le moraliste possegravede une abstraction universaliseacutee le vertueux voit un esse castum concret On dirait en langage moderne que le premier dispose drsquoune ideacutee maniable communicable tandis que le second a une intuition laquo reacuteelle raquo en termes thomistes on a drsquoun cocircteacute un abstrait de sensations humaines de lrsquoautre comme une piegravece drsquoideacutee angeacutelique ndash La cognitio per modum naturae srsquooppose donc veacuteritablement agrave celle par les premiers principes qui sont des eacutenonciables conceptuels elle srsquoy oppose comme agrave une connaissance logique non comme agrave une connaissance intellectuelle et elle-mecircme plus intuitive parce que personnelle est plus haute est enim aliquid scientia melius scilicet intellectus ndash Que S Thomas se soit ou non deacutetailleacute cette explication crsquoest semble-t-il celle qui srsquoaccorde le mieux avec ses principes

IV

Lrsquointelligence exclusivement compeacutetente dans sa sphegravere lrsquoest aussi absolument elle est infaillible ndash Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoinsister sur la thegravese classique de lrsquoimpossibiliteacute drsquoerrer quand lrsquointellect ne fait que concevoir une essence Aristote avait proclameacute cette infailli-biliteacute S Thomas le reacutepegravete quand il examine lrsquoexercice intellectuel humain et pour une raison identique il exclut des anges dans lrsquoordre de la connaissance naturelle toute possibiliteacute drsquoerreur On remarquera conformeacutement agrave son perpeacutetuel principe de la continuiteacute la ressemblance entre le cas de lrsquoange intelligence

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seacutepareacutee et celui du vivant infeacuterieur lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer qui nrsquoa qursquoun seul sens qui est toucher seacutepareacute pour ainsi dire De part et drsquoautre lrsquoopeacuteration simple et primitive est neacutecessairement ce qursquoelle doit ecirctre mais dans le cas de lrsquoecirctre mateacuteriel il faut ajouter si materia est disposita lrsquoorgane corporel pouvant ecirctre deacutetraqueacute et rendu degraves lors malhabile agrave srsquoharmoniser cognitivement avec son milieu Entre lrsquohuicirctre et lrsquoange entre le sens et lrsquoesprit simple ou monte par un systegraveme de diffeacuterenciation et de complication successive crsquoest pour cela que chez lrsquohomme le singe ou lrsquoaigle lrsquoerreur est possible en dehors des cas de corruption des organes ndash Toute erreur vient donc chez nous de notre double multipliciteacute S Thomas le dit expresseacutement crsquoest toujours la connaissance sensible ou la pluraliteacute discursive qui en est cause35

Inversement de mecircme que la veacuteriteacute proprement dite des perceptions sensibles vient en derniegravere analyse du principe intellectuel de mecircme toute la bonteacute du discours de la deacuteduction a sa source dans lrsquointuition simple Necessitas rationis est ex defectu intellectus mais certitudo rationis est ex intellectu cette proposition ramasse toute la doctrine de la connaissance si nous entendons par ratio le systegraveme total de nos moyens de connaicirctre hors lrsquointuition ndash On nrsquoattend pas sans doute que nous prouvions longuement que S Tho-

35 1 q 94 a 4 ndash Mal 16 6 et ad 16 ndash Ver 13 5 1 ndash Sur lrsquoinfaillibiliteacute de lrsquointellection simple in 3 An 1

11 ad fin Drsquoougrave la difficulteacute drsquoexpliquer lrsquoerreur dans les anges Mal 16 2 5 laquo Ex hoc quod daemon non utitur phantasia nec discursu rationis et per alia huiusinodi potest haberi quod in his quae ad naturalem cognitionem pertinent non errat ut existimet aliquid falsum esse verum raquo Cp ibid ad 7 et 1 q 58 a 5 ndash La bonteacute primitive des principes connaissants empecircche aussi dans lrsquohomme lrsquoerreur pure toute opinion humaine a sa part de veacuteriteacute (2a 2ae q 172 a 6 ndash In 1 Eth 1 12 ndash In 1 Tim e 2 1 2 ndash Cf 3 C G 9 et in 1 Phys 1 10)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 74

mas a cru agrave la bonteacute de la deacuteduction Il y a correacutelation eacutetroite chez lui entre la rigueur extrecircme des exigences en matiegravere de deacutemonstration et la confiance ineacutebranlable quand la deacutemonstration est lagrave laquo Le propre motif laquo de lrsquointelligence est ce qui est vrai drsquoune infaillible veacuteriteacute aussi toutes leacutes fois que lrsquointelligence se laisse mouvoir agrave un signe faillible il y a deacutesordre en elle que son mouvement soit parfait ou imparfait36 raquo ndash Et par ailleurs laquo Jamais dans lrsquointelligence il nrsquoy a drsquoerreur si lrsquoon fait correctement la reacutesolution dans laquo les premiers principes37 raquo laquo Il nrsquoest pas drsquoerreur dans laquo la raison que des raisonnements contraires ne puissent enlever38 raquo Cette laquo reacutesolution dans les premiers principes raquo ratification neacutecessaire de toute seacuterie de syllogismes est conccedilue par S Thomas comme une perception intellectuelle de la deacutependance des moments divers du raisonnement entre eux et avec leur point de deacutepart gracircce au principe formel qui les unit La doctrine est concentreacutee dans la meacutetaphore expressive il faut voir dans les conclusions les principes oportet in conclusionibus speculari principia39 Une tour est bacirctie au-dessus drsquoun puits si elle est droite on peut drsquoen haut en se penchant apercevoir toute la descente des poutres et des moeumlllons refleacuteteacutee agrave rebours dans lrsquoeau au fond du puits Crsquoest lrsquoimage de lrsquoanalyse en question qui fait le pendant de cette sorte drsquoanalyse sensible (resolutio in sensibilia) dont il a eacuteteacute question plus haut Ainsi lrsquointuition des

36 Ver 18 6 37 Ver 1 12 38 Ver 24 10 laquo Quando ratio in aliquo errat ex quocumque error ille contingat potest tolli per contrarias

ratiocinationes raquo 39 la 2ae q 90 a 2 ad 3 laquo Nihil constat firmiter secundum rationem speculativam nisi per resolutionem ad

prima principia indemonstrabilia raquo ndash La resolutio est geacuteneacuteralement preacutesenteacutee comme une opeacuteration conseacutecutive au raisonnement il est clair que ce qui est requis crsquoest une condition formelle qui rende possible cette opeacuteration

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principes met lrsquouniteacute de la deacutependance intelligible dans la multipliciteacute des eacutenonciations seacutepareacutees et de lagrave vient toute la certitude de la science laquo Tout ce qursquoon sait si lrsquoon parle de vraie science on le sait par la reacutesolution aux premiers laquo principes immeacutediatement preacutesents agrave lrsquointellect et ainsi toute science se parfait par la vision de lrsquoecirctre preacutesent40 raquo Une science totaliseacutee une science ramasseacutee dans lrsquointuition du principe ougrave se rassemble tout lrsquoemboicirc-tement des conclusions imite donc la beauteacute drsquoune ideacutee intelligible Et la penseacutee de S Thomas serait heureusement formuleacutee par cet eacutenonceacute qursquoil commente dans le livre des Causes Omnis scientia radicaliter non est nisi intelligentia41 Apregraves les deacuteveloppements des chapitres preacuteceacutedents on voit tout de suite lrsquounion intime de cette proposition avec lrsquoensemble du systegraveme

Reste agrave parler de lrsquoinfaillibiliteacute des principes euxmecircmes On nous preacutesente ces intuitions intellectuelles comme fondamentales mais quelle est leur justification vis-agrave-vis du sujet conscient qui les pose ndash Dans cette question si importante nous pouvons nous dispenser drsquoecirctre long S Thomas sans doute nrsquoa pas ignoreacute le problegraveme on peut le voir traiteacute avec la discussion du scepticisme antique dans le Commentaire de la Meacutetaphysique Mais ces pages comptent parmi les moins originales qursquoil ait eacutecrites Aristote y est simplement commenteacute Aussi nous pouvons reacutesumer la penseacutee de S Thomas sur lrsquoeacutevidence objective des principes dans cette courte formule emprunteacutee encore agrave un commentaire laquo Le propre de ces principes crsquoest que non seulement

40 Ver 14 9 41 In Caus 1 18 ndash Et encore ibid laquo Intelligentia enim est sicut unitas quaedam ut Proclus dicit omnis

cognitionis raquo ndash Pour lrsquoassimilation de la science agrave lrsquointellect quant agrave la certitude de sa vision voir aussi in Hebr XI 1 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 76

leur veacuteriteacute est neacutecessaire mais qursquoon voit aussi neacutecessairement que cette veacuteriteacute tient par elle-mecircme42 raquo Lrsquointuition dans lrsquoespegravece porte donc sa clarteacute avec soi lrsquoon juge de tout agrave sa lumiegravere et drsquoelle-mecircme Crsquoest la mecircme theacuteorie qui srsquoexprime plus briegravevement ailleurs laquo Les principes sont connus naturellement raquo -

Naturaliter cognoscuntur dans cette formule de la criteacuteriologie naturiste il ne faut pas mettre tellement lrsquoaccent sur le premier terme qursquoon la reacuteduise agrave nrsquoecirctre que lrsquoaffirmation drsquoune neacutecessiteacute subjective que personne ne songe agrave nier laquo Ces principes sont connus naturellelaquo ment et lrsquoerreur agrave leur sujet supposerait une corruption dans la nature lrsquohomme donc ne peut passer drsquoune juste acception de ces principes a une fausse ni laquo inversement sans changement de sa nature43 raquo Ces expressions ne doivent pas suggeacuterer lrsquoideacutee drsquoun praticisme quelconque lrsquoauteur ne justifie pas les principes en disant laquo Il faut sauver la nature Or les prin-

42 In 1 Post 1 19 laquo Proprium est horum principiorum quod non solum necesse est ea per se vera esse sed

etiam necesse est videri quod sint per se vera raquo 43 4 C G 95 Les mots naturalia naturaliter ne doivent pas faire croire qursquoil srsquoagisse de perceptions inneacutees

Il faut chercher la genegravese des principes dans la collaboration des sens et de lrsquointellect ils surgissent comme drsquoeux-mecircmes des premiers concepts 2 C G 78 3 et 83 ndash De Anim a 5 ndash 2 Post 120 ndash 4 Met 1 2 Une fois acquis ils entrainent neacutecessairement lrsquoaffirmation on ne peut les nier que de bouche ou srsquoimaginer les nier drsquoesprit (In 1 Post 1 26 ndash In 4 Met 1 3 477 a) Si mecircme lrsquoon a cette possibiliteacute crsquoest qursquoils revecirctent en nous la forme drsquoeacutenonciables leurs termes apparaissent donc comme discrets et dissociables agrave lrsquoesprit ndash En tant qursquoeacutenonciables ils ne sont pas supeacuterieurs agrave lrsquoesprit ils sont sa fonction lrsquoexpression fragmenteacutee de sa nature laquo Et principia sunt reacutegula conclusionum et intelligens est quodammodo regula principiorum raquo 3 d 33 q 1 a 3 sol 3 ad 1 ndash La persuasion de lrsquoobjectiviteacute de la connaissance doit ecirctre chercheacutee plus profondeacutement qursquoen aucun principe formuleacute dans la conscience que lrsquoesprit prend de sa nature lorsqursquoil reacutefleacutechit sur son acte (Ver 1 9 ndash Cp p 16 n 2) Crsquoest cette conscience qui permet de dire laquo Veritatem esse est per se notum raquo (1 d 3 q 1 a 2)

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cipes sont partie de la nature Donc il faut garder les principes raquo ndash Il ne prend pas la nature et la raison comme deux termes distincts dont lrsquoun soit chargeacute de laquo justifier raquo lrsquoautre Toute nature se laquo justifie raquo suffisamment dans son ordre par sa seule position Et ainsi lrsquointelligence actualiseacutee (facta actu) par la perception des principes est une nature qui par sa position agrave elle se justifie dans sols ordre propre qui est lrsquoordre absolu Si donc elle peut fonder la leacutegitimiteacute de tout le reste crsquoest en tant qursquoelle est telle nature (crsquoest-agrave-dire faculteacute de lrsquoecirctre faculteacute de lrsquoabsolu) En tant que telle aussi transparente parce que derniegravere si elle se justifie agrave ellemecircme elle se justifie simplement

Lrsquointuition eacutevidente de ces principes qui fondent la raison mecircme permet donc la reconstruction mentale du monde a posteriori de mecircme que la reacutealiteacute du monde postule comme condition a priori la pure intellection divine On voit maintenant quelle parenteacute vraiment intime unit la noeacutetique de S Thomas agrave celle de S Augustin et fait coiumlncider pour le fond avec le mentalisme agrave outrance du theacuteologien drsquoHippone cet intellectualisme si nuanceacute Crsquoest la notion aristoteacutelicienne de la connaissance immanente qui permet lrsquoaccord Veritatem videre est eam habere disait Augustin lrsquoanalyse scolastique ajoute et quodammodo esse ndash La conscience de cette vue parfaite de cette possession par identification donne agrave S Thomas quand il raisonne sa hardiesse calme et imperturbable Car ndash on srsquoen aperccediloit bien quand on le pratique et nous ne devrons pas le perdre de vue parmi toutes les restrictions qui vont suivre ndash crsquoest encore la confiance robuste dans la bonteacute de la raison qui fait le fond de son tempeacuterament intellectuel

CHAPITRE DEUXIEgraveME

Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept

Le type supeacuterieur de lrsquoacte intellectuel est une intellection simple donc parmi les oeuvres de lrsquointelligence humaine la premiegravere qursquoil convient drsquoisoler et drsquoeacutetudier crsquoest le concept1 Le type ideacuteal de lrsquointellection simple crsquoest la saisie drsquoun laquo Intelligible subsistant raquo par un autre Nous rechercherons donc drsquoabord comment lrsquohomme srsquoessaie dans sa vie terrestre agrave mimer cette appreacutehension supeacuterieure et srsquoil arrive agrave vivre ideacutealement les reacutealiteacutes supra-sensibles Puis laissant les Esprits dont la compreacutehension propre est drsquoapregraves S Thomas hors de nos prises nous examinerons du point de vue de leur valeur speacuteculative nos ideacutees des essences mateacuterielles qui forment dit-il lrsquoobjet proportionneacute de notre intelligence ici-bas

I

Crsquoest seulement en fonction de lrsquoecirctre sensible que lrsquointelligence unie agrave des organes peut se repreacutesenter soit lrsquoecirctre en geacuteneacuteral soit lrsquoecirctre supra-sensible laquo Notre connaissance naturelle srsquoeacutetend juste aussi loin que le sensible la gui-

1 S Thomas connaicirct le mot conceptio ndash Mais lrsquoacte simple drsquointelligence srsquoappelle habituellement chez lui

simplex apprehensio indivisibilium intelligentia et son produit lrsquoideacutee crsquoest le verbe mental

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 79

dera2 raquo Et lrsquoimage ou phantasme diffeacuterent de lrsquoideacutee immateacuterielle est neacutecessaire non seulement pour son acquisition mais encore pour son laquo inspection raquo une fois qursquoelle est acquise3 Drsquoougrave il suit contrairement agrave ce qursquoont penseacute certains Arabes que nous ne pouvons arriver en cette vie agrave voir les substances seacutepareacutees telles qursquoelles sont Et si lrsquoecirctre total est lrsquoobjet adeacutequat de lrsquointelligence crsquoest lrsquo laquo essence drsquoune chose sensible raquo (quidditas rei materialis) qui est son objet propre et proportionneacute ici-bas

Les principes rationnels et les concepts geacuteneacuteraux sont acquis agrave lrsquoaide des sens En particulier les limitations et les diffeacuterences des objets mateacuteriels suggegraverent lrsquoideacutee de neacutegation qursquoon appliquera agrave la note laquo sensible raquo elle-mecircme De lrsquoextension possible des principes rationnels agrave tout ecirctre penseacute conditionneacutee par le mode de genegravese des ideacutees du supra-sensible il suit que si nous pouvons former des jugements drsquoexistence relatifs agrave des ecirctres de cet ordre les notions de ces ecirctres sont premiegraverement neacutegatives laquo Tout ce qui deacutepasse ces laquo choses sensibles agrave nous connues nrsquoest conccedilu par nous laquo qursquoau moyen drsquoune neacutegation (Nous disons) immateacuteriel laquo et incorporel et ainsi du reste4 raquo De lagrave vient lrsquoimpro-prieacuteteacute des connaissances dites analogiques

S Thomas distingue dans leur formation trois moments dont lrsquoanalyse est neacutecessaire si lrsquoon veut voir en quoi consiste au juste pour lui lrsquoimproprieacuteteacute analogique Je possegravede lrsquoideacutee drsquoune perfection A soumise aux conditions corporelles ndash jrsquoen nie une note B subjectivement inseacuteparable pour moi

2 1 q 12 a 12 laquo Tantum se nostra naturalis cognitio extendere potest in quantum manu duci potest per

sensibilia raquo 3 In Trin 6 2 5 laquo Non sicut transiens sed sicut permanens ut quoddam fundamentum intellectualis

operationis raquo 4 In 3 An 1 11 171 b ndash La plupart de nos notions sur les corps ceacutelestes sont aussi neacutegatives In Trin 6 3

538 a Cp In Caus 1 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 80

du fait de ma connaissance drsquoA ndash je deacuteclare possible ou existant un ecirctre veacuterifiant le complexus A-B Le jugement vient donc srsquointerposer en travers de lrsquointuition la ratio dans la connaissance analogique fait la critique de lrsquointellectus tel qursquoil est chez lrsquohomme et lrsquoecirctre finalement affirmeacute nrsquoa chez moi une ideacutee nrsquoest pour moi un objet que parce que jrsquoai enveloppeacute drsquoune penseacutee reacuteflexe lrsquoacte subjectif double preacuteceacutedemment eacutemis et penseacute la possibiliteacute drsquoun inconnaissable qui ficirct un dans son ecirctre ce qui demeure agrave jamais divergent et double dans mon ideacutee5

Le premier moment du processus ne preacutesente pas de difficulteacute Il faut seulement reconnaicirctre que le concept qui fonde la connaissance analogique est pris dans sa totaliteacute heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoobjet qursquoon srsquoefforce de saisir Il lie faut pas confondre lrsquoimpropre et le vague lrsquoanalogique et le geacuteneacuteral Connaicirctre lrsquoesprit par le corps Dieu par les creacuteatures crsquoest dit S Thomas comme si lrsquoon connaissait le boeuf par lrsquoideacutee de lrsquoacircne ou par lrsquoideacutee de la pierre6 Il ne dit pas par lrsquoideacutee du laquo corps raquo ou de lrsquo laquo animal raquo la notion serait en ce cas geacuteneacuterique et approcheacutee mais juste telle quelle elle pourrait passer elle srsquoappliquerait agrave lrsquoecirctre srsquoy veacuterifierait complegravetement nrsquoexigerait pas de correction subseacutequente

Or le second moment la correction subseacutequente est absolument neacutecessaire si lrsquoon exclut de la connaissance analogique lrsquoerreur positive comme le fait certainement S Thomas Et crsquoest ce second moment qui fait toute la difficulteacute du processus Car la correction ne consiste pas en une substi-

5 Il semble conforme aux principes de la scolastique de dire que les objets connus analogiquement sont

inconnaissables mais non pas impensables V L de Grandmaison dans le Bulletin de litteacuterature eccleacutesiastique de Toulouse 1905 p 198 ndash Mgr Mercier Les Origines de la Psychologie contemporaine Louvain 1897 pp 411 418

6 Comparez Comp Theol 105

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tution agrave une intuition preacutesente drsquoune intuition nouvelle (agrave lrsquoideacutee de lrsquo laquo acircne raquo de lrsquoideacutee du laquo boeuf raquo absente pour toujours par hypothegravese) ni dans une eacutelimination de notes qui laisse comme reacutesidu lrsquoideacutee geacuteneacuterique (comme serait celle drsquo laquo animal raquo) Elle consiste toute la repreacutesentation restant dans lrsquoesprit telle quelle agrave condamner par la reacuteflexion rationnelle une attitude mentale qui eacutetait condition neacutecessaire de la premiegravere appreacutehension Que cet eacuteleacutement subjectif tombe dissociant le concept qursquoil a contribueacute agrave produire il entraicircnerait dans sa chute tout ce qui dans le concept doit ecirctre nieacute de lrsquoecirctre inconnu et que drsquoailleurs nous ne pouvons parvenir agrave isoler Par exemple nous ne pouvons penser sans image corporelle mais nous pouvons penser ndash avec image ndash un ecirctre dont nous nions ce qui est de lrsquoimage7 Ou encore nous pouvons par une distinction purement logique former des propositions comme laquo Socrate est identique agrave lui-mecircme raquo Supposons un ecirctre pour qui cette distinction ndash chez nous pur artifice rationnel ndash serait neacutecessiteacute subjective il nrsquoen serait pas empecirccheacute drsquoaffirmer rationnellement lrsquouniteacute de Socrate et nrsquoest ainsi que nous affirmons lrsquoexistence des esprits

De mecircme encore ndash pour citer un exemple pris agrave la theacuteodiceacutee thomiste ndash nous ne pouvons concevoir que les choses sont relatives agrave Dieu sans concevoir du mecircme coup Dieu relatif aux choses Mais par un jugement de raison nous pouvons corriger cette conception fausse8

7 laquo Non possumus intelligere Deum esse absque corporeitate nisi imaginemur corpora raquo In Trin 6 2

5 546 a 8 La creacuteature disent les scolastiques est vraiment relative agrave Dieu comme la science agrave son objet mais il nrsquoy

a pas en Dieu reacuteciproquement de relation reacuteelle agrave la creacuteature de mecircme que lrsquoobjet nrsquoest pas relatif agrave la science Le raisonnement dit S Thomas oblige agrave cette conclusion et cependant notre intelligence laquo ne peut laquo concevoir qursquoune chose se rapporte agrave une autre sans concevoir laquo reacuteciproquement

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 82

Cette purification par condamnation drsquoun mode drsquoagir neacutecessaire est toute voisine de la falsification positive elle est fort diffeacuterente de lrsquoopeacuteration purement seacutegreacutegatrice dont S Thomas parle souvent quand il distingue contre laquo Platon raquo la double maniegravere drsquoecirctre de la chose en soi et dans lrsquoesprit9 S Thomas combat la conception laquo platonicienne raquo

la relation opposeacutee raquo (Pot 1 1 10) Ailleurs plus explicitement laquo Lrsquointelligence nrsquoinvente pas cet ordre

il suit laquo bien plutocirct par une certaine neacutecessiteacute son exercice Et ces celalaquo tions-lagrave lrsquointelligence ne les attribue pas agrave son ideacutee mais agrave la laquo chose raquo (Pot 7 11) Ce dernier point deacutelicat mais important est expliqueacute par le contexte les conceptions subjectivement neacutecessaires dont il est ici question ne sont pas des ideacutees reacuteflexes des ideacutees sur les ideacutees (Pot 7 11 2 Cf Pot 7 9) Nous sommes donc vraiment en preacutesence de conceptions spontaneacutement produites et portant sur la chose en soi dont les unes sont vraies et les autres fausses alors que leur coexistence dans le sujet est neacutecessaire ndash Notez que dans les passages mecircme ougrave il affirme ce meacutecanisme S Thomas nie explicitement que lrsquo laquo intelligence soit fausse raquo et qursquoelle affirme des choses ce qui nrsquoy est pas A premiegravere vue il semble qursquoil y ait lagrave contradiction agrave quelques lignes de distance laquo Huiusmodi relationes intellectus attribuit ci quod est in ce raquo et laquo aliqua non habentia secundum se ordinem ordinate intelliguntur licet intellectus non intelligat ea habere ordinem quia sic esset falsus raquo (Pot 7 11 Cp 2 C G 13 3) La seule faccedilon drsquoexpliquer la doctrine sans une aussi grossiegravere meacuteprise est de reconnaicirctre que lrsquointellect peut dire cet ordre des choses mecircmes sans le juger immanent aux reacutealiteacutes des choses que la ratio vient corriger lrsquointellectus

9 2 C G 75 laquo Quamvis enim ad veritatem cognitionis necesse sit ut cognitio rei respondeat non tamen oportet quod idem sit modus cognitionis et rei quae enim coniuncta sunt in ce interdum divisais cognoscuntur licet natura generis et specici numquam sit nisi in his individuis intelligit tamen intellectus naturam speciei et generis non intelligendo principia individuantia et hoc est intelligere universalia raquo Il y a lagrave seacutegreacutegation abstraction intellectuelle comparable agrave lrsquoabstraction sensible par laquelle dans une mecircme chose blanche et douce la vue connaicirct la blancheur seule et le goucirct la seule douceur (Ibid) ndash Mais le principe geacuteneacuteral de la diffeacuterence entre modus cognitionis et modus rei implique non seulement une certaine exteacutenuation des ecirctres mateacuteriels mais encore une certaine concreacutetisation des esprits 1 q50 a2 laquo Intellectus non apprehendit res secundum modum rerum sed secundum modum suum Unde res materiales quae sunt infra intellectum nostrum simpliciori modo sunt in intellectu nostro quam sint in se ipsis Substantiae autem angelicae sunt supra intellectum nostrum

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des universaux comme un reacutealisme naiumlf qui attribue agrave la chose en soi la nature abstraite et simple de lrsquoideacutee Il critique la notion humaine du suprasensible comme une repreacutesentation spatiale et composite dont la concreacutetion ne peut atteindre agrave la simpliciteacute de lrsquooriginal Les eacuteleacutements de notre intuition animale sont trop multiples pour que nous puissions voir lrsquoesprit comme il est

Quelle est en effet cette condition subjective de lrsquoexercice de notre intelligence que nous condamnons dans la connaissance analogique Crsquoest toujours une multipliciteacute bien que la reacuteponse varie selon qursquoil srsquoagit de nous repreacutesenter ou les esprits creacuteeacutes ou Dieu ndash Srsquoagit-il des Anges Si lrsquoon admet que lrsquohomme possegravede une connaissance propre de lrsquoacircme humaine il faudra croire aussi qursquoil pourra connaicirctre les Anges comme on connaicirctrait le boeuf par lrsquoideacutee drsquoanimal ou celle de corps Ce qursquoil ne connaicirctra qursquoanalogiquement crsquoest non seulement lrsquoessence individuelle de chacun drsquoeux mais encore ce qui les fait tous ensemble esprits drsquoune autre faccedilon que lrsquohomme esprits purs10 En effet saint Thomas ne pense pas que lrsquoacircme comme intelligente nous soit connue autrement que par son acte drsquointellection et ce qui lrsquoactue dans lrsquointellection crsquoest dit-il la similitude drsquoune chose mateacuterielle lrsquoacircme ne se connaicirct elle-mecircme qursquoen connaissant par exemple la couleur en laquo devenant raquo blanche ou bleue laquo intelligiblement11 raquo Mais le propre de toute connais-

Unde intellectus noster non potest attingere ad apprehendendum eas secundum quod sunt in se ipsis sed

per modum suum secundum quod apprehendit res compositas et sic etiam apprehendit Deum raquo On voit que du point de vue eacutepisteacutemologique la diffeacuterence est capitale entre les deux impuissances de notre esprit

10 3 C G 46 fin ndash Cp les chapitres preacuteceacutedents les passages parallegraveles contre les Arabes et in Trin 6 3 547 b

11 La doctrine sur la connaissance que lrsquoacircme a drsquoelle-mecircme est reacutesumeacutee en ces mots laquo Ex obiecto cognoscit suam operationem per

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sance drsquoune chose mateacuterielle crsquoest qursquoelle se fait laquo avec concreacutetion raquo crsquoest-agrave-dire avec distinction drsquoune laquo note raquo et drsquoun laquo sujet raquo Car non seulement nous aimons juger et deacutefinir mais jusque dans nos perceptions intellectuelles preacutetendues simples se discerne une incurable dualiteacute Nous disons un cheval une tulipe cette rose et notre esprit ne peut sans un certain exercice reconnaicirctre un sens intelligible agrave ces affirmations laquo Dieu est sa veacuteriteacute sa bonteacute raquo concevoir qursquoun laquo abstrait raquo soit identique agrave un laquo ecirctre raquo Lrsquoacircme donc si elle a quelque ideacutee propre de lrsquoesprit a seulement celle de lrsquoesprit comme affecteacute et informeacute laquo cognitivement raquo de dualiteacute sensible ndash Et crsquoest preacuteciseacutement ce qursquoil faut nier quand nous tacircchons de nous repreacutesenter les esprits- purs Ils sont les ideacutees laquo seacutepareacutees raquo ils sont eacutetrangers agrave lrsquoespace et au-dessus de cette cateacutegorie qui srsquoappelle dans la langue de S Thomas laquo lrsquoun principe du nombre Notre intelligence dont la connaissance prend son origine du sensible ne deacutepasse pas le mode drsquoecirctre qursquoelle trouve dans les choses sensibles ougrave la forme nrsquoest pas identique agrave son sujet agrave cause de la composition de matiegravere et de forme La forme en ces choses-lagrave est simple mais imparfaite nrsquoeacutetant pas subsistante le sujet informeacute qui est subsistant nrsquoest pas simple mais concreacutetiseacute Donc notre intelligence quand elle veut signifier quelque ecirctre comme subsistant le signifie comme concreacutetiseacute quand elle veut signifier un ecirctre simple elle ne le signifie pas comme un ecirctre mais comme une deacuteter-

quam devenit ad cognitionem sui ipsius raquo (De anim 3 4 ndash Cf Opuse 25 eh 1) Or cet objet est

mateacutericl donc laquo Cognitio Dei quae ex mente humana accipi potest non excedit illud genus cognitionis quod ex sensibilibus sumitur cum et ipsa de se ipsa cognoscat quid est per hoc quod naturas sensibilium intelligit ut dictum est raquo (3 C G 47 fin ndash V encore Ver 10 8 ndash 3 C G 46 ougrave Thomas srsquoefforce drsquointerpreacuteter dans son sens des textes drsquoAugustin) On est bien loin avec cette conception des theacuteodiceacutees carteacutesiennes

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 85

mination ou une maniegravere drsquoecirctre et ainsi dans toutes nos laquo paroles il y a imperfection drsquoexpression12 raquo Et de mecircme que nous nommons Dieu imparfaitement soit que nous lrsquoappelions Bon soit que nous lrsquoappelions Bonteacute parce que laquo bonteacute eacuteveille lrsquoideacutee drsquoecirctre non subsistant et bon de chose laquo concreacutetiseacutee raquo de mecircme tout effort pour nommer un ange trahit les impuissances de notre esprit et son asservissement agrave lrsquoespace et au nombre Nous sommes tenteacutes de croire la laquo Gabrieacuteliteacute raquo aussi multipliable que laquo lrsquohumaniteacute raquo nous la distinguons de laquo Gabriel raquo et il nous faut pour ocircter ce dualisme un jugement et des reacuteflexions subtiles auxquelles la plupart ne parviennent pas Ainsi nous traicircnons dans toutes nos deacutemarches intellectuelles ce que S Thomas appelle laquo les conditions corporelles de lrsquoexpression raquo qui sont en reacutealiteacute dans sa doctrine les conditions corporelles de lrsquointuition et qui nous voilent lrsquoessence des substances seacutepareacutees Notre intuition ne peut que confondre avec lrsquoabstraction mentale qui dit geacuteneacuteralisation lrsquoabstraction reacuteelle qui est immateacuterialiteacute La connaissance de la condition spirituelle est invinciblement obstrueacutee chez nous par du quantitatif du spatial13

12 1 C G 30 Cp 1 d 33 q 1 a 2 ndash 1 q 13 a1 ad 2 ndash Ce qui est dit ici de Dieu est reacutepeacuteteacute des anges qui

sont aussi laquo formes simples raquo 1 q13 a12 ad 2 13 laquo Condiciones corporales quantum ad modum significandi raquo 1 q 13 a 3 ad 3 ndash Il est certain que S

Thomas qui dans la question de lrsquoanalogie parle ordinairement du langage juge au fond lrsquointuition humaine (V 1 C G 30 Pot 7 5 2 etc) ndash Quant agrave lrsquoimpossibiliteacute de la multiplication du semblable hors lrsquoespace agrave laquelle il est fait allusion dans le texte S Thomas a coutume quand il eacutenonce le principe de lrsquoaccompagner drsquoune comparaison sicut albedo si separata exsisteret non posset esse nisi una numero (Voir Spir 8 etc) Mais le supposeacute mecircme qursquoimplique cette image (qui est le paradoxe platonicien) comme aussi les contradictions violentes qursquoa toujours rencontreacutees la thegravese montrent bien jusqursquoagrave quel point lrsquointuition humaine est esclave de lrsquoun principe du nombre raquo ndash Pour compleacuteter la critique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 86

Notre ideacutee de Dieu est encore plus miseacuterable LrsquoAnge a des deacuteterminations qui ne sont pas lui-mecircme il est par exemple saint ou peacutecheur Composeacutee de puissance et drsquoacte sa nature nrsquoest pas drsquoexister Donc mon intelligence pluraliste trouve encore ougrave se prendre parce que lrsquoange est dans le genre la dualiteacute de termes est encore possible si les termes sont extrecircmement geacuteneacuteraux Je puis dire il est un intelligent il est un ecirctre il est quelque chose14 De Dieu non Il est acte pur lrsquoEsse subsistant en qui toute dualiteacute disparaicirct il est hors le genre il est donc hors toute notion creacuteeacutee On lrsquoa tregraves bien dit laquo Qursquoest-ce qursquoune notion qui devrait se laquo deacutefinir en enveloppant drsquoautres notions dont le deacutefini laquo quoique divers devrait en mecircme temps ecirctre identique15 raquo Pour concevoir lrsquoIntellection divine il faudrait concevoir une intellection qui fucirct identiquement et formellement acte drsquoamour et de mecircme une justice qui fucirct miseacutericorde Cela est vrai de chacun des attributs de Dieu car si jrsquoaffirme une qualiteacute drsquoun homme laquo la laquo chose signifieacutee est en quelque maniegravere circonscrite et laquo nrsquoeacutechappe pas quand on lrsquoaffirme de Dieu la chose laquo signifieacutee demeure incomprise et deacutepasse la signification du nom raquo Toute tota-

de la cateacutegorie du nombre drsquoapregraves S Thomas il faudrait entrer en de multiples deacutetails touchant la Triniteacute

et lrsquoIncarnation il faudrait eacutetudier aussi sa conception de lrsquoaevum (ou dureacutee angeacutelique) Ce qursquoon a dit ici suffit agrave faire voir comment les conditions spatiales sont pour lui restrictives de lrsquointellection surtoutrsquo si lrsquoon se rappelle que lrsquounivers spatial nrsquoest agrave ses yeux qursquoun point dans le monde intelligible ndash On trouverait une application purement philosophique du mecircme principe dans la theacuteorie des connaissances de lrsquoinfini lrsquointellect par accident et en tant qursquoil reccediloit des sens connaicirct laquo sub ratione quantitatis dimensivae raquo et pour cela laquo impeditur a comprehensione lineae vel numeri infiniti raquo (4 d 49 q 2 a 3)

14 Et cette connaissance reste positive laquo affirmative raquo 1 q 88 a 2 ad 4 LrsquoAnge nrsquoest pas au-dessus des cateacutegories de substance et drsquoaccident

15 M Sertillanges dans la Revue de Philosophie (feacutev 1906 p 153)

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liteacute pour ecirctre dite de Lui doit ecirctre arracheacutee au genre de la qualiteacute16 Qursquoon dise mecircme lrsquoEcirctre De toutes les deacutenominations que nous appliquons agrave Dieu

eacutetant la plus indeacutetermineacutee crsquoest la moins imparfaite17 Mais pour deacutepasser la speacutecialisation des attributs une pareille notion donne-t-elle une ideacutee propre de la substance divine Aucunement Car que le mot soit un (Ens esse) ou double (lrsquoEcirctre qui est) toujours lrsquoineacuteluctable dualiteacute subsiste Nous pouvons nous souvenir que cette note est convertible avec cent perfections conccedilues par nous mais nous concevons toujours un ecirctre qui fait nombre avec les autres qui comme eux-mecircmes participe lrsquoexistence et ne lrsquoest pas Donc ici comme ailleurs il faut sous-entendre que mon intelligence au moment mecircme ougrave elle srsquoexerce condamne une condition neacutecessaire de son exercice

Tout cela fait comprendre ce me semble que la voie neacutegative est tout autre chose pour S Thomas qursquoun raffinement de meacutethode raquo laquo En matiegravere divine les laquo neacutegations sont vraies et les affirmations deacutefectueuses18 raquo (lrsquoideacutee neacute-

16 1 q 13 a 5 ndash On applique agrave Dieu des mots deacutesignant tels ou tels accidents mais il faut drsquoabord en nier la

cateacutegorie de lrsquoaccident (Pot 7 4 obj 3 et 4 et reacutep ndash 7 7 ad 2 in contr) Il en est de mecircme pour la laquo relation raquo (πρός τι drsquoAristote) dans la speacuteculation theacuteologique on lui garde sa speacutecification ad aliquid en lui supprimant son genre drsquoinheacuterence accidentelle (V Pot 8 2 et lrsquoexplication pour le mot personne Pot 9 4 6) Le quid est de Dieu eacutetant preacuteciseacutement la Triniteacute il faut que la substance ellemecircme abstraction faite des relations ne soit que comme un mode drsquoecirctre laquo dici secundum substantiam pertinet ad modum significandi raquo (Pot 8 2 5) Substance et relation sont drsquoailleurs les seuls noms de preacutedicaments qursquoon puisse employer en parlant de Dieu parce qursquoils sont les seuls agrave ne pas dire composition et inheacuterence (1 q 28 a 2 ndash Quodl 7 4)

17 Parce que laquo plus un nom est commun plus il est convenable pour parler de Dieu car plus il est speacutecial plus il deacutetermine un mode drsquoecirctre qui convient agrave la creacuteature raquo (1 q 33 a 1 Cf q 13 a 11 etc)

18 1 q 13 a 12 ad 1 Crsquoest une citation du faux Denys

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 88

gative) laquo est la connaissance propre que les deacutemonstrations donnent de Dieu19 raquo Ces assertions bien connues doivent ecirctre prises en toute rigueur Drsquoailleurs on les traduirait mal en disant laquo Nos concepts de Dieu sont purement neacutegatifs raquo Ils ne sont agrave proprement parler ni neacutegatifs ni positifs et cela parce qursquoils ne sont pas uns Aucune notion nrsquoest veacuteritablement commune agrave Dieu et agrave la creacuteature aucune notion nrsquoest donc telle quelle attribueacutee agrave Dieu Mais toute notion contient dans sa gangue un eacuteleacutement positif qui constitue la seule connaissance propre dans lrsquoensemble qursquoon nomme lrsquoideacutee analogique et toute notion eacutetant non seulement limiteacutee mais concregravete ou complexe20 appelle un jugement neacutegatif Les trois laquo voies de causaliteacute de neacutegation drsquoeacuteminence raquo integravegrent en reacutealiteacute un unique processus21 que me rappellent les noms inventeacutes par le pseudo-Denys Quand je dis supersapiens apregraves sapiens et non sapiens la singulariteacute du terme me fait souvenir que toute perception doit ecirctre accompagneacutee de la neacutegation de mon mode de percevoir pour que je puisse viser plus drsquoecirctre ndash On voit aussi pourquoi Dieu deacutepassant toutes les cateacutegories ne doit ecirctre dit laquo ni espegravece ni individu raquo laquo ni universel ni particulier22 raquo Ce sont lagrave des deacuteterminations qui supposent le genre

Les mots drsquoailleurs ne doivent pas faire illusion Le troisiegraveme moment du processus analogique consiste agrave tacirccher drsquounifier les deux premiers Mais une conception correcte du second montre que lrsquointuition de lrsquoensemble est agrave jamais absente Rien ne mrsquoempecircche assureacutement drsquoimaginer un mot pour lrsquoobjet viseacute par les multiples deacutemarches de mon

19 3 C G 49 Cf In Trin 2 2 2 20 V In Trin 1 4 21 Pot 7 3 et In Trin 3 3 1 22 1 q 119 a 1

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esprit srsquoil mrsquoest prouveacute que cet objet existe Mais le mot trouveacute les ideacutees nrsquoont pas bougeacute drsquoune ligne elles ne se sont pas fondues en une ideacutee pas plus qursquoun tas de malles sur lequel on jette une bacircche ne devient du coup une seule malle Le langage humain peut tout recouvrir et beaucoup suggeacuterer mais lrsquoon ne retrouvera jamais en lui plus que nrsquoy peut mettre lrsquointellection humaine Ainsi je puis vouloir parler drsquoun cercle carreacute et lrsquoappeler le cercle A le choix drsquoune eacutetiquette nrsquoa pas rendu lrsquoobjet plus pensable Lrsquoideacutee de Dieu qui nrsquoest pas contradictoire est complexe eacutecrire Ipsum Esse en un seul mot nrsquounifierait pas le processus mental Le nom analogique raquo ndash si lrsquoon nrsquoattribue pas agrave Dieu des noms reacuteserveacutes agrave la faccedilon de Denys ndash a seulement cette diffeacuterence avec lrsquoideacutee analogique qursquoil est une mecircme enveloppe qui sert successivement agrave deux contenus diffeacuterents Lui-mecircme drsquoailleurs srsquoil nrsquoest pas inventeacute de toutes piegraveces reacuteveacutelera agrave lrsquoesprit son insuffisance Car le langage ne nous offre pour couvrir nos fantocircmes drsquoideacutees que deux sortes de masques noms concrets et noms abstraits nous avons vu que toujours la reacutealiteacute les deacuteborde Que nous disions Dieu vivant ou Vie nous parlons toujours mal

En reacutesumeacute donc les deux critiques parallegraveles du langage et de lrsquointellection nous lrsquoapprennent nous sommes si peu aptes agrave saisir par lrsquoideacutee pure les intelligibles subsistants que nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave nous former de leur nature une notion subjectivement une Revenons donc aux essences mateacuterielles nos non scimus nisi quaedam infa entium23

23 3 C G 49 ndash Il est notable que S Thomas nrsquoaurait pas eu agrave signaler lrsquoimpossibiliteacute de se faire des ideacutees

unes du suprasensible srsquoil eucirct adopteacute au lieu de sa doctrine de lrsquoanalogie la theacuteorie bien plus commode et simpliste du symbolisme Il ne lrsquoa pas fait Crsquoest agrave tort en effet qursquoon donnerait cette porteacutee geacuteneacuterale au curieux passage De

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 90

II

Cette doctrine de lrsquoanalogie qui permet lrsquoaffirmation du supra-sensible mais en renvoie agrave une autre vie la perception laquelle est pourtant lrsquoexercice propre de lrsquointelligence avait le double avantage de rendre compte

de nos deacutesirs intellectuels les plus audacieux et drsquoen proclamer pour ici-bas la perpeacutetuelle vaniteacute Elle pose les fondements drsquoune critique de lrsquointelligence sous la forme humaine Reste agrave savoir si les principes en ont eacuteteacute suivis avec assez de rigueur et si un examen analogue des ideacutees que nous avons des substances mateacuterielles naurait pas ducirc eacutetendre aux yeux de S Thomas le domaine de la connaissance analogique et dissiper quelques illusions qursquoil garda

Les substances mateacuterielles les laquo ecirctres infimes raquo euxmecircmes comment les connaissons-nous Lrsquointellection avons-nous dit est parfaite dans la mesure ougrave elle saisit lrsquoecirctre tel qursquoil est Or lrsquoecirctre proprement dit ou la laquo substance premiegravere raquo crsquoest dans notre monde le composeacute de matiegravere et de forme qui constitue lrsquoindividu La nature humaine nrsquoa pas drsquoecirctre hors des principes individuants et parce que la veacuteriteacute se mesure exactement sur lrsquoecirctre laquo la vraie nature humaine raquo connue laquo dans Pierre ou dans Martin comprend telle acircme et tel corps raquo Qui ne possegravede de lrsquoecirctre mateacuteriel qursquoune notion incomplegravete ne peut porter sur lui un jugement absolu24 Les intuitifs purs en ont des ideacutees veacuteritables eux dont la perception concentre en son indivisible uniteacute toutes les

Anim 9 18 ougrave S Thomas vise seulement la tendance qursquoa lrsquohomme de revecirctir drsquoimages concregravetes ses

ideacutees du spirituel 24 Cp 3 d 20 a 5 sol 2

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deacuteterminations qui vivent ensemble dans lrsquouniteacute reacuteelle de lrsquoobjet25 Mais lrsquointelligence humaine au lieu de percevoir le singulier conccediloit agrave son occasion

lrsquoideacutee de lrsquoessence et a besoin des puissances sensitives pour appreacutehender laquo drsquoune faccedilon quelconque raquo lrsquoindividu26 ndash Si lrsquoon rapproche cette affirmation de celle qui proclame lrsquoexclusive reacutealiteacute du singulier agrave quoi faut-il conclure agrave une contradiction entre lrsquoontologie et la theacuteorie de la connaissance Crsquoest ce que plusieurs reprochent agrave Aristote et ce qursquoon aurait certainement le droit de reprocher agrave un penseur qui maintenant lrsquoadeacutequation intellectualiste de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee ne supposerait cependant drsquoautre intellection que lrsquointellection humaine Mais crsquoest ce qursquoon ne peut reprocher agrave S Thomas qui comme leacutegitime conclusion du problegraveme reconnaicirct expresseacutement une disproportion entre notre intelligence et lrsquoecirctre lrsquoappreacutehension de celle-ci eacutetant trop confuse et vague pour saisir toute la deacutetermination reacuteelle de celui-lagrave Cette moindre estime de la connaissance conceptuelle se fait jour en des textes tregraves clairs laquo La nature de la pierre ou de toute autre chose naturelle ne peut ecirctre connue laquo complegravetement et vraiment hors le cas de la connaissance qui la saisit dans un sujet singulier raquo27 Et encore laquo Entre les connaissances intellectuelles celle laquo de lrsquointelligence humaine est la derniegravere

25 Quodl 7 a 3 ad 1 26 Notre perception du singulier a donc ceci de commun avec les ideacutees analogiques qursquoelle nrsquoest pas

intrinsegravequement une ni directe mais srsquoopegravere par une reacuteflexion du sujet sur ses actes Per quamdam reflexionem in quantum scilicet ex hoc quod apprehendit suum intelligibile revertitur ad considerandum suum actum et speciem intelligibilem quae est principium suae operationis et eius speciei originem et sic venit in considerationem phantasmatum et singularium quorum sunt phantasmata raquo (De Anim 20 ad 1 in contr De mecircme 4 d 50 q1 a 3 etc)

27 1 q 84 a 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 92

aussi les laquo espegraveces intelligibles sont reccedilues dans notre esprit avec la plus minime efficaciteacute intellectuelle si bien que par laquo elles lrsquointellect humain ne peut connaicirctre les choses laquo que quant agrave leur nature universelle geacuteneacuterique ou speacutecifique Crsquoest pourquoi nous connaissons le singulier par les sens lrsquouniversel par lrsquointelligence raquo Et plus loin laquo Plus une puissance connaissante est eacuteleveacutee plus elle est universelle ce qui ne veut point dire qursquoelle laquo connaisse seulement la nature universelle car alors plus elle serait haute plus elle serait imparfaite puisque ne connaicirctre qursquouniversellement crsquoest connaicirctre imparfaitement et rester entre la puissance et lrsquoacte Si donc lrsquoon dit que la connaissance plus haute est plus universelle crsquoest parce qursquoelle srsquoeacutetend agrave plus drsquoobjets et peacutenegravetre chacun drsquoeux plus intimement28 raquo

Les principes de lrsquoontologie thomiste nous permettent de caracteacuteriser mieux cette imperfection cette disproportion entre lrsquoideacutee humaine et lrsquoecirctre Il ne suffit pas de dire qursquoon est ici en preacutesence drsquoune connaissance inadeacutequate on peut suivant S Thomas connaicirctre les individus par intuition sans pourtant les eacutepuiser crsquoest le cas des Anges29 ndash Il nrsquoest pas fort exact de dire connaissance partielle Car dans lrsquoessence reacuteelle S Thomas agrave part les accidents et lrsquoesse ne connaicirct qursquoune composition reacuteelle celle de matiegravere et de forme le principe individuant est pour lui la matiegravere mecircme intrinsegraveque agrave lrsquoessence reacutealiseacutee et qui nrsquoen saurait donc ecirctre adeacutequatement distinct Mais dire que drsquoapregraves lui lrsquoesprit connaicirct la forme physique (comme anima) et ignore la matiegravere (comme corpus) crsquoest faire une confusion grave et une erreur30 ndash Donc ce que lrsquoesprit connaicirct

28 Opusc 14 c 14 29 Spir 1 11 30 La distinction des laquo formes raquo comme anima et des laquo formes raquo comme humanitas si indeacutecise chez Aristote

est au contraire un trait

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crsquoest un ecirctre conccedilu comme une abstraction (comme humanitas la laquo forme meacutetaphysique raquo des Scolastiques posteacuterieurs) mais repreacutesentant en reacutealiteacute la totaliteacute de lrsquoessence matiegravere et forme physiques Ce qursquoil laisse crsquoest la singulariteacute mecircme de lrsquoecirctre total que constitue cette matiegravere avec cette forme singulariteacute indistincte de lrsquoecirctre lui-mecircme et deacutetermination intrinsegravequement constitutive de lrsquoobjet31

Cela est inintelligible srsquoil srsquoagit ici de connaissance directement produite par lrsquoobjet lui-mecircme Cela au contraire se comprend fort bien si lrsquoideacutee est conccedilue comme une creacuteation originale fruit autochtone de lrsquoesprit produit nouveau de son activiteacute Ici lrsquoeacutetude du meacutecanisme de la connaissance eacuteclaire singuliegraverement les speacuteculations sur sa valeur Il faut reconnaicirctre que nos ideacutees des choses mateacuterielles sont pour S Thomas des concepts non des percepts il faut insister sur lrsquooeuvre originale de lrsquointellect actif qui creacutee lrsquoideacutee FACIT intelligibilia esse actu Les intelligibles ne se trouvent pas en acte hors de lrsquoacircme humaine mais laquo la laquo chose comprise est constitueacutee ou formeacutee par lrsquoopeacuteration de lrsquointelligence qursquoil srsquoagisse drsquoune notion laquo simple ou drsquoun juge-

caracteacuteristique de la meacutetaphysique thomiste Voir in 5 Met 1 8 (542) in 7 Met 1 9 1 q 75 a 4 Pot 9

1 etc ndash On srsquoeacutetonne de voir la confusion encore faite dans des ouvrages aussi solides que Seeberg Die Theologie des Johannes Dans Scotus p 634 Ueberweg-Heinze Grundriss der Geschichte der Philoso-phie 118 p 271 ndash La conscience nette de la distinction fait clairement voir agrave S Thomas que la matiegravere crsquoest-agrave-dire lrsquoimpeacuteneacutetrable agrave notre esprit est intrinsegraveque agrave lrsquoobjet agrave connaicirctre et le force degraves lors agrave rabaisser la valeur de notre connaissance

31 laquo Humanitas dicitur quod est forma totius sed magis est forma quae est totum scilicet formam complectens et materiam cum praecisione tamen eorum per quae materia est nata designari raquo (Opusc 26 ch 3) ndash laquo Humanitas pro tanto non est omnino idem cum homine quia importat tantum principia essentialia hominis et exclusionem omnium accidentium humanitas significat ut pars raquo (In 7 Met 1 5 fin) Les assertions de ce genre sont freacutequemment reacutepeacuteteacutees

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 94

ment32 raquo Crsquoest pour cela mecirceme qursquoil faut admettre un laquo intellect agent raquo alors quAumlil lsquoa pas de laquo sens agent33 raquo Mieux que les plus fines subtiliteacutes systeacutematiques cette comparaison de S Thomas fait comprendre sa vraie penseacutee le sens a vraiment des intuitions lrsquointelligence faite pour en avoir et qui en deacutesire doit pour sa connaissance du monde exteacuterieur se contenter ici-bas de conceptions Et ces conceptions fabriqueacutees par reacuteaction de lrsquointelligence active sur les impressions passives reccedilues dans la sensibiliteacute ont pour essentiel caractegravere drsquoecirctre deacutepouilleacutees de tout ce qui dans lrsquoimage eacutetait individuel elles sont toutes precirctes agrave servir agrave la geacuteneacuteralisation

Lrsquoimperfection de notre connaissance conceptuelle doit donc ecirctre dite une laquo indistinction raquo si lrsquoon entend par ideacutee distincte celle qui suffit agrave distinguer lrsquoobjet agrave connaicirctre de tous les autres Encore une fois lrsquoobjet agrave connaicirctre crsquoest lrsquoecirctre et donc le singulier or le concept (agrave moins de se composer avec les multiples appreacutehensions sensitives) ne peut servir agrave discerner les singuliers de mecircme espegravece il les confond tous dans lrsquoindivision formelle de lrsquoessence absolue Lrsquoimage propre il faudrait mecircme dire lrsquoimage officielle de nos conceptions intellectuelles dans le systegraveme thomiste ce sont ces visions troubles qui permettent de deacutecrire grossiegraverement un objet lointain sans pouvoir exactement distinguer sa figure34

Cette acircme deacutetermineacutee cette chair et ces os sont de lrsquoessence de Socrate et devraient faire partie de sa laquo deacutefinition si Socrate pouvait se deacutefinir raquo Mais lrsquohomme dont les yeux voient Socrate nrsquoextrait intellectuellement de cette

32 Spir 9 6 33 1 q 79 a 3 ad 1 ndash Cp 1 q 85 a1 ad 3 34 1 q 85 a 3 et passages parallegraveles

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 95

perception qursquoune notion assez vague pour pouvoir tout aussi bien convenir agrave Platon ndash En insistant sur la neacutecessiteacute de concevoir la matiegravere individuelle comme-une part inteacutegrante de lrsquoessence en mecircme temps qursquoil refusait agrave la matiegravere commune toute reacutealiteacute en dehors des matiegraveres particuliegraveres en identifiant reacuteellement lrsquohumanitas et la Socrateitas S Thomas installait pourrait-on dire comme un certain nominalisme au fond des choses En nrsquoaccordant agrave lrsquoesprit que la perception du mecircme tandis que les reacutealiteacutes sont diverses il reacutesolvait tregraves nettement le problegraveme poseacute chez Aristote par lrsquoaffirmation drsquoune certaine impuissance et laquo irreacutealiteacute raquo des concepts humains

III

Un premier pas est donc fait dans la critique de cette ressemblance de lrsquoecirctre que creacutee en nous lrsquoabstraction intellectuelle Il est accordeacute que le concept est geacuteneacuteral et que la repreacutesentation mecircme deacuteficiente de la substance singuliegravere ne srsquoopegravere en nous que par la collaboration du multiple Mais une nouvelle question se pose immeacutediatement concernant encore le concept lui-mecircme Eacutetant geacuteneacuteral peut-il rester un Eacutetant abstrait peut-il se preacutesenter comme lrsquoappreacutehension immeacutediate drsquoune chose De cette laquo essence absolue raquo de cette nature que lrsquoesprit perccediloit comme indivise sans individualiteacute pourtant comme sans pluraliteacute peut-on dire puisqursquoelle nrsquoest pas un ecirctre qui existe que lrsquoesprit la voit et la vit laquo telle qursquoelle est raquo Si je ne vois pas ce que crsquoest qursquoun ange est-ce que je vois ce que crsquoest qursquoun boeuf Des scolastiques posteacuterieurs35 ont conclu pour la

35 P ex Suarez Disputationes Metaphysicae XXXV 3 5 ndash Tolomei Philosophia mentis et sensuum disp

12a logico-physica sect 2 n 8 sec 3 n 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 96

neacutegative et nrsquoont pas manqueacute de se reacuteclamer de lrsquoautoriteacute de S Thomas Je crois leur theacuteorie conforme agrave ses principes mais contraire agrave ses assertions usuelles sinon agrave sa doctrine reacutefleacutechie Crsquoest donc une faute de logique dans un systegraveme qui nrsquoen compte guegravere et un exemple du verbalisme inconscient qui persiste souvent agrave reacutegir des domaines entiers dans la penseacutee des plus grands esprits et des plus sincegraveres

Je me propose de montrer rapidement que S Thomas srsquoimaginait posseacuteder dans les concepts des quidditeacutes mateacuterielles cette uniteacute vivante et indeacutefinissable qui est lrsquoideacuteal mecircme de la laquo prise raquo des choses par lrsquoesprit cette similitude de lrsquoessence raquo dont on peut seulement dire qursquoelle est laquo la chose agrave lrsquoeacutetat intelligible raquo au lieu de lrsquoecirctre laquo agrave lrsquoeacutetat naturel36 raquo Il est facile ce me semble de faire voir ensuite que ses principes noeacutetiques sont incompatibles avec cette position Car par une singuliegravere fortune la raison mecircme qui le persuadait de la perfection et de la proprieacuteteacute de ses ideacutees est celle qui nous fera conclure agrave son inconseacutequence

Ce preacutecieux moyen terme est lrsquoeacutequation de la deacutefinition avec le concept propre Dans lrsquoeacutetat actuel la vue drsquoune chose telle qursquoelle est va de pair pour S Thomas avec la possibiliteacute de la deacutefinir Nous ne voyons pas Dieu tel qursquoil est et nous ne voyons pas lrsquoEsprit pur Dieu Gabriel ou Raphaeumll sont indeacutefinissables tout comme lrsquohomme individuel Platon ou Socrate37 Nous pouvons deacutefinir les substances

36 Quodl 8 a 4 laquo Species intelligibilis est similitudo ipsius essentiae rei et est quodammodo ipsa quidditas

et natura rei secundum esse intelligibile non secundum esse naturale prout est in rebus raquo 37 La raison en est pour lrsquoAnge que nous nrsquoen avons pas de notion propre et que drsquoailleurs sa notion ne

peut se morceler (Opusc 26 c 6 ndash ln 7 Met 1 15 etc) pour Socrate que la matiegravere individuelle ignoreacutee par nous fait partie de son essence laquo oportet igitur si singulare definitur in eius definitione poni aliqua nomina quae multis conveniant raquo (In 7 Met 1 14 etc ndash Cf plus bas p 118 et suiv) ndash Les abs-

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 97

naturelles lrsquohomme le bœuf lrsquoolivier donc nous pouvons les concevoir comme ils sont Et ces deux opeacuterations sont identiques

laquo Il suppose drsquoabord que la deacutefinition signifie lrsquoessence de la chose raquo On pourrait le dire de S Thomas comme il le dit drsquoAristote38 Non seulement lrsquoon rencontre agrave chaque page lrsquoexpression courante forma speciei quam signifacat definitio non seulement il va jusqursquoagrave dire pour faire plus court laquo la deacutefinition crsquoest la chose39 raquo mais il identifie expresseacutement la deacutefinition et le concept parfait Donc agrave plus forte raison qui deacutefinit voit laquo Quand lrsquohomme a lrsquointellection drsquoune creacuteature il conccediloit une certaine forme qui est la ressemblance de la chose selon toute sa perfection et crsquoest ainsi que laquo lrsquointelligence deacutefinit les choses40 raquo laquo Quand on pare vient agrave savoir la deacutefinition on a une connaissance laquo parfaite de la chose41 raquo laquo La chose est comprise quand la deacutefinition est sue si du moins la deacutefinition mecircme est comprise42 raquo Reacutepeacutetant ailleurs cette derniegravere affirmation il ajoute ces mots significatifs definitio enim est virtus comprehendens rem43 Et cette puissance de la deacutefinition se communique au mot comme au concept le mot homme exprime par sa signification lrsquoessence de lrsquohomme comme

tractions derniegraveres sont naturellement indeacutefinissables les deacutefinitions ne pouvant se suivre agrave lrsquoinfmi (In 1

Post 1 32) Les genres sont deacutefinissables en tant qursquoils sont agrave la faccedilon des espegraveces subsumeacutes sous des genres supeacuterieurs (In 5 Met 1 3 ndash In 7 Met 1 11 etc )

38 In 2 Post 1 8 ndash Le mot drsquoAristote est λόγος τοῦ τί ἐστι (2 Post c 10) Cp Top 7 5 λόγος ὁ τὸ τὶ ἦν εἶναι σημαίνων

39 laquo Defnitio enim est idem rei raquo In 7 Met 1 9 (p 3 a) 40 Ver 2 1 ndash Cp 1 d 2 q1 a3 ougrave S Thomas explique le mot drsquoAristote citeacute plus haut La ratio (λόγος)

crsquoest dit-il laquo id quod apprehendit intellectus de significatione alicuius nominis et hoc in his quae habent definitionem est ipsa rei definitio raquo

41 In 5 Met 1 22 571 a 42 Ver 8 2 4 43 Ver 20 5

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 98

elle est parce qursquoil en signifie la laquo deacutefinition laquelle en deacuteclare lrsquoessence44 raquo Enfin laquo Nous pouvons connaicirctre la substance de la pierre comme elle est en sachant ce que crsquoest qursquoune pierre45 raquo ndash Ces deacuteclarations se preacutecisent en certains passages ougrave la vue de la pure essence est opposeacutee agrave celle des notions qursquoon srsquoen peut former par analogie46 Elles prennent une importance deacutecisive si on les rapproche de la theacuteorie thomiste de la science la deacutefinition essentielle a pour rocircle drsquoecirctre tecircte de deacuteduction majeure du syllogisme scientifique on en peut tirer la liste des proprieacuteteacutes speacutecifiques de la chose qursquoelle contient virtuellement47 On nrsquoen saurait donc douter la deacutefinition est bien conccedilue par S Thomas comme livrant agrave lrsquoesprit le tout intelligible de la chose le double mental drsquoune quidditeacute substantielle proportionneacute agrave ses exigences et le satisfaisant parfaitement

Entendons bien drsquoailleurs que fidegravele agrave sa doctrine de lrsquoorigine sensible des ideacutees jamais il ne dit ni ne pense qursquoon arrive agrave connaicirctre la substance autrement que par le moyen des accidents Mais autre chose est le preacuteciser le mode de

44 1 q13 a1 45 1 q 13 a8 ad 2 laquo Substantiam lapidis ex eius proprietate possumus cognoscere secundum seipsam

sciendo quid est lapis raquo et ainsi le nom de la pierre signifie son quod quid est ce qui nrsquoest pas le cas pour le nom de Dieu ndash Et ailleurs agrave propos des Bienheureux et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute divine laquo Non videbitur Deus ab eis sicut videtur res per suam definitionem cuius essentia comprehenditur raquo (4 d 49 q 2 a 3 ad 5)

46 Jrsquoattirerai particuliegraverement lrsquoattention sur 3 d 35 q 2 a 2 sol 1 ce texte est preacutecieux par la comparaison avec lrsquointuition angeacutelique et indique que lrsquointelligence humaine parvient elle aussi (mais apregraves un discours) agrave une vue unifieacutee que S Thomas ne semble pas consideacuterer comme analogique Voir les termes bien diffeacuterents employeacutes agrave propos des objets spirituels (ibid et sol 2) ndash Cp encore in Div Nom c 7 1 2 3 d 23 q1 a 2

47 In 2 Phys 1 15 380 b etc ndash Ver 2 7 laquo Intellectus auteur cognoscens essentiam speciei per eam comprehendit omnia per se accidentia illius speciei raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 99

la genegravese des deacutefinitions48 autre chose de porter un jugement geacuteneacuteral sur leur valeur Et si lrsquoon examine de pregraves les passages en question ici lrsquoon srsquoaperccediloit qursquoils se divisent en deux cateacutegories bien trancheacutees Certains sans doute affirment que nous nous arrecirctons net agrave lrsquoaccidentel mais drsquoautres supposent eacutevidemment que nous passons outre et que gracircce agrave lrsquoactiviteacute propre de lrsquoesprit nous deacutecouvrons cette note intime et substantielle (diffeacuterentia) qui livre agrave lrsquoesprit lrsquo laquo essence raquo du checircne ou du tigre aussi claire aussi nue que lrsquoessence du triangle ou du carreacute

Par exemple nous usons drsquoune diffeacuterence accidentelle faute de percevoir lrsquoessentielle quand nous deacutefinissons la noirceur ou la blancheur par une de leurs proprieacuteteacutes relative agrave notre oeil congregativum et disgregativum visus Crsquoest lagrave srsquoarrecircter agrave un effet car la cause et la vraie diffeacuterence crsquoest dit S Thomas une certaine laquo pleacutenitude de lumiegravere raquo qui se trouve dans la blancheur et que nous ne pouvons plus exactement deacuteterminer49 ndash Au contraire quand nous deacutefinissons lrsquohomme laquo animal raisonnable raquo nous atteignons par delagrave les opeacuterations et les accidents une diffeacuterence vraiment constitutive et substantielle qui est la diffeacuterence speacutecifique On peut dire que la deacutefinition de lrsquohomme est preacutesenteacutee par S Thomas comme reacutealisant lrsquoideacuteal sans plus50 il paraicirct qursquoil croyait posseacuteder ici la formule presque magique qui

48 Je laisse de cocircteacute dans la discussion qui va suivre les difficulteacutes qursquoon pourrait opposer agrave la meacutethode

suivie pour arriver aux deacutefinitions Soit qursquoon procegravede par divisions soit qursquoon preacutefegravere la voie montante (Cf in 1 Post 1 32 33 ndash in 2 Post 11 13-16( il reste toujours que le reacutesultat est une notion double et crsquoest la valeur de ce reacutesultat que je critique

49 In 10 Met 1 3 125 a 50 Voir speacutecialement Spir 11 3 ndash et cp les raisons donneacutees pour prouver qursquoil ne peut exister qursquoune seule

espegravece drsquoanimaux raisonnables In 2 An 1 5 73 a ndash Cp 1 q 85 a6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 100

livre agrave lrsquoesprit le fond de lrsquoecirctre laquo le mot signifiant ce qui est raquo laquo le miroir eacutegal agrave lrsquoessence de la chose raquo speculum adaequans essentiam rei ndash Entre ces deux extrecircmes la deacutefinition de lrsquohomme et lrsquoessai de deacutefinition du blanc les intermeacutediaires sont nombreux et lrsquoon passe par des transitions assez obscures ougrave les expressions identiques de notre auteur semblent parfois recouvrir des conceptions diffeacuterentes Toujours laquo lrsquoon monte des accidents agrave la connaissance des essences raquo selon la formule aristoteacutelicienne mais il faut srsquoarrecircter parfois plus ou moins loin du but Certains accidents sont plus fonciers plus laquo proches de lrsquoessence raquo que ceux indiqueacutes pour le noir et le blanc telle est par exemple la laquo figure raquo dans les regravegnes animal et veacutegeacutetal51 Drsquoautres sont effets propres ou mecircme adeacutequats de la cause si bien qursquoen certains cas un simple raisonnement de lrsquoideacutee de lrsquoaccident propre tirerait celle de la diffeacuterence (comme si de bipegravede lrsquoon concluait raison-nable52) Drsquoautres fois il nrsquoy a pas agrave changer le mot mais agrave comprendre qursquoil signifie lrsquoessence et non lrsquoaccident et qursquoon ne nomme plus seulement une qualiteacute mais laquo du qualitatif 53 raquo Dans ces derniers cas lrsquoessence est vraiment atteinte vue toucheacutee En reacutesumeacute laquo notifier raquo le chameau par la couleur de son poil serait srsquoarrecircter agrave un accident tregraves exteacuterieur deacutecrire sa taille sa physionomie sa bosse serait donner une bonne base de classification zoologique mais il ne sera vraiment deacutefini que lorsqursquoon pourra nommer la

51 In 2 Phys 1 5 ndash Cp 2 d 3 q1 a 6 etc 52 Ver 10 6 ndash la 2ae q 49 a 2 ad 3 ndash In Trin 1 2 ndash Opusc 26 ch 6 53 laquo Secundum quod quale invenitur in genere substantiae secundum quod diffeacuterentia substantialis dicitur

praedicari in eo quod quale raquo In 5 Phys 1 4 ndash Sensitif et raisonnable sont des diffeacuterences per se lrsquoune geacuteneacuterique lrsquoautre speacutecifique prises des puissances (vue odorat intelligence) mais appliqueacutees aux natures elles-mecircmes (De Anim 12 8 ndash De mecircme 4 d 44 q1 a1 sol 2 ad 3 Ver 10 1 6 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 101

laquo complexion raquo particuliegravere qui contraint en lui la nature animale geacuteneacuterique agrave telle espegravece en la deacuteterminant agrave telle ou telle faccedilon de sentir54 S Thomas croit qursquoil peut ecirctre deacutefini On peut deacutepasser toute la multipliciteacute des accidents physiques et parvenir agrave leur source unique et commune La deacutefinition ideacuteale meacutetaphysique est une comme lrsquoessence simpliciter significat unum de una re cuius ratio est quia essentia cuiuslibet rei est una55

54 In 2 An 1 5 73 a laquo Diversificantur species sensitivorum secundum diversas complexiones quibus

diversimode se habent ad operationes sensus raquo ndash In 7 Met 1 12 lrsquoessence du lion est drsquoecirctre un animal laquo (quod habet animam sensitivam) talem scilicet cum abundantia audaciae raquo Cp in Trin 5 3 (t XXVIII 534 a) S Thomas veut exprimer dans un mot le principe drsquoharmonie inteacuterieure qui conditionne tous les deacutetails La recherche de cette note une originale et nrsquoexceacutedant pas lrsquoespegravece (laquo in equis puta hinnibile raquo 2 Post 1 16) contredit certaines reacuteponses drsquoun sage agnosticisme donneacutees ailleurs (2 Post 1 13) et qui reacuteduisent lrsquooeuvre de la deacutefinition agrave circonscrire et notifier le deacutefini comme le seul objet ougrave se rencontrent ensemble un certain nombre drsquoaccidents communs Crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoil a devant les yeux cet ideacuteal que S Thomas distingue si soigneusement de la deacutefinition parfaite non seulement les laquo notifications raquo exteacuterieures agrave lrsquoaide des laquo proprieacuteteacutes raquo (In 7 Met 1 12 ndash In 2 Post 1 8) mais encore (1 d 1 Exp t) les deacutefinitions par causes partielles Il affirme sauvent qursquoon peut donner drsquoun mecircme objet diverses deacutefinitions prises des diverses causes mais il tient toujours qursquoune seule est parfaite qui renferme toutes les autres (3 d 23 q 2 a1 ad 8 in 1 Post 1 15 in 2 Phys 1 5 la 2ae q 55 a 4 etc) Il y a plusieurs deacutefinitions laquo comme il y a plusieurs quidditeacutes drsquoune mecircme chose raquo (In 2 Post 1 7 250 b) ce sont donc selon sa doctrine des coups drsquooeil abstractifs et partiels Cp le principe (Pot 7 6) laquo unius formae non potest esse nisi una similitudo secundum speciem quae sit eiusdem rationis cum ea possunt tamen esse diversae similitudines imperfectae raquo

55 In 2 Post 1 8 Cette theacuteorie de la deacutefinition est drsquoinspiration toute semblable agrave celle de lrsquoexplication des ecirctres par laquo lrsquoopeacuteration maicirctresse raquo et le laquo caractegravere dominant raquo (V au tome Ier de la Philosophie de lrsquoart de Taine la fameuse description du lion elle a eacuteteacute citeacutee par des neacuteo-scolastiques comme illustrant tregraves heureusement leur notion de la forme) On y prend sur le vif la preacutetention de lrsquointellectualisme anthropomorphique de plaquer sur lrsquoecirctre lrsquouniteacute que postule lrsquoesprit Crsquoest pour cela mecircme que S Thomas peut ecirctre accuseacute de nrsquoecirctre pas ici drsquoaccord avec lui-mecircme cette conception de la puissance de nos for-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 102

Nous constaterons plus loin lrsquoinfluence de cette conception sur lrsquoeacutepisteacutemologie thomiste et comment elle tendait agrave imposer agrave toutes les sciences la forme deacuteductive Pour le moment une seule chose nous importe cette prise parfaite des essences est-elle en harmonie avec les principes noeacutetiques jusqursquoici exposeacutes Ou S Thomas eucirct-il eacuteteacute plus conseacutequent en ne parlant pas ici de connaissance des quidditeacutes laquo telles quelles raquo Fallait-il dire analogiques nos notions des substances mateacuterielles si la notion analogique se deacutefinit par opposition agrave la preacutesence vitale agrave lrsquoideacutee qui du mecircme coup et directement repreacutesente la chose et unifie la conscience parce qursquoelle est image de lrsquoecirctre tel qursquoil est

Il me paraicirct que la dualiteacute mecircme des termes essentielle agrave la deacutefinition selon S Thomas aurait ducirc lui imposer cette maniegravere de voir Dualiteacute de termes veut dire ici dualiteacute drsquoideacutees car lrsquoespace laisseacute entre les sons ne fait rien agrave la chose et lui-mecircme semble bien le reconnaicirctre56 Mais tant qursquoil y a dualiteacute drsquoideacutees lrsquoessence nrsquoest pas comprise laquo comme elle est raquo A quelle reacutealiteacute en effet correspond drsquoapregraves S Thomas la diffeacuterence agrave une contraction agrave une deacutetermination inteacuterieure du genre laquo Animaliteacute raquo nrsquoest laquo distincte raquo de laquo leacuteoniteacute raquo que pour notre consideacuteration malgreacute toutes les meacutetaphores le genre reste une laquo notion du second degreacute raquo De mecircme qursquoon ne peut concevoir proprement la matiegravere sans rapport agrave une forme et inversement ndash de mecircme on ne pourra concevoir proprement lrsquoanimaliteacute que comme humaine leacuteonine canine ou autrement speacutecifieacutee la connaissance propre est par deacutefinition entiegraverement symeacutetrique

mules appelle logiquement la deacuteduction des espegraveces reacuteelles et la reacuteduction du multiple harmoniseacute agrave lrsquoun

rationnel qui sont contraires agrave ses principes (p 111) 56 V P 96 note 37

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agrave lrsquoecirctre57 Si donc les deux ideacutees du genre et de la diffeacuterence sont propres il y a entre elles coiumlncidence et fusion On a la prise parfaite de lrsquointelligible de lrsquoens et unum mais comme ce nrsquoest plus morceler ce nrsquoest plus deacutefinir58 laquo La diffeacuterence et le genre dit S Thomas font un seul ecirctre comme la laquo matiegravere et la forme et comme crsquoest une seule et mecircme laquo nature que la matiegravere et la forme constituent ainsi la diffeacuterence nrsquoajoute pas au genre une nature eacutetrangegravere laquo mais deacutetermine sa nature agrave lui59 raquo La conclusion srsquoimpose dans le concept ougrave cette uniteacute est briseacutee il faut reconnaicirctre autre chose que la pure transposition de lrsquo laquo eacutetat reacuteel raquo agrave lrsquo laquo eacutetat intelligible raquo il y a deacutecomposition connaissance impropre et analogique

On pourrait encore raisonner ainsi lrsquoessence reacuteelle com-

57 Le systegraveme de Scot avec sa distinction formelle ex natura rei appelle tout naturellement lrsquoeacutequation de

lrsquointelligible et du deacutefinissable Mais quand S Thomas dit qursquoon conccediloit ou qursquoon deacutefinit par addition et compare ce proceacutedeacute au discours syllogistique (Quodl 8 a4 Cf In Trin 6 4 etc) il doit neacutecessairement penser pour ecirctre drsquoaccord avec ses principes qursquoil deacutecrit un mode de connaicirctre par fragmentation tregraves infeacuterieur agrave lrsquoideacuteal de lrsquointelligence Sa doctrine de lrsquoecirctre lrsquooblige agrave consideacuterer toute abstraction comme une impuissance Il a raison sans doute de rapprocher la theacuteorie de la diffeacuterence unique de celle de la forme unique (In 7 Met 1 12 21 b laquo Si enim essent plures formae secundum omnia praedicta non possent omnes una differentia comprehendi nec ex eis unum constitueretur raquo ) mais il aurait encore plus raison de refuser la perfection ideacuteale agrave ce concept doubleacute qursquoest la deacutefinition (Si parfois il deacuteclare que le genre reacutepond agrave la matiegravere et la diffeacuterence agrave la forme on sait qursquoagrave lrsquoexemple drsquoAvicenne il ne voit dans cette formule qursquoune meacutetaphore La matiegravere et la forme ne font pour lui qursquoun ecirctre et nrsquoont qursquoune ideacutee)

58 laquo Ipsa enim defnitio scilicet secundum se oportet quod sit divisibilis raquo (In 5 Met 1 6 535 a cp Ar) Les notes peuvent ecirctre plus nombreuses que deux (In 2 Post 1 15 275 a) mais lrsquoideacuteal est de trouver un genre prochain qui reacutesume les genres supeacuterieurs (In 7 Met 1 12 18 b 20 b) et le nombre des mots est purement accidentel Ce qui est capital crsquoest qursquoil reste deux ideacutees laquo In specie hominis intelligimus animal et rationale raquo 1 q 12 a 10 ad 1 etc

59 2 C G 95

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 104

prend la matiegravere et lrsquoessence absolue comprend la matiegravere commune Mais la connaissance intellectuelle de la matiegravere ne se conccediloit chez S Thomas que de deux faccedilons chez les esprits purs qui puisent leurs ideacutees dans celles de Dieu lrsquoesprit atteint en elle-mecircme la singulariteacute mateacuterielle chez les hommes qui reccediloivent leur connaissance des objets toute ideacutee de la matiegravere speacutecifieacutee dit neacutecessairement retour reacuteflexion sur une perception sensible Ce retour introduisant dans la notion une complexiteacute comparable agrave celle des ideacutees analogiques eacutetudieacutees plus haut empecircche pour jamais lrsquouniteacute de lrsquoideacutee drsquoune substance mateacuterielle Crsquoest dire que les notes ne sont pas propres Cette explication qui rappelle les principes les plus universels de la noeacutetique thomiste a lrsquoavantage de faire voir immeacutediatement que toute ideacutee geacuteneacuterale des substances est neacutecessairement une ideacutee analogique et que lrsquoideacutee propre nrsquoen saurait ecirctre abstractive mais condensatrice a priori Crsquoest ainsi que les anges perccediloivent les choses par des formes inneacutees naturelles agrave leur intelligence et qui sont le type de tout lrsquoecirctre matiegravere et deacutetermination Les ideacutees de lrsquoAnge le plus infime sont au moins eacutegales aux espegraveces naturelles60 Semblablement lrsquoacircme humaine a lrsquoideacutee propre des choses raquo (insubstantielles) dont elle-mecircme est la mesure agrave savoir des artificiata ndash La theacuteorie de S Thomas est ainsi rectifieacutee et mise en harmonie stricte avec son principe laquo Ce qui est connu intellectuellement est connu par soi et la nature dit connaissant suffit agrave cette connaissance sans aucun moyen exteacuterieur61 raquo

60 Ver 814 61 1 C G 57 8 ndash On remarquera que lrsquoideacutee de lrsquoartificiatum est complexe sans ecirctre impropre comme lrsquoecirctre

est ainsi il est connu et un objet qui nrsquoest un que par lrsquointention humaine et pour lrsquousage humain nrsquoest pas perccedilu dans cette uniteacute accidentelle (unum per accidens) sans la perception de sa finaliteacute humaine En matiegravere de psychologie et de morale scientifique la deacutefinition pourrait encore ecirctre dite

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Peut-on dire du reste qursquoil se soit proprement contredit Le mot laquo contradiction raquo doit revecirctir un sens speacutecial quand on oppose chez un auteur des principes certains et profonds agrave des assertions secondaires et superficielles La naiumlveteacute mecircme des expressions citeacutees incline agrave croire que Thomas nrsquoa pas approfondi le problegraveme de la deacutefinibiliteacute des substances naturelles Lrsquoabsence de restriction quand il traite de la deacutefinition en geacuteneacuteral et donne seulement des exemples drsquoabstraits comme lrsquoeacuteclipse le tonnerre le triangle prouve sans doute lrsquoabsence de distinctions dans son esprit mais ne permet pas de conclure qursquoil eucirct explicitement dogmatiseacute qursquoun chameau peut se deacutefinir aussi bien qursquoun triangle Le fait qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutecourageacute de la doctrine par la malvenue des reacutesultats montre qursquoil ne fut pas extrecircmement soucieux drsquoen leacutegitimer les conseacutequences Que dire de la bonne gracircce avec laquelle il abandonne quand lrsquooccasion srsquoen preacutesente la deacutefinition type elle-mecircme qui

propre et parfaite preacuteciseacutement parce qursquoellemecircme creacutee lrsquouniteacute de son objet Cp les reacuteflexions de 1a 2ae

q18 a 10 laquo Species moralium actuum constituuntur ex formis prout sunt a ratione conceptae Sed processus rationis non est determinatus ad aliquid unum sed quolibet dato potest ulterius procedere raquo ndash Enfin lrsquoon pourrait conceacuteder pour une raison semblable une ideacutee propre des accidents et pheacutenomegravenes sensibles qui sont des abstractions et relatifs agrave notre mode subjectif drsquoappreacutehender (p 21 n 2) cette ideacutee resterait complexe comme impliquant un retour intellectuel sur lrsquoacte de perception sensible ndash Ainsi restreinte la theacuteorie du concept propre serait parfaitement conforme aux principes de S Thomas sur lrsquointuition directe du moi actuel srsquoembrancheraient les conceptions propres des reacutealiteacutes qui lui sont relatives Il est agrave noter que la plupart des deacutefinitions qursquoeacutetudie S Thomas rentrent dans les cateacutegories ici eacutenumeacutereacutees crsquoest laquo la maison raquo laquo lrsquoeacuteclipse raquo laquo la magnanimiteacute raquo etc ndash Mais (et ceci est une nouvelle preuve qursquoil considegravere la deacutefinition comme une veacuteritable prise intelligible de lrsquoecirctre) il affirme theacuteoriquement que seule la substance est parfaitement deacutefinie laquo Secundum quod aliqua habent esse possunt definiri ideo nil perfecte definitur nisi substantia raquo (2 d 35 q 1 a 2 ad 1) Toute la discussion de In 2 Post 1 8 indique clairement aussi qursquoil comprend les substances naturelles parmi les objets deacutefinissables

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 106

semblait garantir la valeur du systegraveme celle de lrsquohomme Parce que plusieurs Saints Pegraveres ont pris les corps ceacutelestes pour des animaux raisonnables et qursquoil ne juge pas absurde cette hypothegravese il est tout precirct agrave faire entrer dans cette formule preacutetendument derniegravere et speacutecifique autant drsquoespegraveces qursquoil y a drsquoastres au firmament62 ndash Toutes ces indeacutecisions et ces concessions meacuteritent de nrsquoecirctre pas oublieacutees ndash Il reste pourtant que le recircve flottait devant son esprit qursquoil pouvait deacutegager du touffu des actes accidentels la note reacutesumant dans son uniciteacute mysteacuterieuse tout ce que la vie pheacutenomeacutenale eacutepandait Lui qui avait si bien montreacute qursquoune chose peut ecirctre identique agrave une ideacutee il nrsquoa pas vu qursquoil se contredisait en la faisant identique agrave deux ideacutees ou agrave une phrase Les suites logiques de cette inconseacutequence se deacutevelopperont dans les chapitres suivants Quant agrave lrsquoexplication psychologique elle est facile Contemplateur subtil de lrsquoinvisible Thomas se deacutesinteacuteresse du monde sonore et coloreacute Il en reacutepegravete ce qursquoont dit les autres Chez Aristote le philosophe tient encore du naturaliste quand il deacutecrit lrsquoapparence exteacuterieure il est moins obseacutedeacute de la preacuteoccupation drsquo laquo intelliger raquo lrsquoessence Thomas meacutetaphysicien que la zoologie ne charme guegravere pense toujours aux quidditeacutes des substances spirituelles lucides et transparentes en soi Sa cupiditeacute intellectuelle est toute pleine du deacutesir de ces diamants il srsquoinquiegravete peu de veacuterifier le treacutesor de cuivre qursquoil croit avoir et qursquoun essai drsquoinventaire eucirct fait ainsi que les laquo ideacutees propres raquo des Esprits et des Mystegraveres srsquoenvoler au vent63

62 Spir 8 10 ndash On sait que pour S Thomas chaque corps ceacuteleste est seul de son espegravece 63 [Sur le point preacutecis de la connaissance conceptuelle la penseacutee du tregraves regretteacute P Rousselot a sa

correspondance en fait foi eacutevolueacute par la suite vers plus de reacutealisme laquo Dans la connaissance per modum naturae que jrsquoai de mon acte est contenu un certain instinct de reacutealite qui est condition neacutecessaire de lrsquoattribution de lrsquoecirctre agrave lrsquoobjet de mon

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 107

acte Si vous voulez je conccedilois lrsquoens ut nomen mais je perccedilois intuitivement lrsquoens ut participium

laquo realitatem formaliter raquo comme atmosphegravere commune du moi et de lrsquoautre (puisque je ne connais le moi que par et dans sa communion avec lrsquoautrehellip) Je conceacutederais lrsquointuition et donc lrsquoidententiteacute quant agrave lrsquoexistentialiteacute perccedilue dans mon actuation par la chose exteacuterieure patimur a rebus (Lettre agrave un ami du 13 avril 1910) Le 5 feacutevrier 1914 le R P Rousselot adressait au mecircme correspondant les lignes suivantes laquo Je nrsquoai pas refait le chapitre de ma thegravese dont jrsquoai cesseacute drsquoecirctre satisfaithellip jrsquoy exageacuterais lrsquoirreacutealisme de la connaissance conceptuelle raquo Lrsquoeacutevolution eacutetait donc heureuse et ferme]

CHAPITRE TROISIEgraveME

La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire

Quelles que soient les illusions de S Thomas sur lrsquoopeacuteration deacutefinissante elles ne doivent pas faire oublier ses principes sur lrsquoexclusive reacutealiteacute du singulier et la neacutecessiteacute de son appreacutehension comme tel pour une connaissance absolument laquo complegravete et vraie raquo Ces prin-cipes ne sont pas pour deacuteplaire agrave ceux des modernes qui insistent le plus sur le vague et la pauvreteacute de lrsquoideacutee geacuteneacuterale et placent la perfection de notre connaissance dans une appreacutehension laquo plus eacutetoffeacutee raquo de lrsquoindividu1

Et en effet de ces propositions il devrait suivre que la valeur de notre vie connaissante consiste au moins pour la moitieacute dans ces appreacutehensions singuliegraveres plus reacuteelles raquo si elles sont moins faciles agrave fixer plus complegravetes si elles sont de soi moins certaines et qui sont la matiegravere de lrsquoart et de lrsquohistoire Il en devrait suivre pour la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la neacutecessiteacute de serrer de plus pregraves son objet soit en deacuteduisant srsquoil est possible lrsquoindividu soit en requeacuterant le-concours des puissances auxiliaires basses mais intuitives ndash et pour

1 On a deacutejagrave dit quelle opeacuteration complexe remplace chez nous drsquoapregraves S Thomas lrsquoappreacutehension

intellectuelle du singulier (P 95 n 3) On a dit aussi qursquoil admet en lrsquohomme agrave chaque instant de la vie consciente lrsquointuition du moi singulier actuel pheacutenomeacutenal crsquoest-agrave-dire de lrsquoesprit informeacute par lrsquoideacutee drsquoune essence mateacuterielle Pour cette derniegravere sorte de perceptions il ne discute mecircme pas la question de leur valeur speacuteculative

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 109

la philosophie lrsquoobligation de critiquer cette opeacuterationrsquo nouvelle et de preacuteciser les conditions ougrave elle atteindra son rendement maximum

Une pareille eacutetude ne pouvait guegravere ecirctre attendue de la philosophie grecque La science agrave son aurore nrsquoavait pu se poser qursquoen srsquoopposant agrave lrsquoart creacuteateur de synthegraveses individuelles et agrave la connaissance pratique la science enthousiaste des premiers penseurs grecs et la science plus rassise drsquoAristote sont tourneacutees exclusivement du cocircteacute du geacuteneacuteral Les Arabes avaient senti le problegraveme et lrsquoavaient mal reacutesolu Mais le Christianisme ne comportait-il pas certains eacuteleacutements qui coexistant avec les principes de lrsquointellectualisme grec dans lrsquoesprit des philosophes et agissant agrave la maniegravere de reacuteactifs pourraient aider agrave une appreacuteciation plus exacte du singulier dans lrsquoecirctre et la connaissance Sa doctrine de la Providence qui srsquoeacutetend aux derniers insectes son estime infinie pour la moindre des acircmes individuelles racheteacutee du sang drsquoun Dieu la Bible qui incorpore la morale en des exemples vivants le mystegravere de lrsquoIncarnation qui preacutesente le salut aux hommes dans une personne plutocirct que dans une doctrine2 tout cela semblait devoir faciliter agrave la philosophie une plus juste appreacuteciation de la connaissance concregravete ndash Lrsquoutilisation philosophique de ces eacuteleacutements nouveaux eacutetait assureacutement une tacircche digne des plus grands esprits ndash Pour ce qui regarde S Thomas on sait comment il a envisageacute la face ontologique du problegraveme sa theacuteorie de lrsquoindividu est son chef drsquoeeuvre Restait agrave passer agrave lrsquoordre de la connaissance et agrave y fairersquo reacutegner le mecircme eacutequilibre selon le

2 Plus exactement aurait dit S Thomas dans une personne qui est la source et la fin de toute doctrine

Comparez la theacuteorie du Verbe et aussi les reacuteflexions de S Thomas sur la puissance judiciaire du Christ Il est lrsquohomme laquo veritate imbutus unum laquo quodammodo cum ipsa veritate lsquoquasi quaedani lex et quaedam laquo iustitia animata raquo (3 q 59 a2 ad 1)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 110

paralleacutelisme qursquoil professait Dans lrsquointellection divine et angeacutelique il reacutetablit les droits de la reacutealiteacute complexe contre Avicenne et beaucoup drsquoautres Pour la connaissance humaine il eacutechoua Lrsquoesprit du moyen acircge nrsquoeacutetait sans doute pas assez mucircr pour tirer la scieacutence si loin de ses origines le poids de la double tradition socratique et musulmane eacutetait trop lourd et le meacutepris mystique du monde sensible venait encore srsquoy ajouter Crsquoeucirct eacuteteacute une œuvre bien deacutelicate pour cet intellectualisme drsquoune civilisation jeune qui nrsquoa guegravere philosopheacute son art et qui ne savait pas transformer sa vie en jouissances drsquoesthegravetes de rejoindre parfaitement la raison agrave lrsquoindividuel et demeurant fidegravele agrave soi-mecircme dans une subtile abneacutegation de reconnaicirctre ndash tout en affirmant la preacuteeacuteminence de lrsquoesprit ndash combien est infeacuteconde en lrsquohomme la sereine clarteacute des abstractions pures3

La maniegravere dont lrsquoeacutequation de lrsquoecirctre individuel et de lrsquoideacutee srsquoaccomplit dans lrsquointelligence humaine peut se concevoir diversement La premiegravere solution et la plus grossiegraverement intellectualiste consiste agrave preacutetendre que lrsquoecirctre dans sa singulariteacute peut ecirctre deacuteduit par lrsquohomme crsquoest identifier le reacuteel non plus seulement avec lrsquointelligible mais avec le logique Crsquoest reconnaicirctre agrave nos repreacutesentations des objets singuliers une valeur intel-ligible toute semblable agrave celle des notions qui figurent dans les raisonnements Cette

3 On a dit que de plus riches bibliothegraveques eussent permis aux Scolastiques de sentir lrsquointeacuterecirct qursquooffre la

compreacutehension des synthegraveses individuelles et lrsquoeacutetude connexe du deacuteveloppement historique Mais ce nrsquoest pas la matiegravere qui leur a manqueacute Avec la Bible avec les Pegraveres avec ce qursquoils posseacutedaient des classiques avec le monde qursquoils avaient sous les yeux ougrave trois civilisations srsquoeacutetaient fondues ils avaient de quoi reconnaicirctre lrsquointelligible du fluent Crsquoest le goucirct et lrsquoaptitude qui ont fait deacutefaut Il est tregraves curieux de retrouver chez les enfants catholiques dont lrsquointelligence commence agrave srsquoeacuteveiller lrsquointeacuterecirct spontaneacute pour le mecircme genre de questions qui passionna les Scolastiques (sur la puissance de Dieu le Paradis terrestre etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 111

solution est eacutecarteacutee par S Thomas ndash Une autre consiste agrave refuser une valeur intellectuelle ndash non pas agrave ce qui deacutepasse lrsquointellect de lrsquohomme dans la phase terrestre mais agrave ce qursquoil atteint uniquement par ses faculteacutes sensibles crsquoest-agrave-dire au singulier mateacuteriel Crsquoest la solution qursquoil adopte apregraves ses maicirctres ndash On peut enfin rechercher jusque dans ces apports du sensible dont finalement lrsquointellect est juge tout ce qui peut aider agrave la repreacutesentation et agrave lrsquoeacutevaluation de ce qui vraiment est crsquoest la solution qursquoavec ses principes il aurait ducirc adopter

I

La reacuteduction de tout le reacuteel au rationnel suppose qursquoon nie le hasard et lrsquointervention dans les affaires du monde drsquoune vraie liberteacute drsquoindiffeacuterence Double raison qui rend la position inacceptable agrave Thomas Le hasard existe ce qui veut dire explique-t-il non qursquoil y ait aucun effet singulier dont lrsquointelligence humaine ne puisse assigner la cause mais qursquoil y a des coiumlncidences drsquoeffets devant lesquelles elle doit rester muette Donc dans la mesure ougrave lrsquoecirctre singulier est par lrsquoactuation simultaneacutee coiumlncidente de plusieurs eacuteleacutements ndash dans la mesure ougrave le fait reacuteel se compose de plusieurs circonstances simplement coexistantes lrsquoecirctre singulier et le fait reacuteel eacutechapperont agrave la deacuteduction Je sais pourquoi un tel creuse son champ et je sais pourquoi il y trouve un treacutesor mais jrsquoignore pourquoi creusant son champ il trouve un treacutesor Je sais pourquoi Socrate est blanc et pourquoi il est musicien mais jrsquoignore la raison de la coiumlncidence de deacuteterminations qui a poseacute en ce point du monde un musicien blanc Thomas rappelle souvent ces exemples familiers agrave Aristote pour reacutefuter un deacuteterminisme laquo stoiuml-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 112

cien raquo laquo pharisien raquo et musulman qui preacutetend rattacher ou tous les actes humains ou tous les pheacutenomegravenes physiques agrave la neacutecessaire influence des corps ceacutelestes4 Pour lui le systegraveme des causaliteacutes connaissables agrave lrsquohomme nrsquoest pas un ils sont plusieurs qui se croisent et srsquoimpliquent lrsquoun dans lrsquoautre ndash Est-ce agrave dire que lrsquounivers conccedilu comme ensemble reste inintelligible ou mecircme qursquoune seule des simultaneacuteiteacutes reacutealiseacutees soit incomprise ou sans raison Aucunement Tout se tient en Dieu lrsquoordre des reacutealisations comme celui des essences et il nrsquoy a pas de hasard pour Lui nihil est a casu respectu universalis agentis qui est causa simpliciter totius esse Drsquoun seul acte tranquille il systeacutematise tout harmonise tout et voit tout puisqursquoil fait tout Seulement cette perfection suprecircme nrsquoest pas le partage de lrsquointelligence creacuteeacutee Drsquoailleurs comme lrsquoarrangement contingent du monde qui existe deacutepend de la volonteacute libre du Creacuteateur lrsquoesprit mecircme qui verra Dieu intuitivement eucirct-il la puissance drsquoapercevoir toute la seacuterie des effets par Lui reacutealiseacutes ne pourrait cependant la deacuteduire Lrsquoessence divine nrsquoest pas laquo un moyen terme pour la deacutemonstration des faits contingents5 raquo

Ce point ne saurait preacutesenter de difficulteacute La philosophie de S Thomas ne pouvait spadestre un laquo panlogisme raquo puisqursquoil mettait agrave lrsquoorigine des choses non des axiomes ou un axiome mais un Esprit vivant et une liberteacute

II

La raison donc montre agrave S Thomas que le deacutetail du monde eacutechappe agrave ses syllogismes Lrsquoobservation lui apprend

4 3 C G 85 et 86 5 Ver 2 12 12

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 113

aussi qursquoil eacutechappe agrave ses conceptions qui sont du geacuteneacuteral Et nous avons dit qursquoil reconnaicirct dans cette disproportion entre lrsquoideacutee et lrsquoecirctre une imperfection de lrsquointelligence agrave forme humaine

Lrsquointellection directe du singulier est remplaceacutee chez lrsquohomme nous lrsquoavons dit par une appreacutehension composite nous unissons par une reacuteflexion sur nos actes la quidditeacute conccedilue et certaines qualiteacutes sensibles perccedilues et nous deacutesignons par cet ensemble lrsquoobjet reacuteel exteacuterieur6 Crsquoest cette appreacutehension complexe qursquoil srsquoagit maintenant de juger quant agrave sa valeur de speacuteculation S Thomas a-t-il penseacute que la collaboration de nos faculteacutes sensibles nous permettrait au moins dans certaines conditions favorables drsquoeacutepuiser tout le connaissable du singulier Et srsquoil a nieacute ce premier point a-t-il eu du moins souci de nous inviter en rapprochant toutes nos forces heacuteteacuterogegravenes pour serrer lrsquoecirctre de plusieurs cocircteacutes agrave chercher une jouissance de speacuteculation pure dans ces images composites qui nous repreacutesentent non plus lrsquohomme en geacuteneacuteral mais Callias Pierre ou Martin

Des Peacuteripateacuteticiens arabes niaient par rapport agrave tout esprit lrsquointelligibiliteacute du singulier comme tel Le particulier selon Avicenne est connu par lrsquointelligence non en tant que particulier mais en tant qursquoeffet de sa cause La connaissance que lrsquointellect en peut avoir est semblable agrave celle qursquoa drsquoune eacuteclipse lrsquoastrologue qui la preacutevoit en ses calculs7 plutocirct qursquoagrave celle du paysan qui la regarde dans le ciel Dieu lui-mecircme ne connaicirct pas autrement les singuliers Remarquons qursquoune pareille explication laisse intact le dogme de la Providence crsquoest au nom de la philosophie qursquoelle est atta-

6 V P 95 n 3 7 V S Thomas 1 q 14 a 11 et passages parallegraveles - et cp Carra de Vaux Avicenne Paris 1900 p 225

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 114

queacutee par S Thomas Parce que drsquoune part son systegraveme intellectualiste exige que rien de lrsquoecirctre nrsquoeacutechappe agrave lrsquoEsprit mais que lrsquoEsprit peacutenegravetre jusqursquoaux derniers atomes et deacutenude et scrute tout ce qui peut srsquoappeler existant parce que drsquoautre part le singulier est autre chose et plus qursquoun amas drsquouniversaux la connaissance que lrsquoEsprit parfait a du singulier est absolument diffeacuterente de celle qursquoen peuvent donner les abstractions Toutes les deacuteterminations de soi communes et contraintes de fait en un mecircme sujet eacutetant par hypothegravese intellectuellement perccedilues et lrsquoesprit ayant affirmeacute leur reacuteunion mecircme lrsquoobjet cependant ne serait pas eacutepuiseacute il y aurait encore lagrave quelque chose agrave connaicirctre Qursquoest-ce Crsquoest lrsquoanalogue intellectuel de ce que le sens y voit Voir le rouge est plus est autre que le connaicirctre rationnellement8 laquo Connaicirctre mecircme tout lrsquoordre laquo des pheacutenomegravenes ceacutelestes ne donne pas la connaissance laquo de telle eacuteclipse comme preacutesente savoir qursquoil y aura eacuteclipse laquo en telle position du soleil et de la lune agrave telle heure et avec les autres conditions qursquoon observe dans les eacuteclipses tout cela nrsquoempecircche pas qursquoune pareille eacuteclipse est de de soi apte agrave se reproduire plusieurs fois9 raquo Et de mecircme

8 Une des raisons pour lesquelles la repreacutesentation du singulier doit se trouver laquo dans la premiegravere Fontaine

de connaissance raquo (Dieu) crsquoest qursquoelle se trouve en drsquoautres machines connaissantes (les sens) dont elle constitue la perfection 1 C G 65 4 - Plus fort et plus totalisant que tout autre moyen de connaicirctre lrsquoEsprit divin laquo considegravere par son unique et simple intelligence tout ce que lrsquohomme connaicirct par ses puissances diverses intellect imagination et sens raquo (ib 5) - Pour lrsquointuition angeacutelique des singuliers v 2 C G 100

9 De Anim a20 ndash Avicenne et Algazel drsquoapregraves S Thomas (1 d 38 q1 a3) refusent agrave Dieu la connaissance de la circonstance du temps mais selon la doctrine du saint il ne suffirait pas de lrsquoajouter agrave toutes les autres pour connaicirctre vraiment et comme tel lrsquoincommunicable lrsquoindividu laquo Cognitis huiusmodi formis aggregatis non cognoscitur Socrates vel Plato raquo (2 d 3 q 3 a 3) Une collection drsquoaccidents nrsquoindividue pas elle peut toujours convenir agrave plusieurs sujets (cp in 7 Met 1 14 34 a) Il nrsquoest donc pas suffisant agrave parler en rigueur de pos-

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 115

puisque lrsquoessence singuliegravere doit ecirctre ici jugeacutee comme le fait singulier si je dis un homme blanc musicien creacutepu fils de Sophronisque et que jrsquoajoute des formaliteacutes semblables autant que jrsquoen voudrai jamais je nrsquoaurai exprimeacute le tout drsquoun individu10 Ce complexus est encore de soi multipliable Il faut donc admettre que la matiegravere individueacutee elle-mecircme a son type en Dieu type reacuteel comme elle incommunicable comme elle comme elle aussi drsquoailleurs incomplet et substantiellement indistinct de la forme qui la fait ecirctre Nous sommes ici agrave lrsquoantipode de lrsquouniversalisation crsquoest le cas le plus difficile agrave saisir drsquoune ideacutee agrave la fois spirituelle subjectivement et singuliegravere objectivement Aussi nrsquoest-il pas rare de voir des esprits mecircme rompus agrave lrsquoeacutetude de la scolastique qui nrsquoarrivent pas agrave concevoir comme intelligible la position thomiste tant est forte la tyrannie de lrsquohabitude sur notre intelligence qui rend abstrait tout ce qursquoelle touche Cependant une fois comprise la thegravese de lrsquoidentiteacute drsquoespegravece et drsquoindividu dans les substances seacutepareacutees et celle de la science de Dieu cause et mesure des ecirctres celle que nous venons drsquoesquisser suit comme conseacutequence neacutecessaire laquo Et il en serait de mecircme pour la connaissance drsquoun artisan si elle eacutetait productrice de la chose totale et non pas seulement de sa disposition11 raquo laquo Lrsquoassimilation dans la connaissance humaine a lieu par lrsquoaction des choses sensibles sur les faculteacutes sensitives dans la connaissance de Dieu crsquoest au contraire par lrsquoaction de la forme de

seacuteder selon une des formules employeacutees par S Thomas laquo similitudines rerum etiam quantum ad

dispositiones materiales individuantes raquo il vaut mieux ajouter avec lui laquo etiam quantum ad principia materialia raquo la matiegravere elle-mecircme (et non seulement ses accidents) ayant aussi sa laquo similitudo raquo laquo secundum quod omne ens quantumcumque imperfectum a primo ente exemplariter deducitur raquo (2 d 1 c)

10 De Anim a 20 ndash 1 q14 a11 ndash Ver 2 5 etc 11 1 q14 a11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 116

lrsquointelligence divine sur les choses connues12 raquo Si lrsquointellection du singulier en soi nous est impossible crsquoest donc toujours la reacuteceptiviteacute de notre connaissance glu est en cause laquo Il srsquoensuit que lrsquointelligence divine peut connaicirctre le singulier mais lrsquointelligence humaine non13 raquo

Cela est donc bien entendu quand jrsquoenveloppe drsquoune penseacutee reacuteflexe et drsquoun mot lrsquoideacutee substantielle abstraite ndash lrsquoideacutee drsquohomme ndash avec un certain nombre de perceptions accidentelles que les sens ont donneacutees creacutepu blanc silencieux cette synthegravese ne me fait pas connaicirctre le tout de Socrate Elle aide agrave discerner les singuliers dans la pratique elle permet de les loger dans les raisonnements ougrave leur sont reacuteserveacutees des propositions drsquoune forme speacuteciale mais elle nrsquoest du point de vue strictement intellectuel qursquoun pis-aller ndash Srsquoensuit-il qursquoil la faille dire absolument meacuteprisable Quod non potest fieri per unum fiat aliqualiter per plura Crsquoeacutetait le cas drsquoappliquer le principe et de montrer lrsquointelligence srsquoefforccedilant de saisir dans lrsquoart dans lrsquohistoire dans la vie lrsquointime harmonie des composeacutes individuels le moins imparfaitement qursquoelle pouvait

Mais la logique du systegraveme intellectualiste nrsquoest plus capable drsquoentraicircner Thomas jusqursquoau bout lrsquoautoriteacute tire trop fort dans lrsquoautre sens et lui aussi se laisse piper agrave lrsquoambigulteacute de la vieille formule laquo la science est du geacuteneacuteral raquo ndash Car non seulement il dit cela ce qui nrsquoaurait pas drsquoimportance si le concept de laquo science raquo eacutetait expresseacutement restreint ou laisseacute dans une peacutenombre qui empecircchacirct un funeste rayonnement du vieil axiome mais preacutecisant sa penseacutee il affirme que la connaissance du singulier nrsquoest pas une perfection pour

12 C G 65 8 13 Ibid ndash S Thomas ne veut parler que de la connaissance humaine quand il affirme que le singulier est

inintelligible non doute en tant que singulier mais en tant que mateacuteriel (De Anim 2 5 etc)

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lrsquointelligence humaine speacuteculative Aucun doute ne peut subsister agrave ce sujet laquo A la perfection de lrsquointelligence appartiennent dit-il les espegraveces les genres et les raisons des choses Mais de connaicirctre des ecirctres singuliers leurs penseacutees leurs actes cela nrsquoest point de la perfection de lrsquointelligence creacuteeacutee et son deacutesir naturel nrsquoy tend pas14 raquo laquo Parce que la connaissance des choses contingentes ne comporte pas cette veacuteriteacute sucircre qui exclut lrsquoerreur il faut dire pour ce qui regarde la speacuteculation pure qursquoelles sont laisseacutees de cocircteacute par lrsquoesprit que perfectionne la connaissance de la veacuteriteacute15 raquo On voit que singuliers et contingents sont traiteacutes de faccedilon semblable ailleurs ils sont explicitement mis ensemble et exclus du domaine de la certitude scientifique comme appartenant agrave celui du sens16 Lrsquoincertitude et lrsquoindeacutetermination du sensible nrsquoest pas drsquoailleurs la raison derniegravere de lrsquoexclusion car quand il srsquoagit des substances seacutepareacutees et de la connaissance infaillible qursquoelles peuvent avoir entre elles de leurs actions on retrouve des affirmations identiques agrave celles que nous avons citeacutees17 ndash Il faut mentionner enfin un curieux passage du commentaire sur lrsquoEacutethique ougrave S Thomas deacuteclare que les eacutetudes de morale particuliegravere ne presentent du point de vue speacuteculatif qursquoun tregraves mince inteacuterecirct18

On ne srsquoeacutetonnera donc point que ce grand theacuteoricien de la contemplation deacutesinteacuteresseacutee ne soit pas arriveacute agrave une theorie parfaitement logique de lrsquoart Ccedilagrave et lagrave la nature intellectuelle

14 1 q 12 a 8 ad 4 ndash Cp 3 q 11 a 1 ad 3 Certaines des affirmations sur lrsquoimperfection de la science

universelle doivent srsquoentendre de la science geacuteneacuterique il faut passer laquo usque ad species raquo (In 1 Meteor 1 1 ndash Cp in 2 Met 1 4)

15 In 6 Eth l 3 16 In 6 Eth l 5 ndash Cp 1a 2ae q 57 a 5 ad 3 17 Ver 9 5 6 ndash Cp 1 q 107 a 2 18 In 2 Ethi l 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 118

du plaisir artistique est clairement indique plus souvent la poeacutesie est conccedilue drsquoune maniegravere eacutetroite et superficielle soit qursquoon lrsquoeacutenumegravere parmi les laquo arts meacutecaniques raquo soit qursquoon la range agrave la suite de laquo moyens drsquoatteindre le vrai raquo ndash deacutemonstration dialectique rheacutetorique ndash parmi lesquels elle tient naturellement la derniegravere place19 Quant aux laquo visions deacutelectables de belles formes raquo comme aux laquo auditions de suaves meacutelodies raquo ce sont lagrave plaisirs de la connaissance sensible les plaisirs speacuteculatifs semblent reacuteduits agrave la laquo contemplation certaine du vrai20 raquo

La racine profonde de cette moindre estime pour lrsquoart est une meacuteconnaissance de la valeur intelligible qursquoa son objet la synthegravese singuliegravere Album musicum non est vere ens neque vere unum21 Parce que les conjonctions drsquoaccidents sont fluentes et que la raison scientifique veut des objets qursquoelle puisse fixer hors du temps le philosophe raisonneur les meacuteprise Album musicum non est vere ens Il nrsquoest pas pas difficile de faire sentir aujour-drsquohui quel potentiel drsquoirreacutealisme est emmagasineacute dans ces paroles et tous savent qursquoau contraire lrsquoecirctre vrai ce nrsquoest pas laquo lrsquohomme raquo en aucun eacutetat drsquoabstraction mais laquo Socrate musicien blanc raquo ndash Neque vere unum Lrsquouniteacute est toujours correacutelative de lrsquoecirctre Les progregraves de la psychologie expeacuterimentale et historique la critique litteacuteraire renouveleacutee ndash pour ne parler pas drsquoautres sciences ndash nous ont appris jusqursquoagrave quel point lrsquointelligence est

19 In 9 Eth 1 7 ndash In 1 Post l 1 ndash Lrsquoœuvre du poegravete est drsquoincliner agrave la vertu la laquo cogitative raquo en la

persuadant agrave lrsquoaide drsquoune repreacutesentation ndash Mais 1 q 1 a 9 ad 1 le plaisir de la repreacutesentation est distingueacute de lrsquoeffet utile ndash Cp 1 q 39 a 8 laquo Videmus quod aliqua imago dicitur pulchra si perfecte repraesentat rem quamvis turpem raquo

20 In 10 Eth 1 6 ndash S Thomas reacutepegravete pourtant volontiers que lrsquohomme seul entre les animaux se complait dans la connaissance des objets sensibles pour cette connaissance mecircme ou (ce qui est identique) pour la beauteacute des objets (In 2 Cael 1 13 ndash 1 q91 a3 ad 3 etc)

21 1 q 115 a6 ndash In 11 Met l 8 etc

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capable de discerner et de recreacuteer dans son sein cette harmonie originale et intime qui rend un homme si profondeacutement diffeacuterent drsquoun autre homme parce qursquoelle fond dans lrsquouniteacute de son ecirctre la diversiteacute de tels ou tels accidents La qualiteacute nrsquoest pas agrave part de la quantiteacute la taille influence parfois le caractegravere les laquo climats raquo ne sont pas entiegraverement sans action sur les laquo humeurs raquo il se trouve mecircme qursquoon peut reprendre le vieil exemple et qursquoun negravegre en musique nrsquoa pas les gouts drsquoun blanc22

Mais ce nrsquoest pas en fonction des acquisitions intellectuelles du dernier siegravecle qursquoil faut critiquer S Thomas ses propres doctrines de la Providence et de lrsquoesprit auraient ducirc eacutelargir sa logique Aristote arrache les accidents individuels agrave lrsquointelligibiliteacute du monde en les arrachant agrave lrsquoordre de la finaliteacute On est eacutetonneacute de vois S Thomas reprendre ces exclusions laquo On peut dit-il parler de causes finales quand il srsquoagit de proprieacuteteacutes qui suivent toujours lrsquoespegravece Il en est autrelaquo ment des accidents individuels ceux-lagrave doivent srsquoexpliquer par la matiegravere ou par lrsquoagent23 raquo Ailleurs revenant a la mecircme penseacutee du Philosophe il la rattache agrave un autre dogme du Peacuteripateacutetisme la subordination de lrsquoindividu agrave lrsquoespegravece dans lrsquoordre de la finaliteacute24

22 Aristote a bien remarqueacute que parmi les causes par accident il y a un certain ordre agrave eacutetablir συμβέβηκε τῷ

ἀδριαντοωοιῷ τὸ Πολυκλείτῳ εἶναιhellip ἔστι δὲ καὶ τῶν συμβεβηκότων ἄλλα ἄλλων πορρώτερον καὶ ἐγγύτερον οἶον εἰ ὁ μουσικὸς αἴτιος λέγοιτο τοῦ ἀνδριάντος (Phys B 3) Les explications que S Thomas doucir agrave ce propos (In 2 Phys 1 6 ndash In 5 Met 1 2) ne deacutepassent pas la porteacutee du bon sens ordinaire

23 In 3 An l 1 ndash De Anim 18 ndash Cp Aristote De gen anim 5 1 (778 a 30) et ailleurs ndash Il est clair qursquoon peut concevoir une autre science de lrsquoaccidentel celle qui en traite en geacuteneacuteral et rentre dans lrsquoancienne logique et dans lrsquoancienne meacutetaphysique Δεκτέον ἔτι περὶ τοῦ συμβεβηκότος ἐφ᾿ ὅσον ἐνδέχεται (Met E 2) et Thomas laquo ratio huius quod est esse per accidens per aliquam scientiam considerari potest raquo (In 6 Met 1 2 De mecircme 4 d34 q 1 a 1 ad 9)

24 Ver 3 8

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 120

Sans doute ici sa foi chreacutetienne lrsquoempecircche de suivre Aristote jusqursquoau bout Lagrave ougrave son maicirctre parlait drsquoune laquo intention de la nature raquo qui vise seulement la permanence des espegraveces et abandonne au hasard les accidents individuels il faut chez S Thomas que la Providence intervienne et que la science de Dieu deacutetermine tout Mais srsquoil accorde que lrsquoIdeacutee divine est prototype de lrsquoindividu ce nrsquoest lagrave pense-t-il qursquoun aspect secondaire et subordonneacute LrsquoIdeacutee divine vise en premiegravere ligne la nature lrsquoessence speacutecifique Car cette essence plus belle et plus riche que lrsquoessence geacuteneacuterique indeacutetermineacutee est plus noble aussi que la reacutealiteacute singuliegravere elle comble une double imperfection celle de la matiegravere et celle du genre Crsquoest lagrave une raison meacutetaphysique agrave laquelle S Thomas en ajoute parfois une autre tireacutee du flux continuel des individus compareacute avec la permanence que reacuteclame lrsquoesprit pour le laquo but de la nature raquo les singuliers passent et lrsquoespegravece reste donc crsquoest lrsquoespegravece qui est laquo voulue pour elle-mecircme raquo Si la nature veut principalement Socrate Socrate aneacuteanti elle a manqueacute son but25 Et cette derniegravere raison semble avoir tant de poids que dans les espegraveces ougrave elle ne vaut pas ndash hommes immortels et corps ceacutelestes ndash il faut aussi que la theacuteorie geacuteneacuterale cegravede quand ils sont incorruptibles laquo les individus eux-mecircmes font partie du but principal de la nature26 raquo

Une aussi forte bregraveche agrave fa doctrine montre qursquoelle nrsquoeacutetait

25 Ver loc cit ndash Quodl 8 2 ndash Cp 2 C G 45 5 laquo Bonitas speciei excedit bonitatem individui aient

formale id quod est materiale raquo 26 3 C G 93 6 ndash t q98 a1 ndash Cp Ver 5 5 ndash Lrsquoargument meacutetaphysique qui peut justifier dans les deux cas

une distinction de pure raison vaudrait plutocirct pour les hommes que pour les astres Car il nrsquoa de sens acceptable qursquoautant que la matiegravere contracte et restreint la virtualiteacute de la forme et un corps ceacuteleste remplit toute la perfection possible agrave son essence (In 2 Cael 1 16 etc) ndash Remarquer au chapitre citeacute du Contra Gentes les raisons tireacutees de la valeur originale des actes libres

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pas parfaitement coheacuterente avec le reste du systegraveme A dire vrai je crois qursquoif eucirct fallu complegravetement renoncer agrave cette idole aristoteacutelicienne La maintenir crsquoeacutetait aller contre lrsquointellectualisme inteacutegral contre lrsquoidentiteacute du reacuteel et de lrsquointelligible contre la peacuteneacutetration du meacutecanisme par la finaliteacute Au fond crsquoest toujours une formule ambigueuml dans la bouche de S Thomas que lrsquo laquo intention de la nature raquo Qursquoest cette nature Si crsquoest la brute qui engendre elle nrsquoa pas drsquo laquo intention raquo sinon son plaisir Si crsquoest lrsquohomme ses intentions sont aussi multiples que sa volonteacute est variable et de plus de quel droit vient-on affirmer que lrsquointention drsquoun simple individu ne peut manquer son but ndash Si crsquoest Dieu dont il srsquoagit il est faux de dire que son intention srsquoarrecircte agrave lrsquohomme et ne pousse pas jusqursquoagrave Socrate Praedictum Providentiae ordinem in singularibus ponimus etiam in quantum singularia sunt27 ndash Comme tout est plus clair et plus coheacuterent comme la Raison qui est le sens de lrsquointelligibiliteacute du monde est plus satisfaite si tout en affirmant la finaliteacute et lrsquointelligibiliteacute de chaque synthegravese individuelle de cet oiseau et de cette rose comme de ce negravegre et de ce blanc on maintient en mecircme temps que cette finaliteacute cacheacutee dans les profondeurs de Dieu et absolument identique pour Lui agrave la finaliteacute de lrsquoespegravece nous est agrave jamais inconnue qursquoIl srsquoest reacuteserveacute donc de savoir le fond de chaque ecirctre et que nous pouvons seulement cocirctoyer ce jardin fermeacute par les deux routes qui vont se rapprochant mais ne peuvent ici-bas se joindre et nrsquoen faire qursquoune la science et lrsquoart ndash Ainsi conduite agrave ses conseacutequences la doctrine sans tomber dans le laquo panlogisme raquo est pleinement ce qursquoelle est un laquo panestheacutetisme raquo autrement elle admet avec une concession agrave lrsquoesprit arabe une infideacuteliteacute agrave son

27 Ver 5 4

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principe premier et sur un point du moins traite la raison discursive comme si elle eacutetait lrsquointelligence ut sic28 ce qui est aux yeux de S Thomas le πρῶτον ψεύδος du rationalisme

Et drsquoailleurs dans le systegraveme thomiste la valeur et lrsquoimperfection des actes complexes qui visent agrave lrsquointellection drsquoun singulier srsquoexpliqueraient avec faciliteacute

Le singulier eacutetant lrsquoecirctre vrai il est tout naturel que sa perception nous fasse expeacuterimenter la peacuteneacutetration de lrsquoautre drsquoune faccedilon plus aigueuml et plus complegravete que toute autre opeacuteration intellectuelle Lrsquoexpeacuterience de lrsquoart celle de la vie surtout sont donc drsquoaccord avec la theacuteorie quand gracircce agrave lrsquoartiste ou bien agrave cet incomparable poegravete la meacutemoire deacutesinteacuteresseacutee lrsquoharmonie drsquoune individualiteacute concregravete ou un intant de perception humaine qui paraicirct ressusciteacute dans sa complexiteacute totale nous charme et nous remplit presque Car la jouissance en est intense et savoureuse autant que celle de nrsquoimporte quelle geacuteneacuteralisation et lrsquoinutiliteacute pratique bien supeacuterieure

Drsquoautre part on se convainc si lrsquoon y reacutefleacutechit qursquoen ces preacutecieux instants lrsquoappreacutehension du complexe nrsquoassouvit pas pleinement lrsquointelligence Le sentiment du flux de lrsquoinconsistance inquiegravete lrsquoinstinct de lrsquoesprit habitueacute aux theacuteoregravemes rationnels pleinement apaisants dans leur ordre il voudrait joindre agrave la vitaliteacute de cette fusion des choses en lui le sentiment de clarteacute parfaite et de permanente possession qursquoil a expeacuterimenteacute dans lrsquointuition des principes En vain il essaierait se niant lui-mecircme de canoniser le fluent et

28 Crsquoest au fond parce que ses principes lui commandaient drsquoexclure de la science discursive le complexus

individuel que S Thomas lrsquoexclut de la speacuteculation In 11 Met l 8 160 b cp 3 C G 86 Il paraicirct ici avoir confondu avec la certitude de lrsquoaffirmation la valeur de speacuteculation pure (Cp du in 6 Eth 1 3 citeacute p 117) Crsquoeacutetait nrsquoecirctre pas fidegravele aux principes de sa critique du jugement la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur speacuteculative

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 123

lrsquoobscur il sait qursquoeacutetouffer ici son deacutesir crsquoest glisser sur la pente du sensible et devenir moins intelligent Il sent que la perfection intellectuelle doit ecirctre en la conjonction des deux choses qursquoil lui semble ne pouvoir unir

Tout cela srsquoaccorde avec les thegraveses thomistes Car tant qursquoil srsquoagit de perceptions du singulier par lrsquohomme crsquoest Avicenne qui a raison S Thomas le dit comme lui nous nrsquoavons que des semblants drsquointuitions nous ne saisissons par les particuliers laquo selon leur particulariteacute raquo mais nous concevons agrave part lrsquoessence et chacune des deacuteterminations qui integravegrent lrsquoactualiteacute de son esse Notre contrefaccedilon drsquoideacutee nrsquoest qursquoune reacuteflexion rapide qui rapproche par lrsquouniteacute du sujet percevant la quidditeacute que lrsquointellect a abstraite et ce que les sens ont pu saisir de ses pheacutenomeacutenales reacutealisations29 Cette faccedilon drsquoagir imite la coiumlncidence intelligible mais ne lrsquoest pas Pour bien faire pour ecirctre pleinement intelligent il faudrait percevoir lrsquoesse comme il est crsquoest-agrave-dire comme actuant lrsquoessence Il faudrait faire comme lrsquoAnge qui totalise en lrsquoideacutee unique de lrsquoespegravece tout le deacuteroulement temporel des individus Cela est la vraie prise de lrsquoautre chaque chose eacutetant ainsi laquo connue comme elle est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute de lrsquoobjet eacutetant comme sa lumiegravere30 raquo

Nous nrsquoavons pas cela mais nous pouvons lrsquoimiter agrave notre faccedilon potentielle et multiple dans lrsquoespace et le temps ndash Pour arriver agrave nos conclusions il nrsquoa fallu rien ajouter agrave S Thomas il a suffi de rapprocher certaines de ses affirmations les plus chegraveres Lui-mecircme nrsquoa pas fait ce rapprochement et nous ne nous en eacutetonnons point Mais lrsquoexclusion expresse du domaine de la speacuteculation pure porteacutee contre toute penseacutee qui nrsquoest pas jugement drsquoessence ou formation

29 V p 92 n 1 30 In Caus 1 6 531 a laquo Ununiquodque cognoscitur per id quod est in actu et ideo ipsa aetualitas rei est

quoddam lumen ipsius raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 124

de quidditeacute abstraite autorise agrave dire qursquoil nrsquoa pas suivi ses principes qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute assez intellectualiste pour ecirctre ici rationiste agrave lrsquoexcegraves

III

Et pourtant la ratio elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquointelligence qui discourt et qui compare souffre aussi de la preacuteeacuteminence trop absolue reconnue au concept quidditatif Une fois deacutetermineacute ce qui a rapport agrave lrsquoideacutee geacuteneacuterale le rocircle de lrsquoesprit semble srsquoarrecircter net apregraves la connaissance de lrsquoessence fixe srsquoouvre comme un preacutecipice abrupt qui borne le domaine de la speacuteculation en bas crsquoest lrsquoabicircme de lrsquoirrationnel et du hasard Il y a lrsquoordre dans la seacuterie harmonieuse des espegraveces il y a de lrsquoordre dans les reacutevolutions des corps ceacutelestes mais agrave lrsquointeacuterieur de chaque espegravece dans notre inonde sublunaire il nrsquoy a que des successions accidentelles sans inteacuterecirct pour lrsquoesprit31 La cause de cette conception statique du monde intelligible nrsquoest pas difficile agrave deacutecouvrir Il ne faut pas la chercher dans un certain eacuteleacuteatisme qui aurait nieacute la reacutealiteacute des ecirctres changeants ou dans un scepticisme qui les eucirct crus inaccessibles agrave lrsquoesprit laquo Rien nrsquoempecircche dit S Thomas drsquoavoir des laquo choses mobiles une science immobile32 raquo Il commence le corps du traiteacute de sa Physique

31 Spir 8 laquo Perfectius participant ordinem ea in quibus est ordo non per accidens tantum Manifestum est

autem quod in omnibus individuis unius speciei non est ordo nisi secundum accidens differunt secundum principia individuantia et diversa accidentia quae per accidens se habent ad naturam speciei Quae autem specie differunt ordinem habent per se In istis inferioribus quae sunt generabilia et corruptibilia et infima pars universi et minus participant de ordine quaedam habent ordinem per accidens tantum sicut individua unius speciei raquo

32 1 q 24 a 1 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 125

33en proclamant avec Aristote laquo Ignorer le mouvement crsquoest ignorer la naturersquo raquo Il sait qursquoici-bas tout coule dicitur autem creatura fluvius quia fluit semper de esse ad non esse per corruptionem et de non esse ad esse per generationem34 Et cette Physique mecircme nrsquoest autre chose qursquoun essai de philosophie geacuteneacuterale du fluent35 Si donc il srsquointeacuteresse plus aux choses qui demeurent qursquoau tourbillon de lrsquoeacutevolution aux Ideacutees Essences eacuteternelles qursquoaux participations contingentes la raison en est dans son estime et son amour du monde immateacuteriel ougrave sont les Intelligibles subsistants crsquoest lagrave que principalement la veacuteriteacute reacuteside crsquoest donc de ce cocircteacute que se tournera ce qursquoil nomme laquo le regard de lrsquoesprit36 raquo

Lrsquointelligence moderne guideacutee par lrsquoideacutee du deacuteveloppement preacutetend si elle maintient la notion drsquoespegravece constater au sein de lrsquoespegravece une certaine succession intelligible un rythme de causes et drsquoeffets qui relie entre eux les groupes drsquoindividus dans lrsquohistoire naturelle et dans lrsquohistoire humaine cette meacutethode srsquoest justifieacutee par de nombreuses et brillantes applications - Cette introduction de lrsquointelligible dans la dynamique eacutetait-elle contraire ou conforme aux principes du thomisme De mecircme que lrsquoindividu comme tel est intelligible par son harmonie lrsquoespegravece reacutealiseacutee dans le temps peut-elle lrsquoecirctre par sa continuiteacute Cette question connexe agrave la preacuteceacutedente doit ecirctre reacutesolue semblablement

Il faut noter drsquoabord que si lrsquoon dit oui il ne peut ecirctre

33 In 3 Phys l 1 laquo Ignorato motu ignoratur natura raquo 34 Sermones festivi 61 35 Son objet est ens mobile simpliciter 36 3 C G 75 7 laquo Cognitio speculativa et ea quae ad ipsam pertinent perficiuntur in universali ea vero

quae pertinent ad cognitionem practicam perficiuntur in particulari nam finis speculativae est veritas quae primo et per se et in immaterialibus consistit et in universalibus raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 126

question dans le systegraveme thomiste de compreacutehension exhaustive Il srsquoagit neacutecessairement drsquoune œuvre de la ratio qursquoici elle se rapproche de lrsquointellectus dans la mesure ougrave la complexiteacute de son objet le rapproche de lrsquoecirctre reacuteel son acte est toujours en des limites qursquoon tend indeacutefiniment agrave restreindre drsquounir en une mecircme notion ce qui est grossiegraverement semblable Cela eacutetant accordeacute une pareille opeacuteration rationnelle pourrait-elle ecirctre admise par S Thomas

Si lrsquoon refuse de lui precircter nos preacuteoccupations on le reconnaicirctra je pense bien rarement chez lui une ideacutee de ce genre deacutepasse ce que le bon sens ordinaire en preacutesence du deacuteveloppement reacutegulier des ecirctres peut fournir agrave une assez primitive reacuteflexion37 ndash Drsquoautre part en srsquoattachant non pas agrave quelques phrases sans importance mais aux thegraveses les plus essentielles les plus laquo architectoniques raquo de son intellectualisme finaliste on se convainc qursquoelles appelaient la conception drsquoune diffeacuterenciation intelligible et perpeacutetuelle au sein mecircme de lrsquoespegravece

Supposons qursquoon admette la theacuteorie discuteacutee au paragraphe preacuteceacutedent de la subordination de lrsquoindividu par rapport agrave lrsquoespegravece Il ne suivra nullement-qursquoon doive restreindre agrave cette derniegravere le domaine de lrsquointelligibiliteacute La finaliteacute dans le singulier nous est cacheacutee soit Mais il y a une autre causaliteacute qui recegravele en soi de lrsquointelligible crsquoest la formelle ou quasi formelle Si la matiegravere ne faisait que recevoir et supporter la forme sans la contraindre sans

37 On mrsquoobjectera peut-ecirctre sa laquo theacuteorie du deacuteveloppement du dogme raquo Mais crsquoest un pariait exemple

drsquoindications positives incomplegravetement systeacutematiseacutees Ces indications se bornent agrave la peacuteriode de lrsquoAncien Testament laquo Tout invite nous dit-on agrave les appliquer au Nouveau raquo Tout nous y invite assureacutement apregraves Newman et le Concile du Vatican mais la question est de savoir si S Thomas a entendu une pareille invitation et srsquoil a cru devoir y reacutepondre (V 2a 2ae q 1 a 7 - 3 q 1 a 5 ad 3 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 127

en modifier lrsquoideacutee alors la multiplication mateacuterielle serait tout agrave fait vaine vaine aussi la preacutetention de connaicirctre les individus pour le plaisir de les connaicirctre Matiegravere `singuliegravere ne dirait rien de plus que matiegravere commune Cette double assertion se veacuterifie dans les corps ceacutelestes ndash Si la matiegravere au contraire selon ses dispositions preacuteexistantes en quantiteacute et qualiteacute restreint et deacutetermine les virtualiteacutes que comporte la nature de la forme si quand elle srsquoy unit pour constituer un individu non seulement elle fait un aliquid au sens de ens ratum in natura mais encore un hoc qui dans les limites de lrsquoespegravece diffegravere par telle ou telle drsquoun autre exemplaire de la mecircme essence (illud) alors agrave la suite et en fonction de la matiegravere elle-mecircme (inintelligible agrave lrsquohomme comme nous savons) un eacuteleacutement est entreacute dans le monde accessible agrave notre esprit parce qursquoil est conccedilu comme multipliable et repreacutesentant une valeur intellectuelle parce qursquoil est du diffeacuterent La comparaison des hoc et des illud agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespegravece nrsquoest donc pas indiffeacuterente agrave la perception de lrsquoesprit

Or la diffeacuterence des hoc et des illud la multipliciteacute qualitative du speacutecifiquement semblable tout dans la philosophie thomiste invite agrave la poser comme un postulat sinon comme un fait

Jrsquoai dit plus haut quelle est pour S Thomas la fin derniegravere de la creacuteation Crsquoest la beauteacute qui est intelligibiliteacute parce que crsquoest lrsquoassimilation agrave Dieu la repreacutesentation de la perfection divine par les creacuteatures Le monde est donc une œuvre drsquoara la jouissance les laquo deacutelices raquo de lrsquoEsprit parfait S Thomas lui-mecircme en conclut que la multiplication purement mateacuterielle ne peut ecirctre une fin qui reacutegisse le monde ndash On pourrait ajouter ni donc un pheacutenomegravene qui srsquoy rencontre laquo Aucun agent ne se propose comme fin la pluraliteacute laquo mateacuterielle parce qursquoelle nrsquoa rien de deacutetermineacute mais que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 128

laquo de soi elle tend agrave lrsquoindeacutefini38 raquo Dans lrsquoabsolument semblable pourquoi le deux plutocirct que lrsquoun Eadem ratione tres et sic in infinitum Supposez le retour eacuteternel comme le mouvement nous lrsquoavons vu nrsquoest pas une fin le monde nrsquoaurait plus de sens ou ce qui est identique il nrsquoaurait plus de beauteacute S Thomas veut qursquoil nrsquoy ait qursquoun monde laquo Si Dieu faisait drsquoautres mondes dit-il ou il les ferait semblables agrave celui-ci ou dissemblables Srsquoil les faisait tout agrave fait semblables ils seraient vains (essent frustra) ce qui ne convient pas agrave sa sagesse39 raquo

Voilagrave une premiegravere raison pour faire poser ou supposer lrsquoabsence de la pure multiplication mateacuterielle dans ce miroir de Dieu qursquoest la creacuteation Si deux mondes ne sauraient ecirctre semblables pourquoi deux tigres ou deux papillons ou deux amibes Risquer un oportet sur une pareille raison de convenance nrsquoeucirct point eacuteteacute contraire aux habitudes intellectuelles de S Thomas40 Mais voici une autre raison et plus prochaine Si la forme doit ecirctre consideacutereacutee comme acte vis-agrave-vis de la matiegravere la substance singuliegravere elle aussi est acte et deacutetermination vis-agrave-vis de lrsquoessence speacutecifique laquo La nature de lrsquoespegravece est indeacutetermineacutee laquo par rapport agrave lrsquoindividu comme la nature du genre par laquo rapport agrave lrsquoespegravece41 raquo Si la nature est source des eacutenergies

38 1 q 417 a 3 ad 2 laquo Nullum agens intendit pluralitatem materialem ut finem quia materialis multitudo non

habet certum terminum sed de se tendit in infinitum raquo ndash La raison donneacutee est un signe qui montre que la qualiteacute de fin ne saurait convenir agrave la pluraliteacute comme telle ndash Cp ib a 2 laquo Distinctio materialis est propter formalem raquo Si lrsquoon tire logiquement les conseacutequences on voit aussi que la laquo neacutecessiteacute de la permanence raquo apporteacutee comme raison de la pluraliteacute dans les espegraveces mateacuterielles ne peut ecirctre ni seule ni derniegravere le temps ne doit pas ecirctre une cateacutegorie vide drsquoecirctre intelligible

39 In 1 Cael 1 19 fin 40 Voir le chapitre V 41 Opusc 22 ch- 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 129

essentielles lrsquoindividuel est plus compreacutehensif et plus complet laquo En tous les ecirctres ce qui est plus commun est plus veacuteheacutement mais ce qui est propre est drsquoune actualiteacute plus riche et la perfection du commun est de srsquoeacutetendre agrave ce que comprend le propre comme le genre est perfectionneacute par lrsquoaddition de la diffeacuterence42 raquo Chez les Anges qui sont simples propre et commun coiumlncident Mais dans les espegraveces terrestres plus potentielles moins arrecircteacutees lrsquoactuation simultaneacutee en un mecircme sujet de toutes les deacuteterminations concevables et mecircme leur actuation successive est une impossibiliteacute et voilagrave une raison drsquoexiger chez elles la multiplication numeacuterique mais cette raison avec la pluraliteacute exige aussi la diversiteacute laquo Chacun des individus des choses naturelles qui sont ici-bas est imparfait parce que nul drsquoentre eux ne comprend en soi tous les attributs de son espegravece43 raquo laquo Dans les corps infeacuterieurs nous voyons la mecircme espegravece comprendre plusieurs individus La raison en est une impuissance (et particuliegraverement) qursquoun seul ne peut fournir toute la perfection drsquoopeacuteration de lrsquoespegravece ce qui est surtout manifeste parmi les hommes lesquels srsquoentrrsquoaident en leurs actions44 raquo

42 3 d 30 q 1 a 2 43 In 1 Cael 1 19 fin ndash Cp encore Opusc 14 eh 10 ougrave lrsquoon retrouve plusieurs des ideacutees ici indiqueacutees mais

aussi lrsquoaffirmation nette laquo In bis vero quae materialiter differunt eamdem formam habentibus nihil prohibet aequalitatem inveniri raquo

44 In 2 Cael l 16 - Lrsquohomme est plus potentiel non qursquoil ait moins drsquoecirctre et drsquoacte que les brutes mais parce que posseacutedant lrsquointelligence il peut srsquoen servir pour diriger et modifier son organisme sensible et lrsquoadapter agrave plusieurs fins Parce que plus diffeacuterencieacute il est plus speacutecialisable que la fourmi ou le castor La laquo parfaite opeacuteration speacutecifique raquo fin de lrsquoespegravece reacuteclame pour reacuteussir au mieux que lrsquoun soit savetier lrsquoautre roi et ainsi du reste pour le bien-ecirctre de lrsquohumaniteacute Ce monstre platonicien lrsquoHomme seacutepareacute nrsquoest pas mais la socieacuteteacute humaine tend pour ainsi dire agrave le repreacutesenter en multipliant avec le nombre des exemplaires la diversiteacute des aspects (Cp Opusc 16 1 1)

LrsquoAnge au contraire englobe en son uniciteacute diaphane toute la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 130

Degraves qursquoelle perccediloit les diffeacuterences qualitatives lrsquointelligence a son bien Si elle les trouve eacuteparpilleacutees si elle doit relever sans ordre de ccedilagrave de lagrave les plus significatives les divers ne laissent pas de lrsquointeacuteresser Mais puisque dans la perception des singuliers mateacuteriels elle est rationnelle et que drsquoailleurs le fondement du rationnel est dans les choses la similitude eacutetant une laquo relation reacuteelle n on doit concevoir que la deacutecouverte entre les cas presque pareils de raisons causales et la comparaison des similitudes et dissemblances avec les coexistences et successions la satisfera davantage et lrsquoaidera agrave mieux feindre la prise de lrsquoecirctre Supposons qursquoon arrive agrave faire par exemple de cette ligne continue qursquoest la race le soutien drsquoune suite intelligible - et cette ideacutee pouvait ecirctre accueillie chez Thomas soit comme une extension du principe dionysien de la continuiteacute soit comme une simple conseacutequence de sa theacuteorie de la geacuteneacuteration45 - alors le rangement mecircme des choses eacutetant rationnel chaque ecirctre livrerait avec sa parcelle drsquointelligibiliteacute comme une premiegravere ideacutee de ce que sera lrsquoindividualiteacute du voisin et lrsquoensemble des accidents groupeacutes autour de la notion commune eacutelargirait en mecircme temps qursquoil la remplirait lrsquoideacutee geacuteneacuterale Que si lrsquoon percevait tous ces rythmes agrave lrsquointeacuterieur drsquoune espegravece si ce qui flotte devant lrsquoesprit comme le mirage drsquoun ideacuteal eacutetait devenu une science faite et qursquoon pucirct suivre agrave travers les multiples exemplaires qui reacutealisent successivement chaque essence la trace harmonieuse le deacuteploiement

perfection de son espegravece et en reacuteussit incessamment lrsquoopeacuteration speacutecifique Il est tout precirct comme les

instinctifs comme lrsquoabeille ou lrsquoaigle Il est cet ecirctre intellectuel tout deacutetermineacute et infaillible tout fonctionnaliseacute que recircvent certains psychologues Mais ce qui est en lui uniteacute de perfection est chez la brute uniteacute drsquoimpuissance lrsquohomme au milieu est multiple On reconnaicirct les principes de In 2 Cael 1 18 deacutejagrave souvent citeacutes

45 Voir Pot 3 9 7 - Cp Mal 4 8

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 131

(explicatio dirait S Thomas) de chacune des deacuteterminations qursquoelle comporte qui tour agrave tour la font vivre et la laquo repreacutesentent raquo en la restreignant alors dans ce panorama drsquoune uniteacute vaste mais rigoureuse aux ondulations ordonneacutees et courant dans tous les sens on aurait comme une image reacuteduite de lrsquoIdeacutee divine ou mieux quelque simulacre et suppleacutement de ces ideacutees angeacuteliques qui exhibent dans lrsquoespegravece et constituant lrsquoespegravece la multitude immense des singuliers Dans lrsquoideacutee du bœuf par exemple se rangeraient en ordre les grands les petits les blancs les noirs les roux tous les intermeacutediaires et les mecircleacutes et il en serait de mecircme pour toutes les autres qualiteacutes possibles

Avec cette science humainement parfaite nous ressemblerions donc au dernier des Anges qui voit les singuliers dans lrsquoespegravece laquo speacutecialissime raquo Mais et ce point est capital une distance incommensurable nous seacuteparerait encore de lui Lrsquoorigine sensible de toute cette science lrsquoempecirccherait de devenir jamais autre chose qursquoun ensemble de piegraveces rap-porteacutees et par correacutelation neacutecessaire un systegraveme drsquoabstractions non drsquointuitions Nous concevrions toujours fatalement avant le jugement reacuteflexe de correction chaque deacutetermination et chaque synthegravese particuliegravere comme communicable Nous resterions donc encore parqueacutes agrave noire place infimes parmi les ecirctres intellectuels La ratio imiterait seulement lrsquointellect drsquoune faccedilon plus savante et plus raffineacutee

Le danger mecircme qursquoon court de se meacuteprendre et de croire posseacuteder lrsquointuition quand on a pousseacute tregraves loin lrsquoanalyse laquo qui en est la neacutegation mecircme raquo empecircche de regretter ces sentences trop absolues prononceacutees par S Thomas sur la valeur speacuteculative de tout ce qui nrsquoest pas le concept quidditatif Le point essentiel une fois donneacutee lrsquoideacutee drsquointellection prenante que nous avons exposeacutee dans la premiegravere partie

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 132

eacutetait de voir nettement que lrsquointuition de lrsquoecirctre reacuteel exteacuterieur dans sa singulariteacute nous manque S Thomas lrsquoa vu Plusieurs de ceux qui vinrent apregraves lui comprenant mal la notion de saisie et de possession intellectuelle neacutegligegraverent lrsquoessentielle diffeacuterence de lrsquointuition et du discours Les nieacute mes Scolastiques mirent et le discours dans les Anges et dans les hommes lrsquointuition intellectuelle du singulier Ce nivellement de lrsquointelligence ut sic et de lrsquointelligence agrave forme rationnelle bouleversait toute la philosophie et ne faisait plus voir que des pueacuteriliteacutes ougrave auparavant il y avait des profondeurs Il ne faut qursquoavoir compris la logique interne du systegraveme scotiste pour bien voir que lrsquointellectualisme srsquoil est laquo anthropocentrique raquo devient contradictoire

CHAPITRE QUATRIEgraveME

Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science

I

S Thomas considegravere la science humaine universalisante et deacuteductive perfection speacutecifique de la ratio comme la meilleure forme de notre speacuteculation apregraves lrsquointellection simple Moins noble que lrsquointuition la systeacutematisation scientifique occupe cependant dans lrsquoensemble de sa philosophie une place quantitativement plus consideacuterable Ce point est clair Nous consideacuterons donc ici drsquoembleacutee la science rationnelle comme second succeacutedaneacute humain de lrsquoideacutee intuitive nous examinons ce qursquoil en exige et ce que pour ecirctre con-seacutequent avec ses principes il avait le droit drsquoen exiger comme instrument de speacuteculation pure

La science proprement dite telle qursquoil la conccediloit pourtant ainsi se deacutefinir un tout intelligible autonome unifieacute par le principe de la deacuteduction composeacute drsquoeacutenonceacutes logi-quement subordonneacutes et qui descendent par une contraction constante des principes les plus geacuteneacuteraux aux lois qui deacuteterminent les caractegraveres propres de lrsquoespegravece speacutecialissime Lrsquoexpression en propositions et la geacuteneacuteraliteacute des lois sont essentielles agrave la science Lrsquounification des eacutenonceacutes distincts par un principe commun est neacutecessaire si le tout doit ecirctre un ensemble intelligible Comme lrsquoensemble est ici drsquoordre

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 134

repreacutesentatif et que la connexion reacuteelle des vraies choses en soi et en Dieu est par hypothegravese cacheacutee agrave lrsquoesprit humain le principe unifiant doit ecirctre tel qursquoil appartienne agrave la fois agrave la raison et aux choses Crsquoest donc un principe abstrait Pour ce motif mecircme comme on lrsquoa vu deacutejagrave la conquecircte intellectuelle du monde total par voie scientifique est impos-sible ce que la science pourra donner de mieux comme double mental de lrsquoecirctre ce sera le squelette logique de lrsquounivers

Quelle est dans lrsquoespegravece cette lumiegravere qui peacutenegravetre nos jugements distincts sur un groupe drsquoobjets pour faire simuler agrave leur ensemble lrsquoideacutee angeacutelique Quel est le principe unificateur de la science S Thomas reacutepond que crsquoest le principe de la deacuteduction Applicable agrave toutes les ideacutees abstraites et agrave celle mecircme drsquoecirctre il peut unifier toutes sortes de connaissances et il relie dans la penseacutee de S Thomas non seulement les propositions diffeacuterentes touchant un mecircme objet mais encore les divers systegravemes de notions repreacutesentant les objets les plus disparates Nous avons vu notre docteur rejeter la deacuteduction de tous les ecirctres il semble se proposer ici la deacuteduction de toutes les lois Drsquoune part tout lrsquoecirctre connaissable agrave la raison doit avoir sa place dans le systegraveme de la science ideacuteale1 drsquoautre part il nrsquoy a dans ce systegraveme de place leacutegitime deacutefinitive officielle que peur la deacutemonstration deacuteductive Crsquoest par leur subordination syllogistique agrave certains eacutenonceacutes premiers communs correacutelatifs sur lesquels repose tout le reste que les sciences sont constitueacutees sciences et acquiegraverent avec leur certitude absolue leur valeur de speacuteculation Telle est en effet la porteacutee de la theacuteorie de la laquo subalternance raquo ou deacutependance

1 Cp In Politic Prol laquo Omnium enim quae ratione cognosci possunt necesse est aliquam doctrinam tradi

ad perfectionem humanae sapientiae quae philosophia vocatur raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 135

essentielle de toutes les sciences entre elles et par rapport agrave la meacutetaphysique Chaque science subalterne laquo reccediloit ses principes raquo de la science qui lui est supeacuterieure Ainsi le phy-sicien reccediloit ses principes du meacutetaphysicien mais laquo livre raquo au botaniste ceux qui feront la base de la botanique lrsquoarithmeacutetique subordonneacutee elle-mecircme agrave la laquo philosophie premiegravere raquo se subordonne la musique et la geacuteomeacutetrie et ainsi des autres2 Il y a subordination formelle entre la science subalterne et la supeacuterieure3 On voit que dans cette conception laquola Science raquo totale vaste et complegravete plane pour ainsi dire au-dessus des individus elle ne peut guegravere reposer dans la raison drsquoun seul savant Quant agrave celui qui ne possegravede qursquoune science subalterne consideacutereacute dans sa solitude il est un croyant plutocirct qursquoun savant4 La freacutequence des recours et des allusions ne permet pas drsquoen douter la doctrine de la subalternance eacutetait aux yeux de S Thomas capitale et incontestable Il srsquoest curieusement expliqueacute sur son application dans la leccedilon ougrave il donne une division geacuteneacuterale de la philosophie naturelle laquo Ce qui est universel dit-il eacutetant laquo plus seacutepareacute de la matiegravere il faut dans la science naturelle laquo aller du plus universel au moins universel comme lrsquoenseigne le Philosophe au premier livre de la Physique laquo Aussi commence-t-il son traiteacute de cette science par les laquo notions communes agrave tous les ecirctres naturels comme le

2 In Trin 2 2 ad 5 ad 7 etc 3 laquo Ille qui habet scientiam subalternatam non perfecte attingit ad rationem sciendi nisi in quantum eius

cognitio continuatur quodammodo cum cognitione eius qui habet scientiam subalternantem raquo Ver 14 9 3

4 laquo Si autem aliquis alicui proponat ea quae in principiis per se notis non includuntur vel includi non manifestantur non faciet in eo scientiam sed forte opinionem vel idem raquo Ver 11 1 ndash Cp les principes de Ver 12 1 et rapprocher In 1 Met 1 1 laquo Et si ea quae experimento cognoscunt aliis tradunt non recipientur per modum scientiae sed per modum opinionis vel credulitatis raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 136

laquo mouvement et son principe Il passe ensuite par voie de laquo concreacutetion ou drsquoapplication des principes communs agrave laquo certains ecirctres dont la mobiliteacute est telle ou telle et qursquoon laquo traitera encore de la mecircme faccedilon raquo Puis deacutetaillant ce qursquoa fait Aristote il expose qursquoil a drsquoabord traiteacute de lrsquoacircme en geacuteneacuteral ndash qursquoil est descendu agrave des eacuteleacutements plus concrets bien qursquoencore universels ndash et qursquoil laquo a passeacute enfin agrave chacune des espegraveces animales et veacutegeacutetales en deacuteterminant ce qui laquo est propre agrave chacune5 raquo Ces derniers mots determinando quid sit proprium unicuique speciei ne peuvent laisser aucun doute sur la marche de la penseacutee S Thomas suppose ici qursquoune observation raisonneacutee lateacuterale agrave la science a livreacute au savant une deacutefinition quidditative il peut gracircce agrave elle allonger la seacuterie de ses deacuteductions et la derniegravere crsquoest cette opeacuteration caracteacuteristique du syllogisme ideacuteal qui consiste la deacutefinition donneacutee agrave conclure la laquo proprieacuteteacute6 raquo (comme drsquoanimal raisonnable on conclurait sociable ou qui peut rire)

Celui qui douterait que cette conception de la subordi-

5 In sens et sens 1 1 ndash Cp le Prologue du de Caelo laquo In scientiis esse processum ordinatum prout

proceditur a primis causis et principiis usque ad proximas causas quae sunt elementa constituentia essentiam rei raquo ndash Cp Aristote De Generatione et Corruptions B 9 Ρᾷον γὰρ οὕτω τὰ καθ᾿ ἕκαστον θεωρήσομεν ὅταν περὶ τοῦ καθόλου λάβωμεν πρῶτον S Thomas ajoute agrave lrsquoexplication de ces paroles (In 2 Gen 1 9) laquo Discursus enim ab universalibus ad particularia est major et universalior via in natura raquo ndash Pour comprendre la concretio dont il est question dans le commentaire du de Sensu cp les passages ougrave componere est opposeacute agrave resolvere (p ex In Trin 6 1 sect 3 ougrave il faut enlever comme une glose les mots laquo resolvendo autem quando e converso raquo (La concretio consiste agrave ajouter des deacuteterminations singuliegraveres par la deacutefinition drsquoessences moins abstraites ndash Comme exemple de la deacuteduction a priori appliqueacutee aux sciences naturelles on peut voir In 1 Cael 1 4 (deacutemonstration prise drsquoAristote)

6 n 1 Post 1 1 1 30 ndash Ver 2 7 cf ad 5 ndash In 2 Post 1 19 (285 b) laquo Medium est definitio maioris extremitatis Et inde est quod omnes scientiae fiunt per definitiones raquo ndash Pour le rocircle de la deacutefinition dans la science v encore 3 C G 56 4

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 137

nation formelle des sciences ait eacuteteacute celle de S Thomas ne pourrait drsquoailleurs srsquoaccorder avec un principe premier de son eacutepisteacutemologie agrave savoir que la certitude eacutetant un eacuteleacutement speacutecifique de la science lrsquoincertitude croicirct avec la complexiteacute laquo Plus on ajoute de conditions particuliegraveres laquo plus on augmente les possibiliteacutes drsquoerreur7 raquo Cet axiome est symeacutetrique de celui qui deacuteclare les principes laquo plus certains raquo que les conclusions Il srsquoensuit non seulement que plus lrsquoobjet drsquoune connaissance est simple plus elle est sucircre mais encore puisque toutes-les affirmations de lrsquoesprit ont un fond identique et que la science doit ecirctre une que toute certitude du complexe est une certitude emprunteacutee laquo Celles laquo des sciences qui se superposent agrave drsquoautres (quae dicuntur ex additione ad alias) sont moins certaines que celles laquo qui considegraverent moins drsquoeacuteleacutements ainsi lrsquoarithmeacutetique laquo est plus certaine que la geacuteomeacutetrie donc la science qui a pour objet lrsquoecirctre eacutetant la plus universelle est la plus certaine8 raquo Il faut neacutecessairement une science qui soit laquo sue mieux que tout le reste raquo et laquo science par-dessus tout raquo crsquoest la meacutetaphysique qui laquo prouve tout et que rien drsquoanteacuterieur ne peut prouver9 raquo ndash Assureacutement S Thomas fidegravele agrave sa doctrine psychologique nrsquooublie pas qursquoil faut distinguer la certitude subjective et lrsquoobjective dans un de ses derniers ouvrages ougrave il reconnaicirct aux theacuteoregravemes matheacutematiques la plus ferme consistance dans lrsquoesprit parce que la soliditeacute des images y soutient constamment lrsquoenchaicircnement des raisons il semble au contraire rabaisser les jugements de meacutetaphysique au rang drsquolaquo opinions10 raquo Mais la pratique

7 1a 2ae q 94 a 4 8 In 1 Met l 2 9 In 1 Post 1 17 ndash Cp 3 C G 25 toutes les sciences speacuteculatives reccediloivent leurs principes de la

meacutetaphysique 10 In Trin 6 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 138

mecircme de ses raisonnements montre clairement comment la theacuteorie des sciences ci-dessus exposeacutee reste sauve Les questions qursquoil juge obscures sont celles de meacutetaphysique speacuteciale11 pour lrsquoontologie commune il croit pouvoir en asseoir les principes avec une certitude absolue Je ne parle pas seulement ici des axiomes qui fondent la logique comme les principes drsquoidentiteacute et de contradiction jrsquoentends parler de ces principes scolastiques qui portent sur les notions les plus eacuteloigneacutees de lrsquoexpeacuterience vulgaire sur les derniers reacutesi-dus de lrsquoabstraction philosophique de ces laquo principes communs des ecirctres raquo laquo analogiques selon le Philosophe raquo qui concernent laquo lrsquoecirctre et la substance la puissance et lrsquoacte raquo et auxquels nous pouvons parvenir par la consideacuteration des laquo effets raquo bien que tregraves sucircrs en soi ils soient obscurs agrave lrsquointelligence peu exerceacutee12 Pour lrsquointelligence scientifique

11 Il nrsquoy a pas de science humaine distincte qui ait pour objet propre les substances seacutepareacutees (In 7 Met 1

15) ni de laquo theacuteologie naturelle raquo distincte de la meacutetaphysique geacuteneacuterale (In Trin 5 4 538 a) Pour les limites assigneacutees agrave notre puissance naturelle de connaicirctre Dieu v p 154

12 In Trin 5 4 La pratique de S Thomas disons-nous corrobore notre affirmation Qursquoon examine par exemple les preuves philosophiques de lrsquoexistence de Dieu qursquoil deacuteclare laquo irreacutefragables raquo (Ver 10 12 cp 1 q 32 a 1 ad 2) et qursquoon isole les principes supposeacutes dans les ceacutelegravebres deacutemonstrations des laquo cinq voies raquo (1 q 2 a 3) ils sont fort abstraits et peuvent sembler philosophiquement parlant eacuteternellement discutables ndash Jamais S Thomas nrsquoest plus triomphalement certain drsquoune thegravese que lorsqursquoil a lait jouer dans la preuve le concept abstrait de forme V p ex comment il juge la doctrine averroiumlste sur limiteacute de lrsquointellect possible (De Anim 3 ndash Spir 9) ou celle sur les formes des eacuteleacutements (De Anim 9 10) ou celle sur les corps ceacutelestes (In 8 Phys 1 21) ndash Pour lrsquoincorruptibiliteacute de lrsquoacircme humaine la deacutemonstration rigoureuse (laquo necesse est omnino raquo) se tire de la mecircme notion lrsquoesse ne peut ecirctre seacutepareacute drsquoune forme ougrave il adhegravere laquo sicut ab homine non removetur quod sit animal neque laquo a numero quod sit par vel impar raquo (De Anim 14) Crsquoest la raison a priori elle est suivie de deux signes ou indices lrsquointellection de lrsquouniversel et lrsquoappeacutetit naturel drsquoecirctre toujours ndash Une eacutetude micrographique sur la doctrine de lrsquouniciteacute de lrsquoindividu dans les espegraveces

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 139

crsquoest cela mecircme qui est agrave la base laquo qui prouve le reste et que rien ne peut prouver raquo ndash La clarteacute des matheacutematiques nrsquoest pas plus intense elle se reacutepand seulement drsquoune maniegravere tregraves eacutegale sur un grand nombre drsquoobjets distincts ndash La subordination des autres sciences ne preacutesente pas de difficulteacutes et la certitude srsquoobscurcit reacuteguliegraverement agrave mesure qursquoon srsquoeacuteloigne de lrsquoontologie La physique porte sur` un objet deacutejagrave plus complexe puisqursquoil est soumis au mouvement aussi est-elle laquo incertaine raquo ses lois srsquoajustent mal agrave la reacutealiteacute elles sont laquo vraies dans la plupart des cas raquo elles sont dites laquo contingentes raquo parce qursquoelles peuvent laquo deacutefaillir13 raquo angeacuteliques convainc de mecircme qursquoil entend lagrave deacuteduire avec une rigueur geacuteomeacutetrique une conseacutequence du

concept de forme et non comme on le preacutetend encore souvent en srsquoappuyant sur des textes isoleacutes affirmer une simple convenance ndash Et toutes ces fortes affirmations prennent un relief singulier si on les compare aux indeacutecisions latentes aux nuances de doute dont sa penseacutee se colore quand il aborde des sujets plus proches de lrsquoexpeacuterience mais plus complexes et donc plus obscurs avec les thegraveses de psychologie Soit la thegravese capitale de lrsquoorigine des ideacutees un soupccedilon de doute plane presque toujours au-dessus du sys-tegraveme adopteacute celui drsquoAristote une ombre de probabiliteacute demeure flottante autour de ce qursquoil preacutesente comme la penseacutee de Platon laquo Verius esse videtur raquo dit S Thomas (2a 2ae q 172 a 1) ou laquo Secundum Aristotelis sententiam quam magis experimur raquo (1 q 88 a 1) ou encore laquo Prae omnibus praedictis positionibus rationabilior videtur sententia Philosophi raquo (Ver 10 6) Cp les textes theacuteoriques sur la difficulteacute de la psychologie rationnelle (Ver 8 10 8 in ctr et souvent ailleurs) ndash Lrsquoobjet de la science devient encore plus trouble quand on descend aux ecirctres plus proches de nous mais dont la notion est fuyante parce que leur ecirctre est imparfait laquo Illa quae habent esse deficiens et imperfectum sunt secundum se ipsa parum cognoscibilia ut materia motus et tempus propter esse eorum imperfectionem raquo (In 2 Met 1 1)

13 Crsquoest-agrave-dire qursquoagrave cause des conjonctions accidentelles impreacutevues ou de laquo lrsquoindisposition de la matiegravere raquo il peut y avoir des monstres des hommes agrave six doigts des germes qui ne poussent pas etc Cette laquo contingence raquo nrsquoimplique aucunement la liberteacute (v 1 q 115 a 6) et la comparaison avec les sciences morales (p ex 10 2laquoe q 96 a 1 ad 3rsquo ne vise que les reacutesultats ndash Je parle agrave dessein de laquolois raquo En accordant agrave M von Tessen-Wesierski (Die Grundlagen des Wunderbegriffes nach Thomas von Aquin p 107) que le mot manque chez S Thomas il faut maintenir que le concept srsquoy trouve puisqursquoil discute la valeur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 140

ndash Ensuite viennent les sciences humaines comme la morale la politique14 ndash enfin les sciences drsquoopeacuteration qui sont laquo les plus incertaines parce qursquoil leur faut consideacuterer les multiples laquo circonstances des choses singuliegraveres agrave produire15 raquo On le voit avec eacutevidence le fait de proclamer laquo plus incertaines raquo les choses qui comme il le dit en cent endroits nous sont laquo plus connues raquo indique que lrsquoordre de la science est inverse pour lui de celui du sens et que toute consistance scientifique vient de ce qui est le plus geacuteneacuteral et le plus abstrait La meacutetaphysique est agrave la fois ce qursquoon apprend apregraves tout le reste16 et ce qui laquo prouve tout le reste raquo

Nous pourrions encore confirmer notre maniegravere de voir en examinant ce que S Thomas entend par laquo deacutemontrer raquo Le concept de deacutemonstration deacutefinit pour lui celui de science17 Sans doute la deacutemonstration est double eacutetant parfaite ou imparfaite la parfaite part de principes laquovrais premiers immeacutediats anteacuteceacutedents plus clairs causes de la laquo conclusion raquo son moyen terme est la deacutefinition essentielle la deacutemonstration imparfaite part de principes plus clairs

de propositions exprimant une connexion essentielle entre deux pheacutenomegravenes distincts (V 3 C G 86 et

cp lrsquoexpression mecircme laquo verum ut in pluribus raquo 1a 2ae l c) 14 User de raisons probables crsquoest la meacutethode des sciences morales (In Trin q 6 a 1 ad 3 1re seacuterie cf c)

ndash Lrsquohistoire nrsquoest pas une science au sens thomiste puisqursquoelle ne peut se deacuteduire Tregraves deacutefiant de la connaissance par teacutemoignage (laquo Quantacumque multitudo testium determinaretur posset quandoque testimonium esse iniquum 2a 2ae q 78 a 2 ad 1 ndash Cp ibid corp et a 3 -1 a 2ae q 105 a 2 ad 8 etc) S Thomas admet pourtant implicitement qursquoon puisse arriver agrave la certitude sur un fait historique (v le rocircle de lrsquohistoire dans les preacuteambules de la foi 1 C G 6 et Opusc 2 Ad Cantorem Antiochenum ch 7)

15 In 1 Met 1 2 ndash Cp in Trim 6 1 (542 b multo plus) 16 In 1 Met 1 2 17 In 4 Met l 1 (471 a) In 2 Post 1 20 ad fin ndash In 1 Post 1 1 la deacutemonstration est deacutecrite laquo rationis

processus necessitatem inducens in quo non est possibile esse veritatis defectum et per huiusmodi rationis processum scientiae certitudo acquiritur raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 141

pour nous et prouve par exemple la cause par les effets18 Mais la deacutemonstration imparfaite qui donne le fait et non le pourquoi est comme agrave cocircteacute de la science vraie elle nrsquoy entre que dans certains cas deacutetermineacutes ougrave elle se trouve convertible en deacutemonstration par la cause Elle est drsquoailleurs auxiliaire de la science quand elle sert agrave preacuteparer la deacutefinition (en permettant par exemple de classer une substance sensible dans un genre deacutejagrave connu) Mais la deacutefinition nrsquoest proprement conclue drsquoaucun raisonnement syllogistique elle est le fruit de lrsquoinduction large ou constatation reacuteiteacutereacutee Donc la deacutemonstration du pur fait si elle nrsquoaide pas agrave passer au-dessus drsquoelle-mecircme doit ecirctre exclue du domaine des sciences pour passer agrave celui des industries

Il semblerait que crsquoest lagrave aussi dans le domaine pratique des laquo arts utiles raquo que S Thomas eucirct ducirc releacuteguer lrsquoinduction dite aujourdrsquohui scientifique srsquoil srsquoen eacutetait fait une ideacutee nette19 Non qursquoil eucirct pousseacute le paradoxe jusqursquoagrave la juger scientifiquement indiffeacuterente Mais ses reacutesultats eacutetant indispensables agrave qui veut savoir ses proceacutedeacutes dans lrsquoouvrage de luxe qursquoeacutetait pour lui la science intellectuelle auraient ducirc demeurer cacheacutes Lrsquoesprit une fois la laquo science raquo faite ne doit plus rien voir que la descente harmonieuse et lumineuse des deacuteductions

II

On pourrait en groupant habilement des textes donner une impression toute contraire agrave celle qui doit ressortir du paragraphe preacuteceacutedent On ferait un meacuterite agrave S Thomas

18 Voir lrsquoOpusc 34 de Demonstratione drsquoauthenticiteacute agrave peine douteuse Plus briegravevement dans la Somme 1

q 2 a 2 19 Ce qui nrsquoest pas V le jugement de M Mansion dans ses excellents articles sur lrsquoInduction chez Albert le

Grand (Revue Neacuteo-Scolastique 1906 pp 115 et 246)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 142

drsquoecirctre resteacute fidegravele malgreacute toute sa confiance en lrsquoesprit agrave la tradition expeacuterimentale drsquoAristote On montrerait que dans sa theacuteorie des sciences naturelles il a fait agrave lrsquoobserva-tion des pheacutenomegravenes la premiegravere place laquo Dans lrsquoenquecircte de laquo la veacuteriteacute en matiegravere de sciences naturelles eacutecrit-il quelqueslaquo uns sont partis des raisons intelligibles et ce fut le propre laquo des Platoniciens drsquoautres sont partis des objets sensibles laquo et ce fut comme lrsquoa dit Simplicius le propre de la philosophie drsquoAristote20 raquo Ailleurs encore il critique apregraves son maicirctre lrsquoa priorisme lrsquo laquoinexpeacuterience raquo des Platoniciens21 Il deacuteclare avec lui que dans les sciences naturelles la meacutethode des matheacutematiques est deacuteplaceacutee22 La deacutemonstration par le signe ou lrsquoeffet est plus usiteacutee dans ces sciences23 Aussi lrsquoon y part en geacuteneacuteral de ce qui est moins clair en soi mais plus clair pour nous24 Ces deacuteclarations semblent nettes

On y joindrait des arguments tireacutes de la pratique de S Thomas dans sa philosophie du mouvement dans sa psychologie surtout il tient agrave srsquoappuyer toujours sur les faits et invoque souvent lrsquoexpeacuterience comme un argument irreacutefutable

On insisterait sur le caractegravere expeacuterimental de sa theacuteorie de la connaissance S Thomas a une tendance visible agrave universaliser lrsquoopposition des priora quoad se et des priora quoad nos25 Comment agrave de pareils principes aurait-il pu joindre cette confiance folle en la deacuteduction

Mais ces objections en tant qursquoelles ne reposent pas sur une confusion entre lrsquoordre drsquoinvention et lrsquoordre systeacutematique ndash qursquoil faut soigneusement distinguer chez les Meacutedieacute-

20 Spir 3 21 In 1 Gen 1 3 22 In 2 Met 1 5 23 In Trin 6 1 24 In 2 An 1 3 25 V 2 C G 77 ult ndash 1a 2ae q 57 a 2 ndash in Job 4 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 143

vaux ndash prouvent seulement qursquoune certaine indeacutetermination voilait dans lrsquoesprit de S Thomas des problegravemes importants drsquoeacutepisteacutemologie Elles ne peuvent empecirccher que la conception laquo architectonique raquo preacuteceacutedemment exposeacutee demeure la principale la plus souvent rappeleacutee la plus systeacutematiquement affirmeacutee Preacuteciser lrsquoopposition apparente ou reacuteelle de ces deux tendances divergentes en cela consiste toute la difficulteacute pour qui veut critiquer la valeur de la science drsquoapregraves les principes de S Thomas

III

Si nous entreprenons de juger la science au sens thomiste du mot comme simulacre de lrsquointellection pure il faut drsquoabord fixer deux conclusions qui se deacutegagent drsquoellesmecircmes

Premiegraverement il va de soi qursquoun arrangement de jugements successifs est de par sa notion mecircme imparfait et mal satisfaisant quand il srsquoagit de la prise unifiante de lrsquoecirctre La science participe aux tares de la ratio26 La science qui srsquoaccumule en ajoutant sans cesse de plus eacutetroites deacuteterminations de son objet tend agrave la ressemblance drsquoune ideacutee angeacutelique mais le passage agrave la limite en faisant eacutevanouir sa multipliciteacute caracteacuteristique lrsquoexterminerait Sans doute le

26 Voir in 1 Post 1 35 la reacuteponse aux objections qui attaquent la supeacuterioriteacute de la deacutemonstration universelle

sur la particuliegravere et speacutecialement agrave celle-ci laquo Universalis demonstratio ita se habet quod laquo minus de ente habet quam particularis raquo S Thomas reacutepond en distinguant le point de vue de la raison drsquoavec la reacutealiteacute laquo Quantum ad id quod rationis est Quantum vero ad naturalem subsistentiam raquo Pourtant la critique de la science comme speacuteculation imparfaite ne doit pas ecirctre chercheacutee dans ce paragraphe elle est ndash un peu trop implicitement encore ndash dans les questions sur les Anges (p ex Ver 8 15 distinction de la connaissance in aliquo unifiante et qui peut ecirctre intuitive ndash et de la connaissance ex aliquo discursive et multiple)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 144

principe de la deacuteduction lrsquounifie et fait voir ses eacutenonciables les uns dans les autres Oportet in conclusionibus speculari principia Cependant mecircme si dans ce qui nrsquoest pour S Thomas qursquoune opeacuteration logique on voulait consideacuterer lrsquoacte psychologiquement supeacuterieur qui imite une vision totalisante la reacuteduction mecircme du multiple agrave un principe abstrait ne ferait que mieux ressortir tout ce qursquoa drsquoirreacuteel lrsquoapproximation de lrsquoecirctre par voie deacuteductive Le nerf de la deacuteduction crsquoest le principe de la substitution des eacutequivalents drsquoautre part selon les premiers axiomes de la meacutetaphysique thomiste dans le monde degraves Intelligibles purs il nrsquoy a pas drsquoeacutequivalents ndash et dans le monde mateacuteriel il ne semble guegravere convenir qursquoil y en ait puisque la finaliteacute intelligible y regravegne donc le contraste est irreacuteductible entre lrsquointellection type et la science mecircme parfaite Omnis scientia essentialiter NON est intelligentia

En second lieu quelque grossiegravere et confuse que soit la connaissance deacuteductive S Thomas est parfaitement fidegravele agrave ses principes en admettant et la possibiliteacute et la supeacuterioriteacute relative drsquoune certaine philosophie par deacuteduction laquo Si une cc proposition est deacutemontrable nous nrsquoen avons pas de meilleure connaissance que la scientifique tandis que des principes indeacutemontrables nous avons une connaissance meilleure27 raquo La dualiteacute de nos moyens de connaicirctre entraicircne cette conseacutequence logique un renseignement quelconque sur nrsquoimporte quelle essence suppose un travail sur des donneacutees sensibles donc un systegraveme du monde suppose lrsquoabstraction de principes geacuteneacuteraux gracircce agrave lrsquoinduction large Et lrsquounification de ce systegraveme ne se conccediloit que par lrsquointersection de ces principes entre eux ou avec des quasi-deacutefinitions semblablement obtenues ndash Rien nrsquoempecircche

27 In 1 Post l 32

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 145

que la possession de lrsquoensemble scientifique ainsi formeacute atteigne agrave la certitude parfaite Mais tout fait preacutevoir que son extension sera extrecircmement borneacutee

Lrsquoerreur de S Thomas semble donc avoir consisteacute agrave faire en pratique de toute proposition certaine qui nrsquoeacutetait pas immeacutediatement utilisable agrave lrsquoartisan une partie inteacute-grante de la philosophie deacuteductive On le sait assez quand on eut renonceacute agrave cette meacutethode lrsquoexpeacuterience montra qursquoune systeacutematisation autonome des faits sensibles donneacutes pouvait ecirctre entreprise et reacuteussissait La valeur de speacuteculation immeacutediate en eacutetait mince mais les reacutesultats pratiques indeacutefiniment feacuteconds Ce qursquoon reproche donc agrave S Thomas ce nrsquoest pas drsquoavoir admis la possibiliteacute drsquoune philosophie du mouvement ni preacuteciseacutement drsquoavoir voulu lrsquoenseigner avant la zoologie et la botanique crsquoest drsquoavoir cru que botanique et zoologie en pouvaient ecirctre comme deacuteduites en sorte que ce qui est leur fond essentiel ce qui les constitue comme sciences des vivants reacuteels fucirct lrsquo laquo application raquo drsquoune philosophie de lrsquoecirctre mouvant En preacutetendant utiliser tout pour sa synthegravese il nrsquoeacutetait que conseacutequent avec ses principes en voulant y faire rentrer par force tant de produits du travail de la ratio sur le donneacute il risquait de fausser ses principes ndash Nrsquoavait-il pas parleacute lui-mecircme de cette cogitative semblable agrave lrsquoestimative des becirctes mais renforceacutee par son contact avec la raison Nrsquoavait-il pas insisteacute sur cette continuiteacute qui regravegne entre tous les ecirctres connaissants Et nrsquoaurait-il pu soupccedilonner qursquoagrave cocircteacute de la speacuteculation pure image de la vie angeacutelique les hommes semblables en cela agrave des abeilles progressives ou agrave des castors tregraves supeacuterieurs possegravedent des systegravemes de lois et de recettes qui leur permettent drsquoassujettir le monde des sens agrave leurs besoins

Sans doute on ne peut dire absolument qursquoil ait manqueacute drsquoune ideacutee si simple A cocircteacute des sciences il connaicirct les indus-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 146

tries (artes) ougrave il range par exemple lrsquoagriculture et la meacutedecine28 Et ce serait peut-ecirctre le meilleur moyen de faire comprendre son eacutepisteacutemologie que de dire les sciences telles que maintenant on les entend sont pour lui des laquoarts raquo et la synthegravese philosophique seule doit srsquoappeler laquo science raquo Qursquoest-ce qursquoun savant pour S Thomas Crsquoest un homme qui connaicirct les essences Pour nous le savant comme tel fait preacuteciseacutement profession de les ignorer et srsquoinquiegravete seulement de noter les rapports entre les pheacutenomegravenes Attribuer le chauffage agrave laquo Dieu en preacutesence du feu raquo et non pas agrave la laquo vertu propre de cet eacuteleacutement crsquoest pour S Thomas aneacuteantir la science parce que crsquoest rendre impossible la connaissance des causes29 Mais qursquoimporterait au savant drsquoaujourdrsquohui pourvu qursquoon lui laissacirct la constance du pheacutenomegravene Et du laquo pourquoi raquo ce savant parlerait comme de lrsquo laquo essence raquo la finaliteacute nrsquoest plus pour lui un principe laquo reccedilu du dehors raquo comme constituant intrinsegraveque de sa science crsquoest une hypothegravese directrice conccedilue au-dedans S Thomas lui identifiait en son eacutepisteacutemologie meacutetaphysique la nature et la fin30

Si donc on voulait comparer ses principes aux theacuteories des modernes il ne faudrait pas leurreacute par une coiumlncidence purement verbale identifier ce qui de part et drsquoautre est nommeacute laquo science raquo Ce serait sinon reacutealiser lrsquoidentiteacute des

28 In 2 Post 1 20 Lrsquoassertion est mecircme eacutetendue agrave tout ce qui est laquo circa generationem id est circa

quaecumque factibilia raquo La penseacutee semble un peu vague ndash In 2 Phys 1 4 (348 b) la meacutedecine est dite laquo scientia artificialis raquo ndash La physique au contraire est une science et neacutecessaire (Ver 15 2 3) et deacutemonstrative (2a 2ae q 48 a un In 1 Phys 1 1) le naturalis est une espegravece du speculativus (In 10 Eth 1 15 fin)

29 3 C G 69 7 30 In 2 Phys 1 15 380 a ndash Le physicien drsquoapregraves S Thomas use en ses deacutemonstrations de toutes les causes

(in 1 Phys 1 1) et preacutefeacuterablement de la finale (In 5 Met 1 2 518 b ndash 1 1 513 b ndash On peut drsquoailleurs lire praecipuae et non praecipue pour ne pas aggraver lrsquoideacuteologie (cp 3 C G 69 7)

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 147

contradictoires au moins torturer les textes drsquoeacutetrange faccedilon Il faudrait maintenir tregraves nette la distinction entre speacuteculations pures et industrie systeacutematiseacutees Assureacutement ce nrsquoest pas lagrave mentir au peacuteripateacutetisme pourvu qursquoon affirme encore que les secondes peuvent preacuteparer aux premiegraveres leurs mateacuteriaux et aussi que certaines geacuteneacuteralisations extraites des sciences peuvent ecirctre subsumeacutees aux principes de meacutetaphysique ndash Si drsquoailleurs sur ces deux points on consulte la pratique de S Thomas pour eacuteclairer ou corriger sa theacuteorie lrsquoon se convaincra touchant la preacuteparation des mateacuteriaux qursquoil les a emprunteacutes agrave lrsquoexpeacuterience vulgaire bien plus qursquoagrave ses theacuteories scientifiques et touchant la systeacutematisation ulteacuterieure des faits observeacutes qursquoil lrsquoa souvent preacutesenteacutee comme un arrangement possible plutocirct que comme une deacuteduction certaine31 Ces deux faits expliquent la faciliteacute avec laquelle sa biologie (si le mot nrsquoest pas trop preacutetentieux) sa physique et son astronomie mecircme se deacutetachent de sa meacutetaphysique

Mais le point capital reste ceci qursquoon suppose des sciences pratiques aussi complegravetes et aussi bien coordonneacutees qursquoon voudra ndash qursquoon les juxtapose dans une mecircme intelligence agrave lrsquoontologie la plus profonde -tant que les premiegraveres ne feront qursquoaffirmer des faits les deux tableaux seront irreacuteductibles Et se fondissent-ils en un seul par la peacuteneacutetration de lrsquointelligible dans le sensible geacuteneacuteraliseacute le reacuteel en soi nrsquoest pas encore saisi S Thomas qui nie qursquoon puisse arriver agrave connaicirctre laquo toutes les choses naturelles32 raquo eucirct pu ajouter selon ses principes que les connucirct-on toutes par le mode humain on restait encore fort au-dessous de lrsquoideacuteal de lrsquointelligence La raison derniegravere de lrsquoimperfection de toute

31 Voir le chapitre suivant 32 In 1 Meteor 1 1 ndash In Job 1 11 ndash 1 q 88 a 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 148

science humaine crsquoest la dualiteacute de nos moyens de connaissance tandis que le reacuteel est un La quidditeacute et la toi saisies par un esprit qui ne voit pas la matiegravere nrsquoexistent que dans la matiegravere Aussi dans nos eacutenonceacutes et nos perceptions multum inest de natura indeterminati

CHAPITRE CINQUIEgraveME

Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Systegravemes et Symboles

I

Malgreacute sa rigoureuse conception de la science qursquoil applique agrave la philosophie S Thomas admet en theacuteorie et en pratique qursquoaux raisonnements philosophiques certains on ait le droit drsquoen mecircler drsquoautres qui donnent des reacutesultats seulement probables La faccedilon la plus exacte et la plus scolastique de deacutecrire ce proceacutedeacute crsquoest de le rattacher agrave cette partie de la logique que lrsquoEacutecole appelle laquo dialectique1 raquo La dialectique est caracteacuteriseacutee par lrsquo laquo enthymegraveme raquo par ougrave lrsquoon nrsquoentend pas que toujours une des preacutemisses est sousentendue mais que omise ou exprimeacutee elle nrsquoa pas la certitude requise pour une deacutemonstration Nous sommes donc en preacutesence drsquoun exercice de lrsquoesprit qui use speacuteculativement des meacutecanismes deacuteductifs propres agrave la ratio alors qursquoil ne possegravede comme principe qursquoune vue trop confuse pour qursquoon puisse certainement lrsquoappliquer au sujet

Plus la majeure sera geacuteneacuterale et la conclusion eacuteloigneacutee mieux lrsquooriginaliteacute du proceacutedeacute apparaicirctra elle est agrave son comble dans les raisonnements du type suivant qui ne

1 Sur la dialectique opposeacutee au raisonnement apodictique v in 1 Post 1 1 et 1 33 ndash 28 280 q 48 a un ndash

in 4 Met 1 1 (471) Cp logice ou rationabiliter opposeacute agrave demonstrative p ex in 1 Cael l 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 150

sont pas rares chez S Thomas la raison pose en principe une de ces grandes phrases qui sont comme lrsquoexpression mecircme de lrsquoidentiteacute entre ses lois et les choses (Bonum est ut in pluribus Natura semper ad unum tendit Natura semper meliore modo operatur) et elle en postule lrsquoapplication dans un deacutetail alors que le moyen terme est insuffisant ou absent Tous les raisonnements de convenance ou drsquoanalogie rentrent dans ce type2 Il nrsquoen est point de plus ingeacutenieusement naiumlf que lrsquoargumentation par la laquo suffisance des combinaisons3 raquo Adam a eacuteteacute fait sine viro et femina Egraveve ex viro sine femina les autres naissent ex viro et femina Il convenait donc laquo ad completionem universi raquo que Jeacutesus naquit ex femina sine viro ndash Cet usage du discours peut srsquoappeler artistique parce que sont but principal semble ecirctre son exercice mecircme et parce qursquoil correspond dans les esprits drsquoalors aux besoins que maintenant lrsquoart a pour mission de remplir

On peut facilement faire voir qursquoil eacutetait naturellement appeleacute par le deacuteveloppement de la noeacutetique thomiste tel que nous lrsquoavons deacutecrit Lrsquointelligence discursive si elle reste fidegravele agrave la rigueur de ses meacutethodes nrsquoarrive agrave srsquooffrir qursquoune vision du monde double neacutecessairement et irreacutemeacutediablement trouble Des lois geacuteneacuterales sont eacutetablies dont lrsquoensemble esquisse la structure de lrsquoecirctre mais entre ces lineacuteaments trop espaceacutes srsquoeacutetendent de larges intervalles que lrsquoesprit voudrait remplir Car son aspiration est toujours par quelque moyen que ce soit de srsquointeacutegrer lrsquounivers dans lrsquouniteacute drsquoune seule ideacutee passer agrave lrsquoacte et agrave plus drsquoacte ce nrsquoest autre chose pour lui que chercher agrave satisfaire cette tendance Des reacutegions de lrsquoecirctre lui sont inconnues il veut

2 3 d 12 q 3 a 2 sol 2 ndash 3 q 31 a 4 3 Crsquoest lrsquoargument drsquo laquo eacutequilibre raquo ou drsquolaquo isonomie raquo des anciens (Cp Ciceacuteron De Nature Deorum I 39)

Pour lrsquousage qursquoen fait S Thomas cp in 2 Cael 1 4 116 a ndash In 1 Post 1 11

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suppleacuteer par lrsquoimagination que guide lrsquoanalogie Les recettes industrielles sont agrave part de la vraie science il est solliciteacute agrave inventer des raccords entre les eacutenonceacutes propter quid et les eacutenonceacutes quia On pourrait ajouter que les sens intuitifs le tentent eux qui atteignent du preacutecis et du vivant de remplir ses capaciteacutes vides en y pressant leurs appreacutehensions singu-liegraveres crsquoest nous le verrons la raison du symbole sensible qui vient srsquoajouter au systegraveme pour aider agrave unifier lrsquounivers conccedilu Si donc nous parlons drsquoart le mot ne doit pas faire illusion sur le sens essentiellement philosophique du proceacutedeacute qui nous occupe crsquoest parce qursquoil est tregraves intimement convaincu de lrsquointelligibiliteacute du monde total et de la neacutecessiteacute drsquounifier lrsquoideacutee pour lrsquoapprofondir que le Scolastique pour embellir et compleacuteter sa vision du monde ajoute au certain du tregraves probable du moins probable du supposable du possible et continuerait srsquoil pouvait agrave lrsquoinfini Renoncer aux lois rigoureuses de la science qui deacutemontre eacutecouter les sens et les admettre agrave collaborer agrave lrsquoœuvre philosophique autrement qursquoen preacuteparant des mateacuteriaux pour la deacuteduction crsquoest drsquoailleurs introduire dans les reacutesultats cette flexibiliteacute cette incertitude qui est le propre de la connaissance sensible Crsquoest abandonner la rigueur pour lrsquoamour de lrsquouniteacute Crsquoest viser agrave autre chose qursquoagrave la conviction raisonnable srsquoil est vrai que tout assentiment est deacutesordonneacute degraves lagrave qursquoil nrsquoest pas infaillible4 Quand le sensible et lrsquoopinion sont mis de la partie lrsquoon nrsquoa plus une complexiteacute rationnelle pour mimer lrsquoIdeacutee pure mais une complexiteacute artistique pour mimer la rationnelle Le Systegraveme et le Symbole fruits de cette collaboration drsquoun nouveau genre ougrave lrsquoimagination a sa place sont donc des succeacutedaneacutes de la science totale Et si lrsquoon coule le probable dans les mecircmes moules

4 Cp le texte deacutejagrave citeacute de Ver 18 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 152

afin que lrsquoensemble produise une impression unique et que la raison impuissante agrave la deacuteduction absolue puisse du moins srsquoen offrir lrsquoillusion le philosophe devra toujours pouvoir distinguer en soi deux personnages un poegravete qui recircve un savant qui prouve Beau-coup drsquoesprits au Moyen Age eacutetaient assez souples pour ce jeu5 et dans le cas particulier de S Thomas on peut assurer que si le plaisir intellectuel eacutetait grand la raison nrsquoen eacutetait pas dupe6

Il est assez rare que S Thomas srsquoarrecircte agrave doser la certitude de ses assertions Il serait pourtant relativement facile croyons-nous de distinguer en sa doctrine ce qursquoil estimait probable et ce qursquoil jugeait certain si du moins lrsquoon srsquoen tenait agrave la philosophie pure Sans doute ce travail exigerait qursquoon srsquoengageacirct trop agrave fond dans le mateacuteriel de son systegraveme pour qursquoil soit possible mecircme de lrsquoesquisser ici Drsquoautre part pour donner une juste ideacutee de la coexistence subjective des deux meacutethodes il ne suffit pas drsquoen citer les theacuteories frag-mentaires qursquoon peut recueillir ccedilagrave et lagrave seule la lecture du corps mecircme des exposeacutes donnera lrsquoimpression exacte de ce qursquoeacutetait la logique artistique et parmi ces exposeacutes comme nous verrons crsquoest aux theacuteologiques qursquoil faudrait surtout srsquoattacher parce que crsquoest en theacuteologie que cette meacutethode triomphe Jrsquoemprunte seulement trois exemples au domaine de la connaissance naturelle

Le premier fait clairement voir que dans les sciences naturelles telles qursquoil les concevait et les enseignait crsquoest agrave-dire comme des explications deacutepassant le simple eacutenonceacute du

5 Lequel est dans la tradition grecque non seulement platonicienne mais aristoteacutelicienne Un exemple

typique du proceacutedeacute se rencontre au second livre du Ciel ougrave les hypothegraveses astronomiques sont accompagneacutees de la jolie reacuteflexion εἴ τις δὶα τὸ φιλοσοφίας καὶ μικρὰς εὐπορίας ἀγαπᾷ περὶ ὦν τὰς μεγίστας ἔχομεν ἀπορίας (B 12)

6 Voir les deacuteclarations comme 4 d 40 a 4 ad 4

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pheacutenomegravene il se rendait compte malgreacute sa conscience de lrsquoideacuteal deacutecrit plus haut qursquoil entrait une large part drsquohypothegravese Il est un texte du Commentaire sur le Ciel si connu qursquoil faut presque srsquoexcuser de le citer mais si tonique qursquoon rie peut srsquoen dispenser laquo Les hypothegraveses inventeacutees par les laquo astrologues dit-il ne sont pas neacutecessairement vraies laquo en les apportant ils paraissent expliquer les faits et laquo pourtant on nrsquoest pas obligeacute de croire qursquoils ont vu juste laquo peut-ecirctre un plan encore inconnu des hommes rend raison laquo de toutes les apparences du monde des eacutetoiles7 raquo Notez que ce jugement porte mecircme sur le systegraveme qursquoil expose et dont il use en ses propres œuvres Un doute semblable se fait jour en meacuteteacuteorologie agrave propos de la theacuteorie des comegravetes lrsquohypothegravese adopteacutee est dite infeacuterieure en certitude tant aux theacuteoregravemes matheacutematiques qursquoaux eacutenonceacutes de faits sensibles et son unique meacuterite est drsquoexpliquer le pheacutenomegravene drsquoune maniegravere qui satisfasse lrsquoesprit8

Le second exemple serait drsquoune porteacutee bien supeacuterieure si les deacuteclarations eacutetaient aussi nettes Il srsquoagit de la theacuteorie des Substances seacutepareacutees Quel aspect incertain prendrait la philosophie thomiste si cette doctrine devait tout entiegravere ecirctre consideacutereacutee comme hypotheacutetique Mais les donneacutees de la foi srsquoajoutent ici aux conjectures philosophiques On ne peut donc parler de simple opinion Malgreacute cela plusieurs points dignes drsquoattention doivent au moins ecirctre signaleacutes les arguments apporteacutes dans la partie philosophique du Contra Gentes pour prouver soit qursquoil y a des Anges soit que le

7 In 2 Cael 1 17 La mecircme doctrine est explicitement reprise 1 q 32 a 1 ad 2 et semble mecircme deacutepasseacutee in

Job 38 2 e Per certitudinem via motus luminarium cognosci non potest ab homine raquo (cple contexte) 8 In 1 Meteor 1 9 ndash On est drsquoailleurs averti au deacutebut du traiteacute que les preacutetentions de lrsquoauteur et du

commentateur sont modestes

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 154

monde sensible est gouverneacute par eux ne sont au fond que des raisons de convenance tireacutees de lrsquoanalogie geacuteneacuterale du monde et du plan qui semble avoir preacutesideacute agrave sa creacuteation9 Il est juste sans doute de le remarquer la valeur de plusieurs thegraveses drsquoangeacutelologie est indeacutependante de lrsquoexistence reacuteelle des Anges biais drsquoautres la supposent neacutecessairement Plus donc on croira devoir souligner lrsquoautonomie de la philosophie thomiste par rapport aux donneacutees reacuteveacuteleacutees plus aussi il faudra reconnaicirctre la hardiesse de ses conjectures et son peu de reacutepugnance agrave se contenter du probable en de fort grandes questions

La theacuteodiceacutee enfin fournit lrsquoexemple le plus topique et le plus digne drsquoecirctre meacutediteacute ndash Qursquoon suive le deacuteveloppement logique de la deacutemonstration des attributs divins soit dans la Somme contre les Gentils soit mecircme dans la Somme theacuteologique Comment douter qursquoon soit en preacutesence drsquoun discours qui preacutetend rigoureusement prouver Quelque chose serait-il solide dans lrsquoœuvre du Docteur angeacutelique si ces grandes thegraveses vacillaient ndash On est donc tregraves surpris lorsqursquoon entend dire ensuite que lrsquouniteacute de Dieu comprise comme

9 2 C G 91 ndash 1 q 50 a 1 ndash 1 q 51 a 1 On remarquera dans ces diffeacuterents passages les necesse est et les

oportet ndash En geacuteneacuteral on ne peut se fonder sur des mots de ce genre pour eacutetablir le degreacute drsquoassentiment que S Thomas accordait agrave une conclusion Parfois oportet alterne avec exigere videtur (4 C G 79 1) parfois videtur est employeacute en des matiegraveres ougrave lrsquoauteur est certain et semble devoir se traduire laquo il apparaicirct que n Il faudrait aussi tenir compte du caractegravere de certains ouvrages il se peut que la valeur technique de chaque expression soit moins peseacutee en certains passages plus eacuteleacutegamment eacutecrits la masse des expressions dubitatives dans les Sentences est peut-ecirctre un signe de la modestie du deacutebutant partout mille raisons drsquoopportuniteacute conseillaient de traiter respectueusement lrsquoAugustinisme dans les reacutedactions du Fregravere Reacuteginald telle expression vive est due peut-ecirctre au zegravele outrancier du disciple (In 1 Cor 13 1 4 laquo omnino falsum et impossibile raquo) Tout cela doit rendre sceptique agrave lrsquoeacutegard des discussions qui reposent sur de pareilles pointes drsquoaiguilles il nrsquoeucirct pas eacuteteacute utile drsquoinsister si lrsquoon nrsquoen rencontrait encore trop souvent

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enveloppant la toute-puissance la providence universelle et semblables attributs est objet de foi et non pas de deacutemonstration La reacutepeacutetition de cette affirmation et le caractegravere des ouvrages ougrave elle se trouve deacutefendent drsquoy voir une reacuteponse donneacutee au hasard pour esquiver quelque veacutetilleuse objection theacuteologique Drsquoailleurs si lrsquoon ne croyait pas qursquoelle traduise une penseacutee reacutefleacutechie alors la faciliteacute mecircme avec laquelle S Thomas srsquoy laisserait aller sacrifiant ainsi sans coup feacuterir des deacutemonstrations longuement eacutelaboreacutees prouverait bien mieux encore qursquoil nrsquoa point eu dans tous ses raisonnements meacutetaphysiques la confiance naiumlve et absolue qursquoon lui suppose Qursquoon accorde cela et qursquoon veuille bien remarquer en mecircme temps lrsquoabsence complegravete de restrictions quand S Thomas preacutesente ailleurs une preuve rationnelle de la Providence on aura conceacutedeacute tout ce que je preacutetends dire10

10 La question toucheacutee clans ce paragraphe est assez importante pour qursquoon doive entrer dans quelques

deacutetails S Thomas parmi les attributs de Dieu que la raison naturelle peut deacutemontrer mentionne plusieurs fois et en premiegravere ligne lrsquoincorporeacuteiteacute et lrsquointelligence il ajoute encore lrsquoincorruptibiliteacute lrsquoimmobiliteacute la volonteacute une certaine uniteacute ou singulariteacute drsquoexcellence et la preacuterogative drsquoecirctre cause finale du monde (3 d 24 q 1 a 3 sol 1 ndash Ver 18 3 ndash Comp Theol 35 et 254 ndash In Rom I 1 6 ndash 2a 2ae q 2 a 4 arg Sed contra) ndash Ce qui lui semble ecirctre exclusivement objet de foi crsquoest lrsquouniteacute conccedilue comme enfermant la toute-puissance la providence immeacutediate et universelle et le droit exclusif agrave ecirctre adoreacute (Ver 14 9 9 ndash Comp Theol 254 ndash Cp 2a 2ae q 1 a S ad 1) il y joint encore les attributs de Reacutemuneacuterateur et de Justicier (3 d 25 q 1 a 2 ad 2 ndash v cependant In Rom I 1 8) ndash Quant agrave la causaliteacute divine par rapport au monde la raison doit lrsquoaffirmer en geacuteneacuteral mais ne paraicirct pas pouvoir deacuteterminer si elle srsquoexerce par la creacuteation telle que lrsquoentendent les chreacutetiens (3 d 25 loc cit ndash In Rom I 1 6 ndash Comp Theol 68 cf 36 ndash Cp les expressions vagues de 3 d 2 q 1 a 3 sol 1 et le renvoi agrave Aristote op aussi les freacutequentes mentions des theacuteories eacutemanatistes Ce problegraveme est diffeacuterent de celui de la possibiliteacute de la creacuteation ab aeterno traiteacute ailleurs par S Thomas) ndash Il est difficile de reconnaicirctre dans cette distinction des deux classes drsquoattributs lrsquoœuvre exclusive de la reacuteflexion a priori S Thomas en la faisant a certainement penseacute aux Peacuteri-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 156

Passons maintenant aux speacuteculations proprement theacuteologiques le rocircle de la logique laquo artistique raquo y est beaucoup plus conscient et plus indeacuteniable comme il est aussi moins contesteacute

II

Lrsquoœuvre de la theacuteologie est deacutefinie et comprise par S Thomas drsquoune maniegravere qui peut surprendre celui qui connaicirct seulement de la scolastique ce qursquoon a coutume de reacutepeacuteter sur son rationalisme

Sans doute la theacuteologie est tout drsquoabord preacutesenteacutee comme une science speacuteculative dont les articles de foi sont les principes et les propositions qursquoon en tire discursivement les conclusions Cette science est laquo subalterneacutee raquo agrave lrsquointellection divine dont elle reccediloit formuleacutees en eacutenonciables certaines veacuteriteacutes sicut medicus credit physico11 La certitude tant des dogmes que de ce qui en deacutecoule eacutevidemment12 est absolue et irreacuteformable Voilagrave pour satisfaire les exigences de la raison et assureacutement transiger sur quelqursquoun de ces points crsquoeucirct eacuteteacute pour S Thomas cesser drsquoecirctre lui-mecircme Mais lrsquoexamen des objets de la science theacuteologique et de la maniegravere dont elle se constitue le persuadait que ses reacutesultats eacutetaient de fort ineacutegale valeur et que pour ecirctre elle devait faire une large part agrave ce que nous nommons systegraveme et symbole

pateacuteticiens et aux Arabes ndash Noter que si la raison est trop faible pour affirmer la toute-puissance elle est

encore plus mal venue agrave la nier (in Rom I 1 7) ndash On trouvera dans le Contra Gentes (375) et dans le Compendium Theologiae (123) des deacutemonstrations de la Providence de forme philosophique

11 In Trin 2 2 et ad 5 12 V 1 q 32 a 4 (Utrum liceat contrarie opinari de notionibus) et plus fortement dans les Sentences (1 d

33 q 1 a 5) laquo Pertractata veritate et viso quid sequitur idem iudicium est de bis et de illis quae determinata sunt in fide quia ad unum sequitur alterum raquo

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Parce que Dieu est en dehors et au-dessus des cateacutegories les entiteacutes surnaturelles y eacutechappent de mecircme et ne srsquoy laissent laquo reacuteduire raquo que par un classement pratique et gros-sier Les compartiments deacutecrits par Aristote ne sont pas le cadre propre de ces reacutealiteacutes nouvelles la gracircce par exemple ne rentre dans aucune des quatre espegraveces de la qualiteacute et parmi les huit maniegraveres drsquoecirctre drsquoune chose dans une autre assigneacutees au quatriegraveme livre de la Physique il nrsquoen est aucune qui srsquoapplique agrave la Triniteacute13 Donc les ideacutees que nous nous en formons sont au plus haut degreacute analogiques Donc lrsquoexpression du dogme en fonction drsquoune philosophie supposeacutee adeacutequate aux choses drsquoici-bas nrsquoest ni eacutepuisante ni mecircme la seule expression imaginable Ce dernier point est tout particuliegraverement agrave remarquer tout en travaillant agrave la formule peacuteripateacuteticienne et scolastique de la theacuteologie S Thomas se gardait de lrsquoeacuteriger en canon absolu laquo La doctrine sacreacutee dit-il peut recevoir quelque e chose des sciences philosophiques non qursquoelle en ait laquo absolument besoin mais pour manifester mieux ses propres laquo notions Si elle en use ainsi la cause en est lrsquoinsuffisance laquo de notre esprit que les produits de la raison naturelle laquo (principe des autres sciences) conduisent plus facilement laquo agrave ce qui deacutepasse la raison et qui est lrsquoobjet de la theacuteologie14 raquo Cette explication suppose eacutevidemment que si lrsquoon avait lrsquointuition des reacutealiteacutes surnaturelles de la gracircce par

13 Ver 27 2 7 ndash 1 q 42 a 5 ad 1 -- Ici srsquoembranche toute la doctrine de la laquo proportionaliteacute raquo ndash Cp agrave

propos de lrsquounion hypostatique De Un Verbi Inc 1 et Pot 1 4 4 (seconde seacuterie) avec le principe geacuteneacuteral laquo Secundum considerationem theologi omnia illa quae non sunt in se impossibilia possibilia dicuntur raquo ndash Cp encore sur la transsubstantiation 3 q 75 a 4 sur le caractegravere sacramentel 3 q 63 a 2 etc

14 1 q 1 a 5 ad 2 ndash Cp Prolog Sent q 1 a1 laquo Utitur in obsequium sui omnibus aliis scientiis quasi vassallis raquo ndash In Trin 2 3 7 laquo quasi famulantes et praeambulae raquo

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exemple ou des vertus infuses on nrsquoirait pas les classer laquo par reacuteduction raquo dans un preacutedicament Elle suppose encore (ad majorem manifestationem) que les concepts vulgaires de ceux qui nrsquoont pas lu Aristote suffisent agrave leur donner de lrsquoensemble de la theacuteologie une ideacutee geacuteneacuterale et approximative plus imparfaite que celle des doctes mais qui en diffeacuterera par le degreacute non par la nature Elle laisse ouverte enfin la question de lrsquoemploi dans lrsquoœuvre theacuteologique de telle ou telle philosophie hors la veacuteritable cette question S Thomas semble la reacutesoudre en pratique par ses freacutequentes allusions au platonisme de certains Pegraveres lesquelles impliquent la possibiliteacute drsquoexplications theacuteologiques diffeacuterente 3 en fonction des diverses philosophies15

Introduire la philosophie crsquoest donc eacuteclairer le dogme crsquoest aussi puisque les esprits ne sont pas drsquoaccord sur les choses naturelles permettre certaines divergences de vues parmi les croyants La theacuteologie est maintenant distingueacutee drsquoavec la foi et quant agrave son mode drsquoexpression et quant agrave son domaine car les doctrines humaines agissant sur les eacutenonceacutes de la foi agrave la maniegravere de reacuteactifs en feront sortir pour les uns telle conclusion pour les autres telle autre laquo Et ici dit S Thomas srsquoapplique le mot de S Paul aux cc Romains que chacun abonde dans son sens16 raquo Voilagrave le vrai systegraveme theacuteologique constitueacute

15 V agrave propos de Denys 2 C G 98 agrave propos drsquoAugustin Ver 21 2 3 ndash Spir 10 8 ndash Mecircme si les

philosophes tiennent communeacutement une doctrine il faut bien se garder de lrsquoaffirmer comme appartenant agrave la foi (Opusc 9 Prolong) On ne doit jamais en exposant lrsquoEacutecriture adheacuterer exclusivement agrave une opinion qui peut se trouver anti-scientifique laquo Ideo multis exitibus verba Scripturae exponuntur ut se ab irrisione cohibeant litteris saecularibus inflati raquo (Ib D 18 ndash Cf 1 q 64 a 1) Cette Crainte de lrsquoirrisio infidelium est eacutegalement vive chez S Augustin et S Thomas

16 Quodl 3 10 Lrsquoarticle est intituleacute Utrum discipuli peccent sequendo diversas opiniones Magistrorum Puisque drsquoautre part il y a peacutecheacute

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On voit deacutejagrave quelle part drsquoincertain comporte neacutecessairement la reacuteflexion theacuteologique en tant qursquoelle consiste agrave tirer logiquement des conseacutequences du dogme Mais en fait et ceci est capital lrsquoœuvre theacuteologique pour les contemporains de S Thomas et pour lui-mecircme ne consistait pas uniquement ni mecircme peut-ecirctre principalement en cela Ils preacuteten-daient revenir munis de la philosophie autour des principes mecircme du dogme des articles de foi pour tacirccher drsquoen acqueacuterir une certaine laquo intelligence raquo Sans doute le concept de la fides quaerens intellectum est plus clair qursquoaux temps drsquoAnselme ou de Richard de Saint-Victor le domaine propre des mystegraveres est mieux deacutelimiteacute il est parfaitement convenu qursquoon ne les comprendra pas Pourtant cet incorrigible compreneur qursquoest le theacuteologien scolastique parlera comme srsquoil espeacuterait y arriver On ne prouvera pas les articles de foi mais on en simulera la preuve Qursquoon lise attentivement les passages ougrave S Thomas traite de le meacutethode theacuteologique on verra que crsquoest cet exercice qursquoil avait constamment en vue La plupart des dangers qursquoil signale sont dans cette direction Parfois sans doute il avertit de ne pas ajouter drsquoeacutenonceacutes nouveaux agrave ceux qursquoimpose lrsquoEacuteglise Mais ce qursquoil reacutepegravete sans cesse crsquoest qursquoil ne faut pas tellement preacutesumer de la raison humaine ou du geacutenie individuel qursquoon pense parvenir agrave comprendre les mystegraveres deacutejagrave imposeacutes Il faut les deacutefendre dit-il sans vouloir les prouver et comme Aristote lrsquoa fait pour les principes au quatriegraveme livre de la Meacutetaphysique il faut montrer qursquoils ne sont pas contradictoires et reacutefuter les objections il faut enfin chercher des similitudes raquo comme Augustin lrsquoa fait pour le mystegravere de la Triniteacute Cette derniegravere indication est significative17

agrave refuser une conseacutequence eacutevidente (p 156 n 2) les propositions systeacutematiques sont nettement

distingueacutees de ce qursquoon appelle aujourdrsquohui laquo conclusions theacuteologiques raquo 17 In Trin 2 1 ndash Ib 2 3

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Crsquoest donc autour de lrsquoeacuteleacutement indeacutemontrable et mysteacuterieux que se concentre une bonne part des efforts du theacuteologien meacutedieacuteval Le grand nombre de ses successeurs modernes srsquooccupe plus volontiers agrave preacuteciser les conclusions que le raisonnement peut tirer des eacutenonceacutes dogmatiques lui fidegravele agrave lrsquoimpeacuterieux instinct qui commandait sa conception de la synthegravese totale bacirctit sa theacuteologie agrave lrsquoimage de sa science et simule une deacuteduction de la Triniteacute ou du dogme de la vision intuitive La premiegravere conseacutequence est lrsquoincertitude des reacutesultats Il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoinexplicable Le monde de la nature connaissable agrave la raison est sans doute comme une sorte drsquoeacutebauche du monde de la foi mais ne livrant pas agrave notre abstraction de loi qui soit commune aux essences creacuteeacutees et agrave Dieu tel qursquoil est (puisque Dieu est en dehors du genre) il ne repaicirctra lrsquoesprit que de laquo semblances deacuteficientes18 raquo Le penseur dans une simultaneacuteiteacute tregraves consciente compose un assemblage drsquoideacutees arrangeacutees comme et qui prouve et se deacutefend explicitement de vouloir prouver Crsquoest un poegraveme logique moins utile dans la controverse que charmant pour lrsquoesprit qui croit deacutejagrave Il est juste et raisonnable avant que le Ciel nous donne la prise beacuteatifique de charmer avec nos ideacutees de Dieu laquo toutes nos piegraveces raquo comme eucirct dit Pascal drsquoexercer lrsquoesprit et drsquoexciter ainsi le cœur Ad consolationem fidelium dit S Thomas Et lrsquoon pourrait avec une leacutegegravere nuance illustrer ses dires du mot de Platon χρὴ τὰ τοιαῦτα ὥσπερ ἐπᾴδειν ἑαυτῷ

Il suffira de mentionner deux exemples emprunteacutes aux deux grands dogmes du Christianisme la Triniteacute et lrsquoIncarnation Rien nrsquoest plus hautement systeacutematique que lrsquoexposeacute des convenances de lrsquoincarnation du Verbe consideacutereacute

18 In Trin 2 3 ndash Tb 1 4 laquo Aliquales rationes non necessariae nec multum prohabiles nisi credenti raquo

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comm ideacutee de Dieu image du Pegravere et miroir creacuteateur de lrsquoUnivers19 Mais lrsquoexemple classique et principal agrave tous eacutegards est lrsquoapparente deacutemonstration de la Triniteacute emprunteacutee agrave S Augustin et fondeacutee sur la preacutesence en Dieu comme en lrsquohomme de la penseacutee et de lrsquoamour Que S Thomas lui ait attribueacute une valeur vraiment probante crsquoest une opinion qui ne supporterait pas un instant la discussion eacutetant contredite par les affirmations les plus claires Qursquoon lise pourtant les passages ougrave lrsquoexplication est deacuteveloppeacutee ex professo sans doute lrsquoon nrsquoa pas la mecircme impression de rationalisme drsquoeacutevacuation du mystegravere chez S Thomas que chez S Anselme mais qursquoest-ce qui indique qursquoon est en preacutesence non drsquoun raisonnement qui preacutetend conclure mais drsquoune analogie humaine qui nrsquoa drsquoautre but que de faire un peu moins mal concevoir Dans les Sentences et dans les deux Sommes quelques remarques disperseacutees cacheacutees le plus souvent dans la reacuteponse agrave une objection20 Pour lrsquoexplication abstraite elle se deacuteveloppe tout drsquoun trait dans le quatriegraveme livre Contre les Gentils par exemple scandeacutee drsquooportet et drsquoergo embrassant mecirclant fondant le probable et le certain avec une audace qui eacutetonne celui qui sait et une eacutegaliteacute de teneur qui trompe celui qui ignore On comprend que des theacuteologiens peu familiers avec la mentaliteacute meacutedieacutevale aient senti agrave la lecture de ces pages quelque chose du malaise ou de la mauvaise humeur drsquoun savant devant qui lrsquoon identifierait theacuteorie physique et loi constateacutee Il est remarquable que le laquo livre du maicirctre raquo est ici plus explicite21 mais nrsquoest-ce

19 4 C G 42 20 1 q 32 a 1 ad 2 ndash q 42 a 2 ad 1 21 Pot 2 1 ndash 8 1 12 ndash 9 9 7 ndash 10 5 ndash Mais voir aupregraves de cela ces tranquilles phrases ougrave lrsquoensemble de

la comparaison semble donneacute comme image expresse de la reacutealiteacute Pot 2 3 (corp fin et ad 11) ndash 2 4 11

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pas surtout lrsquoeacutecolier qursquoil fallait mettre en garde contre la preacutesomption drsquoavoir deacutemontreacute lrsquoindeacutemontrable

La valeur de lrsquoexplication augustinienne de la Triniteacute qursquoon 0reacutealisera mieux en la remettant agrave sa place dans lrsquohistoire intellectuelle de son auteur en revivant le spiritualisme jeune qui lrsquoinspira consiste en ce qursquoelle fait concevoir une certaine pluraliteacute dans lrsquoun immateacuteriel ma penseacutee ou mon acte drsquoamour est moi en quelque lsquosorte vit en moi est incorporel comme moi et cependant srsquooppose agrave moi Elle eacutechoue agrave eacutetablir la distinction comme personnelle et aussi lrsquoeacutegaliteacute des diffeacuterents termes Lrsquoeacuteleacutement valable y est donc inseacuteparablement uni agrave un eacuteleacutement caduc Lrsquooriginaliteacute de ce meacutelange est moins frappante ce me semble dans les deacuteveloppements un peu oratoires de S Augustin que dans les exposeacutes syllogistiques de S Thomas Aussi cet exemple caracteacuterise excellemment sa meacutethode on ne peut guegravere je crois srsquoen exageacuterer lrsquoimportance il montre comment notre docteur a consciemment nourri drsquoun meacutelange de veacuteriteacutes et de symboles sa raison theacuteologique

S Thomas reacutesume quelque part le rocircle de la theacuteologie rationnelle en cette courte phrase ad cognoscendum fidei veritatem veras similitudines colligere22 Qursquoil srsquoagisse drsquoimages mateacuterielles et coloreacutees comme dans le symbolisme propre ou de constructions logiques comme dans les systegravemes on nrsquoa toujours affaire qursquoagrave des ressemblances do la veacuteriteacute

III

Comme la science eacutetait un succeacutedaneacute de lrsquoideacutee pure agrave lrsquousage de la raison deacutemonstrative ainsi le systegraveme est un succeacutedaneacute de la science agrave lrsquousage de lrsquoimagination intel-

22 1 C G 8

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lectuelle Il y a bien des degreacutes dans le raisonnement systeacutematique plus les analogies dont on part sont geacuteneacuterales moins la conclusion est sucircre parce qursquoon donne davantage aux conditions subjectives du connaicirctre humain et qursquoon reccediloit moins purement lrsquoimpression de lrsquoobjet On srsquoeacuteloigne tout ensemble de la science et de lrsquoIdeacutee23 La rigueur va srsquoexteacutenuant agrave mesure que se desserre la trame logique qui soutient des convenances plus vagues et de plus incertaines probabiliteacutes elle se dilue enfin dans lrsquoindeacutetermination du sensible

A la limite du systegraveme est le symbole La meacutethode nrsquoa pas essentiellement varieacute et toute proposition drsquoune philosophie symbolique recegravele un enthymegraveme dialectique La majeure est le principe courant au Moyen Age de la repreacutesentation geacuteneacuterale par le monde sensible du monde spirituel on affirme dans la mineure une convenance particuliegravere entre le mode drsquoappreacutehender tel objet sensible et de se repreacutesenter tel ecirctre spirituel Per ibidem significatur Christus per quem protegimur a spirituali diluvio24 Il est clair que dans la pro-position symbolique lrsquo laquo incertitude raquo est extrecircme la jonction du sensible et du spirituel la subsomption de lrsquoapparence sous la veacuteriteacute srsquoy opegravere arbitrairement en vertu de preacutefeacute-rences et de preacuteformations purement subjectives Mais lrsquoideacutee pure y est eacutexcellemment mimeacutee puisque les reacutealiteacutes

23 La derniegravere place entre les systegravemes appartient aux arrangements logiques faits pour le seul plaisir de

systeacutematiser telles sont par exemple la quintuple classification des Sacrements (4 d 2 q 1 a 2) lrsquoadaptation deacutetailleacutee des dons aux beacuteatitudes dans la 2a 2ae les divisions des vertus etc Rien nrsquoest plus caduc dans toute la scolastique que ces essais maladroits pour simuler la science du particulier Au lieu drsquoessayer drsquoy susciter lrsquointuition on y mateacuterialise le spirituel pour satisfaire lrsquoimagination quantitative

24 Il ne faut pas confondre la theacuteorie du symbolisme universel avec celle de lrsquoexemplarisme theacuteiste selon lrsquoexemplarisme les ecirctres les plus spirituels eux-mecircmes ont leur archeacutetype au sein du Verbe

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les plus spirituelles y sont directement rejointes aux choses concregravetes objets drsquointuition Toutes les nuances entre le systegraveme tregraves probable et le pur symbole se rencontrent dans

la theacuteologie de S Thomas La relativiteacute de la mineure symbolique empecircche qursquoon puisse arriver par cette voie en philosophie agrave autre chose qursquoagrave des reacutesultats fantaisistes Aussi en matiegravere de veacuteriteacute naturelle le symbole chez S Thomas ne se preacutesente que sous forme de comparaison25 Il en pourrait ecirctre autrement pour la doctrine religieuse preacuteciseacutement parce qursquoune intelligence libre peut preacuteeacutetablir et reacuteveacuteler agrave lrsquohomme un certain rapport entre telles apparences sensibles et telles reacutealiteacutes spirituelles En fait cependant il nrsquoen est pas ainsi S Thomas nrsquoaccorde pas au symbole religieux de valeur eacutepisteacutemologique mais seulement une valeur de speacuteculation estheacutetique Symbolica theologia non est argumentativa26

En certains cas assureacutement le lecteur heacutesite entre les deux interpreacutetations systeacutematique et symbolique Crsquoest encore faire un raisonnement de juger laquo deacutecent raquo que la creacuteature spirituelle nrsquoait pas eacuteteacute faite apregraves la corporelle puisque lrsquounivers est un27 Mais que dire de ces minutieuses preacutecisions laquo Il est assez probable que la lune a eacuteteacute creacuteeacutee pleine comme les herbes ont eacuteteacute faites dans leur eacutetat par fait portant deacutejagrave des graines et semblablement les animaux et lrsquohomme Car bien que le deacuteveloppement naturel megravene du moins parfait au plus parfait pourtant agrave parler absolument crsquoest le parfait qui preacutecegravede raquo laquo Lrsquoat-

25 laquo Exemplum est quaedam inductio imperfecta raquo (In I Post l 1) Lrsquointellect agent p ex est compareacute agrave

lrsquoœil du chat agrave la fois source de lumiegravere et organe de vision crsquoest une analogie ce nrsquoest pas une preuve A priori on pouvait aussi bien le comparer agrave lrsquooeil du chien qui voit mais nrsquoeacuteclaire pas

26 Ver 22 11 8 ndash Quodl 7 14 4 27 Pot 3 18 laquo Unius totius una videtur esse productio raquo etc

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mosphegravere terrestre est un lieu convenable agrave lrsquohabitation des deacutemons sa transparence srsquoaccorde avec la beauteacute de leur nature sa turbulence avec leur volonteacute peacutecheresse sa place dans lrsquounivers avec leur office qui est de nous exercer raquo Et encore il est vraisemblable qursquoagrave lrsquoheure de la reacutesurrection des morts reacutegnera un certain creacutepuscule pour que la lune et soleil soient preacutesents agrave ce grand eacuteveacutenement28 On est ici agrave la limite du systegraveme et du symbole Nulle part drsquoailleurs on ne prend mieux sur le fait ce meacutelange de deacuteduction et de poeacutesie qui caracteacuterise la logique artistique ces petites perles de la Scolastique peinent tregraves fort quelques-uns de ses modernes partisans elles sont pourtant drsquoun prix inestimable Leur place est neacutecessaire dans le contexte psychologique pourrions-nous si elles eacutetaient absentes nous imaginer ce qursquoeacutetait la compeacuteneacutetration des deux ordres dans lrsquoesprit de S Thomas et comment il faisait couler le rationnel jusque dans les veines les plus intimes du reacuteel

Dans la plupart des cas lrsquoon ne saurait avoir de doute Lrsquoadaptation symbolique est souvent preacutesenteacutee sous forme drsquoargument mais sa valeur de science ou drsquoopinion est nulle laquo Par la vache rousse le Christ est repreacutesenteacute la faiblesse qursquoil a voulu prendre par le sexe feacuteminin le sang qursquoil a verseacute par la couleur raquo laquo Les deux passereaux de lrsquooffrande signifiaient la diviniteacute et lrsquohumaniteacute du Christ raquo laquo A la tunique bleue du pontife on pendait des clochettes drsquoor pour signifier la science des choses divines qui devait srsquounir en lui agrave la perfection ceacuteleste de la vie29 raquo S Thomas

28 I q 70 a 2 ad 5 ndash 2 d 6 q 1 a 3 ndash 4 d 43 q 1 a 3 sol 4 ndash Le raisonnement artistique conclut ici du

principe rationnel au fait sensible il remonte ailleurs du fait sensible agrave la loi geacuteneacuterale (1a 2ae q 100 a 3) 29 1a 2ae q 102 a 5 ad 5 ad 7 ad 10

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 166

a expliqueacute lui-mecircme agrave propos du symbole religieux comme agrave propos de la laquo science poeacutetique raquo quel sens avaient toutes ces images dans sa philosophie laquo Il faut retourner vers les choses divines les deux parties de lrsquohomme (la sensible et laquo lrsquointellectuelle) et crsquoest pourquoi Denys a useacute des figures corporelles accessibles agrave la partie sensitive laquelle ne peut atteindre lrsquointelligible mecircme du divin30 raquo La poeacutesie incapable de deacutemontrer laquo seacuteduit la raison par des images raquo la theacuteologie dont la raison naturelle ne peut deacuteduire les principes en peut user de mecircme pour fixer lrsquoimagination31 Il srsquoagit donc semble-t-il de mettre tout lrsquohomme drsquoaccord de faire croire lrsquoautomate par des tableaux comme lrsquoesprit par la gracircce aideacutee des raisons ndash Et si la valeur de speacuteculation du symbole nrsquoest pas adeacutequatement distingueacutee de sa valeur utile (lrsquoon srsquoen sert un peu comme des rites laquo afin que les choses sensibles mecircmes affermissent notre persuasion des laquo choses de Dieu32 raquo) srsquoil est destineacute avant tout agrave impressionner lrsquoanimal pour lrsquoempecirccher de regimber contre lrsquoesprit il est pourtant parfaitement naturel drsquoen rattacher lrsquousage agrave celui des systegravemes et de nos autres moyens de mimer lrsquoIdeacutee Son rocircle est comme un appendice de la speacuteculation parce qursquoil aide agrave lrsquounification du pensant et que lrsquoIdeacutee est lrsquouniteacute du pensant en tant qursquoil pense Peut-ecirctre mecircme le jugera-t-on supeacuterieur agrave ces arrangements logiques que

30 1 d 34 q 3 a 1 31 Prolog Sent a 5 ad 3 laquo Poetica scientia est de his quae propter defectum veritatis non possunt a ratione

capi unde oportet quod quasi quibusdam similitudinibus ratio seducatur theologia autem est de his quae sunt supra rationem et ideo modus symbolicus utrique communis est cum neutra rationi proportionetur raquo Cp 1a 2ae q 101 a 2 ad 2

32 3 C G 120 1 ndash De mecircme in 1 Post 1 1 la poeacutesie ne persuade pas lrsquointelligence mais incline la cogitative laquo de mecircme qursquoun homme a horreur drsquoune viande qursquoon lui a preacutesenteacutee drsquoune faccedilon qui soulegraveve le cœur raquo

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S Thomas lui preacutefeacuterait sans doute et dont il faut dire un mot encore avant de terminer

IV

Lrsquoextrecircme deacutesir drsquoordonner le monde qui se trahit si naiumlvement dans les exemples citeacutes plus haut est tout naturel chez S Thomas puisqursquoil procegravede directement de la persuasion de son intelligibiliteacute Un systegraveme est un essai de reconstruction du plan de lrsquoartiste divin Partout la reconstitution drsquoordre se retrouve dans la philosophie thomiste Mais nulle part peut-ecirctre elle nrsquoest plus frappante que lagrave ougrave S Thomas analyse une œuvre humaine les profondeurs drsquointentions subtiles et de rationalisation micrographique qursquoil precircte aux artistes mortels font mieux comprendre qursquoil ait rechercheacute dans le deacutetail du monde et par le discours les traces de la Raison divine Il est agrave propos de nous arrecircter un instant agrave cet aspect de son œuvre et crsquoest ici qursquoil en faut traiter car par une remarquable coheacuterence avec les principes exposeacutes dans ce chapitre quand il analyse si finement les productions de lrsquoesprit des hommes il preacutetend charrier sa raison plutocirct que la convaincre il fait moins de la science que du systegraveme

Consideacuterons cette œuvre drsquoart de lrsquohumaniteacute le langage On sait quel rocircle joue lrsquoargument de la laquo preacutedication raquo dans la philosophie drsquoAristote le langage est couramment supposeacute miroir de la penseacutee qui est miroir des choses33 Ceux qui vinrent apregraves Aristote et speacutecialement les Scolastiques deacutepassegraverent le maicirctre Laissons de cocircteacute la curieuse histoire des rapports entre la logique et la grammaire et consideacuterons

33 Ὁσαχῶς γὰρ λέγεται τοσαυταχῶς τὸ εἴναι σημαίνει Metaph d 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 168

les mots isoleacutes Isidore le preacutecepteur du Moyen Age en fait drsquoeacutetymologie admet comme un fait certain que les laquo anciens ont nommeacute beaucoup drsquoobjets laquo selon leur natureraquo quelques autres arbitrairement et il prononce laquo que la connaissance laquo de toute chose est plus facile quand on sait lrsquoeacutetymologie34 raquo Les Scolastiques donc et S Thomas comme les autres vont de lrsquoeacutetymologie agrave la nature Un certain rapport intime est supposeacute entre le nom et lrsquoecirctre le mot sert comme de cleacute pour ouvrir cette boicircte mysteacuterieuse qursquoest 1rsquolaquo essence raquo de lrsquoobjet

Il nrsquoest guegravere utile de multiplier les exemples de ce proceacutedeacute lrsquoon en rencontre agrave chaque page et la matiegravere phoneacutetique y est tordue en tous sens pour qursquoon en puisse exprimer un peu drsquointelligible Les plus typiques semblent ecirctre ceux de la forme suivante laquo Le mot heacutereacutesie est grec et veut dire choix selon Isidore lrsquoeacutelection srsquoappellant prohaeresis Il convient encore agrave lrsquoheacutereacutetique selon qursquoil est latin et qursquoil laquo vient de haerere parce qursquoun tel homme adhegravere fortement agrave son propre sens35 raquo On remarquera les hypothegraveses ici accu-muleacutees si lrsquoexplication est donneacutee seacuterieusement Tout argument qui part de lrsquoeacutetymologie pour arriver agrave lrsquoessence suppose drsquoabord que laquo lrsquoauteur du mot raquo a choisi celui qui signifiait preacuteciseacutement ce caractegravere que lrsquoabstraction conceptuelle lui marquait comme essentiel dans lrsquoobjet secondement que depuis la laquo premiegravere imposition raquo le mot est demeureacute fidegravele agrave sa chose sans restriction sans extension

34 Isidore de Seacuteville Etymologies 1 I ch 29 35 4 d 13 q 2 a 1 ndash Cp 3 d 25 q 1 a 1 sol 1 (articulus grec et latin) ndash In 1 Cor 5 2 (pascha grec et

heacutebreu) ndash In Rom 1 1 (Paul heacutebreu grec et latin Ici apregraves cette explication par la causaliteacute quasi formelle lrsquoauteur en vient comme agrave une question distincte aux circonstances reacuteelles qui ont fait donner agrave Paul son nouveau nom) Il va sans dire que le proceacutedeacute nrsquoest pas particulier agrave S Thomas On le rencontre deacutejagrave dans Platon (Cratyle p 405)

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sans eacutecoulement ni fuite drsquoaucune sorte qursquoils sont inseacuteparables comme lrsquoessence et la proprieacuteteacute Mais dans lrsquoexemple citeacute vient srsquoajouter une troisiegraveme hypothegravese bien plus eacutetrange on aurait consciemment choisi une racine qui par un heureux hasard signifiacirct en deux ndash ou plusieurs ndash langues des caractegraveres divers et importants de la chose agrave nommer

Preacutetendrons-nous que S Thomas srsquoest laisseacute piper agrave ces suppositions pueacuteriles Cela ne semble pas possible car lorsqursquoil lui arrive de faire la critique de lrsquoargument drsquoeacutetymologie ndash ce qui a lieu pratiquement toutes les fois que cet argument va contre sa thegravese ndash il nie explicitement chacune de ces suppositions Il rejette la compliciteacute des diverses langues36 il repousse la chimegravere drsquoun langage naturel37 et eacutecarte le recircve drsquoun langage parfaitement logique38 il distingue le sens et lrsquoeacutetymologie39 selon les principes de sa noeacutetique expeacuterimentale il affirme que nous nommons les choses comme nous les connaissons crsquoest-agrave-dire en partant de caractegraveres exteacuterieurs et accidentels40 Il accorde enfin les transformations du langage en constatant qursquo laquo il est usuel laquo que les mots soient deacutetourneacutes de leur institution premiegravere agrave laquo de nouvelles significations41 raquo Le sensible et lrsquooccasionnel sont donc au deacutepart comme dans tout le parcours maicirctres de lrsquohistoire du langage

Une opposition aussi aigueuml entre la theacuteorie et la pratique fait ressortir avec eacutevidence le principe de la logique artis-

36 2a 2ae q 45 a 2 ad 2 37 2 d 13 q 1 a 3 ndash Spir 9 9 etc 38 Car il pense comme Aristote que le sage doit parler comme tout le monde et laquo ne pas se soucier des mots

raquo In 1 Post 1 3 39 2a 2ae q 92 a 1 ad 2 etc 40 In 5 Met l 1 l 4 ndash 3 d 26 q 1 a 1 ad 3 et a 5 ndash Ver 4 1 ndash Comme exemples voir lrsquoexplication de

spiritus (4 C G 23 1) celle de natura (ib 35 3) etc 41 2a 2ae q 57 a 1 ad 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 170

tique Un mecircme proceacutedeacute est tout ensemble employeacute et condamneacute Deacutemonstrativement sa valeur est jugeacutee agrave peu pregraves nulle Pratiquement il reste cher La conclusion srsquoimpose S Thomas dans la plupart des innombrables cas ougrave il use de lrsquoeacutetymologie ne preacutetend pas deacutemontrer mais il arrange Un principe vaste et confus domine toute la matiegravere celui drsquoune certaine correspondance geacuteneacuterale entre le langage et la reacutealiteacute par lrsquointermeacutediaire de la penseacutee La certitude des applications particuliegraveres variera agrave lrsquoinfini Parfois elle est solide comme la pierre de lrsquoautoriteacute divine42 parfois inconsistante comme le teacutemoignage humain Parfois mecircme il nrsquoy a plus drsquoaffirmation veacuteritable niais des eacuteleacutements fluides et mal fondus ont eacuteteacute mecircleacutes ensemble pour le seul plaisir des yeux Ainsi du raisonnement vraiment pro-bable jusqursquoau rapprochement ingeacutenieux jusqursquoau jeu drsquoesprit jusqursquoau simple moyen mneacutemotechnique lrsquolaquo argument drsquoeacutetymologie s prend dans cette œuvre mille formes diverses Mais toujours un fil ideacuteal rattache lrsquoapplication particuliegravere au principe de psychologie geacuteneacuterale que jrsquoai mentionneacute souvent mecircme la forme syllogistique vient rappeler que ces fantaisies font parrsquo le drsquoun systegraveme philosophique et que lrsquoartiste veut donner agrave ces chacircteaux de nuages lrsquoapparence des solides constructions de la raison

Des consideacuterations semblables pourraient ecirctre suggeacutereacutees par la critique litteacuteraire et lrsquoexplication des textes telle que S Thomas les conccediloit On montrerait comment quand il expose un auteur que ce soit Aristote ou Paul il procegravede par une minutieuse deacutesarticulation logique et semble postuler comme principe drsquoexplication au lieu du meacutecanisme de la psychologie concregravete une certaine finaliteacute rationnelle

42 3 q 37 a 2 et ib le principe geacuteneacuteral laquoLes noms doivent reacutepondre aux proprieacuteteacutes des choses raquo

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parfaitement consciente dans lrsquoauteur et maicirctresse de tous les deacutetails43 Et lrsquoon relegraveverait cependant des affirmations contraires car il deacuteclare ccedilagrave et lagrave qursquoil faut expliquer psycho-logiquement le texte non le justifier rationnellement drsquoailleurs lrsquoassertion agrave peine eacutenonceacutee il offre encore au lecteur un speacutecimen des arrangements qursquoelle condamne44 Nous revenons donc toujours agrave la mecircme conclusion malgreacute son usage intempeacuterant des arrangements systeacutematiques il eut la conscience parfois obscurcie mais toujours persis-tante de leur vaniteacute Il nrsquoy avait pas en lui impuissance agrave la critique mais indiffeacuterence agrave lrsquoexercer Que lui importait lrsquoessentiel nrsquoest-il pas de mimer lrsquoideacutee et il ne croyait pas avoir pour ce faire de moyen meilleur que le discours

43 Pour le plan logique que S Thomas croit deacutecouvrir dans la Meacutetaphysique drsquoAristote voir le deacutebut des

diffeacuterents livres du Commentaire Cette conception est jugeacutee par Werner laquo eine sehr natuumlrliche und ungezwungene raquo ndash Voir encore dans la 1a 2ae q 108 a 3 le plan du Discours sur la Montagne

44 V In Gal 5 1 5 et 1 6 fin (Reacutedaction du F Reacuteginald)

CHAPITRE SIXIEgraveME

Valeur de la speacuteculation humaine

laquo La fatigue et les affaires diverses qui viennent neacutecessairement interrompre ici-bas notre contemplation ndash laquelle est pourtant le plus grand bonheur de lrsquohomme srsquoil en est pour lui sur la terre ndash les erreurs les doutes les accidents divers auxquels la vie preacutesente est exposeacutee montrent qursquoil ne peut y avoir aucune comparaison entre lrsquohumaine feacuteliciteacute et la divine1 raquo Nous avons poseacute au deacutebut les principes drsquoun intellectualisme intransigeant Lrsquoopeacuteration intellectuelle eacutetait tellement la fin et le fond de la nature qursquoon voyait difficilement quelle valeur demeurait agrave lrsquoaction volontaire et qursquoil fallait srsquoaider de preacutevisions subtiles et de suppositions impossibles pour sauver dans ce systegraveme la preacutecellence que la conscience humaine donne naturellement agrave la vie morale et agrave lrsquoamour Ensuite descendant agrave lrsquoanalyse de lrsquointellection humaine nous lrsquoavons trouveacutee si deacuteficiente grossiegravere et miseacuterablement borneacutee que pendant une plus longue suite de chapitres crsquoest la vaniteacute pratique du primat de lrsquointelligence que nous avons paru eacutetablir Les hommes dans cette philosophie ressemblent agrave des hiboux qui mettraient tout leur plaisir et toute leur perfection agrave fixer le soleil

La conciliation de cette apparente antinomie est un peu embrouilleacutee pour qui lit S Thomas par lrsquoimplication dans

1 1 C G 102 6

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 173

une question drsquoessence drsquoune question de fait Le surcroicirct theacuteologique lrsquoordination gracieuse agrave la vision intuitive en reacutesolvant le problegraveme drsquoune faccedilon qursquoAristote ne pouvait preacutevoir a dispenseacute S Thomas drsquoeacutelaborer dans tous ses deacutetails une reacuteponse qui fucirct purement philosophique Il en a dit cependant assez pour qursquoon puisse voir drsquoabord qursquoil jugeait absolument possible une sorte de beacuteatitude estheacutetique dans lrsquoordre purement naturel secondement que cette beacuteatitude satisfaisante en son genre nrsquoaurait pourtant pas combleacute la capaciteacute intellectuelle de lrsquohomme et ses possibiliteacutes drsquoamour On peut consideacuterer la valeur de la speacuteculation humaine dans les deux ordres lrsquoordre possible de la laquo nature pure raquo et lrsquoordre reacuteel de la gracircce qui preacutepare agrave la vision de Dieu

I

S Thomas accepte parfois de se mettre en preacutesence de lrsquohypothegravese ougrave lrsquohomme eucirct eacuteteacute laisseacute agrave sa nature sans qursquoil plucirct agrave Dieu de lrsquoappeler agrave la communication de sa conscience divine La beacuteatitude alors nrsquoeucirct pas eacuteteacute surnaturelle mais elle eucirct pourtant eacuteteacute intellectuelle lrsquoesprit restant toujours notre meilleure part Il faut ajouter que cette connaissance ne serait pas resteacutee exclusivement abstractive mecircme pour les intellections qui atteignent autre chose que le moi actuel cependant la theacuteorie de la feacuteliciteacute naturelle amegravene agrave moins meacutepriser ces ideacutees abstraites que la promesse drsquoun meilleur ideacuteal fait regarder de si haut Les principes enthousiastes que nous avons exposeacutes arrivent de la sorte agrave se concilier avec cette feacuteliciteacute relativement suffisante

La beacuteatitude naturelle telle que S Thomas la conccediloit nrsquoeucirct eacuteteacute complegravete que dans la vie immortelle Apregraves une peacuteriode terrestre de preacuteparation intellectuelle et morale ougrave

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 174

laquo par lrsquoeacutetude et surtout par le meacuterite raquo lrsquoacircme se serait disposeacutee agrave connaicirctre les Substances seacutepareacutees la mort lrsquoaurait introduite dans leur monde Lagrave non seulement elle eucirct reccedilu lrsquoinfluence de leur lumiegravere plus abondante qursquoelle ne pouvait la porter en cette vie mais Dieu lrsquoeucirct aussi pourvue drsquoideacutees infuses pour enrichir et condenser ses connaissances acquises Les notions singuliegraveres dont sur terre elle aurait fait provision auraient pu lrsquoaider agrave appliquer ou agrave preacuteciser ces contemplations nouvelles Peut-ecirctre apregraves un temps son corps lui aurait-il eacuteteacute rendu pour que sa perfection naturelle fucirct complegravete Lrsquoideacutee de Dieu simplifieacutee eacutepureacutee puisqursquoaurait disparu lrsquoopaciteacute des phantasmes fucirct cependant demeureacutee obscure et analogique Lrsquoacircme aurait nieacute de Dieu plus de choses et de plus belles que ne peuvent faire ceux qui vivent ici-bas2

Voilagrave le bonheur extra-terrestre Mais S Thomas palle plus souvent et drsquoapregraves les principes drsquoAristote tels qursquoil les interpregravete de celui que la contemplation deacutesinteacuteresseacutee peut procurer au sage degraves cette vie Celle-lagrave hors lrsquointuition du moi actuel est tout abstractive elle reste cependant preacutecieuse et deacutelicieuse pour qui ne deacutepasse pas lrsquohorizon humain Parce qursquoune vague notion des choses nobles est tregraves preacutefeacuterable agrave une science deacutetailleacutee des objets vils cette feacuteliciteacute consiste avant tout dans une certaine connaissance de Dieu et des Substances seacutepareacutees telle qursquoon peut lrsquoobtenir par les principes de la philosophie donc bien maigre comme nous savons et point intuitive malgreacute Alexandre et Averroeumls Voilagrave la suprecircme beacuteatitude ougrave lrsquohomme laquo puisse arriver par les moyens naturels3 raquo Ailleurs au lieu des substances spirituelles S Thomas rapportant lrsquoopinion des laquo philoso-

2 De Anima q 17-20 11 srsquoagit dans ces articles de la beacuteatitude naturelle extra-terrestre (17 ad 11 18 ad

14 20 ad 11) Cp 4 C G 79 3 De Anim a 16 et ad 1 ndash 1 q 62 a 1 et q 88 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 175

phesraquo uumlaroumle vagieemt des laquo choses divines4 raquo il ajoute ailleurs une certaine vue panoramique de lrsquoordre universel5 Les vertus acquises megravenent agrave cc bonheur mais ne le constituent pas proprement bien qursquoil comporte avec la contemplation lrsquoexercice de lrsquointellect pratique Le bien-ecirctre du Icorps y est neacutecessaire ainsi que la preacutesence des amis6 bref on retrouve les ideacutees bien connues drsquoAristote

Ce qui nous inteacuteresse dans cette hypothegravese crsquoest la valeur que prennent agrave sa lumiegravere les speacuteculations drsquoici-bas Quand on borne sa vue agrave lrsquohorizon terrestre elles sont parcelles du bonheur et non moyens pour lrsquoatteindre Et nous voyons S Thomas conseacutequent avec cette theacuteorie reconnaicirctre agrave lrsquointellection deacutetacheacutee les proprieacuteteacutes de lrsquoacte essentiellement bon en soi ce qui veut dire deux choses drsquoabord que cet acte comme tel ne peut ecirctre mauvais ensuite qursquoil preacutesente les caractegraveres de lrsquoultimum volitum de la chose qursquoon deacutesire pour elle-mecircme sans la rapporter agrave aucune autre de la laquo fin raquo

Lorsque pour deacutefinir les dilettantes on a dit que ce sont des gens qui font de la vie entiegravere une œuvre drsquoart laquo en ne distinguant pas leurs plaisirs raquo on a toucheacute la racine mecircme de leur conception du monde Mais on touchait en mecircme temps une racine de lrsquointellectualisme thomiste Crsquoest en effet un principe indiscutable pour S Thomas que lrsquointelligence change en bien tout ce qursquoelle touche et qursquoon ne saurait donc du point de vue du bien et du mal distinguer les plaisirs degraves lors et autant qursquoon les transforme en penseacutee Sans doute on chercherait en vain une application distincte didactique explicite au triple domaine de la contemplanottion religieuse de la science de lrsquoart Mais ce nrsquoest pas en

4 Ver q 27 a 2 5 Ver q 2 a 2 ndash q 20 a 3 6 V l c 9 6 ndash 1a 2ae q 3 a 5 94 a 6 a 8 ndash In Job 7 2 8 2 ndash Ver 14 2 etc

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deacutemembrant un principe qursquoon en fait le plus eacutenergiquement ressortir lrsquouniversaliteacute S Thomas proclame souvent son axiome et lrsquoapplique ensuite comme au hasard en tout ordre de connaissance intellectuelle montrant ainsi qursquoil vaut partout laquo Toute connaissance en soi est du genre des laquo choses bonnes raquo laquo Le mal en tant que connu est bon laquo parce qursquoil est bon de connaicirctre le mal7 raquo Il va plus loin puisque toute intellection en nous comme en Dieu est excellente le plaisir qui naturellement en deacutecoule ne pourra ecirctre qursquoexcellent A parler absolument les deacutelectations spirituelles sont conformes agrave la raison il nrsquoy a lieu de les reacutefreacutener qursquoen un cas particulier si lrsquoune drsquoelles directement ou indirectement en empecircchait une autre qui fucirct meilleure8 Cela est vrai srsquoil srsquoagit drsquoeacutetudes scientifiques cela est vrai encore de ces joies plus intimes et plus proches de lrsquointuition que font eacuteprouver la reacuteflexion personnelle ou la recherche philosophique Toute objection qursquoon pourrait eacutelever contre cette maniegravere de voir repose sur une confusion entre le plaisir drsquoappeacutetit qui peut ecirctre mauvais puisqursquoil tend agrave lrsquoobjet lui-mecircme et le plaisir essentiellement bon qui suit neacutecessairement lrsquoideacutee laquo Le plaisir qursquoon prend agrave une penseacutee peut ecirctre double il y a celui qui vient de la penseacutee mecircme et celui qui vient de la chose agrave laquelle on pense9 raquo laquo Le plaisir qui suit la penseacutee comme telle est dans un genre entiegraverement diffeacuterent de celui de lrsquoacte exteacuterieur Aussi un tel plaisir qui peut suivre la penseacutee des pires objets nrsquoest cc peacutecheacute en aucune maniegravere crsquoest un plaisir louable comme lorsqursquoon se complaicirct dans la connaissance de la veacuteriteacute10 raquo Aux theacuteoriciens du beau qui se fondent sur des deacutelectations

7 Ver 2 5 4 et 2 15 5 8 Cp 4 d 44 q 1 a 3 sol 4 ad 4 9 Quodl 12 33 Voir le deacuteveloppement qui suit 10 Ver 15 4

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 177

motrices conseacutequentes pour refuser agrave certaines perceptions drsquoart une valeur estheacutetique et subordonnent directement lrsquoart agrave la morale S Thomas aurait certainement reacutepondu qursquoils jugent de lrsquoacte par une eacutemotion qui le suit par accident non par celle qui lui est propre et qursquoainsi leur raisonnement porte agrave faux Il eucirct nieacute que lrsquoimpression estheacutetique pucirct ecirctre mesureacutee par le reacutesultat produit dans la volonteacute pratique comme il eucirct jugeacute absurde celui qui comparant deux alchimistes eucirct proclameacute a priori moins savant celui qui use de son art pour empoisonner que celui qui srsquoen sert pour gueacuterir

En eucirct-il drsquoailleurs eacuteteacute moins seacutevegravere pour le regraveglement pratique de la vie intellectuelle Eucirct-il absous lrsquoesthegravete qui cherche partout sa volupteacute Le croire serait meacuteconnaicirctre une des distinctions les plus usuelles chez S Thomas et qursquoil applique expresseacutement au cas preacutesent La science et lrsquoart indeacutependants de la morale quant agrave la speacutecification lui sont soumis pour lrsquoexercice Un architecte a tort de bacirctir pour abriter une passion mauvaise mais il nrsquoen reste pas moins bon architecte11 Un enfant agit mal srsquoil lit un livre deacutefendu mais il nrsquoen acquiert pas moins des veacuteriteacutes nouvelles Ainsi la curiositeacute peut ecirctre un vice speacutecial et la magie une science prohibeacutee agrave cause de la liaison facile entre certaines eacutetudes et certaines ideacutees motrices Il est des matiegraveres deacutelicates ougrave la penseacutee speacuteculative joue vite le rocircle drsquoentremet-teuse entre le mal et nous lrsquoexpeacuterience des enchaicircnements accidentels que permet notre faiblesse devra donc par une sorte drsquohygiegravene morale faire eacuteviter la reacuteflexion qui conduirait au peacutecheacute12 ndash Et la science et lrsquoart et la meacuteditation reli-

11 1a 2ae q 21 a 2 ad 2 et q 57 a 3 ndash 2a 2ae q 71 a 3 ad 1 ndash Cf in 6 Eth 1 4 ndash In 1 Pol 1 11 ndash Les

dangers accidentels de la science sont tous eacutenumeacutereacutes 3 d 35 q 2 a 3 sol ndash 2a 2ae q 167 a 1 12 1 q 22 a 3 ad 3 ndash Ver 15 4 laquo Eo quod propter corruptionem

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 178

gieuse elle-mecircme devront ecirctre pratiquement reacutegleacutees exerceacutees eacuteviteacutees selon qursquoil est plus expeacutedient pour arriver au bonheur final Mais cette doctrine (extension systeacutematiseacutee du mot drsquoAristote qursquoil vaut mieux en tel ou tel cas srsquoenrichir que philosopher) laisse intacte la primauteacute de la speacuteculation dans lrsquoordre des essences et son excellence intrinsegraveque en tous les cas

Il est des actes essentiellement mauvais comme Io blasphegraveme et le mensonge Il en est qui sont bons en soi mais peuvent devenir mauvais par la corruption drsquoun eacuteleacutement qui leur est intrinsegraveque et essentiel tel lrsquoacte de la geacuteneacuteration Lrsquoideacutee speacuteculative est toujours pure et son exercice ne peut ecirctre blacircmable qursquoagrave cause drsquoune circonstance extrinsegraveque ndash Une autre preacuterogative correacutelative de celle-lagrave el qui en peut servir drsquoindice crsquoest que lrsquoideacutee speacuteculative plaicirct toujours par elle-mecircme Toujours immaculeacutee elle est toujours aimeacutee en cela encore elle ressemble agrave la Fin S Thomas explique geacuteneacuteralement ce point en disant laquo qursquoelle nrsquoa laquo pas de contraire raquo Lrsquoideacutee est la perfection de lrsquoesprit et lrsquoesprit qui nrsquoest pas restreint agrave une forme par a contraction spatiale est aussi par nature supeacuterieur au besoin de transformation temporelle comme inaccessible agrave toute corruption Il est dans un autre ordre Ce qui devient substantiellement et successivement lrsquoautre (la matiegravere) peut se transformer ces changements nrsquoaltegraverent pas lrsquoobjet de lrsquoesprit la veacuteriteacute essentielle ils sont impuissants fz y mordre comme un animal qui aboierait apregraves un rayon de lumiegravere et sauterait pour le deacutechirer Donc ils doivent aussi laisser intact le plaisir de lrsquoesprit et si parfois penser nous afflige

concupiscibilis statim sequitur motus in concupiscibili ex ipsis concupiscibilibus causatus ndash Les

repreacutesentations theacuteacirctrales sont blacircmables en tant qursquoelles favorisent la luxure et la cruauteacute 2a 2ae q 157 a 2 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 179

ce nrsquoest que par une conseacutequence tregraves lointaine per accidens valde remotum Dans ces cas meacutemo pour qui veut parler exactement ce nrsquoest pas lrsquoideacutee comme telle qui cause la tris-tesse Et les objections que parait eacutelever contre cette faccedilon de voir un bon sens domestiqueacute par le langage sont lrsquoune apregraves lrsquoautre reacutefuteacutees La speacuteculation est si eacuteminemment bonne et convenable qursquoil suffit de lrsquoisoler des entours pheacutenomeacutenaux qui lrsquoinsegraverent dans la vie pratique pour srsquoapercevoir qursquoelle plaicirct toujours13

Ainsi les intellections pures sont tregraves dignes en elles-mecircmes de seacuteduire la volonteacute laquo Les sciences speacuteculatives sont aimables pour elles-mecircmes parce que leur fin est preacuteciseacutement de savoir et il ne se trouve point drsquoaction humaine qui ne soit ordonneacutee agrave une fin extrinsegraveque hors la consideacuteration speacuteculative Le jeu semble nrsquoavoir pas de but il en a un cependant puisque si lrsquoon jouait pour jouer il faudrait jouer toujours ce qui est inadmissible14 raquo Lrsquoassimilation au jeu familiegravere agrave S Thomas et la diffeacuterence qursquoil marque sont tregraves propres agrave faire concevoir comment toute speacuteculation nrsquoest pas en soi moyen mais parcelle de la fin mecircme laquo Les opeacuterations du jeu selon leur espegravece dit-il ne sont ordonneacutees agrave aucune fin mais le plaisir qursquoon y prend est ordonneacute agrave la reacutecreacuteation de lrsquoacircme et au repos On joue pour une fin raisonnable puisqursquoon joue pour se reacutecreacuteer lrsquoesprit et se mettre agrave mecircme de srsquoappliquer ensuite plus puissamment aux actions seacuterieuses15 raquo Or la meilleure des actions seacuterieuses est celle de penser ainsi

13 4 d 49 q 3 a 3 sol 2 ndash 4 d 50 q 2 a 4 sol 1 ad 2ndash 1a 2ae q 35 a 5 ndash Ver 26 3 8 etc Voir aussi les

passages ougrave S Thomas repousse lrsquoexplication de S Greacutegoire le Grand sur la maniegravere dont les diables souffrent du feu la simple perception du feu objecte-t-ii ne pourrait leur causer que du plaisir

14 3 C G 25 15 2a 2ae q 168 a 2 ad 3 ndash 3 C G loc cit

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 180

lrsquoomission mecircme du penser dans lrsquoordre de lrsquoexercice preacutepare la penseacutee ulteacuterieure plus parfaite comme lrsquoexigeaient les principes Un tel aujourdrsquohui doit srsquoenrichir et non pas contempler mais la raison en est qursquoil faut vivre agrave lrsquoaise pour pouvoir contempler longtemps

Donc la valeur speacutecifique do la speacuteculation jointe agrave son indeacutependance dans lrsquoordre des fins en fait lrsquoimage la plus expresse de la beacuteatitude16 Remarquons tout de suite que la vie intellectuelle conformeacutement agrave ces principes sera si lrsquoon borne lrsquohomme agrave la terre laquo la meilleure part raquo si lrsquoon croit au ciel elle apparaicirctra suivant les cas comme la tentation la plus dangereuse ou la plus excellente preacuteparation En effet rien ne peut plus efficacement deacutetourner lrsquohomme de la beacuteatitude que cc qui lui en offre le simulacre rien ne peut mieux lrsquoy disposer que ce qui lui en donne un avant-goucirct

II

La theacuteorie aristoteacutelicienne du bonheur speacuteculatif a beau ecirctre logiquement deacuteduite lrsquohomme tel qursquoil est en fait nrsquoarrive guegravere agrave srsquoen contenter Ces pauvres ideacutees abstractives qui trompent la faim de notre intelligence est-il possible qursquoelles soient notre rassasiement essentiel et le but final ougrave nous tendons ndash Nos autres faculteacutes plus basses mais plus en contact avec le reacuteel nrsquoavertissent-elles pas la raison qursquoil est un mode de possession de lrsquoecirctre infiniment supeacuterieur au sien La grande majoriteacute des hommes en se deacuteci-

16 3 C G 63 laquo Huius autem perfectae et ultimae felicitatis in hue vita nihil est adeo simile sicut vita

contemplantium veritatem secundum quod est possibile in hue vita raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 181

dant pour la cr feacuteliciteacute voluptueuse raquo et en donnant au philosophe ce scandale drsquoune espegravece ougrave la plupart des individus sont infidegraveles agrave leur essence et manquent leur but17 paraicirct lui conseiller ou de modeacuterer ses exigences ou les haussant de placer le bonheur en quelque intellection inconnue plus intime et plus deacutelicieuse diffeacuterente en tout cas des abstractions segraveches dont il se repaicirct

Si cette vague affirmation de la conscience humaine au lieu de se traduire en aspiration en appeacutetitif srsquoexprimait dans la preacutecision drsquoune formule il serait facile drsquoy reacutepondre selon les principes thomistes en distinguant les abstractions terrestres drsquoavec les notions plus pures dont lrsquoacircme seacutepareacutee dans lrsquoeacutetat de nature mecircme eucirct eacuteteacute remplie apregraves la mort Mais cette solution drsquoun irreacuteprochable classicisme eacutepuiserait-elle la question Il resterait toujours que les faculteacutes infeacuterieures totalement assouvies pleines agrave leur maniegravere et aussi ce que lrsquoesprit participe de lrsquointuition (crsquoest-agrave-dire la saisie du moi actuel) pourraient suggeacuterer agrave lrsquointelligence lrsquoideacutee drsquoune prise semblable du Premier Intelligible le singe en nous narguerait lrsquohomme lrsquoesthegravete eacutegoiumlste narguerait lrsquoecirctre religieux

Crsquoest du moins ce qursquoa penseacute S Thomas Sans suivre tous les deacutetours qursquoaurait prescrits une exacte logique sans chercher dans lrsquoexpression des demi-teintes savamment calcu-leacutees il a eacuteteacute du premier bond agrave cette affirmation sommaire la vision intuitive est postuleacutee en quelque maniegravere par la nature de lrsquointellect Il semble que nous soyons tels que nous ne pourrons avoir la paix tant que nous ne prendrons pas Dieu ce qui se fait par lrsquoesprit ndash Qursquoon le veuille ou non tel a eacuteteacute son proceacutedeacute Je suis convaincu pour ma part

17 1 q 49 a 3 ad 5 ndash 1a 2ae q 71 a 2 ad 3 ndash Affleura avec la composition de la nature le peacutecheacute originel est

mis en cause 1 q 23 a 1 ad 3 2a 2ae q 136 a 3 ad 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 182

de son orthodoxie complegravete je pense que sans modifier sa penseacutee drsquoune ligne il eucirct pu reacutepondre impeccablement aux questions que soulegraveve sa meacutethode18 Mais lrsquoon doit me per-mettre de fermer ici les yeux aux multiples aspects que preacutesente le problegraveme theacuteologique et de suivre simplement tel qursquoil lrsquoa donneacute le deacuteveloppement du systegraveme par lui juxtaposeacute au dogme Une seule preacutecaution est neacutecessaire il ne faut pas le lire en fonction des heacutereacutesies qui lrsquoont suivi mais des philosophies qui lrsquoont preacuteceacutedeacute A Pascal agrave Baiumlus il faut songer aussi peu que S Thomas lui-mecircme ceux qui lui ont fourni ses mateacuteriaux srsquoappelaient Augustin et Aristote Alexandre et Averroeumls

La dialectique du systegraveme est tregraves heureusement reacutesumeacutee dans un chapitre de cet opuscule si lucide le Compendium Theologiae laquo Quand la fin derniegravere est atteinte le deacutesir de la nature a la paix Mais quelques progregraves qursquoon fasse dans cette maniegravere de connaicirctre qui consiste agrave tirer la science des donneacutees sensibles il demeure encore un deacutesir naturel de connaicirctre plus Car il y a beaucoup drsquoobjets auxquels le sens nrsquoatteint pas et dont les choses sensibles ne nous peuvent fournir qursquoune tregraves faible ideacutee elles nous font connaicirctre peut-ecirctre leur existence mais point leur essence puisque les quidditeacutes des substances immateacuterielles ne sont pas dans le mecircme genre que celles des sensibles et les deacutepassent pour ainsi dire sans aucune proportion Pour ce qui tombe sous les sens souvent nous ne le peacuteneacutetrons pas avec certitude parfois nous nrsquoy pouvons rien parfois nous y pouvons peu Toujours donc il reste un deacutesir naturel tendant agrave une plus parfaite connaissance Mais il ne se peut qursquoun deacutesir naturel soit vain Donc nous attei-

18 Il est hors de doute qursquoil garde agrave la vision intuitive son caractegravere surnaturel strict 2 d 29 q 1 a 1 ndash 3 d

23 q 1 a 4 sol 3 ndash 1a 2ae q 114 a 2 ndash 1 q 62 a 2 ndash Car 2 16

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gnons la fin derniegravere par une actuation de notre intelligence qursquoopegravere un agent plus sublime que nos puissances naturelles et capable de donner la paix agrave notre deacutesir naturel de savoir Or ce deacutesir en nous est tel que sachant lrsquoeffet nous deacutesirons savoir la cause et de quelque objet qursquoil srsquoagisse si nous en savons toutes les circonstances qursquoon voudra notre deacutesir pourtant nrsquoa pas la paix que nous nrsquoen connaissions lrsquoessence Donc le deacutesir naturel de savoir ne peut-ecirctre apaiseacute en nous avant que nous connaissions la premiegravere cause non drsquoune faccedilon quelconque niais par son essence Or la premiegravere cause est Dieu comme on lrsquoa montreacute plus haut Donc la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu par son essence19 raquo

On aura remarqueacute au deacutenouement de ce passage la rapiditeacute et lrsquoapparente rigueur de la conclusion Qursquoon veuille faire attention aussi que lrsquoargument repose tout entier sur lrsquoanalyse de la connaissance humaine sans un mot de la Reacuteveacutelation sans une allusion agrave la gracircce

Un pareil texte pourrait sembler assez clair pour faire conclure que dans ce systegraveme crsquoest lrsquointelligence comme telle qui est racine de lrsquoexigence du surcroicirct Il renferme pourtant des affirmations de fait portant sur lrsquohomme qui existe et il en est de plus deacutecisifs contre ceux qui ramegraveneraient toute lrsquoexigence de la vision intuitive pour S Thomas agrave une secregravete transformation opeacutereacutee historiquement dans lrsquohomme par la gracircce Crsquoest lagrave une interpreacutetation de Cajetan que plusieurs theacuteologiens de notre siegravecle lui empruntent volontiers Il suffit drsquoalleacuteguer contre eux le deacuteveloppement du systegraveme dans la Somme contre les Gentils Lagrave les mecircmes prouves sont censeacutees conclure et pour lrsquohomme et pour les Substances seacutepareacutees par quelle expeacuterience a-t-on perccedilu en

19 Comp Theol 104

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 184

elles ce deacutesir srsquoil nrsquoest pas naturel mais contingent Omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem20 Ces paroles sont tireacutees drsquoun chapitre ougrave il est question ex professo de la distinction entre les Anges et les hommes et ougrave Thomas maintient contre certains Arabes la reacuteceptiviteacute de toute intelligence mecircme lrsquohumaine relativement agrave la laquo lumiegravere de gloire il fait donc planer lrsquoexigence de la vision plus haut que lrsquohumaniteacute reacuteelle racheteacutee soumise agrave nos observations Deux chapitres sont intituleacutes laquo Lrsquointellection de Dieu est la fin de toute substance intellectuelle raquo et laquo La connaissance naturelle qursquoont de Dieu les Substances seacutepareacutees nrsquoapaise pas leur deacutesir naturel21 raquo Les arguments du premier de ces chapitres ne concluent pas tous agrave la vision intuitive ndash plusieurs srsquoarrecirctent agrave lrsquoabstraction ndash mais les premiers et les plus geacuteneacuteraux srsquoappliquent eacutevidemment et expresseacutement aux Anges et aux lion mes Lrsquoautre chapitre ne saurait laisser aucun doute puisqursquoil traite en premier ligne des Substances seacutepareacutees crsquoest-agrave-dire des ecirctres dont lrsquoexpeacuterience nous manque et que nomme nrsquoy est mentionneacute qursquoincidemment Lrsquoexcitation par la gracircce sanctifiante doit donc ecirctre eacutecarteacutee au moins comme explication totale crsquoest dans la nature de lrsquointelligence comme telle que S Thomas met une certaine attirance un certain appeacutetit de Dieu vu tel qursquoil est ndash Au fond ce sont les notions de puissance et drsquoacte qui constituent le pont entre ces deux extrecircmes lrsquointellection infime et hi possession pleacuteniegravere de Dieu parce que la premiegravere implique la possibiliteacute de la seconde laquo Tout ce qui est en puissance veut passer en acte laquo Et tant qursquoil nrsquoest pas passeacute en acte il nrsquoa pas sa fin derniegravere22 raquo Cette raison apporteacutee pour prouver que lrsquointel-

20 3 C G 57 3 21 C G 25 et 50 22 3 C G 48 laquo Onme quod est in potentia intendit exire in actum

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lect humain nrsquoa pas sa fin en cette vie et dans les sciences speacuteculatives peut reacutesumer aussi le processus que nous venons de suivre il est clair du reste qursquoelle vaut pour tous les esprits

Mais il est un deuxiegraveme groupe drsquoarguments plus directement fondeacutes sur lrsquoobservation humaine et capables pourtant pour qui les peacutenegravetre de mener un peu plus loin dans la compreacutehension de S Thomas drsquoeacuteclairer cette mysteacuterieuse exigence de la vie surnaturelle par la nature mecircme de lrsquoesprit ndash Revenons agrave lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et agrave son ideacuteal du bonheur humain En lisant de pregraves ces pages ceacutelegravebres on remarque une certaine incoheacuterence et comme un deacuteseacutequilibre dans lrsquoanthropologie aristoteacutelicienne Aristote veut tout fonder sur la commensuration agrave la nature et partant drsquoelle il demande en quelque sorte drsquoy renoncer Il ne faut pas eacutecouter ceux qui disent que lrsquohomme doit se contenter de viseacutees humaines celui qui est vraiment heureux ne lrsquoest pas par ce qui est humain dans sa nature mais par ce qui le fait participer au divin drsquoun cocircteacute lrsquohomme est μάλιστα nous de lrsquoautre la contemplation est chose laquo surhumaine23 raquo Cette eacutetrangeteacute se reflegravete dans lrsquoontologie car on main-

Quamdiu igitur non est ex toto factum in actu non est in suo fine ultimo Intellectus autem noster est in

potentia ad omnes formas rerum cognoscendas raquo 23 Ar Eth Nic K 1177 b 32 oὐ χρὴ δὲ κατὰ τὸυς παραινοῦντας ἀνθρώπινα φρονεῖν ἄνθρωπον ὄντα

ndash Ib 27 οὐ γὰρ ᾖ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτως βιώσεται ἀλλ᾿ ᾖ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει ndash drsquoougrave la nuance de doute ib 26 ἂν εἴη βιός κρείττων ἢ κατ᾿ ἄνθρωπον ndash S Thomas paraicirct avoir senti cette deacutesharmonie de la doctrine aristoteacutelicienne car prouvant que la beacuteatitude nrsquoest pas pour la terre apregraves mention des theacuteories arabes il ajoute laquo Quia vero Aristoteles vidit quod non est alia cognitio hominis in hac vita quam per scientias speculativas posuit hominem non consequi felicitatem perfectam sed suo modo In quo satis apparet quantam angustiam patiebantur bine inde eorum praeclara ingenia a quibus angustiis liberabimur s etc (3 C G 48 ult) Pour la beacuteatitude extra-terrestre dit-il ailleurs Aristote ne lrsquoa ni affirmeacutee ni nieacutee (4 d 49 q 1 a 1 sol 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 186

tient sans doute contre les Platoniciens que lrsquoacircme est forme du corps et non pas seulement sa directrice mais que devient alors lrsquoessentielle commensuration de nature et drsquoopeacuteration de puissance et drsquoacte puisque lrsquoactiviteacute de lrsquoesprit est seacutepareacutee ἡ δὲ τοῦ νοῦ χεχωρισμένη Nrsquoadmet-on pas de fait lrsquoideacutee platonicienne que les moyens naturels sont indignes de la nature τὴν δύναμιν οὐκ ἀξίαν τῆς φύσεως ἔχον Et nrsquoadmet-on pas le germe drsquoune antinomie que pourra seule reacutesoudre une philosophie laquo mystique raquo dans ses principes asceacutetique dans ses moyens et qui prendra comme lrsquoexacte formule du vrai celle qui paraissait lrsquoabsurditeacute mecircme aux adversaires du Stoiumlcisme Id est convenienter naturae vivere a natura discedere24

Il est certain que dans lrsquoanthropologie de S Thomas le deacutesordre en question srsquoaccuse et srsquoaccentue tregraves consciemment Il ne peut ecirctre question drsquoexposer ici le corps de cette doctrine avec ses curieux prolongements dans la meacutetaphysique pure25 Qursquoil suffise de le dire en geacuteneacuteral lrsquohomme semble conccedilu comme une espegravece eacutetrange paradoxale et dont les moyens de protection naturelle ne pourraient quo difficilement lui suffire dans la lutte pour la vie heureuse Une telle espegravece sans doute est possible car si le monde est es-sentiellement bon il nrsquoest pas eacutegalement favorable au deacuteveloppement de toutes les essences qui la composent lrsquoexistence des girafes requiert des conditions plus compliqueacutees que celle des mouches Mais entre ces espegraveces ineacutegalement reacutesistantes la nature humaine paraicirct si facile agrave fausser et si deacutelicate que sans un secours adventice on ne voit pas

24 Ciceacuteron De Finibus IV xv 40-42 25 Ces theacuteories nrsquointeacuteressent qursquoindirectement lrsquointellectualisme par lrsquoassouplissement qursquoelles comportent

du rigoureux concept de nature par le jeu qursquoelles laissent au systegraveme des relations apparemment rigides qui relie chaque essence agrave sa fin (V 3 q 9 a 2 ad 3ndash 2a 2ae q 2 a 3 ndash la 2ae q 113 a 10)

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trop comment son histoire serait prospegravere et son jeu reacutegulier laquo En dehors du secours de la gracircce une autre aide supeacuterieure agrave la nature eacutetait neacutecessaire agrave lrsquohomme agrave raison de sa composition Car lrsquohomme est composeacute drsquoacircme et de corps drsquointellect et de sens si lrsquoon laissait tout cela agrave sa nature lrsquointellect serait en quelque maniegravere alourdi empecirccheacute et ne pourrait librement parvenir au suprecircme sommet de la contemplation Celte aide fut la vertu originelle qui devait totalement soumettre les forces infeacuterieures et le corps mecircme et permettre agrave la raison de tendre agrave Dieu26 raquo

Ces paroles nrsquoimpliquent pas lrsquoordination agrave la vision intuitive La question de la vertu premiegravere comme celle du peacutecheacute originel est logiquement indeacutependante de celle du surnaturel strict Mais elles introduisent dans la meacutetaphysique du peacuteripateacutetisme un concept nouveau celui drsquoune dualiteacute de fin pensable pour une mecircme espegravece et drsquoune certaine impuissance de quelques ecirctres agrave atteindre ce qui pour eux est le meilleur agrave cause de la perfection mecircme de leur nature qui requiert un concours drsquoheureuses circonstances difficilement reacutealiseacute On passe de lagrave agrave concevoir lrsquoextrecircme convenance de la vision pour toute nature intellectuelle Sans doute les raisons donneacutees pour lrsquohomme sont inapplicables aux anges fondeacutees preacuteciseacutement sur notre composition elles impliquent la paradoxale preacuteeacuteminence des sens bas mais intuitifs sur lrsquointelligence sublime mais irreacuteelle crsquoest ce qui explique la rareteacute des reacuteussites dans notre espegravece27 Or lrsquohomme est au maximum du multiple juste au-dessus de lui selon les lois thomistes de la continuiteacute un nouveau cycle commence ougrave la perfection correspond agrave la simpliciteacute plus grande Mais lrsquoexemple humain suffit agrave faire comprendre que lrsquoesprit creacuteeacute

26 Mal 5 1 ndash Cp 1 d 39 q 2 a 2 ad 4 27 V les textes citeacutes p 189 n 28

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comme esprit potentiel introduit dans la nature une indeacutetermination drsquoun nouveau genre et comporte donc pour une mecircme espegravece une multitude de solutions Lrsquointelligence nata fieri omnia est comme puissance pure de lrsquoecirctre une monade plus souple plus molle que celle dont la forme est contrainte par la matiegravere Et quelque deacutetermineacute intellectuellement quelque fonctionaliseacute qursquoil soit lrsquoange de son obscuriteacute relative peut encore eacutemerger dans la lumiegravere plus pure de lrsquoEsse seacutepareacute La laquo puissance obeacutedientielle raquo nrsquoest pas pour S Thomas indeacutependante de la puissance naturelle elle est la nature mecircme On pourra donc au moins post factum en reconnaicirctre les traces dans la conscience que lrsquoecirctre a de soi dans certains appels sourds de sa nature Et ce qui en lrsquoabsence de lrsquooffre divine ne se fucirct traduit qursquoen appeacutetitif dans une obscuriteacute indeacutechiffrable pourra gracircce aux lumiegraveres de la foi se formuler en une claire seacuterie de syllogismes Crsquoest ainsi qursquoon construit le systegraveme probable qui relie la raison et la reacuteveacutelation par ces moyens ternies lrsquoinsuffisance des speacuteculations humaines et le deacutesir drsquoeacutetreindre en soi le Premier Intelligible

III

S Thomas croit qursquoen fait le surcroicirct a eacuteteacute offert agrave lrsquohomme et sous sa forme la plus haute la promesse de la vision intuitive A prendre tout lrsquoensemble du dynamisme humain ainsi transformeacute il est clair que ce don gracieux du Ciel couronne de la faccedilon la plus triomphante lrsquointellectualisme tel qursquoil le concevait Mais si lrsquoon considegravere les conditions speacuteciales dans lesquelles le surcroicirct est offert on comprend que cet envahissement de la nature par le surnaturel opegravere un renversement violent des valeurs philosophiques un rabais-

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sement des speacuteculations humaines un deacuteclassement de nos penseacutees terrestres qui sont reacuteduites au rang de moyens

Neacutecessairement si la vision eacutetait promise la beacuteatitude des abstractions pacirclissait Cependant elle pouvait garder sur terre sa place de preacuteparation et de laquo feacuteliciteacute telle quelle raquo Mais de fait si le Paradis ouvert par le Christ est incomparablement plus beau que le bonheur naturel des acircmes seacutepareacutees il se trouve aussi que dans lrsquoordre preacutesent son acqui-sition est plus laborieuse Il est offert agrave une nature que le peacutecheacute a blesseacutee un des premiers effets de la faute crsquoest que la raison trouve sur terre de grands empecircchements agrave son exercice elle est faible et les sens sont plus forts28 Ainsi lrsquohumaniteacute qui de fait est la nocirctre (et le philosophe comme le theacuteologien ne peut observer que celle-lagrave) souffre drsquoune lutte constante drsquoun vrai malaise naturel crsquoest lagrave neacutecessairement lrsquoeacutetat ougrave la vision se preacutepare Cela nous permet drsquoattendre pour lrsquoexercice terrestre de la speacuteculation des conditions nettement deacutefavorables Lrsquointellection deacutetacheacutee ne saurait ecirctre pour les fils drsquoAdam racheteacutes par le Dieu qui souffre lrsquooperatio non impediti

Preacutecisant davantage on constate drsquoabord que pour la plus grande partie de lrsquohumaniteacute une vie de speacuteculation un peu libre est impossible Mais agrave regarder seulement ceux qui srsquoy adonnent et qui y trouvent dans lrsquoeacutetat indompteacute des eacutenergies sensibles de grandes difficulteacutes quels objets les attireront Ce serait sans nul doute exageacuterer la penseacutee de S Thomas que de rabaisser la valeur du savoir naturel pour un chreacutetien au rang drsquoune chose insignifiante il sait rappeler agrave propos des sciences les moins hautes qursquoelles sont par excellence lrsquoobjet convenable agrave notre nature qui les meacuteprise meacuteprise lrsquohumaniteacute29 Il tranche sur les autres

28 la 2ae q 85 a 3 etc 29 In 4 Meteor l 1 Cp In Trin 6 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 190

grands saints du Moyen Age par son extrecircme souci mecircme quand il rabaisse le savoir naturel de ne pas outrer lrsquoexpression Mais il nrsquoheacutesite jamais agrave subordonner toute lrsquoactiviteacute terrestre agrave lrsquointensiteacute de la vie religieuse et je pense qursquoil nrsquoeucirct point eacuteteacute choqueacute des premiers chapitres de lrsquoImitation A mesure que sa penseacutee mucircrit lrsquoon constate mecircme plus de meacutepris des sciences terrestres la vie mystique croissant elles tombent peu agrave peu pour lui au rang des choses basses (vilia) dont lrsquointellection est bonne mais dont il faut pourtant deacutetourner ses regards parce qursquoelles empecircchent de srsquoappliquer agrave de meilleurs objets laquo Parce que nous ne pouvons assister aux saintes solenniteacutes des Anges eacutecrit-il au fregravere Reacuteginald le temps sacreacute ne doit pas srsquoeacutecouler en vain mais ce qui nrsquoest pas donneacute agrave la psalmodie doit ecirctre rempli par lrsquoeacutetude Deacutesirant donc nous former quelque ideacutee de lrsquoexcellence des saints Anges commenccedilons par lrsquoimage que srsquoen fit au temps des anciens lrsquohumaine conjecture ce qui srsquoaccorderait avec la foi nous le retiendrions ce qui srsquooppose agrave la doctrine catholique nous le repousserons30 raquo

II est donc juste sur terre que la vie de lrsquoesprit se concentre autour de la connaissance qui preacutepare agrave la vision en renseignant sur elle Mais crsquoest ici qursquoapparaicirct en tout son jour le manque drsquoadaptation de lrsquointellectualisme agrave lrsquoeacutetat preacutesent La connaissance en question est la foi Or la foi est pour S Thomas un acte intellectuel eacutetrange et essentiellement imparfait En effet elle est une proposition intellectuelle de ce qui est encore lrsquoinintelligible Elle est laquo planteacutee31 raquo

30 Opusc 14 Prolog 31 Mal 5 3 laquo Supernaturali cognition quae hic in nobis per fidem plantatur raquo Il est clair que cotte

expression qui sent un peu son laquo extrinseacutecisme raquo ne doit pas ecirctre prise indeacutependamment de toutes les convenances ci-dessus exposeacutees ndash Sur la nature essentiellement

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 191

parmi nos concepts et sa raison drsquoecirctre est une prise de lrsquoEcirctre extra-conceptuelle Lrsquoapocirctre lrsquoa bien deacutefinie laquo un argument de ce qursquoon ne voit pas et le corps des choses qursquoon espegravere raquo Elle est par rapport agrave un mecircme objet incompatible avec la science elle est distincte aussi de lrsquoopinion et elle nrsquoest pas le moins du monde un composeacute des deux Elle est essentiellement provisoire passagegravere mal satisfaisante De lagrave vient son obscuriteacute de lagrave aussi sa liberteacute car lrsquoimpuissance agrave neacutecessiter est une imperfection pour un eacutenonciable de lagrave malgreacute sa certitude objective absolue son instabiliteacute subjective Ce qui aux yeux de S Thomas caracteacuterise le mieux sa nature hybride et laquo monstrueuse raquo (en donnant au mot son sens scolastique) crsquoest que sise dans lrsquointelligence32 et pleinement certaine elle nrsquoest pourtant pas exclusivement produite par des principes intellectuels mais que soit quant agrave lrsquoexercice soit quant agrave la deacutetermination de lrsquoobjet elle est commandeacutee par la volonteacute33 laquo Nous sommes pousseacutes agrave croire ce que nous entendons parce qursquoon nous promet si nous croyons la reacutecompense de la vie eacuteternelle et crsquoest cette laquo reacutecompense qui meut la volonteacute agrave croire la Parole bien qursquoaucune veacuteriteacute comprise ne meuve lrsquointelligences34 raquo Dans la science il y a avec lrsquoassentiment de lrsquoacircme mou-

moyennante de la foi voir Ver 14 2 La foi est pour la vie morale mais la vie morale nrsquoest pas fin

derniegravere lrsquoaction est la fin de la connaissance du dogme mais la Chose du dogme est la fin de lrsquoaction Crsquoest parce que k but final est la vision que S Thomas met la foi au nombre des connaissances non pratiques mais speacuteculatives (3 d 23 q 2 a 3 sol 2 laquo Cognitio dirigit in opere et tarnen visio Dei est ultimus finis operis raquo)

32 Ver 14 4 ndash 2a 2ae q 4 a 2 laquo Credere autem immediate est actus intellectus quia obiectum huius actus est verum quod proprio pertinet ad intellectum Et ideo necesse est quod odes quae est proprium principium huius actus sit in intellectu sicut in subiecto raquo

33 V i C a 7 laquo Voluntas imperat intellectui credendo non solum quantum ad actum exsequendum sed quantum ad determinationem obiecti raquo

34 Ver 14 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 192

vement de la penseacutee mais ces deux choses ne sont pas pour ainsi clive parallegraveles la penseacutee conduit agrave lrsquoassentiment et lrsquoon est tranquille Dans la foi assentiment et penseacutee sont comme parallegraveles parce que lrsquoassentiment nrsquoest pas causeacute par la penseacutee mais par la volonteacute comme on lrsquoa dit Alors parce que lrsquointelligence ne se trouve pas fixeacutee en un point comme dans son terme propre qui est la vision drsquoun intelligible son mouvement en cet eacutetat nrsquoa pas cesseacute elle se remue encore elle est en quecircte relativement aux objets de sa croyance bien qursquoelle y donne un tregraves ferme assentiment Car pour ce qui proprement la regarde on ne lrsquoa point satisfaite elle nrsquoest pas fixeacutee par ses lois propres mais par lrsquoaction drsquoun agent exteacuterieur Et crsquoest pour cela qursquoon dit que lrsquointelligence du croyant est prisonniegravere35 raquo

Une foule drsquoobiter dicta viennent de tous les points de lrsquoœuvre de S Thomas ajouter leurs traits agrave ce tableau Ainsi la vie de foi a deux faces consideacutereacutee comme preacuteformation comme prodrome de la vision elle est lrsquoaube du triomphe surnaturel de lrsquointellectualisme consideacutereacutee comme connaissance actuelle elle reacuteduit la vie de lrsquoesprit presque au minimum drsquointellectualiteacute qursquoelle peut comporter laquo Dans la connaissance de foi si du cocircteacute de lrsquoobjet la perfection est sublime lrsquoopeacuteration intellectuelle comme telle est grandement imparfaite36 raquo Ce point est capital et quand

35 Ibid ndash S Thomas ajoute encore laquo Quia tenetur terminis alienis et non propriis raquo La meacutetaphore me

semble emprunteacutee agrave la laquo physique raquo lrsquointelligence nrsquoest pas en sou laquo lieu propre raquo elle est comme une pierre miraculeusement soutenue en lrsquoair ndash Au contraire crsquoest la volonteacute qui dans la foi est chez elle est agrave lrsquoaise parce qursquo laquo elle y donne son assentiment agrave une veacuteriteacute comme agrave son bien propre raquo 2a 2ae q 11 a 1

36 3 C G 40 laquo In cognitione autem fidei invenitur operatio intellectus imperfectissima quantum ad id quod est ex parte intellectus quamvis maxima perfectio inveniatur ex parte obiecti raquo ndash Cette imperfection empecircche la foi drsquoecirctre appeleacutee une s vertu intellectuelle raquo 3 d 23 a 3 sol 3

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 193

on eacutetudie la critique de la vie intellectuelle chez S Thomas on ne saurait lui accorder trop drsquoimportance Le seul excegraves en ce genre consisterait pour mieux sauver lrsquoobscuriteacute de la foi agrave sacrifier lrsquointellectualiteacute des preacuteambules laquelle est neacutecessaire agrave peine que lrsquoacte soit immoral Nous ne croirions pas dit S Thomas si nous ne voyions qursquoil faut croire37 Mais quand gracircce agrave ses notions de la science deacutemonstrative et de la certitude libre on a vu comment la foi demeurait pour lui volontaire tout ensemble et intellectuellement justifieacutee crsquoest sur lrsquoombre et la souffrance qursquoil faut insister pour mettre S Thomas agrave sa place parmi les theacuteoriciens catholiques de la croyance De tous les grands docteurs

37 2a 2ae q 1 a 4 ad 2 ndash Le racircle des preacuteambules (ou raisons de croire) est de justifier intellectuellement

lrsquoadheacutesion ce que nous avons le devoir strict de faire puisque tous nos actes doivent ecirctre raisonnables Mais les laquo articles de foi raquo ne constituent pas avec les raisons de croire une seacuterie homogegravene de propositions rationnelles ils ne sont mecircme pas subsumeacutes aux premiers principes avec lesquels pourtant ils ne peuvent ecirctre en contradiction Ainsi que la connaissance des choses de vertu par expeacuterience directe (y p 70) agrave laquelle elle est compareacutee (3 d 23 q 3 a 3 sol 2 ad 2 ndash 1 q 1 a 6 ad 3 ndash2a 2ae q 1 a 4 ad 3) la foi est un habitus non subordonneacute mais comparable agrave lrsquohabitus des principes et inheacuterent comme lui per modum naturae On comprend donc qursquoon puisse y adheacuterer plus fermement qursquoaux principes mecircmes et qursquoaux deacutemonstrations des sciences (Prol Sent a 3 sol 3 ndash Ver 12 2 3) on comprend qursquoelle se trouve aussi bien dans le nouveau-neacute qursquoon remporte du baptecircme que dans le plus habile theacuteologien Elle nrsquoest pas produite par la nature comme lrsquohabitude des principes ni par lrsquoaccoutumance comme celle des vertus elle est produite par la gracircce Si la reacuteflexion speacuteculative peut engendrer dans lrsquointelligence une sorte de laquo foi acquise qui est laquo opinio fortificata rationibus raquo (Prol Sent 1 c) il ne faut pas confondre cette connaissance nouvelle avec la foi infuse et theacuteologale les deux fois sont indeacutependantes comme la connaissance expeacuterimentale de la chasteteacute est indeacutependante de la science abstraite que lrsquoenseignement a pu en donner (Cf 2a 2ae q 1 a 3 ad 3) Aussi la laquo foi acquise raquo nrsquoest pas neacutecessaire agrave la conservation de la foi infuse Ce qui est neacutecessaire crsquoest le jugement pratique hoc est tibi credendum produit sous lrsquoinfluence de la gracircce et justifieacute par une perception intellectuelle des motifs (Voir Quodl 2 6 ndash In Trin 3 1 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 194

je nrsquoen connais point qui meacuteprise autant que lui la foi comme connaissance Qursquoon le compare avec ses successeurs aucun rapprochement ne fera plus vivement saisir la baisse des ambitions meacutetaphysiques et de lrsquointellectualisme profond dans les eacutecoles catholiques depuis le XIIIe siegravecle Parmi ses preacutedeacutecesseurs la diffeacuterence est frappante avec Augustin mecircme le fervent apocirctre du Crede ut intelligas Non qursquoAugustin se contente aiseacutement des obscuriteacutes terrestres il tend de tout son ecirctre vers la Patrie qui est la Vision niais son jugement de meacutepris sur nos connaissances de foi simple nrsquoa pas la tranquilliteacute sereine et deacutefinitive de celui de Thomas parce qursquoil est moins deacutelibeacutereacutement fondeacute en meacutetaphysique Mecircme apregraves qursquoil a clarifieacute cette notion assez vague de la laquo philosophie chreacutetienne raquo qui inspire ses premiers ouvrages Augustin insiste encore complaisamment sur la naturelle convenance de la croyance agrave lrsquointelligence humaine crsquoest elle qui soutient toute socieacuteteacute qui preacutepare lrsquoesprit agrave toute science etc S Thomas qui connaicirct ces consideacuterations de son maicirctre38 se contente de les rappeler briegravevement son œuvre agrave lui est drsquoinculquer la reacutepugnance qursquoeacuteprouve pour la croyance simple lrsquointelligence en tout eacutetat elle veut voir et rien drsquoautre jamais ne lrsquoapaisera

Ainsi dans la vie preacutesente de lrsquoesprit lrsquoimperfection et la preacuteparation sont correacutelatives Il faut en prendre son parti lrsquointelligence sur terre nrsquoaura pas la paix il lui restera toujours sinon la sensation deacuteraisonneacutee du risque39 au moins la sensation attristante du noir Drsquoautre part puisque la Vision est offerte la raison mecircme commande de faire tout converger vers cc but unique et de ne srsquoamuser plus agrave ce qui pourrait en compromettre lrsquoacquisition Il faut prendre la

38 Opusc 7 Exp super Symbolum 39 Puisque Thomas admet que la foi demeure avec e lrsquoeacutevidence de creacutedibiliteacute raquo 2a 2ae q 5 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 195

connaissance pour ce qursquoelle esi dans lrsquoordre actuel Toute Ia masse des ideacutees humaines et ce que croient les chreacutetiens et ce que savent les theacuteologiens ce sont laquo des rudiments laquo proposeacutes en ce monde au genre humain pour qursquoil puisse laquo se diriger vers son but40 raquo Sans donc qursquoil se soit produit le moindre changement dans la meacutetaphysique sans que les faculteacutes qui tendent soient devenues capables de tenir sans que le mouvement puisse ecirctre fin tout naturellement la morale srsquoest modifieacutee Maintenant qursquoelle vise une possession plus excellente et supeacuterieure aux forces humaines lrsquoobjectif premier ougrave convergeront ses efforts sera moins cette Fin mecircme ndash puisqursquoelle nous deacutepasse ndash que les conditions de son acquisition qui sont elles au pouvoir de lrsquohomme et qui mesurent exactement sa future participation au bonheur En avant du bonheur toutes les actions morales se concentreront vers la sainteteacute Et la logique exigera mecircme ce corollaire les perceptions intellectuelles des sciences speacuteculatives qui jadis arracheacutees de droit agrave lrsquoordre des moyens eussent eacuteteacute des parcelles vitales de la Fin mecircme maintenant si elles ne sont pas entraicircneacutees dans le grand mouvement

40 Ver 14 11 ndash La question de secours que la philosophie reccediloit de la Reacuteveacutelation comporte chez S

Thomas une distinction assez deacutelicate Sans doute il appreacutecie comme tous les docteurs chreacutetiens lrsquoimmensiteacute du bienfait reccedilu et en parle dans le ton habituel des ApoloL gistes (Opusc 7 Exp super Symbolum c 1 laquo nullus philosophorum potuit tantum scire de Deo quantum post adventum Christi soit vetula per fidem raquo ndash Cp 1 C G 5 fin) Mais si lrsquoon se rappelle sa theacuteorie de la science et son exigence des preuves propter quid on comprendra que la foi ne peut agrave ses yeux aider la science que par accident Drsquoougrave les affirmations comme celle-ci Si aux questions drsquoun esprit chercheur vous reacutepondez seulement au nom de la foi par une affirmation dogmatique on vous quittera bien certain qursquoil en est ainsi mais pourtant lrsquointelligence vide certificabitur quidem quod ita est sed vacuus abscedet (Quodl 4 18) La foi est intellectuellement drsquoespegravece infeacuterieure agrave la science et se deacutefinit par cette imperfection mecircme par son opposition avec elle (Ver 12 12 ndash 2a 2ae q 1 a 5)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 196

volontaire et ordonneacutees agrave lrsquoobtention drsquoune plus grande gracircce ne sont phis que de nuisibles simulacres du vrai bonheur et les heures qursquoon leur donne du temps perdu

IV

Pour chacun le devoir preacutesent est le moyen et la mesure de la beacuteatitude 11 ne srsquoensuit pas neacuteanmoins qursquoon ne puisse raisonnant sur la nature pour diriger la pratique libre deacuteterminer laquelle des actions bonnes sera de droit plus apte agrave produire lrsquoamour et la gracircce abondamment Ici lrsquoordre ontologique reprend ses droits et Thomas fidegravele aux principes affirme la supeacuterioriteacute de la vie contemplative sur lrsquoactive Entre toutes les opeacuterations crsquoest la contemplation qui joint le mieux agrave Dieu il faut donc la preacutefeacuterer agrave lrsquoaction exteacuterieure Crsquoest elle qui est la vie intense eacutetant la plus intime application au meilleur objet la perfection sur terre consiste en ceci ut mens actu feratur in Deum41 On voit combien naturellement le laquo mysticisme raquo vient couronner laquo intellectualisme raquo dont il est le deacuteveloppement et le fruit quelque raison qursquoon puisse avoir drsquoopposer ailleurs ces deux termes aucune opposition nrsquoest plus superficielle et plus fausse quand il srsquoagit du mysticisme orthodoxe et de la philosophie classique du catholicisme Une seule chose peut eacutetonner dans S Thomas crsquoest qursquoil nrsquoait pas songeacute davantage agrave faire ressortir dans lrsquoextase ou dans les autres espegraveces de contemplation infuse lrsquointellectualiteacute plus exquise qursquoelles communiquent agrave la vie de lrsquoesprit Lui qui dans la simple

41 Voir lrsquoadmirable theacuteorie des conseils eacutevangeacuteliques au livre III Contre les Gentils particuliegraverement le chap

130 et sur la pauvreteacute religieuse la page si peu franciscaine (non par opposition mais par diffeacuterence) du chap 133

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 197

vie de foi et drsquooraison commune a su discerner ces actes directs savoureux et rapides que la gracircce fait produire aux plus ignorants et les a rapporteacutes agrave lrsquo laquo intellect42 raquo comment nrsquoa-t-il pas plus expresseacutement exalteacute les intuitions infuses qui perccedilant lrsquoopaciteacute des images deacutepassant lrsquoembrouillement des discours font participer le contemplatif agrave la connaissance angeacutelique Le fait est lagrave pourtant Que ce soit attachement trop docile aux classifications traditionnelles ou deacutesir de ne pas admettre trop drsquoexceptions aux axiomes drsquoAristote il ne fait que de rares et fugitives allusions agrave ces intellections surhumaines et il faudrait violenter ses eacutecrits pour en tirer une theacuteorie expresse de laquo lrsquooraison mystique43 raquo On peut regretter cette lacune Mais on ne

42 V p ex 1 d 15 q 4 a 2 ad 4 il est des ignorants qui possegravedent une certaine connaissance de Dieu

comme Fin derniegravere et comme laquo profluens beneficia de laquelle lrsquoamour est condition neacutecessaire ndash Cp aussi 3 d 27 q 2 a 3 ad 2 laquo Caritas habet rationcm quasi dirigentem in suo actu vel magis intellectum raquo ndash In Trin 6 1 ad ult et 3 d 35 q 2 a 2 sol 1 laquo Intellectus donum de auditis mentem illustrat ut ad modum primorum principiorum statim audita probentur raquo

43 Il ne srsquoagit pas de savoir si S Thomas reconnaicirct dans la vie contemplative de certaines connaissances savoureuses et expeacuterimentales cela nul ne peut le nier (1 q 43 a 5 ad 2 etc) Il srsquoagit de savoir srsquoil a mentionneacute la contemplation obscure infuse proprement mystique sans images sensibles ni discours et que deacutecrivaient deacutejagrave drsquoun style merveilleusement expressif certains Franciscains du Moyen Age avant qursquoelle trouvacirct ses docteurs classiques dans les grands saints du Carmel Il ne faut se servir ici qursquoavec grande preacutecaution des auteurs de seconde main Vallgornera par exemple srsquoest trop laisseacute aller au deacutesir de retrouver dans S Thomas la doctrinc des Mystiques Ainsi dans sa Question III disp 3 art 1 de Contemplatione supernaturali et infusa il eacutecrit laquo D Thomas 2a 2ae q 180 e 3 diffinit contemplationem infusam hac ratione simples intuitus divinae veritatis a principio supernaturali procedens e Les quatre derniers mots sont simplement ajouteacutes par lui De plus il cite volontiers des opuscules apocryphes ou douteux ndash Dans lrsquoouvrage plus reacutecent du R P Maumus lrsquoon trouve encore plusieurs rapprochements sujets agrave caution (p 380 sur la purification passive sensible p 401 sur le don drsquointelligence rapporteacute agrave lrsquounion mystique p 454 sur lrsquooraison drsquounion) ndash Lorsqursquoon lit S Thomas lui-mecircme on constate qursquoil e admis la possibiliteacute et pour

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 198

saurait en prendre occasion pour rabaisser dans sa doctrine theacuteologique la place de la vie contemplative Je remarque mecircme deux preacuterogatives qui lui assurent tout imparfaite qursquoon la suppose une primauteacute plus certaine que celle qursquoon assignait dans lrsquoordre naturel agrave la speacuteculation pure l juge la contemplation religieuse plus propre agrave ravir tout lrsquohomme que la contemplation philosophique parce que lrsquoamour de la contemplation mecircme ne srsquoy distingue pas de lrsquoamour de lrsquoobjet contempleacute44 Il la juge plus libre aussi puisqursquoil

certains cas le fait de cette contemplation sans images (quoique infeacuterieure agrave la vision intuitive) laquo naturelle

agrave lrsquoAnge mais au-dessus de lrsquohomme raquo (Voir Ver 1S a 1 ad 1 ad 4 ndash et a 2ndash 2 d 23 q 2 a 1 ndash et avec plus de rigueur dans lrsquoexplication psychologique 1 q 94 a 1) Pourtant lagrave ougrave S Thomas fait ex professo la theacuteorie de la contemplation il a principalement en vue celte ougrave lrsquohomme peut parvenir par ses efforts aideacute de la gracircce ordinaire et colle qui mecircme dans Le cas de e vision intellectuelle s nrsquoest pas opeacutereacutee sans image (2a 2ae q 174 a 2 ad ndash q 180 a 5 ad 2 ndash De Anim a 15ndash In Trin G 3 etc) Cp lrsquoaveu de Vallgornera (l c art 7 u 2) laquo Aliquando datur contemplatio supornaturalis sine conversione ad phantasmata In lianc sententiam videtur inclinare D Thomas quamvis non omnino certum sit in doctrina illius raquo ndash Tregraves caracteacuteristique encore est lrsquoexeacutegegravese thomiste drsquoun texte des Pegraveres les plus classiques on la matiegravere le fameux mot de Denys sur Hieacuterotheacutee patiens divina qursquoil explique drsquoun pheacutenomegravene affectif preacuteceacutedant une connaissance (Ver 26 3 18 ndash 3 d 15 q 2 e 1 soI 2 ndash In Div Nom 2 4) ou drsquoune connaissance expeacuterimentale sans dire si elle deacutepasse la gracircce ordinaire (2a 2ae q 45 a 2 q 97 a 2 ad 2) Dans tout le Commentaire sur les Noms Divins il nrsquoest rien qursquoon puisse sucircrement lrsquoapporter agrave la connaissance mystique lagrave mecircme ougrave le texte agrave expliquer semblait y convier lrsquointerpregravete ndash Tout cela me paraicirct drsquoautant plus notable que la doctrine de S Thomas sur lrsquoindistinction des connaissances de lrsquoacircme seacutepareacutee et priveacutee de phantasmes (De Anim a 15 corp cf ad 21 etc) srsquoaccordait mieux avec ce que les Mystiques disent de lrsquoobscuriteacute de leur contemplation

Ce que S Thomas e eacutecrit de plus remarquable touchant les gracircces drsquoillumination extraordinaire crsquoest assureacutement sa theacuteorie de Ta propheacutetie (Ver q 12 ndash 2a 2ae q 171 et suiv) La part qui y est faite aux conditions subjectives marque une grande largeur de vues et un perpeacutetuel souci de maintenir le contact entre la theacuteologie speacuteculative et lrsquoexpeacuterience psychologique

44 V 3 d 35 q 1 e 2 sol 1 sol 3 sur la diffeacuterence entre la vie contemplative des saints et celle des philosophcs ndash Et cp Les deux concepts de σοφία et sapientia

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 199

conccediloit lrsquoobeacuteissance religieuse comme un sacrifice des intellections pratiques et viles de celles qui regraveglent les choses du corps et lrsquoarrangement quotidien de la vie sacrifice qui permet agrave lrsquohomme de srsquoappliquer tout entier par sa partie laquo la plus preacutecieuse raquo agrave lrsquoUnion Neacutecessaire45 laquo Le grand signe drsquoamour crsquoest drsquoaller contempler raquo laquo La souveraine perfection de la vie humaine crsquoest que lrsquoesprit de lrsquohomme puisse librement vaquer agrave Dieu raquo

Souvenons-nous-en pourtant ce nrsquoest pas preacuteciseacutement comme avant-goucirct du Ciel que la contemplation est bonne et deacutesirable crsquoest comme preacuteparation au Ciel et pour la mettre ici-bas au premier rang il a fallu ce principe reacuteflexe qursquoentre tous les moyens qui rendent capable drsquoune fin il nrsquoen est point en soi de plus efficace que celui qui est lrsquoimage de cette fin mecircme Vue dans ce jour la primauteacute de la vie contemplative sera pratiquement moins absolue46 une plus grande place sera laisseacutee aux libres jeux de la Providence divine la diversiteacute des saints sera plus grande que celle des sages et lrsquoideacuteal du chreacutetien diffeacuterera beaucoup de lrsquohomme heureux qursquoa deacutecrit Aristote ndash Mais cette derniegravere remarque nrsquoempecircche pas lrsquoidentification pratique chez S Thomas de la vie contemplative et de la vie parfaite On peut donc dire en reacutesumeacute que par lrsquointroduction du Christianisme le monde moral est reconstruit agrave ses yeux sur son plan

45 3 C G 130 46 2a 2ae q 182 a 2 fin ndash V i C 7 ndash Avec tous les saints du catholicisme Thomas sait qursquoil est parfois

meilleur de quitter e Rachel pour Lia raquo (Opusc 2 De Perf vitae spiritualis c 25 ndash Quodl 1 14 2) Mais rien chez lui ne rappelle cette deacutefiance des deacutelices contemplatives ce souci drsquoen deacutetacher les acircmes si habituel aux ascegravetes des siegravecles suivants ndash Le grand signe drsquoamour crsquoest drsquoaller contempler srsquoil paraicirct en douter dans les Sentences (3 d35 q 1 a 4 soI 2) il lrsquoaffirme dans la Somme (2a 2ae q 182 a 2 ad 11 ndash Sur la vie plus haute des laquo illuminateurs raquo Appendice p 243

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 200

essentiel mais plus en grand Les relations naturelles demeurent seulement ce qui eacutetait systegraveme clos et parfait est compris maintenant dans le mouvement drsquoun plus vaste ensemble et cette subordination explique qursquoon puisse remarquer ccedilagrave et lagrave dans sa structure quelques deacuteformations

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde

est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire 3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee Hcontinue ilH se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

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pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupis-

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 Ha 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117H b δοκοῦσι γάρ τῶν

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 213

cible raquo doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

ἀλόγων μερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de

violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La pos-sibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions

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toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature

font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute 34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V

chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 216

finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffe-

35 Mal 3 9 7

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 217

ment total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 219

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et par-

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

faites en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 221

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 224

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 225

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 227

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 229

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PRECELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiri-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

tualis c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines qui

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 233

excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITE ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute

2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima

cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIETE ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 240

Note bibliographique

Parmi les ouvrages de S Thomas les plus utiles agrave consulter sur les questions traiteacutees dans ce livre sont la Somme contre les Gentils les Questions disputeacutees de Anima de Veritate de Spiritualibus Creaturis la Somme theacuteologique lrsquoopuscule 14 de Substantiis separatis lrsquoopuscule 15 Contra Averroistas et lrsquoopuscule 1 Compendium theologiae Aucun de ces ouvrages sauf la Somme theacuteologique nrsquoa encore paru dans la grande eacutedition critique (eacutedition leacuteonine) que publient agrave Rome les Dominicains ndash On a citeacute ici drsquoapregraves lrsquoeacutedition Fretteacute (Paris Vivegraves 1871-1880) ndash Uccelli a eacutediteacute (Paris Migne 1858) le Contra Gentes avec les liturae du fameux codex Bergomensis qui semble bien ecirctre lrsquoautographe de S Thomas ndash Le lecteur moderne trouvera quelque secours dans deux traductions annoteacutees celle du Compendium Theologiae par M Albert (Wuumlrzbourg Goumlbel 1896) et celle du Contra Gentes par le P Rickaby S J (0f God and his Creatures An annotated translation with some abridgment Londres Burns and Oates 1905)

La litteacuterature thomiste est un monde Ueberweg-Heinze (Grundriss der Geschichte der Philosophie t II) donne une bonne bibliographie des eacutetudes modernes pour les commentateurs dogmatiques on peut consulter Hurter Nomenclator litterarius theologiae catholicae (Oeniponte 3e eacuted commenceacutee en 1903)

Les histoires de la Scolastique drsquoHaureacuteau (Paris 1880) et de Stoumlckl (Mayence 1864-66) demeurent utiles ainsi que les livres bien connus de Ch Jourdain (La philosophie de S Thomas drsquoAquin Paris 1858) et de Karl Werner (Der heilige Thomas von Aquino Ratisbonne 1858 Reacuteeacutediteacute en 1889) Les meilleurs ouvrages drsquoensemble que nous pos-seacutedions sur la philosophie du moyen acircge sont maintenant ceux de MM de Wulf (Histoire de

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 242

la philosophie meacutedieacutevale Louvain 1900) et Picavet (Esquisse drsquoune histoire geacuteneacuterale et compareacutee des philosophies meacutedieacutevales Paris 2e eacuted 1907)

Il ne faut pas neacutegliger les ouvrages destineacutes agrave deacutefendre la theacuteorie thomiste de la connaissance contre le carteacutesianisme lrsquoontologisme le traditionalisme etc On a raison drsquoouvrir avec preacutecaution ces livres de poleacutemique mais on est forceacute drsquoavouer que leurs auteurs ont souvent fait preuve de rares qualiteacutes drsquoanalystes de plus ils sont exempts drsquoordinaire de ces eacutetranges meacuteprises que laissent souvent passer les eacuterudits dont lrsquoeacuteducation nrsquoa pas eacuteteacute scolastique ndash On peut indiquer en particulier Bourquard Doctrine de la connaissance drsquoapregraves S Thomas drsquoAquin Paris et Angers 1877 (utile agrave cause de ses nombreuses citations) ndash Kleutgen S J La philosophie scolastique exposeacutee et deacutefendue trad Sierp Paris 1868-1870 ndash Liberatore S J Theacuteorie de la connaissance drsquoapregraves S Thomas trad Sudre Tournai et Paris 1863 ndash Zigliara O P Œuvres philosophiques trad Murgue Lyon 1880 et 1881

Ces scolastiques dogmatiques du XIXe siegravecle pourraient fausser la perspective parce qursquoils cherchent drsquoordinaire une theacuteorie de la certitude rationnelle dans ce qui fut avant tout une meacutetaphysique intellectualiste ndash Les travaux dont la liste suit peuvent aider agrave srsquoorienter dans le problegraveme de lrsquointellectualisme tel que nous lrsquoavons poseacute On nrsquoa fait ici qursquoun choix en mentionnant certaines publications qui ont paru plus utiles ou plus caracteacuteristiques des diffeacuterentes opinions en cours Asin (Miguel) El Averroismo teoloacutegico de Santo Tomcis de Aquino dans Homenaje a

don Francisco Codera estudios de erudicion oriental Saragosse 1904 pp 235-250 Bardenhewer Die pseudo-aristotelische Schrift uumlber das reine Gute bekannt-unter dem

Namen Liber de Causis Fribourg en Brisgau 1882 pp 256279 Van den Berg O P De ideis divinis iuxta doctrinam Doctoris Angelici Bois-le-Duc

1872

Note bibliographique 243

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Huber (Sebastian) Die Gluumlckseligkeitslehre des Aristoteles und des Thomas von Aquin ein historixch-kritischer Vergleich Freising 1893

Kahl (Wilhelm) Die Lehre vont Primat des Willens bei Augustinus Duns Scotus und Descartes Strasbourg 1886

Kaufmann (N) Die Erkenntnislehre des hl Thomas von Aquin und ihre Bedeutung in der Gegenwart Philosophisches Jahrhuch t II Fulda 1889

ndash La finaliteacute dans lrsquoordre moral Eacutetude sur la teacuteleacuteologie dans lrsquoEacutethique et la Politique drsquoAristote et de S Thomas drsquoAquin Revue Neacuteo-Scolastique t VI Louvain 1899

Mandonnet (Pierre) O P Siger de Brabant et lrsquoAverroiumlsme latin au XIIIe siegravecle Fribourg 1899

Maumus (Eacuteliseacutee) O P La doctrine spirituelle de S Thomas drsquoAquin Paris 1885 Mazzella (Camillo) S J Dersquo varii gradi nella conoscenza intellettiva estratto del

periodico LrsquoAccademia Romana di S Tommaso drsquoAquino vol 5 fasc 1 Rome 1885

Molsdorf Die Idee des Schoumlnen in der Weltgestaltung bei Thomas von Aquino Ieacutena 1891

Murgue Questions drsquoontologie eacutetudes sur S Thomas Lyon 1876 Piat (Clodius) Quid divini nostris ideis tribuat divus Thomas Paris 1890 Picavet (Franccedilois) LrsquoAverroiumlsme et les Averroiumlstes du XIIIe siegravecle Revue de lrsquohistoire

des religions Paris 1902 ndash Deux directions de la theacuteologie et de lrsquoexeacutegegravese au XIIIe siegravecle Thomas drsquoAquin et

Roger Bacon Paris 1905

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 244

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Seeberg (Reinhold) Die Theologie des Johannes Duns Scotus Leipzig 1900 Von Tessen-Wesierski (Franz) Die Grundlagen des Wunderbegriffes nach Thomas von

Aquin Paderborn 1899 Vacant (Alfred) Eacutetudes compareacutees sur la philosophie de S Thomas drsquoAquin et sur celle

de Duns Scot Paris et Lyon 1891 ndash Drsquoougrave vient que Duns Scot ne conccediloit pas la volonteacute comme S Thomas drsquoAquin

dans Quatriegraveme congregraves scientifique international des catholiques Fribourg 1898 pp 631-645

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Muumlnster 1900 De Wulf (Maurice) Eacutetudes historiques sur lrsquoestheacutetique de S Thomas drsquoAquin Louvain

1896

Abreacuteviations employeacutees

Un chiffre suivi de la lettre d renvoie au Commentaire des Sentences 1 d 2 q 3 a 4 sol 1 ad 2 = Commentaire du 1er livre des Sentences distinction 2e question 3e article 4e solution 11e reacuteponse agrave la 2e objection ndash Un ou deux chiffres suivis de la lettre q renvoient agrave la Somme theacuteologique 1 q 25 a 2 ou 1a 2ae q 35 a 3 deacutesignent donc par la question et lrsquoarticle un passage de la Prima pars ou de la Prima secundae

Les signes suivants Car De Anim Mal Pot Spir Ver V i C Virt Card suivis de deux ou trois chiffres renvoient aux Questions disputeacutees de Caritate de Anima de Mato de Potentia de Spiritualibus creaturis de Veritate de Virtutibus in communi de Virtutibus cardinalibus en indiquant la question et lrsquoarticle ndash ou la question lrsquoarticle et la reacuteponse agrave lrsquoobjection Pour les traiteacutes qui se composent drsquoune question unique deux chiffres indiquent lrsquoarticle et la reacuteponse agrave lrsquoobjection

3 C G 25 5 renvoie agrave la Somme contre les Gentils livre 3e chapitre 25e sect 5e Quodl 5 3 renvoie au 3e article du 5e Quodlibetum et lrsquoon ajoute le numeacutero de la reacuteponse agrave lrsquoobjection

srsquoil y a lieu Comp TheoI renvoie au Compendium Theologiae mdash Les Opuscules sont numeacuteroteacutes comme dans

lrsquoeacutedition Fretteacute (Paris Vivegraves tonie XXVII et XXVIII) Pour les opuscules que cctte eacutedition a laisseacutes en dehors de la seacuterie on en a toujours donneacute le titre complet (voir par exemple p 199 n 46)

Les reacutefeacuterences aux commentaires sauf agrave celui des Sentences sont preacuteceacutedeacutees du signe in Les abreacuteviations Met Meteor Eth An Pol Sens et sens 1 ou 2 Post Div Nom Trin Caus deacutesignent respectivement la Meacutetaphysique les Meacuteteacuteorologiques lrsquoEacutethique agrave Nicomaque le De anima la Politique le De sensu et sensato et les Seconds analytiques drsquoAristote les Noms divins du Pseudo-Denys la Triniteacute de Boegravece et le livre des Causes In 1 Met l 2 renvoie donc agrave la seconde leccedilon du Commentaire sur le premier livre de la Meacutetaphysique in Rom 5 1 1 agrave la premiegravere leccedilon du Commentaire sur le chapitre cinquiegraveme de lrsquoEacutepicirctre aux Romains etc

Crsquoest agrave lrsquoeacutedition Fretteacute que renvoient les indications de pages et de colonnes pour certains textes plus difficiles agrave trouver

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 246

TABLE ANALYTIQUE DES MATIEgraveRES Abstraction ndash Reproches des modernes agrave lrsquo V ndash Sa nature et son objet VII 92 93 ndash Son imperfection essentielle 12ndash15 103 104 voir Concept Connaissance humaine Science Universel Abstrait subsistant 84 85 voir Anges Esprit Dieu Veacuteriteacute Accidentelndash Echappe-t-il agrave la finaliteacute 119 121 voir Contingence Hasard Accidents ndash Leur rocircle dans notre connaissance 20 n 98ndash100 ndash Objets drsquoideacutees propres 105 n voir Qualiteacutes sensibles Acquisition de Dieu fin derniegravere 27 Acte humain Objet de concept propre 104 105 n ndash immobile Sa perfection 46 ndash pur Peut seul venir actuer notre intellect 35 Action ndash Sa forme suprecircme 11 sq Son primat ici-basXVIII 201 sq Adam ndash Sa connaissance sensible 68 n Affirmation ndash Sa vraie natureXII voir Jugement Ame ndash Sa connaissance de soi 83 84 108 n Amour ndash Ne peut ecirctre fin derniegravere 42 ndash Supeacuterieur an un sens agrave la connaissance 47 sq ndash de convoitise drsquoamitieacute 48 ndash de Dieu Sa nature son fondement 39 49 voir Appeacutetit Volonteacute Analogie ndash Sa nature 79 sq ndash Affectant tous nos concepts 102 103 ndash Raisonnements par ndash 150 ndash dans la connaissance de foi 157 voir Anges Dieu Symbole Symbolisme Systeacutematisation Anges ndash Leur place en philosophie thomiste 23 24 ndash Leur nature et leur excellence 23 25 ndash Uniques en chaque espegravece 23 138 139 n ndash Leur existence se deacutemontre-t-elle 154 ndash Leur multitude 30

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 248

ndash Connaissance que nous en avons 83ndash85 234 n ndash Excellence de leur vie intellectuelle 9 56 ndash Leurs degreacutes drsquointelligence ineacutegaux 10 17ndash19 ndash Leur naturelle infaillibiliteacute 72 73 n ndash Etendue de leurs ideacutees 104 ndash Susceptibles et deacutesireux de voir Dieu 184 187 188 ndash Incapables de progregraves 218 Animaux infeacuterieurs et supeacuterieurs 13ndash15 66ndash67 209 Antinomies ndash Toujours reacutesolubles 63 Appeacutetit ndash Ne classe pas les ecirctres par luindashmecircme 47 n ndash Son rocircle dans la connaissance 69 ndash Valeur drsquoune philosophie de ndash 46 47 n voir Amour Volonteacute VolontarismeArabes ndash Leur theacuteorie de la beacuteatitude 36 Aristote ndash Diffegravere de S Thomas sur la fin derniegravere 27 n ndash Heacutesite sur la place du plaisir dans la finaliteacute 43n ndash Enlegraveve lrsquoaccidentel agrave la finaliteacute 119 121 ndash Garde quelque incoheacuterence dans sa morale 185 ndash Apparent cercle vicieux dans sa theacuteorie de la vertu 213 Art ndash Saint Thomas nrsquoen fait pas la theacuteorie 117 118 ndash Sa place agrave cocircteacute de la seiencc 121ndash123 ndash Sa relation agrave la morale 176 177 voir Dialectique Poeacutesie Singulier laquo Artificiata raquo ndash Comment nous les pcnsons 104 Ascegravese ndash Incomplegravetement eacutetudieacutee chez S Thomas 124 125 n Assimilation agrave Dieu ndash Fin de la Creacuteation 27ndash29 Attributs divins indeacutemontrables selon S Thomas 154 155 Augustin ndash Son accord avec S Thomas 77 ndash Sa deacutefiance des sens 65 ndash Ses speacuteculations sur la Triniteacute 162 Augustiniens ndash Leur volontarisme 38 Autonomie de la conscience 238 Averroiumlstes ndash Leur opposition de la raison et de la foi 62 64 Avicenne ndash Sa theacuteorie sur lrsquoinintelligibiliteacute du singulier 113 Beacuteatitude ndash Objet du vouloir divin sur nous 50 ndash de la vie preacutesente 174 175 185 ndash finale naturelle 173 174 ndash surnaturelle Sa place chez S Thomas 180 sq voir Scotisme Vision de Dieu Bien des esprits et bien en soi 50 Cajetan ndash Sa conception du deacutesir naturel de la vision divine 183 Causaliteacute reacuteciproque XIV n ndash dans le jugement pratique 206 207 Certitude ndash Rocircle qursquoy peut jouer le vouloir 69 70 n ndash que S Thomas donne agrave ses thegraveses 154 n voir Evidence Principes

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 249

Chasteteacute ndash Comment elle eacuteclaire le jugement moral 70ndash72 voir Habitude Vertu Cogitative 58 n 166 n Compreacutehension et extension correacutelatives dans lrsquointuition 17 18 ndash Sa diffeacuterence avec le percept 93 Concept ndash Son contenu son mode de formation 92ndash94 ndash Son imperfection XIII 94 95 102 ndash Sa valeur 95 sq ndash Insuffisance drsquoune philosophie des ndash 24 ndash Confiance parfois illogique que S Thomas lui accorde XV ndash Lrsquoauteur regrette drsquoen avoir exageacutereacute lrsquoirreacutealisme 106 107 n voir Abstraction Connaissance humaine Science Universel Connaissance ndash Conception reacutealiste de la ndash XI ndash Remegravede au deacuteficit de lrsquoecirctre 30 n ndash Sa noblesse ses degreacutes 13 de Dieu Fin derniegravere de la creacuteation 27 du contingent 117 ndash de lrsquoindividuel 76 90ndash92 ndash de lrsquoacircme par ellendashmecircme 83 83 108 n ndash de lrsquoinfini 86 n ndash analogique 79 sq ndash neacutegative 79 ndash par connaturaliteacute 70ndash72 ndash humaine Ses limites78 sq laquo Son objet propre 92 93 laquo Son imperfection 91 92 94 laquo Erreur drsquoy voir la connaissancendashtype 225 voir Abstraction Accidents Al f irritation Analogie Anges Certitude Compreacutehension Concept Critique Croyance Deacuteduc-

tion Deacutefinition Deacutemonstration Dieu Discours Dogme Foi Ideacutee Images Induction Intellect Intellection laquo Intellecius raquo Intelligence Intuition Jugement Limpiditeacute Moi Mystegravere Pheacutenomegravenes Principes laquo Priora quand nos n Probable Raison laquo Ratio raquo Rationaliteacute Reacuteflexion Sapience Science Sens Singulier Speacuteculation Substance Symboles Syndeacuteregravese Systeacutematisation Tout Uniteacute Universel Veacuteriteacute Vision de Dieu

Connaturaliteacute ndash Connaissance par ndash 70ndash72 voir Vertu Vice Conscience ndash Son autonomie individuelle 238 Conseils eacutevangeacuteliques 196 n Contemplation ndash Sens du mot chez S Thomas 197 198 n ndash Sa primauteacute IV XVI ndash des philosophes Sa valeur 174 ndash des chreacutetiens Son exeellence 196 198 199 ndash infuse Son peu de place chez S Thomas 197 196 voir Speacuteculation

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 250

Contingence propre de la matiegravere 139 n Contingent ndash Sa connaissance est-elle une perfection 117 Convenance ndash Racircle des raisons de ndash 140 laquo Conversio ad phantasmes raquo 91 104 113 Corps ndash Est pour servir agrave la connaissance 54 ndash Son union naturelle agrave lrsquoacircme 65 n ndash ceacutelestes 106 120 voir Matiegravere Reacutesurrection Coutume ndash Sa valeur 238 239 Creacuteation ndash Estndashelle deacutemontrable 155 n Creacutedibiliteacute 64 n193 n 194 n voir Foi Critique de la connaissance source de progregraves 234 n Critique (Problegraveme) ndash Sa solution thomiste 75ndash77 Croyance ndash Son caractegravere social 235 236 ndash Sa neacutecessiteacute 236 237 voir Foi Deacuteduction ndash Sa valeur 74 ndash Son impuissance agrave deacuteterminer le singulier 111 ndash Son impuissance agrave deacuteterminer les espegraveces 101 102 n ndash Sa place dans la science thomiste 134 ndash Sa meacutethode 144 ndash voir Deacutemonstration Discours laquo Ratio raquo Science Deacutefinibillteacute des substances naturelles 96 sq 102 sq Deacutefinition ndash Sa valeur selon saint Thomas 96 sq 101 ndash Sun imperfection fonciegravere 102 103 voir Concept Genre Induction Deacutelectation spirituelle A poursuivre sans mesure 202 n Deacutemons ndash Comment ils souffrent du feu 179 n Deacutemonstration ndash Sa nature 140 voir Deacutedunion Discours laquo Ratio raquo Science Deacutesir naturel du surnaturel 180 sq Deacuteterminisme ndash Exclu par S Thomas 111 ndash apparent dans la theacuteorie thomiste du vouloir 205ndash208 Devenir ndash Nrsquoest pas objet de science 124 125 ndash Erreur de la philosophie du ndash 44 225 226 Dialectique ndash Sa nature ses proceacutedeacutes 149ndash151 165 169 170 Dieu ndash Clef de voucircte de tout intellectualisme 9ndash11 18 19 224 ndash Intelligence pure 9 10 26 ndash Sa connaissance des singuliers 114ndash116 ndash Ne peut reacutealiser lrsquoinintelligible 62 ndash Cause dominant le hasard 112 ndash Fin derniegravere 26ndash32 ndash Est plus aimable agrave chacun que soi-mecircme 49 ndash Sa relation aux creacuteatures 81 82 n ndash Peut ecirctre vu intuitivement 32ndash36 ndash Se prouve par notre imperfection intellectuelle 224

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 251

ndash Notre connaissance de ndash 86ndash89 ndash Preacutedicaments applicables agrave ndash 87 n Connaissance de ndash chez les simples 237 Veacuteriteacutes indeacutemontrables sur ndash 154 155 voir Reacuteveacutelation Theacuteologie Vision de Dieu Dilettantisme ndash Condamneacute par S Thomas 177 Diffeacuterence speacutecifique 99 103 voir Genre Diffeacuterenciation des individus dans lrsquoespegravece 126ndash130 Discours rationnel ndash Son imperfection 24 38 56ndash58 Sa raison drsquoecirctre 59 60 ndash Sa valeur 74 ndash Deacutedain qursquoa pour lui S Thomas 229 voir Deacuteduction Deacutemonstration laquo Ratio raquo Science Distinction laquo ex natura rei raquo ndash Sa place chez Scot XVI n Diversiteacute ndash Accompagne la pluraliteacute mateacuterielle 126ndash130 Docteurs ndashndash Leur place eacuteminente dans toute socieacuteteacute 231 232 Dogmatisme philosophique de S Thomas 228 ndash religieux dc S Thomas 227ndash228 Dogme ndash Reproches modernes au ndash VIII ndash Sa valeur absolue XII ndash Son deacuteveloppement 126 n 234 235 voir Foi Mystegraveres Religion Reacuteveacutelation Theacuteologie Dynamisme pur Son erreur 44 225 226 Eacutecriture ndash Prudence agrave ]rsquointerpreacuteter 158 n Eacuteminence (Voie drsquo) 88 Enfants ndash Leur deacutependance naturelle des parents 237 Eacutenonciable ndash Lrsquoidolacirctrie de 1rsquo ndash 25 voir Discours Jugement Principes Science Erreur ndash Sa nature son sujet son origine68 72 73 ndash Toujours corrigible 74 ndash Intervient en tout peacutecheacute 207 208 voir Anges Sens Espace et temps conditionnant notre penseacutee 59 60 Espegravece ndash Conccedilue comme fin des individus 120 121 ndash Comporte en son sein une diffeacuterenciation intelligible 126ndash130 voir Genre Esprits ndash Identiques agrave une ideacutee subsistante X ndash Sont fins en soi 50 ndash Comment nous les connaissons 83ndash85 234 n voir Anges Fin derniegravere Immateacuterialiteacute Intelligence Essence voir Quidditeacute Substance Estimative 15 Ecirctre subsistant ndash Improprieacuteteacute de ce nom divin 87 ndash Plus aimable agrave chacun que son ecirctre propre 49 Eacutetymologies chez S Thomas 168 169 Eucharistie ndash Nrsquoentraicircne nulle erreur des sens 68 n Eacutevecircques ndash Excellence de leur fonction 231 232

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 252

Eacutevidence ndash Sa valeur absolue 61 sq voir Critique Erreur Exeacutegegravese des textes chez S Thomas 170 171 Expeacuterience ndash Rocircle que S Thomas paraicirct lui donner 141 142 Explicabiliteacute ndash Nrsquoest pas intelligibiliteacute 22 Extension et compreacutehension correacutelatives dans lrsquointuition 17 18 Feu de lrsquoenfer ndash Comment en souffrent les deacutemons 179 n Fin derniegravere de la Creacuteation ses divers aspects 26ndash32 ndash Nrsquoest pas dans la pluraliteacute mateacuterielle 127 128 ndash des esprits leur beacuteatitude 50 ndash des esprits naturelle ou surnaturelle 187 188 ndash de lrsquohomme Est dans lrsquoaete intellectuel XI 179 voir Beacuteatitude Vision de Dieu Foi ndash Sa valeur 190 192 215 n ndash Sa raison drsquoecirctre XVII 190 191 ndash Sa rationaliteacute 64 nndash Son accord avec la raison 63 ndash Ses preacuteambules 193 236ndash238 ndash Sa liberteacute 70 n ndash Son imperfection 51 n 190ndash194 ndash des enfants des foules 236ndash238 ndash Peacutecheacute contre la ndash sa graviteacute 228 voir Creacutedibiliteacute Croyance Forme ndash En quel sens nous lrsquoabstrayons 92 93 Genre ndash Reacutepond agrave la matiegravere 103 n voir Abstraction Concept Deacutefinibititeacute Deacutefinition Diffeacuterence Espegravece Gracircce et nature ndash Leurs rapports 172 173 186ndash188 226ndash229 voir Puissance obeacutedientielle Vision de Dieu Habitude 210 n Hasard 111 voir Accidentel Contingence Heacutedonisme ndash Sa reacutefutation 41 sq Histoire ndash Nrsquoest pas une ic science raquo sa certitude 140 n ndash Peu drsquointeacuterecirct que lui reconnaicirct S Thomas 108 sq ndash de la Philosophie selon S Thomas 233 Homme ndash Caractegravere paradoxal de sa nature 186 voir Connaissance humaine Multitude Sociale Socieacuteteacute Hypothegravese ndash Sa place dans la science thomiste 153 Ideacutee ndash Identique une reacutealiteacute X ndash Ses modes de genegravese ses divers rapports 4 ndash Son essentielle uniteacute 16 ndash abstraite Son origine 139 n ndash divine Vise lrsquoespegravece entiegravero 208-212

ndash pratique Sa valeur son efficaciteacute ndash voir Abstraction Analogie Concept Tout UniteacuteUniversel

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 253

Identiteacute de lrsquointelligible et de lrsquointelligent ideacuteal de la penseacutee XI n Ignorance excusante 219 Illuminateurs voir Docteurs Images ndash Leur raison drsquoecirctre leur neacutecessiteacute 54 55 79 voir Sens Symboles Symbolisme Imagination ndash Son rocircle dans la systeacutematisation 151 Immanence ndash Perfection propre de la connaissance 7ndash11 ndash Mesure lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique 208ndash211 Immateacuterialiteacute ndash Implique lrsquointelligence 6 voir Abstrait Anges Esprits Individuation Intelligence Intelligibiliteacute Matiegravere Impeacuteratif irrationnel ndash Ne peut ecirctre la derniegravere regravegle morale 225 Incarnation ndash Fait estimer la connaissance du singulier 109 Incontinent (Syllogisme de lrsquo) 207 208 Individu ndash Doit reacutegler sa vie par sa connaissance personnelle 238 voir Singulier Individuation par la matiegravere 85 n Induction ndash Son rocircle pour S Thomas 141 Infini ndash Sa connaissance 86 n Intellect agent ndash Sa raison drsquoecirctre 94 ndash pratique Son rocircle sa valeur 201 sq Intellection ndash Sa nature originale 3 5ndash7 ndash Sa diffeacuterence avec la sensation 4 5 15 ndash Est la saisie de lrsquoautre 11 15 16 20 ndash Sa naturelle infaillibiliteacute 73 n ndash Est la plus excellente action 6 sq 45 46 ndash Implique lrsquoexistence de Dieu 9 ndash Ses degreacutes touchant une mecircme veacuteriteacute 21 ndash Croicirct h la fois on extension et en compreacutehension 17 18 ndash Est fin derniegravere est bonne en soi 26 175ndash180 ndash Est icindashbas ordonneacutee agrave une fin transcendante 201 ndash Son infeacuterioriteacute relative par rapport agrave lrsquoamour 47 sq voir Connaissance Contemplation Ideacutee laquo Intellectus raquo Intelligence Intuition Tout Uniteacute Veacuteriteacute Vision de Dieu Intellectualisme ndash Sens de ce mot ndash thomiste Reproches courants qursquoon lui fait Ivndashx ndash Srsquooppose au rationalisme 224 ndash Son lien avec la religion 223 sq ndash Son irreacutealiteacute preacutesente 53 sq laquo Intellectus raquo ndash Origine de toute notre certitude 73ndash75 ndash Son opposition agrave la n ratio raquo 24 56ndash58 ndash Corrigeacute par la laquo ration dans la conn analogique 80ndash82 ndash fidei s fruit de la theacuteologie 159 Intelligence (Faculteacute) ndash Reproches modernes agrave lrsquondash V ndash Sa nature Sens de lrsquoautre de lrsquoecirctre du divin du total V XI XII 6 sq 19 20 30 62 ndash Sa diffeacuterence avec le sens 4 5 15 68 n153

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 254

ndash Ressemblance speacutecifique avec Dieu 37 62 63 ndash Sa compeacutetence exlusive et infaillible 61 sq 69 72 ndash Est susceptible de la vision de Dieu 38 180ndash188 ndash Supeacuterieure au vouloir IV XVI 41 sq ndash Se perccediloit elle-mecircme avec son objet 5 ndash Appartient agrave tout ecirctre immateacuteriel 6 ndash Comment ses degreacutes se mesurent 17 ndash Son rocircle drsquoapregraves la morale thomiste 202 203 ndash humaine Son imperfection XII 53 sq 91-94 laquo Son objet propre 91ndash93 voir Connaissance Intellect Intellection a Intellectus s Limpiditeacute Tout Uniteacute Vision de Dieu Intelligence (Don drsquo) 197 215 n Intelligibiliteacute ndash Ce qursquoelle implique 22 ndash Suprecircme perfection du monde 28 ndash Conccedilue comme un attribut neacutegatif 37 n voir Immateacuterialiteacute Intempeacuterant ndash Sa regravegle drsquoaction 216 Intuition ndash Ideacuteal de toute intellection 58 ndash morale 71 213 sq Irreacutealisme du concept Lrsquoauteur pense lrsquoavoir exageacutereacute 106 107 n Job ndash Sa discussion avec Dieu 62 63 Jugement ndash Imperfection qursquoil reacutevegravele 21 n 59 ndash pratique Son rapport au vouloir 206 207 voir Affirmation Discours Enoncia bic Principes Kant ndash Sa conception du sensible et de lrsquointelligible 68 n Langage ndash Analyse du ndash chez S Thomas 167ndash169 Liberteacute ndash Parfois deacuteclareacutee compatible avec la neacuteccssiteacute 205 n ndash Participeacutee en quelque faccedilon par lrsquoanimal 209 ndash humaine Ses limites restreintes ses degreacutes 210 211 ndash Son rocircle dans la certitude 69 70 n voir Volonteacute Libre arbitre ndash Conception thomiste du ndash 204ndash208 voir Causaliteacute reacuteciproque Limpiditeacute ineacutegale dans la connaissance drsquoun objet 21 n Loi ndash Nrsquoest pas le suprecircme objet de penseacutee 24 25 ndash physique Son imparfaite certitude 139 ndash morale Nrsquoexiste que pour qui la connaicirct 219 ndash ancienne Son litteacuteralisine son symbolisme 235 239 Matheacutematiques ndash Leur particuliegravere certitude 137 Matiegravere ndash Obstacle agrave la conquecircte de lrsquoecirctre 12 45 ndash Sa deacutependance fonciegravere de lrsquoesprit 22 31 ndash Sou rocircle diversifiant dans lrsquoespegravece 126ndash130 ndash Connaissable agrave Dieu mecircme en sa singulariteacute 115 voir Abstraction Abstrait Connaissance humaine Contingence Corps Espace et temps Fin derniegravere Images Immateacuterialiteacute

Sens Singulier

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 255

Mentalisme Augustinien Platonicien 65 ndash Son accord avec le thomiste 77 Meacutetaphysique ndash Sa place au sommet des sciences 137 ndash Irreacuteductible agrave la Physique 147 ndash Certitude que S Thomas lui attribue 137 138 ndash Use de notions forceacutement impropres XIII voir Philosophie Principes Moi ndash Sa connaissance conditionne toute penseacutee 15 108 n voir Ame Morale ndash Sa primauteacute icindashbas XVIII ndash Sa place parmi les sciences 140 ndash Condition mais non cause de vertu 211 212 ndash chreacutetienne modifiant les perspectives drsquoAristote 195 ndash thomiste Place qursquoy a lrsquointelligence 202 203 ndash et art chez S Thomas 176 177 voir Connaturaliteacute Intuition Prudence Vertu Vice Mouvement ndash Ne peut ecirctre lin 44 voir Devenir Multipliciteacute caracteacuteristique de notre connaissance 54 59 60 83 Multitude humaine ndash Sa fin est la penseacutee 231 Mystegraveres ndash Attitude du scolastique devant les ndash 159 160 voir Dogme Foi Reacuteveacutelation Religion Theacuteologie Mystique ndash Son bien avec lrsquointellectualisme vrai 223 sq ndash Saint Thomas en parle peu 196 197 voir Contemplation Nature ndash Conception statique qursquoen a S Thomas 124 ndash Intention de la ndash 120 121 ndash et gracircce Leurs rapports 172 173 186-188 226-229 voir Quidditeacute Neacutegation (Voie de) 79 sq 87 Nombre ndash Critique de la cateacutegorie de ndash 85 86 n Noms analogiques 89 voir Etymologies Obeacuteissance religieuse 199 239 n Panlogisme ndash Etranger agrave S Thomas 112 Pauvreteacute religieuse 196 n Peacutecheacute ndash Erreur pratique qursquoil inclut 207-208 ndash Dispersion de nos tendances 216 ndash originel 181 n 188 sq Penseurs ndash Leur place dans lrsquohumaniteacute 231 Perception voir Sens Perfection morale ndash Diffegravere-t-elle de la beacuteatitude 50 51 Personne spirituelle identique agrave une ideacutee X 109 n Phantasmes voir Images Pheacutenomegravenes voir Accidents Images Qualiteacutes sensibles Sens Philosophie et Physique 145 ndash et dogmes reacuteveacuteleacutes 157ndash160 195 n

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 256

ndash et Religion 223 sq ndash Histoire de la ndash selon S Thomas 233 voir Critique Intellectualisme Morale Meacutetaphysique Theacuteologie Physique ndash Conception thomiste de la ndash 145ndash147 ndash Peu drsquointeacuterecirct qursquoy prend S Thomas 106 ndash Son imparfaite certitude 139 voir Induction Loi Nature Plaisir ndash Ne peut ecirctre fin derniegravere 41ndash44 voir Deacutelectation Platon ndash Erreur de sa theacuteorie des ideacutees 234 n Platonisme de S Thomas 24 Plotin ndash Sa theacuteorie de la beacuteatitude et celle de S Thomas 37 Poeacutesie ndash Conception qursquoen a S Thomas 118 ndash Se mecirclant agrave la speacuteculation scolastique 165 Politique ndash Doctrine ndash do S Thomas 231 sq Preacutedicateurs ndash Excellence de leur fonction 231 232 Prince ndash Son rocircle dans la socieacuteteacute 232 233 Principes ndash Leur certitude 73 n 75ndash77 138 ndash Marquent une connaissance imparfaite 25 n voir Certitude Evidence Jugement Meacutetaphysique laquo Priora quoad nos raquo et laquo quoad se raquo 140 142 Prioriteacute reacuteciproque ndash Voir Causaliteacute reacuteciproque Probable ndash Comment S Thomas le mecircle au certain XIV 149 sq Progregraves philosophique dogmatique 126 n 233ndash235 Proprieacuteteacute litteacuteraire inconnue au Moyen Age 227 n Providence ndash Indeacutemontrable agrave la raison 154 155 Prudence ndash Universelle chez lrsquohomme non chez la becircte 210 n ndash Nature et conditions de la vertu de ndash 212ndash214 Puissance obeacutedientielle 38 39 n 188 Qualiteacutes sensibles ndash Leur en soi 68 n Quidditeacute abstraite ndash Objet propre de notre esprit 20 n 79 92 9 ndash Valeur drsquoobjectiviteacute qursquoelle preacutesente 95 sq voir Abstraction Concept Deacutefinition Diffeacuterence Genre Substance Raison ndash Regravegle de la morale naturelle 202 203 ndash pratique 221 n ndash de convenance ou drsquoanalogie dans le thomiste 150 voir Raisonnement Raisonnement voir Deacutemonstration Dialectique Discours Science Symboles Systeacutematisation laquo Ratio raquo srsquoopposant agrave lrsquolaquo intellectus raquo 24 56ndash58 ndash tirant sa certitude de lrsquolaquo intellectus raquo 73 ndash corrigeant lrsquolaquo intellectus raquo dans la conn analogique 80ndash82 ndash laquo superior raquo et laquo inferior raquo 58 n ndash deacutesignant la cogitative 58 n voir Raisonnement Rationaliteacute ndash Imperfection qursquoelle implique 57 58

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 257

Rationalisme ndash Opposeacute agrave lrsquointellectualisme vrai 36 Reacuteflexion ndash Caracteacuteristique de lrsquoesprit 5 15 108 n Relation non reacuteciproque 81 82 n ndash en Dieu 87 n Religion ndash Preacutetendue incompatible avec lrsquointellectualisme VIII-X ndash Pourquoi elle impregravegne la philosophie thomiste 226ndash229 voir Conseils eacutevangeacuteliques Dogme Foi Mystegraveres Reacuteveacutelation Theacuteologie laquo Resolutio raquo in sensibilia 65 ndash in principia raquo 74 75 Reacutesurrection ndash Compleacutement de la beacuteatitude 65 n Reacuteveacutelation ndash Secours qursquoelle donne agrave la philosophie 195 n ndash Sa neacutecessiteacute morale 236 voir Dogme Foi Mystegraveres Religion Theacuteologie Sapience ndash Supeacuterieure agrave la science 38 Science ndash Conception thomiste de la ndash 98 124 133 ndash Reproche des modernes agrave cette conception VII VIII ndash Son rapport agrave lrsquo laquo intellectus raquo 75 ndash Exclut la liberteacute 69 n ndash Son imperfection essentielle 143 ndash Pourrait deacutepasser la connaissance des espegraveces 130 131 ndash Subordination et lien des diverses ndash s 134 131 ndash Sa modique valeur dans lrsquoordre surnaturel 189 190 voir Analogie Certitude Deacuteduction Deacutefinition Deacutemonstration Discours Induction Philosophie Physique Principes

laquo Ratio raquo Singulier Systeacutematisation Universel Scolastiques ndash Reproches que leur font lcs modernes VIndash X ndash Leur goucirct de lrsquoabstrait leur deacutedain de lrsquoindividuel 110 Scotisme ndash Sa thegravese sur la beacuteatitude LX n 42 n 44 n 48 n ndash Sa distinction laquo ex natura rei raquo 103 n Sens Sensation ndash Leur nature irreacuteductible agrave lrsquointelligence 5 15 ndash Leur subjectiviteacute 15 66ndash68 ndash Leurs degreacutes de perfection 14 ndash Veacuteriteacute et erreur dont ils sont capables 66ndash69 ndash Leur rocircle dans notre connaissance 54 55 65 67 ndash Imperfection et erreurs qursquoils y introduisent 59 73 voir Accidents Corps Images Qualiteacutes sensibleslaquo laquo Sensus communia raquo des Scolastiques 15 Singulier ndash Estndashil seulement pour lrsquoespegravece 120 121 ndashndashndash Existe pour diversifier lrsquoespegravece 126ndash130 ndash Estndashil connaissable en soi 113 ndash Objet de la connaissance pleine 90ndash92 108 113ndash116 ndash Meacutediocre prix attacheacute agrave sa connaissance 116ndash119 122 n ndash Comment Dieu le connaicirct 114ndash116 ndash Notre impuissance agrave le saisir 94ndash95 104 116 112 123 ndash Comment nous lrsquoatteignons 67 n 91 n 113 ndash Charme de sa perception 122

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 258

ndash Termine seul lrsquoaction 217 sq voir Accidents Concept Contingence Contingent Corps Deacuteduction Expeacuterience Hasard Individuation Incarnation

Matiegravere Personne Sens Universel Sociale (Doctrine) de S Thomas 231 sq Socieacuteteacute ndash Totalise seule les virtualiteacutes de notre espegravece 129 Solidification ndash Reproche des modernes agrave lrsquointelligence bdquo VI Sommeil ndash Sa distinction drsquoavee la veille 65 n Speacuteculation ndash Sa valeur dans un ordre de nature pure 172 sq ndash Sa valeur pour lrsquohumaniteacute actuelle 188 sq voir Connaissance Contemplation Intellection Subjectiviteacute des sens 15 66ndash68 ndash de lrsquoideacutee pratique 208 sq 217 sq Substance ndash Objet de notre connaissance 20 n 105 n voir Quidditeacute Substances seacutepareacutees voir Anges Surnaturel voir Foi Dogme Gracircce Mystegravere Mystique Puissance obeacutedienlielle Reacuteveacutelation Syllogisme de lrsquoincontinent 207 208 voir Deacutemonstration Discours laquo Ratio raquo Science Symboles ndash Leur place dans la speacuteculation thomiste 163ndash166 ndash Leur rocircle pour la vie morale et religieuse 220 221 Symbolisme ndash Diffegravere de lrsquoanalogie 89 n Syndeacuteregravese 215 217 Systeacutematisation philosophique chez S Thomas XIV 149 sq ndash theacuteologique chez S Thomas 157ndash160 voir Dialectique Teacutemoignage humain 140 n voir Histoire Temps et espace conditionnant notre penseacutee 59 60 Tendance voir Appeacutetit Dynamisme Volonteacute Theacuteologie naturelle Identique agrave la meacutetaphysique 138 ndash reacuteveacuteleacutec Comment le thomisme la conccediloit 156 sq voir Dogme Foi Mystegravere Reacuteveacutelation Theacuteories physiques ndash Leur incertitude 153 voir Systeacutematisation Thomas (S) ndash Reproches des modernes agrave ndash XIV sq ndash Quelques traits de sa mentaliteacute XIII sq 106 152 sq 223 Tout (Connaissance du) ideacuteal que nous visons 16ndash18 45 150 voir Ideacutee Intelligence Uniteacute Univers Universel ToutendashPuissance divine ndash Indeacutemontrable agrave la raison 154 155 ndash Ne peut reacutealiser le contradictoire 61 62 Traditionalisme politique de S Thomas 238 239 Triniteacute ndash Speacuteculations Augustiniennes Thomistes 160ndash162 voir Relation Uniteacute de lrsquointelligible et de lrsquointelligent XI n 4 16 ndash totalisante but de lrsquoesprit 16ndash18 45 74 75 98 n 150

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 259

Univers ndash Place de choix qursquoy ont les esprits 30ndash31 ndash Sa finaliteacute propre 49 50 voir Fin derniegravere Intelligibiliteacute Nature Tout Universel ndash Objet propre de notre esprit vs ndash Sa place dans le spiritualisme thomiste 24 ndash En quel sens il est objet de toute intelligence 92 ndash Principe do certitude dans notre penseacutee 135 sq 143 n ndash Ne peut ecirctre regravegle pratique prochaine 218 219 voir Abstraction Concept Ideacutee Singulier Veacuteriteacute ndash Sa nature et ses degreacutes 20 21 ndash en matiegravere morale Sa relativiteacute 219 ndash subsistante Capable drsquoactuer notre intellect 34 voir Affirmation Beacuteatitude Certitude Connaissance Critique Intellection Intelligence Speacuteculation Veacuteriteacutes certaines laquo quoad nos raquo et e quoad se raquo 140

ndash religieuses et morales Indeacutemontrables au grand nombre 236 Vertu ndash Sa nature 202 203 ndash Sa neacutecessiteacute pour bien agir 210 212ndash214 ndash Son rapport agrave lrsquointuition morale 71 213 Vice ndash Sa nature et ses effets 214ndash217 Vie ndash Ses divers degreacutes 3 7ndash11 ndash preacutesente Peu adapteacutee agrave la penseacutee 25 ndash contemplative Sa primauteacute 199 voir Acte Action Vision de Dieu ndash Thegravese centrale do la philosophie religieuse XI ndash Seule beacuteatitude pleine fin de lrsquounivers 31 32 ndash Sa nature ses conditions 32 sq ndash Sa possibiliteacute 36 ndash Comment elle deacutefinit lrsquointellect 38 ndash Suprecircme exercice de lrsquoamour 51 ndash Objet de deacutesir naturel 180 sq ndash Est strictement surnaturelle 182 sq ndash Modifie toutes les valeurs de notre destineacutee 188 voir Gracircce Puissance obeacutedientielle Visions merveilleuses 65 n Volontarisme X n XVI XVII n 37 38 ndash Son erreur fondamentale 42ndash46 225 226 voir Dynamisme Heacutedonisme Scotisme Volonteacute ndash Sa valeur subordonneacutee agrave celle de lrsquointelligence 40 sq ndash Conception thomiste de la ndash 204 sq voir Amour Appeacutetit

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • DEUXIEgraveME PARTIE
      • La Speacuteculation humaine
        • I Les Moyens de la Speacuteculation humaine
          • I
          • II
          • III
          • IV
            • II Premier succeacutedaneacute de lIdeacutee pure le Concept
              • I
              • II
              • III
                • III La Connaissance du singulier lArt et lHistoire
                  • I
                  • II
                  • III
                    • IV Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science
                      • I
                      • II
                      • III
                        • V Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Systegravemes et Symboles
                          • I
                          • II
                          • III
                          • IV
                            • VI Valeur de la speacuteculation humaine
                              • I
                              • II
                              • III
                              • IV
                                  • TROISIEgraveME PARTIE
                                  • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
                                    • I
                                    • II
                                    • III
                                    • IV
                                      • CONCLUSION
                                      • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
                                        • II
                                        • III
                                          • APPENDICE
                                          • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
                                          • Note bibliographique
                                          • Abreacuteviations employeacutees
                                          • TABLE ANALYTIQUE DES MATIEgraveRES
Page 3: L'intellectualisme de saint Thomas

Pierre ROUSSELOT 1878-1915

A MES PARENTS

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 5

la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 6

des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 7

au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 8

comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 10

dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 11

qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 12

aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 13

sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 14

seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

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propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

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dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 17

est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

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reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 20

On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

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Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

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le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

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veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

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elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

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universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

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compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

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non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

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vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

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toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

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distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 35

objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 36

action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 37

commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 39

en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

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quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

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comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

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de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

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sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

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le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

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donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

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VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

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dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 49

eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 50

Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 51

peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

DEUXIEgraveME PARTIE

La Speacuteculation humaine

CHAPITRE PREMIER Les Moyens de la Speacuteculation humaine

I

La force et la noblesse deacute lrsquointelligence consistent en ce qursquoelle est une faculteacute prenante Lrsquointellection qui saisit lrsquoecirctre en soi est lrsquoaction par excellence elle srsquoimpose degraves lors comme regravegle raison drsquoecirctre et fin de lrsquoappeacutetit ndash Si nous lrsquoexaminons maintenant dans lrsquoexercice terrestre du sujet humain nous lui trouverons des caractegraveres bien diffeacuterents Cette observation certaine qui fera voir lrsquoirreacutealiteacute actuelle de lrsquointellectualisme mais laissera debout ses exigences absolues dans le monde dersquo lrsquoideacuteal aura pour dernier reacutesultat de faire conclure au meacutetaphysicien finaliste un regravegne suprecircme de lrsquointelligence dans une vie meilleure que celle-ci

Nous sommes les derniers les infimes dans lrsquoordrersquo intellectuel nous sommes aveugles devant les plus grandes clarteacutes de la nature comme la chauve-souris lrsquoest devant le soleil Toute la noeacutetique de S Thomas nrsquoest que le deacuteve-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 54

loppement de cette ideacutee premiegravere tout son intellectualisme quand il srsquoagit drsquoapplication agrave lrsquohomme en est conditionneacute Il faut donc y penser toujours Qursquoon oublie cette capitale restriction qursquoon lise S Thomas en supposant implicitement lrsquoidentiteacute de lrsquointelligence humaine et de lrsquointelligence ut sic tout le systegraveme devient du coup enfantin et contradictoire Quand Averroeumls a eacutegaleacute lrsquointelligible en soi au compreacutehensible humain il a dit une chose laquo tregraves ridicule 1 raquo

Or lrsquointellectualiteacute infeacuterieure de lrsquohomme est caracteacuteriseacutee par une plus grande multipliciteacute drsquoactes et de connaissances ainsi le veut une loi geacuteneacuterale de la nature en harmonie avec la place qursquoil occupe dans sa seacuterie continue des essences2 car il est entre tous les ecirctres plastique progressif potentiel La multipliciteacute connaissante humaine est double3 il y a la multipliciteacute spatiale et simultaneacutee crsquoest-agrave-dire la collaboration de plusieurs puissances ndash et la multipliciteacute successive et temporelle le discours suite de plusieurs actes

La nature est bonne crsquoest donc le corps qui est pour lrsquoacircme Lrsquoacircme est pour connaicirctre donc le corps est pour aider agrave la connaissance La connaissance est drsquoautant meilleure qursquoelle est plus reacuteelle et serre lrsquoecirctre de plus pregraves Donc si un ecirctre pour connaicirctre a besoin de secours de compleacutements extra-intellectuels crsquoest que ses ideacutees trop vagues eussent dessineacute mal lrsquoecirctre reacuteel crsquoest qursquoil fucirct resteacute dans le brouillard des conceptions geacuteneacuterales sans fixer nettement

1 In 2 Met 1 1 Cp 3 C G 45 2 laquo Multis et diversis operationibus et virtutibus indiget anima humana anima humana abundat diversitate

potentiarum videlicet quia est in confinio spiritualium et corporalium creaturarum et ideo concurrunt in ipsa virtutes utrarumque creaturarum raquo q 77 a 2

3 2a 2ae q 180 a 6 ad 2 ndash In Dio Div Nom 7 2

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 55

lrsquoexistant comme tel et lrsquoindividu Si les acircmes humaines eussent connu sans image sensible dit S Thomas leurs connaissances seraient resteacutees laquo imparfaites communes confuses Crsquoest donc pour qursquoelles puissent avoir des choses une connaissance parfaite et propre que leur constitution naturelle les destine agrave ecirctre jointes agrave des corps ainsi les objets sensibles leur impriment drsquoeux-mecircmes une connaissance propre elles sont comme des ignorants qursquoon ne peut instruire qursquoagrave lrsquoaide drsquoexemples sensibles Crsquoest donc pour le plus grand bien de lrsquoacircme qursquoelle est unie au corps et qursquoelle ne comprend pas sans images4 raquo ndash A lrsquointelligence humaine srsquoajoute en vertu de ce principe tout un appareil de faculteacutes connaissantes subordonneacutees qui deacutependent de lrsquoorganisme ce sont outre les sens externes les sens inteacuterieurs sens commun meacutemoire sensible cogitative lrsquointellect lui-mecircme est affecteacute drsquoune certaine dualiteacute puisqursquoil se divise en actif et en possible Voilagrave la multipliciteacute simultaneacutee qui comporte chez lrsquohomme passiviteacute et reacuteception par rapport aux objets agrave connaicirctre Elle le distingue de Dieu qui est son intellection mecircme en qui par rapport agrave soi et agrave lrsquointelligible comme tel disparaicirct toute distinction de sujet et drsquoobjet et dont la science par rapport aux autres ecirctres est mesurante et creacuteatrice Elle le distingue aussi des

4 laquo Ille modus intelligendi prout erat possibile animae erat imperfectior in quadam communitate et

confusione ad hoc ergo quod perfectam et propriam cognitionem de rebus habere possent sic naturaliter sunt institutae utcorporibus uniantur et sic ab ipsis rebus sensibilibus propriam de eis cognitionem accipiant sicut homines rudes ad scientiam induci non possunt nisi per sensibilia exempla Sic ergo patet quod propter melius animae est ut corpori uniatur et intelligat per conversionem ad phantasmata raquo 1 q 89 a 1 De mecircme 3 C G 81 deacutebut De anim a 15 et 20 ndash Et 1 q 55 a 2 laquo Competit eis ut a corporibus et per corpora suam perfectionem intelligibilem consequantur alioquin frustra corporibus unirentur raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 56

Anges lesquels connaissent par ideacutees reccedilues de Dieu tout drsquoabord parfaites et drsquoautant moins multiples que leur sujet est plus actif plus deacutegageacute de la potentialiteacute5 Lrsquohomme au lieu de saisir les choses par condensation a priori reccediloit seacutepareacutement lrsquoimpression des diverses essences selon lrsquoeacuteparrsquo pillement dans lrsquoespace de ses sens puissances quecircteuses du reacuteel Ainsi chez lui la potentialiteacute reacuteceptive est lieacutee agrave la multipliciteacute spatiale

Sa multipliciteacute discursive nrsquoest pas moins caracteacuteristique Lrsquoantithegravese de lrsquointellection simple et du discours est marqueacutee par lrsquoopposition drsquointelleclus et de ratio on ne saurait exageacuterer en philosophie thomiste lrsquoimportance de cette distinction Selon la loi de continuiteacute neacuteo-platonicienne les ecirctres infeacuterieurs participant par leur opeacuteration la plus haute agrave la nature plus une et plus sublime des supeacuterieurs lrsquointelligence humaine en certains actes fait fonction drsquointellect mais sa marque speacutecifique est le discours qui morcelle la perfection intelligible

laquo Lrsquointellect et la raison6 ne sont pas en nous des laquo puissances diffeacuterentes mais elles se distinguent comme le parfait et lrsquoimparfait7 raquo laquo intellect disant lrsquointime peacuteneacutetration de la veacuteriteacute et raison la recherche et le discours 8raquo laquo La raison diffegravere de lrsquointelligence comme la multitude de lrsquouniteacute selon Boegravece son rapport agrave lrsquointellect est comme celui de la circonfeacuterence au centre ou du temps agrave lrsquoeacuteter-

5 1 q 89 1 c 6 Le plus simple est de rendre intellectus et ratio par leurs deacutecalques franccedilais ndash En Allemagne les eacuterudits se

partagent M Schneider p ex dans sa Psychologie Alberts des Grossen (Muumlnster 1903 pp 185 253) traduit intellectus par Vernunft et ratio par Verstand drsquoautres font lrsquoinverse comme Stoumlkl (Gesch der Phil des Mittelalters Mayence 1865 t II p 488)

7 2a 2ae q 83 a 10 ad 2 8 2a 2ae q 49 a 5 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 57

niteacute Ce qui lui est propre crsquoest de se reacutepandre agrave lrsquoentour de beaucoup drsquoobjets et drsquoen rassembler une connaissance simple lrsquointellect au contraire voit tout drsquoabord une simple et unique veacuteriteacute ougrave il prend la connaissance de toute une multitude crsquoest ainsi que Dieu en percevant son essence connaicirct toutes choses On voit donc que le raisonnelaquo ment se reacutesout agrave lrsquointellection et srsquoy termine et qursquoaussi lrsquointellection est principe du raisonnement qui addie tionne et qui cherche 9raquo laquo La rationaliteacute est une qualiteacute du genre animal elle ne doit ecirctre attribueacutee ni agrave Dieu ni aux anges 10raquo laquo Les intelligences infeacuterieures celles des hommes arrivent agrave la perfection dans la connaissance de la veacuteriteacute par un mouvement et un discours de lrsquoesprit parce que de la connaissance drsquoune chose elles passent agrave celle drsquoune autre Mais si laquo tout aussitocirct dans la connaissance mecircme du principe les hommes voyaient et savaient toutes les conclusions qui en suivent ils ne seraient pas discursifs Et crsquoest le cas des anges qui drsquoembleacutee et dans leurs premiegraveres connaissances naturelles voient tout ce qui y peut ecirctre connu Et pour cela ils sont dits intellectuels parce que mecircme chez les hommes les appreacutehensions immeacutediates et naturelles sont dites des intellections Les acircmes laquo humaines elles qui acquiegraverent par un certain discours la connaissance de la veacuteriteacute sont appeleacutees rationnelles Et crsquoest la faiblesse de leur lumiegravere intellectuelle qui en est cause 11raquo laquo Crsquoest lrsquoimperfection de la nature intellectuelle

9 In Trin 6 1 sect 3 (t XXVIII p 543) La double fonction ici assigneacutee agrave lrsquointellect est celle qui le

caracteacuterise le plus nettement chez S Thomas (Voir surtout Ver 15 1 Cp Aristote Eth Nic VI 12 ὁ νοῦς τῶν ἐσχάτων ἐπ᾿ ἀμϕότερα) Il serait sans inteacuterecirct pour lrsquoobjet de notre eacutetude de noter ici tout le deacutetail de son usage en cette matiegravere

10 1 d 25 q 1 a 1 ad 4 laquo Rationale est differentia animalis et Deo non convenit nec Angelis raquo 11 1 q 58 a 3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 58

qui est cause de la connaissance par raisonnement parce que la chose connue par le moyen drsquoune autre est moins connue que celle qursquoon connaicirct par elle-mecircme et la nature du sujet connaissant ne suffit pas agrave connaicirctre la premiegravere en lrsquoabsence de la seconde Or la connaissance par raisonnement use de moyens termes mais ce qui est connu intellectuelle-ment est connu par soi et la nature du connaissant suffit agrave cette connaissance sans meacutediation de rien drsquoexteacuterieur Il est donc manifeste que le raisonnement est un deacutefaut drsquointelligence (quod defectus quidam intellectus est ratiocinatio 12) raquo Et encore laquo La certitude de la raison vient de lrsquointellect mais la neacutecessiteacute de la raison vient drsquoun deacutefaut de lrsquointellect ceux laquo qui sont pleinement intellectuels nrsquoen ont pas besoin 13raquo

Jrsquoai cru neacutecessaire cet amoncellement de textes Crsquoest que si lrsquoon reconnaicirct volontiers lrsquoimperfection composite ou lrsquoorigine sensible de nos ideacutees comme un dogme essentiel de la noeacutetique thomiste on insiste moins drsquohabitude sur lrsquoimperfection discursive Lrsquoexaltation exclusive de la connaissance simple paraicirct mieux convenir agrave quelque mysticisme comme celui des Victorins qursquoau peacuteripateacutetisme sage de S Thomas Crsquoest pourtant dans lrsquointuition qursquoil place

12 1 C G 57 8 13 2a 2ae q 49 a 5 ad 2 On voit par tous ces textes que la distinction drsquointellectus et de ratio se tire du mode

drsquoappreacutehender Aussi cette distinction nrsquoest pas moins caracteacuteristique de lrsquointellectualisme meacutetaphysique de Thomas que celle de ratio superior et ratio inferior ndash prise de la valeur des objets par rapport agrave lrsquoacircme libre lrsquoest du psychologisme mystique drsquoAugustin S Thomas connait la distinction augustinienne (1 q 79 a 9) mais elle nrsquoest pas vraiment incorporeacutee agrave sa synthegraveseacute elle devient parfois chez lui purement verbale (2 d 24 q 3 a 4 ad 1) et cc serait une grave erreur de-lrsquoidentifier avec celle dont il est ici question ndash Il ne faut pas se laisser tromper par un texte isoleacute ougrave ratio deacutesigne la cogitative In Caus 1 6 531 b ndash Cp in 6 Eth 1 1 ndash Ailleurs (in 6 Eth 1 9 511 b) S Thomas distingue dansrsquo la cogitative mecircme une fonction analogue agrave lrsquointellectus une autre analogue agrave la ratio

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 59

lrsquoideacuteal et la mesure de toute opeacuteration intellectuelle Et crsquoest la distinction que nous soulignons qui lui permet en eacutetant si aristoteacutelicien dans lrsquoexplication du monde sublunaire de laquo platoniser raquo pourtant quand il disserte sur lrsquoensemble de lrsquounivers ndash Il faut donc pour pouvoir critiquer la coheacutesion du systegraveme dans les appreacuteciations de valeurs que nous devons examiner se garder de consideacuterer le jugement ou les assemblages de jugements comme plus parfaits en soi que lrsquoideacutee simple et se rappeler toujours la doctrine condenseacutee dans la derniegravere formule necessitas rationis est ex defectu intellectus

Reste encore agrave examiner si S Thomas a subordonneacute lrsquoune agrave lrsquoautre nos deux multipliciteacutes la sensitive et la discursive ou srsquoil les preacutesente simplement comme deux faits donneacutes sur le mecircme plan ndash Certains eacutenonceacutes isoleacutes semblent pouvoir ecirctre pris comme lrsquoexpression explicite drsquoune subordination14 Ce qui est sucircr crsquoest qursquoon reste dans son esprit et qursquoon ne fait qursquoajouter pour ainsi dire du ciment agrave sa bacirctisse en reliant intrin-segravequement nos deux multipliciteacutes Crsquoest parce que nous avons des sens que nous sommes forceacutes de discourir Car lrsquoideacutee geacuteneacuterale le concept ne peut se trouver drsquoapregraves lui que chez les esprits qui ont un corps et lrsquoeacutenonciable ndash bien plus encore le discours ndash suppose neacutecessairement lrsquoideacutee geacuteneacuterale ndash Ou pour srsquoexprimer drsquoune autre faccedilon le temps pour S Thomas est deacutependant de lrsquoespace donc les sensitifs seuls seront discur-

14 laquo Ratiocinatur homo discurrendo et inquirendo lumine rationali per continuum et tempus adumbrato ex

hoc quod cognitionem a sensu et imaginatione accipit etcraquo (2 d 3 q 1 a 2 ndash Cf ib a 6) ndash Les deux multipliciteacutes sont nettement juxtaposeacutees mais non subordonneacutees In Trin q 6 a 1 (Fretteacute t XXVIII 541 b) et 2a 2ae q 180 a 6 ad 2 elles sont parfois classeacutees ensemble sous la commune eacutetiquette de ratio (In Trin le 2e sect ad 4 543 a et 2a 2ae q 180 a 3) ndash La faculteacute de discourir est naturellement rattacheacutee agrave celle de juger (1 q 58 a 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 60

sifs15 Mais il est naturel que toutes les intelligences pourvues de sens soient discursives Car le temps comme condition de progregraves est une ranccedilon de lrsquoimperfection contraignante de lrsquoespace Si donc les hommes vivent plus drsquoun instant ou ils seront comme lrsquohuicirctre renfermeacutes dans lrsquohic et nunc et alors lrsquointelligence essentiellement unifiante et de soi supeacuterieure aux conditions spatiales manquera son but ndash ou ils pourront eacutetendre dans la dureacutee continue une seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles subordonneacutees et parvenir par la multiplication des actes agrave une ideacutee plus parfaite et qui puisse inteacutegrer tout lrsquointelligible successivement preacutesenteacute par lrsquoesse fluent de leur objet

Maintenant que nous avons caracteacuteriseacute en geacuteneacuteral la connaissance humaine telle que lrsquoont faite lrsquoespace et le temps nous comprenons que toute notre eacutetude sur sa valeur speacuteculative doit ecirctre domineacutee par cette question comment lrsquointelligence de lrsquohomme agrave lrsquoaide des multiples moyens de connaissance qursquoelle a agrave sa disposition arrive-t-elle agrave suppleacuteer ou du moins agrave mimer lrsquointellection preneuse drsquoecirctre Les diffeacuterentes combinaisons de nos instruments de connaicirctre seront donc successivement examineacutees dans leurs reacutesultats ce sont le concept la science le systegraveme et le symbole lrsquoappreacutehension du singulier Chacun de ces reacutesultats est comme un effort de la puissance intellectuelle pour remeacutedier comme elle peut agrave sa faiblesse selon le principe du Philosophe quod non potest effici per unum fiat aliqualiter per plura16 ndash Mais avant de passer agrave lrsquoeacutetude deacutetailleacutee

15 Voir 2 C G 96 fin (Cp 3 d 26 q 1 a 5 ad 4) La mobiliteacute de la connaissance est pour S Thomas une

imperfection On parle aujourdrsquohui de la laquo dispersion statique du discours raquo Drsquoapregraves lui crsquoest justement parce que le jugement est une penseacutee fragmenteacutee qursquoil est en puissance au deacuteveloppement ulteacuterieur que lui donne le discours lrsquointuition chez les Esprits purs est immobile eacutetant au-dessus du temps

16 V in 2 Cael 1 18

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 61

de ces simulacres ou succeacutedaneacutes de lrsquoideacutee pleine il faut srsquoarrecircter quelques instants agrave lrsquoinfluence lumineuse de lrsquointuition qui unifie chacun drsquoeux et les fait agrave la diffeacuterence des appreacutehensions brutales participer agrave la vie intellectuelle

II

La compeacutetence de lrsquointelligence en matiegravere drsquoappreacutehension de lrsquoecirctre comme tel est drsquoapregraves S Thomas agrave la fois exclusive et infaillible A le juger du point de vue moderne ce serait ici le coeur de son intellectualisme Crsquoest ici qursquoil se rapprocherait du rigoureux matheacutematisme carteacutesien Crsquoest ici qursquoil livrerait sa penseacutee sur la critique logique de la connaissance point central de la philosophie des derniers siegravecles Crsquoest ici qursquoil srsquoopposerait et aux sceptiques qui nient que lrsquohomme se puisse justifier ses relations spirituelles avec les choses pour les reacutefuter ndash et aux volontaristes et sentimentaux de toute nuance aux partisans de la laquo connaissance par le coeur raquo pour reprendre agrave son compte leur meacutethode et leurs arguments et les incorporer agrave une synthegravese plus compreacutehensive ndash En reacutealiteacute les problegravemes qui se groupent ici nrsquoont occupeacute dans sa penseacutee qursquoune place subordonneacutee et crsquoeucirct eacuteteacute fausser la perspective historique de les mettre au centre de notre eacutetude Mais ce serait une autre erreur de croire qursquoil lesrsquo a totalement ignoreacutes et qursquoil nrsquoen a pas jugeacute la reacutesolution neacuteces-saire

Dire que lrsquointelligence en matiegravere drsquoappreacutehension absolue de lrsquoecirctre est exclusivement compeacutetente crsquoest nier drsquoabord la possibiliteacute drsquoune voie ou drsquoune meacutethode pour atteindre lrsquoecirctre qui lui soit absolument inaccessible et passe si haut au-dessus drsquoelle qursquoil faille consideacuterer toutes ses deacutemarches comme provisoires et reacuteformables Il nrsquoy a pas de puissance

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 62

fucirct-elle divine qui puisse poser le contraire de ce que voit eacutevidemment lrsquoesprit S Thomas ici deacutefinit nettement sa penseacutee par opposition agrave celle de quelques theacuteologiens qui recon-naissaient agrave Dieu la puissance de reacutealiser les contradictoires17 Il est parfaitement clair drsquoailleurs qursquoil ne pouvait faire autrement sans mentir agrave ses principes sur lrsquoessence de lrsquoacte intellectuel il est clair aussi et pour la mecircme raison que cette doctrine nrsquoimpliquait aucune diminution aucune restriction de la puissance divine Dieu nrsquoeacutetait en aucune faccedilon rabaisseacute puisqursquoil nrsquoeacutetait pas soumis agrave une loi qui lui fucirct extrinsegraveque mais lrsquointelligence eacutetait eacuteleveacutee eacutetant constitueacutee absolument compeacutetente par cela mecircme qursquoelle eacutetait faite faculteacute du divin Nous lrsquoavons dit en effet crsquoest la possibiliteacute de srsquoincorporer pour ainsi dire lrsquoabsolu (par la vision intuitive) qui deacutefinit lrsquoesprit et qui a pour conseacutequence la puissance drsquoatteindre mecircme le contingent drsquoune faccedilon deacutefinitive et irreacuteformable Lrsquoesprit est Θεός πως avant drsquoecirctre πάντα πως Crsquoest donc parce que la raison est une participation de Dieu que laquo lrsquoimpossible selon la raison est lrsquoimpossible en soi simpliciter et non par rapport agrave quelque puissance18 Si Dieu ne peut faire ce qui implique contradiction crsquoest que pouvoir ecirctre crsquoest drsquoabord pouvoir ecirctre penseacute par Dieu Ainsi lrsquoesprit infini est premier en toute maniegravere mais en ecirctre comme le susceptible ecirctre laquo capable de Lui raquo crsquoest ecirctre en quelque sorte eacutegal agrave nrsquoimporte qui S Thomas lrsquoa remarqueacute agrave propos de cet eacutetrange personnage de Job qui discute avec Dieu laquo Cette dispute entre Dieu et lrsquohomme

17 Voir Pot 1 3 et les questions comme Quodl 3 2 ndash 4 5 ndash 5 3 ndash 9 1 ndash 12 2 ndash S Thomas mentionne

des contradicteurs catholiques (en dehors naturellement des Averroiumlstes) dans lrsquoOpuscule 23 ses propres affirmations dans ce travail de jeunesse sont loin drsquoecirctre aussi nettes qursquoelles le seront plus tard

18 Pot 1 3 3

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 63

dit-il pouvait sembler inconvenante agrave cause laquo de la distance qui les seacutepare Mais il faut reacutefleacutechir que laquo la diffeacuterence des personnes ne change rien agrave la veacuteriteacute laquo quand on dit la veacuteriteacute lrsquoon est invincible quel que soit laquo lrsquoadversaire raquo19 Faut-il le reacutepeacuteter encore cette preacuterogative ne deacuteroge en rien agrave lrsquoexcellence divine puisque toute la valeur des jugements de lrsquointelligence leur vient preacuteciseacutement de ce qursquoelle est faculteacute du divin

Crsquoest donc dire un non-sens au jugement de S Thomas que de penser que des veacuteriteacutes drsquoordre quelconque puissent ecirctre en opposition contradictoire avec les eacutevidences rationnelles Comment la foi pourrait-elle contredire la raison elle la suppose au contraire et la par fait20 Les antinomies ne peuvent ecirctre qursquoapparentes et la logique arrive toujours agrave y deacutecouvrir quelque deacutefaut Sans doute Dieu peut faire plus que lrsquoesprit humain ne peut comprendre mais il ne peut rien qui soit contre la perception certaine de lrsquoesprit sans cela Dieu serait contraire agrave lui-mecircme21 Si donc il est raisonnable de croire agrave la reacuteveacutelation surnaturelle plus fermement encore qursquoagrave lrsquoeacutevidence de la deacutemonstration ce nrsquoest pas

19 laquo Videbatur autem disputatio hominis ad Deum esse indebita propter excellentiam qua Deus hominem

excellit Sed considerandum est quod veritas ex diversitate personarum non variatur unde cum aliquis veritatem loquitur vinci non potest cum quocumque disputet raquo In Job c 13 1 2

20 laquo Sic enim fides praesupponit cognitionem naturalem sicut gratia naturam et ut perfectio perfectibile raquo 1 q 2 a 2 ad 1

21 laquo Cum enim fides infallibili veritati innitatur impossibile auteur sit de vero demonstrari contrarium manifestum est probationes quae contra fidem inducuntur non esse demonstrationes sed solubilia argumenta raquo (1 q 1 a 8) ndash laquo Per Apostolos et Prophetas numquam divinitus dicitur aliquid quod sit contrarium his quae naturalis ratio dictat dicitur tamen aliquid quod comprehensionem rationis excedit et pro tanto videtur rationi repugnare quamvis non repugnet sicut et rustico videtur repugnans rationi quod sol sit maior terra quod diameter sit asymeter costae quae tamen sapienti rationabilia apparent raquo (Ver 14 10 7) laquo Quae sunt fidei quamvis sint

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 64

qursquoelle soit anti-intellectuelle crsquoest parce qursquoelle est pour ainsi dire plus intellectuelle et plus vraie22 Il nrsquoest pas drsquoerreur que S Thomas ait combattue avec autant drsquoacircpreteacute que celle des Averroiumlstes latins dans leur theacuteorie des deux veacuteriteacutes il sentait la forme du rationalisme qui lui eacutetait la plus antipathique et la plus contraire agrave ce dogmatisme catholique qursquoil aima passionneacutement23

III

Proclamer lrsquointelligence seule compeacutetente crsquoest dire encore que les sens et les appeacutetits sont exclus ndash Pour ce qui

supra rationem non lumen sunt contra rationem alias Deus esset sibi contrarius si alia posuisset in

ratione quam rei veritas habet raquo (4 d 10 Expositio textus) Cp la contre-partie 4 d 20 q 1 a 3 sol 2 srsquoil y a une seule erreur dans la Bible ou dans lrsquoenseignement dogmatique toute la Religion croule

22 In 8 Phys l 3 deacutebut laquo Omne enim quod ponitur absque ratione vel auctoritate divina fictitium esse videtur Auctoritas autem divina praevalet etiam rationi humanae multo magis quam auctoritas alieuius philosophi praevaleret alicui debili rationi quam aliquis puer induceret Non ergo assimilantur figmento (Cp le texte drsquoAristote ἔοικε πλάσματι) quae per fidem tenentur licet absque ratione credantur Credimus enim divinae auctoritati miraculis approbatae id est illis operibus quae solus Deus facere potest raquo Absque ratione signifie ici sans raison deacutemonstrative intrinsegraveque En effet si lrsquoacte de foi est intellectuellement justifieacute gracircce aux arguments de creacutedibiliteacute (soit les miracles dont il est lrsquoait ici mention) lrsquoobjet de la foi demeure en lui-mecircme obscur et mysteacuterieux (V au chapitre vi la theacuteorie de lrsquoacte de foi)

23 Opusc 15 De Unitate Intellectus contra Averroistas c 7 fin laquo Adhuc auteur gravius est quod postmodum dicit laquo Per rationem laquo concludo de necessitate quod intellectus est anus numero firmiter tamen teneo oppositum per fidem raquo Ergo sentit quod fides sit de aliquibus quorum contraria de necesssitate concludi possunt Cum autem de necessitate concludi non possit nisi verum necessarium cujus oppositum est phallus et impossibile sequitur secundam ejus dictum quod rides sit de phallo et impossibili quodrsquo etiam Deus facere non potest Quod fidelium aures ferre non possunt raquo ndash Cette question des Averroiumlstes a eacuteteacute trop eacutetudieacutee en ces derniegraveres anneacutees pour qursquoil puisse ecirctre utile de multiplier les citations

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 65

regarde les sens lrsquoaffirmation peut paraicirctre paradoxale Qursquoon ouvre les livres de scolastique la criteacuteriologie thomiste y est opposeacutee explicitement ou implicitement agrave ce mentalisme extrecircme qursquoon peut appeler si lrsquoon veut platonicien ou augustinien et qui pratiquant dans la nature une coupe simpliste y fait deux parts aux sens maicirctres drsquoerreur le domaine de lrsquoopinion agrave lrsquointelligence pure la veacuteriteacute certaine et la clarteacute Fidegravele agrave la theacuteorie peacuteripateacuteticienne sur lrsquoorigine et lrsquoobjet de la connaissance humaine S Thomas disent ses commentateurs ne pouvait adopter une doctrine si deacutedaigneuse du donneacute ndash Qursquoon eacutetudie notre docteur lui-mecircme on verra comment il dissipe le vaporeux augustinisme de ses contemporains et interpregravete dans un sens aristoteacutelicien la laquo contemplation des raisons eacuteternelles raquo on se rendra compte qursquoil requiert une certaine collaboration des sens non seulement pour fournir aux jugements leur matiegravere mais pour critiquer lrsquousage mecircme de la faculteacute de juger crsquoest lrsquoopeacuteration de la resolutio in sensibilia esquisseacutee sans doute plutocirct qursquoanalyseacutee en tous ses deacutetails digne pourtant drsquoattirer lrsquoattention et qui suppose lrsquoexigence drsquoune harmonie profonde entre lrsquoeacutetat total de lrsquoecirctre qui pense et lrsquoacte particulier de la penseacutee24 ndash Comment dans ces circonstances deacuteriver toute certitude de lrsquointellect

24 La resolutio in sensibilia est en somme la constatation de lrsquoeacutetat normal du sujet connaissant neacutecessaire agrave

la leacutegitimiteacute du jugement Lrsquoensemble des sens acquiert ainsi une valeur criteacuteriologique Le sommeil se distingue de la veille par lrsquoimpossibiliteacute de cette opeacuteration le dormeur ne pouvant veacuterifier au point de deacutepart lrsquoattache de ses penseacutees avec le reacuteel ndash Voir sur ce point assez peu eacutetudieacute 4 d 9 q 1 a 4 sol 1 ndash Ver 12 3 2 ndash 1 q 84 a 8 ndash 2a 2ae q 173 a 3 et q 154 a 5 ad 3 ndash Cp agrave propos des visions merveilleuses 3 d 3 q 3 a 1 sol 2 ndash 3 q 30 a 3 ndash laquo Mon corps est moi-mecircme raquo et jusque dans la laquo patrie raquo ougrave Dieu est vu intuiivement je tendrai agrave lui avec plus drsquointensiteacute quand le corps mrsquoaura eacuteteacute rendu (4 d 49 q 1 a 4 sol 1 et ad 3) Lrsquoon est bien loin des ideacutees du Phegravedre et du Pheacutedon

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 66

Il le faut bien pourtant si lrsquoon considegravere la nature des sens selon les plus neacutecessaires exigences du systegraveme Les sens drsquoapregraves S Thomas ont une nature jrsquoentends une nature restreignante contraignante qui les borne au monde eacutegoiumlste de leur subjectiviteacute Tout leur eacutelan toute leur tendance nrsquoest pas comme crsquoest le cas pour lrsquointelligence drsquoattirer dans leur sein la reacutealiteacute telle quelle ils ne sont pas purement des faculteacutes de lrsquoautre Modifieacutes par lrsquoobjet laquo en tant qursquoils sont des choses en soi raquo tout ce qursquoils laquo annoncentraquo en fait et tout ce qursquoen droit ils peuvent annoncer est identiquement (on ne dit pas uniquement) un changement drsquoeacutetat subjectif Cela poseacute que dire du problegraveme de la laquo veacuteriteacute raquo des sens Premiegraverement que tel qursquoil surgit dans la creacuteature raisonnable il ne peut avoir pour la conscience purement sensitive aucune signification Falsitas non est quaerenda in sensu nisi sicuti ibi est veritas25 1 La veacuteriteacute eacutetant essentiellement conformiteacute de lrsquointelligence et des choses il ne peut y avoir dans le sens qursquoune image de lrsquoerreur et de la veacuteriteacute Seconde-ment cette image sera drsquoautant plus ressemblante que la multiplication des organes tirera lrsquoecirctre sentant de son subjectivisme abstractif pour le jeter un peu plus loin dans lrsquoautre et le faire participer agrave la contemplation En troisiegraveme lieu lagrave seulement ougrave les sens cohabitent avec la raison crsquoest-agrave-dire chez lrsquohomme les renseignements qursquoils fournissent pourront ecirctre utiles agrave la connaissance pure mais alors leurs rapports devront ecirctre soumis au controcircle perpeacutetuel de lrsquoesprit S Thomas dans lrsquoarticle sur lrsquoerreur des sens26 distribue donc tous les cas possibles en deux grandes classes selon la relation du sens agrave lrsquointellect Si le sens est unique autonome et laquo comme une

25 1 q 17 a 2 26 Ver 1 11

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 67

espegravece drsquoesprit en face des choses raquo non seulement il sera par deacutefinition infaillible quand il laquo annoncera raquo une modification subjective comme telle mais encore lrsquoimpression simple qursquoil recevra de son objet sera neacutecessairement ce qursquoelle doit ecirctre et dit S Thomas laquo le repreacutesentera tel qursquoil est raquo si lrsquoorgane est dans son eacutetat normal Chez les brutes supeacuterieures agrave qui la multipliciteacute de leurs puissances sensibles par collaborations et laquo collations raquo fait discerner des synthegraveses individuelles la connaissance pure et donc la veacuteriteacute seront mieux imiteacutees mais les possibiliteacutes drsquoerreur augmenteront dans la mecircme mesure27 ndash Mais chez lrsquohomme dont lrsquointelligence conccediloit la veacuteriteacute commme telle et peut reacutefleacutechir agrave la conformiteacute de son acte avec les choses la machine sensible compareacutee aux objets change brusquement de nature et de valeur Au lieu drsquoecirctre un simple reacuteflecteur drsquoaccidents le sens aide dans son humble mais neacutecessaire mesure agrave lrsquointerpreacutetation des essences Du mecircme coup son autonomie a disparu Il nrsquoest plus laquo parmi les choses comme un esprit raquo il est laquo vis-agrave-vis de lrsquoesprit comme une chose raquo intellectui comparatus quasi res quaedam28 On est passeacute de lrsquoappreacutehension relative aux jugements de lrsquoordre absolu Donc ce qui nrsquoeacutetait pas erreur le deviendrait degraves que lrsquoin-

27 Elles ne sont pas drsquoailleurs sans ce qui sert agrave les corriger crsquoest-agrave-dire lrsquointerfeacuterence du jeu des diffeacuterents

sens (Mal 3 3 9 etc) Il est facile avec ces principes de voir comment un animal arrive agrave discerner pratiquement des individus il est plus difficile de voir comment lrsquohomme priveacute drsquointuitions intellectuelles du singulier peut affirmer absolument lrsquoidentiteacute drsquoun individu perccedilu agrave diverses reprises puisqursquoil ne se fonde pour en juger que sur la similitude des accidents sensibles laquelle est essen-tiellement communicable (v ch III sect 2) S Thomas concegravede cette possibiliteacute pour le cas ougrave diverses perceptions se controcirclent mais nrsquoeacutelucide pas entiegraverement le problegraveme (V les questions sur la faccedilon dont les Apocirctres ont pu ecirctre certains de la Reacutesurrection 3 d 21 q 2 a 4 sol 4 ad 3 ndash Comp Theol 246 ndash 3 q 55 speacutecialement a 6 ad 1)

28 Ver 1 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 68

telligence preacutetendrait appliquer aux choses en-soi ce que lui rapporte lrsquoinnocente sub-jectiviteacute des sens Il faut donc un controcircle rationnel et drsquoautant plus vigilant que nous sommes plus hacirctifs agrave transformer toutes nos repreacutesentations de lrsquoautre en connaissance intellectuelle en jugements absolus laquo Quand le sens repreacutesente ce qursquoil reccediloit il nrsquoy a pas laquo erreur en lui comme dit Augustin mais il y a erreur laquo dans lrsquointelligence qui juge que les choses sont laquo comme le sens les montre raquo29 ndash On le voit donc clairement malgreacute des inconseacutequences drsquoimagination qursquoil serait pueacuteril de ne pas vouloir reconnaicirctre30 le complexus sensitif a besoin

29 Ver 2 6 15 ndash Dans les yeux drsquoAdam mecircme innocent le soleil eacutetait laquo repreacutesenteacute autrement qursquoil nrsquoest raquo

crsquoest-agrave-dire plus petit que nature et lrsquoimagination suivant naturellement le sens exteacuterieur la raison devait intervenir pour corriger 1 q 94 a 4 ad 3 ndash S Thomas nie qursquoil y ait vraiment erreur des sens quand on regarde le pain eucharistique (4 d 10 a 4 sol 1 ad 3)

30 Je parle de lrsquoattribution drsquoun certain en-soi aux qualiteacutes sensibles en lrsquoabsence de toute indication contraire on doit croire que S Thomas se repreacutesentait les choses sur ce point comme ses contemporains Je dis qursquoil y a inconseacutequence parce que la conclusion opposeacutee deacutecoulait de ses principes laquo Sensibilia nata sunt apprehendi per sensum sicut intelligibilia per intellectum raquo (2 C G 96 1) et laquo Sensus in actu est sensibile in actu raquo comme laquo intellectus in actu est intellectum in actu raquo Qursquoon ne dise pas que cette comparaison mecircme impose lrsquoopinion reacutealiste crsquoest le contraire qui est vrai agrave cause de cette sorte de divin subjectivisme qursquoimplique la doctrine Scientia Dei causa rerum Les esprits purs incapables de sentir peacutenegravetrent cependant tout le connaissable et tout lrsquoecirctre des singuliers mateacuteriels ils connaissent le sensible ougrave et comme il est crsquoest-agrave-dire comme senti dans le sentant de mecircme que exempts de discours ils connaissent les eacutenonciables dans le sujet discourant Lrsquointelligence est la puissance pure de lrsquoecirctre de lrsquoen-soi si donc Dieu ne sent pas le sensible comme tel nrsquoest pas Si je nrsquoavais peur de sembler chercher un rapprochement paradoxal je dirais que la logique menait S Thomas agrave une position toute semblable agrave celle de Kant dans la Dissertation de 1770 laquo Sensitive cogitata esse rerum repraesentationes uti apparent intellectualia auteur sicuti sunt raquo ndash Certaines formules sur la correacutelation du sens et du sensible peuvent ccedilagrave et -lagrave sembler exprimer explicitement les conclusions que nous indiquons mais si on les replace dans le contexte on voit que le problegraveme reste intact

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 69

selon S Thomas et de la preacutesence radicale de lrsquointelligence pour pouvoir contribuer en quelque faccedilon agrave la connaissance de lrsquoecirctre comme tel de lrsquoen-soi des choses ndash et de son concours actif pour le faire valablement Dans la ligne de la certitude speacuteculative toute la signification du sens vient par deacutefinition de sa relation agrave lrsquointellect lequel porte aussi toute la responsabiliteacute

La question du rocircle cognoscitif des appeacutetits semble beaucoup plus simple que la question des sens Si les sens piegraveces demi-transparentes de notre machine ont besoin pour servir agrave lrsquoeacuteclairement de lrsquoecirctre drsquoecirctre constamment placeacutes dans le faisceau lumineux que projettent les intuitions intellectuelles comment les tendances opaques de soi pourront-elles collaborer agrave la connaissance sans srsquoy placer agrave leur tour ndash Au XIIIe siegravecle aucun philosophe ne disait agrave S Thomas qursquoil faut laquo aller au vrai avec toute lrsquoacircme raquo tous reconnaissaient en revanche que comme donneacutees des jugements les sentiments les volonteacutes les tendances si pregraves de la conscience et si reacuteveacutelateurs des instincts humains eacutetaient des eacuteleacutements utiles et indispensables de la philosophie Je crois qursquoils auraient tous semblablement distingueacute la ceacutelegravebre phrase de Platon il faut aller de toute son acircme agrave lrsquoobjet qui est vrai concedo au vrai comme tel nego Ils nrsquoeussent pas compris que dans lrsquoacte preacutecis drsquointelliger on preacutetendicirct ecirctre autre chose qursquointelligent Avant la reacuteduction objective en ideacutees les faits eacutemotifs leur auraient paru dans lrsquoordre du connaicirctre inexistants et nuls31

31 On sait que S Thomas nie la liberteacute de lrsquointelligence vis-agrave-vis des principes eacutevidents et des conclusions

proprement deacutemontreacutees laquo Sciens cogitur ad assentiendum per efficaciam demonstrationis raquo (2a 2ae q 2 a 9 ad 2 Cp lrsquoexplication de 2 d 25 q 1 a 2) Quant agrave ces deacutemonstrations imparfaites qui vont de lrsquoeffet ou du signe agrave la cause (v ch IV sect 1) et dont la valeur de speacuteculation est agrave ses yeux extrecirc-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 70

Si Thomas comme les autres affirme assez souvent la neacutecessiteacute drsquoune preacuteparation morale pour la perception de certaines veacuteriteacutes32 il est aiseacute de voir qursquoil nrsquoy a pas lagrave de quoi lrsquoaccuser drsquoune contradiction toute condition neacutecessaire agrave la constitution drsquoun sujet connaissant nrsquoentre pas en jeu dans lrsquoacte mecircme de connaicirctre ndash Mais une autre de ses doctrines semblerait contraire au rigoureux intellectualisme noeacutetique seul conforme agrave ses principes crsquoest celle de la Cognitio per modum naturae coordonneacutee non subordonneacutee agrave la connaissance rationnelle laquo On peut dit-il avoir de deux faccedilons la laquo rectitude du jugement premiegraverement par lrsquousage laquo parfait de la raison secondement gracircce agrave une certaine connaturaliteacute avec les choses dont il faut actuellement juger En matiegravere de chasteteacute juger bien par laquo meacutethode rationnelle est le fait de celui qui sait la laquo morale mais juger bien par connaturaliteacute est le fait de celui qui a lrsquohabitude de la chasteteacute raquo33 Et ailleurs laquo De mecircme que lrsquohomme par la naturelle lumiegravere de laquo lrsquointelligence donne son assentiment aux principes laquo ainsi le vertueux par lrsquohabitude de la vertu juge corlaquo rectement de ce qui convient agrave la vertu raquo34 La juxtaposition nrsquoest-elle pas ici significative au point de supprimer la notion mecircme de transparence intellectuelle ne sommes-nous pas en preacutesence drsquoun

mement mince il admet qursquoelles peuvent en certains cas garantir un fait en toute certitude et mecircme

neacutecessiter lrsquoassentiment (v 3 q 43 a1 a 4 ndash 2a 2ae q5 a2 ndash 3 q 76 a7 ndash Ver 14 9 4 ndash 3 d 24 q 1 a 2 sol 2 ad 4) mais drsquoautres fois la volonteacute pourra commandant un scepticisme deacuteraisonnable refuser lrsquoassentiment S Thomas enseigne nettement la possibiliteacute de la certitude libre et srsquoen sert pour expliquer la foi (la 2ae q 17 a 6 ndash 3 q 47 a 5 corp et ad 1 ndash Cp le langage si exact de Ver 24 1 laquo fides astringit manifesta indicia inducunt evidens ratio cogit raquo)

32 4 d 33 q 3 a 3 ndash 2a 2ae q 46 a 2 33 2a 2ae q 45 a 2 34 2a 2ae q 2 a 3 ad 2

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 71

de ces cas ougrave il vaut mieux reconnaicirctre une theacuteorie mal inteacutegreacutee dans le systegraveme une concession au langage vulgaire aux deacutepens du primat de la raison

Malgreacute tout lrsquointerpreacutetation la plus probable demeure encore agrave ce qursquoil me semble deacutefinitivement intellectualiste Cette theacuteorie si souvent citeacutee par les Scolastiques modernes qui lsquoen tentent si rarement une explication me paraicirct se deacutemonter rationnellement de la maniegravere suivante La vertu une fois acquise crsquoest-agrave-dire selon les principes thomistes les appeacutetits une fois habitueacutes agrave agir drsquoeux-mecircmes comme lrsquoordonne la raison il nrsquoy a plus besoin pour chaque acte particulier drsquoune reacuteflexion qui remonte aux principes lrsquohomme a plus vite fait de jeter un coup drsquooeil inteacuterieur sur ses tendances et de voir comment elles reacuteagissent les circonstances preacutesentes eacutetant donneacutees Ainsi lrsquohabitude supposeacutee fixeacutee et connue on juge de la speacutecification par la plus ou moins grande faciliteacute de lrsquoexercice Crsquoest ainsi qursquoun Londonien incapable drsquoeacutetablir un classement logique des cas ougrave lrsquoon dit shall ou will vous reacutepondra juste et sans heacutesitation sur des exemples concrets ndash agrave moins qursquoil ne ndash srsquoempecirctre drsquoune reacuteflexion au lieu drsquoeacutecouter marcher ses organes Tel enfant encore inhabile agrave appliquer les mots droit et gauche pour faire la distinction esquisse machinalement un signe de croix Il se glisse donc entre lrsquoaction et lrsquoeacutenonciation une infeacuterence rapide comme lrsquoeacuteclair fondeacutee sur la liaison connue drsquoavance entre lrsquoacte et son terme habituel Ainsi srsquoexpliquent et les exemples et les formules de S Thomas sans deacutetriment aucun de lrsquointellectualiteacute

Il ne faudrait mecircme pas croire qursquoune perception de ce genre pour nrsquoecirctre pas subordonneacutee aux principes geacuteneacuteraux doit ecirctre consideacutereacutee du point du vue thomiste comme intellectuellement moins parfaite Crsquoest plutocirct le contraire qui est vrai Prenons lrsquoexemple classique de la chasteteacute Le mo-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 72

raliste drsquoune part pose en principe ses notions morales preacuteexistantes et deacuteduit lrsquohomme chaste sent une sympathie ou une reacutepulsion et infegravere Quelle intelligence perccediloit mieux lrsquoecirctre ndash Souvenons-nous en drsquoapregraves S Thomas castitas proprie non est sed ea est aliquis castus Le moraliste possegravede une abstraction universaliseacutee le vertueux voit un esse castum concret On dirait en langage moderne que le premier dispose drsquoune ideacutee maniable communicable tandis que le second a une intuition laquo reacuteelle raquo en termes thomistes on a drsquoun cocircteacute un abstrait de sensations humaines de lrsquoautre comme une piegravece drsquoideacutee angeacutelique ndash La cognitio per modum naturae srsquooppose donc veacuteritablement agrave celle par les premiers principes qui sont des eacutenonciables conceptuels elle srsquoy oppose comme agrave une connaissance logique non comme agrave une connaissance intellectuelle et elle-mecircme plus intuitive parce que personnelle est plus haute est enim aliquid scientia melius scilicet intellectus ndash Que S Thomas se soit ou non deacutetailleacute cette explication crsquoest semble-t-il celle qui srsquoaccorde le mieux avec ses principes

IV

Lrsquointelligence exclusivement compeacutetente dans sa sphegravere lrsquoest aussi absolument elle est infaillible ndash Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoinsister sur la thegravese classique de lrsquoimpossibiliteacute drsquoerrer quand lrsquointellect ne fait que concevoir une essence Aristote avait proclameacute cette infailli-biliteacute S Thomas le reacutepegravete quand il examine lrsquoexercice intellectuel humain et pour une raison identique il exclut des anges dans lrsquoordre de la connaissance naturelle toute possibiliteacute drsquoerreur On remarquera conformeacutement agrave son perpeacutetuel principe de la continuiteacute la ressemblance entre le cas de lrsquoange intelligence

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 73

seacutepareacutee et celui du vivant infeacuterieur lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer qui nrsquoa qursquoun seul sens qui est toucher seacutepareacute pour ainsi dire De part et drsquoautre lrsquoopeacuteration simple et primitive est neacutecessairement ce qursquoelle doit ecirctre mais dans le cas de lrsquoecirctre mateacuteriel il faut ajouter si materia est disposita lrsquoorgane corporel pouvant ecirctre deacutetraqueacute et rendu degraves lors malhabile agrave srsquoharmoniser cognitivement avec son milieu Entre lrsquohuicirctre et lrsquoange entre le sens et lrsquoesprit simple ou monte par un systegraveme de diffeacuterenciation et de complication successive crsquoest pour cela que chez lrsquohomme le singe ou lrsquoaigle lrsquoerreur est possible en dehors des cas de corruption des organes ndash Toute erreur vient donc chez nous de notre double multipliciteacute S Thomas le dit expresseacutement crsquoest toujours la connaissance sensible ou la pluraliteacute discursive qui en est cause35

Inversement de mecircme que la veacuteriteacute proprement dite des perceptions sensibles vient en derniegravere analyse du principe intellectuel de mecircme toute la bonteacute du discours de la deacuteduction a sa source dans lrsquointuition simple Necessitas rationis est ex defectu intellectus mais certitudo rationis est ex intellectu cette proposition ramasse toute la doctrine de la connaissance si nous entendons par ratio le systegraveme total de nos moyens de connaicirctre hors lrsquointuition ndash On nrsquoattend pas sans doute que nous prouvions longuement que S Tho-

35 1 q 94 a 4 ndash Mal 16 6 et ad 16 ndash Ver 13 5 1 ndash Sur lrsquoinfaillibiliteacute de lrsquointellection simple in 3 An 1

11 ad fin Drsquoougrave la difficulteacute drsquoexpliquer lrsquoerreur dans les anges Mal 16 2 5 laquo Ex hoc quod daemon non utitur phantasia nec discursu rationis et per alia huiusinodi potest haberi quod in his quae ad naturalem cognitionem pertinent non errat ut existimet aliquid falsum esse verum raquo Cp ibid ad 7 et 1 q 58 a 5 ndash La bonteacute primitive des principes connaissants empecircche aussi dans lrsquohomme lrsquoerreur pure toute opinion humaine a sa part de veacuteriteacute (2a 2ae q 172 a 6 ndash In 1 Eth 1 12 ndash In 1 Tim e 2 1 2 ndash Cf 3 C G 9 et in 1 Phys 1 10)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 74

mas a cru agrave la bonteacute de la deacuteduction Il y a correacutelation eacutetroite chez lui entre la rigueur extrecircme des exigences en matiegravere de deacutemonstration et la confiance ineacutebranlable quand la deacutemonstration est lagrave laquo Le propre motif laquo de lrsquointelligence est ce qui est vrai drsquoune infaillible veacuteriteacute aussi toutes leacutes fois que lrsquointelligence se laisse mouvoir agrave un signe faillible il y a deacutesordre en elle que son mouvement soit parfait ou imparfait36 raquo ndash Et par ailleurs laquo Jamais dans lrsquointelligence il nrsquoy a drsquoerreur si lrsquoon fait correctement la reacutesolution dans laquo les premiers principes37 raquo laquo Il nrsquoest pas drsquoerreur dans laquo la raison que des raisonnements contraires ne puissent enlever38 raquo Cette laquo reacutesolution dans les premiers principes raquo ratification neacutecessaire de toute seacuterie de syllogismes est conccedilue par S Thomas comme une perception intellectuelle de la deacutependance des moments divers du raisonnement entre eux et avec leur point de deacutepart gracircce au principe formel qui les unit La doctrine est concentreacutee dans la meacutetaphore expressive il faut voir dans les conclusions les principes oportet in conclusionibus speculari principia39 Une tour est bacirctie au-dessus drsquoun puits si elle est droite on peut drsquoen haut en se penchant apercevoir toute la descente des poutres et des moeumlllons refleacuteteacutee agrave rebours dans lrsquoeau au fond du puits Crsquoest lrsquoimage de lrsquoanalyse en question qui fait le pendant de cette sorte drsquoanalyse sensible (resolutio in sensibilia) dont il a eacuteteacute question plus haut Ainsi lrsquointuition des

36 Ver 18 6 37 Ver 1 12 38 Ver 24 10 laquo Quando ratio in aliquo errat ex quocumque error ille contingat potest tolli per contrarias

ratiocinationes raquo 39 la 2ae q 90 a 2 ad 3 laquo Nihil constat firmiter secundum rationem speculativam nisi per resolutionem ad

prima principia indemonstrabilia raquo ndash La resolutio est geacuteneacuteralement preacutesenteacutee comme une opeacuteration conseacutecutive au raisonnement il est clair que ce qui est requis crsquoest une condition formelle qui rende possible cette opeacuteration

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 75

principes met lrsquouniteacute de la deacutependance intelligible dans la multipliciteacute des eacutenonciations seacutepareacutees et de lagrave vient toute la certitude de la science laquo Tout ce qursquoon sait si lrsquoon parle de vraie science on le sait par la reacutesolution aux premiers laquo principes immeacutediatement preacutesents agrave lrsquointellect et ainsi toute science se parfait par la vision de lrsquoecirctre preacutesent40 raquo Une science totaliseacutee une science ramasseacutee dans lrsquointuition du principe ougrave se rassemble tout lrsquoemboicirc-tement des conclusions imite donc la beauteacute drsquoune ideacutee intelligible Et la penseacutee de S Thomas serait heureusement formuleacutee par cet eacutenonceacute qursquoil commente dans le livre des Causes Omnis scientia radicaliter non est nisi intelligentia41 Apregraves les deacuteveloppements des chapitres preacuteceacutedents on voit tout de suite lrsquounion intime de cette proposition avec lrsquoensemble du systegraveme

Reste agrave parler de lrsquoinfaillibiliteacute des principes euxmecircmes On nous preacutesente ces intuitions intellectuelles comme fondamentales mais quelle est leur justification vis-agrave-vis du sujet conscient qui les pose ndash Dans cette question si importante nous pouvons nous dispenser drsquoecirctre long S Thomas sans doute nrsquoa pas ignoreacute le problegraveme on peut le voir traiteacute avec la discussion du scepticisme antique dans le Commentaire de la Meacutetaphysique Mais ces pages comptent parmi les moins originales qursquoil ait eacutecrites Aristote y est simplement commenteacute Aussi nous pouvons reacutesumer la penseacutee de S Thomas sur lrsquoeacutevidence objective des principes dans cette courte formule emprunteacutee encore agrave un commentaire laquo Le propre de ces principes crsquoest que non seulement

40 Ver 14 9 41 In Caus 1 18 ndash Et encore ibid laquo Intelligentia enim est sicut unitas quaedam ut Proclus dicit omnis

cognitionis raquo ndash Pour lrsquoassimilation de la science agrave lrsquointellect quant agrave la certitude de sa vision voir aussi in Hebr XI 1 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 76

leur veacuteriteacute est neacutecessaire mais qursquoon voit aussi neacutecessairement que cette veacuteriteacute tient par elle-mecircme42 raquo Lrsquointuition dans lrsquoespegravece porte donc sa clarteacute avec soi lrsquoon juge de tout agrave sa lumiegravere et drsquoelle-mecircme Crsquoest la mecircme theacuteorie qui srsquoexprime plus briegravevement ailleurs laquo Les principes sont connus naturellement raquo -

Naturaliter cognoscuntur dans cette formule de la criteacuteriologie naturiste il ne faut pas mettre tellement lrsquoaccent sur le premier terme qursquoon la reacuteduise agrave nrsquoecirctre que lrsquoaffirmation drsquoune neacutecessiteacute subjective que personne ne songe agrave nier laquo Ces principes sont connus naturellelaquo ment et lrsquoerreur agrave leur sujet supposerait une corruption dans la nature lrsquohomme donc ne peut passer drsquoune juste acception de ces principes a une fausse ni laquo inversement sans changement de sa nature43 raquo Ces expressions ne doivent pas suggeacuterer lrsquoideacutee drsquoun praticisme quelconque lrsquoauteur ne justifie pas les principes en disant laquo Il faut sauver la nature Or les prin-

42 In 1 Post 1 19 laquo Proprium est horum principiorum quod non solum necesse est ea per se vera esse sed

etiam necesse est videri quod sint per se vera raquo 43 4 C G 95 Les mots naturalia naturaliter ne doivent pas faire croire qursquoil srsquoagisse de perceptions inneacutees

Il faut chercher la genegravese des principes dans la collaboration des sens et de lrsquointellect ils surgissent comme drsquoeux-mecircmes des premiers concepts 2 C G 78 3 et 83 ndash De Anim a 5 ndash 2 Post 120 ndash 4 Met 1 2 Une fois acquis ils entrainent neacutecessairement lrsquoaffirmation on ne peut les nier que de bouche ou srsquoimaginer les nier drsquoesprit (In 1 Post 1 26 ndash In 4 Met 1 3 477 a) Si mecircme lrsquoon a cette possibiliteacute crsquoest qursquoils revecirctent en nous la forme drsquoeacutenonciables leurs termes apparaissent donc comme discrets et dissociables agrave lrsquoesprit ndash En tant qursquoeacutenonciables ils ne sont pas supeacuterieurs agrave lrsquoesprit ils sont sa fonction lrsquoexpression fragmenteacutee de sa nature laquo Et principia sunt reacutegula conclusionum et intelligens est quodammodo regula principiorum raquo 3 d 33 q 1 a 3 sol 3 ad 1 ndash La persuasion de lrsquoobjectiviteacute de la connaissance doit ecirctre chercheacutee plus profondeacutement qursquoen aucun principe formuleacute dans la conscience que lrsquoesprit prend de sa nature lorsqursquoil reacutefleacutechit sur son acte (Ver 1 9 ndash Cp p 16 n 2) Crsquoest cette conscience qui permet de dire laquo Veritatem esse est per se notum raquo (1 d 3 q 1 a 2)

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 77

cipes sont partie de la nature Donc il faut garder les principes raquo ndash Il ne prend pas la nature et la raison comme deux termes distincts dont lrsquoun soit chargeacute de laquo justifier raquo lrsquoautre Toute nature se laquo justifie raquo suffisamment dans son ordre par sa seule position Et ainsi lrsquointelligence actualiseacutee (facta actu) par la perception des principes est une nature qui par sa position agrave elle se justifie dans sols ordre propre qui est lrsquoordre absolu Si donc elle peut fonder la leacutegitimiteacute de tout le reste crsquoest en tant qursquoelle est telle nature (crsquoest-agrave-dire faculteacute de lrsquoecirctre faculteacute de lrsquoabsolu) En tant que telle aussi transparente parce que derniegravere si elle se justifie agrave ellemecircme elle se justifie simplement

Lrsquointuition eacutevidente de ces principes qui fondent la raison mecircme permet donc la reconstruction mentale du monde a posteriori de mecircme que la reacutealiteacute du monde postule comme condition a priori la pure intellection divine On voit maintenant quelle parenteacute vraiment intime unit la noeacutetique de S Thomas agrave celle de S Augustin et fait coiumlncider pour le fond avec le mentalisme agrave outrance du theacuteologien drsquoHippone cet intellectualisme si nuanceacute Crsquoest la notion aristoteacutelicienne de la connaissance immanente qui permet lrsquoaccord Veritatem videre est eam habere disait Augustin lrsquoanalyse scolastique ajoute et quodammodo esse ndash La conscience de cette vue parfaite de cette possession par identification donne agrave S Thomas quand il raisonne sa hardiesse calme et imperturbable Car ndash on srsquoen aperccediloit bien quand on le pratique et nous ne devrons pas le perdre de vue parmi toutes les restrictions qui vont suivre ndash crsquoest encore la confiance robuste dans la bonteacute de la raison qui fait le fond de son tempeacuterament intellectuel

CHAPITRE DEUXIEgraveME

Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept

Le type supeacuterieur de lrsquoacte intellectuel est une intellection simple donc parmi les oeuvres de lrsquointelligence humaine la premiegravere qursquoil convient drsquoisoler et drsquoeacutetudier crsquoest le concept1 Le type ideacuteal de lrsquointellection simple crsquoest la saisie drsquoun laquo Intelligible subsistant raquo par un autre Nous rechercherons donc drsquoabord comment lrsquohomme srsquoessaie dans sa vie terrestre agrave mimer cette appreacutehension supeacuterieure et srsquoil arrive agrave vivre ideacutealement les reacutealiteacutes supra-sensibles Puis laissant les Esprits dont la compreacutehension propre est drsquoapregraves S Thomas hors de nos prises nous examinerons du point de vue de leur valeur speacuteculative nos ideacutees des essences mateacuterielles qui forment dit-il lrsquoobjet proportionneacute de notre intelligence ici-bas

I

Crsquoest seulement en fonction de lrsquoecirctre sensible que lrsquointelligence unie agrave des organes peut se repreacutesenter soit lrsquoecirctre en geacuteneacuteral soit lrsquoecirctre supra-sensible laquo Notre connaissance naturelle srsquoeacutetend juste aussi loin que le sensible la gui-

1 S Thomas connaicirct le mot conceptio ndash Mais lrsquoacte simple drsquointelligence srsquoappelle habituellement chez lui

simplex apprehensio indivisibilium intelligentia et son produit lrsquoideacutee crsquoest le verbe mental

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 79

dera2 raquo Et lrsquoimage ou phantasme diffeacuterent de lrsquoideacutee immateacuterielle est neacutecessaire non seulement pour son acquisition mais encore pour son laquo inspection raquo une fois qursquoelle est acquise3 Drsquoougrave il suit contrairement agrave ce qursquoont penseacute certains Arabes que nous ne pouvons arriver en cette vie agrave voir les substances seacutepareacutees telles qursquoelles sont Et si lrsquoecirctre total est lrsquoobjet adeacutequat de lrsquointelligence crsquoest lrsquo laquo essence drsquoune chose sensible raquo (quidditas rei materialis) qui est son objet propre et proportionneacute ici-bas

Les principes rationnels et les concepts geacuteneacuteraux sont acquis agrave lrsquoaide des sens En particulier les limitations et les diffeacuterences des objets mateacuteriels suggegraverent lrsquoideacutee de neacutegation qursquoon appliquera agrave la note laquo sensible raquo elle-mecircme De lrsquoextension possible des principes rationnels agrave tout ecirctre penseacute conditionneacutee par le mode de genegravese des ideacutees du supra-sensible il suit que si nous pouvons former des jugements drsquoexistence relatifs agrave des ecirctres de cet ordre les notions de ces ecirctres sont premiegraverement neacutegatives laquo Tout ce qui deacutepasse ces laquo choses sensibles agrave nous connues nrsquoest conccedilu par nous laquo qursquoau moyen drsquoune neacutegation (Nous disons) immateacuteriel laquo et incorporel et ainsi du reste4 raquo De lagrave vient lrsquoimpro-prieacuteteacute des connaissances dites analogiques

S Thomas distingue dans leur formation trois moments dont lrsquoanalyse est neacutecessaire si lrsquoon veut voir en quoi consiste au juste pour lui lrsquoimproprieacuteteacute analogique Je possegravede lrsquoideacutee drsquoune perfection A soumise aux conditions corporelles ndash jrsquoen nie une note B subjectivement inseacuteparable pour moi

2 1 q 12 a 12 laquo Tantum se nostra naturalis cognitio extendere potest in quantum manu duci potest per

sensibilia raquo 3 In Trin 6 2 5 laquo Non sicut transiens sed sicut permanens ut quoddam fundamentum intellectualis

operationis raquo 4 In 3 An 1 11 171 b ndash La plupart de nos notions sur les corps ceacutelestes sont aussi neacutegatives In Trin 6 3

538 a Cp In Caus 1 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 80

du fait de ma connaissance drsquoA ndash je deacuteclare possible ou existant un ecirctre veacuterifiant le complexus A-B Le jugement vient donc srsquointerposer en travers de lrsquointuition la ratio dans la connaissance analogique fait la critique de lrsquointellectus tel qursquoil est chez lrsquohomme et lrsquoecirctre finalement affirmeacute nrsquoa chez moi une ideacutee nrsquoest pour moi un objet que parce que jrsquoai enveloppeacute drsquoune penseacutee reacuteflexe lrsquoacte subjectif double preacuteceacutedemment eacutemis et penseacute la possibiliteacute drsquoun inconnaissable qui ficirct un dans son ecirctre ce qui demeure agrave jamais divergent et double dans mon ideacutee5

Le premier moment du processus ne preacutesente pas de difficulteacute Il faut seulement reconnaicirctre que le concept qui fonde la connaissance analogique est pris dans sa totaliteacute heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoobjet qursquoon srsquoefforce de saisir Il lie faut pas confondre lrsquoimpropre et le vague lrsquoanalogique et le geacuteneacuteral Connaicirctre lrsquoesprit par le corps Dieu par les creacuteatures crsquoest dit S Thomas comme si lrsquoon connaissait le boeuf par lrsquoideacutee de lrsquoacircne ou par lrsquoideacutee de la pierre6 Il ne dit pas par lrsquoideacutee du laquo corps raquo ou de lrsquo laquo animal raquo la notion serait en ce cas geacuteneacuterique et approcheacutee mais juste telle quelle elle pourrait passer elle srsquoappliquerait agrave lrsquoecirctre srsquoy veacuterifierait complegravetement nrsquoexigerait pas de correction subseacutequente

Or le second moment la correction subseacutequente est absolument neacutecessaire si lrsquoon exclut de la connaissance analogique lrsquoerreur positive comme le fait certainement S Thomas Et crsquoest ce second moment qui fait toute la difficulteacute du processus Car la correction ne consiste pas en une substi-

5 Il semble conforme aux principes de la scolastique de dire que les objets connus analogiquement sont

inconnaissables mais non pas impensables V L de Grandmaison dans le Bulletin de litteacuterature eccleacutesiastique de Toulouse 1905 p 198 ndash Mgr Mercier Les Origines de la Psychologie contemporaine Louvain 1897 pp 411 418

6 Comparez Comp Theol 105

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 81

tution agrave une intuition preacutesente drsquoune intuition nouvelle (agrave lrsquoideacutee de lrsquo laquo acircne raquo de lrsquoideacutee du laquo boeuf raquo absente pour toujours par hypothegravese) ni dans une eacutelimination de notes qui laisse comme reacutesidu lrsquoideacutee geacuteneacuterique (comme serait celle drsquo laquo animal raquo) Elle consiste toute la repreacutesentation restant dans lrsquoesprit telle quelle agrave condamner par la reacuteflexion rationnelle une attitude mentale qui eacutetait condition neacutecessaire de la premiegravere appreacutehension Que cet eacuteleacutement subjectif tombe dissociant le concept qursquoil a contribueacute agrave produire il entraicircnerait dans sa chute tout ce qui dans le concept doit ecirctre nieacute de lrsquoecirctre inconnu et que drsquoailleurs nous ne pouvons parvenir agrave isoler Par exemple nous ne pouvons penser sans image corporelle mais nous pouvons penser ndash avec image ndash un ecirctre dont nous nions ce qui est de lrsquoimage7 Ou encore nous pouvons par une distinction purement logique former des propositions comme laquo Socrate est identique agrave lui-mecircme raquo Supposons un ecirctre pour qui cette distinction ndash chez nous pur artifice rationnel ndash serait neacutecessiteacute subjective il nrsquoen serait pas empecirccheacute drsquoaffirmer rationnellement lrsquouniteacute de Socrate et nrsquoest ainsi que nous affirmons lrsquoexistence des esprits

De mecircme encore ndash pour citer un exemple pris agrave la theacuteodiceacutee thomiste ndash nous ne pouvons concevoir que les choses sont relatives agrave Dieu sans concevoir du mecircme coup Dieu relatif aux choses Mais par un jugement de raison nous pouvons corriger cette conception fausse8

7 laquo Non possumus intelligere Deum esse absque corporeitate nisi imaginemur corpora raquo In Trin 6 2

5 546 a 8 La creacuteature disent les scolastiques est vraiment relative agrave Dieu comme la science agrave son objet mais il nrsquoy

a pas en Dieu reacuteciproquement de relation reacuteelle agrave la creacuteature de mecircme que lrsquoobjet nrsquoest pas relatif agrave la science Le raisonnement dit S Thomas oblige agrave cette conclusion et cependant notre intelligence laquo ne peut laquo concevoir qursquoune chose se rapporte agrave une autre sans concevoir laquo reacuteciproquement

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 82

Cette purification par condamnation drsquoun mode drsquoagir neacutecessaire est toute voisine de la falsification positive elle est fort diffeacuterente de lrsquoopeacuteration purement seacutegreacutegatrice dont S Thomas parle souvent quand il distingue contre laquo Platon raquo la double maniegravere drsquoecirctre de la chose en soi et dans lrsquoesprit9 S Thomas combat la conception laquo platonicienne raquo

la relation opposeacutee raquo (Pot 1 1 10) Ailleurs plus explicitement laquo Lrsquointelligence nrsquoinvente pas cet ordre

il suit laquo bien plutocirct par une certaine neacutecessiteacute son exercice Et ces celalaquo tions-lagrave lrsquointelligence ne les attribue pas agrave son ideacutee mais agrave la laquo chose raquo (Pot 7 11) Ce dernier point deacutelicat mais important est expliqueacute par le contexte les conceptions subjectivement neacutecessaires dont il est ici question ne sont pas des ideacutees reacuteflexes des ideacutees sur les ideacutees (Pot 7 11 2 Cf Pot 7 9) Nous sommes donc vraiment en preacutesence de conceptions spontaneacutement produites et portant sur la chose en soi dont les unes sont vraies et les autres fausses alors que leur coexistence dans le sujet est neacutecessaire ndash Notez que dans les passages mecircme ougrave il affirme ce meacutecanisme S Thomas nie explicitement que lrsquo laquo intelligence soit fausse raquo et qursquoelle affirme des choses ce qui nrsquoy est pas A premiegravere vue il semble qursquoil y ait lagrave contradiction agrave quelques lignes de distance laquo Huiusmodi relationes intellectus attribuit ci quod est in ce raquo et laquo aliqua non habentia secundum se ordinem ordinate intelliguntur licet intellectus non intelligat ea habere ordinem quia sic esset falsus raquo (Pot 7 11 Cp 2 C G 13 3) La seule faccedilon drsquoexpliquer la doctrine sans une aussi grossiegravere meacuteprise est de reconnaicirctre que lrsquointellect peut dire cet ordre des choses mecircmes sans le juger immanent aux reacutealiteacutes des choses que la ratio vient corriger lrsquointellectus

9 2 C G 75 laquo Quamvis enim ad veritatem cognitionis necesse sit ut cognitio rei respondeat non tamen oportet quod idem sit modus cognitionis et rei quae enim coniuncta sunt in ce interdum divisais cognoscuntur licet natura generis et specici numquam sit nisi in his individuis intelligit tamen intellectus naturam speciei et generis non intelligendo principia individuantia et hoc est intelligere universalia raquo Il y a lagrave seacutegreacutegation abstraction intellectuelle comparable agrave lrsquoabstraction sensible par laquelle dans une mecircme chose blanche et douce la vue connaicirct la blancheur seule et le goucirct la seule douceur (Ibid) ndash Mais le principe geacuteneacuteral de la diffeacuterence entre modus cognitionis et modus rei implique non seulement une certaine exteacutenuation des ecirctres mateacuteriels mais encore une certaine concreacutetisation des esprits 1 q50 a2 laquo Intellectus non apprehendit res secundum modum rerum sed secundum modum suum Unde res materiales quae sunt infra intellectum nostrum simpliciori modo sunt in intellectu nostro quam sint in se ipsis Substantiae autem angelicae sunt supra intellectum nostrum

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 83

des universaux comme un reacutealisme naiumlf qui attribue agrave la chose en soi la nature abstraite et simple de lrsquoideacutee Il critique la notion humaine du suprasensible comme une repreacutesentation spatiale et composite dont la concreacutetion ne peut atteindre agrave la simpliciteacute de lrsquooriginal Les eacuteleacutements de notre intuition animale sont trop multiples pour que nous puissions voir lrsquoesprit comme il est

Quelle est en effet cette condition subjective de lrsquoexercice de notre intelligence que nous condamnons dans la connaissance analogique Crsquoest toujours une multipliciteacute bien que la reacuteponse varie selon qursquoil srsquoagit de nous repreacutesenter ou les esprits creacuteeacutes ou Dieu ndash Srsquoagit-il des Anges Si lrsquoon admet que lrsquohomme possegravede une connaissance propre de lrsquoacircme humaine il faudra croire aussi qursquoil pourra connaicirctre les Anges comme on connaicirctrait le boeuf par lrsquoideacutee drsquoanimal ou celle de corps Ce qursquoil ne connaicirctra qursquoanalogiquement crsquoest non seulement lrsquoessence individuelle de chacun drsquoeux mais encore ce qui les fait tous ensemble esprits drsquoune autre faccedilon que lrsquohomme esprits purs10 En effet saint Thomas ne pense pas que lrsquoacircme comme intelligente nous soit connue autrement que par son acte drsquointellection et ce qui lrsquoactue dans lrsquointellection crsquoest dit-il la similitude drsquoune chose mateacuterielle lrsquoacircme ne se connaicirct elle-mecircme qursquoen connaissant par exemple la couleur en laquo devenant raquo blanche ou bleue laquo intelligiblement11 raquo Mais le propre de toute connais-

Unde intellectus noster non potest attingere ad apprehendendum eas secundum quod sunt in se ipsis sed

per modum suum secundum quod apprehendit res compositas et sic etiam apprehendit Deum raquo On voit que du point de vue eacutepisteacutemologique la diffeacuterence est capitale entre les deux impuissances de notre esprit

10 3 C G 46 fin ndash Cp les chapitres preacuteceacutedents les passages parallegraveles contre les Arabes et in Trin 6 3 547 b

11 La doctrine sur la connaissance que lrsquoacircme a drsquoelle-mecircme est reacutesumeacutee en ces mots laquo Ex obiecto cognoscit suam operationem per

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 84

sance drsquoune chose mateacuterielle crsquoest qursquoelle se fait laquo avec concreacutetion raquo crsquoest-agrave-dire avec distinction drsquoune laquo note raquo et drsquoun laquo sujet raquo Car non seulement nous aimons juger et deacutefinir mais jusque dans nos perceptions intellectuelles preacutetendues simples se discerne une incurable dualiteacute Nous disons un cheval une tulipe cette rose et notre esprit ne peut sans un certain exercice reconnaicirctre un sens intelligible agrave ces affirmations laquo Dieu est sa veacuteriteacute sa bonteacute raquo concevoir qursquoun laquo abstrait raquo soit identique agrave un laquo ecirctre raquo Lrsquoacircme donc si elle a quelque ideacutee propre de lrsquoesprit a seulement celle de lrsquoesprit comme affecteacute et informeacute laquo cognitivement raquo de dualiteacute sensible ndash Et crsquoest preacuteciseacutement ce qursquoil faut nier quand nous tacircchons de nous repreacutesenter les esprits- purs Ils sont les ideacutees laquo seacutepareacutees raquo ils sont eacutetrangers agrave lrsquoespace et au-dessus de cette cateacutegorie qui srsquoappelle dans la langue de S Thomas laquo lrsquoun principe du nombre Notre intelligence dont la connaissance prend son origine du sensible ne deacutepasse pas le mode drsquoecirctre qursquoelle trouve dans les choses sensibles ougrave la forme nrsquoest pas identique agrave son sujet agrave cause de la composition de matiegravere et de forme La forme en ces choses-lagrave est simple mais imparfaite nrsquoeacutetant pas subsistante le sujet informeacute qui est subsistant nrsquoest pas simple mais concreacutetiseacute Donc notre intelligence quand elle veut signifier quelque ecirctre comme subsistant le signifie comme concreacutetiseacute quand elle veut signifier un ecirctre simple elle ne le signifie pas comme un ecirctre mais comme une deacuteter-

quam devenit ad cognitionem sui ipsius raquo (De anim 3 4 ndash Cf Opuse 25 eh 1) Or cet objet est

mateacutericl donc laquo Cognitio Dei quae ex mente humana accipi potest non excedit illud genus cognitionis quod ex sensibilibus sumitur cum et ipsa de se ipsa cognoscat quid est per hoc quod naturas sensibilium intelligit ut dictum est raquo (3 C G 47 fin ndash V encore Ver 10 8 ndash 3 C G 46 ougrave Thomas srsquoefforce drsquointerpreacuteter dans son sens des textes drsquoAugustin) On est bien loin avec cette conception des theacuteodiceacutees carteacutesiennes

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 85

mination ou une maniegravere drsquoecirctre et ainsi dans toutes nos laquo paroles il y a imperfection drsquoexpression12 raquo Et de mecircme que nous nommons Dieu imparfaitement soit que nous lrsquoappelions Bon soit que nous lrsquoappelions Bonteacute parce que laquo bonteacute eacuteveille lrsquoideacutee drsquoecirctre non subsistant et bon de chose laquo concreacutetiseacutee raquo de mecircme tout effort pour nommer un ange trahit les impuissances de notre esprit et son asservissement agrave lrsquoespace et au nombre Nous sommes tenteacutes de croire la laquo Gabrieacuteliteacute raquo aussi multipliable que laquo lrsquohumaniteacute raquo nous la distinguons de laquo Gabriel raquo et il nous faut pour ocircter ce dualisme un jugement et des reacuteflexions subtiles auxquelles la plupart ne parviennent pas Ainsi nous traicircnons dans toutes nos deacutemarches intellectuelles ce que S Thomas appelle laquo les conditions corporelles de lrsquoexpression raquo qui sont en reacutealiteacute dans sa doctrine les conditions corporelles de lrsquointuition et qui nous voilent lrsquoessence des substances seacutepareacutees Notre intuition ne peut que confondre avec lrsquoabstraction mentale qui dit geacuteneacuteralisation lrsquoabstraction reacuteelle qui est immateacuterialiteacute La connaissance de la condition spirituelle est invinciblement obstrueacutee chez nous par du quantitatif du spatial13

12 1 C G 30 Cp 1 d 33 q 1 a 2 ndash 1 q 13 a1 ad 2 ndash Ce qui est dit ici de Dieu est reacutepeacuteteacute des anges qui

sont aussi laquo formes simples raquo 1 q13 a12 ad 2 13 laquo Condiciones corporales quantum ad modum significandi raquo 1 q 13 a 3 ad 3 ndash Il est certain que S

Thomas qui dans la question de lrsquoanalogie parle ordinairement du langage juge au fond lrsquointuition humaine (V 1 C G 30 Pot 7 5 2 etc) ndash Quant agrave lrsquoimpossibiliteacute de la multiplication du semblable hors lrsquoespace agrave laquelle il est fait allusion dans le texte S Thomas a coutume quand il eacutenonce le principe de lrsquoaccompagner drsquoune comparaison sicut albedo si separata exsisteret non posset esse nisi una numero (Voir Spir 8 etc) Mais le supposeacute mecircme qursquoimplique cette image (qui est le paradoxe platonicien) comme aussi les contradictions violentes qursquoa toujours rencontreacutees la thegravese montrent bien jusqursquoagrave quel point lrsquointuition humaine est esclave de lrsquoun principe du nombre raquo ndash Pour compleacuteter la critique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 86

Notre ideacutee de Dieu est encore plus miseacuterable LrsquoAnge a des deacuteterminations qui ne sont pas lui-mecircme il est par exemple saint ou peacutecheur Composeacutee de puissance et drsquoacte sa nature nrsquoest pas drsquoexister Donc mon intelligence pluraliste trouve encore ougrave se prendre parce que lrsquoange est dans le genre la dualiteacute de termes est encore possible si les termes sont extrecircmement geacuteneacuteraux Je puis dire il est un intelligent il est un ecirctre il est quelque chose14 De Dieu non Il est acte pur lrsquoEsse subsistant en qui toute dualiteacute disparaicirct il est hors le genre il est donc hors toute notion creacuteeacutee On lrsquoa tregraves bien dit laquo Qursquoest-ce qursquoune notion qui devrait se laquo deacutefinir en enveloppant drsquoautres notions dont le deacutefini laquo quoique divers devrait en mecircme temps ecirctre identique15 raquo Pour concevoir lrsquoIntellection divine il faudrait concevoir une intellection qui fucirct identiquement et formellement acte drsquoamour et de mecircme une justice qui fucirct miseacutericorde Cela est vrai de chacun des attributs de Dieu car si jrsquoaffirme une qualiteacute drsquoun homme laquo la laquo chose signifieacutee est en quelque maniegravere circonscrite et laquo nrsquoeacutechappe pas quand on lrsquoaffirme de Dieu la chose laquo signifieacutee demeure incomprise et deacutepasse la signification du nom raquo Toute tota-

de la cateacutegorie du nombre drsquoapregraves S Thomas il faudrait entrer en de multiples deacutetails touchant la Triniteacute

et lrsquoIncarnation il faudrait eacutetudier aussi sa conception de lrsquoaevum (ou dureacutee angeacutelique) Ce qursquoon a dit ici suffit agrave faire voir comment les conditions spatiales sont pour lui restrictives de lrsquointellection surtoutrsquo si lrsquoon se rappelle que lrsquounivers spatial nrsquoest agrave ses yeux qursquoun point dans le monde intelligible ndash On trouverait une application purement philosophique du mecircme principe dans la theacuteorie des connaissances de lrsquoinfini lrsquointellect par accident et en tant qursquoil reccediloit des sens connaicirct laquo sub ratione quantitatis dimensivae raquo et pour cela laquo impeditur a comprehensione lineae vel numeri infiniti raquo (4 d 49 q 2 a 3)

14 Et cette connaissance reste positive laquo affirmative raquo 1 q 88 a 2 ad 4 LrsquoAnge nrsquoest pas au-dessus des cateacutegories de substance et drsquoaccident

15 M Sertillanges dans la Revue de Philosophie (feacutev 1906 p 153)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 87

liteacute pour ecirctre dite de Lui doit ecirctre arracheacutee au genre de la qualiteacute16 Qursquoon dise mecircme lrsquoEcirctre De toutes les deacutenominations que nous appliquons agrave Dieu

eacutetant la plus indeacutetermineacutee crsquoest la moins imparfaite17 Mais pour deacutepasser la speacutecialisation des attributs une pareille notion donne-t-elle une ideacutee propre de la substance divine Aucunement Car que le mot soit un (Ens esse) ou double (lrsquoEcirctre qui est) toujours lrsquoineacuteluctable dualiteacute subsiste Nous pouvons nous souvenir que cette note est convertible avec cent perfections conccedilues par nous mais nous concevons toujours un ecirctre qui fait nombre avec les autres qui comme eux-mecircmes participe lrsquoexistence et ne lrsquoest pas Donc ici comme ailleurs il faut sous-entendre que mon intelligence au moment mecircme ougrave elle srsquoexerce condamne une condition neacutecessaire de son exercice

Tout cela fait comprendre ce me semble que la voie neacutegative est tout autre chose pour S Thomas qursquoun raffinement de meacutethode raquo laquo En matiegravere divine les laquo neacutegations sont vraies et les affirmations deacutefectueuses18 raquo (lrsquoideacutee neacute-

16 1 q 13 a 5 ndash On applique agrave Dieu des mots deacutesignant tels ou tels accidents mais il faut drsquoabord en nier la

cateacutegorie de lrsquoaccident (Pot 7 4 obj 3 et 4 et reacutep ndash 7 7 ad 2 in contr) Il en est de mecircme pour la laquo relation raquo (πρός τι drsquoAristote) dans la speacuteculation theacuteologique on lui garde sa speacutecification ad aliquid en lui supprimant son genre drsquoinheacuterence accidentelle (V Pot 8 2 et lrsquoexplication pour le mot personne Pot 9 4 6) Le quid est de Dieu eacutetant preacuteciseacutement la Triniteacute il faut que la substance ellemecircme abstraction faite des relations ne soit que comme un mode drsquoecirctre laquo dici secundum substantiam pertinet ad modum significandi raquo (Pot 8 2 5) Substance et relation sont drsquoailleurs les seuls noms de preacutedicaments qursquoon puisse employer en parlant de Dieu parce qursquoils sont les seuls agrave ne pas dire composition et inheacuterence (1 q 28 a 2 ndash Quodl 7 4)

17 Parce que laquo plus un nom est commun plus il est convenable pour parler de Dieu car plus il est speacutecial plus il deacutetermine un mode drsquoecirctre qui convient agrave la creacuteature raquo (1 q 33 a 1 Cf q 13 a 11 etc)

18 1 q 13 a 12 ad 1 Crsquoest une citation du faux Denys

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 88

gative) laquo est la connaissance propre que les deacutemonstrations donnent de Dieu19 raquo Ces assertions bien connues doivent ecirctre prises en toute rigueur Drsquoailleurs on les traduirait mal en disant laquo Nos concepts de Dieu sont purement neacutegatifs raquo Ils ne sont agrave proprement parler ni neacutegatifs ni positifs et cela parce qursquoils ne sont pas uns Aucune notion nrsquoest veacuteritablement commune agrave Dieu et agrave la creacuteature aucune notion nrsquoest donc telle quelle attribueacutee agrave Dieu Mais toute notion contient dans sa gangue un eacuteleacutement positif qui constitue la seule connaissance propre dans lrsquoensemble qursquoon nomme lrsquoideacutee analogique et toute notion eacutetant non seulement limiteacutee mais concregravete ou complexe20 appelle un jugement neacutegatif Les trois laquo voies de causaliteacute de neacutegation drsquoeacuteminence raquo integravegrent en reacutealiteacute un unique processus21 que me rappellent les noms inventeacutes par le pseudo-Denys Quand je dis supersapiens apregraves sapiens et non sapiens la singulariteacute du terme me fait souvenir que toute perception doit ecirctre accompagneacutee de la neacutegation de mon mode de percevoir pour que je puisse viser plus drsquoecirctre ndash On voit aussi pourquoi Dieu deacutepassant toutes les cateacutegories ne doit ecirctre dit laquo ni espegravece ni individu raquo laquo ni universel ni particulier22 raquo Ce sont lagrave des deacuteterminations qui supposent le genre

Les mots drsquoailleurs ne doivent pas faire illusion Le troisiegraveme moment du processus analogique consiste agrave tacirccher drsquounifier les deux premiers Mais une conception correcte du second montre que lrsquointuition de lrsquoensemble est agrave jamais absente Rien ne mrsquoempecircche assureacutement drsquoimaginer un mot pour lrsquoobjet viseacute par les multiples deacutemarches de mon

19 3 C G 49 Cf In Trin 2 2 2 20 V In Trin 1 4 21 Pot 7 3 et In Trin 3 3 1 22 1 q 119 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 89

esprit srsquoil mrsquoest prouveacute que cet objet existe Mais le mot trouveacute les ideacutees nrsquoont pas bougeacute drsquoune ligne elles ne se sont pas fondues en une ideacutee pas plus qursquoun tas de malles sur lequel on jette une bacircche ne devient du coup une seule malle Le langage humain peut tout recouvrir et beaucoup suggeacuterer mais lrsquoon ne retrouvera jamais en lui plus que nrsquoy peut mettre lrsquointellection humaine Ainsi je puis vouloir parler drsquoun cercle carreacute et lrsquoappeler le cercle A le choix drsquoune eacutetiquette nrsquoa pas rendu lrsquoobjet plus pensable Lrsquoideacutee de Dieu qui nrsquoest pas contradictoire est complexe eacutecrire Ipsum Esse en un seul mot nrsquounifierait pas le processus mental Le nom analogique raquo ndash si lrsquoon nrsquoattribue pas agrave Dieu des noms reacuteserveacutes agrave la faccedilon de Denys ndash a seulement cette diffeacuterence avec lrsquoideacutee analogique qursquoil est une mecircme enveloppe qui sert successivement agrave deux contenus diffeacuterents Lui-mecircme drsquoailleurs srsquoil nrsquoest pas inventeacute de toutes piegraveces reacuteveacutelera agrave lrsquoesprit son insuffisance Car le langage ne nous offre pour couvrir nos fantocircmes drsquoideacutees que deux sortes de masques noms concrets et noms abstraits nous avons vu que toujours la reacutealiteacute les deacuteborde Que nous disions Dieu vivant ou Vie nous parlons toujours mal

En reacutesumeacute donc les deux critiques parallegraveles du langage et de lrsquointellection nous lrsquoapprennent nous sommes si peu aptes agrave saisir par lrsquoideacutee pure les intelligibles subsistants que nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave nous former de leur nature une notion subjectivement une Revenons donc aux essences mateacuterielles nos non scimus nisi quaedam infa entium23

23 3 C G 49 ndash Il est notable que S Thomas nrsquoaurait pas eu agrave signaler lrsquoimpossibiliteacute de se faire des ideacutees

unes du suprasensible srsquoil eucirct adopteacute au lieu de sa doctrine de lrsquoanalogie la theacuteorie bien plus commode et simpliste du symbolisme Il ne lrsquoa pas fait Crsquoest agrave tort en effet qursquoon donnerait cette porteacutee geacuteneacuterale au curieux passage De

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 90

II

Cette doctrine de lrsquoanalogie qui permet lrsquoaffirmation du supra-sensible mais en renvoie agrave une autre vie la perception laquelle est pourtant lrsquoexercice propre de lrsquointelligence avait le double avantage de rendre compte

de nos deacutesirs intellectuels les plus audacieux et drsquoen proclamer pour ici-bas la perpeacutetuelle vaniteacute Elle pose les fondements drsquoune critique de lrsquointelligence sous la forme humaine Reste agrave savoir si les principes en ont eacuteteacute suivis avec assez de rigueur et si un examen analogue des ideacutees que nous avons des substances mateacuterielles naurait pas ducirc eacutetendre aux yeux de S Thomas le domaine de la connaissance analogique et dissiper quelques illusions qursquoil garda

Les substances mateacuterielles les laquo ecirctres infimes raquo euxmecircmes comment les connaissons-nous Lrsquointellection avons-nous dit est parfaite dans la mesure ougrave elle saisit lrsquoecirctre tel qursquoil est Or lrsquoecirctre proprement dit ou la laquo substance premiegravere raquo crsquoest dans notre monde le composeacute de matiegravere et de forme qui constitue lrsquoindividu La nature humaine nrsquoa pas drsquoecirctre hors des principes individuants et parce que la veacuteriteacute se mesure exactement sur lrsquoecirctre laquo la vraie nature humaine raquo connue laquo dans Pierre ou dans Martin comprend telle acircme et tel corps raquo Qui ne possegravede de lrsquoecirctre mateacuteriel qursquoune notion incomplegravete ne peut porter sur lui un jugement absolu24 Les intuitifs purs en ont des ideacutees veacuteritables eux dont la perception concentre en son indivisible uniteacute toutes les

Anim 9 18 ougrave S Thomas vise seulement la tendance qursquoa lrsquohomme de revecirctir drsquoimages concregravetes ses

ideacutees du spirituel 24 Cp 3 d 20 a 5 sol 2

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 91

deacuteterminations qui vivent ensemble dans lrsquouniteacute reacuteelle de lrsquoobjet25 Mais lrsquointelligence humaine au lieu de percevoir le singulier conccediloit agrave son occasion

lrsquoideacutee de lrsquoessence et a besoin des puissances sensitives pour appreacutehender laquo drsquoune faccedilon quelconque raquo lrsquoindividu26 ndash Si lrsquoon rapproche cette affirmation de celle qui proclame lrsquoexclusive reacutealiteacute du singulier agrave quoi faut-il conclure agrave une contradiction entre lrsquoontologie et la theacuteorie de la connaissance Crsquoest ce que plusieurs reprochent agrave Aristote et ce qursquoon aurait certainement le droit de reprocher agrave un penseur qui maintenant lrsquoadeacutequation intellectualiste de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee ne supposerait cependant drsquoautre intellection que lrsquointellection humaine Mais crsquoest ce qursquoon ne peut reprocher agrave S Thomas qui comme leacutegitime conclusion du problegraveme reconnaicirct expresseacutement une disproportion entre notre intelligence et lrsquoecirctre lrsquoappreacutehension de celle-ci eacutetant trop confuse et vague pour saisir toute la deacutetermination reacuteelle de celui-lagrave Cette moindre estime de la connaissance conceptuelle se fait jour en des textes tregraves clairs laquo La nature de la pierre ou de toute autre chose naturelle ne peut ecirctre connue laquo complegravetement et vraiment hors le cas de la connaissance qui la saisit dans un sujet singulier raquo27 Et encore laquo Entre les connaissances intellectuelles celle laquo de lrsquointelligence humaine est la derniegravere

25 Quodl 7 a 3 ad 1 26 Notre perception du singulier a donc ceci de commun avec les ideacutees analogiques qursquoelle nrsquoest pas

intrinsegravequement une ni directe mais srsquoopegravere par une reacuteflexion du sujet sur ses actes Per quamdam reflexionem in quantum scilicet ex hoc quod apprehendit suum intelligibile revertitur ad considerandum suum actum et speciem intelligibilem quae est principium suae operationis et eius speciei originem et sic venit in considerationem phantasmatum et singularium quorum sunt phantasmata raquo (De Anim 20 ad 1 in contr De mecircme 4 d 50 q1 a 3 etc)

27 1 q 84 a 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 92

aussi les laquo espegraveces intelligibles sont reccedilues dans notre esprit avec la plus minime efficaciteacute intellectuelle si bien que par laquo elles lrsquointellect humain ne peut connaicirctre les choses laquo que quant agrave leur nature universelle geacuteneacuterique ou speacutecifique Crsquoest pourquoi nous connaissons le singulier par les sens lrsquouniversel par lrsquointelligence raquo Et plus loin laquo Plus une puissance connaissante est eacuteleveacutee plus elle est universelle ce qui ne veut point dire qursquoelle laquo connaisse seulement la nature universelle car alors plus elle serait haute plus elle serait imparfaite puisque ne connaicirctre qursquouniversellement crsquoest connaicirctre imparfaitement et rester entre la puissance et lrsquoacte Si donc lrsquoon dit que la connaissance plus haute est plus universelle crsquoest parce qursquoelle srsquoeacutetend agrave plus drsquoobjets et peacutenegravetre chacun drsquoeux plus intimement28 raquo

Les principes de lrsquoontologie thomiste nous permettent de caracteacuteriser mieux cette imperfection cette disproportion entre lrsquoideacutee humaine et lrsquoecirctre Il ne suffit pas de dire qursquoon est ici en preacutesence drsquoune connaissance inadeacutequate on peut suivant S Thomas connaicirctre les individus par intuition sans pourtant les eacutepuiser crsquoest le cas des Anges29 ndash Il nrsquoest pas fort exact de dire connaissance partielle Car dans lrsquoessence reacuteelle S Thomas agrave part les accidents et lrsquoesse ne connaicirct qursquoune composition reacuteelle celle de matiegravere et de forme le principe individuant est pour lui la matiegravere mecircme intrinsegraveque agrave lrsquoessence reacutealiseacutee et qui nrsquoen saurait donc ecirctre adeacutequatement distinct Mais dire que drsquoapregraves lui lrsquoesprit connaicirct la forme physique (comme anima) et ignore la matiegravere (comme corpus) crsquoest faire une confusion grave et une erreur30 ndash Donc ce que lrsquoesprit connaicirct

28 Opusc 14 c 14 29 Spir 1 11 30 La distinction des laquo formes raquo comme anima et des laquo formes raquo comme humanitas si indeacutecise chez Aristote

est au contraire un trait

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 93

crsquoest un ecirctre conccedilu comme une abstraction (comme humanitas la laquo forme meacutetaphysique raquo des Scolastiques posteacuterieurs) mais repreacutesentant en reacutealiteacute la totaliteacute de lrsquoessence matiegravere et forme physiques Ce qursquoil laisse crsquoest la singulariteacute mecircme de lrsquoecirctre total que constitue cette matiegravere avec cette forme singulariteacute indistincte de lrsquoecirctre lui-mecircme et deacutetermination intrinsegravequement constitutive de lrsquoobjet31

Cela est inintelligible srsquoil srsquoagit ici de connaissance directement produite par lrsquoobjet lui-mecircme Cela au contraire se comprend fort bien si lrsquoideacutee est conccedilue comme une creacuteation originale fruit autochtone de lrsquoesprit produit nouveau de son activiteacute Ici lrsquoeacutetude du meacutecanisme de la connaissance eacuteclaire singuliegraverement les speacuteculations sur sa valeur Il faut reconnaicirctre que nos ideacutees des choses mateacuterielles sont pour S Thomas des concepts non des percepts il faut insister sur lrsquooeuvre originale de lrsquointellect actif qui creacutee lrsquoideacutee FACIT intelligibilia esse actu Les intelligibles ne se trouvent pas en acte hors de lrsquoacircme humaine mais laquo la laquo chose comprise est constitueacutee ou formeacutee par lrsquoopeacuteration de lrsquointelligence qursquoil srsquoagisse drsquoune notion laquo simple ou drsquoun juge-

caracteacuteristique de la meacutetaphysique thomiste Voir in 5 Met 1 8 (542) in 7 Met 1 9 1 q 75 a 4 Pot 9

1 etc ndash On srsquoeacutetonne de voir la confusion encore faite dans des ouvrages aussi solides que Seeberg Die Theologie des Johannes Dans Scotus p 634 Ueberweg-Heinze Grundriss der Geschichte der Philoso-phie 118 p 271 ndash La conscience nette de la distinction fait clairement voir agrave S Thomas que la matiegravere crsquoest-agrave-dire lrsquoimpeacuteneacutetrable agrave notre esprit est intrinsegraveque agrave lrsquoobjet agrave connaicirctre et le force degraves lors agrave rabaisser la valeur de notre connaissance

31 laquo Humanitas dicitur quod est forma totius sed magis est forma quae est totum scilicet formam complectens et materiam cum praecisione tamen eorum per quae materia est nata designari raquo (Opusc 26 ch 3) ndash laquo Humanitas pro tanto non est omnino idem cum homine quia importat tantum principia essentialia hominis et exclusionem omnium accidentium humanitas significat ut pars raquo (In 7 Met 1 5 fin) Les assertions de ce genre sont freacutequemment reacutepeacuteteacutees

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 94

ment32 raquo Crsquoest pour cela mecirceme qursquoil faut admettre un laquo intellect agent raquo alors quAumlil lsquoa pas de laquo sens agent33 raquo Mieux que les plus fines subtiliteacutes systeacutematiques cette comparaison de S Thomas fait comprendre sa vraie penseacutee le sens a vraiment des intuitions lrsquointelligence faite pour en avoir et qui en deacutesire doit pour sa connaissance du monde exteacuterieur se contenter ici-bas de conceptions Et ces conceptions fabriqueacutees par reacuteaction de lrsquointelligence active sur les impressions passives reccedilues dans la sensibiliteacute ont pour essentiel caractegravere drsquoecirctre deacutepouilleacutees de tout ce qui dans lrsquoimage eacutetait individuel elles sont toutes precirctes agrave servir agrave la geacuteneacuteralisation

Lrsquoimperfection de notre connaissance conceptuelle doit donc ecirctre dite une laquo indistinction raquo si lrsquoon entend par ideacutee distincte celle qui suffit agrave distinguer lrsquoobjet agrave connaicirctre de tous les autres Encore une fois lrsquoobjet agrave connaicirctre crsquoest lrsquoecirctre et donc le singulier or le concept (agrave moins de se composer avec les multiples appreacutehensions sensitives) ne peut servir agrave discerner les singuliers de mecircme espegravece il les confond tous dans lrsquoindivision formelle de lrsquoessence absolue Lrsquoimage propre il faudrait mecircme dire lrsquoimage officielle de nos conceptions intellectuelles dans le systegraveme thomiste ce sont ces visions troubles qui permettent de deacutecrire grossiegraverement un objet lointain sans pouvoir exactement distinguer sa figure34

Cette acircme deacutetermineacutee cette chair et ces os sont de lrsquoessence de Socrate et devraient faire partie de sa laquo deacutefinition si Socrate pouvait se deacutefinir raquo Mais lrsquohomme dont les yeux voient Socrate nrsquoextrait intellectuellement de cette

32 Spir 9 6 33 1 q 79 a 3 ad 1 ndash Cp 1 q 85 a1 ad 3 34 1 q 85 a 3 et passages parallegraveles

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 95

perception qursquoune notion assez vague pour pouvoir tout aussi bien convenir agrave Platon ndash En insistant sur la neacutecessiteacute de concevoir la matiegravere individuelle comme-une part inteacutegrante de lrsquoessence en mecircme temps qursquoil refusait agrave la matiegravere commune toute reacutealiteacute en dehors des matiegraveres particuliegraveres en identifiant reacuteellement lrsquohumanitas et la Socrateitas S Thomas installait pourrait-on dire comme un certain nominalisme au fond des choses En nrsquoaccordant agrave lrsquoesprit que la perception du mecircme tandis que les reacutealiteacutes sont diverses il reacutesolvait tregraves nettement le problegraveme poseacute chez Aristote par lrsquoaffirmation drsquoune certaine impuissance et laquo irreacutealiteacute raquo des concepts humains

III

Un premier pas est donc fait dans la critique de cette ressemblance de lrsquoecirctre que creacutee en nous lrsquoabstraction intellectuelle Il est accordeacute que le concept est geacuteneacuteral et que la repreacutesentation mecircme deacuteficiente de la substance singuliegravere ne srsquoopegravere en nous que par la collaboration du multiple Mais une nouvelle question se pose immeacutediatement concernant encore le concept lui-mecircme Eacutetant geacuteneacuteral peut-il rester un Eacutetant abstrait peut-il se preacutesenter comme lrsquoappreacutehension immeacutediate drsquoune chose De cette laquo essence absolue raquo de cette nature que lrsquoesprit perccediloit comme indivise sans individualiteacute pourtant comme sans pluraliteacute peut-on dire puisqursquoelle nrsquoest pas un ecirctre qui existe que lrsquoesprit la voit et la vit laquo telle qursquoelle est raquo Si je ne vois pas ce que crsquoest qursquoun ange est-ce que je vois ce que crsquoest qursquoun boeuf Des scolastiques posteacuterieurs35 ont conclu pour la

35 P ex Suarez Disputationes Metaphysicae XXXV 3 5 ndash Tolomei Philosophia mentis et sensuum disp

12a logico-physica sect 2 n 8 sec 3 n 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 96

neacutegative et nrsquoont pas manqueacute de se reacuteclamer de lrsquoautoriteacute de S Thomas Je crois leur theacuteorie conforme agrave ses principes mais contraire agrave ses assertions usuelles sinon agrave sa doctrine reacutefleacutechie Crsquoest donc une faute de logique dans un systegraveme qui nrsquoen compte guegravere et un exemple du verbalisme inconscient qui persiste souvent agrave reacutegir des domaines entiers dans la penseacutee des plus grands esprits et des plus sincegraveres

Je me propose de montrer rapidement que S Thomas srsquoimaginait posseacuteder dans les concepts des quidditeacutes mateacuterielles cette uniteacute vivante et indeacutefinissable qui est lrsquoideacuteal mecircme de la laquo prise raquo des choses par lrsquoesprit cette similitude de lrsquoessence raquo dont on peut seulement dire qursquoelle est laquo la chose agrave lrsquoeacutetat intelligible raquo au lieu de lrsquoecirctre laquo agrave lrsquoeacutetat naturel36 raquo Il est facile ce me semble de faire voir ensuite que ses principes noeacutetiques sont incompatibles avec cette position Car par une singuliegravere fortune la raison mecircme qui le persuadait de la perfection et de la proprieacuteteacute de ses ideacutees est celle qui nous fera conclure agrave son inconseacutequence

Ce preacutecieux moyen terme est lrsquoeacutequation de la deacutefinition avec le concept propre Dans lrsquoeacutetat actuel la vue drsquoune chose telle qursquoelle est va de pair pour S Thomas avec la possibiliteacute de la deacutefinir Nous ne voyons pas Dieu tel qursquoil est et nous ne voyons pas lrsquoEsprit pur Dieu Gabriel ou Raphaeumll sont indeacutefinissables tout comme lrsquohomme individuel Platon ou Socrate37 Nous pouvons deacutefinir les substances

36 Quodl 8 a 4 laquo Species intelligibilis est similitudo ipsius essentiae rei et est quodammodo ipsa quidditas

et natura rei secundum esse intelligibile non secundum esse naturale prout est in rebus raquo 37 La raison en est pour lrsquoAnge que nous nrsquoen avons pas de notion propre et que drsquoailleurs sa notion ne

peut se morceler (Opusc 26 c 6 ndash ln 7 Met 1 15 etc) pour Socrate que la matiegravere individuelle ignoreacutee par nous fait partie de son essence laquo oportet igitur si singulare definitur in eius definitione poni aliqua nomina quae multis conveniant raquo (In 7 Met 1 14 etc ndash Cf plus bas p 118 et suiv) ndash Les abs-

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naturelles lrsquohomme le bœuf lrsquoolivier donc nous pouvons les concevoir comme ils sont Et ces deux opeacuterations sont identiques

laquo Il suppose drsquoabord que la deacutefinition signifie lrsquoessence de la chose raquo On pourrait le dire de S Thomas comme il le dit drsquoAristote38 Non seulement lrsquoon rencontre agrave chaque page lrsquoexpression courante forma speciei quam signifacat definitio non seulement il va jusqursquoagrave dire pour faire plus court laquo la deacutefinition crsquoest la chose39 raquo mais il identifie expresseacutement la deacutefinition et le concept parfait Donc agrave plus forte raison qui deacutefinit voit laquo Quand lrsquohomme a lrsquointellection drsquoune creacuteature il conccediloit une certaine forme qui est la ressemblance de la chose selon toute sa perfection et crsquoest ainsi que laquo lrsquointelligence deacutefinit les choses40 raquo laquo Quand on pare vient agrave savoir la deacutefinition on a une connaissance laquo parfaite de la chose41 raquo laquo La chose est comprise quand la deacutefinition est sue si du moins la deacutefinition mecircme est comprise42 raquo Reacutepeacutetant ailleurs cette derniegravere affirmation il ajoute ces mots significatifs definitio enim est virtus comprehendens rem43 Et cette puissance de la deacutefinition se communique au mot comme au concept le mot homme exprime par sa signification lrsquoessence de lrsquohomme comme

tractions derniegraveres sont naturellement indeacutefinissables les deacutefinitions ne pouvant se suivre agrave lrsquoinfmi (In 1

Post 1 32) Les genres sont deacutefinissables en tant qursquoils sont agrave la faccedilon des espegraveces subsumeacutes sous des genres supeacuterieurs (In 5 Met 1 3 ndash In 7 Met 1 11 etc )

38 In 2 Post 1 8 ndash Le mot drsquoAristote est λόγος τοῦ τί ἐστι (2 Post c 10) Cp Top 7 5 λόγος ὁ τὸ τὶ ἦν εἶναι σημαίνων

39 laquo Defnitio enim est idem rei raquo In 7 Met 1 9 (p 3 a) 40 Ver 2 1 ndash Cp 1 d 2 q1 a3 ougrave S Thomas explique le mot drsquoAristote citeacute plus haut La ratio (λόγος)

crsquoest dit-il laquo id quod apprehendit intellectus de significatione alicuius nominis et hoc in his quae habent definitionem est ipsa rei definitio raquo

41 In 5 Met 1 22 571 a 42 Ver 8 2 4 43 Ver 20 5

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 98

elle est parce qursquoil en signifie la laquo deacutefinition laquelle en deacuteclare lrsquoessence44 raquo Enfin laquo Nous pouvons connaicirctre la substance de la pierre comme elle est en sachant ce que crsquoest qursquoune pierre45 raquo ndash Ces deacuteclarations se preacutecisent en certains passages ougrave la vue de la pure essence est opposeacutee agrave celle des notions qursquoon srsquoen peut former par analogie46 Elles prennent une importance deacutecisive si on les rapproche de la theacuteorie thomiste de la science la deacutefinition essentielle a pour rocircle drsquoecirctre tecircte de deacuteduction majeure du syllogisme scientifique on en peut tirer la liste des proprieacuteteacutes speacutecifiques de la chose qursquoelle contient virtuellement47 On nrsquoen saurait donc douter la deacutefinition est bien conccedilue par S Thomas comme livrant agrave lrsquoesprit le tout intelligible de la chose le double mental drsquoune quidditeacute substantielle proportionneacute agrave ses exigences et le satisfaisant parfaitement

Entendons bien drsquoailleurs que fidegravele agrave sa doctrine de lrsquoorigine sensible des ideacutees jamais il ne dit ni ne pense qursquoon arrive agrave connaicirctre la substance autrement que par le moyen des accidents Mais autre chose est le preacuteciser le mode de

44 1 q13 a1 45 1 q 13 a8 ad 2 laquo Substantiam lapidis ex eius proprietate possumus cognoscere secundum seipsam

sciendo quid est lapis raquo et ainsi le nom de la pierre signifie son quod quid est ce qui nrsquoest pas le cas pour le nom de Dieu ndash Et ailleurs agrave propos des Bienheureux et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute divine laquo Non videbitur Deus ab eis sicut videtur res per suam definitionem cuius essentia comprehenditur raquo (4 d 49 q 2 a 3 ad 5)

46 Jrsquoattirerai particuliegraverement lrsquoattention sur 3 d 35 q 2 a 2 sol 1 ce texte est preacutecieux par la comparaison avec lrsquointuition angeacutelique et indique que lrsquointelligence humaine parvient elle aussi (mais apregraves un discours) agrave une vue unifieacutee que S Thomas ne semble pas consideacuterer comme analogique Voir les termes bien diffeacuterents employeacutes agrave propos des objets spirituels (ibid et sol 2) ndash Cp encore in Div Nom c 7 1 2 3 d 23 q1 a 2

47 In 2 Phys 1 15 380 b etc ndash Ver 2 7 laquo Intellectus auteur cognoscens essentiam speciei per eam comprehendit omnia per se accidentia illius speciei raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 99

la genegravese des deacutefinitions48 autre chose de porter un jugement geacuteneacuteral sur leur valeur Et si lrsquoon examine de pregraves les passages en question ici lrsquoon srsquoaperccediloit qursquoils se divisent en deux cateacutegories bien trancheacutees Certains sans doute affirment que nous nous arrecirctons net agrave lrsquoaccidentel mais drsquoautres supposent eacutevidemment que nous passons outre et que gracircce agrave lrsquoactiviteacute propre de lrsquoesprit nous deacutecouvrons cette note intime et substantielle (diffeacuterentia) qui livre agrave lrsquoesprit lrsquo laquo essence raquo du checircne ou du tigre aussi claire aussi nue que lrsquoessence du triangle ou du carreacute

Par exemple nous usons drsquoune diffeacuterence accidentelle faute de percevoir lrsquoessentielle quand nous deacutefinissons la noirceur ou la blancheur par une de leurs proprieacuteteacutes relative agrave notre oeil congregativum et disgregativum visus Crsquoest lagrave srsquoarrecircter agrave un effet car la cause et la vraie diffeacuterence crsquoest dit S Thomas une certaine laquo pleacutenitude de lumiegravere raquo qui se trouve dans la blancheur et que nous ne pouvons plus exactement deacuteterminer49 ndash Au contraire quand nous deacutefinissons lrsquohomme laquo animal raisonnable raquo nous atteignons par delagrave les opeacuterations et les accidents une diffeacuterence vraiment constitutive et substantielle qui est la diffeacuterence speacutecifique On peut dire que la deacutefinition de lrsquohomme est preacutesenteacutee par S Thomas comme reacutealisant lrsquoideacuteal sans plus50 il paraicirct qursquoil croyait posseacuteder ici la formule presque magique qui

48 Je laisse de cocircteacute dans la discussion qui va suivre les difficulteacutes qursquoon pourrait opposer agrave la meacutethode

suivie pour arriver aux deacutefinitions Soit qursquoon procegravede par divisions soit qursquoon preacutefegravere la voie montante (Cf in 1 Post 1 32 33 ndash in 2 Post 11 13-16( il reste toujours que le reacutesultat est une notion double et crsquoest la valeur de ce reacutesultat que je critique

49 In 10 Met 1 3 125 a 50 Voir speacutecialement Spir 11 3 ndash et cp les raisons donneacutees pour prouver qursquoil ne peut exister qursquoune seule

espegravece drsquoanimaux raisonnables In 2 An 1 5 73 a ndash Cp 1 q 85 a6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 100

livre agrave lrsquoesprit le fond de lrsquoecirctre laquo le mot signifiant ce qui est raquo laquo le miroir eacutegal agrave lrsquoessence de la chose raquo speculum adaequans essentiam rei ndash Entre ces deux extrecircmes la deacutefinition de lrsquohomme et lrsquoessai de deacutefinition du blanc les intermeacutediaires sont nombreux et lrsquoon passe par des transitions assez obscures ougrave les expressions identiques de notre auteur semblent parfois recouvrir des conceptions diffeacuterentes Toujours laquo lrsquoon monte des accidents agrave la connaissance des essences raquo selon la formule aristoteacutelicienne mais il faut srsquoarrecircter parfois plus ou moins loin du but Certains accidents sont plus fonciers plus laquo proches de lrsquoessence raquo que ceux indiqueacutes pour le noir et le blanc telle est par exemple la laquo figure raquo dans les regravegnes animal et veacutegeacutetal51 Drsquoautres sont effets propres ou mecircme adeacutequats de la cause si bien qursquoen certains cas un simple raisonnement de lrsquoideacutee de lrsquoaccident propre tirerait celle de la diffeacuterence (comme si de bipegravede lrsquoon concluait raison-nable52) Drsquoautres fois il nrsquoy a pas agrave changer le mot mais agrave comprendre qursquoil signifie lrsquoessence et non lrsquoaccident et qursquoon ne nomme plus seulement une qualiteacute mais laquo du qualitatif 53 raquo Dans ces derniers cas lrsquoessence est vraiment atteinte vue toucheacutee En reacutesumeacute laquo notifier raquo le chameau par la couleur de son poil serait srsquoarrecircter agrave un accident tregraves exteacuterieur deacutecrire sa taille sa physionomie sa bosse serait donner une bonne base de classification zoologique mais il ne sera vraiment deacutefini que lorsqursquoon pourra nommer la

51 In 2 Phys 1 5 ndash Cp 2 d 3 q1 a 6 etc 52 Ver 10 6 ndash la 2ae q 49 a 2 ad 3 ndash In Trin 1 2 ndash Opusc 26 ch 6 53 laquo Secundum quod quale invenitur in genere substantiae secundum quod diffeacuterentia substantialis dicitur

praedicari in eo quod quale raquo In 5 Phys 1 4 ndash Sensitif et raisonnable sont des diffeacuterences per se lrsquoune geacuteneacuterique lrsquoautre speacutecifique prises des puissances (vue odorat intelligence) mais appliqueacutees aux natures elles-mecircmes (De Anim 12 8 ndash De mecircme 4 d 44 q1 a1 sol 2 ad 3 Ver 10 1 6 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 101

laquo complexion raquo particuliegravere qui contraint en lui la nature animale geacuteneacuterique agrave telle espegravece en la deacuteterminant agrave telle ou telle faccedilon de sentir54 S Thomas croit qursquoil peut ecirctre deacutefini On peut deacutepasser toute la multipliciteacute des accidents physiques et parvenir agrave leur source unique et commune La deacutefinition ideacuteale meacutetaphysique est une comme lrsquoessence simpliciter significat unum de una re cuius ratio est quia essentia cuiuslibet rei est una55

54 In 2 An 1 5 73 a laquo Diversificantur species sensitivorum secundum diversas complexiones quibus

diversimode se habent ad operationes sensus raquo ndash In 7 Met 1 12 lrsquoessence du lion est drsquoecirctre un animal laquo (quod habet animam sensitivam) talem scilicet cum abundantia audaciae raquo Cp in Trin 5 3 (t XXVIII 534 a) S Thomas veut exprimer dans un mot le principe drsquoharmonie inteacuterieure qui conditionne tous les deacutetails La recherche de cette note une originale et nrsquoexceacutedant pas lrsquoespegravece (laquo in equis puta hinnibile raquo 2 Post 1 16) contredit certaines reacuteponses drsquoun sage agnosticisme donneacutees ailleurs (2 Post 1 13) et qui reacuteduisent lrsquooeuvre de la deacutefinition agrave circonscrire et notifier le deacutefini comme le seul objet ougrave se rencontrent ensemble un certain nombre drsquoaccidents communs Crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoil a devant les yeux cet ideacuteal que S Thomas distingue si soigneusement de la deacutefinition parfaite non seulement les laquo notifications raquo exteacuterieures agrave lrsquoaide des laquo proprieacuteteacutes raquo (In 7 Met 1 12 ndash In 2 Post 1 8) mais encore (1 d 1 Exp t) les deacutefinitions par causes partielles Il affirme sauvent qursquoon peut donner drsquoun mecircme objet diverses deacutefinitions prises des diverses causes mais il tient toujours qursquoune seule est parfaite qui renferme toutes les autres (3 d 23 q 2 a1 ad 8 in 1 Post 1 15 in 2 Phys 1 5 la 2ae q 55 a 4 etc) Il y a plusieurs deacutefinitions laquo comme il y a plusieurs quidditeacutes drsquoune mecircme chose raquo (In 2 Post 1 7 250 b) ce sont donc selon sa doctrine des coups drsquooeil abstractifs et partiels Cp le principe (Pot 7 6) laquo unius formae non potest esse nisi una similitudo secundum speciem quae sit eiusdem rationis cum ea possunt tamen esse diversae similitudines imperfectae raquo

55 In 2 Post 1 8 Cette theacuteorie de la deacutefinition est drsquoinspiration toute semblable agrave celle de lrsquoexplication des ecirctres par laquo lrsquoopeacuteration maicirctresse raquo et le laquo caractegravere dominant raquo (V au tome Ier de la Philosophie de lrsquoart de Taine la fameuse description du lion elle a eacuteteacute citeacutee par des neacuteo-scolastiques comme illustrant tregraves heureusement leur notion de la forme) On y prend sur le vif la preacutetention de lrsquointellectualisme anthropomorphique de plaquer sur lrsquoecirctre lrsquouniteacute que postule lrsquoesprit Crsquoest pour cela mecircme que S Thomas peut ecirctre accuseacute de nrsquoecirctre pas ici drsquoaccord avec lui-mecircme cette conception de la puissance de nos for-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 102

Nous constaterons plus loin lrsquoinfluence de cette conception sur lrsquoeacutepisteacutemologie thomiste et comment elle tendait agrave imposer agrave toutes les sciences la forme deacuteductive Pour le moment une seule chose nous importe cette prise parfaite des essences est-elle en harmonie avec les principes noeacutetiques jusqursquoici exposeacutes Ou S Thomas eucirct-il eacuteteacute plus conseacutequent en ne parlant pas ici de connaissance des quidditeacutes laquo telles quelles raquo Fallait-il dire analogiques nos notions des substances mateacuterielles si la notion analogique se deacutefinit par opposition agrave la preacutesence vitale agrave lrsquoideacutee qui du mecircme coup et directement repreacutesente la chose et unifie la conscience parce qursquoelle est image de lrsquoecirctre tel qursquoil est

Il me paraicirct que la dualiteacute mecircme des termes essentielle agrave la deacutefinition selon S Thomas aurait ducirc lui imposer cette maniegravere de voir Dualiteacute de termes veut dire ici dualiteacute drsquoideacutees car lrsquoespace laisseacute entre les sons ne fait rien agrave la chose et lui-mecircme semble bien le reconnaicirctre56 Mais tant qursquoil y a dualiteacute drsquoideacutees lrsquoessence nrsquoest pas comprise laquo comme elle est raquo A quelle reacutealiteacute en effet correspond drsquoapregraves S Thomas la diffeacuterence agrave une contraction agrave une deacutetermination inteacuterieure du genre laquo Animaliteacute raquo nrsquoest laquo distincte raquo de laquo leacuteoniteacute raquo que pour notre consideacuteration malgreacute toutes les meacutetaphores le genre reste une laquo notion du second degreacute raquo De mecircme qursquoon ne peut concevoir proprement la matiegravere sans rapport agrave une forme et inversement ndash de mecircme on ne pourra concevoir proprement lrsquoanimaliteacute que comme humaine leacuteonine canine ou autrement speacutecifieacutee la connaissance propre est par deacutefinition entiegraverement symeacutetrique

mules appelle logiquement la deacuteduction des espegraveces reacuteelles et la reacuteduction du multiple harmoniseacute agrave lrsquoun

rationnel qui sont contraires agrave ses principes (p 111) 56 V P 96 note 37

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 103

agrave lrsquoecirctre57 Si donc les deux ideacutees du genre et de la diffeacuterence sont propres il y a entre elles coiumlncidence et fusion On a la prise parfaite de lrsquointelligible de lrsquoens et unum mais comme ce nrsquoest plus morceler ce nrsquoest plus deacutefinir58 laquo La diffeacuterence et le genre dit S Thomas font un seul ecirctre comme la laquo matiegravere et la forme et comme crsquoest une seule et mecircme laquo nature que la matiegravere et la forme constituent ainsi la diffeacuterence nrsquoajoute pas au genre une nature eacutetrangegravere laquo mais deacutetermine sa nature agrave lui59 raquo La conclusion srsquoimpose dans le concept ougrave cette uniteacute est briseacutee il faut reconnaicirctre autre chose que la pure transposition de lrsquo laquo eacutetat reacuteel raquo agrave lrsquo laquo eacutetat intelligible raquo il y a deacutecomposition connaissance impropre et analogique

On pourrait encore raisonner ainsi lrsquoessence reacuteelle com-

57 Le systegraveme de Scot avec sa distinction formelle ex natura rei appelle tout naturellement lrsquoeacutequation de

lrsquointelligible et du deacutefinissable Mais quand S Thomas dit qursquoon conccediloit ou qursquoon deacutefinit par addition et compare ce proceacutedeacute au discours syllogistique (Quodl 8 a4 Cf In Trin 6 4 etc) il doit neacutecessairement penser pour ecirctre drsquoaccord avec ses principes qursquoil deacutecrit un mode de connaicirctre par fragmentation tregraves infeacuterieur agrave lrsquoideacuteal de lrsquointelligence Sa doctrine de lrsquoecirctre lrsquooblige agrave consideacuterer toute abstraction comme une impuissance Il a raison sans doute de rapprocher la theacuteorie de la diffeacuterence unique de celle de la forme unique (In 7 Met 1 12 21 b laquo Si enim essent plures formae secundum omnia praedicta non possent omnes una differentia comprehendi nec ex eis unum constitueretur raquo ) mais il aurait encore plus raison de refuser la perfection ideacuteale agrave ce concept doubleacute qursquoest la deacutefinition (Si parfois il deacuteclare que le genre reacutepond agrave la matiegravere et la diffeacuterence agrave la forme on sait qursquoagrave lrsquoexemple drsquoAvicenne il ne voit dans cette formule qursquoune meacutetaphore La matiegravere et la forme ne font pour lui qursquoun ecirctre et nrsquoont qursquoune ideacutee)

58 laquo Ipsa enim defnitio scilicet secundum se oportet quod sit divisibilis raquo (In 5 Met 1 6 535 a cp Ar) Les notes peuvent ecirctre plus nombreuses que deux (In 2 Post 1 15 275 a) mais lrsquoideacuteal est de trouver un genre prochain qui reacutesume les genres supeacuterieurs (In 7 Met 1 12 18 b 20 b) et le nombre des mots est purement accidentel Ce qui est capital crsquoest qursquoil reste deux ideacutees laquo In specie hominis intelligimus animal et rationale raquo 1 q 12 a 10 ad 1 etc

59 2 C G 95

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 104

prend la matiegravere et lrsquoessence absolue comprend la matiegravere commune Mais la connaissance intellectuelle de la matiegravere ne se conccediloit chez S Thomas que de deux faccedilons chez les esprits purs qui puisent leurs ideacutees dans celles de Dieu lrsquoesprit atteint en elle-mecircme la singulariteacute mateacuterielle chez les hommes qui reccediloivent leur connaissance des objets toute ideacutee de la matiegravere speacutecifieacutee dit neacutecessairement retour reacuteflexion sur une perception sensible Ce retour introduisant dans la notion une complexiteacute comparable agrave celle des ideacutees analogiques eacutetudieacutees plus haut empecircche pour jamais lrsquouniteacute de lrsquoideacutee drsquoune substance mateacuterielle Crsquoest dire que les notes ne sont pas propres Cette explication qui rappelle les principes les plus universels de la noeacutetique thomiste a lrsquoavantage de faire voir immeacutediatement que toute ideacutee geacuteneacuterale des substances est neacutecessairement une ideacutee analogique et que lrsquoideacutee propre nrsquoen saurait ecirctre abstractive mais condensatrice a priori Crsquoest ainsi que les anges perccediloivent les choses par des formes inneacutees naturelles agrave leur intelligence et qui sont le type de tout lrsquoecirctre matiegravere et deacutetermination Les ideacutees de lrsquoAnge le plus infime sont au moins eacutegales aux espegraveces naturelles60 Semblablement lrsquoacircme humaine a lrsquoideacutee propre des choses raquo (insubstantielles) dont elle-mecircme est la mesure agrave savoir des artificiata ndash La theacuteorie de S Thomas est ainsi rectifieacutee et mise en harmonie stricte avec son principe laquo Ce qui est connu intellectuellement est connu par soi et la nature dit connaissant suffit agrave cette connaissance sans aucun moyen exteacuterieur61 raquo

60 Ver 814 61 1 C G 57 8 ndash On remarquera que lrsquoideacutee de lrsquoartificiatum est complexe sans ecirctre impropre comme lrsquoecirctre

est ainsi il est connu et un objet qui nrsquoest un que par lrsquointention humaine et pour lrsquousage humain nrsquoest pas perccedilu dans cette uniteacute accidentelle (unum per accidens) sans la perception de sa finaliteacute humaine En matiegravere de psychologie et de morale scientifique la deacutefinition pourrait encore ecirctre dite

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 105

Peut-on dire du reste qursquoil se soit proprement contredit Le mot laquo contradiction raquo doit revecirctir un sens speacutecial quand on oppose chez un auteur des principes certains et profonds agrave des assertions secondaires et superficielles La naiumlveteacute mecircme des expressions citeacutees incline agrave croire que Thomas nrsquoa pas approfondi le problegraveme de la deacutefinibiliteacute des substances naturelles Lrsquoabsence de restriction quand il traite de la deacutefinition en geacuteneacuteral et donne seulement des exemples drsquoabstraits comme lrsquoeacuteclipse le tonnerre le triangle prouve sans doute lrsquoabsence de distinctions dans son esprit mais ne permet pas de conclure qursquoil eucirct explicitement dogmatiseacute qursquoun chameau peut se deacutefinir aussi bien qursquoun triangle Le fait qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutecourageacute de la doctrine par la malvenue des reacutesultats montre qursquoil ne fut pas extrecircmement soucieux drsquoen leacutegitimer les conseacutequences Que dire de la bonne gracircce avec laquelle il abandonne quand lrsquooccasion srsquoen preacutesente la deacutefinition type elle-mecircme qui

propre et parfaite preacuteciseacutement parce qursquoellemecircme creacutee lrsquouniteacute de son objet Cp les reacuteflexions de 1a 2ae

q18 a 10 laquo Species moralium actuum constituuntur ex formis prout sunt a ratione conceptae Sed processus rationis non est determinatus ad aliquid unum sed quolibet dato potest ulterius procedere raquo ndash Enfin lrsquoon pourrait conceacuteder pour une raison semblable une ideacutee propre des accidents et pheacutenomegravenes sensibles qui sont des abstractions et relatifs agrave notre mode subjectif drsquoappreacutehender (p 21 n 2) cette ideacutee resterait complexe comme impliquant un retour intellectuel sur lrsquoacte de perception sensible ndash Ainsi restreinte la theacuteorie du concept propre serait parfaitement conforme aux principes de S Thomas sur lrsquointuition directe du moi actuel srsquoembrancheraient les conceptions propres des reacutealiteacutes qui lui sont relatives Il est agrave noter que la plupart des deacutefinitions qursquoeacutetudie S Thomas rentrent dans les cateacutegories ici eacutenumeacutereacutees crsquoest laquo la maison raquo laquo lrsquoeacuteclipse raquo laquo la magnanimiteacute raquo etc ndash Mais (et ceci est une nouvelle preuve qursquoil considegravere la deacutefinition comme une veacuteritable prise intelligible de lrsquoecirctre) il affirme theacuteoriquement que seule la substance est parfaitement deacutefinie laquo Secundum quod aliqua habent esse possunt definiri ideo nil perfecte definitur nisi substantia raquo (2 d 35 q 1 a 2 ad 1) Toute la discussion de In 2 Post 1 8 indique clairement aussi qursquoil comprend les substances naturelles parmi les objets deacutefinissables

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 106

semblait garantir la valeur du systegraveme celle de lrsquohomme Parce que plusieurs Saints Pegraveres ont pris les corps ceacutelestes pour des animaux raisonnables et qursquoil ne juge pas absurde cette hypothegravese il est tout precirct agrave faire entrer dans cette formule preacutetendument derniegravere et speacutecifique autant drsquoespegraveces qursquoil y a drsquoastres au firmament62 ndash Toutes ces indeacutecisions et ces concessions meacuteritent de nrsquoecirctre pas oublieacutees ndash Il reste pourtant que le recircve flottait devant son esprit qursquoil pouvait deacutegager du touffu des actes accidentels la note reacutesumant dans son uniciteacute mysteacuterieuse tout ce que la vie pheacutenomeacutenale eacutepandait Lui qui avait si bien montreacute qursquoune chose peut ecirctre identique agrave une ideacutee il nrsquoa pas vu qursquoil se contredisait en la faisant identique agrave deux ideacutees ou agrave une phrase Les suites logiques de cette inconseacutequence se deacutevelopperont dans les chapitres suivants Quant agrave lrsquoexplication psychologique elle est facile Contemplateur subtil de lrsquoinvisible Thomas se deacutesinteacuteresse du monde sonore et coloreacute Il en reacutepegravete ce qursquoont dit les autres Chez Aristote le philosophe tient encore du naturaliste quand il deacutecrit lrsquoapparence exteacuterieure il est moins obseacutedeacute de la preacuteoccupation drsquo laquo intelliger raquo lrsquoessence Thomas meacutetaphysicien que la zoologie ne charme guegravere pense toujours aux quidditeacutes des substances spirituelles lucides et transparentes en soi Sa cupiditeacute intellectuelle est toute pleine du deacutesir de ces diamants il srsquoinquiegravete peu de veacuterifier le treacutesor de cuivre qursquoil croit avoir et qursquoun essai drsquoinventaire eucirct fait ainsi que les laquo ideacutees propres raquo des Esprits et des Mystegraveres srsquoenvoler au vent63

62 Spir 8 10 ndash On sait que pour S Thomas chaque corps ceacuteleste est seul de son espegravece 63 [Sur le point preacutecis de la connaissance conceptuelle la penseacutee du tregraves regretteacute P Rousselot a sa

correspondance en fait foi eacutevolueacute par la suite vers plus de reacutealisme laquo Dans la connaissance per modum naturae que jrsquoai de mon acte est contenu un certain instinct de reacutealite qui est condition neacutecessaire de lrsquoattribution de lrsquoecirctre agrave lrsquoobjet de mon

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 107

acte Si vous voulez je conccedilois lrsquoens ut nomen mais je perccedilois intuitivement lrsquoens ut participium

laquo realitatem formaliter raquo comme atmosphegravere commune du moi et de lrsquoautre (puisque je ne connais le moi que par et dans sa communion avec lrsquoautrehellip) Je conceacutederais lrsquointuition et donc lrsquoidententiteacute quant agrave lrsquoexistentialiteacute perccedilue dans mon actuation par la chose exteacuterieure patimur a rebus (Lettre agrave un ami du 13 avril 1910) Le 5 feacutevrier 1914 le R P Rousselot adressait au mecircme correspondant les lignes suivantes laquo Je nrsquoai pas refait le chapitre de ma thegravese dont jrsquoai cesseacute drsquoecirctre satisfaithellip jrsquoy exageacuterais lrsquoirreacutealisme de la connaissance conceptuelle raquo Lrsquoeacutevolution eacutetait donc heureuse et ferme]

CHAPITRE TROISIEgraveME

La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire

Quelles que soient les illusions de S Thomas sur lrsquoopeacuteration deacutefinissante elles ne doivent pas faire oublier ses principes sur lrsquoexclusive reacutealiteacute du singulier et la neacutecessiteacute de son appreacutehension comme tel pour une connaissance absolument laquo complegravete et vraie raquo Ces prin-cipes ne sont pas pour deacuteplaire agrave ceux des modernes qui insistent le plus sur le vague et la pauvreteacute de lrsquoideacutee geacuteneacuterale et placent la perfection de notre connaissance dans une appreacutehension laquo plus eacutetoffeacutee raquo de lrsquoindividu1

Et en effet de ces propositions il devrait suivre que la valeur de notre vie connaissante consiste au moins pour la moitieacute dans ces appreacutehensions singuliegraveres plus reacuteelles raquo si elles sont moins faciles agrave fixer plus complegravetes si elles sont de soi moins certaines et qui sont la matiegravere de lrsquoart et de lrsquohistoire Il en devrait suivre pour la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la neacutecessiteacute de serrer de plus pregraves son objet soit en deacuteduisant srsquoil est possible lrsquoindividu soit en requeacuterant le-concours des puissances auxiliaires basses mais intuitives ndash et pour

1 On a deacutejagrave dit quelle opeacuteration complexe remplace chez nous drsquoapregraves S Thomas lrsquoappreacutehension

intellectuelle du singulier (P 95 n 3) On a dit aussi qursquoil admet en lrsquohomme agrave chaque instant de la vie consciente lrsquointuition du moi singulier actuel pheacutenomeacutenal crsquoest-agrave-dire de lrsquoesprit informeacute par lrsquoideacutee drsquoune essence mateacuterielle Pour cette derniegravere sorte de perceptions il ne discute mecircme pas la question de leur valeur speacuteculative

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 109

la philosophie lrsquoobligation de critiquer cette opeacuterationrsquo nouvelle et de preacuteciser les conditions ougrave elle atteindra son rendement maximum

Une pareille eacutetude ne pouvait guegravere ecirctre attendue de la philosophie grecque La science agrave son aurore nrsquoavait pu se poser qursquoen srsquoopposant agrave lrsquoart creacuteateur de synthegraveses individuelles et agrave la connaissance pratique la science enthousiaste des premiers penseurs grecs et la science plus rassise drsquoAristote sont tourneacutees exclusivement du cocircteacute du geacuteneacuteral Les Arabes avaient senti le problegraveme et lrsquoavaient mal reacutesolu Mais le Christianisme ne comportait-il pas certains eacuteleacutements qui coexistant avec les principes de lrsquointellectualisme grec dans lrsquoesprit des philosophes et agissant agrave la maniegravere de reacuteactifs pourraient aider agrave une appreacuteciation plus exacte du singulier dans lrsquoecirctre et la connaissance Sa doctrine de la Providence qui srsquoeacutetend aux derniers insectes son estime infinie pour la moindre des acircmes individuelles racheteacutee du sang drsquoun Dieu la Bible qui incorpore la morale en des exemples vivants le mystegravere de lrsquoIncarnation qui preacutesente le salut aux hommes dans une personne plutocirct que dans une doctrine2 tout cela semblait devoir faciliter agrave la philosophie une plus juste appreacuteciation de la connaissance concregravete ndash Lrsquoutilisation philosophique de ces eacuteleacutements nouveaux eacutetait assureacutement une tacircche digne des plus grands esprits ndash Pour ce qui regarde S Thomas on sait comment il a envisageacute la face ontologique du problegraveme sa theacuteorie de lrsquoindividu est son chef drsquoeeuvre Restait agrave passer agrave lrsquoordre de la connaissance et agrave y fairersquo reacutegner le mecircme eacutequilibre selon le

2 Plus exactement aurait dit S Thomas dans une personne qui est la source et la fin de toute doctrine

Comparez la theacuteorie du Verbe et aussi les reacuteflexions de S Thomas sur la puissance judiciaire du Christ Il est lrsquohomme laquo veritate imbutus unum laquo quodammodo cum ipsa veritate lsquoquasi quaedani lex et quaedam laquo iustitia animata raquo (3 q 59 a2 ad 1)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 110

paralleacutelisme qursquoil professait Dans lrsquointellection divine et angeacutelique il reacutetablit les droits de la reacutealiteacute complexe contre Avicenne et beaucoup drsquoautres Pour la connaissance humaine il eacutechoua Lrsquoesprit du moyen acircge nrsquoeacutetait sans doute pas assez mucircr pour tirer la scieacutence si loin de ses origines le poids de la double tradition socratique et musulmane eacutetait trop lourd et le meacutepris mystique du monde sensible venait encore srsquoy ajouter Crsquoeucirct eacuteteacute une œuvre bien deacutelicate pour cet intellectualisme drsquoune civilisation jeune qui nrsquoa guegravere philosopheacute son art et qui ne savait pas transformer sa vie en jouissances drsquoesthegravetes de rejoindre parfaitement la raison agrave lrsquoindividuel et demeurant fidegravele agrave soi-mecircme dans une subtile abneacutegation de reconnaicirctre ndash tout en affirmant la preacuteeacuteminence de lrsquoesprit ndash combien est infeacuteconde en lrsquohomme la sereine clarteacute des abstractions pures3

La maniegravere dont lrsquoeacutequation de lrsquoecirctre individuel et de lrsquoideacutee srsquoaccomplit dans lrsquointelligence humaine peut se concevoir diversement La premiegravere solution et la plus grossiegraverement intellectualiste consiste agrave preacutetendre que lrsquoecirctre dans sa singulariteacute peut ecirctre deacuteduit par lrsquohomme crsquoest identifier le reacuteel non plus seulement avec lrsquointelligible mais avec le logique Crsquoest reconnaicirctre agrave nos repreacutesentations des objets singuliers une valeur intel-ligible toute semblable agrave celle des notions qui figurent dans les raisonnements Cette

3 On a dit que de plus riches bibliothegraveques eussent permis aux Scolastiques de sentir lrsquointeacuterecirct qursquooffre la

compreacutehension des synthegraveses individuelles et lrsquoeacutetude connexe du deacuteveloppement historique Mais ce nrsquoest pas la matiegravere qui leur a manqueacute Avec la Bible avec les Pegraveres avec ce qursquoils posseacutedaient des classiques avec le monde qursquoils avaient sous les yeux ougrave trois civilisations srsquoeacutetaient fondues ils avaient de quoi reconnaicirctre lrsquointelligible du fluent Crsquoest le goucirct et lrsquoaptitude qui ont fait deacutefaut Il est tregraves curieux de retrouver chez les enfants catholiques dont lrsquointelligence commence agrave srsquoeacuteveiller lrsquointeacuterecirct spontaneacute pour le mecircme genre de questions qui passionna les Scolastiques (sur la puissance de Dieu le Paradis terrestre etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 111

solution est eacutecarteacutee par S Thomas ndash Une autre consiste agrave refuser une valeur intellectuelle ndash non pas agrave ce qui deacutepasse lrsquointellect de lrsquohomme dans la phase terrestre mais agrave ce qursquoil atteint uniquement par ses faculteacutes sensibles crsquoest-agrave-dire au singulier mateacuteriel Crsquoest la solution qursquoil adopte apregraves ses maicirctres ndash On peut enfin rechercher jusque dans ces apports du sensible dont finalement lrsquointellect est juge tout ce qui peut aider agrave la repreacutesentation et agrave lrsquoeacutevaluation de ce qui vraiment est crsquoest la solution qursquoavec ses principes il aurait ducirc adopter

I

La reacuteduction de tout le reacuteel au rationnel suppose qursquoon nie le hasard et lrsquointervention dans les affaires du monde drsquoune vraie liberteacute drsquoindiffeacuterence Double raison qui rend la position inacceptable agrave Thomas Le hasard existe ce qui veut dire explique-t-il non qursquoil y ait aucun effet singulier dont lrsquointelligence humaine ne puisse assigner la cause mais qursquoil y a des coiumlncidences drsquoeffets devant lesquelles elle doit rester muette Donc dans la mesure ougrave lrsquoecirctre singulier est par lrsquoactuation simultaneacutee coiumlncidente de plusieurs eacuteleacutements ndash dans la mesure ougrave le fait reacuteel se compose de plusieurs circonstances simplement coexistantes lrsquoecirctre singulier et le fait reacuteel eacutechapperont agrave la deacuteduction Je sais pourquoi un tel creuse son champ et je sais pourquoi il y trouve un treacutesor mais jrsquoignore pourquoi creusant son champ il trouve un treacutesor Je sais pourquoi Socrate est blanc et pourquoi il est musicien mais jrsquoignore la raison de la coiumlncidence de deacuteterminations qui a poseacute en ce point du monde un musicien blanc Thomas rappelle souvent ces exemples familiers agrave Aristote pour reacutefuter un deacuteterminisme laquo stoiuml-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 112

cien raquo laquo pharisien raquo et musulman qui preacutetend rattacher ou tous les actes humains ou tous les pheacutenomegravenes physiques agrave la neacutecessaire influence des corps ceacutelestes4 Pour lui le systegraveme des causaliteacutes connaissables agrave lrsquohomme nrsquoest pas un ils sont plusieurs qui se croisent et srsquoimpliquent lrsquoun dans lrsquoautre ndash Est-ce agrave dire que lrsquounivers conccedilu comme ensemble reste inintelligible ou mecircme qursquoune seule des simultaneacuteiteacutes reacutealiseacutees soit incomprise ou sans raison Aucunement Tout se tient en Dieu lrsquoordre des reacutealisations comme celui des essences et il nrsquoy a pas de hasard pour Lui nihil est a casu respectu universalis agentis qui est causa simpliciter totius esse Drsquoun seul acte tranquille il systeacutematise tout harmonise tout et voit tout puisqursquoil fait tout Seulement cette perfection suprecircme nrsquoest pas le partage de lrsquointelligence creacuteeacutee Drsquoailleurs comme lrsquoarrangement contingent du monde qui existe deacutepend de la volonteacute libre du Creacuteateur lrsquoesprit mecircme qui verra Dieu intuitivement eucirct-il la puissance drsquoapercevoir toute la seacuterie des effets par Lui reacutealiseacutes ne pourrait cependant la deacuteduire Lrsquoessence divine nrsquoest pas laquo un moyen terme pour la deacutemonstration des faits contingents5 raquo

Ce point ne saurait preacutesenter de difficulteacute La philosophie de S Thomas ne pouvait spadestre un laquo panlogisme raquo puisqursquoil mettait agrave lrsquoorigine des choses non des axiomes ou un axiome mais un Esprit vivant et une liberteacute

II

La raison donc montre agrave S Thomas que le deacutetail du monde eacutechappe agrave ses syllogismes Lrsquoobservation lui apprend

4 3 C G 85 et 86 5 Ver 2 12 12

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 113

aussi qursquoil eacutechappe agrave ses conceptions qui sont du geacuteneacuteral Et nous avons dit qursquoil reconnaicirct dans cette disproportion entre lrsquoideacutee et lrsquoecirctre une imperfection de lrsquointelligence agrave forme humaine

Lrsquointellection directe du singulier est remplaceacutee chez lrsquohomme nous lrsquoavons dit par une appreacutehension composite nous unissons par une reacuteflexion sur nos actes la quidditeacute conccedilue et certaines qualiteacutes sensibles perccedilues et nous deacutesignons par cet ensemble lrsquoobjet reacuteel exteacuterieur6 Crsquoest cette appreacutehension complexe qursquoil srsquoagit maintenant de juger quant agrave sa valeur de speacuteculation S Thomas a-t-il penseacute que la collaboration de nos faculteacutes sensibles nous permettrait au moins dans certaines conditions favorables drsquoeacutepuiser tout le connaissable du singulier Et srsquoil a nieacute ce premier point a-t-il eu du moins souci de nous inviter en rapprochant toutes nos forces heacuteteacuterogegravenes pour serrer lrsquoecirctre de plusieurs cocircteacutes agrave chercher une jouissance de speacuteculation pure dans ces images composites qui nous repreacutesentent non plus lrsquohomme en geacuteneacuteral mais Callias Pierre ou Martin

Des Peacuteripateacuteticiens arabes niaient par rapport agrave tout esprit lrsquointelligibiliteacute du singulier comme tel Le particulier selon Avicenne est connu par lrsquointelligence non en tant que particulier mais en tant qursquoeffet de sa cause La connaissance que lrsquointellect en peut avoir est semblable agrave celle qursquoa drsquoune eacuteclipse lrsquoastrologue qui la preacutevoit en ses calculs7 plutocirct qursquoagrave celle du paysan qui la regarde dans le ciel Dieu lui-mecircme ne connaicirct pas autrement les singuliers Remarquons qursquoune pareille explication laisse intact le dogme de la Providence crsquoest au nom de la philosophie qursquoelle est atta-

6 V P 95 n 3 7 V S Thomas 1 q 14 a 11 et passages parallegraveles - et cp Carra de Vaux Avicenne Paris 1900 p 225

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 114

queacutee par S Thomas Parce que drsquoune part son systegraveme intellectualiste exige que rien de lrsquoecirctre nrsquoeacutechappe agrave lrsquoEsprit mais que lrsquoEsprit peacutenegravetre jusqursquoaux derniers atomes et deacutenude et scrute tout ce qui peut srsquoappeler existant parce que drsquoautre part le singulier est autre chose et plus qursquoun amas drsquouniversaux la connaissance que lrsquoEsprit parfait a du singulier est absolument diffeacuterente de celle qursquoen peuvent donner les abstractions Toutes les deacuteterminations de soi communes et contraintes de fait en un mecircme sujet eacutetant par hypothegravese intellectuellement perccedilues et lrsquoesprit ayant affirmeacute leur reacuteunion mecircme lrsquoobjet cependant ne serait pas eacutepuiseacute il y aurait encore lagrave quelque chose agrave connaicirctre Qursquoest-ce Crsquoest lrsquoanalogue intellectuel de ce que le sens y voit Voir le rouge est plus est autre que le connaicirctre rationnellement8 laquo Connaicirctre mecircme tout lrsquoordre laquo des pheacutenomegravenes ceacutelestes ne donne pas la connaissance laquo de telle eacuteclipse comme preacutesente savoir qursquoil y aura eacuteclipse laquo en telle position du soleil et de la lune agrave telle heure et avec les autres conditions qursquoon observe dans les eacuteclipses tout cela nrsquoempecircche pas qursquoune pareille eacuteclipse est de de soi apte agrave se reproduire plusieurs fois9 raquo Et de mecircme

8 Une des raisons pour lesquelles la repreacutesentation du singulier doit se trouver laquo dans la premiegravere Fontaine

de connaissance raquo (Dieu) crsquoest qursquoelle se trouve en drsquoautres machines connaissantes (les sens) dont elle constitue la perfection 1 C G 65 4 - Plus fort et plus totalisant que tout autre moyen de connaicirctre lrsquoEsprit divin laquo considegravere par son unique et simple intelligence tout ce que lrsquohomme connaicirct par ses puissances diverses intellect imagination et sens raquo (ib 5) - Pour lrsquointuition angeacutelique des singuliers v 2 C G 100

9 De Anim a20 ndash Avicenne et Algazel drsquoapregraves S Thomas (1 d 38 q1 a3) refusent agrave Dieu la connaissance de la circonstance du temps mais selon la doctrine du saint il ne suffirait pas de lrsquoajouter agrave toutes les autres pour connaicirctre vraiment et comme tel lrsquoincommunicable lrsquoindividu laquo Cognitis huiusmodi formis aggregatis non cognoscitur Socrates vel Plato raquo (2 d 3 q 3 a 3) Une collection drsquoaccidents nrsquoindividue pas elle peut toujours convenir agrave plusieurs sujets (cp in 7 Met 1 14 34 a) Il nrsquoest donc pas suffisant agrave parler en rigueur de pos-

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 115

puisque lrsquoessence singuliegravere doit ecirctre ici jugeacutee comme le fait singulier si je dis un homme blanc musicien creacutepu fils de Sophronisque et que jrsquoajoute des formaliteacutes semblables autant que jrsquoen voudrai jamais je nrsquoaurai exprimeacute le tout drsquoun individu10 Ce complexus est encore de soi multipliable Il faut donc admettre que la matiegravere individueacutee elle-mecircme a son type en Dieu type reacuteel comme elle incommunicable comme elle comme elle aussi drsquoailleurs incomplet et substantiellement indistinct de la forme qui la fait ecirctre Nous sommes ici agrave lrsquoantipode de lrsquouniversalisation crsquoest le cas le plus difficile agrave saisir drsquoune ideacutee agrave la fois spirituelle subjectivement et singuliegravere objectivement Aussi nrsquoest-il pas rare de voir des esprits mecircme rompus agrave lrsquoeacutetude de la scolastique qui nrsquoarrivent pas agrave concevoir comme intelligible la position thomiste tant est forte la tyrannie de lrsquohabitude sur notre intelligence qui rend abstrait tout ce qursquoelle touche Cependant une fois comprise la thegravese de lrsquoidentiteacute drsquoespegravece et drsquoindividu dans les substances seacutepareacutees et celle de la science de Dieu cause et mesure des ecirctres celle que nous venons drsquoesquisser suit comme conseacutequence neacutecessaire laquo Et il en serait de mecircme pour la connaissance drsquoun artisan si elle eacutetait productrice de la chose totale et non pas seulement de sa disposition11 raquo laquo Lrsquoassimilation dans la connaissance humaine a lieu par lrsquoaction des choses sensibles sur les faculteacutes sensitives dans la connaissance de Dieu crsquoest au contraire par lrsquoaction de la forme de

seacuteder selon une des formules employeacutees par S Thomas laquo similitudines rerum etiam quantum ad

dispositiones materiales individuantes raquo il vaut mieux ajouter avec lui laquo etiam quantum ad principia materialia raquo la matiegravere elle-mecircme (et non seulement ses accidents) ayant aussi sa laquo similitudo raquo laquo secundum quod omne ens quantumcumque imperfectum a primo ente exemplariter deducitur raquo (2 d 1 c)

10 De Anim a 20 ndash 1 q14 a11 ndash Ver 2 5 etc 11 1 q14 a11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 116

lrsquointelligence divine sur les choses connues12 raquo Si lrsquointellection du singulier en soi nous est impossible crsquoest donc toujours la reacuteceptiviteacute de notre connaissance glu est en cause laquo Il srsquoensuit que lrsquointelligence divine peut connaicirctre le singulier mais lrsquointelligence humaine non13 raquo

Cela est donc bien entendu quand jrsquoenveloppe drsquoune penseacutee reacuteflexe et drsquoun mot lrsquoideacutee substantielle abstraite ndash lrsquoideacutee drsquohomme ndash avec un certain nombre de perceptions accidentelles que les sens ont donneacutees creacutepu blanc silencieux cette synthegravese ne me fait pas connaicirctre le tout de Socrate Elle aide agrave discerner les singuliers dans la pratique elle permet de les loger dans les raisonnements ougrave leur sont reacuteserveacutees des propositions drsquoune forme speacuteciale mais elle nrsquoest du point de vue strictement intellectuel qursquoun pis-aller ndash Srsquoensuit-il qursquoil la faille dire absolument meacuteprisable Quod non potest fieri per unum fiat aliqualiter per plura Crsquoeacutetait le cas drsquoappliquer le principe et de montrer lrsquointelligence srsquoefforccedilant de saisir dans lrsquoart dans lrsquohistoire dans la vie lrsquointime harmonie des composeacutes individuels le moins imparfaitement qursquoelle pouvait

Mais la logique du systegraveme intellectualiste nrsquoest plus capable drsquoentraicircner Thomas jusqursquoau bout lrsquoautoriteacute tire trop fort dans lrsquoautre sens et lui aussi se laisse piper agrave lrsquoambigulteacute de la vieille formule laquo la science est du geacuteneacuteral raquo ndash Car non seulement il dit cela ce qui nrsquoaurait pas drsquoimportance si le concept de laquo science raquo eacutetait expresseacutement restreint ou laisseacute dans une peacutenombre qui empecircchacirct un funeste rayonnement du vieil axiome mais preacutecisant sa penseacutee il affirme que la connaissance du singulier nrsquoest pas une perfection pour

12 C G 65 8 13 Ibid ndash S Thomas ne veut parler que de la connaissance humaine quand il affirme que le singulier est

inintelligible non doute en tant que singulier mais en tant que mateacuteriel (De Anim 2 5 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 117

lrsquointelligence humaine speacuteculative Aucun doute ne peut subsister agrave ce sujet laquo A la perfection de lrsquointelligence appartiennent dit-il les espegraveces les genres et les raisons des choses Mais de connaicirctre des ecirctres singuliers leurs penseacutees leurs actes cela nrsquoest point de la perfection de lrsquointelligence creacuteeacutee et son deacutesir naturel nrsquoy tend pas14 raquo laquo Parce que la connaissance des choses contingentes ne comporte pas cette veacuteriteacute sucircre qui exclut lrsquoerreur il faut dire pour ce qui regarde la speacuteculation pure qursquoelles sont laisseacutees de cocircteacute par lrsquoesprit que perfectionne la connaissance de la veacuteriteacute15 raquo On voit que singuliers et contingents sont traiteacutes de faccedilon semblable ailleurs ils sont explicitement mis ensemble et exclus du domaine de la certitude scientifique comme appartenant agrave celui du sens16 Lrsquoincertitude et lrsquoindeacutetermination du sensible nrsquoest pas drsquoailleurs la raison derniegravere de lrsquoexclusion car quand il srsquoagit des substances seacutepareacutees et de la connaissance infaillible qursquoelles peuvent avoir entre elles de leurs actions on retrouve des affirmations identiques agrave celles que nous avons citeacutees17 ndash Il faut mentionner enfin un curieux passage du commentaire sur lrsquoEacutethique ougrave S Thomas deacuteclare que les eacutetudes de morale particuliegravere ne presentent du point de vue speacuteculatif qursquoun tregraves mince inteacuterecirct18

On ne srsquoeacutetonnera donc point que ce grand theacuteoricien de la contemplation deacutesinteacuteresseacutee ne soit pas arriveacute agrave une theorie parfaitement logique de lrsquoart Ccedilagrave et lagrave la nature intellectuelle

14 1 q 12 a 8 ad 4 ndash Cp 3 q 11 a 1 ad 3 Certaines des affirmations sur lrsquoimperfection de la science

universelle doivent srsquoentendre de la science geacuteneacuterique il faut passer laquo usque ad species raquo (In 1 Meteor 1 1 ndash Cp in 2 Met 1 4)

15 In 6 Eth l 3 16 In 6 Eth l 5 ndash Cp 1a 2ae q 57 a 5 ad 3 17 Ver 9 5 6 ndash Cp 1 q 107 a 2 18 In 2 Ethi l 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 118

du plaisir artistique est clairement indique plus souvent la poeacutesie est conccedilue drsquoune maniegravere eacutetroite et superficielle soit qursquoon lrsquoeacutenumegravere parmi les laquo arts meacutecaniques raquo soit qursquoon la range agrave la suite de laquo moyens drsquoatteindre le vrai raquo ndash deacutemonstration dialectique rheacutetorique ndash parmi lesquels elle tient naturellement la derniegravere place19 Quant aux laquo visions deacutelectables de belles formes raquo comme aux laquo auditions de suaves meacutelodies raquo ce sont lagrave plaisirs de la connaissance sensible les plaisirs speacuteculatifs semblent reacuteduits agrave la laquo contemplation certaine du vrai20 raquo

La racine profonde de cette moindre estime pour lrsquoart est une meacuteconnaissance de la valeur intelligible qursquoa son objet la synthegravese singuliegravere Album musicum non est vere ens neque vere unum21 Parce que les conjonctions drsquoaccidents sont fluentes et que la raison scientifique veut des objets qursquoelle puisse fixer hors du temps le philosophe raisonneur les meacuteprise Album musicum non est vere ens Il nrsquoest pas pas difficile de faire sentir aujour-drsquohui quel potentiel drsquoirreacutealisme est emmagasineacute dans ces paroles et tous savent qursquoau contraire lrsquoecirctre vrai ce nrsquoest pas laquo lrsquohomme raquo en aucun eacutetat drsquoabstraction mais laquo Socrate musicien blanc raquo ndash Neque vere unum Lrsquouniteacute est toujours correacutelative de lrsquoecirctre Les progregraves de la psychologie expeacuterimentale et historique la critique litteacuteraire renouveleacutee ndash pour ne parler pas drsquoautres sciences ndash nous ont appris jusqursquoagrave quel point lrsquointelligence est

19 In 9 Eth 1 7 ndash In 1 Post l 1 ndash Lrsquoœuvre du poegravete est drsquoincliner agrave la vertu la laquo cogitative raquo en la

persuadant agrave lrsquoaide drsquoune repreacutesentation ndash Mais 1 q 1 a 9 ad 1 le plaisir de la repreacutesentation est distingueacute de lrsquoeffet utile ndash Cp 1 q 39 a 8 laquo Videmus quod aliqua imago dicitur pulchra si perfecte repraesentat rem quamvis turpem raquo

20 In 10 Eth 1 6 ndash S Thomas reacutepegravete pourtant volontiers que lrsquohomme seul entre les animaux se complait dans la connaissance des objets sensibles pour cette connaissance mecircme ou (ce qui est identique) pour la beauteacute des objets (In 2 Cael 1 13 ndash 1 q91 a3 ad 3 etc)

21 1 q 115 a6 ndash In 11 Met l 8 etc

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capable de discerner et de recreacuteer dans son sein cette harmonie originale et intime qui rend un homme si profondeacutement diffeacuterent drsquoun autre homme parce qursquoelle fond dans lrsquouniteacute de son ecirctre la diversiteacute de tels ou tels accidents La qualiteacute nrsquoest pas agrave part de la quantiteacute la taille influence parfois le caractegravere les laquo climats raquo ne sont pas entiegraverement sans action sur les laquo humeurs raquo il se trouve mecircme qursquoon peut reprendre le vieil exemple et qursquoun negravegre en musique nrsquoa pas les gouts drsquoun blanc22

Mais ce nrsquoest pas en fonction des acquisitions intellectuelles du dernier siegravecle qursquoil faut critiquer S Thomas ses propres doctrines de la Providence et de lrsquoesprit auraient ducirc eacutelargir sa logique Aristote arrache les accidents individuels agrave lrsquointelligibiliteacute du monde en les arrachant agrave lrsquoordre de la finaliteacute On est eacutetonneacute de vois S Thomas reprendre ces exclusions laquo On peut dit-il parler de causes finales quand il srsquoagit de proprieacuteteacutes qui suivent toujours lrsquoespegravece Il en est autrelaquo ment des accidents individuels ceux-lagrave doivent srsquoexpliquer par la matiegravere ou par lrsquoagent23 raquo Ailleurs revenant a la mecircme penseacutee du Philosophe il la rattache agrave un autre dogme du Peacuteripateacutetisme la subordination de lrsquoindividu agrave lrsquoespegravece dans lrsquoordre de la finaliteacute24

22 Aristote a bien remarqueacute que parmi les causes par accident il y a un certain ordre agrave eacutetablir συμβέβηκε τῷ

ἀδριαντοωοιῷ τὸ Πολυκλείτῳ εἶναιhellip ἔστι δὲ καὶ τῶν συμβεβηκότων ἄλλα ἄλλων πορρώτερον καὶ ἐγγύτερον οἶον εἰ ὁ μουσικὸς αἴτιος λέγοιτο τοῦ ἀνδριάντος (Phys B 3) Les explications que S Thomas doucir agrave ce propos (In 2 Phys 1 6 ndash In 5 Met 1 2) ne deacutepassent pas la porteacutee du bon sens ordinaire

23 In 3 An l 1 ndash De Anim 18 ndash Cp Aristote De gen anim 5 1 (778 a 30) et ailleurs ndash Il est clair qursquoon peut concevoir une autre science de lrsquoaccidentel celle qui en traite en geacuteneacuteral et rentre dans lrsquoancienne logique et dans lrsquoancienne meacutetaphysique Δεκτέον ἔτι περὶ τοῦ συμβεβηκότος ἐφ᾿ ὅσον ἐνδέχεται (Met E 2) et Thomas laquo ratio huius quod est esse per accidens per aliquam scientiam considerari potest raquo (In 6 Met 1 2 De mecircme 4 d34 q 1 a 1 ad 9)

24 Ver 3 8

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 120

Sans doute ici sa foi chreacutetienne lrsquoempecircche de suivre Aristote jusqursquoau bout Lagrave ougrave son maicirctre parlait drsquoune laquo intention de la nature raquo qui vise seulement la permanence des espegraveces et abandonne au hasard les accidents individuels il faut chez S Thomas que la Providence intervienne et que la science de Dieu deacutetermine tout Mais srsquoil accorde que lrsquoIdeacutee divine est prototype de lrsquoindividu ce nrsquoest lagrave pense-t-il qursquoun aspect secondaire et subordonneacute LrsquoIdeacutee divine vise en premiegravere ligne la nature lrsquoessence speacutecifique Car cette essence plus belle et plus riche que lrsquoessence geacuteneacuterique indeacutetermineacutee est plus noble aussi que la reacutealiteacute singuliegravere elle comble une double imperfection celle de la matiegravere et celle du genre Crsquoest lagrave une raison meacutetaphysique agrave laquelle S Thomas en ajoute parfois une autre tireacutee du flux continuel des individus compareacute avec la permanence que reacuteclame lrsquoesprit pour le laquo but de la nature raquo les singuliers passent et lrsquoespegravece reste donc crsquoest lrsquoespegravece qui est laquo voulue pour elle-mecircme raquo Si la nature veut principalement Socrate Socrate aneacuteanti elle a manqueacute son but25 Et cette derniegravere raison semble avoir tant de poids que dans les espegraveces ougrave elle ne vaut pas ndash hommes immortels et corps ceacutelestes ndash il faut aussi que la theacuteorie geacuteneacuterale cegravede quand ils sont incorruptibles laquo les individus eux-mecircmes font partie du but principal de la nature26 raquo

Une aussi forte bregraveche agrave fa doctrine montre qursquoelle nrsquoeacutetait

25 Ver loc cit ndash Quodl 8 2 ndash Cp 2 C G 45 5 laquo Bonitas speciei excedit bonitatem individui aient

formale id quod est materiale raquo 26 3 C G 93 6 ndash t q98 a1 ndash Cp Ver 5 5 ndash Lrsquoargument meacutetaphysique qui peut justifier dans les deux cas

une distinction de pure raison vaudrait plutocirct pour les hommes que pour les astres Car il nrsquoa de sens acceptable qursquoautant que la matiegravere contracte et restreint la virtualiteacute de la forme et un corps ceacuteleste remplit toute la perfection possible agrave son essence (In 2 Cael 1 16 etc) ndash Remarquer au chapitre citeacute du Contra Gentes les raisons tireacutees de la valeur originale des actes libres

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pas parfaitement coheacuterente avec le reste du systegraveme A dire vrai je crois qursquoif eucirct fallu complegravetement renoncer agrave cette idole aristoteacutelicienne La maintenir crsquoeacutetait aller contre lrsquointellectualisme inteacutegral contre lrsquoidentiteacute du reacuteel et de lrsquointelligible contre la peacuteneacutetration du meacutecanisme par la finaliteacute Au fond crsquoest toujours une formule ambigueuml dans la bouche de S Thomas que lrsquo laquo intention de la nature raquo Qursquoest cette nature Si crsquoest la brute qui engendre elle nrsquoa pas drsquo laquo intention raquo sinon son plaisir Si crsquoest lrsquohomme ses intentions sont aussi multiples que sa volonteacute est variable et de plus de quel droit vient-on affirmer que lrsquointention drsquoun simple individu ne peut manquer son but ndash Si crsquoest Dieu dont il srsquoagit il est faux de dire que son intention srsquoarrecircte agrave lrsquohomme et ne pousse pas jusqursquoagrave Socrate Praedictum Providentiae ordinem in singularibus ponimus etiam in quantum singularia sunt27 ndash Comme tout est plus clair et plus coheacuterent comme la Raison qui est le sens de lrsquointelligibiliteacute du monde est plus satisfaite si tout en affirmant la finaliteacute et lrsquointelligibiliteacute de chaque synthegravese individuelle de cet oiseau et de cette rose comme de ce negravegre et de ce blanc on maintient en mecircme temps que cette finaliteacute cacheacutee dans les profondeurs de Dieu et absolument identique pour Lui agrave la finaliteacute de lrsquoespegravece nous est agrave jamais inconnue qursquoIl srsquoest reacuteserveacute donc de savoir le fond de chaque ecirctre et que nous pouvons seulement cocirctoyer ce jardin fermeacute par les deux routes qui vont se rapprochant mais ne peuvent ici-bas se joindre et nrsquoen faire qursquoune la science et lrsquoart ndash Ainsi conduite agrave ses conseacutequences la doctrine sans tomber dans le laquo panlogisme raquo est pleinement ce qursquoelle est un laquo panestheacutetisme raquo autrement elle admet avec une concession agrave lrsquoesprit arabe une infideacuteliteacute agrave son

27 Ver 5 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 122

principe premier et sur un point du moins traite la raison discursive comme si elle eacutetait lrsquointelligence ut sic28 ce qui est aux yeux de S Thomas le πρῶτον ψεύδος du rationalisme

Et drsquoailleurs dans le systegraveme thomiste la valeur et lrsquoimperfection des actes complexes qui visent agrave lrsquointellection drsquoun singulier srsquoexpliqueraient avec faciliteacute

Le singulier eacutetant lrsquoecirctre vrai il est tout naturel que sa perception nous fasse expeacuterimenter la peacuteneacutetration de lrsquoautre drsquoune faccedilon plus aigueuml et plus complegravete que toute autre opeacuteration intellectuelle Lrsquoexpeacuterience de lrsquoart celle de la vie surtout sont donc drsquoaccord avec la theacuteorie quand gracircce agrave lrsquoartiste ou bien agrave cet incomparable poegravete la meacutemoire deacutesinteacuteresseacutee lrsquoharmonie drsquoune individualiteacute concregravete ou un intant de perception humaine qui paraicirct ressusciteacute dans sa complexiteacute totale nous charme et nous remplit presque Car la jouissance en est intense et savoureuse autant que celle de nrsquoimporte quelle geacuteneacuteralisation et lrsquoinutiliteacute pratique bien supeacuterieure

Drsquoautre part on se convainc si lrsquoon y reacutefleacutechit qursquoen ces preacutecieux instants lrsquoappreacutehension du complexe nrsquoassouvit pas pleinement lrsquointelligence Le sentiment du flux de lrsquoinconsistance inquiegravete lrsquoinstinct de lrsquoesprit habitueacute aux theacuteoregravemes rationnels pleinement apaisants dans leur ordre il voudrait joindre agrave la vitaliteacute de cette fusion des choses en lui le sentiment de clarteacute parfaite et de permanente possession qursquoil a expeacuterimenteacute dans lrsquointuition des principes En vain il essaierait se niant lui-mecircme de canoniser le fluent et

28 Crsquoest au fond parce que ses principes lui commandaient drsquoexclure de la science discursive le complexus

individuel que S Thomas lrsquoexclut de la speacuteculation In 11 Met l 8 160 b cp 3 C G 86 Il paraicirct ici avoir confondu avec la certitude de lrsquoaffirmation la valeur de speacuteculation pure (Cp du in 6 Eth 1 3 citeacute p 117) Crsquoeacutetait nrsquoecirctre pas fidegravele aux principes de sa critique du jugement la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur speacuteculative

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lrsquoobscur il sait qursquoeacutetouffer ici son deacutesir crsquoest glisser sur la pente du sensible et devenir moins intelligent Il sent que la perfection intellectuelle doit ecirctre en la conjonction des deux choses qursquoil lui semble ne pouvoir unir

Tout cela srsquoaccorde avec les thegraveses thomistes Car tant qursquoil srsquoagit de perceptions du singulier par lrsquohomme crsquoest Avicenne qui a raison S Thomas le dit comme lui nous nrsquoavons que des semblants drsquointuitions nous ne saisissons par les particuliers laquo selon leur particulariteacute raquo mais nous concevons agrave part lrsquoessence et chacune des deacuteterminations qui integravegrent lrsquoactualiteacute de son esse Notre contrefaccedilon drsquoideacutee nrsquoest qursquoune reacuteflexion rapide qui rapproche par lrsquouniteacute du sujet percevant la quidditeacute que lrsquointellect a abstraite et ce que les sens ont pu saisir de ses pheacutenomeacutenales reacutealisations29 Cette faccedilon drsquoagir imite la coiumlncidence intelligible mais ne lrsquoest pas Pour bien faire pour ecirctre pleinement intelligent il faudrait percevoir lrsquoesse comme il est crsquoest-agrave-dire comme actuant lrsquoessence Il faudrait faire comme lrsquoAnge qui totalise en lrsquoideacutee unique de lrsquoespegravece tout le deacuteroulement temporel des individus Cela est la vraie prise de lrsquoautre chaque chose eacutetant ainsi laquo connue comme elle est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute de lrsquoobjet eacutetant comme sa lumiegravere30 raquo

Nous nrsquoavons pas cela mais nous pouvons lrsquoimiter agrave notre faccedilon potentielle et multiple dans lrsquoespace et le temps ndash Pour arriver agrave nos conclusions il nrsquoa fallu rien ajouter agrave S Thomas il a suffi de rapprocher certaines de ses affirmations les plus chegraveres Lui-mecircme nrsquoa pas fait ce rapprochement et nous ne nous en eacutetonnons point Mais lrsquoexclusion expresse du domaine de la speacuteculation pure porteacutee contre toute penseacutee qui nrsquoest pas jugement drsquoessence ou formation

29 V p 92 n 1 30 In Caus 1 6 531 a laquo Ununiquodque cognoscitur per id quod est in actu et ideo ipsa aetualitas rei est

quoddam lumen ipsius raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 124

de quidditeacute abstraite autorise agrave dire qursquoil nrsquoa pas suivi ses principes qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute assez intellectualiste pour ecirctre ici rationiste agrave lrsquoexcegraves

III

Et pourtant la ratio elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquointelligence qui discourt et qui compare souffre aussi de la preacuteeacuteminence trop absolue reconnue au concept quidditatif Une fois deacutetermineacute ce qui a rapport agrave lrsquoideacutee geacuteneacuterale le rocircle de lrsquoesprit semble srsquoarrecircter net apregraves la connaissance de lrsquoessence fixe srsquoouvre comme un preacutecipice abrupt qui borne le domaine de la speacuteculation en bas crsquoest lrsquoabicircme de lrsquoirrationnel et du hasard Il y a lrsquoordre dans la seacuterie harmonieuse des espegraveces il y a de lrsquoordre dans les reacutevolutions des corps ceacutelestes mais agrave lrsquointeacuterieur de chaque espegravece dans notre inonde sublunaire il nrsquoy a que des successions accidentelles sans inteacuterecirct pour lrsquoesprit31 La cause de cette conception statique du monde intelligible nrsquoest pas difficile agrave deacutecouvrir Il ne faut pas la chercher dans un certain eacuteleacuteatisme qui aurait nieacute la reacutealiteacute des ecirctres changeants ou dans un scepticisme qui les eucirct crus inaccessibles agrave lrsquoesprit laquo Rien nrsquoempecircche dit S Thomas drsquoavoir des laquo choses mobiles une science immobile32 raquo Il commence le corps du traiteacute de sa Physique

31 Spir 8 laquo Perfectius participant ordinem ea in quibus est ordo non per accidens tantum Manifestum est

autem quod in omnibus individuis unius speciei non est ordo nisi secundum accidens differunt secundum principia individuantia et diversa accidentia quae per accidens se habent ad naturam speciei Quae autem specie differunt ordinem habent per se In istis inferioribus quae sunt generabilia et corruptibilia et infima pars universi et minus participant de ordine quaedam habent ordinem per accidens tantum sicut individua unius speciei raquo

32 1 q 24 a 1 ad 3

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33en proclamant avec Aristote laquo Ignorer le mouvement crsquoest ignorer la naturersquo raquo Il sait qursquoici-bas tout coule dicitur autem creatura fluvius quia fluit semper de esse ad non esse per corruptionem et de non esse ad esse per generationem34 Et cette Physique mecircme nrsquoest autre chose qursquoun essai de philosophie geacuteneacuterale du fluent35 Si donc il srsquointeacuteresse plus aux choses qui demeurent qursquoau tourbillon de lrsquoeacutevolution aux Ideacutees Essences eacuteternelles qursquoaux participations contingentes la raison en est dans son estime et son amour du monde immateacuteriel ougrave sont les Intelligibles subsistants crsquoest lagrave que principalement la veacuteriteacute reacuteside crsquoest donc de ce cocircteacute que se tournera ce qursquoil nomme laquo le regard de lrsquoesprit36 raquo

Lrsquointelligence moderne guideacutee par lrsquoideacutee du deacuteveloppement preacutetend si elle maintient la notion drsquoespegravece constater au sein de lrsquoespegravece une certaine succession intelligible un rythme de causes et drsquoeffets qui relie entre eux les groupes drsquoindividus dans lrsquohistoire naturelle et dans lrsquohistoire humaine cette meacutethode srsquoest justifieacutee par de nombreuses et brillantes applications - Cette introduction de lrsquointelligible dans la dynamique eacutetait-elle contraire ou conforme aux principes du thomisme De mecircme que lrsquoindividu comme tel est intelligible par son harmonie lrsquoespegravece reacutealiseacutee dans le temps peut-elle lrsquoecirctre par sa continuiteacute Cette question connexe agrave la preacuteceacutedente doit ecirctre reacutesolue semblablement

Il faut noter drsquoabord que si lrsquoon dit oui il ne peut ecirctre

33 In 3 Phys l 1 laquo Ignorato motu ignoratur natura raquo 34 Sermones festivi 61 35 Son objet est ens mobile simpliciter 36 3 C G 75 7 laquo Cognitio speculativa et ea quae ad ipsam pertinent perficiuntur in universali ea vero

quae pertinent ad cognitionem practicam perficiuntur in particulari nam finis speculativae est veritas quae primo et per se et in immaterialibus consistit et in universalibus raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 126

question dans le systegraveme thomiste de compreacutehension exhaustive Il srsquoagit neacutecessairement drsquoune œuvre de la ratio qursquoici elle se rapproche de lrsquointellectus dans la mesure ougrave la complexiteacute de son objet le rapproche de lrsquoecirctre reacuteel son acte est toujours en des limites qursquoon tend indeacutefiniment agrave restreindre drsquounir en une mecircme notion ce qui est grossiegraverement semblable Cela eacutetant accordeacute une pareille opeacuteration rationnelle pourrait-elle ecirctre admise par S Thomas

Si lrsquoon refuse de lui precircter nos preacuteoccupations on le reconnaicirctra je pense bien rarement chez lui une ideacutee de ce genre deacutepasse ce que le bon sens ordinaire en preacutesence du deacuteveloppement reacutegulier des ecirctres peut fournir agrave une assez primitive reacuteflexion37 ndash Drsquoautre part en srsquoattachant non pas agrave quelques phrases sans importance mais aux thegraveses les plus essentielles les plus laquo architectoniques raquo de son intellectualisme finaliste on se convainc qursquoelles appelaient la conception drsquoune diffeacuterenciation intelligible et perpeacutetuelle au sein mecircme de lrsquoespegravece

Supposons qursquoon admette la theacuteorie discuteacutee au paragraphe preacuteceacutedent de la subordination de lrsquoindividu par rapport agrave lrsquoespegravece Il ne suivra nullement-qursquoon doive restreindre agrave cette derniegravere le domaine de lrsquointelligibiliteacute La finaliteacute dans le singulier nous est cacheacutee soit Mais il y a une autre causaliteacute qui recegravele en soi de lrsquointelligible crsquoest la formelle ou quasi formelle Si la matiegravere ne faisait que recevoir et supporter la forme sans la contraindre sans

37 On mrsquoobjectera peut-ecirctre sa laquo theacuteorie du deacuteveloppement du dogme raquo Mais crsquoest un pariait exemple

drsquoindications positives incomplegravetement systeacutematiseacutees Ces indications se bornent agrave la peacuteriode de lrsquoAncien Testament laquo Tout invite nous dit-on agrave les appliquer au Nouveau raquo Tout nous y invite assureacutement apregraves Newman et le Concile du Vatican mais la question est de savoir si S Thomas a entendu une pareille invitation et srsquoil a cru devoir y reacutepondre (V 2a 2ae q 1 a 7 - 3 q 1 a 5 ad 3 etc)

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en modifier lrsquoideacutee alors la multiplication mateacuterielle serait tout agrave fait vaine vaine aussi la preacutetention de connaicirctre les individus pour le plaisir de les connaicirctre Matiegravere `singuliegravere ne dirait rien de plus que matiegravere commune Cette double assertion se veacuterifie dans les corps ceacutelestes ndash Si la matiegravere au contraire selon ses dispositions preacuteexistantes en quantiteacute et qualiteacute restreint et deacutetermine les virtualiteacutes que comporte la nature de la forme si quand elle srsquoy unit pour constituer un individu non seulement elle fait un aliquid au sens de ens ratum in natura mais encore un hoc qui dans les limites de lrsquoespegravece diffegravere par telle ou telle drsquoun autre exemplaire de la mecircme essence (illud) alors agrave la suite et en fonction de la matiegravere elle-mecircme (inintelligible agrave lrsquohomme comme nous savons) un eacuteleacutement est entreacute dans le monde accessible agrave notre esprit parce qursquoil est conccedilu comme multipliable et repreacutesentant une valeur intellectuelle parce qursquoil est du diffeacuterent La comparaison des hoc et des illud agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespegravece nrsquoest donc pas indiffeacuterente agrave la perception de lrsquoesprit

Or la diffeacuterence des hoc et des illud la multipliciteacute qualitative du speacutecifiquement semblable tout dans la philosophie thomiste invite agrave la poser comme un postulat sinon comme un fait

Jrsquoai dit plus haut quelle est pour S Thomas la fin derniegravere de la creacuteation Crsquoest la beauteacute qui est intelligibiliteacute parce que crsquoest lrsquoassimilation agrave Dieu la repreacutesentation de la perfection divine par les creacuteatures Le monde est donc une œuvre drsquoara la jouissance les laquo deacutelices raquo de lrsquoEsprit parfait S Thomas lui-mecircme en conclut que la multiplication purement mateacuterielle ne peut ecirctre une fin qui reacutegisse le monde ndash On pourrait ajouter ni donc un pheacutenomegravene qui srsquoy rencontre laquo Aucun agent ne se propose comme fin la pluraliteacute laquo mateacuterielle parce qursquoelle nrsquoa rien de deacutetermineacute mais que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 128

laquo de soi elle tend agrave lrsquoindeacutefini38 raquo Dans lrsquoabsolument semblable pourquoi le deux plutocirct que lrsquoun Eadem ratione tres et sic in infinitum Supposez le retour eacuteternel comme le mouvement nous lrsquoavons vu nrsquoest pas une fin le monde nrsquoaurait plus de sens ou ce qui est identique il nrsquoaurait plus de beauteacute S Thomas veut qursquoil nrsquoy ait qursquoun monde laquo Si Dieu faisait drsquoautres mondes dit-il ou il les ferait semblables agrave celui-ci ou dissemblables Srsquoil les faisait tout agrave fait semblables ils seraient vains (essent frustra) ce qui ne convient pas agrave sa sagesse39 raquo

Voilagrave une premiegravere raison pour faire poser ou supposer lrsquoabsence de la pure multiplication mateacuterielle dans ce miroir de Dieu qursquoest la creacuteation Si deux mondes ne sauraient ecirctre semblables pourquoi deux tigres ou deux papillons ou deux amibes Risquer un oportet sur une pareille raison de convenance nrsquoeucirct point eacuteteacute contraire aux habitudes intellectuelles de S Thomas40 Mais voici une autre raison et plus prochaine Si la forme doit ecirctre consideacutereacutee comme acte vis-agrave-vis de la matiegravere la substance singuliegravere elle aussi est acte et deacutetermination vis-agrave-vis de lrsquoessence speacutecifique laquo La nature de lrsquoespegravece est indeacutetermineacutee laquo par rapport agrave lrsquoindividu comme la nature du genre par laquo rapport agrave lrsquoespegravece41 raquo Si la nature est source des eacutenergies

38 1 q 417 a 3 ad 2 laquo Nullum agens intendit pluralitatem materialem ut finem quia materialis multitudo non

habet certum terminum sed de se tendit in infinitum raquo ndash La raison donneacutee est un signe qui montre que la qualiteacute de fin ne saurait convenir agrave la pluraliteacute comme telle ndash Cp ib a 2 laquo Distinctio materialis est propter formalem raquo Si lrsquoon tire logiquement les conseacutequences on voit aussi que la laquo neacutecessiteacute de la permanence raquo apporteacutee comme raison de la pluraliteacute dans les espegraveces mateacuterielles ne peut ecirctre ni seule ni derniegravere le temps ne doit pas ecirctre une cateacutegorie vide drsquoecirctre intelligible

39 In 1 Cael 1 19 fin 40 Voir le chapitre V 41 Opusc 22 ch- 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 129

essentielles lrsquoindividuel est plus compreacutehensif et plus complet laquo En tous les ecirctres ce qui est plus commun est plus veacuteheacutement mais ce qui est propre est drsquoune actualiteacute plus riche et la perfection du commun est de srsquoeacutetendre agrave ce que comprend le propre comme le genre est perfectionneacute par lrsquoaddition de la diffeacuterence42 raquo Chez les Anges qui sont simples propre et commun coiumlncident Mais dans les espegraveces terrestres plus potentielles moins arrecircteacutees lrsquoactuation simultaneacutee en un mecircme sujet de toutes les deacuteterminations concevables et mecircme leur actuation successive est une impossibiliteacute et voilagrave une raison drsquoexiger chez elles la multiplication numeacuterique mais cette raison avec la pluraliteacute exige aussi la diversiteacute laquo Chacun des individus des choses naturelles qui sont ici-bas est imparfait parce que nul drsquoentre eux ne comprend en soi tous les attributs de son espegravece43 raquo laquo Dans les corps infeacuterieurs nous voyons la mecircme espegravece comprendre plusieurs individus La raison en est une impuissance (et particuliegraverement) qursquoun seul ne peut fournir toute la perfection drsquoopeacuteration de lrsquoespegravece ce qui est surtout manifeste parmi les hommes lesquels srsquoentrrsquoaident en leurs actions44 raquo

42 3 d 30 q 1 a 2 43 In 1 Cael 1 19 fin ndash Cp encore Opusc 14 eh 10 ougrave lrsquoon retrouve plusieurs des ideacutees ici indiqueacutees mais

aussi lrsquoaffirmation nette laquo In bis vero quae materialiter differunt eamdem formam habentibus nihil prohibet aequalitatem inveniri raquo

44 In 2 Cael l 16 - Lrsquohomme est plus potentiel non qursquoil ait moins drsquoecirctre et drsquoacte que les brutes mais parce que posseacutedant lrsquointelligence il peut srsquoen servir pour diriger et modifier son organisme sensible et lrsquoadapter agrave plusieurs fins Parce que plus diffeacuterencieacute il est plus speacutecialisable que la fourmi ou le castor La laquo parfaite opeacuteration speacutecifique raquo fin de lrsquoespegravece reacuteclame pour reacuteussir au mieux que lrsquoun soit savetier lrsquoautre roi et ainsi du reste pour le bien-ecirctre de lrsquohumaniteacute Ce monstre platonicien lrsquoHomme seacutepareacute nrsquoest pas mais la socieacuteteacute humaine tend pour ainsi dire agrave le repreacutesenter en multipliant avec le nombre des exemplaires la diversiteacute des aspects (Cp Opusc 16 1 1)

LrsquoAnge au contraire englobe en son uniciteacute diaphane toute la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 130

Degraves qursquoelle perccediloit les diffeacuterences qualitatives lrsquointelligence a son bien Si elle les trouve eacuteparpilleacutees si elle doit relever sans ordre de ccedilagrave de lagrave les plus significatives les divers ne laissent pas de lrsquointeacuteresser Mais puisque dans la perception des singuliers mateacuteriels elle est rationnelle et que drsquoailleurs le fondement du rationnel est dans les choses la similitude eacutetant une laquo relation reacuteelle n on doit concevoir que la deacutecouverte entre les cas presque pareils de raisons causales et la comparaison des similitudes et dissemblances avec les coexistences et successions la satisfera davantage et lrsquoaidera agrave mieux feindre la prise de lrsquoecirctre Supposons qursquoon arrive agrave faire par exemple de cette ligne continue qursquoest la race le soutien drsquoune suite intelligible - et cette ideacutee pouvait ecirctre accueillie chez Thomas soit comme une extension du principe dionysien de la continuiteacute soit comme une simple conseacutequence de sa theacuteorie de la geacuteneacuteration45 - alors le rangement mecircme des choses eacutetant rationnel chaque ecirctre livrerait avec sa parcelle drsquointelligibiliteacute comme une premiegravere ideacutee de ce que sera lrsquoindividualiteacute du voisin et lrsquoensemble des accidents groupeacutes autour de la notion commune eacutelargirait en mecircme temps qursquoil la remplirait lrsquoideacutee geacuteneacuterale Que si lrsquoon percevait tous ces rythmes agrave lrsquointeacuterieur drsquoune espegravece si ce qui flotte devant lrsquoesprit comme le mirage drsquoun ideacuteal eacutetait devenu une science faite et qursquoon pucirct suivre agrave travers les multiples exemplaires qui reacutealisent successivement chaque essence la trace harmonieuse le deacuteploiement

perfection de son espegravece et en reacuteussit incessamment lrsquoopeacuteration speacutecifique Il est tout precirct comme les

instinctifs comme lrsquoabeille ou lrsquoaigle Il est cet ecirctre intellectuel tout deacutetermineacute et infaillible tout fonctionnaliseacute que recircvent certains psychologues Mais ce qui est en lui uniteacute de perfection est chez la brute uniteacute drsquoimpuissance lrsquohomme au milieu est multiple On reconnaicirct les principes de In 2 Cael 1 18 deacutejagrave souvent citeacutes

45 Voir Pot 3 9 7 - Cp Mal 4 8

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 131

(explicatio dirait S Thomas) de chacune des deacuteterminations qursquoelle comporte qui tour agrave tour la font vivre et la laquo repreacutesentent raquo en la restreignant alors dans ce panorama drsquoune uniteacute vaste mais rigoureuse aux ondulations ordonneacutees et courant dans tous les sens on aurait comme une image reacuteduite de lrsquoIdeacutee divine ou mieux quelque simulacre et suppleacutement de ces ideacutees angeacuteliques qui exhibent dans lrsquoespegravece et constituant lrsquoespegravece la multitude immense des singuliers Dans lrsquoideacutee du bœuf par exemple se rangeraient en ordre les grands les petits les blancs les noirs les roux tous les intermeacutediaires et les mecircleacutes et il en serait de mecircme pour toutes les autres qualiteacutes possibles

Avec cette science humainement parfaite nous ressemblerions donc au dernier des Anges qui voit les singuliers dans lrsquoespegravece laquo speacutecialissime raquo Mais et ce point est capital une distance incommensurable nous seacuteparerait encore de lui Lrsquoorigine sensible de toute cette science lrsquoempecirccherait de devenir jamais autre chose qursquoun ensemble de piegraveces rap-porteacutees et par correacutelation neacutecessaire un systegraveme drsquoabstractions non drsquointuitions Nous concevrions toujours fatalement avant le jugement reacuteflexe de correction chaque deacutetermination et chaque synthegravese particuliegravere comme communicable Nous resterions donc encore parqueacutes agrave noire place infimes parmi les ecirctres intellectuels La ratio imiterait seulement lrsquointellect drsquoune faccedilon plus savante et plus raffineacutee

Le danger mecircme qursquoon court de se meacuteprendre et de croire posseacuteder lrsquointuition quand on a pousseacute tregraves loin lrsquoanalyse laquo qui en est la neacutegation mecircme raquo empecircche de regretter ces sentences trop absolues prononceacutees par S Thomas sur la valeur speacuteculative de tout ce qui nrsquoest pas le concept quidditatif Le point essentiel une fois donneacutee lrsquoideacutee drsquointellection prenante que nous avons exposeacutee dans la premiegravere partie

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 132

eacutetait de voir nettement que lrsquointuition de lrsquoecirctre reacuteel exteacuterieur dans sa singulariteacute nous manque S Thomas lrsquoa vu Plusieurs de ceux qui vinrent apregraves lui comprenant mal la notion de saisie et de possession intellectuelle neacutegligegraverent lrsquoessentielle diffeacuterence de lrsquointuition et du discours Les nieacute mes Scolastiques mirent et le discours dans les Anges et dans les hommes lrsquointuition intellectuelle du singulier Ce nivellement de lrsquointelligence ut sic et de lrsquointelligence agrave forme rationnelle bouleversait toute la philosophie et ne faisait plus voir que des pueacuteriliteacutes ougrave auparavant il y avait des profondeurs Il ne faut qursquoavoir compris la logique interne du systegraveme scotiste pour bien voir que lrsquointellectualisme srsquoil est laquo anthropocentrique raquo devient contradictoire

CHAPITRE QUATRIEgraveME

Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science

I

S Thomas considegravere la science humaine universalisante et deacuteductive perfection speacutecifique de la ratio comme la meilleure forme de notre speacuteculation apregraves lrsquointellection simple Moins noble que lrsquointuition la systeacutematisation scientifique occupe cependant dans lrsquoensemble de sa philosophie une place quantitativement plus consideacuterable Ce point est clair Nous consideacuterons donc ici drsquoembleacutee la science rationnelle comme second succeacutedaneacute humain de lrsquoideacutee intuitive nous examinons ce qursquoil en exige et ce que pour ecirctre con-seacutequent avec ses principes il avait le droit drsquoen exiger comme instrument de speacuteculation pure

La science proprement dite telle qursquoil la conccediloit pourtant ainsi se deacutefinir un tout intelligible autonome unifieacute par le principe de la deacuteduction composeacute drsquoeacutenonceacutes logi-quement subordonneacutes et qui descendent par une contraction constante des principes les plus geacuteneacuteraux aux lois qui deacuteterminent les caractegraveres propres de lrsquoespegravece speacutecialissime Lrsquoexpression en propositions et la geacuteneacuteraliteacute des lois sont essentielles agrave la science Lrsquounification des eacutenonceacutes distincts par un principe commun est neacutecessaire si le tout doit ecirctre un ensemble intelligible Comme lrsquoensemble est ici drsquoordre

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 134

repreacutesentatif et que la connexion reacuteelle des vraies choses en soi et en Dieu est par hypothegravese cacheacutee agrave lrsquoesprit humain le principe unifiant doit ecirctre tel qursquoil appartienne agrave la fois agrave la raison et aux choses Crsquoest donc un principe abstrait Pour ce motif mecircme comme on lrsquoa vu deacutejagrave la conquecircte intellectuelle du monde total par voie scientifique est impos-sible ce que la science pourra donner de mieux comme double mental de lrsquoecirctre ce sera le squelette logique de lrsquounivers

Quelle est dans lrsquoespegravece cette lumiegravere qui peacutenegravetre nos jugements distincts sur un groupe drsquoobjets pour faire simuler agrave leur ensemble lrsquoideacutee angeacutelique Quel est le principe unificateur de la science S Thomas reacutepond que crsquoest le principe de la deacuteduction Applicable agrave toutes les ideacutees abstraites et agrave celle mecircme drsquoecirctre il peut unifier toutes sortes de connaissances et il relie dans la penseacutee de S Thomas non seulement les propositions diffeacuterentes touchant un mecircme objet mais encore les divers systegravemes de notions repreacutesentant les objets les plus disparates Nous avons vu notre docteur rejeter la deacuteduction de tous les ecirctres il semble se proposer ici la deacuteduction de toutes les lois Drsquoune part tout lrsquoecirctre connaissable agrave la raison doit avoir sa place dans le systegraveme de la science ideacuteale1 drsquoautre part il nrsquoy a dans ce systegraveme de place leacutegitime deacutefinitive officielle que peur la deacutemonstration deacuteductive Crsquoest par leur subordination syllogistique agrave certains eacutenonceacutes premiers communs correacutelatifs sur lesquels repose tout le reste que les sciences sont constitueacutees sciences et acquiegraverent avec leur certitude absolue leur valeur de speacuteculation Telle est en effet la porteacutee de la theacuteorie de la laquo subalternance raquo ou deacutependance

1 Cp In Politic Prol laquo Omnium enim quae ratione cognosci possunt necesse est aliquam doctrinam tradi

ad perfectionem humanae sapientiae quae philosophia vocatur raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 135

essentielle de toutes les sciences entre elles et par rapport agrave la meacutetaphysique Chaque science subalterne laquo reccediloit ses principes raquo de la science qui lui est supeacuterieure Ainsi le phy-sicien reccediloit ses principes du meacutetaphysicien mais laquo livre raquo au botaniste ceux qui feront la base de la botanique lrsquoarithmeacutetique subordonneacutee elle-mecircme agrave la laquo philosophie premiegravere raquo se subordonne la musique et la geacuteomeacutetrie et ainsi des autres2 Il y a subordination formelle entre la science subalterne et la supeacuterieure3 On voit que dans cette conception laquola Science raquo totale vaste et complegravete plane pour ainsi dire au-dessus des individus elle ne peut guegravere reposer dans la raison drsquoun seul savant Quant agrave celui qui ne possegravede qursquoune science subalterne consideacutereacute dans sa solitude il est un croyant plutocirct qursquoun savant4 La freacutequence des recours et des allusions ne permet pas drsquoen douter la doctrine de la subalternance eacutetait aux yeux de S Thomas capitale et incontestable Il srsquoest curieusement expliqueacute sur son application dans la leccedilon ougrave il donne une division geacuteneacuterale de la philosophie naturelle laquo Ce qui est universel dit-il eacutetant laquo plus seacutepareacute de la matiegravere il faut dans la science naturelle laquo aller du plus universel au moins universel comme lrsquoenseigne le Philosophe au premier livre de la Physique laquo Aussi commence-t-il son traiteacute de cette science par les laquo notions communes agrave tous les ecirctres naturels comme le

2 In Trin 2 2 ad 5 ad 7 etc 3 laquo Ille qui habet scientiam subalternatam non perfecte attingit ad rationem sciendi nisi in quantum eius

cognitio continuatur quodammodo cum cognitione eius qui habet scientiam subalternantem raquo Ver 14 9 3

4 laquo Si autem aliquis alicui proponat ea quae in principiis per se notis non includuntur vel includi non manifestantur non faciet in eo scientiam sed forte opinionem vel idem raquo Ver 11 1 ndash Cp les principes de Ver 12 1 et rapprocher In 1 Met 1 1 laquo Et si ea quae experimento cognoscunt aliis tradunt non recipientur per modum scientiae sed per modum opinionis vel credulitatis raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 136

laquo mouvement et son principe Il passe ensuite par voie de laquo concreacutetion ou drsquoapplication des principes communs agrave laquo certains ecirctres dont la mobiliteacute est telle ou telle et qursquoon laquo traitera encore de la mecircme faccedilon raquo Puis deacutetaillant ce qursquoa fait Aristote il expose qursquoil a drsquoabord traiteacute de lrsquoacircme en geacuteneacuteral ndash qursquoil est descendu agrave des eacuteleacutements plus concrets bien qursquoencore universels ndash et qursquoil laquo a passeacute enfin agrave chacune des espegraveces animales et veacutegeacutetales en deacuteterminant ce qui laquo est propre agrave chacune5 raquo Ces derniers mots determinando quid sit proprium unicuique speciei ne peuvent laisser aucun doute sur la marche de la penseacutee S Thomas suppose ici qursquoune observation raisonneacutee lateacuterale agrave la science a livreacute au savant une deacutefinition quidditative il peut gracircce agrave elle allonger la seacuterie de ses deacuteductions et la derniegravere crsquoest cette opeacuteration caracteacuteristique du syllogisme ideacuteal qui consiste la deacutefinition donneacutee agrave conclure la laquo proprieacuteteacute6 raquo (comme drsquoanimal raisonnable on conclurait sociable ou qui peut rire)

Celui qui douterait que cette conception de la subordi-

5 In sens et sens 1 1 ndash Cp le Prologue du de Caelo laquo In scientiis esse processum ordinatum prout

proceditur a primis causis et principiis usque ad proximas causas quae sunt elementa constituentia essentiam rei raquo ndash Cp Aristote De Generatione et Corruptions B 9 Ρᾷον γὰρ οὕτω τὰ καθ᾿ ἕκαστον θεωρήσομεν ὅταν περὶ τοῦ καθόλου λάβωμεν πρῶτον S Thomas ajoute agrave lrsquoexplication de ces paroles (In 2 Gen 1 9) laquo Discursus enim ab universalibus ad particularia est major et universalior via in natura raquo ndash Pour comprendre la concretio dont il est question dans le commentaire du de Sensu cp les passages ougrave componere est opposeacute agrave resolvere (p ex In Trin 6 1 sect 3 ougrave il faut enlever comme une glose les mots laquo resolvendo autem quando e converso raquo (La concretio consiste agrave ajouter des deacuteterminations singuliegraveres par la deacutefinition drsquoessences moins abstraites ndash Comme exemple de la deacuteduction a priori appliqueacutee aux sciences naturelles on peut voir In 1 Cael 1 4 (deacutemonstration prise drsquoAristote)

6 n 1 Post 1 1 1 30 ndash Ver 2 7 cf ad 5 ndash In 2 Post 1 19 (285 b) laquo Medium est definitio maioris extremitatis Et inde est quod omnes scientiae fiunt per definitiones raquo ndash Pour le rocircle de la deacutefinition dans la science v encore 3 C G 56 4

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 137

nation formelle des sciences ait eacuteteacute celle de S Thomas ne pourrait drsquoailleurs srsquoaccorder avec un principe premier de son eacutepisteacutemologie agrave savoir que la certitude eacutetant un eacuteleacutement speacutecifique de la science lrsquoincertitude croicirct avec la complexiteacute laquo Plus on ajoute de conditions particuliegraveres laquo plus on augmente les possibiliteacutes drsquoerreur7 raquo Cet axiome est symeacutetrique de celui qui deacuteclare les principes laquo plus certains raquo que les conclusions Il srsquoensuit non seulement que plus lrsquoobjet drsquoune connaissance est simple plus elle est sucircre mais encore puisque toutes-les affirmations de lrsquoesprit ont un fond identique et que la science doit ecirctre une que toute certitude du complexe est une certitude emprunteacutee laquo Celles laquo des sciences qui se superposent agrave drsquoautres (quae dicuntur ex additione ad alias) sont moins certaines que celles laquo qui considegraverent moins drsquoeacuteleacutements ainsi lrsquoarithmeacutetique laquo est plus certaine que la geacuteomeacutetrie donc la science qui a pour objet lrsquoecirctre eacutetant la plus universelle est la plus certaine8 raquo Il faut neacutecessairement une science qui soit laquo sue mieux que tout le reste raquo et laquo science par-dessus tout raquo crsquoest la meacutetaphysique qui laquo prouve tout et que rien drsquoanteacuterieur ne peut prouver9 raquo ndash Assureacutement S Thomas fidegravele agrave sa doctrine psychologique nrsquooublie pas qursquoil faut distinguer la certitude subjective et lrsquoobjective dans un de ses derniers ouvrages ougrave il reconnaicirct aux theacuteoregravemes matheacutematiques la plus ferme consistance dans lrsquoesprit parce que la soliditeacute des images y soutient constamment lrsquoenchaicircnement des raisons il semble au contraire rabaisser les jugements de meacutetaphysique au rang drsquolaquo opinions10 raquo Mais la pratique

7 1a 2ae q 94 a 4 8 In 1 Met l 2 9 In 1 Post 1 17 ndash Cp 3 C G 25 toutes les sciences speacuteculatives reccediloivent leurs principes de la

meacutetaphysique 10 In Trin 6 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 138

mecircme de ses raisonnements montre clairement comment la theacuteorie des sciences ci-dessus exposeacutee reste sauve Les questions qursquoil juge obscures sont celles de meacutetaphysique speacuteciale11 pour lrsquoontologie commune il croit pouvoir en asseoir les principes avec une certitude absolue Je ne parle pas seulement ici des axiomes qui fondent la logique comme les principes drsquoidentiteacute et de contradiction jrsquoentends parler de ces principes scolastiques qui portent sur les notions les plus eacuteloigneacutees de lrsquoexpeacuterience vulgaire sur les derniers reacutesi-dus de lrsquoabstraction philosophique de ces laquo principes communs des ecirctres raquo laquo analogiques selon le Philosophe raquo qui concernent laquo lrsquoecirctre et la substance la puissance et lrsquoacte raquo et auxquels nous pouvons parvenir par la consideacuteration des laquo effets raquo bien que tregraves sucircrs en soi ils soient obscurs agrave lrsquointelligence peu exerceacutee12 Pour lrsquointelligence scientifique

11 Il nrsquoy a pas de science humaine distincte qui ait pour objet propre les substances seacutepareacutees (In 7 Met 1

15) ni de laquo theacuteologie naturelle raquo distincte de la meacutetaphysique geacuteneacuterale (In Trin 5 4 538 a) Pour les limites assigneacutees agrave notre puissance naturelle de connaicirctre Dieu v p 154

12 In Trin 5 4 La pratique de S Thomas disons-nous corrobore notre affirmation Qursquoon examine par exemple les preuves philosophiques de lrsquoexistence de Dieu qursquoil deacuteclare laquo irreacutefragables raquo (Ver 10 12 cp 1 q 32 a 1 ad 2) et qursquoon isole les principes supposeacutes dans les ceacutelegravebres deacutemonstrations des laquo cinq voies raquo (1 q 2 a 3) ils sont fort abstraits et peuvent sembler philosophiquement parlant eacuteternellement discutables ndash Jamais S Thomas nrsquoest plus triomphalement certain drsquoune thegravese que lorsqursquoil a lait jouer dans la preuve le concept abstrait de forme V p ex comment il juge la doctrine averroiumlste sur limiteacute de lrsquointellect possible (De Anim 3 ndash Spir 9) ou celle sur les formes des eacuteleacutements (De Anim 9 10) ou celle sur les corps ceacutelestes (In 8 Phys 1 21) ndash Pour lrsquoincorruptibiliteacute de lrsquoacircme humaine la deacutemonstration rigoureuse (laquo necesse est omnino raquo) se tire de la mecircme notion lrsquoesse ne peut ecirctre seacutepareacute drsquoune forme ougrave il adhegravere laquo sicut ab homine non removetur quod sit animal neque laquo a numero quod sit par vel impar raquo (De Anim 14) Crsquoest la raison a priori elle est suivie de deux signes ou indices lrsquointellection de lrsquouniversel et lrsquoappeacutetit naturel drsquoecirctre toujours ndash Une eacutetude micrographique sur la doctrine de lrsquouniciteacute de lrsquoindividu dans les espegraveces

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 139

crsquoest cela mecircme qui est agrave la base laquo qui prouve le reste et que rien ne peut prouver raquo ndash La clarteacute des matheacutematiques nrsquoest pas plus intense elle se reacutepand seulement drsquoune maniegravere tregraves eacutegale sur un grand nombre drsquoobjets distincts ndash La subordination des autres sciences ne preacutesente pas de difficulteacutes et la certitude srsquoobscurcit reacuteguliegraverement agrave mesure qursquoon srsquoeacuteloigne de lrsquoontologie La physique porte sur` un objet deacutejagrave plus complexe puisqursquoil est soumis au mouvement aussi est-elle laquo incertaine raquo ses lois srsquoajustent mal agrave la reacutealiteacute elles sont laquo vraies dans la plupart des cas raquo elles sont dites laquo contingentes raquo parce qursquoelles peuvent laquo deacutefaillir13 raquo angeacuteliques convainc de mecircme qursquoil entend lagrave deacuteduire avec une rigueur geacuteomeacutetrique une conseacutequence du

concept de forme et non comme on le preacutetend encore souvent en srsquoappuyant sur des textes isoleacutes affirmer une simple convenance ndash Et toutes ces fortes affirmations prennent un relief singulier si on les compare aux indeacutecisions latentes aux nuances de doute dont sa penseacutee se colore quand il aborde des sujets plus proches de lrsquoexpeacuterience mais plus complexes et donc plus obscurs avec les thegraveses de psychologie Soit la thegravese capitale de lrsquoorigine des ideacutees un soupccedilon de doute plane presque toujours au-dessus du sys-tegraveme adopteacute celui drsquoAristote une ombre de probabiliteacute demeure flottante autour de ce qursquoil preacutesente comme la penseacutee de Platon laquo Verius esse videtur raquo dit S Thomas (2a 2ae q 172 a 1) ou laquo Secundum Aristotelis sententiam quam magis experimur raquo (1 q 88 a 1) ou encore laquo Prae omnibus praedictis positionibus rationabilior videtur sententia Philosophi raquo (Ver 10 6) Cp les textes theacuteoriques sur la difficulteacute de la psychologie rationnelle (Ver 8 10 8 in ctr et souvent ailleurs) ndash Lrsquoobjet de la science devient encore plus trouble quand on descend aux ecirctres plus proches de nous mais dont la notion est fuyante parce que leur ecirctre est imparfait laquo Illa quae habent esse deficiens et imperfectum sunt secundum se ipsa parum cognoscibilia ut materia motus et tempus propter esse eorum imperfectionem raquo (In 2 Met 1 1)

13 Crsquoest-agrave-dire qursquoagrave cause des conjonctions accidentelles impreacutevues ou de laquo lrsquoindisposition de la matiegravere raquo il peut y avoir des monstres des hommes agrave six doigts des germes qui ne poussent pas etc Cette laquo contingence raquo nrsquoimplique aucunement la liberteacute (v 1 q 115 a 6) et la comparaison avec les sciences morales (p ex 10 2laquoe q 96 a 1 ad 3rsquo ne vise que les reacutesultats ndash Je parle agrave dessein de laquolois raquo En accordant agrave M von Tessen-Wesierski (Die Grundlagen des Wunderbegriffes nach Thomas von Aquin p 107) que le mot manque chez S Thomas il faut maintenir que le concept srsquoy trouve puisqursquoil discute la valeur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 140

ndash Ensuite viennent les sciences humaines comme la morale la politique14 ndash enfin les sciences drsquoopeacuteration qui sont laquo les plus incertaines parce qursquoil leur faut consideacuterer les multiples laquo circonstances des choses singuliegraveres agrave produire15 raquo On le voit avec eacutevidence le fait de proclamer laquo plus incertaines raquo les choses qui comme il le dit en cent endroits nous sont laquo plus connues raquo indique que lrsquoordre de la science est inverse pour lui de celui du sens et que toute consistance scientifique vient de ce qui est le plus geacuteneacuteral et le plus abstrait La meacutetaphysique est agrave la fois ce qursquoon apprend apregraves tout le reste16 et ce qui laquo prouve tout le reste raquo

Nous pourrions encore confirmer notre maniegravere de voir en examinant ce que S Thomas entend par laquo deacutemontrer raquo Le concept de deacutemonstration deacutefinit pour lui celui de science17 Sans doute la deacutemonstration est double eacutetant parfaite ou imparfaite la parfaite part de principes laquovrais premiers immeacutediats anteacuteceacutedents plus clairs causes de la laquo conclusion raquo son moyen terme est la deacutefinition essentielle la deacutemonstration imparfaite part de principes plus clairs

de propositions exprimant une connexion essentielle entre deux pheacutenomegravenes distincts (V 3 C G 86 et

cp lrsquoexpression mecircme laquo verum ut in pluribus raquo 1a 2ae l c) 14 User de raisons probables crsquoest la meacutethode des sciences morales (In Trin q 6 a 1 ad 3 1re seacuterie cf c)

ndash Lrsquohistoire nrsquoest pas une science au sens thomiste puisqursquoelle ne peut se deacuteduire Tregraves deacutefiant de la connaissance par teacutemoignage (laquo Quantacumque multitudo testium determinaretur posset quandoque testimonium esse iniquum 2a 2ae q 78 a 2 ad 1 ndash Cp ibid corp et a 3 -1 a 2ae q 105 a 2 ad 8 etc) S Thomas admet pourtant implicitement qursquoon puisse arriver agrave la certitude sur un fait historique (v le rocircle de lrsquohistoire dans les preacuteambules de la foi 1 C G 6 et Opusc 2 Ad Cantorem Antiochenum ch 7)

15 In 1 Met 1 2 ndash Cp in Trim 6 1 (542 b multo plus) 16 In 1 Met 1 2 17 In 4 Met l 1 (471 a) In 2 Post 1 20 ad fin ndash In 1 Post 1 1 la deacutemonstration est deacutecrite laquo rationis

processus necessitatem inducens in quo non est possibile esse veritatis defectum et per huiusmodi rationis processum scientiae certitudo acquiritur raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 141

pour nous et prouve par exemple la cause par les effets18 Mais la deacutemonstration imparfaite qui donne le fait et non le pourquoi est comme agrave cocircteacute de la science vraie elle nrsquoy entre que dans certains cas deacutetermineacutes ougrave elle se trouve convertible en deacutemonstration par la cause Elle est drsquoailleurs auxiliaire de la science quand elle sert agrave preacuteparer la deacutefinition (en permettant par exemple de classer une substance sensible dans un genre deacutejagrave connu) Mais la deacutefinition nrsquoest proprement conclue drsquoaucun raisonnement syllogistique elle est le fruit de lrsquoinduction large ou constatation reacuteiteacutereacutee Donc la deacutemonstration du pur fait si elle nrsquoaide pas agrave passer au-dessus drsquoelle-mecircme doit ecirctre exclue du domaine des sciences pour passer agrave celui des industries

Il semblerait que crsquoest lagrave aussi dans le domaine pratique des laquo arts utiles raquo que S Thomas eucirct ducirc releacuteguer lrsquoinduction dite aujourdrsquohui scientifique srsquoil srsquoen eacutetait fait une ideacutee nette19 Non qursquoil eucirct pousseacute le paradoxe jusqursquoagrave la juger scientifiquement indiffeacuterente Mais ses reacutesultats eacutetant indispensables agrave qui veut savoir ses proceacutedeacutes dans lrsquoouvrage de luxe qursquoeacutetait pour lui la science intellectuelle auraient ducirc demeurer cacheacutes Lrsquoesprit une fois la laquo science raquo faite ne doit plus rien voir que la descente harmonieuse et lumineuse des deacuteductions

II

On pourrait en groupant habilement des textes donner une impression toute contraire agrave celle qui doit ressortir du paragraphe preacuteceacutedent On ferait un meacuterite agrave S Thomas

18 Voir lrsquoOpusc 34 de Demonstratione drsquoauthenticiteacute agrave peine douteuse Plus briegravevement dans la Somme 1

q 2 a 2 19 Ce qui nrsquoest pas V le jugement de M Mansion dans ses excellents articles sur lrsquoInduction chez Albert le

Grand (Revue Neacuteo-Scolastique 1906 pp 115 et 246)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 142

drsquoecirctre resteacute fidegravele malgreacute toute sa confiance en lrsquoesprit agrave la tradition expeacuterimentale drsquoAristote On montrerait que dans sa theacuteorie des sciences naturelles il a fait agrave lrsquoobserva-tion des pheacutenomegravenes la premiegravere place laquo Dans lrsquoenquecircte de laquo la veacuteriteacute en matiegravere de sciences naturelles eacutecrit-il quelqueslaquo uns sont partis des raisons intelligibles et ce fut le propre laquo des Platoniciens drsquoautres sont partis des objets sensibles laquo et ce fut comme lrsquoa dit Simplicius le propre de la philosophie drsquoAristote20 raquo Ailleurs encore il critique apregraves son maicirctre lrsquoa priorisme lrsquo laquoinexpeacuterience raquo des Platoniciens21 Il deacuteclare avec lui que dans les sciences naturelles la meacutethode des matheacutematiques est deacuteplaceacutee22 La deacutemonstration par le signe ou lrsquoeffet est plus usiteacutee dans ces sciences23 Aussi lrsquoon y part en geacuteneacuteral de ce qui est moins clair en soi mais plus clair pour nous24 Ces deacuteclarations semblent nettes

On y joindrait des arguments tireacutes de la pratique de S Thomas dans sa philosophie du mouvement dans sa psychologie surtout il tient agrave srsquoappuyer toujours sur les faits et invoque souvent lrsquoexpeacuterience comme un argument irreacutefutable

On insisterait sur le caractegravere expeacuterimental de sa theacuteorie de la connaissance S Thomas a une tendance visible agrave universaliser lrsquoopposition des priora quoad se et des priora quoad nos25 Comment agrave de pareils principes aurait-il pu joindre cette confiance folle en la deacuteduction

Mais ces objections en tant qursquoelles ne reposent pas sur une confusion entre lrsquoordre drsquoinvention et lrsquoordre systeacutematique ndash qursquoil faut soigneusement distinguer chez les Meacutedieacute-

20 Spir 3 21 In 1 Gen 1 3 22 In 2 Met 1 5 23 In Trin 6 1 24 In 2 An 1 3 25 V 2 C G 77 ult ndash 1a 2ae q 57 a 2 ndash in Job 4 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 143

vaux ndash prouvent seulement qursquoune certaine indeacutetermination voilait dans lrsquoesprit de S Thomas des problegravemes importants drsquoeacutepisteacutemologie Elles ne peuvent empecirccher que la conception laquo architectonique raquo preacuteceacutedemment exposeacutee demeure la principale la plus souvent rappeleacutee la plus systeacutematiquement affirmeacutee Preacuteciser lrsquoopposition apparente ou reacuteelle de ces deux tendances divergentes en cela consiste toute la difficulteacute pour qui veut critiquer la valeur de la science drsquoapregraves les principes de S Thomas

III

Si nous entreprenons de juger la science au sens thomiste du mot comme simulacre de lrsquointellection pure il faut drsquoabord fixer deux conclusions qui se deacutegagent drsquoellesmecircmes

Premiegraverement il va de soi qursquoun arrangement de jugements successifs est de par sa notion mecircme imparfait et mal satisfaisant quand il srsquoagit de la prise unifiante de lrsquoecirctre La science participe aux tares de la ratio26 La science qui srsquoaccumule en ajoutant sans cesse de plus eacutetroites deacuteterminations de son objet tend agrave la ressemblance drsquoune ideacutee angeacutelique mais le passage agrave la limite en faisant eacutevanouir sa multipliciteacute caracteacuteristique lrsquoexterminerait Sans doute le

26 Voir in 1 Post 1 35 la reacuteponse aux objections qui attaquent la supeacuterioriteacute de la deacutemonstration universelle

sur la particuliegravere et speacutecialement agrave celle-ci laquo Universalis demonstratio ita se habet quod laquo minus de ente habet quam particularis raquo S Thomas reacutepond en distinguant le point de vue de la raison drsquoavec la reacutealiteacute laquo Quantum ad id quod rationis est Quantum vero ad naturalem subsistentiam raquo Pourtant la critique de la science comme speacuteculation imparfaite ne doit pas ecirctre chercheacutee dans ce paragraphe elle est ndash un peu trop implicitement encore ndash dans les questions sur les Anges (p ex Ver 8 15 distinction de la connaissance in aliquo unifiante et qui peut ecirctre intuitive ndash et de la connaissance ex aliquo discursive et multiple)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 144

principe de la deacuteduction lrsquounifie et fait voir ses eacutenonciables les uns dans les autres Oportet in conclusionibus speculari principia Cependant mecircme si dans ce qui nrsquoest pour S Thomas qursquoune opeacuteration logique on voulait consideacuterer lrsquoacte psychologiquement supeacuterieur qui imite une vision totalisante la reacuteduction mecircme du multiple agrave un principe abstrait ne ferait que mieux ressortir tout ce qursquoa drsquoirreacuteel lrsquoapproximation de lrsquoecirctre par voie deacuteductive Le nerf de la deacuteduction crsquoest le principe de la substitution des eacutequivalents drsquoautre part selon les premiers axiomes de la meacutetaphysique thomiste dans le monde degraves Intelligibles purs il nrsquoy a pas drsquoeacutequivalents ndash et dans le monde mateacuteriel il ne semble guegravere convenir qursquoil y en ait puisque la finaliteacute intelligible y regravegne donc le contraste est irreacuteductible entre lrsquointellection type et la science mecircme parfaite Omnis scientia essentialiter NON est intelligentia

En second lieu quelque grossiegravere et confuse que soit la connaissance deacuteductive S Thomas est parfaitement fidegravele agrave ses principes en admettant et la possibiliteacute et la supeacuterioriteacute relative drsquoune certaine philosophie par deacuteduction laquo Si une cc proposition est deacutemontrable nous nrsquoen avons pas de meilleure connaissance que la scientifique tandis que des principes indeacutemontrables nous avons une connaissance meilleure27 raquo La dualiteacute de nos moyens de connaicirctre entraicircne cette conseacutequence logique un renseignement quelconque sur nrsquoimporte quelle essence suppose un travail sur des donneacutees sensibles donc un systegraveme du monde suppose lrsquoabstraction de principes geacuteneacuteraux gracircce agrave lrsquoinduction large Et lrsquounification de ce systegraveme ne se conccediloit que par lrsquointersection de ces principes entre eux ou avec des quasi-deacutefinitions semblablement obtenues ndash Rien nrsquoempecircche

27 In 1 Post l 32

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 145

que la possession de lrsquoensemble scientifique ainsi formeacute atteigne agrave la certitude parfaite Mais tout fait preacutevoir que son extension sera extrecircmement borneacutee

Lrsquoerreur de S Thomas semble donc avoir consisteacute agrave faire en pratique de toute proposition certaine qui nrsquoeacutetait pas immeacutediatement utilisable agrave lrsquoartisan une partie inteacute-grante de la philosophie deacuteductive On le sait assez quand on eut renonceacute agrave cette meacutethode lrsquoexpeacuterience montra qursquoune systeacutematisation autonome des faits sensibles donneacutes pouvait ecirctre entreprise et reacuteussissait La valeur de speacuteculation immeacutediate en eacutetait mince mais les reacutesultats pratiques indeacutefiniment feacuteconds Ce qursquoon reproche donc agrave S Thomas ce nrsquoest pas drsquoavoir admis la possibiliteacute drsquoune philosophie du mouvement ni preacuteciseacutement drsquoavoir voulu lrsquoenseigner avant la zoologie et la botanique crsquoest drsquoavoir cru que botanique et zoologie en pouvaient ecirctre comme deacuteduites en sorte que ce qui est leur fond essentiel ce qui les constitue comme sciences des vivants reacuteels fucirct lrsquo laquo application raquo drsquoune philosophie de lrsquoecirctre mouvant En preacutetendant utiliser tout pour sa synthegravese il nrsquoeacutetait que conseacutequent avec ses principes en voulant y faire rentrer par force tant de produits du travail de la ratio sur le donneacute il risquait de fausser ses principes ndash Nrsquoavait-il pas parleacute lui-mecircme de cette cogitative semblable agrave lrsquoestimative des becirctes mais renforceacutee par son contact avec la raison Nrsquoavait-il pas insisteacute sur cette continuiteacute qui regravegne entre tous les ecirctres connaissants Et nrsquoaurait-il pu soupccedilonner qursquoagrave cocircteacute de la speacuteculation pure image de la vie angeacutelique les hommes semblables en cela agrave des abeilles progressives ou agrave des castors tregraves supeacuterieurs possegravedent des systegravemes de lois et de recettes qui leur permettent drsquoassujettir le monde des sens agrave leurs besoins

Sans doute on ne peut dire absolument qursquoil ait manqueacute drsquoune ideacutee si simple A cocircteacute des sciences il connaicirct les indus-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 146

tries (artes) ougrave il range par exemple lrsquoagriculture et la meacutedecine28 Et ce serait peut-ecirctre le meilleur moyen de faire comprendre son eacutepisteacutemologie que de dire les sciences telles que maintenant on les entend sont pour lui des laquoarts raquo et la synthegravese philosophique seule doit srsquoappeler laquo science raquo Qursquoest-ce qursquoun savant pour S Thomas Crsquoest un homme qui connaicirct les essences Pour nous le savant comme tel fait preacuteciseacutement profession de les ignorer et srsquoinquiegravete seulement de noter les rapports entre les pheacutenomegravenes Attribuer le chauffage agrave laquo Dieu en preacutesence du feu raquo et non pas agrave la laquo vertu propre de cet eacuteleacutement crsquoest pour S Thomas aneacuteantir la science parce que crsquoest rendre impossible la connaissance des causes29 Mais qursquoimporterait au savant drsquoaujourdrsquohui pourvu qursquoon lui laissacirct la constance du pheacutenomegravene Et du laquo pourquoi raquo ce savant parlerait comme de lrsquo laquo essence raquo la finaliteacute nrsquoest plus pour lui un principe laquo reccedilu du dehors raquo comme constituant intrinsegraveque de sa science crsquoest une hypothegravese directrice conccedilue au-dedans S Thomas lui identifiait en son eacutepisteacutemologie meacutetaphysique la nature et la fin30

Si donc on voulait comparer ses principes aux theacuteories des modernes il ne faudrait pas leurreacute par une coiumlncidence purement verbale identifier ce qui de part et drsquoautre est nommeacute laquo science raquo Ce serait sinon reacutealiser lrsquoidentiteacute des

28 In 2 Post 1 20 Lrsquoassertion est mecircme eacutetendue agrave tout ce qui est laquo circa generationem id est circa

quaecumque factibilia raquo La penseacutee semble un peu vague ndash In 2 Phys 1 4 (348 b) la meacutedecine est dite laquo scientia artificialis raquo ndash La physique au contraire est une science et neacutecessaire (Ver 15 2 3) et deacutemonstrative (2a 2ae q 48 a un In 1 Phys 1 1) le naturalis est une espegravece du speculativus (In 10 Eth 1 15 fin)

29 3 C G 69 7 30 In 2 Phys 1 15 380 a ndash Le physicien drsquoapregraves S Thomas use en ses deacutemonstrations de toutes les causes

(in 1 Phys 1 1) et preacutefeacuterablement de la finale (In 5 Met 1 2 518 b ndash 1 1 513 b ndash On peut drsquoailleurs lire praecipuae et non praecipue pour ne pas aggraver lrsquoideacuteologie (cp 3 C G 69 7)

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 147

contradictoires au moins torturer les textes drsquoeacutetrange faccedilon Il faudrait maintenir tregraves nette la distinction entre speacuteculations pures et industrie systeacutematiseacutees Assureacutement ce nrsquoest pas lagrave mentir au peacuteripateacutetisme pourvu qursquoon affirme encore que les secondes peuvent preacuteparer aux premiegraveres leurs mateacuteriaux et aussi que certaines geacuteneacuteralisations extraites des sciences peuvent ecirctre subsumeacutees aux principes de meacutetaphysique ndash Si drsquoailleurs sur ces deux points on consulte la pratique de S Thomas pour eacuteclairer ou corriger sa theacuteorie lrsquoon se convaincra touchant la preacuteparation des mateacuteriaux qursquoil les a emprunteacutes agrave lrsquoexpeacuterience vulgaire bien plus qursquoagrave ses theacuteories scientifiques et touchant la systeacutematisation ulteacuterieure des faits observeacutes qursquoil lrsquoa souvent preacutesenteacutee comme un arrangement possible plutocirct que comme une deacuteduction certaine31 Ces deux faits expliquent la faciliteacute avec laquelle sa biologie (si le mot nrsquoest pas trop preacutetentieux) sa physique et son astronomie mecircme se deacutetachent de sa meacutetaphysique

Mais le point capital reste ceci qursquoon suppose des sciences pratiques aussi complegravetes et aussi bien coordonneacutees qursquoon voudra ndash qursquoon les juxtapose dans une mecircme intelligence agrave lrsquoontologie la plus profonde -tant que les premiegraveres ne feront qursquoaffirmer des faits les deux tableaux seront irreacuteductibles Et se fondissent-ils en un seul par la peacuteneacutetration de lrsquointelligible dans le sensible geacuteneacuteraliseacute le reacuteel en soi nrsquoest pas encore saisi S Thomas qui nie qursquoon puisse arriver agrave connaicirctre laquo toutes les choses naturelles32 raquo eucirct pu ajouter selon ses principes que les connucirct-on toutes par le mode humain on restait encore fort au-dessous de lrsquoideacuteal de lrsquointelligence La raison derniegravere de lrsquoimperfection de toute

31 Voir le chapitre suivant 32 In 1 Meteor 1 1 ndash In Job 1 11 ndash 1 q 88 a 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 148

science humaine crsquoest la dualiteacute de nos moyens de connaissance tandis que le reacuteel est un La quidditeacute et la toi saisies par un esprit qui ne voit pas la matiegravere nrsquoexistent que dans la matiegravere Aussi dans nos eacutenonceacutes et nos perceptions multum inest de natura indeterminati

CHAPITRE CINQUIEgraveME

Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Systegravemes et Symboles

I

Malgreacute sa rigoureuse conception de la science qursquoil applique agrave la philosophie S Thomas admet en theacuteorie et en pratique qursquoaux raisonnements philosophiques certains on ait le droit drsquoen mecircler drsquoautres qui donnent des reacutesultats seulement probables La faccedilon la plus exacte et la plus scolastique de deacutecrire ce proceacutedeacute crsquoest de le rattacher agrave cette partie de la logique que lrsquoEacutecole appelle laquo dialectique1 raquo La dialectique est caracteacuteriseacutee par lrsquo laquo enthymegraveme raquo par ougrave lrsquoon nrsquoentend pas que toujours une des preacutemisses est sousentendue mais que omise ou exprimeacutee elle nrsquoa pas la certitude requise pour une deacutemonstration Nous sommes donc en preacutesence drsquoun exercice de lrsquoesprit qui use speacuteculativement des meacutecanismes deacuteductifs propres agrave la ratio alors qursquoil ne possegravede comme principe qursquoune vue trop confuse pour qursquoon puisse certainement lrsquoappliquer au sujet

Plus la majeure sera geacuteneacuterale et la conclusion eacuteloigneacutee mieux lrsquooriginaliteacute du proceacutedeacute apparaicirctra elle est agrave son comble dans les raisonnements du type suivant qui ne

1 Sur la dialectique opposeacutee au raisonnement apodictique v in 1 Post 1 1 et 1 33 ndash 28 280 q 48 a un ndash

in 4 Met 1 1 (471) Cp logice ou rationabiliter opposeacute agrave demonstrative p ex in 1 Cael l 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 150

sont pas rares chez S Thomas la raison pose en principe une de ces grandes phrases qui sont comme lrsquoexpression mecircme de lrsquoidentiteacute entre ses lois et les choses (Bonum est ut in pluribus Natura semper ad unum tendit Natura semper meliore modo operatur) et elle en postule lrsquoapplication dans un deacutetail alors que le moyen terme est insuffisant ou absent Tous les raisonnements de convenance ou drsquoanalogie rentrent dans ce type2 Il nrsquoen est point de plus ingeacutenieusement naiumlf que lrsquoargumentation par la laquo suffisance des combinaisons3 raquo Adam a eacuteteacute fait sine viro et femina Egraveve ex viro sine femina les autres naissent ex viro et femina Il convenait donc laquo ad completionem universi raquo que Jeacutesus naquit ex femina sine viro ndash Cet usage du discours peut srsquoappeler artistique parce que sont but principal semble ecirctre son exercice mecircme et parce qursquoil correspond dans les esprits drsquoalors aux besoins que maintenant lrsquoart a pour mission de remplir

On peut facilement faire voir qursquoil eacutetait naturellement appeleacute par le deacuteveloppement de la noeacutetique thomiste tel que nous lrsquoavons deacutecrit Lrsquointelligence discursive si elle reste fidegravele agrave la rigueur de ses meacutethodes nrsquoarrive agrave srsquooffrir qursquoune vision du monde double neacutecessairement et irreacutemeacutediablement trouble Des lois geacuteneacuterales sont eacutetablies dont lrsquoensemble esquisse la structure de lrsquoecirctre mais entre ces lineacuteaments trop espaceacutes srsquoeacutetendent de larges intervalles que lrsquoesprit voudrait remplir Car son aspiration est toujours par quelque moyen que ce soit de srsquointeacutegrer lrsquounivers dans lrsquouniteacute drsquoune seule ideacutee passer agrave lrsquoacte et agrave plus drsquoacte ce nrsquoest autre chose pour lui que chercher agrave satisfaire cette tendance Des reacutegions de lrsquoecirctre lui sont inconnues il veut

2 3 d 12 q 3 a 2 sol 2 ndash 3 q 31 a 4 3 Crsquoest lrsquoargument drsquo laquo eacutequilibre raquo ou drsquolaquo isonomie raquo des anciens (Cp Ciceacuteron De Nature Deorum I 39)

Pour lrsquousage qursquoen fait S Thomas cp in 2 Cael 1 4 116 a ndash In 1 Post 1 11

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 151

suppleacuteer par lrsquoimagination que guide lrsquoanalogie Les recettes industrielles sont agrave part de la vraie science il est solliciteacute agrave inventer des raccords entre les eacutenonceacutes propter quid et les eacutenonceacutes quia On pourrait ajouter que les sens intuitifs le tentent eux qui atteignent du preacutecis et du vivant de remplir ses capaciteacutes vides en y pressant leurs appreacutehensions singu-liegraveres crsquoest nous le verrons la raison du symbole sensible qui vient srsquoajouter au systegraveme pour aider agrave unifier lrsquounivers conccedilu Si donc nous parlons drsquoart le mot ne doit pas faire illusion sur le sens essentiellement philosophique du proceacutedeacute qui nous occupe crsquoest parce qursquoil est tregraves intimement convaincu de lrsquointelligibiliteacute du monde total et de la neacutecessiteacute drsquounifier lrsquoideacutee pour lrsquoapprofondir que le Scolastique pour embellir et compleacuteter sa vision du monde ajoute au certain du tregraves probable du moins probable du supposable du possible et continuerait srsquoil pouvait agrave lrsquoinfini Renoncer aux lois rigoureuses de la science qui deacutemontre eacutecouter les sens et les admettre agrave collaborer agrave lrsquoœuvre philosophique autrement qursquoen preacuteparant des mateacuteriaux pour la deacuteduction crsquoest drsquoailleurs introduire dans les reacutesultats cette flexibiliteacute cette incertitude qui est le propre de la connaissance sensible Crsquoest abandonner la rigueur pour lrsquoamour de lrsquouniteacute Crsquoest viser agrave autre chose qursquoagrave la conviction raisonnable srsquoil est vrai que tout assentiment est deacutesordonneacute degraves lagrave qursquoil nrsquoest pas infaillible4 Quand le sensible et lrsquoopinion sont mis de la partie lrsquoon nrsquoa plus une complexiteacute rationnelle pour mimer lrsquoIdeacutee pure mais une complexiteacute artistique pour mimer la rationnelle Le Systegraveme et le Symbole fruits de cette collaboration drsquoun nouveau genre ougrave lrsquoimagination a sa place sont donc des succeacutedaneacutes de la science totale Et si lrsquoon coule le probable dans les mecircmes moules

4 Cp le texte deacutejagrave citeacute de Ver 18 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 152

afin que lrsquoensemble produise une impression unique et que la raison impuissante agrave la deacuteduction absolue puisse du moins srsquoen offrir lrsquoillusion le philosophe devra toujours pouvoir distinguer en soi deux personnages un poegravete qui recircve un savant qui prouve Beau-coup drsquoesprits au Moyen Age eacutetaient assez souples pour ce jeu5 et dans le cas particulier de S Thomas on peut assurer que si le plaisir intellectuel eacutetait grand la raison nrsquoen eacutetait pas dupe6

Il est assez rare que S Thomas srsquoarrecircte agrave doser la certitude de ses assertions Il serait pourtant relativement facile croyons-nous de distinguer en sa doctrine ce qursquoil estimait probable et ce qursquoil jugeait certain si du moins lrsquoon srsquoen tenait agrave la philosophie pure Sans doute ce travail exigerait qursquoon srsquoengageacirct trop agrave fond dans le mateacuteriel de son systegraveme pour qursquoil soit possible mecircme de lrsquoesquisser ici Drsquoautre part pour donner une juste ideacutee de la coexistence subjective des deux meacutethodes il ne suffit pas drsquoen citer les theacuteories frag-mentaires qursquoon peut recueillir ccedilagrave et lagrave seule la lecture du corps mecircme des exposeacutes donnera lrsquoimpression exacte de ce qursquoeacutetait la logique artistique et parmi ces exposeacutes comme nous verrons crsquoest aux theacuteologiques qursquoil faudrait surtout srsquoattacher parce que crsquoest en theacuteologie que cette meacutethode triomphe Jrsquoemprunte seulement trois exemples au domaine de la connaissance naturelle

Le premier fait clairement voir que dans les sciences naturelles telles qursquoil les concevait et les enseignait crsquoest agrave-dire comme des explications deacutepassant le simple eacutenonceacute du

5 Lequel est dans la tradition grecque non seulement platonicienne mais aristoteacutelicienne Un exemple

typique du proceacutedeacute se rencontre au second livre du Ciel ougrave les hypothegraveses astronomiques sont accompagneacutees de la jolie reacuteflexion εἴ τις δὶα τὸ φιλοσοφίας καὶ μικρὰς εὐπορίας ἀγαπᾷ περὶ ὦν τὰς μεγίστας ἔχομεν ἀπορίας (B 12)

6 Voir les deacuteclarations comme 4 d 40 a 4 ad 4

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pheacutenomegravene il se rendait compte malgreacute sa conscience de lrsquoideacuteal deacutecrit plus haut qursquoil entrait une large part drsquohypothegravese Il est un texte du Commentaire sur le Ciel si connu qursquoil faut presque srsquoexcuser de le citer mais si tonique qursquoon rie peut srsquoen dispenser laquo Les hypothegraveses inventeacutees par les laquo astrologues dit-il ne sont pas neacutecessairement vraies laquo en les apportant ils paraissent expliquer les faits et laquo pourtant on nrsquoest pas obligeacute de croire qursquoils ont vu juste laquo peut-ecirctre un plan encore inconnu des hommes rend raison laquo de toutes les apparences du monde des eacutetoiles7 raquo Notez que ce jugement porte mecircme sur le systegraveme qursquoil expose et dont il use en ses propres œuvres Un doute semblable se fait jour en meacuteteacuteorologie agrave propos de la theacuteorie des comegravetes lrsquohypothegravese adopteacutee est dite infeacuterieure en certitude tant aux theacuteoregravemes matheacutematiques qursquoaux eacutenonceacutes de faits sensibles et son unique meacuterite est drsquoexpliquer le pheacutenomegravene drsquoune maniegravere qui satisfasse lrsquoesprit8

Le second exemple serait drsquoune porteacutee bien supeacuterieure si les deacuteclarations eacutetaient aussi nettes Il srsquoagit de la theacuteorie des Substances seacutepareacutees Quel aspect incertain prendrait la philosophie thomiste si cette doctrine devait tout entiegravere ecirctre consideacutereacutee comme hypotheacutetique Mais les donneacutees de la foi srsquoajoutent ici aux conjectures philosophiques On ne peut donc parler de simple opinion Malgreacute cela plusieurs points dignes drsquoattention doivent au moins ecirctre signaleacutes les arguments apporteacutes dans la partie philosophique du Contra Gentes pour prouver soit qursquoil y a des Anges soit que le

7 In 2 Cael 1 17 La mecircme doctrine est explicitement reprise 1 q 32 a 1 ad 2 et semble mecircme deacutepasseacutee in

Job 38 2 e Per certitudinem via motus luminarium cognosci non potest ab homine raquo (cple contexte) 8 In 1 Meteor 1 9 ndash On est drsquoailleurs averti au deacutebut du traiteacute que les preacutetentions de lrsquoauteur et du

commentateur sont modestes

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 154

monde sensible est gouverneacute par eux ne sont au fond que des raisons de convenance tireacutees de lrsquoanalogie geacuteneacuterale du monde et du plan qui semble avoir preacutesideacute agrave sa creacuteation9 Il est juste sans doute de le remarquer la valeur de plusieurs thegraveses drsquoangeacutelologie est indeacutependante de lrsquoexistence reacuteelle des Anges biais drsquoautres la supposent neacutecessairement Plus donc on croira devoir souligner lrsquoautonomie de la philosophie thomiste par rapport aux donneacutees reacuteveacuteleacutees plus aussi il faudra reconnaicirctre la hardiesse de ses conjectures et son peu de reacutepugnance agrave se contenter du probable en de fort grandes questions

La theacuteodiceacutee enfin fournit lrsquoexemple le plus topique et le plus digne drsquoecirctre meacutediteacute ndash Qursquoon suive le deacuteveloppement logique de la deacutemonstration des attributs divins soit dans la Somme contre les Gentils soit mecircme dans la Somme theacuteologique Comment douter qursquoon soit en preacutesence drsquoun discours qui preacutetend rigoureusement prouver Quelque chose serait-il solide dans lrsquoœuvre du Docteur angeacutelique si ces grandes thegraveses vacillaient ndash On est donc tregraves surpris lorsqursquoon entend dire ensuite que lrsquouniteacute de Dieu comprise comme

9 2 C G 91 ndash 1 q 50 a 1 ndash 1 q 51 a 1 On remarquera dans ces diffeacuterents passages les necesse est et les

oportet ndash En geacuteneacuteral on ne peut se fonder sur des mots de ce genre pour eacutetablir le degreacute drsquoassentiment que S Thomas accordait agrave une conclusion Parfois oportet alterne avec exigere videtur (4 C G 79 1) parfois videtur est employeacute en des matiegraveres ougrave lrsquoauteur est certain et semble devoir se traduire laquo il apparaicirct que n Il faudrait aussi tenir compte du caractegravere de certains ouvrages il se peut que la valeur technique de chaque expression soit moins peseacutee en certains passages plus eacuteleacutegamment eacutecrits la masse des expressions dubitatives dans les Sentences est peut-ecirctre un signe de la modestie du deacutebutant partout mille raisons drsquoopportuniteacute conseillaient de traiter respectueusement lrsquoAugustinisme dans les reacutedactions du Fregravere Reacuteginald telle expression vive est due peut-ecirctre au zegravele outrancier du disciple (In 1 Cor 13 1 4 laquo omnino falsum et impossibile raquo) Tout cela doit rendre sceptique agrave lrsquoeacutegard des discussions qui reposent sur de pareilles pointes drsquoaiguilles il nrsquoeucirct pas eacuteteacute utile drsquoinsister si lrsquoon nrsquoen rencontrait encore trop souvent

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enveloppant la toute-puissance la providence universelle et semblables attributs est objet de foi et non pas de deacutemonstration La reacutepeacutetition de cette affirmation et le caractegravere des ouvrages ougrave elle se trouve deacutefendent drsquoy voir une reacuteponse donneacutee au hasard pour esquiver quelque veacutetilleuse objection theacuteologique Drsquoailleurs si lrsquoon ne croyait pas qursquoelle traduise une penseacutee reacutefleacutechie alors la faciliteacute mecircme avec laquelle S Thomas srsquoy laisserait aller sacrifiant ainsi sans coup feacuterir des deacutemonstrations longuement eacutelaboreacutees prouverait bien mieux encore qursquoil nrsquoa point eu dans tous ses raisonnements meacutetaphysiques la confiance naiumlve et absolue qursquoon lui suppose Qursquoon accorde cela et qursquoon veuille bien remarquer en mecircme temps lrsquoabsence complegravete de restrictions quand S Thomas preacutesente ailleurs une preuve rationnelle de la Providence on aura conceacutedeacute tout ce que je preacutetends dire10

10 La question toucheacutee clans ce paragraphe est assez importante pour qursquoon doive entrer dans quelques

deacutetails S Thomas parmi les attributs de Dieu que la raison naturelle peut deacutemontrer mentionne plusieurs fois et en premiegravere ligne lrsquoincorporeacuteiteacute et lrsquointelligence il ajoute encore lrsquoincorruptibiliteacute lrsquoimmobiliteacute la volonteacute une certaine uniteacute ou singulariteacute drsquoexcellence et la preacuterogative drsquoecirctre cause finale du monde (3 d 24 q 1 a 3 sol 1 ndash Ver 18 3 ndash Comp Theol 35 et 254 ndash In Rom I 1 6 ndash 2a 2ae q 2 a 4 arg Sed contra) ndash Ce qui lui semble ecirctre exclusivement objet de foi crsquoest lrsquouniteacute conccedilue comme enfermant la toute-puissance la providence immeacutediate et universelle et le droit exclusif agrave ecirctre adoreacute (Ver 14 9 9 ndash Comp Theol 254 ndash Cp 2a 2ae q 1 a S ad 1) il y joint encore les attributs de Reacutemuneacuterateur et de Justicier (3 d 25 q 1 a 2 ad 2 ndash v cependant In Rom I 1 8) ndash Quant agrave la causaliteacute divine par rapport au monde la raison doit lrsquoaffirmer en geacuteneacuteral mais ne paraicirct pas pouvoir deacuteterminer si elle srsquoexerce par la creacuteation telle que lrsquoentendent les chreacutetiens (3 d 25 loc cit ndash In Rom I 1 6 ndash Comp Theol 68 cf 36 ndash Cp les expressions vagues de 3 d 2 q 1 a 3 sol 1 et le renvoi agrave Aristote op aussi les freacutequentes mentions des theacuteories eacutemanatistes Ce problegraveme est diffeacuterent de celui de la possibiliteacute de la creacuteation ab aeterno traiteacute ailleurs par S Thomas) ndash Il est difficile de reconnaicirctre dans cette distinction des deux classes drsquoattributs lrsquoœuvre exclusive de la reacuteflexion a priori S Thomas en la faisant a certainement penseacute aux Peacuteri-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 156

Passons maintenant aux speacuteculations proprement theacuteologiques le rocircle de la logique laquo artistique raquo y est beaucoup plus conscient et plus indeacuteniable comme il est aussi moins contesteacute

II

Lrsquoœuvre de la theacuteologie est deacutefinie et comprise par S Thomas drsquoune maniegravere qui peut surprendre celui qui connaicirct seulement de la scolastique ce qursquoon a coutume de reacutepeacuteter sur son rationalisme

Sans doute la theacuteologie est tout drsquoabord preacutesenteacutee comme une science speacuteculative dont les articles de foi sont les principes et les propositions qursquoon en tire discursivement les conclusions Cette science est laquo subalterneacutee raquo agrave lrsquointellection divine dont elle reccediloit formuleacutees en eacutenonciables certaines veacuteriteacutes sicut medicus credit physico11 La certitude tant des dogmes que de ce qui en deacutecoule eacutevidemment12 est absolue et irreacuteformable Voilagrave pour satisfaire les exigences de la raison et assureacutement transiger sur quelqursquoun de ces points crsquoeucirct eacuteteacute pour S Thomas cesser drsquoecirctre lui-mecircme Mais lrsquoexamen des objets de la science theacuteologique et de la maniegravere dont elle se constitue le persuadait que ses reacutesultats eacutetaient de fort ineacutegale valeur et que pour ecirctre elle devait faire une large part agrave ce que nous nommons systegraveme et symbole

pateacuteticiens et aux Arabes ndash Noter que si la raison est trop faible pour affirmer la toute-puissance elle est

encore plus mal venue agrave la nier (in Rom I 1 7) ndash On trouvera dans le Contra Gentes (375) et dans le Compendium Theologiae (123) des deacutemonstrations de la Providence de forme philosophique

11 In Trin 2 2 et ad 5 12 V 1 q 32 a 4 (Utrum liceat contrarie opinari de notionibus) et plus fortement dans les Sentences (1 d

33 q 1 a 5) laquo Pertractata veritate et viso quid sequitur idem iudicium est de bis et de illis quae determinata sunt in fide quia ad unum sequitur alterum raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 157

Parce que Dieu est en dehors et au-dessus des cateacutegories les entiteacutes surnaturelles y eacutechappent de mecircme et ne srsquoy laissent laquo reacuteduire raquo que par un classement pratique et gros-sier Les compartiments deacutecrits par Aristote ne sont pas le cadre propre de ces reacutealiteacutes nouvelles la gracircce par exemple ne rentre dans aucune des quatre espegraveces de la qualiteacute et parmi les huit maniegraveres drsquoecirctre drsquoune chose dans une autre assigneacutees au quatriegraveme livre de la Physique il nrsquoen est aucune qui srsquoapplique agrave la Triniteacute13 Donc les ideacutees que nous nous en formons sont au plus haut degreacute analogiques Donc lrsquoexpression du dogme en fonction drsquoune philosophie supposeacutee adeacutequate aux choses drsquoici-bas nrsquoest ni eacutepuisante ni mecircme la seule expression imaginable Ce dernier point est tout particuliegraverement agrave remarquer tout en travaillant agrave la formule peacuteripateacuteticienne et scolastique de la theacuteologie S Thomas se gardait de lrsquoeacuteriger en canon absolu laquo La doctrine sacreacutee dit-il peut recevoir quelque e chose des sciences philosophiques non qursquoelle en ait laquo absolument besoin mais pour manifester mieux ses propres laquo notions Si elle en use ainsi la cause en est lrsquoinsuffisance laquo de notre esprit que les produits de la raison naturelle laquo (principe des autres sciences) conduisent plus facilement laquo agrave ce qui deacutepasse la raison et qui est lrsquoobjet de la theacuteologie14 raquo Cette explication suppose eacutevidemment que si lrsquoon avait lrsquointuition des reacutealiteacutes surnaturelles de la gracircce par

13 Ver 27 2 7 ndash 1 q 42 a 5 ad 1 -- Ici srsquoembranche toute la doctrine de la laquo proportionaliteacute raquo ndash Cp agrave

propos de lrsquounion hypostatique De Un Verbi Inc 1 et Pot 1 4 4 (seconde seacuterie) avec le principe geacuteneacuteral laquo Secundum considerationem theologi omnia illa quae non sunt in se impossibilia possibilia dicuntur raquo ndash Cp encore sur la transsubstantiation 3 q 75 a 4 sur le caractegravere sacramentel 3 q 63 a 2 etc

14 1 q 1 a 5 ad 2 ndash Cp Prolog Sent q 1 a1 laquo Utitur in obsequium sui omnibus aliis scientiis quasi vassallis raquo ndash In Trin 2 3 7 laquo quasi famulantes et praeambulae raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 158

exemple ou des vertus infuses on nrsquoirait pas les classer laquo par reacuteduction raquo dans un preacutedicament Elle suppose encore (ad majorem manifestationem) que les concepts vulgaires de ceux qui nrsquoont pas lu Aristote suffisent agrave leur donner de lrsquoensemble de la theacuteologie une ideacutee geacuteneacuterale et approximative plus imparfaite que celle des doctes mais qui en diffeacuterera par le degreacute non par la nature Elle laisse ouverte enfin la question de lrsquoemploi dans lrsquoœuvre theacuteologique de telle ou telle philosophie hors la veacuteritable cette question S Thomas semble la reacutesoudre en pratique par ses freacutequentes allusions au platonisme de certains Pegraveres lesquelles impliquent la possibiliteacute drsquoexplications theacuteologiques diffeacuterente 3 en fonction des diverses philosophies15

Introduire la philosophie crsquoest donc eacuteclairer le dogme crsquoest aussi puisque les esprits ne sont pas drsquoaccord sur les choses naturelles permettre certaines divergences de vues parmi les croyants La theacuteologie est maintenant distingueacutee drsquoavec la foi et quant agrave son mode drsquoexpression et quant agrave son domaine car les doctrines humaines agissant sur les eacutenonceacutes de la foi agrave la maniegravere de reacuteactifs en feront sortir pour les uns telle conclusion pour les autres telle autre laquo Et ici dit S Thomas srsquoapplique le mot de S Paul aux cc Romains que chacun abonde dans son sens16 raquo Voilagrave le vrai systegraveme theacuteologique constitueacute

15 V agrave propos de Denys 2 C G 98 agrave propos drsquoAugustin Ver 21 2 3 ndash Spir 10 8 ndash Mecircme si les

philosophes tiennent communeacutement une doctrine il faut bien se garder de lrsquoaffirmer comme appartenant agrave la foi (Opusc 9 Prolong) On ne doit jamais en exposant lrsquoEacutecriture adheacuterer exclusivement agrave une opinion qui peut se trouver anti-scientifique laquo Ideo multis exitibus verba Scripturae exponuntur ut se ab irrisione cohibeant litteris saecularibus inflati raquo (Ib D 18 ndash Cf 1 q 64 a 1) Cette Crainte de lrsquoirrisio infidelium est eacutegalement vive chez S Augustin et S Thomas

16 Quodl 3 10 Lrsquoarticle est intituleacute Utrum discipuli peccent sequendo diversas opiniones Magistrorum Puisque drsquoautre part il y a peacutecheacute

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On voit deacutejagrave quelle part drsquoincertain comporte neacutecessairement la reacuteflexion theacuteologique en tant qursquoelle consiste agrave tirer logiquement des conseacutequences du dogme Mais en fait et ceci est capital lrsquoœuvre theacuteologique pour les contemporains de S Thomas et pour lui-mecircme ne consistait pas uniquement ni mecircme peut-ecirctre principalement en cela Ils preacuteten-daient revenir munis de la philosophie autour des principes mecircme du dogme des articles de foi pour tacirccher drsquoen acqueacuterir une certaine laquo intelligence raquo Sans doute le concept de la fides quaerens intellectum est plus clair qursquoaux temps drsquoAnselme ou de Richard de Saint-Victor le domaine propre des mystegraveres est mieux deacutelimiteacute il est parfaitement convenu qursquoon ne les comprendra pas Pourtant cet incorrigible compreneur qursquoest le theacuteologien scolastique parlera comme srsquoil espeacuterait y arriver On ne prouvera pas les articles de foi mais on en simulera la preuve Qursquoon lise attentivement les passages ougrave S Thomas traite de le meacutethode theacuteologique on verra que crsquoest cet exercice qursquoil avait constamment en vue La plupart des dangers qursquoil signale sont dans cette direction Parfois sans doute il avertit de ne pas ajouter drsquoeacutenonceacutes nouveaux agrave ceux qursquoimpose lrsquoEacuteglise Mais ce qursquoil reacutepegravete sans cesse crsquoest qursquoil ne faut pas tellement preacutesumer de la raison humaine ou du geacutenie individuel qursquoon pense parvenir agrave comprendre les mystegraveres deacutejagrave imposeacutes Il faut les deacutefendre dit-il sans vouloir les prouver et comme Aristote lrsquoa fait pour les principes au quatriegraveme livre de la Meacutetaphysique il faut montrer qursquoils ne sont pas contradictoires et reacutefuter les objections il faut enfin chercher des similitudes raquo comme Augustin lrsquoa fait pour le mystegravere de la Triniteacute Cette derniegravere indication est significative17

agrave refuser une conseacutequence eacutevidente (p 156 n 2) les propositions systeacutematiques sont nettement

distingueacutees de ce qursquoon appelle aujourdrsquohui laquo conclusions theacuteologiques raquo 17 In Trin 2 1 ndash Ib 2 3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 160

Crsquoest donc autour de lrsquoeacuteleacutement indeacutemontrable et mysteacuterieux que se concentre une bonne part des efforts du theacuteologien meacutedieacuteval Le grand nombre de ses successeurs modernes srsquooccupe plus volontiers agrave preacuteciser les conclusions que le raisonnement peut tirer des eacutenonceacutes dogmatiques lui fidegravele agrave lrsquoimpeacuterieux instinct qui commandait sa conception de la synthegravese totale bacirctit sa theacuteologie agrave lrsquoimage de sa science et simule une deacuteduction de la Triniteacute ou du dogme de la vision intuitive La premiegravere conseacutequence est lrsquoincertitude des reacutesultats Il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoinexplicable Le monde de la nature connaissable agrave la raison est sans doute comme une sorte drsquoeacutebauche du monde de la foi mais ne livrant pas agrave notre abstraction de loi qui soit commune aux essences creacuteeacutees et agrave Dieu tel qursquoil est (puisque Dieu est en dehors du genre) il ne repaicirctra lrsquoesprit que de laquo semblances deacuteficientes18 raquo Le penseur dans une simultaneacuteiteacute tregraves consciente compose un assemblage drsquoideacutees arrangeacutees comme et qui prouve et se deacutefend explicitement de vouloir prouver Crsquoest un poegraveme logique moins utile dans la controverse que charmant pour lrsquoesprit qui croit deacutejagrave Il est juste et raisonnable avant que le Ciel nous donne la prise beacuteatifique de charmer avec nos ideacutees de Dieu laquo toutes nos piegraveces raquo comme eucirct dit Pascal drsquoexercer lrsquoesprit et drsquoexciter ainsi le cœur Ad consolationem fidelium dit S Thomas Et lrsquoon pourrait avec une leacutegegravere nuance illustrer ses dires du mot de Platon χρὴ τὰ τοιαῦτα ὥσπερ ἐπᾴδειν ἑαυτῷ

Il suffira de mentionner deux exemples emprunteacutes aux deux grands dogmes du Christianisme la Triniteacute et lrsquoIncarnation Rien nrsquoest plus hautement systeacutematique que lrsquoexposeacute des convenances de lrsquoincarnation du Verbe consideacutereacute

18 In Trin 2 3 ndash Tb 1 4 laquo Aliquales rationes non necessariae nec multum prohabiles nisi credenti raquo

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comm ideacutee de Dieu image du Pegravere et miroir creacuteateur de lrsquoUnivers19 Mais lrsquoexemple classique et principal agrave tous eacutegards est lrsquoapparente deacutemonstration de la Triniteacute emprunteacutee agrave S Augustin et fondeacutee sur la preacutesence en Dieu comme en lrsquohomme de la penseacutee et de lrsquoamour Que S Thomas lui ait attribueacute une valeur vraiment probante crsquoest une opinion qui ne supporterait pas un instant la discussion eacutetant contredite par les affirmations les plus claires Qursquoon lise pourtant les passages ougrave lrsquoexplication est deacuteveloppeacutee ex professo sans doute lrsquoon nrsquoa pas la mecircme impression de rationalisme drsquoeacutevacuation du mystegravere chez S Thomas que chez S Anselme mais qursquoest-ce qui indique qursquoon est en preacutesence non drsquoun raisonnement qui preacutetend conclure mais drsquoune analogie humaine qui nrsquoa drsquoautre but que de faire un peu moins mal concevoir Dans les Sentences et dans les deux Sommes quelques remarques disperseacutees cacheacutees le plus souvent dans la reacuteponse agrave une objection20 Pour lrsquoexplication abstraite elle se deacuteveloppe tout drsquoun trait dans le quatriegraveme livre Contre les Gentils par exemple scandeacutee drsquooportet et drsquoergo embrassant mecirclant fondant le probable et le certain avec une audace qui eacutetonne celui qui sait et une eacutegaliteacute de teneur qui trompe celui qui ignore On comprend que des theacuteologiens peu familiers avec la mentaliteacute meacutedieacutevale aient senti agrave la lecture de ces pages quelque chose du malaise ou de la mauvaise humeur drsquoun savant devant qui lrsquoon identifierait theacuteorie physique et loi constateacutee Il est remarquable que le laquo livre du maicirctre raquo est ici plus explicite21 mais nrsquoest-ce

19 4 C G 42 20 1 q 32 a 1 ad 2 ndash q 42 a 2 ad 1 21 Pot 2 1 ndash 8 1 12 ndash 9 9 7 ndash 10 5 ndash Mais voir aupregraves de cela ces tranquilles phrases ougrave lrsquoensemble de

la comparaison semble donneacute comme image expresse de la reacutealiteacute Pot 2 3 (corp fin et ad 11) ndash 2 4 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 162

pas surtout lrsquoeacutecolier qursquoil fallait mettre en garde contre la preacutesomption drsquoavoir deacutemontreacute lrsquoindeacutemontrable

La valeur de lrsquoexplication augustinienne de la Triniteacute qursquoon 0reacutealisera mieux en la remettant agrave sa place dans lrsquohistoire intellectuelle de son auteur en revivant le spiritualisme jeune qui lrsquoinspira consiste en ce qursquoelle fait concevoir une certaine pluraliteacute dans lrsquoun immateacuteriel ma penseacutee ou mon acte drsquoamour est moi en quelque lsquosorte vit en moi est incorporel comme moi et cependant srsquooppose agrave moi Elle eacutechoue agrave eacutetablir la distinction comme personnelle et aussi lrsquoeacutegaliteacute des diffeacuterents termes Lrsquoeacuteleacutement valable y est donc inseacuteparablement uni agrave un eacuteleacutement caduc Lrsquooriginaliteacute de ce meacutelange est moins frappante ce me semble dans les deacuteveloppements un peu oratoires de S Augustin que dans les exposeacutes syllogistiques de S Thomas Aussi cet exemple caracteacuterise excellemment sa meacutethode on ne peut guegravere je crois srsquoen exageacuterer lrsquoimportance il montre comment notre docteur a consciemment nourri drsquoun meacutelange de veacuteriteacutes et de symboles sa raison theacuteologique

S Thomas reacutesume quelque part le rocircle de la theacuteologie rationnelle en cette courte phrase ad cognoscendum fidei veritatem veras similitudines colligere22 Qursquoil srsquoagisse drsquoimages mateacuterielles et coloreacutees comme dans le symbolisme propre ou de constructions logiques comme dans les systegravemes on nrsquoa toujours affaire qursquoagrave des ressemblances do la veacuteriteacute

III

Comme la science eacutetait un succeacutedaneacute de lrsquoideacutee pure agrave lrsquousage de la raison deacutemonstrative ainsi le systegraveme est un succeacutedaneacute de la science agrave lrsquousage de lrsquoimagination intel-

22 1 C G 8

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lectuelle Il y a bien des degreacutes dans le raisonnement systeacutematique plus les analogies dont on part sont geacuteneacuterales moins la conclusion est sucircre parce qursquoon donne davantage aux conditions subjectives du connaicirctre humain et qursquoon reccediloit moins purement lrsquoimpression de lrsquoobjet On srsquoeacuteloigne tout ensemble de la science et de lrsquoIdeacutee23 La rigueur va srsquoexteacutenuant agrave mesure que se desserre la trame logique qui soutient des convenances plus vagues et de plus incertaines probabiliteacutes elle se dilue enfin dans lrsquoindeacutetermination du sensible

A la limite du systegraveme est le symbole La meacutethode nrsquoa pas essentiellement varieacute et toute proposition drsquoune philosophie symbolique recegravele un enthymegraveme dialectique La majeure est le principe courant au Moyen Age de la repreacutesentation geacuteneacuterale par le monde sensible du monde spirituel on affirme dans la mineure une convenance particuliegravere entre le mode drsquoappreacutehender tel objet sensible et de se repreacutesenter tel ecirctre spirituel Per ibidem significatur Christus per quem protegimur a spirituali diluvio24 Il est clair que dans la pro-position symbolique lrsquo laquo incertitude raquo est extrecircme la jonction du sensible et du spirituel la subsomption de lrsquoapparence sous la veacuteriteacute srsquoy opegravere arbitrairement en vertu de preacutefeacute-rences et de preacuteformations purement subjectives Mais lrsquoideacutee pure y est eacutexcellemment mimeacutee puisque les reacutealiteacutes

23 La derniegravere place entre les systegravemes appartient aux arrangements logiques faits pour le seul plaisir de

systeacutematiser telles sont par exemple la quintuple classification des Sacrements (4 d 2 q 1 a 2) lrsquoadaptation deacutetailleacutee des dons aux beacuteatitudes dans la 2a 2ae les divisions des vertus etc Rien nrsquoest plus caduc dans toute la scolastique que ces essais maladroits pour simuler la science du particulier Au lieu drsquoessayer drsquoy susciter lrsquointuition on y mateacuterialise le spirituel pour satisfaire lrsquoimagination quantitative

24 Il ne faut pas confondre la theacuteorie du symbolisme universel avec celle de lrsquoexemplarisme theacuteiste selon lrsquoexemplarisme les ecirctres les plus spirituels eux-mecircmes ont leur archeacutetype au sein du Verbe

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 164

les plus spirituelles y sont directement rejointes aux choses concregravetes objets drsquointuition Toutes les nuances entre le systegraveme tregraves probable et le pur symbole se rencontrent dans

la theacuteologie de S Thomas La relativiteacute de la mineure symbolique empecircche qursquoon puisse arriver par cette voie en philosophie agrave autre chose qursquoagrave des reacutesultats fantaisistes Aussi en matiegravere de veacuteriteacute naturelle le symbole chez S Thomas ne se preacutesente que sous forme de comparaison25 Il en pourrait ecirctre autrement pour la doctrine religieuse preacuteciseacutement parce qursquoune intelligence libre peut preacuteeacutetablir et reacuteveacuteler agrave lrsquohomme un certain rapport entre telles apparences sensibles et telles reacutealiteacutes spirituelles En fait cependant il nrsquoen est pas ainsi S Thomas nrsquoaccorde pas au symbole religieux de valeur eacutepisteacutemologique mais seulement une valeur de speacuteculation estheacutetique Symbolica theologia non est argumentativa26

En certains cas assureacutement le lecteur heacutesite entre les deux interpreacutetations systeacutematique et symbolique Crsquoest encore faire un raisonnement de juger laquo deacutecent raquo que la creacuteature spirituelle nrsquoait pas eacuteteacute faite apregraves la corporelle puisque lrsquounivers est un27 Mais que dire de ces minutieuses preacutecisions laquo Il est assez probable que la lune a eacuteteacute creacuteeacutee pleine comme les herbes ont eacuteteacute faites dans leur eacutetat par fait portant deacutejagrave des graines et semblablement les animaux et lrsquohomme Car bien que le deacuteveloppement naturel megravene du moins parfait au plus parfait pourtant agrave parler absolument crsquoest le parfait qui preacutecegravede raquo laquo Lrsquoat-

25 laquo Exemplum est quaedam inductio imperfecta raquo (In I Post l 1) Lrsquointellect agent p ex est compareacute agrave

lrsquoœil du chat agrave la fois source de lumiegravere et organe de vision crsquoest une analogie ce nrsquoest pas une preuve A priori on pouvait aussi bien le comparer agrave lrsquooeil du chien qui voit mais nrsquoeacuteclaire pas

26 Ver 22 11 8 ndash Quodl 7 14 4 27 Pot 3 18 laquo Unius totius una videtur esse productio raquo etc

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mosphegravere terrestre est un lieu convenable agrave lrsquohabitation des deacutemons sa transparence srsquoaccorde avec la beauteacute de leur nature sa turbulence avec leur volonteacute peacutecheresse sa place dans lrsquounivers avec leur office qui est de nous exercer raquo Et encore il est vraisemblable qursquoagrave lrsquoheure de la reacutesurrection des morts reacutegnera un certain creacutepuscule pour que la lune et soleil soient preacutesents agrave ce grand eacuteveacutenement28 On est ici agrave la limite du systegraveme et du symbole Nulle part drsquoailleurs on ne prend mieux sur le fait ce meacutelange de deacuteduction et de poeacutesie qui caracteacuterise la logique artistique ces petites perles de la Scolastique peinent tregraves fort quelques-uns de ses modernes partisans elles sont pourtant drsquoun prix inestimable Leur place est neacutecessaire dans le contexte psychologique pourrions-nous si elles eacutetaient absentes nous imaginer ce qursquoeacutetait la compeacuteneacutetration des deux ordres dans lrsquoesprit de S Thomas et comment il faisait couler le rationnel jusque dans les veines les plus intimes du reacuteel

Dans la plupart des cas lrsquoon ne saurait avoir de doute Lrsquoadaptation symbolique est souvent preacutesenteacutee sous forme drsquoargument mais sa valeur de science ou drsquoopinion est nulle laquo Par la vache rousse le Christ est repreacutesenteacute la faiblesse qursquoil a voulu prendre par le sexe feacuteminin le sang qursquoil a verseacute par la couleur raquo laquo Les deux passereaux de lrsquooffrande signifiaient la diviniteacute et lrsquohumaniteacute du Christ raquo laquo A la tunique bleue du pontife on pendait des clochettes drsquoor pour signifier la science des choses divines qui devait srsquounir en lui agrave la perfection ceacuteleste de la vie29 raquo S Thomas

28 I q 70 a 2 ad 5 ndash 2 d 6 q 1 a 3 ndash 4 d 43 q 1 a 3 sol 4 ndash Le raisonnement artistique conclut ici du

principe rationnel au fait sensible il remonte ailleurs du fait sensible agrave la loi geacuteneacuterale (1a 2ae q 100 a 3) 29 1a 2ae q 102 a 5 ad 5 ad 7 ad 10

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 166

a expliqueacute lui-mecircme agrave propos du symbole religieux comme agrave propos de la laquo science poeacutetique raquo quel sens avaient toutes ces images dans sa philosophie laquo Il faut retourner vers les choses divines les deux parties de lrsquohomme (la sensible et laquo lrsquointellectuelle) et crsquoest pourquoi Denys a useacute des figures corporelles accessibles agrave la partie sensitive laquelle ne peut atteindre lrsquointelligible mecircme du divin30 raquo La poeacutesie incapable de deacutemontrer laquo seacuteduit la raison par des images raquo la theacuteologie dont la raison naturelle ne peut deacuteduire les principes en peut user de mecircme pour fixer lrsquoimagination31 Il srsquoagit donc semble-t-il de mettre tout lrsquohomme drsquoaccord de faire croire lrsquoautomate par des tableaux comme lrsquoesprit par la gracircce aideacutee des raisons ndash Et si la valeur de speacuteculation du symbole nrsquoest pas adeacutequatement distingueacutee de sa valeur utile (lrsquoon srsquoen sert un peu comme des rites laquo afin que les choses sensibles mecircmes affermissent notre persuasion des laquo choses de Dieu32 raquo) srsquoil est destineacute avant tout agrave impressionner lrsquoanimal pour lrsquoempecirccher de regimber contre lrsquoesprit il est pourtant parfaitement naturel drsquoen rattacher lrsquousage agrave celui des systegravemes et de nos autres moyens de mimer lrsquoIdeacutee Son rocircle est comme un appendice de la speacuteculation parce qursquoil aide agrave lrsquounification du pensant et que lrsquoIdeacutee est lrsquouniteacute du pensant en tant qursquoil pense Peut-ecirctre mecircme le jugera-t-on supeacuterieur agrave ces arrangements logiques que

30 1 d 34 q 3 a 1 31 Prolog Sent a 5 ad 3 laquo Poetica scientia est de his quae propter defectum veritatis non possunt a ratione

capi unde oportet quod quasi quibusdam similitudinibus ratio seducatur theologia autem est de his quae sunt supra rationem et ideo modus symbolicus utrique communis est cum neutra rationi proportionetur raquo Cp 1a 2ae q 101 a 2 ad 2

32 3 C G 120 1 ndash De mecircme in 1 Post 1 1 la poeacutesie ne persuade pas lrsquointelligence mais incline la cogitative laquo de mecircme qursquoun homme a horreur drsquoune viande qursquoon lui a preacutesenteacutee drsquoune faccedilon qui soulegraveve le cœur raquo

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S Thomas lui preacutefeacuterait sans doute et dont il faut dire un mot encore avant de terminer

IV

Lrsquoextrecircme deacutesir drsquoordonner le monde qui se trahit si naiumlvement dans les exemples citeacutes plus haut est tout naturel chez S Thomas puisqursquoil procegravede directement de la persuasion de son intelligibiliteacute Un systegraveme est un essai de reconstruction du plan de lrsquoartiste divin Partout la reconstitution drsquoordre se retrouve dans la philosophie thomiste Mais nulle part peut-ecirctre elle nrsquoest plus frappante que lagrave ougrave S Thomas analyse une œuvre humaine les profondeurs drsquointentions subtiles et de rationalisation micrographique qursquoil precircte aux artistes mortels font mieux comprendre qursquoil ait rechercheacute dans le deacutetail du monde et par le discours les traces de la Raison divine Il est agrave propos de nous arrecircter un instant agrave cet aspect de son œuvre et crsquoest ici qursquoil en faut traiter car par une remarquable coheacuterence avec les principes exposeacutes dans ce chapitre quand il analyse si finement les productions de lrsquoesprit des hommes il preacutetend charrier sa raison plutocirct que la convaincre il fait moins de la science que du systegraveme

Consideacuterons cette œuvre drsquoart de lrsquohumaniteacute le langage On sait quel rocircle joue lrsquoargument de la laquo preacutedication raquo dans la philosophie drsquoAristote le langage est couramment supposeacute miroir de la penseacutee qui est miroir des choses33 Ceux qui vinrent apregraves Aristote et speacutecialement les Scolastiques deacutepassegraverent le maicirctre Laissons de cocircteacute la curieuse histoire des rapports entre la logique et la grammaire et consideacuterons

33 Ὁσαχῶς γὰρ λέγεται τοσαυταχῶς τὸ εἴναι σημαίνει Metaph d 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 168

les mots isoleacutes Isidore le preacutecepteur du Moyen Age en fait drsquoeacutetymologie admet comme un fait certain que les laquo anciens ont nommeacute beaucoup drsquoobjets laquo selon leur natureraquo quelques autres arbitrairement et il prononce laquo que la connaissance laquo de toute chose est plus facile quand on sait lrsquoeacutetymologie34 raquo Les Scolastiques donc et S Thomas comme les autres vont de lrsquoeacutetymologie agrave la nature Un certain rapport intime est supposeacute entre le nom et lrsquoecirctre le mot sert comme de cleacute pour ouvrir cette boicircte mysteacuterieuse qursquoest 1rsquolaquo essence raquo de lrsquoobjet

Il nrsquoest guegravere utile de multiplier les exemples de ce proceacutedeacute lrsquoon en rencontre agrave chaque page et la matiegravere phoneacutetique y est tordue en tous sens pour qursquoon en puisse exprimer un peu drsquointelligible Les plus typiques semblent ecirctre ceux de la forme suivante laquo Le mot heacutereacutesie est grec et veut dire choix selon Isidore lrsquoeacutelection srsquoappellant prohaeresis Il convient encore agrave lrsquoheacutereacutetique selon qursquoil est latin et qursquoil laquo vient de haerere parce qursquoun tel homme adhegravere fortement agrave son propre sens35 raquo On remarquera les hypothegraveses ici accu-muleacutees si lrsquoexplication est donneacutee seacuterieusement Tout argument qui part de lrsquoeacutetymologie pour arriver agrave lrsquoessence suppose drsquoabord que laquo lrsquoauteur du mot raquo a choisi celui qui signifiait preacuteciseacutement ce caractegravere que lrsquoabstraction conceptuelle lui marquait comme essentiel dans lrsquoobjet secondement que depuis la laquo premiegravere imposition raquo le mot est demeureacute fidegravele agrave sa chose sans restriction sans extension

34 Isidore de Seacuteville Etymologies 1 I ch 29 35 4 d 13 q 2 a 1 ndash Cp 3 d 25 q 1 a 1 sol 1 (articulus grec et latin) ndash In 1 Cor 5 2 (pascha grec et

heacutebreu) ndash In Rom 1 1 (Paul heacutebreu grec et latin Ici apregraves cette explication par la causaliteacute quasi formelle lrsquoauteur en vient comme agrave une question distincte aux circonstances reacuteelles qui ont fait donner agrave Paul son nouveau nom) Il va sans dire que le proceacutedeacute nrsquoest pas particulier agrave S Thomas On le rencontre deacutejagrave dans Platon (Cratyle p 405)

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 169

sans eacutecoulement ni fuite drsquoaucune sorte qursquoils sont inseacuteparables comme lrsquoessence et la proprieacuteteacute Mais dans lrsquoexemple citeacute vient srsquoajouter une troisiegraveme hypothegravese bien plus eacutetrange on aurait consciemment choisi une racine qui par un heureux hasard signifiacirct en deux ndash ou plusieurs ndash langues des caractegraveres divers et importants de la chose agrave nommer

Preacutetendrons-nous que S Thomas srsquoest laisseacute piper agrave ces suppositions pueacuteriles Cela ne semble pas possible car lorsqursquoil lui arrive de faire la critique de lrsquoargument drsquoeacutetymologie ndash ce qui a lieu pratiquement toutes les fois que cet argument va contre sa thegravese ndash il nie explicitement chacune de ces suppositions Il rejette la compliciteacute des diverses langues36 il repousse la chimegravere drsquoun langage naturel37 et eacutecarte le recircve drsquoun langage parfaitement logique38 il distingue le sens et lrsquoeacutetymologie39 selon les principes de sa noeacutetique expeacuterimentale il affirme que nous nommons les choses comme nous les connaissons crsquoest-agrave-dire en partant de caractegraveres exteacuterieurs et accidentels40 Il accorde enfin les transformations du langage en constatant qursquo laquo il est usuel laquo que les mots soient deacutetourneacutes de leur institution premiegravere agrave laquo de nouvelles significations41 raquo Le sensible et lrsquooccasionnel sont donc au deacutepart comme dans tout le parcours maicirctres de lrsquohistoire du langage

Une opposition aussi aigueuml entre la theacuteorie et la pratique fait ressortir avec eacutevidence le principe de la logique artis-

36 2a 2ae q 45 a 2 ad 2 37 2 d 13 q 1 a 3 ndash Spir 9 9 etc 38 Car il pense comme Aristote que le sage doit parler comme tout le monde et laquo ne pas se soucier des mots

raquo In 1 Post 1 3 39 2a 2ae q 92 a 1 ad 2 etc 40 In 5 Met l 1 l 4 ndash 3 d 26 q 1 a 1 ad 3 et a 5 ndash Ver 4 1 ndash Comme exemples voir lrsquoexplication de

spiritus (4 C G 23 1) celle de natura (ib 35 3) etc 41 2a 2ae q 57 a 1 ad 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 170

tique Un mecircme proceacutedeacute est tout ensemble employeacute et condamneacute Deacutemonstrativement sa valeur est jugeacutee agrave peu pregraves nulle Pratiquement il reste cher La conclusion srsquoimpose S Thomas dans la plupart des innombrables cas ougrave il use de lrsquoeacutetymologie ne preacutetend pas deacutemontrer mais il arrange Un principe vaste et confus domine toute la matiegravere celui drsquoune certaine correspondance geacuteneacuterale entre le langage et la reacutealiteacute par lrsquointermeacutediaire de la penseacutee La certitude des applications particuliegraveres variera agrave lrsquoinfini Parfois elle est solide comme la pierre de lrsquoautoriteacute divine42 parfois inconsistante comme le teacutemoignage humain Parfois mecircme il nrsquoy a plus drsquoaffirmation veacuteritable niais des eacuteleacutements fluides et mal fondus ont eacuteteacute mecircleacutes ensemble pour le seul plaisir des yeux Ainsi du raisonnement vraiment pro-bable jusqursquoau rapprochement ingeacutenieux jusqursquoau jeu drsquoesprit jusqursquoau simple moyen mneacutemotechnique lrsquolaquo argument drsquoeacutetymologie s prend dans cette œuvre mille formes diverses Mais toujours un fil ideacuteal rattache lrsquoapplication particuliegravere au principe de psychologie geacuteneacuterale que jrsquoai mentionneacute souvent mecircme la forme syllogistique vient rappeler que ces fantaisies font parrsquo le drsquoun systegraveme philosophique et que lrsquoartiste veut donner agrave ces chacircteaux de nuages lrsquoapparence des solides constructions de la raison

Des consideacuterations semblables pourraient ecirctre suggeacutereacutees par la critique litteacuteraire et lrsquoexplication des textes telle que S Thomas les conccediloit On montrerait comment quand il expose un auteur que ce soit Aristote ou Paul il procegravede par une minutieuse deacutesarticulation logique et semble postuler comme principe drsquoexplication au lieu du meacutecanisme de la psychologie concregravete une certaine finaliteacute rationnelle

42 3 q 37 a 2 et ib le principe geacuteneacuteral laquoLes noms doivent reacutepondre aux proprieacuteteacutes des choses raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 171

parfaitement consciente dans lrsquoauteur et maicirctresse de tous les deacutetails43 Et lrsquoon relegraveverait cependant des affirmations contraires car il deacuteclare ccedilagrave et lagrave qursquoil faut expliquer psycho-logiquement le texte non le justifier rationnellement drsquoailleurs lrsquoassertion agrave peine eacutenonceacutee il offre encore au lecteur un speacutecimen des arrangements qursquoelle condamne44 Nous revenons donc toujours agrave la mecircme conclusion malgreacute son usage intempeacuterant des arrangements systeacutematiques il eut la conscience parfois obscurcie mais toujours persis-tante de leur vaniteacute Il nrsquoy avait pas en lui impuissance agrave la critique mais indiffeacuterence agrave lrsquoexercer Que lui importait lrsquoessentiel nrsquoest-il pas de mimer lrsquoideacutee et il ne croyait pas avoir pour ce faire de moyen meilleur que le discours

43 Pour le plan logique que S Thomas croit deacutecouvrir dans la Meacutetaphysique drsquoAristote voir le deacutebut des

diffeacuterents livres du Commentaire Cette conception est jugeacutee par Werner laquo eine sehr natuumlrliche und ungezwungene raquo ndash Voir encore dans la 1a 2ae q 108 a 3 le plan du Discours sur la Montagne

44 V In Gal 5 1 5 et 1 6 fin (Reacutedaction du F Reacuteginald)

CHAPITRE SIXIEgraveME

Valeur de la speacuteculation humaine

laquo La fatigue et les affaires diverses qui viennent neacutecessairement interrompre ici-bas notre contemplation ndash laquelle est pourtant le plus grand bonheur de lrsquohomme srsquoil en est pour lui sur la terre ndash les erreurs les doutes les accidents divers auxquels la vie preacutesente est exposeacutee montrent qursquoil ne peut y avoir aucune comparaison entre lrsquohumaine feacuteliciteacute et la divine1 raquo Nous avons poseacute au deacutebut les principes drsquoun intellectualisme intransigeant Lrsquoopeacuteration intellectuelle eacutetait tellement la fin et le fond de la nature qursquoon voyait difficilement quelle valeur demeurait agrave lrsquoaction volontaire et qursquoil fallait srsquoaider de preacutevisions subtiles et de suppositions impossibles pour sauver dans ce systegraveme la preacutecellence que la conscience humaine donne naturellement agrave la vie morale et agrave lrsquoamour Ensuite descendant agrave lrsquoanalyse de lrsquointellection humaine nous lrsquoavons trouveacutee si deacuteficiente grossiegravere et miseacuterablement borneacutee que pendant une plus longue suite de chapitres crsquoest la vaniteacute pratique du primat de lrsquointelligence que nous avons paru eacutetablir Les hommes dans cette philosophie ressemblent agrave des hiboux qui mettraient tout leur plaisir et toute leur perfection agrave fixer le soleil

La conciliation de cette apparente antinomie est un peu embrouilleacutee pour qui lit S Thomas par lrsquoimplication dans

1 1 C G 102 6

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 173

une question drsquoessence drsquoune question de fait Le surcroicirct theacuteologique lrsquoordination gracieuse agrave la vision intuitive en reacutesolvant le problegraveme drsquoune faccedilon qursquoAristote ne pouvait preacutevoir a dispenseacute S Thomas drsquoeacutelaborer dans tous ses deacutetails une reacuteponse qui fucirct purement philosophique Il en a dit cependant assez pour qursquoon puisse voir drsquoabord qursquoil jugeait absolument possible une sorte de beacuteatitude estheacutetique dans lrsquoordre purement naturel secondement que cette beacuteatitude satisfaisante en son genre nrsquoaurait pourtant pas combleacute la capaciteacute intellectuelle de lrsquohomme et ses possibiliteacutes drsquoamour On peut consideacuterer la valeur de la speacuteculation humaine dans les deux ordres lrsquoordre possible de la laquo nature pure raquo et lrsquoordre reacuteel de la gracircce qui preacutepare agrave la vision de Dieu

I

S Thomas accepte parfois de se mettre en preacutesence de lrsquohypothegravese ougrave lrsquohomme eucirct eacuteteacute laisseacute agrave sa nature sans qursquoil plucirct agrave Dieu de lrsquoappeler agrave la communication de sa conscience divine La beacuteatitude alors nrsquoeucirct pas eacuteteacute surnaturelle mais elle eucirct pourtant eacuteteacute intellectuelle lrsquoesprit restant toujours notre meilleure part Il faut ajouter que cette connaissance ne serait pas resteacutee exclusivement abstractive mecircme pour les intellections qui atteignent autre chose que le moi actuel cependant la theacuteorie de la feacuteliciteacute naturelle amegravene agrave moins meacutepriser ces ideacutees abstraites que la promesse drsquoun meilleur ideacuteal fait regarder de si haut Les principes enthousiastes que nous avons exposeacutes arrivent de la sorte agrave se concilier avec cette feacuteliciteacute relativement suffisante

La beacuteatitude naturelle telle que S Thomas la conccediloit nrsquoeucirct eacuteteacute complegravete que dans la vie immortelle Apregraves une peacuteriode terrestre de preacuteparation intellectuelle et morale ougrave

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 174

laquo par lrsquoeacutetude et surtout par le meacuterite raquo lrsquoacircme se serait disposeacutee agrave connaicirctre les Substances seacutepareacutees la mort lrsquoaurait introduite dans leur monde Lagrave non seulement elle eucirct reccedilu lrsquoinfluence de leur lumiegravere plus abondante qursquoelle ne pouvait la porter en cette vie mais Dieu lrsquoeucirct aussi pourvue drsquoideacutees infuses pour enrichir et condenser ses connaissances acquises Les notions singuliegraveres dont sur terre elle aurait fait provision auraient pu lrsquoaider agrave appliquer ou agrave preacuteciser ces contemplations nouvelles Peut-ecirctre apregraves un temps son corps lui aurait-il eacuteteacute rendu pour que sa perfection naturelle fucirct complegravete Lrsquoideacutee de Dieu simplifieacutee eacutepureacutee puisqursquoaurait disparu lrsquoopaciteacute des phantasmes fucirct cependant demeureacutee obscure et analogique Lrsquoacircme aurait nieacute de Dieu plus de choses et de plus belles que ne peuvent faire ceux qui vivent ici-bas2

Voilagrave le bonheur extra-terrestre Mais S Thomas palle plus souvent et drsquoapregraves les principes drsquoAristote tels qursquoil les interpregravete de celui que la contemplation deacutesinteacuteresseacutee peut procurer au sage degraves cette vie Celle-lagrave hors lrsquointuition du moi actuel est tout abstractive elle reste cependant preacutecieuse et deacutelicieuse pour qui ne deacutepasse pas lrsquohorizon humain Parce qursquoune vague notion des choses nobles est tregraves preacutefeacuterable agrave une science deacutetailleacutee des objets vils cette feacuteliciteacute consiste avant tout dans une certaine connaissance de Dieu et des Substances seacutepareacutees telle qursquoon peut lrsquoobtenir par les principes de la philosophie donc bien maigre comme nous savons et point intuitive malgreacute Alexandre et Averroeumls Voilagrave la suprecircme beacuteatitude ougrave lrsquohomme laquo puisse arriver par les moyens naturels3 raquo Ailleurs au lieu des substances spirituelles S Thomas rapportant lrsquoopinion des laquo philoso-

2 De Anima q 17-20 11 srsquoagit dans ces articles de la beacuteatitude naturelle extra-terrestre (17 ad 11 18 ad

14 20 ad 11) Cp 4 C G 79 3 De Anim a 16 et ad 1 ndash 1 q 62 a 1 et q 88 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 175

phesraquo uumlaroumle vagieemt des laquo choses divines4 raquo il ajoute ailleurs une certaine vue panoramique de lrsquoordre universel5 Les vertus acquises megravenent agrave cc bonheur mais ne le constituent pas proprement bien qursquoil comporte avec la contemplation lrsquoexercice de lrsquointellect pratique Le bien-ecirctre du Icorps y est neacutecessaire ainsi que la preacutesence des amis6 bref on retrouve les ideacutees bien connues drsquoAristote

Ce qui nous inteacuteresse dans cette hypothegravese crsquoest la valeur que prennent agrave sa lumiegravere les speacuteculations drsquoici-bas Quand on borne sa vue agrave lrsquohorizon terrestre elles sont parcelles du bonheur et non moyens pour lrsquoatteindre Et nous voyons S Thomas conseacutequent avec cette theacuteorie reconnaicirctre agrave lrsquointellection deacutetacheacutee les proprieacuteteacutes de lrsquoacte essentiellement bon en soi ce qui veut dire deux choses drsquoabord que cet acte comme tel ne peut ecirctre mauvais ensuite qursquoil preacutesente les caractegraveres de lrsquoultimum volitum de la chose qursquoon deacutesire pour elle-mecircme sans la rapporter agrave aucune autre de la laquo fin raquo

Lorsque pour deacutefinir les dilettantes on a dit que ce sont des gens qui font de la vie entiegravere une œuvre drsquoart laquo en ne distinguant pas leurs plaisirs raquo on a toucheacute la racine mecircme de leur conception du monde Mais on touchait en mecircme temps une racine de lrsquointellectualisme thomiste Crsquoest en effet un principe indiscutable pour S Thomas que lrsquointelligence change en bien tout ce qursquoelle touche et qursquoon ne saurait donc du point de vue du bien et du mal distinguer les plaisirs degraves lors et autant qursquoon les transforme en penseacutee Sans doute on chercherait en vain une application distincte didactique explicite au triple domaine de la contemplanottion religieuse de la science de lrsquoart Mais ce nrsquoest pas en

4 Ver q 27 a 2 5 Ver q 2 a 2 ndash q 20 a 3 6 V l c 9 6 ndash 1a 2ae q 3 a 5 94 a 6 a 8 ndash In Job 7 2 8 2 ndash Ver 14 2 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 176

deacutemembrant un principe qursquoon en fait le plus eacutenergiquement ressortir lrsquouniversaliteacute S Thomas proclame souvent son axiome et lrsquoapplique ensuite comme au hasard en tout ordre de connaissance intellectuelle montrant ainsi qursquoil vaut partout laquo Toute connaissance en soi est du genre des laquo choses bonnes raquo laquo Le mal en tant que connu est bon laquo parce qursquoil est bon de connaicirctre le mal7 raquo Il va plus loin puisque toute intellection en nous comme en Dieu est excellente le plaisir qui naturellement en deacutecoule ne pourra ecirctre qursquoexcellent A parler absolument les deacutelectations spirituelles sont conformes agrave la raison il nrsquoy a lieu de les reacutefreacutener qursquoen un cas particulier si lrsquoune drsquoelles directement ou indirectement en empecircchait une autre qui fucirct meilleure8 Cela est vrai srsquoil srsquoagit drsquoeacutetudes scientifiques cela est vrai encore de ces joies plus intimes et plus proches de lrsquointuition que font eacuteprouver la reacuteflexion personnelle ou la recherche philosophique Toute objection qursquoon pourrait eacutelever contre cette maniegravere de voir repose sur une confusion entre le plaisir drsquoappeacutetit qui peut ecirctre mauvais puisqursquoil tend agrave lrsquoobjet lui-mecircme et le plaisir essentiellement bon qui suit neacutecessairement lrsquoideacutee laquo Le plaisir qursquoon prend agrave une penseacutee peut ecirctre double il y a celui qui vient de la penseacutee mecircme et celui qui vient de la chose agrave laquelle on pense9 raquo laquo Le plaisir qui suit la penseacutee comme telle est dans un genre entiegraverement diffeacuterent de celui de lrsquoacte exteacuterieur Aussi un tel plaisir qui peut suivre la penseacutee des pires objets nrsquoest cc peacutecheacute en aucune maniegravere crsquoest un plaisir louable comme lorsqursquoon se complaicirct dans la connaissance de la veacuteriteacute10 raquo Aux theacuteoriciens du beau qui se fondent sur des deacutelectations

7 Ver 2 5 4 et 2 15 5 8 Cp 4 d 44 q 1 a 3 sol 4 ad 4 9 Quodl 12 33 Voir le deacuteveloppement qui suit 10 Ver 15 4

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 177

motrices conseacutequentes pour refuser agrave certaines perceptions drsquoart une valeur estheacutetique et subordonnent directement lrsquoart agrave la morale S Thomas aurait certainement reacutepondu qursquoils jugent de lrsquoacte par une eacutemotion qui le suit par accident non par celle qui lui est propre et qursquoainsi leur raisonnement porte agrave faux Il eucirct nieacute que lrsquoimpression estheacutetique pucirct ecirctre mesureacutee par le reacutesultat produit dans la volonteacute pratique comme il eucirct jugeacute absurde celui qui comparant deux alchimistes eucirct proclameacute a priori moins savant celui qui use de son art pour empoisonner que celui qui srsquoen sert pour gueacuterir

En eucirct-il drsquoailleurs eacuteteacute moins seacutevegravere pour le regraveglement pratique de la vie intellectuelle Eucirct-il absous lrsquoesthegravete qui cherche partout sa volupteacute Le croire serait meacuteconnaicirctre une des distinctions les plus usuelles chez S Thomas et qursquoil applique expresseacutement au cas preacutesent La science et lrsquoart indeacutependants de la morale quant agrave la speacutecification lui sont soumis pour lrsquoexercice Un architecte a tort de bacirctir pour abriter une passion mauvaise mais il nrsquoen reste pas moins bon architecte11 Un enfant agit mal srsquoil lit un livre deacutefendu mais il nrsquoen acquiert pas moins des veacuteriteacutes nouvelles Ainsi la curiositeacute peut ecirctre un vice speacutecial et la magie une science prohibeacutee agrave cause de la liaison facile entre certaines eacutetudes et certaines ideacutees motrices Il est des matiegraveres deacutelicates ougrave la penseacutee speacuteculative joue vite le rocircle drsquoentremet-teuse entre le mal et nous lrsquoexpeacuterience des enchaicircnements accidentels que permet notre faiblesse devra donc par une sorte drsquohygiegravene morale faire eacuteviter la reacuteflexion qui conduirait au peacutecheacute12 ndash Et la science et lrsquoart et la meacuteditation reli-

11 1a 2ae q 21 a 2 ad 2 et q 57 a 3 ndash 2a 2ae q 71 a 3 ad 1 ndash Cf in 6 Eth 1 4 ndash In 1 Pol 1 11 ndash Les

dangers accidentels de la science sont tous eacutenumeacutereacutes 3 d 35 q 2 a 3 sol ndash 2a 2ae q 167 a 1 12 1 q 22 a 3 ad 3 ndash Ver 15 4 laquo Eo quod propter corruptionem

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 178

gieuse elle-mecircme devront ecirctre pratiquement reacutegleacutees exerceacutees eacuteviteacutees selon qursquoil est plus expeacutedient pour arriver au bonheur final Mais cette doctrine (extension systeacutematiseacutee du mot drsquoAristote qursquoil vaut mieux en tel ou tel cas srsquoenrichir que philosopher) laisse intacte la primauteacute de la speacuteculation dans lrsquoordre des essences et son excellence intrinsegraveque en tous les cas

Il est des actes essentiellement mauvais comme Io blasphegraveme et le mensonge Il en est qui sont bons en soi mais peuvent devenir mauvais par la corruption drsquoun eacuteleacutement qui leur est intrinsegraveque et essentiel tel lrsquoacte de la geacuteneacuteration Lrsquoideacutee speacuteculative est toujours pure et son exercice ne peut ecirctre blacircmable qursquoagrave cause drsquoune circonstance extrinsegraveque ndash Une autre preacuterogative correacutelative de celle-lagrave el qui en peut servir drsquoindice crsquoest que lrsquoideacutee speacuteculative plaicirct toujours par elle-mecircme Toujours immaculeacutee elle est toujours aimeacutee en cela encore elle ressemble agrave la Fin S Thomas explique geacuteneacuteralement ce point en disant laquo qursquoelle nrsquoa laquo pas de contraire raquo Lrsquoideacutee est la perfection de lrsquoesprit et lrsquoesprit qui nrsquoest pas restreint agrave une forme par a contraction spatiale est aussi par nature supeacuterieur au besoin de transformation temporelle comme inaccessible agrave toute corruption Il est dans un autre ordre Ce qui devient substantiellement et successivement lrsquoautre (la matiegravere) peut se transformer ces changements nrsquoaltegraverent pas lrsquoobjet de lrsquoesprit la veacuteriteacute essentielle ils sont impuissants fz y mordre comme un animal qui aboierait apregraves un rayon de lumiegravere et sauterait pour le deacutechirer Donc ils doivent aussi laisser intact le plaisir de lrsquoesprit et si parfois penser nous afflige

concupiscibilis statim sequitur motus in concupiscibili ex ipsis concupiscibilibus causatus ndash Les

repreacutesentations theacuteacirctrales sont blacircmables en tant qursquoelles favorisent la luxure et la cruauteacute 2a 2ae q 157 a 2 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 179

ce nrsquoest que par une conseacutequence tregraves lointaine per accidens valde remotum Dans ces cas meacutemo pour qui veut parler exactement ce nrsquoest pas lrsquoideacutee comme telle qui cause la tris-tesse Et les objections que parait eacutelever contre cette faccedilon de voir un bon sens domestiqueacute par le langage sont lrsquoune apregraves lrsquoautre reacutefuteacutees La speacuteculation est si eacuteminemment bonne et convenable qursquoil suffit de lrsquoisoler des entours pheacutenomeacutenaux qui lrsquoinsegraverent dans la vie pratique pour srsquoapercevoir qursquoelle plaicirct toujours13

Ainsi les intellections pures sont tregraves dignes en elles-mecircmes de seacuteduire la volonteacute laquo Les sciences speacuteculatives sont aimables pour elles-mecircmes parce que leur fin est preacuteciseacutement de savoir et il ne se trouve point drsquoaction humaine qui ne soit ordonneacutee agrave une fin extrinsegraveque hors la consideacuteration speacuteculative Le jeu semble nrsquoavoir pas de but il en a un cependant puisque si lrsquoon jouait pour jouer il faudrait jouer toujours ce qui est inadmissible14 raquo Lrsquoassimilation au jeu familiegravere agrave S Thomas et la diffeacuterence qursquoil marque sont tregraves propres agrave faire concevoir comment toute speacuteculation nrsquoest pas en soi moyen mais parcelle de la fin mecircme laquo Les opeacuterations du jeu selon leur espegravece dit-il ne sont ordonneacutees agrave aucune fin mais le plaisir qursquoon y prend est ordonneacute agrave la reacutecreacuteation de lrsquoacircme et au repos On joue pour une fin raisonnable puisqursquoon joue pour se reacutecreacuteer lrsquoesprit et se mettre agrave mecircme de srsquoappliquer ensuite plus puissamment aux actions seacuterieuses15 raquo Or la meilleure des actions seacuterieuses est celle de penser ainsi

13 4 d 49 q 3 a 3 sol 2 ndash 4 d 50 q 2 a 4 sol 1 ad 2ndash 1a 2ae q 35 a 5 ndash Ver 26 3 8 etc Voir aussi les

passages ougrave S Thomas repousse lrsquoexplication de S Greacutegoire le Grand sur la maniegravere dont les diables souffrent du feu la simple perception du feu objecte-t-ii ne pourrait leur causer que du plaisir

14 3 C G 25 15 2a 2ae q 168 a 2 ad 3 ndash 3 C G loc cit

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 180

lrsquoomission mecircme du penser dans lrsquoordre de lrsquoexercice preacutepare la penseacutee ulteacuterieure plus parfaite comme lrsquoexigeaient les principes Un tel aujourdrsquohui doit srsquoenrichir et non pas contempler mais la raison en est qursquoil faut vivre agrave lrsquoaise pour pouvoir contempler longtemps

Donc la valeur speacutecifique do la speacuteculation jointe agrave son indeacutependance dans lrsquoordre des fins en fait lrsquoimage la plus expresse de la beacuteatitude16 Remarquons tout de suite que la vie intellectuelle conformeacutement agrave ces principes sera si lrsquoon borne lrsquohomme agrave la terre laquo la meilleure part raquo si lrsquoon croit au ciel elle apparaicirctra suivant les cas comme la tentation la plus dangereuse ou la plus excellente preacuteparation En effet rien ne peut plus efficacement deacutetourner lrsquohomme de la beacuteatitude que cc qui lui en offre le simulacre rien ne peut mieux lrsquoy disposer que ce qui lui en donne un avant-goucirct

II

La theacuteorie aristoteacutelicienne du bonheur speacuteculatif a beau ecirctre logiquement deacuteduite lrsquohomme tel qursquoil est en fait nrsquoarrive guegravere agrave srsquoen contenter Ces pauvres ideacutees abstractives qui trompent la faim de notre intelligence est-il possible qursquoelles soient notre rassasiement essentiel et le but final ougrave nous tendons ndash Nos autres faculteacutes plus basses mais plus en contact avec le reacuteel nrsquoavertissent-elles pas la raison qursquoil est un mode de possession de lrsquoecirctre infiniment supeacuterieur au sien La grande majoriteacute des hommes en se deacuteci-

16 3 C G 63 laquo Huius autem perfectae et ultimae felicitatis in hue vita nihil est adeo simile sicut vita

contemplantium veritatem secundum quod est possibile in hue vita raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 181

dant pour la cr feacuteliciteacute voluptueuse raquo et en donnant au philosophe ce scandale drsquoune espegravece ougrave la plupart des individus sont infidegraveles agrave leur essence et manquent leur but17 paraicirct lui conseiller ou de modeacuterer ses exigences ou les haussant de placer le bonheur en quelque intellection inconnue plus intime et plus deacutelicieuse diffeacuterente en tout cas des abstractions segraveches dont il se repaicirct

Si cette vague affirmation de la conscience humaine au lieu de se traduire en aspiration en appeacutetitif srsquoexprimait dans la preacutecision drsquoune formule il serait facile drsquoy reacutepondre selon les principes thomistes en distinguant les abstractions terrestres drsquoavec les notions plus pures dont lrsquoacircme seacutepareacutee dans lrsquoeacutetat de nature mecircme eucirct eacuteteacute remplie apregraves la mort Mais cette solution drsquoun irreacuteprochable classicisme eacutepuiserait-elle la question Il resterait toujours que les faculteacutes infeacuterieures totalement assouvies pleines agrave leur maniegravere et aussi ce que lrsquoesprit participe de lrsquointuition (crsquoest-agrave-dire la saisie du moi actuel) pourraient suggeacuterer agrave lrsquointelligence lrsquoideacutee drsquoune prise semblable du Premier Intelligible le singe en nous narguerait lrsquohomme lrsquoesthegravete eacutegoiumlste narguerait lrsquoecirctre religieux

Crsquoest du moins ce qursquoa penseacute S Thomas Sans suivre tous les deacutetours qursquoaurait prescrits une exacte logique sans chercher dans lrsquoexpression des demi-teintes savamment calcu-leacutees il a eacuteteacute du premier bond agrave cette affirmation sommaire la vision intuitive est postuleacutee en quelque maniegravere par la nature de lrsquointellect Il semble que nous soyons tels que nous ne pourrons avoir la paix tant que nous ne prendrons pas Dieu ce qui se fait par lrsquoesprit ndash Qursquoon le veuille ou non tel a eacuteteacute son proceacutedeacute Je suis convaincu pour ma part

17 1 q 49 a 3 ad 5 ndash 1a 2ae q 71 a 2 ad 3 ndash Affleura avec la composition de la nature le peacutecheacute originel est

mis en cause 1 q 23 a 1 ad 3 2a 2ae q 136 a 3 ad 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 182

de son orthodoxie complegravete je pense que sans modifier sa penseacutee drsquoune ligne il eucirct pu reacutepondre impeccablement aux questions que soulegraveve sa meacutethode18 Mais lrsquoon doit me per-mettre de fermer ici les yeux aux multiples aspects que preacutesente le problegraveme theacuteologique et de suivre simplement tel qursquoil lrsquoa donneacute le deacuteveloppement du systegraveme par lui juxtaposeacute au dogme Une seule preacutecaution est neacutecessaire il ne faut pas le lire en fonction des heacutereacutesies qui lrsquoont suivi mais des philosophies qui lrsquoont preacuteceacutedeacute A Pascal agrave Baiumlus il faut songer aussi peu que S Thomas lui-mecircme ceux qui lui ont fourni ses mateacuteriaux srsquoappelaient Augustin et Aristote Alexandre et Averroeumls

La dialectique du systegraveme est tregraves heureusement reacutesumeacutee dans un chapitre de cet opuscule si lucide le Compendium Theologiae laquo Quand la fin derniegravere est atteinte le deacutesir de la nature a la paix Mais quelques progregraves qursquoon fasse dans cette maniegravere de connaicirctre qui consiste agrave tirer la science des donneacutees sensibles il demeure encore un deacutesir naturel de connaicirctre plus Car il y a beaucoup drsquoobjets auxquels le sens nrsquoatteint pas et dont les choses sensibles ne nous peuvent fournir qursquoune tregraves faible ideacutee elles nous font connaicirctre peut-ecirctre leur existence mais point leur essence puisque les quidditeacutes des substances immateacuterielles ne sont pas dans le mecircme genre que celles des sensibles et les deacutepassent pour ainsi dire sans aucune proportion Pour ce qui tombe sous les sens souvent nous ne le peacuteneacutetrons pas avec certitude parfois nous nrsquoy pouvons rien parfois nous y pouvons peu Toujours donc il reste un deacutesir naturel tendant agrave une plus parfaite connaissance Mais il ne se peut qursquoun deacutesir naturel soit vain Donc nous attei-

18 Il est hors de doute qursquoil garde agrave la vision intuitive son caractegravere surnaturel strict 2 d 29 q 1 a 1 ndash 3 d

23 q 1 a 4 sol 3 ndash 1a 2ae q 114 a 2 ndash 1 q 62 a 2 ndash Car 2 16

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 183

gnons la fin derniegravere par une actuation de notre intelligence qursquoopegravere un agent plus sublime que nos puissances naturelles et capable de donner la paix agrave notre deacutesir naturel de savoir Or ce deacutesir en nous est tel que sachant lrsquoeffet nous deacutesirons savoir la cause et de quelque objet qursquoil srsquoagisse si nous en savons toutes les circonstances qursquoon voudra notre deacutesir pourtant nrsquoa pas la paix que nous nrsquoen connaissions lrsquoessence Donc le deacutesir naturel de savoir ne peut-ecirctre apaiseacute en nous avant que nous connaissions la premiegravere cause non drsquoune faccedilon quelconque niais par son essence Or la premiegravere cause est Dieu comme on lrsquoa montreacute plus haut Donc la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu par son essence19 raquo

On aura remarqueacute au deacutenouement de ce passage la rapiditeacute et lrsquoapparente rigueur de la conclusion Qursquoon veuille faire attention aussi que lrsquoargument repose tout entier sur lrsquoanalyse de la connaissance humaine sans un mot de la Reacuteveacutelation sans une allusion agrave la gracircce

Un pareil texte pourrait sembler assez clair pour faire conclure que dans ce systegraveme crsquoest lrsquointelligence comme telle qui est racine de lrsquoexigence du surcroicirct Il renferme pourtant des affirmations de fait portant sur lrsquohomme qui existe et il en est de plus deacutecisifs contre ceux qui ramegraveneraient toute lrsquoexigence de la vision intuitive pour S Thomas agrave une secregravete transformation opeacutereacutee historiquement dans lrsquohomme par la gracircce Crsquoest lagrave une interpreacutetation de Cajetan que plusieurs theacuteologiens de notre siegravecle lui empruntent volontiers Il suffit drsquoalleacuteguer contre eux le deacuteveloppement du systegraveme dans la Somme contre les Gentils Lagrave les mecircmes prouves sont censeacutees conclure et pour lrsquohomme et pour les Substances seacutepareacutees par quelle expeacuterience a-t-on perccedilu en

19 Comp Theol 104

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elles ce deacutesir srsquoil nrsquoest pas naturel mais contingent Omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem20 Ces paroles sont tireacutees drsquoun chapitre ougrave il est question ex professo de la distinction entre les Anges et les hommes et ougrave Thomas maintient contre certains Arabes la reacuteceptiviteacute de toute intelligence mecircme lrsquohumaine relativement agrave la laquo lumiegravere de gloire il fait donc planer lrsquoexigence de la vision plus haut que lrsquohumaniteacute reacuteelle racheteacutee soumise agrave nos observations Deux chapitres sont intituleacutes laquo Lrsquointellection de Dieu est la fin de toute substance intellectuelle raquo et laquo La connaissance naturelle qursquoont de Dieu les Substances seacutepareacutees nrsquoapaise pas leur deacutesir naturel21 raquo Les arguments du premier de ces chapitres ne concluent pas tous agrave la vision intuitive ndash plusieurs srsquoarrecirctent agrave lrsquoabstraction ndash mais les premiers et les plus geacuteneacuteraux srsquoappliquent eacutevidemment et expresseacutement aux Anges et aux lion mes Lrsquoautre chapitre ne saurait laisser aucun doute puisqursquoil traite en premier ligne des Substances seacutepareacutees crsquoest-agrave-dire des ecirctres dont lrsquoexpeacuterience nous manque et que nomme nrsquoy est mentionneacute qursquoincidemment Lrsquoexcitation par la gracircce sanctifiante doit donc ecirctre eacutecarteacutee au moins comme explication totale crsquoest dans la nature de lrsquointelligence comme telle que S Thomas met une certaine attirance un certain appeacutetit de Dieu vu tel qursquoil est ndash Au fond ce sont les notions de puissance et drsquoacte qui constituent le pont entre ces deux extrecircmes lrsquointellection infime et hi possession pleacuteniegravere de Dieu parce que la premiegravere implique la possibiliteacute de la seconde laquo Tout ce qui est en puissance veut passer en acte laquo Et tant qursquoil nrsquoest pas passeacute en acte il nrsquoa pas sa fin derniegravere22 raquo Cette raison apporteacutee pour prouver que lrsquointel-

20 3 C G 57 3 21 C G 25 et 50 22 3 C G 48 laquo Onme quod est in potentia intendit exire in actum

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 185

lect humain nrsquoa pas sa fin en cette vie et dans les sciences speacuteculatives peut reacutesumer aussi le processus que nous venons de suivre il est clair du reste qursquoelle vaut pour tous les esprits

Mais il est un deuxiegraveme groupe drsquoarguments plus directement fondeacutes sur lrsquoobservation humaine et capables pourtant pour qui les peacutenegravetre de mener un peu plus loin dans la compreacutehension de S Thomas drsquoeacuteclairer cette mysteacuterieuse exigence de la vie surnaturelle par la nature mecircme de lrsquoesprit ndash Revenons agrave lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et agrave son ideacuteal du bonheur humain En lisant de pregraves ces pages ceacutelegravebres on remarque une certaine incoheacuterence et comme un deacuteseacutequilibre dans lrsquoanthropologie aristoteacutelicienne Aristote veut tout fonder sur la commensuration agrave la nature et partant drsquoelle il demande en quelque sorte drsquoy renoncer Il ne faut pas eacutecouter ceux qui disent que lrsquohomme doit se contenter de viseacutees humaines celui qui est vraiment heureux ne lrsquoest pas par ce qui est humain dans sa nature mais par ce qui le fait participer au divin drsquoun cocircteacute lrsquohomme est μάλιστα nous de lrsquoautre la contemplation est chose laquo surhumaine23 raquo Cette eacutetrangeteacute se reflegravete dans lrsquoontologie car on main-

Quamdiu igitur non est ex toto factum in actu non est in suo fine ultimo Intellectus autem noster est in

potentia ad omnes formas rerum cognoscendas raquo 23 Ar Eth Nic K 1177 b 32 oὐ χρὴ δὲ κατὰ τὸυς παραινοῦντας ἀνθρώπινα φρονεῖν ἄνθρωπον ὄντα

ndash Ib 27 οὐ γὰρ ᾖ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτως βιώσεται ἀλλ᾿ ᾖ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει ndash drsquoougrave la nuance de doute ib 26 ἂν εἴη βιός κρείττων ἢ κατ᾿ ἄνθρωπον ndash S Thomas paraicirct avoir senti cette deacutesharmonie de la doctrine aristoteacutelicienne car prouvant que la beacuteatitude nrsquoest pas pour la terre apregraves mention des theacuteories arabes il ajoute laquo Quia vero Aristoteles vidit quod non est alia cognitio hominis in hac vita quam per scientias speculativas posuit hominem non consequi felicitatem perfectam sed suo modo In quo satis apparet quantam angustiam patiebantur bine inde eorum praeclara ingenia a quibus angustiis liberabimur s etc (3 C G 48 ult) Pour la beacuteatitude extra-terrestre dit-il ailleurs Aristote ne lrsquoa ni affirmeacutee ni nieacutee (4 d 49 q 1 a 1 sol 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 186

tient sans doute contre les Platoniciens que lrsquoacircme est forme du corps et non pas seulement sa directrice mais que devient alors lrsquoessentielle commensuration de nature et drsquoopeacuteration de puissance et drsquoacte puisque lrsquoactiviteacute de lrsquoesprit est seacutepareacutee ἡ δὲ τοῦ νοῦ χεχωρισμένη Nrsquoadmet-on pas de fait lrsquoideacutee platonicienne que les moyens naturels sont indignes de la nature τὴν δύναμιν οὐκ ἀξίαν τῆς φύσεως ἔχον Et nrsquoadmet-on pas le germe drsquoune antinomie que pourra seule reacutesoudre une philosophie laquo mystique raquo dans ses principes asceacutetique dans ses moyens et qui prendra comme lrsquoexacte formule du vrai celle qui paraissait lrsquoabsurditeacute mecircme aux adversaires du Stoiumlcisme Id est convenienter naturae vivere a natura discedere24

Il est certain que dans lrsquoanthropologie de S Thomas le deacutesordre en question srsquoaccuse et srsquoaccentue tregraves consciemment Il ne peut ecirctre question drsquoexposer ici le corps de cette doctrine avec ses curieux prolongements dans la meacutetaphysique pure25 Qursquoil suffise de le dire en geacuteneacuteral lrsquohomme semble conccedilu comme une espegravece eacutetrange paradoxale et dont les moyens de protection naturelle ne pourraient quo difficilement lui suffire dans la lutte pour la vie heureuse Une telle espegravece sans doute est possible car si le monde est es-sentiellement bon il nrsquoest pas eacutegalement favorable au deacuteveloppement de toutes les essences qui la composent lrsquoexistence des girafes requiert des conditions plus compliqueacutees que celle des mouches Mais entre ces espegraveces ineacutegalement reacutesistantes la nature humaine paraicirct si facile agrave fausser et si deacutelicate que sans un secours adventice on ne voit pas

24 Ciceacuteron De Finibus IV xv 40-42 25 Ces theacuteories nrsquointeacuteressent qursquoindirectement lrsquointellectualisme par lrsquoassouplissement qursquoelles comportent

du rigoureux concept de nature par le jeu qursquoelles laissent au systegraveme des relations apparemment rigides qui relie chaque essence agrave sa fin (V 3 q 9 a 2 ad 3ndash 2a 2ae q 2 a 3 ndash la 2ae q 113 a 10)

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 187

trop comment son histoire serait prospegravere et son jeu reacutegulier laquo En dehors du secours de la gracircce une autre aide supeacuterieure agrave la nature eacutetait neacutecessaire agrave lrsquohomme agrave raison de sa composition Car lrsquohomme est composeacute drsquoacircme et de corps drsquointellect et de sens si lrsquoon laissait tout cela agrave sa nature lrsquointellect serait en quelque maniegravere alourdi empecirccheacute et ne pourrait librement parvenir au suprecircme sommet de la contemplation Celte aide fut la vertu originelle qui devait totalement soumettre les forces infeacuterieures et le corps mecircme et permettre agrave la raison de tendre agrave Dieu26 raquo

Ces paroles nrsquoimpliquent pas lrsquoordination agrave la vision intuitive La question de la vertu premiegravere comme celle du peacutecheacute originel est logiquement indeacutependante de celle du surnaturel strict Mais elles introduisent dans la meacutetaphysique du peacuteripateacutetisme un concept nouveau celui drsquoune dualiteacute de fin pensable pour une mecircme espegravece et drsquoune certaine impuissance de quelques ecirctres agrave atteindre ce qui pour eux est le meilleur agrave cause de la perfection mecircme de leur nature qui requiert un concours drsquoheureuses circonstances difficilement reacutealiseacute On passe de lagrave agrave concevoir lrsquoextrecircme convenance de la vision pour toute nature intellectuelle Sans doute les raisons donneacutees pour lrsquohomme sont inapplicables aux anges fondeacutees preacuteciseacutement sur notre composition elles impliquent la paradoxale preacuteeacuteminence des sens bas mais intuitifs sur lrsquointelligence sublime mais irreacuteelle crsquoest ce qui explique la rareteacute des reacuteussites dans notre espegravece27 Or lrsquohomme est au maximum du multiple juste au-dessus de lui selon les lois thomistes de la continuiteacute un nouveau cycle commence ougrave la perfection correspond agrave la simpliciteacute plus grande Mais lrsquoexemple humain suffit agrave faire comprendre que lrsquoesprit creacuteeacute

26 Mal 5 1 ndash Cp 1 d 39 q 2 a 2 ad 4 27 V les textes citeacutes p 189 n 28

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 188

comme esprit potentiel introduit dans la nature une indeacutetermination drsquoun nouveau genre et comporte donc pour une mecircme espegravece une multitude de solutions Lrsquointelligence nata fieri omnia est comme puissance pure de lrsquoecirctre une monade plus souple plus molle que celle dont la forme est contrainte par la matiegravere Et quelque deacutetermineacute intellectuellement quelque fonctionaliseacute qursquoil soit lrsquoange de son obscuriteacute relative peut encore eacutemerger dans la lumiegravere plus pure de lrsquoEsse seacutepareacute La laquo puissance obeacutedientielle raquo nrsquoest pas pour S Thomas indeacutependante de la puissance naturelle elle est la nature mecircme On pourra donc au moins post factum en reconnaicirctre les traces dans la conscience que lrsquoecirctre a de soi dans certains appels sourds de sa nature Et ce qui en lrsquoabsence de lrsquooffre divine ne se fucirct traduit qursquoen appeacutetitif dans une obscuriteacute indeacutechiffrable pourra gracircce aux lumiegraveres de la foi se formuler en une claire seacuterie de syllogismes Crsquoest ainsi qursquoon construit le systegraveme probable qui relie la raison et la reacuteveacutelation par ces moyens ternies lrsquoinsuffisance des speacuteculations humaines et le deacutesir drsquoeacutetreindre en soi le Premier Intelligible

III

S Thomas croit qursquoen fait le surcroicirct a eacuteteacute offert agrave lrsquohomme et sous sa forme la plus haute la promesse de la vision intuitive A prendre tout lrsquoensemble du dynamisme humain ainsi transformeacute il est clair que ce don gracieux du Ciel couronne de la faccedilon la plus triomphante lrsquointellectualisme tel qursquoil le concevait Mais si lrsquoon considegravere les conditions speacuteciales dans lesquelles le surcroicirct est offert on comprend que cet envahissement de la nature par le surnaturel opegravere un renversement violent des valeurs philosophiques un rabais-

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 189

sement des speacuteculations humaines un deacuteclassement de nos penseacutees terrestres qui sont reacuteduites au rang de moyens

Neacutecessairement si la vision eacutetait promise la beacuteatitude des abstractions pacirclissait Cependant elle pouvait garder sur terre sa place de preacuteparation et de laquo feacuteliciteacute telle quelle raquo Mais de fait si le Paradis ouvert par le Christ est incomparablement plus beau que le bonheur naturel des acircmes seacutepareacutees il se trouve aussi que dans lrsquoordre preacutesent son acqui-sition est plus laborieuse Il est offert agrave une nature que le peacutecheacute a blesseacutee un des premiers effets de la faute crsquoest que la raison trouve sur terre de grands empecircchements agrave son exercice elle est faible et les sens sont plus forts28 Ainsi lrsquohumaniteacute qui de fait est la nocirctre (et le philosophe comme le theacuteologien ne peut observer que celle-lagrave) souffre drsquoune lutte constante drsquoun vrai malaise naturel crsquoest lagrave neacutecessairement lrsquoeacutetat ougrave la vision se preacutepare Cela nous permet drsquoattendre pour lrsquoexercice terrestre de la speacuteculation des conditions nettement deacutefavorables Lrsquointellection deacutetacheacutee ne saurait ecirctre pour les fils drsquoAdam racheteacutes par le Dieu qui souffre lrsquooperatio non impediti

Preacutecisant davantage on constate drsquoabord que pour la plus grande partie de lrsquohumaniteacute une vie de speacuteculation un peu libre est impossible Mais agrave regarder seulement ceux qui srsquoy adonnent et qui y trouvent dans lrsquoeacutetat indompteacute des eacutenergies sensibles de grandes difficulteacutes quels objets les attireront Ce serait sans nul doute exageacuterer la penseacutee de S Thomas que de rabaisser la valeur du savoir naturel pour un chreacutetien au rang drsquoune chose insignifiante il sait rappeler agrave propos des sciences les moins hautes qursquoelles sont par excellence lrsquoobjet convenable agrave notre nature qui les meacuteprise meacuteprise lrsquohumaniteacute29 Il tranche sur les autres

28 la 2ae q 85 a 3 etc 29 In 4 Meteor l 1 Cp In Trin 6 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 190

grands saints du Moyen Age par son extrecircme souci mecircme quand il rabaisse le savoir naturel de ne pas outrer lrsquoexpression Mais il nrsquoheacutesite jamais agrave subordonner toute lrsquoactiviteacute terrestre agrave lrsquointensiteacute de la vie religieuse et je pense qursquoil nrsquoeucirct point eacuteteacute choqueacute des premiers chapitres de lrsquoImitation A mesure que sa penseacutee mucircrit lrsquoon constate mecircme plus de meacutepris des sciences terrestres la vie mystique croissant elles tombent peu agrave peu pour lui au rang des choses basses (vilia) dont lrsquointellection est bonne mais dont il faut pourtant deacutetourner ses regards parce qursquoelles empecircchent de srsquoappliquer agrave de meilleurs objets laquo Parce que nous ne pouvons assister aux saintes solenniteacutes des Anges eacutecrit-il au fregravere Reacuteginald le temps sacreacute ne doit pas srsquoeacutecouler en vain mais ce qui nrsquoest pas donneacute agrave la psalmodie doit ecirctre rempli par lrsquoeacutetude Deacutesirant donc nous former quelque ideacutee de lrsquoexcellence des saints Anges commenccedilons par lrsquoimage que srsquoen fit au temps des anciens lrsquohumaine conjecture ce qui srsquoaccorderait avec la foi nous le retiendrions ce qui srsquooppose agrave la doctrine catholique nous le repousserons30 raquo

II est donc juste sur terre que la vie de lrsquoesprit se concentre autour de la connaissance qui preacutepare agrave la vision en renseignant sur elle Mais crsquoest ici qursquoapparaicirct en tout son jour le manque drsquoadaptation de lrsquointellectualisme agrave lrsquoeacutetat preacutesent La connaissance en question est la foi Or la foi est pour S Thomas un acte intellectuel eacutetrange et essentiellement imparfait En effet elle est une proposition intellectuelle de ce qui est encore lrsquoinintelligible Elle est laquo planteacutee31 raquo

30 Opusc 14 Prolog 31 Mal 5 3 laquo Supernaturali cognition quae hic in nobis per fidem plantatur raquo Il est clair que cotte

expression qui sent un peu son laquo extrinseacutecisme raquo ne doit pas ecirctre prise indeacutependamment de toutes les convenances ci-dessus exposeacutees ndash Sur la nature essentiellement

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 191

parmi nos concepts et sa raison drsquoecirctre est une prise de lrsquoEcirctre extra-conceptuelle Lrsquoapocirctre lrsquoa bien deacutefinie laquo un argument de ce qursquoon ne voit pas et le corps des choses qursquoon espegravere raquo Elle est par rapport agrave un mecircme objet incompatible avec la science elle est distincte aussi de lrsquoopinion et elle nrsquoest pas le moins du monde un composeacute des deux Elle est essentiellement provisoire passagegravere mal satisfaisante De lagrave vient son obscuriteacute de lagrave aussi sa liberteacute car lrsquoimpuissance agrave neacutecessiter est une imperfection pour un eacutenonciable de lagrave malgreacute sa certitude objective absolue son instabiliteacute subjective Ce qui aux yeux de S Thomas caracteacuterise le mieux sa nature hybride et laquo monstrueuse raquo (en donnant au mot son sens scolastique) crsquoest que sise dans lrsquointelligence32 et pleinement certaine elle nrsquoest pourtant pas exclusivement produite par des principes intellectuels mais que soit quant agrave lrsquoexercice soit quant agrave la deacutetermination de lrsquoobjet elle est commandeacutee par la volonteacute33 laquo Nous sommes pousseacutes agrave croire ce que nous entendons parce qursquoon nous promet si nous croyons la reacutecompense de la vie eacuteternelle et crsquoest cette laquo reacutecompense qui meut la volonteacute agrave croire la Parole bien qursquoaucune veacuteriteacute comprise ne meuve lrsquointelligences34 raquo Dans la science il y a avec lrsquoassentiment de lrsquoacircme mou-

moyennante de la foi voir Ver 14 2 La foi est pour la vie morale mais la vie morale nrsquoest pas fin

derniegravere lrsquoaction est la fin de la connaissance du dogme mais la Chose du dogme est la fin de lrsquoaction Crsquoest parce que k but final est la vision que S Thomas met la foi au nombre des connaissances non pratiques mais speacuteculatives (3 d 23 q 2 a 3 sol 2 laquo Cognitio dirigit in opere et tarnen visio Dei est ultimus finis operis raquo)

32 Ver 14 4 ndash 2a 2ae q 4 a 2 laquo Credere autem immediate est actus intellectus quia obiectum huius actus est verum quod proprio pertinet ad intellectum Et ideo necesse est quod odes quae est proprium principium huius actus sit in intellectu sicut in subiecto raquo

33 V i C a 7 laquo Voluntas imperat intellectui credendo non solum quantum ad actum exsequendum sed quantum ad determinationem obiecti raquo

34 Ver 14 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 192

vement de la penseacutee mais ces deux choses ne sont pas pour ainsi clive parallegraveles la penseacutee conduit agrave lrsquoassentiment et lrsquoon est tranquille Dans la foi assentiment et penseacutee sont comme parallegraveles parce que lrsquoassentiment nrsquoest pas causeacute par la penseacutee mais par la volonteacute comme on lrsquoa dit Alors parce que lrsquointelligence ne se trouve pas fixeacutee en un point comme dans son terme propre qui est la vision drsquoun intelligible son mouvement en cet eacutetat nrsquoa pas cesseacute elle se remue encore elle est en quecircte relativement aux objets de sa croyance bien qursquoelle y donne un tregraves ferme assentiment Car pour ce qui proprement la regarde on ne lrsquoa point satisfaite elle nrsquoest pas fixeacutee par ses lois propres mais par lrsquoaction drsquoun agent exteacuterieur Et crsquoest pour cela qursquoon dit que lrsquointelligence du croyant est prisonniegravere35 raquo

Une foule drsquoobiter dicta viennent de tous les points de lrsquoœuvre de S Thomas ajouter leurs traits agrave ce tableau Ainsi la vie de foi a deux faces consideacutereacutee comme preacuteformation comme prodrome de la vision elle est lrsquoaube du triomphe surnaturel de lrsquointellectualisme consideacutereacutee comme connaissance actuelle elle reacuteduit la vie de lrsquoesprit presque au minimum drsquointellectualiteacute qursquoelle peut comporter laquo Dans la connaissance de foi si du cocircteacute de lrsquoobjet la perfection est sublime lrsquoopeacuteration intellectuelle comme telle est grandement imparfaite36 raquo Ce point est capital et quand

35 Ibid ndash S Thomas ajoute encore laquo Quia tenetur terminis alienis et non propriis raquo La meacutetaphore me

semble emprunteacutee agrave la laquo physique raquo lrsquointelligence nrsquoest pas en sou laquo lieu propre raquo elle est comme une pierre miraculeusement soutenue en lrsquoair ndash Au contraire crsquoest la volonteacute qui dans la foi est chez elle est agrave lrsquoaise parce qursquo laquo elle y donne son assentiment agrave une veacuteriteacute comme agrave son bien propre raquo 2a 2ae q 11 a 1

36 3 C G 40 laquo In cognitione autem fidei invenitur operatio intellectus imperfectissima quantum ad id quod est ex parte intellectus quamvis maxima perfectio inveniatur ex parte obiecti raquo ndash Cette imperfection empecircche la foi drsquoecirctre appeleacutee une s vertu intellectuelle raquo 3 d 23 a 3 sol 3

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 193

on eacutetudie la critique de la vie intellectuelle chez S Thomas on ne saurait lui accorder trop drsquoimportance Le seul excegraves en ce genre consisterait pour mieux sauver lrsquoobscuriteacute de la foi agrave sacrifier lrsquointellectualiteacute des preacuteambules laquelle est neacutecessaire agrave peine que lrsquoacte soit immoral Nous ne croirions pas dit S Thomas si nous ne voyions qursquoil faut croire37 Mais quand gracircce agrave ses notions de la science deacutemonstrative et de la certitude libre on a vu comment la foi demeurait pour lui volontaire tout ensemble et intellectuellement justifieacutee crsquoest sur lrsquoombre et la souffrance qursquoil faut insister pour mettre S Thomas agrave sa place parmi les theacuteoriciens catholiques de la croyance De tous les grands docteurs

37 2a 2ae q 1 a 4 ad 2 ndash Le racircle des preacuteambules (ou raisons de croire) est de justifier intellectuellement

lrsquoadheacutesion ce que nous avons le devoir strict de faire puisque tous nos actes doivent ecirctre raisonnables Mais les laquo articles de foi raquo ne constituent pas avec les raisons de croire une seacuterie homogegravene de propositions rationnelles ils ne sont mecircme pas subsumeacutes aux premiers principes avec lesquels pourtant ils ne peuvent ecirctre en contradiction Ainsi que la connaissance des choses de vertu par expeacuterience directe (y p 70) agrave laquelle elle est compareacutee (3 d 23 q 3 a 3 sol 2 ad 2 ndash 1 q 1 a 6 ad 3 ndash2a 2ae q 1 a 4 ad 3) la foi est un habitus non subordonneacute mais comparable agrave lrsquohabitus des principes et inheacuterent comme lui per modum naturae On comprend donc qursquoon puisse y adheacuterer plus fermement qursquoaux principes mecircmes et qursquoaux deacutemonstrations des sciences (Prol Sent a 3 sol 3 ndash Ver 12 2 3) on comprend qursquoelle se trouve aussi bien dans le nouveau-neacute qursquoon remporte du baptecircme que dans le plus habile theacuteologien Elle nrsquoest pas produite par la nature comme lrsquohabitude des principes ni par lrsquoaccoutumance comme celle des vertus elle est produite par la gracircce Si la reacuteflexion speacuteculative peut engendrer dans lrsquointelligence une sorte de laquo foi acquise qui est laquo opinio fortificata rationibus raquo (Prol Sent 1 c) il ne faut pas confondre cette connaissance nouvelle avec la foi infuse et theacuteologale les deux fois sont indeacutependantes comme la connaissance expeacuterimentale de la chasteteacute est indeacutependante de la science abstraite que lrsquoenseignement a pu en donner (Cf 2a 2ae q 1 a 3 ad 3) Aussi la laquo foi acquise raquo nrsquoest pas neacutecessaire agrave la conservation de la foi infuse Ce qui est neacutecessaire crsquoest le jugement pratique hoc est tibi credendum produit sous lrsquoinfluence de la gracircce et justifieacute par une perception intellectuelle des motifs (Voir Quodl 2 6 ndash In Trin 3 1 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 194

je nrsquoen connais point qui meacuteprise autant que lui la foi comme connaissance Qursquoon le compare avec ses successeurs aucun rapprochement ne fera plus vivement saisir la baisse des ambitions meacutetaphysiques et de lrsquointellectualisme profond dans les eacutecoles catholiques depuis le XIIIe siegravecle Parmi ses preacutedeacutecesseurs la diffeacuterence est frappante avec Augustin mecircme le fervent apocirctre du Crede ut intelligas Non qursquoAugustin se contente aiseacutement des obscuriteacutes terrestres il tend de tout son ecirctre vers la Patrie qui est la Vision niais son jugement de meacutepris sur nos connaissances de foi simple nrsquoa pas la tranquilliteacute sereine et deacutefinitive de celui de Thomas parce qursquoil est moins deacutelibeacutereacutement fondeacute en meacutetaphysique Mecircme apregraves qursquoil a clarifieacute cette notion assez vague de la laquo philosophie chreacutetienne raquo qui inspire ses premiers ouvrages Augustin insiste encore complaisamment sur la naturelle convenance de la croyance agrave lrsquointelligence humaine crsquoest elle qui soutient toute socieacuteteacute qui preacutepare lrsquoesprit agrave toute science etc S Thomas qui connaicirct ces consideacuterations de son maicirctre38 se contente de les rappeler briegravevement son œuvre agrave lui est drsquoinculquer la reacutepugnance qursquoeacuteprouve pour la croyance simple lrsquointelligence en tout eacutetat elle veut voir et rien drsquoautre jamais ne lrsquoapaisera

Ainsi dans la vie preacutesente de lrsquoesprit lrsquoimperfection et la preacuteparation sont correacutelatives Il faut en prendre son parti lrsquointelligence sur terre nrsquoaura pas la paix il lui restera toujours sinon la sensation deacuteraisonneacutee du risque39 au moins la sensation attristante du noir Drsquoautre part puisque la Vision est offerte la raison mecircme commande de faire tout converger vers cc but unique et de ne srsquoamuser plus agrave ce qui pourrait en compromettre lrsquoacquisition Il faut prendre la

38 Opusc 7 Exp super Symbolum 39 Puisque Thomas admet que la foi demeure avec e lrsquoeacutevidence de creacutedibiliteacute raquo 2a 2ae q 5 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 195

connaissance pour ce qursquoelle esi dans lrsquoordre actuel Toute Ia masse des ideacutees humaines et ce que croient les chreacutetiens et ce que savent les theacuteologiens ce sont laquo des rudiments laquo proposeacutes en ce monde au genre humain pour qursquoil puisse laquo se diriger vers son but40 raquo Sans donc qursquoil se soit produit le moindre changement dans la meacutetaphysique sans que les faculteacutes qui tendent soient devenues capables de tenir sans que le mouvement puisse ecirctre fin tout naturellement la morale srsquoest modifieacutee Maintenant qursquoelle vise une possession plus excellente et supeacuterieure aux forces humaines lrsquoobjectif premier ougrave convergeront ses efforts sera moins cette Fin mecircme ndash puisqursquoelle nous deacutepasse ndash que les conditions de son acquisition qui sont elles au pouvoir de lrsquohomme et qui mesurent exactement sa future participation au bonheur En avant du bonheur toutes les actions morales se concentreront vers la sainteteacute Et la logique exigera mecircme ce corollaire les perceptions intellectuelles des sciences speacuteculatives qui jadis arracheacutees de droit agrave lrsquoordre des moyens eussent eacuteteacute des parcelles vitales de la Fin mecircme maintenant si elles ne sont pas entraicircneacutees dans le grand mouvement

40 Ver 14 11 ndash La question de secours que la philosophie reccediloit de la Reacuteveacutelation comporte chez S

Thomas une distinction assez deacutelicate Sans doute il appreacutecie comme tous les docteurs chreacutetiens lrsquoimmensiteacute du bienfait reccedilu et en parle dans le ton habituel des ApoloL gistes (Opusc 7 Exp super Symbolum c 1 laquo nullus philosophorum potuit tantum scire de Deo quantum post adventum Christi soit vetula per fidem raquo ndash Cp 1 C G 5 fin) Mais si lrsquoon se rappelle sa theacuteorie de la science et son exigence des preuves propter quid on comprendra que la foi ne peut agrave ses yeux aider la science que par accident Drsquoougrave les affirmations comme celle-ci Si aux questions drsquoun esprit chercheur vous reacutepondez seulement au nom de la foi par une affirmation dogmatique on vous quittera bien certain qursquoil en est ainsi mais pourtant lrsquointelligence vide certificabitur quidem quod ita est sed vacuus abscedet (Quodl 4 18) La foi est intellectuellement drsquoespegravece infeacuterieure agrave la science et se deacutefinit par cette imperfection mecircme par son opposition avec elle (Ver 12 12 ndash 2a 2ae q 1 a 5)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 196

volontaire et ordonneacutees agrave lrsquoobtention drsquoune plus grande gracircce ne sont phis que de nuisibles simulacres du vrai bonheur et les heures qursquoon leur donne du temps perdu

IV

Pour chacun le devoir preacutesent est le moyen et la mesure de la beacuteatitude 11 ne srsquoensuit pas neacuteanmoins qursquoon ne puisse raisonnant sur la nature pour diriger la pratique libre deacuteterminer laquelle des actions bonnes sera de droit plus apte agrave produire lrsquoamour et la gracircce abondamment Ici lrsquoordre ontologique reprend ses droits et Thomas fidegravele aux principes affirme la supeacuterioriteacute de la vie contemplative sur lrsquoactive Entre toutes les opeacuterations crsquoest la contemplation qui joint le mieux agrave Dieu il faut donc la preacutefeacuterer agrave lrsquoaction exteacuterieure Crsquoest elle qui est la vie intense eacutetant la plus intime application au meilleur objet la perfection sur terre consiste en ceci ut mens actu feratur in Deum41 On voit combien naturellement le laquo mysticisme raquo vient couronner laquo intellectualisme raquo dont il est le deacuteveloppement et le fruit quelque raison qursquoon puisse avoir drsquoopposer ailleurs ces deux termes aucune opposition nrsquoest plus superficielle et plus fausse quand il srsquoagit du mysticisme orthodoxe et de la philosophie classique du catholicisme Une seule chose peut eacutetonner dans S Thomas crsquoest qursquoil nrsquoait pas songeacute davantage agrave faire ressortir dans lrsquoextase ou dans les autres espegraveces de contemplation infuse lrsquointellectualiteacute plus exquise qursquoelles communiquent agrave la vie de lrsquoesprit Lui qui dans la simple

41 Voir lrsquoadmirable theacuteorie des conseils eacutevangeacuteliques au livre III Contre les Gentils particuliegraverement le chap

130 et sur la pauvreteacute religieuse la page si peu franciscaine (non par opposition mais par diffeacuterence) du chap 133

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 197

vie de foi et drsquooraison commune a su discerner ces actes directs savoureux et rapides que la gracircce fait produire aux plus ignorants et les a rapporteacutes agrave lrsquo laquo intellect42 raquo comment nrsquoa-t-il pas plus expresseacutement exalteacute les intuitions infuses qui perccedilant lrsquoopaciteacute des images deacutepassant lrsquoembrouillement des discours font participer le contemplatif agrave la connaissance angeacutelique Le fait est lagrave pourtant Que ce soit attachement trop docile aux classifications traditionnelles ou deacutesir de ne pas admettre trop drsquoexceptions aux axiomes drsquoAristote il ne fait que de rares et fugitives allusions agrave ces intellections surhumaines et il faudrait violenter ses eacutecrits pour en tirer une theacuteorie expresse de laquo lrsquooraison mystique43 raquo On peut regretter cette lacune Mais on ne

42 V p ex 1 d 15 q 4 a 2 ad 4 il est des ignorants qui possegravedent une certaine connaissance de Dieu

comme Fin derniegravere et comme laquo profluens beneficia de laquelle lrsquoamour est condition neacutecessaire ndash Cp aussi 3 d 27 q 2 a 3 ad 2 laquo Caritas habet rationcm quasi dirigentem in suo actu vel magis intellectum raquo ndash In Trin 6 1 ad ult et 3 d 35 q 2 a 2 sol 1 laquo Intellectus donum de auditis mentem illustrat ut ad modum primorum principiorum statim audita probentur raquo

43 Il ne srsquoagit pas de savoir si S Thomas reconnaicirct dans la vie contemplative de certaines connaissances savoureuses et expeacuterimentales cela nul ne peut le nier (1 q 43 a 5 ad 2 etc) Il srsquoagit de savoir srsquoil a mentionneacute la contemplation obscure infuse proprement mystique sans images sensibles ni discours et que deacutecrivaient deacutejagrave drsquoun style merveilleusement expressif certains Franciscains du Moyen Age avant qursquoelle trouvacirct ses docteurs classiques dans les grands saints du Carmel Il ne faut se servir ici qursquoavec grande preacutecaution des auteurs de seconde main Vallgornera par exemple srsquoest trop laisseacute aller au deacutesir de retrouver dans S Thomas la doctrinc des Mystiques Ainsi dans sa Question III disp 3 art 1 de Contemplatione supernaturali et infusa il eacutecrit laquo D Thomas 2a 2ae q 180 e 3 diffinit contemplationem infusam hac ratione simples intuitus divinae veritatis a principio supernaturali procedens e Les quatre derniers mots sont simplement ajouteacutes par lui De plus il cite volontiers des opuscules apocryphes ou douteux ndash Dans lrsquoouvrage plus reacutecent du R P Maumus lrsquoon trouve encore plusieurs rapprochements sujets agrave caution (p 380 sur la purification passive sensible p 401 sur le don drsquointelligence rapporteacute agrave lrsquounion mystique p 454 sur lrsquooraison drsquounion) ndash Lorsqursquoon lit S Thomas lui-mecircme on constate qursquoil e admis la possibiliteacute et pour

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 198

saurait en prendre occasion pour rabaisser dans sa doctrine theacuteologique la place de la vie contemplative Je remarque mecircme deux preacuterogatives qui lui assurent tout imparfaite qursquoon la suppose une primauteacute plus certaine que celle qursquoon assignait dans lrsquoordre naturel agrave la speacuteculation pure l juge la contemplation religieuse plus propre agrave ravir tout lrsquohomme que la contemplation philosophique parce que lrsquoamour de la contemplation mecircme ne srsquoy distingue pas de lrsquoamour de lrsquoobjet contempleacute44 Il la juge plus libre aussi puisqursquoil

certains cas le fait de cette contemplation sans images (quoique infeacuterieure agrave la vision intuitive) laquo naturelle

agrave lrsquoAnge mais au-dessus de lrsquohomme raquo (Voir Ver 1S a 1 ad 1 ad 4 ndash et a 2ndash 2 d 23 q 2 a 1 ndash et avec plus de rigueur dans lrsquoexplication psychologique 1 q 94 a 1) Pourtant lagrave ougrave S Thomas fait ex professo la theacuteorie de la contemplation il a principalement en vue celte ougrave lrsquohomme peut parvenir par ses efforts aideacute de la gracircce ordinaire et colle qui mecircme dans Le cas de e vision intellectuelle s nrsquoest pas opeacutereacutee sans image (2a 2ae q 174 a 2 ad ndash q 180 a 5 ad 2 ndash De Anim a 15ndash In Trin G 3 etc) Cp lrsquoaveu de Vallgornera (l c art 7 u 2) laquo Aliquando datur contemplatio supornaturalis sine conversione ad phantasmata In lianc sententiam videtur inclinare D Thomas quamvis non omnino certum sit in doctrina illius raquo ndash Tregraves caracteacuteristique encore est lrsquoexeacutegegravese thomiste drsquoun texte des Pegraveres les plus classiques on la matiegravere le fameux mot de Denys sur Hieacuterotheacutee patiens divina qursquoil explique drsquoun pheacutenomegravene affectif preacuteceacutedant une connaissance (Ver 26 3 18 ndash 3 d 15 q 2 e 1 soI 2 ndash In Div Nom 2 4) ou drsquoune connaissance expeacuterimentale sans dire si elle deacutepasse la gracircce ordinaire (2a 2ae q 45 a 2 q 97 a 2 ad 2) Dans tout le Commentaire sur les Noms Divins il nrsquoest rien qursquoon puisse sucircrement lrsquoapporter agrave la connaissance mystique lagrave mecircme ougrave le texte agrave expliquer semblait y convier lrsquointerpregravete ndash Tout cela me paraicirct drsquoautant plus notable que la doctrine de S Thomas sur lrsquoindistinction des connaissances de lrsquoacircme seacutepareacutee et priveacutee de phantasmes (De Anim a 15 corp cf ad 21 etc) srsquoaccordait mieux avec ce que les Mystiques disent de lrsquoobscuriteacute de leur contemplation

Ce que S Thomas e eacutecrit de plus remarquable touchant les gracircces drsquoillumination extraordinaire crsquoest assureacutement sa theacuteorie de Ta propheacutetie (Ver q 12 ndash 2a 2ae q 171 et suiv) La part qui y est faite aux conditions subjectives marque une grande largeur de vues et un perpeacutetuel souci de maintenir le contact entre la theacuteologie speacuteculative et lrsquoexpeacuterience psychologique

44 V 3 d 35 q 1 e 2 sol 1 sol 3 sur la diffeacuterence entre la vie contemplative des saints et celle des philosophcs ndash Et cp Les deux concepts de σοφία et sapientia

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 199

conccediloit lrsquoobeacuteissance religieuse comme un sacrifice des intellections pratiques et viles de celles qui regraveglent les choses du corps et lrsquoarrangement quotidien de la vie sacrifice qui permet agrave lrsquohomme de srsquoappliquer tout entier par sa partie laquo la plus preacutecieuse raquo agrave lrsquoUnion Neacutecessaire45 laquo Le grand signe drsquoamour crsquoest drsquoaller contempler raquo laquo La souveraine perfection de la vie humaine crsquoest que lrsquoesprit de lrsquohomme puisse librement vaquer agrave Dieu raquo

Souvenons-nous-en pourtant ce nrsquoest pas preacuteciseacutement comme avant-goucirct du Ciel que la contemplation est bonne et deacutesirable crsquoest comme preacuteparation au Ciel et pour la mettre ici-bas au premier rang il a fallu ce principe reacuteflexe qursquoentre tous les moyens qui rendent capable drsquoune fin il nrsquoen est point en soi de plus efficace que celui qui est lrsquoimage de cette fin mecircme Vue dans ce jour la primauteacute de la vie contemplative sera pratiquement moins absolue46 une plus grande place sera laisseacutee aux libres jeux de la Providence divine la diversiteacute des saints sera plus grande que celle des sages et lrsquoideacuteal du chreacutetien diffeacuterera beaucoup de lrsquohomme heureux qursquoa deacutecrit Aristote ndash Mais cette derniegravere remarque nrsquoempecircche pas lrsquoidentification pratique chez S Thomas de la vie contemplative et de la vie parfaite On peut donc dire en reacutesumeacute que par lrsquointroduction du Christianisme le monde moral est reconstruit agrave ses yeux sur son plan

45 3 C G 130 46 2a 2ae q 182 a 2 fin ndash V i C 7 ndash Avec tous les saints du catholicisme Thomas sait qursquoil est parfois

meilleur de quitter e Rachel pour Lia raquo (Opusc 2 De Perf vitae spiritualis c 25 ndash Quodl 1 14 2) Mais rien chez lui ne rappelle cette deacutefiance des deacutelices contemplatives ce souci drsquoen deacutetacher les acircmes si habituel aux ascegravetes des siegravecles suivants ndash Le grand signe drsquoamour crsquoest drsquoaller contempler srsquoil paraicirct en douter dans les Sentences (3 d35 q 1 a 4 soI 2) il lrsquoaffirme dans la Somme (2a 2ae q 182 a 2 ad 11 ndash Sur la vie plus haute des laquo illuminateurs raquo Appendice p 243

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 200

essentiel mais plus en grand Les relations naturelles demeurent seulement ce qui eacutetait systegraveme clos et parfait est compris maintenant dans le mouvement drsquoun plus vaste ensemble et cette subordination explique qursquoon puisse remarquer ccedilagrave et lagrave dans sa structure quelques deacuteformations

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde

est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire 3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee Hcontinue ilH se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 211

pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

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nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupis-

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 Ha 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117H b δοκοῦσι γάρ τῶν

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cible raquo doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

ἀλόγων μερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de

violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La pos-sibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature

font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute 34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les

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de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V

chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

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finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffe-

35 Mal 3 9 7

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ment total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

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type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et par-

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

faites en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 221

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 224

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 225

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 227

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 229

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PRECELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiri-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

tualis c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines qui

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 233

excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITE ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute

2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima

cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIETE ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 240

Note bibliographique

Parmi les ouvrages de S Thomas les plus utiles agrave consulter sur les questions traiteacutees dans ce livre sont la Somme contre les Gentils les Questions disputeacutees de Anima de Veritate de Spiritualibus Creaturis la Somme theacuteologique lrsquoopuscule 14 de Substantiis separatis lrsquoopuscule 15 Contra Averroistas et lrsquoopuscule 1 Compendium theologiae Aucun de ces ouvrages sauf la Somme theacuteologique nrsquoa encore paru dans la grande eacutedition critique (eacutedition leacuteonine) que publient agrave Rome les Dominicains ndash On a citeacute ici drsquoapregraves lrsquoeacutedition Fretteacute (Paris Vivegraves 1871-1880) ndash Uccelli a eacutediteacute (Paris Migne 1858) le Contra Gentes avec les liturae du fameux codex Bergomensis qui semble bien ecirctre lrsquoautographe de S Thomas ndash Le lecteur moderne trouvera quelque secours dans deux traductions annoteacutees celle du Compendium Theologiae par M Albert (Wuumlrzbourg Goumlbel 1896) et celle du Contra Gentes par le P Rickaby S J (0f God and his Creatures An annotated translation with some abridgment Londres Burns and Oates 1905)

La litteacuterature thomiste est un monde Ueberweg-Heinze (Grundriss der Geschichte der Philosophie t II) donne une bonne bibliographie des eacutetudes modernes pour les commentateurs dogmatiques on peut consulter Hurter Nomenclator litterarius theologiae catholicae (Oeniponte 3e eacuted commenceacutee en 1903)

Les histoires de la Scolastique drsquoHaureacuteau (Paris 1880) et de Stoumlckl (Mayence 1864-66) demeurent utiles ainsi que les livres bien connus de Ch Jourdain (La philosophie de S Thomas drsquoAquin Paris 1858) et de Karl Werner (Der heilige Thomas von Aquino Ratisbonne 1858 Reacuteeacutediteacute en 1889) Les meilleurs ouvrages drsquoensemble que nous pos-seacutedions sur la philosophie du moyen acircge sont maintenant ceux de MM de Wulf (Histoire de

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 242

la philosophie meacutedieacutevale Louvain 1900) et Picavet (Esquisse drsquoune histoire geacuteneacuterale et compareacutee des philosophies meacutedieacutevales Paris 2e eacuted 1907)

Il ne faut pas neacutegliger les ouvrages destineacutes agrave deacutefendre la theacuteorie thomiste de la connaissance contre le carteacutesianisme lrsquoontologisme le traditionalisme etc On a raison drsquoouvrir avec preacutecaution ces livres de poleacutemique mais on est forceacute drsquoavouer que leurs auteurs ont souvent fait preuve de rares qualiteacutes drsquoanalystes de plus ils sont exempts drsquoordinaire de ces eacutetranges meacuteprises que laissent souvent passer les eacuterudits dont lrsquoeacuteducation nrsquoa pas eacuteteacute scolastique ndash On peut indiquer en particulier Bourquard Doctrine de la connaissance drsquoapregraves S Thomas drsquoAquin Paris et Angers 1877 (utile agrave cause de ses nombreuses citations) ndash Kleutgen S J La philosophie scolastique exposeacutee et deacutefendue trad Sierp Paris 1868-1870 ndash Liberatore S J Theacuteorie de la connaissance drsquoapregraves S Thomas trad Sudre Tournai et Paris 1863 ndash Zigliara O P Œuvres philosophiques trad Murgue Lyon 1880 et 1881

Ces scolastiques dogmatiques du XIXe siegravecle pourraient fausser la perspective parce qursquoils cherchent drsquoordinaire une theacuteorie de la certitude rationnelle dans ce qui fut avant tout une meacutetaphysique intellectualiste ndash Les travaux dont la liste suit peuvent aider agrave srsquoorienter dans le problegraveme de lrsquointellectualisme tel que nous lrsquoavons poseacute On nrsquoa fait ici qursquoun choix en mentionnant certaines publications qui ont paru plus utiles ou plus caracteacuteristiques des diffeacuterentes opinions en cours Asin (Miguel) El Averroismo teoloacutegico de Santo Tomcis de Aquino dans Homenaje a

don Francisco Codera estudios de erudicion oriental Saragosse 1904 pp 235-250 Bardenhewer Die pseudo-aristotelische Schrift uumlber das reine Gute bekannt-unter dem

Namen Liber de Causis Fribourg en Brisgau 1882 pp 256279 Van den Berg O P De ideis divinis iuxta doctrinam Doctoris Angelici Bois-le-Duc

1872

Note bibliographique 243

Gardeil (A) O P Une seacuterie drsquoarticles sur la connaissance et lrsquoaction dans la Revue Thomiste Paris 1898 1899 1900

Huber (Sebastian) Die Gluumlckseligkeitslehre des Aristoteles und des Thomas von Aquin ein historixch-kritischer Vergleich Freising 1893

Kahl (Wilhelm) Die Lehre vont Primat des Willens bei Augustinus Duns Scotus und Descartes Strasbourg 1886

Kaufmann (N) Die Erkenntnislehre des hl Thomas von Aquin und ihre Bedeutung in der Gegenwart Philosophisches Jahrhuch t II Fulda 1889

ndash La finaliteacute dans lrsquoordre moral Eacutetude sur la teacuteleacuteologie dans lrsquoEacutethique et la Politique drsquoAristote et de S Thomas drsquoAquin Revue Neacuteo-Scolastique t VI Louvain 1899

Mandonnet (Pierre) O P Siger de Brabant et lrsquoAverroiumlsme latin au XIIIe siegravecle Fribourg 1899

Maumus (Eacuteliseacutee) O P La doctrine spirituelle de S Thomas drsquoAquin Paris 1885 Mazzella (Camillo) S J Dersquo varii gradi nella conoscenza intellettiva estratto del

periodico LrsquoAccademia Romana di S Tommaso drsquoAquino vol 5 fasc 1 Rome 1885

Molsdorf Die Idee des Schoumlnen in der Weltgestaltung bei Thomas von Aquino Ieacutena 1891

Murgue Questions drsquoontologie eacutetudes sur S Thomas Lyon 1876 Piat (Clodius) Quid divini nostris ideis tribuat divus Thomas Paris 1890 Picavet (Franccedilois) LrsquoAverroiumlsme et les Averroiumlstes du XIIIe siegravecle Revue de lrsquohistoire

des religions Paris 1902 ndash Deux directions de la theacuteologie et de lrsquoexeacutegegravese au XIIIe siegravecle Thomas drsquoAquin et

Roger Bacon Paris 1905

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 244

Pohl (Carl) Das Verhaumlltnis der Philosophie zur Theologie bei Roger Bacon Neustrelitz 1893

Seeberg (Reinhold) Die Theologie des Johannes Duns Scotus Leipzig 1900 Von Tessen-Wesierski (Franz) Die Grundlagen des Wunderbegriffes nach Thomas von

Aquin Paderborn 1899 Vacant (Alfred) Eacutetudes compareacutees sur la philosophie de S Thomas drsquoAquin et sur celle

de Duns Scot Paris et Lyon 1891 ndash Drsquoougrave vient que Duns Scot ne conccediloit pas la volonteacute comme S Thomas drsquoAquin

dans Quatriegraveme congregraves scientifique international des catholiques Fribourg 1898 pp 631-645

De Vallgornera (Thomas) O P Mystica theologia divi Thomae Barcelone 1662 Wittmann (Michael) Die Stellung des heiligen Thomas von Aquin zu Avencebrol

Muumlnster 1900 De Wulf (Maurice) Eacutetudes historiques sur lrsquoestheacutetique de S Thomas drsquoAquin Louvain

1896

Abreacuteviations employeacutees

Un chiffre suivi de la lettre d renvoie au Commentaire des Sentences 1 d 2 q 3 a 4 sol 1 ad 2 = Commentaire du 1er livre des Sentences distinction 2e question 3e article 4e solution 11e reacuteponse agrave la 2e objection ndash Un ou deux chiffres suivis de la lettre q renvoient agrave la Somme theacuteologique 1 q 25 a 2 ou 1a 2ae q 35 a 3 deacutesignent donc par la question et lrsquoarticle un passage de la Prima pars ou de la Prima secundae

Les signes suivants Car De Anim Mal Pot Spir Ver V i C Virt Card suivis de deux ou trois chiffres renvoient aux Questions disputeacutees de Caritate de Anima de Mato de Potentia de Spiritualibus creaturis de Veritate de Virtutibus in communi de Virtutibus cardinalibus en indiquant la question et lrsquoarticle ndash ou la question lrsquoarticle et la reacuteponse agrave lrsquoobjection Pour les traiteacutes qui se composent drsquoune question unique deux chiffres indiquent lrsquoarticle et la reacuteponse agrave lrsquoobjection

3 C G 25 5 renvoie agrave la Somme contre les Gentils livre 3e chapitre 25e sect 5e Quodl 5 3 renvoie au 3e article du 5e Quodlibetum et lrsquoon ajoute le numeacutero de la reacuteponse agrave lrsquoobjection

srsquoil y a lieu Comp TheoI renvoie au Compendium Theologiae mdash Les Opuscules sont numeacuteroteacutes comme dans

lrsquoeacutedition Fretteacute (Paris Vivegraves tonie XXVII et XXVIII) Pour les opuscules que cctte eacutedition a laisseacutes en dehors de la seacuterie on en a toujours donneacute le titre complet (voir par exemple p 199 n 46)

Les reacutefeacuterences aux commentaires sauf agrave celui des Sentences sont preacuteceacutedeacutees du signe in Les abreacuteviations Met Meteor Eth An Pol Sens et sens 1 ou 2 Post Div Nom Trin Caus deacutesignent respectivement la Meacutetaphysique les Meacuteteacuteorologiques lrsquoEacutethique agrave Nicomaque le De anima la Politique le De sensu et sensato et les Seconds analytiques drsquoAristote les Noms divins du Pseudo-Denys la Triniteacute de Boegravece et le livre des Causes In 1 Met l 2 renvoie donc agrave la seconde leccedilon du Commentaire sur le premier livre de la Meacutetaphysique in Rom 5 1 1 agrave la premiegravere leccedilon du Commentaire sur le chapitre cinquiegraveme de lrsquoEacutepicirctre aux Romains etc

Crsquoest agrave lrsquoeacutedition Fretteacute que renvoient les indications de pages et de colonnes pour certains textes plus difficiles agrave trouver

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 246

TABLE ANALYTIQUE DES MATIEgraveRES Abstraction ndash Reproches des modernes agrave lrsquo V ndash Sa nature et son objet VII 92 93 ndash Son imperfection essentielle 12ndash15 103 104 voir Concept Connaissance humaine Science Universel Abstrait subsistant 84 85 voir Anges Esprit Dieu Veacuteriteacute Accidentelndash Echappe-t-il agrave la finaliteacute 119 121 voir Contingence Hasard Accidents ndash Leur rocircle dans notre connaissance 20 n 98ndash100 ndash Objets drsquoideacutees propres 105 n voir Qualiteacutes sensibles Acquisition de Dieu fin derniegravere 27 Acte humain Objet de concept propre 104 105 n ndash immobile Sa perfection 46 ndash pur Peut seul venir actuer notre intellect 35 Action ndash Sa forme suprecircme 11 sq Son primat ici-basXVIII 201 sq Adam ndash Sa connaissance sensible 68 n Affirmation ndash Sa vraie natureXII voir Jugement Ame ndash Sa connaissance de soi 83 84 108 n Amour ndash Ne peut ecirctre fin derniegravere 42 ndash Supeacuterieur an un sens agrave la connaissance 47 sq ndash de convoitise drsquoamitieacute 48 ndash de Dieu Sa nature son fondement 39 49 voir Appeacutetit Volonteacute Analogie ndash Sa nature 79 sq ndash Affectant tous nos concepts 102 103 ndash Raisonnements par ndash 150 ndash dans la connaissance de foi 157 voir Anges Dieu Symbole Symbolisme Systeacutematisation Anges ndash Leur place en philosophie thomiste 23 24 ndash Leur nature et leur excellence 23 25 ndash Uniques en chaque espegravece 23 138 139 n ndash Leur existence se deacutemontre-t-elle 154 ndash Leur multitude 30

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 248

ndash Connaissance que nous en avons 83ndash85 234 n ndash Excellence de leur vie intellectuelle 9 56 ndash Leurs degreacutes drsquointelligence ineacutegaux 10 17ndash19 ndash Leur naturelle infaillibiliteacute 72 73 n ndash Etendue de leurs ideacutees 104 ndash Susceptibles et deacutesireux de voir Dieu 184 187 188 ndash Incapables de progregraves 218 Animaux infeacuterieurs et supeacuterieurs 13ndash15 66ndash67 209 Antinomies ndash Toujours reacutesolubles 63 Appeacutetit ndash Ne classe pas les ecirctres par luindashmecircme 47 n ndash Son rocircle dans la connaissance 69 ndash Valeur drsquoune philosophie de ndash 46 47 n voir Amour Volonteacute VolontarismeArabes ndash Leur theacuteorie de la beacuteatitude 36 Aristote ndash Diffegravere de S Thomas sur la fin derniegravere 27 n ndash Heacutesite sur la place du plaisir dans la finaliteacute 43n ndash Enlegraveve lrsquoaccidentel agrave la finaliteacute 119 121 ndash Garde quelque incoheacuterence dans sa morale 185 ndash Apparent cercle vicieux dans sa theacuteorie de la vertu 213 Art ndash Saint Thomas nrsquoen fait pas la theacuteorie 117 118 ndash Sa place agrave cocircteacute de la seiencc 121ndash123 ndash Sa relation agrave la morale 176 177 voir Dialectique Poeacutesie Singulier laquo Artificiata raquo ndash Comment nous les pcnsons 104 Ascegravese ndash Incomplegravetement eacutetudieacutee chez S Thomas 124 125 n Assimilation agrave Dieu ndash Fin de la Creacuteation 27ndash29 Attributs divins indeacutemontrables selon S Thomas 154 155 Augustin ndash Son accord avec S Thomas 77 ndash Sa deacutefiance des sens 65 ndash Ses speacuteculations sur la Triniteacute 162 Augustiniens ndash Leur volontarisme 38 Autonomie de la conscience 238 Averroiumlstes ndash Leur opposition de la raison et de la foi 62 64 Avicenne ndash Sa theacuteorie sur lrsquoinintelligibiliteacute du singulier 113 Beacuteatitude ndash Objet du vouloir divin sur nous 50 ndash de la vie preacutesente 174 175 185 ndash finale naturelle 173 174 ndash surnaturelle Sa place chez S Thomas 180 sq voir Scotisme Vision de Dieu Bien des esprits et bien en soi 50 Cajetan ndash Sa conception du deacutesir naturel de la vision divine 183 Causaliteacute reacuteciproque XIV n ndash dans le jugement pratique 206 207 Certitude ndash Rocircle qursquoy peut jouer le vouloir 69 70 n ndash que S Thomas donne agrave ses thegraveses 154 n voir Evidence Principes

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 249

Chasteteacute ndash Comment elle eacuteclaire le jugement moral 70ndash72 voir Habitude Vertu Cogitative 58 n 166 n Compreacutehension et extension correacutelatives dans lrsquointuition 17 18 ndash Sa diffeacuterence avec le percept 93 Concept ndash Son contenu son mode de formation 92ndash94 ndash Son imperfection XIII 94 95 102 ndash Sa valeur 95 sq ndash Insuffisance drsquoune philosophie des ndash 24 ndash Confiance parfois illogique que S Thomas lui accorde XV ndash Lrsquoauteur regrette drsquoen avoir exageacutereacute lrsquoirreacutealisme 106 107 n voir Abstraction Connaissance humaine Science Universel Connaissance ndash Conception reacutealiste de la ndash XI ndash Remegravede au deacuteficit de lrsquoecirctre 30 n ndash Sa noblesse ses degreacutes 13 de Dieu Fin derniegravere de la creacuteation 27 du contingent 117 ndash de lrsquoindividuel 76 90ndash92 ndash de lrsquoacircme par ellendashmecircme 83 83 108 n ndash de lrsquoinfini 86 n ndash analogique 79 sq ndash neacutegative 79 ndash par connaturaliteacute 70ndash72 ndash humaine Ses limites78 sq laquo Son objet propre 92 93 laquo Son imperfection 91 92 94 laquo Erreur drsquoy voir la connaissancendashtype 225 voir Abstraction Accidents Al f irritation Analogie Anges Certitude Compreacutehension Concept Critique Croyance Deacuteduc-

tion Deacutefinition Deacutemonstration Dieu Discours Dogme Foi Ideacutee Images Induction Intellect Intellection laquo Intellecius raquo Intelligence Intuition Jugement Limpiditeacute Moi Mystegravere Pheacutenomegravenes Principes laquo Priora quand nos n Probable Raison laquo Ratio raquo Rationaliteacute Reacuteflexion Sapience Science Sens Singulier Speacuteculation Substance Symboles Syndeacuteregravese Systeacutematisation Tout Uniteacute Universel Veacuteriteacute Vision de Dieu

Connaturaliteacute ndash Connaissance par ndash 70ndash72 voir Vertu Vice Conscience ndash Son autonomie individuelle 238 Conseils eacutevangeacuteliques 196 n Contemplation ndash Sens du mot chez S Thomas 197 198 n ndash Sa primauteacute IV XVI ndash des philosophes Sa valeur 174 ndash des chreacutetiens Son exeellence 196 198 199 ndash infuse Son peu de place chez S Thomas 197 196 voir Speacuteculation

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 250

Contingence propre de la matiegravere 139 n Contingent ndash Sa connaissance est-elle une perfection 117 Convenance ndash Racircle des raisons de ndash 140 laquo Conversio ad phantasmes raquo 91 104 113 Corps ndash Est pour servir agrave la connaissance 54 ndash Son union naturelle agrave lrsquoacircme 65 n ndash ceacutelestes 106 120 voir Matiegravere Reacutesurrection Coutume ndash Sa valeur 238 239 Creacuteation ndash Estndashelle deacutemontrable 155 n Creacutedibiliteacute 64 n193 n 194 n voir Foi Critique de la connaissance source de progregraves 234 n Critique (Problegraveme) ndash Sa solution thomiste 75ndash77 Croyance ndash Son caractegravere social 235 236 ndash Sa neacutecessiteacute 236 237 voir Foi Deacuteduction ndash Sa valeur 74 ndash Son impuissance agrave deacuteterminer le singulier 111 ndash Son impuissance agrave deacuteterminer les espegraveces 101 102 n ndash Sa place dans la science thomiste 134 ndash Sa meacutethode 144 ndash voir Deacutemonstration Discours laquo Ratio raquo Science Deacutefinibillteacute des substances naturelles 96 sq 102 sq Deacutefinition ndash Sa valeur selon saint Thomas 96 sq 101 ndash Sun imperfection fonciegravere 102 103 voir Concept Genre Induction Deacutelectation spirituelle A poursuivre sans mesure 202 n Deacutemons ndash Comment ils souffrent du feu 179 n Deacutemonstration ndash Sa nature 140 voir Deacutedunion Discours laquo Ratio raquo Science Deacutesir naturel du surnaturel 180 sq Deacuteterminisme ndash Exclu par S Thomas 111 ndash apparent dans la theacuteorie thomiste du vouloir 205ndash208 Devenir ndash Nrsquoest pas objet de science 124 125 ndash Erreur de la philosophie du ndash 44 225 226 Dialectique ndash Sa nature ses proceacutedeacutes 149ndash151 165 169 170 Dieu ndash Clef de voucircte de tout intellectualisme 9ndash11 18 19 224 ndash Intelligence pure 9 10 26 ndash Sa connaissance des singuliers 114ndash116 ndash Ne peut reacutealiser lrsquoinintelligible 62 ndash Cause dominant le hasard 112 ndash Fin derniegravere 26ndash32 ndash Est plus aimable agrave chacun que soi-mecircme 49 ndash Sa relation aux creacuteatures 81 82 n ndash Peut ecirctre vu intuitivement 32ndash36 ndash Se prouve par notre imperfection intellectuelle 224

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 251

ndash Notre connaissance de ndash 86ndash89 ndash Preacutedicaments applicables agrave ndash 87 n Connaissance de ndash chez les simples 237 Veacuteriteacutes indeacutemontrables sur ndash 154 155 voir Reacuteveacutelation Theacuteologie Vision de Dieu Dilettantisme ndash Condamneacute par S Thomas 177 Diffeacuterence speacutecifique 99 103 voir Genre Diffeacuterenciation des individus dans lrsquoespegravece 126ndash130 Discours rationnel ndash Son imperfection 24 38 56ndash58 Sa raison drsquoecirctre 59 60 ndash Sa valeur 74 ndash Deacutedain qursquoa pour lui S Thomas 229 voir Deacuteduction Deacutemonstration laquo Ratio raquo Science Distinction laquo ex natura rei raquo ndash Sa place chez Scot XVI n Diversiteacute ndash Accompagne la pluraliteacute mateacuterielle 126ndash130 Docteurs ndashndash Leur place eacuteminente dans toute socieacuteteacute 231 232 Dogmatisme philosophique de S Thomas 228 ndash religieux dc S Thomas 227ndash228 Dogme ndash Reproches modernes au ndash VIII ndash Sa valeur absolue XII ndash Son deacuteveloppement 126 n 234 235 voir Foi Mystegraveres Religion Reacuteveacutelation Theacuteologie Dynamisme pur Son erreur 44 225 226 Eacutecriture ndash Prudence agrave ]rsquointerpreacuteter 158 n Eacuteminence (Voie drsquo) 88 Enfants ndash Leur deacutependance naturelle des parents 237 Eacutenonciable ndash Lrsquoidolacirctrie de 1rsquo ndash 25 voir Discours Jugement Principes Science Erreur ndash Sa nature son sujet son origine68 72 73 ndash Toujours corrigible 74 ndash Intervient en tout peacutecheacute 207 208 voir Anges Sens Espace et temps conditionnant notre penseacutee 59 60 Espegravece ndash Conccedilue comme fin des individus 120 121 ndash Comporte en son sein une diffeacuterenciation intelligible 126ndash130 voir Genre Esprits ndash Identiques agrave une ideacutee subsistante X ndash Sont fins en soi 50 ndash Comment nous les connaissons 83ndash85 234 n voir Anges Fin derniegravere Immateacuterialiteacute Intelligence Essence voir Quidditeacute Substance Estimative 15 Ecirctre subsistant ndash Improprieacuteteacute de ce nom divin 87 ndash Plus aimable agrave chacun que son ecirctre propre 49 Eacutetymologies chez S Thomas 168 169 Eucharistie ndash Nrsquoentraicircne nulle erreur des sens 68 n Eacutevecircques ndash Excellence de leur fonction 231 232

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 252

Eacutevidence ndash Sa valeur absolue 61 sq voir Critique Erreur Exeacutegegravese des textes chez S Thomas 170 171 Expeacuterience ndash Rocircle que S Thomas paraicirct lui donner 141 142 Explicabiliteacute ndash Nrsquoest pas intelligibiliteacute 22 Extension et compreacutehension correacutelatives dans lrsquointuition 17 18 Feu de lrsquoenfer ndash Comment en souffrent les deacutemons 179 n Fin derniegravere de la Creacuteation ses divers aspects 26ndash32 ndash Nrsquoest pas dans la pluraliteacute mateacuterielle 127 128 ndash des esprits leur beacuteatitude 50 ndash des esprits naturelle ou surnaturelle 187 188 ndash de lrsquohomme Est dans lrsquoaete intellectuel XI 179 voir Beacuteatitude Vision de Dieu Foi ndash Sa valeur 190 192 215 n ndash Sa raison drsquoecirctre XVII 190 191 ndash Sa rationaliteacute 64 nndash Son accord avec la raison 63 ndash Ses preacuteambules 193 236ndash238 ndash Sa liberteacute 70 n ndash Son imperfection 51 n 190ndash194 ndash des enfants des foules 236ndash238 ndash Peacutecheacute contre la ndash sa graviteacute 228 voir Creacutedibiliteacute Croyance Forme ndash En quel sens nous lrsquoabstrayons 92 93 Genre ndash Reacutepond agrave la matiegravere 103 n voir Abstraction Concept Deacutefinibititeacute Deacutefinition Diffeacuterence Espegravece Gracircce et nature ndash Leurs rapports 172 173 186ndash188 226ndash229 voir Puissance obeacutedientielle Vision de Dieu Habitude 210 n Hasard 111 voir Accidentel Contingence Heacutedonisme ndash Sa reacutefutation 41 sq Histoire ndash Nrsquoest pas une ic science raquo sa certitude 140 n ndash Peu drsquointeacuterecirct que lui reconnaicirct S Thomas 108 sq ndash de la Philosophie selon S Thomas 233 Homme ndash Caractegravere paradoxal de sa nature 186 voir Connaissance humaine Multitude Sociale Socieacuteteacute Hypothegravese ndash Sa place dans la science thomiste 153 Ideacutee ndash Identique une reacutealiteacute X ndash Ses modes de genegravese ses divers rapports 4 ndash Son essentielle uniteacute 16 ndash abstraite Son origine 139 n ndash divine Vise lrsquoespegravece entiegravero 208-212

ndash pratique Sa valeur son efficaciteacute ndash voir Abstraction Analogie Concept Tout UniteacuteUniversel

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 253

Identiteacute de lrsquointelligible et de lrsquointelligent ideacuteal de la penseacutee XI n Ignorance excusante 219 Illuminateurs voir Docteurs Images ndash Leur raison drsquoecirctre leur neacutecessiteacute 54 55 79 voir Sens Symboles Symbolisme Imagination ndash Son rocircle dans la systeacutematisation 151 Immanence ndash Perfection propre de la connaissance 7ndash11 ndash Mesure lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique 208ndash211 Immateacuterialiteacute ndash Implique lrsquointelligence 6 voir Abstrait Anges Esprits Individuation Intelligence Intelligibiliteacute Matiegravere Impeacuteratif irrationnel ndash Ne peut ecirctre la derniegravere regravegle morale 225 Incarnation ndash Fait estimer la connaissance du singulier 109 Incontinent (Syllogisme de lrsquo) 207 208 Individu ndash Doit reacutegler sa vie par sa connaissance personnelle 238 voir Singulier Individuation par la matiegravere 85 n Induction ndash Son rocircle pour S Thomas 141 Infini ndash Sa connaissance 86 n Intellect agent ndash Sa raison drsquoecirctre 94 ndash pratique Son rocircle sa valeur 201 sq Intellection ndash Sa nature originale 3 5ndash7 ndash Sa diffeacuterence avec la sensation 4 5 15 ndash Est la saisie de lrsquoautre 11 15 16 20 ndash Sa naturelle infaillibiliteacute 73 n ndash Est la plus excellente action 6 sq 45 46 ndash Implique lrsquoexistence de Dieu 9 ndash Ses degreacutes touchant une mecircme veacuteriteacute 21 ndash Croicirct h la fois on extension et en compreacutehension 17 18 ndash Est fin derniegravere est bonne en soi 26 175ndash180 ndash Est icindashbas ordonneacutee agrave une fin transcendante 201 ndash Son infeacuterioriteacute relative par rapport agrave lrsquoamour 47 sq voir Connaissance Contemplation Ideacutee laquo Intellectus raquo Intelligence Intuition Tout Uniteacute Veacuteriteacute Vision de Dieu Intellectualisme ndash Sens de ce mot ndash thomiste Reproches courants qursquoon lui fait Ivndashx ndash Srsquooppose au rationalisme 224 ndash Son lien avec la religion 223 sq ndash Son irreacutealiteacute preacutesente 53 sq laquo Intellectus raquo ndash Origine de toute notre certitude 73ndash75 ndash Son opposition agrave la n ratio raquo 24 56ndash58 ndash Corrigeacute par la laquo ration dans la conn analogique 80ndash82 ndash fidei s fruit de la theacuteologie 159 Intelligence (Faculteacute) ndash Reproches modernes agrave lrsquondash V ndash Sa nature Sens de lrsquoautre de lrsquoecirctre du divin du total V XI XII 6 sq 19 20 30 62 ndash Sa diffeacuterence avec le sens 4 5 15 68 n153

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 254

ndash Ressemblance speacutecifique avec Dieu 37 62 63 ndash Sa compeacutetence exlusive et infaillible 61 sq 69 72 ndash Est susceptible de la vision de Dieu 38 180ndash188 ndash Supeacuterieure au vouloir IV XVI 41 sq ndash Se perccediloit elle-mecircme avec son objet 5 ndash Appartient agrave tout ecirctre immateacuteriel 6 ndash Comment ses degreacutes se mesurent 17 ndash Son rocircle drsquoapregraves la morale thomiste 202 203 ndash humaine Son imperfection XII 53 sq 91-94 laquo Son objet propre 91ndash93 voir Connaissance Intellect Intellection a Intellectus s Limpiditeacute Tout Uniteacute Vision de Dieu Intelligence (Don drsquo) 197 215 n Intelligibiliteacute ndash Ce qursquoelle implique 22 ndash Suprecircme perfection du monde 28 ndash Conccedilue comme un attribut neacutegatif 37 n voir Immateacuterialiteacute Intempeacuterant ndash Sa regravegle drsquoaction 216 Intuition ndash Ideacuteal de toute intellection 58 ndash morale 71 213 sq Irreacutealisme du concept Lrsquoauteur pense lrsquoavoir exageacutereacute 106 107 n Job ndash Sa discussion avec Dieu 62 63 Jugement ndash Imperfection qursquoil reacutevegravele 21 n 59 ndash pratique Son rapport au vouloir 206 207 voir Affirmation Discours Enoncia bic Principes Kant ndash Sa conception du sensible et de lrsquointelligible 68 n Langage ndash Analyse du ndash chez S Thomas 167ndash169 Liberteacute ndash Parfois deacuteclareacutee compatible avec la neacuteccssiteacute 205 n ndash Participeacutee en quelque faccedilon par lrsquoanimal 209 ndash humaine Ses limites restreintes ses degreacutes 210 211 ndash Son rocircle dans la certitude 69 70 n voir Volonteacute Libre arbitre ndash Conception thomiste du ndash 204ndash208 voir Causaliteacute reacuteciproque Limpiditeacute ineacutegale dans la connaissance drsquoun objet 21 n Loi ndash Nrsquoest pas le suprecircme objet de penseacutee 24 25 ndash physique Son imparfaite certitude 139 ndash morale Nrsquoexiste que pour qui la connaicirct 219 ndash ancienne Son litteacuteralisine son symbolisme 235 239 Matheacutematiques ndash Leur particuliegravere certitude 137 Matiegravere ndash Obstacle agrave la conquecircte de lrsquoecirctre 12 45 ndash Sa deacutependance fonciegravere de lrsquoesprit 22 31 ndash Sou rocircle diversifiant dans lrsquoespegravece 126ndash130 ndash Connaissable agrave Dieu mecircme en sa singulariteacute 115 voir Abstraction Abstrait Connaissance humaine Contingence Corps Espace et temps Fin derniegravere Images Immateacuterialiteacute

Sens Singulier

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 255

Mentalisme Augustinien Platonicien 65 ndash Son accord avec le thomiste 77 Meacutetaphysique ndash Sa place au sommet des sciences 137 ndash Irreacuteductible agrave la Physique 147 ndash Certitude que S Thomas lui attribue 137 138 ndash Use de notions forceacutement impropres XIII voir Philosophie Principes Moi ndash Sa connaissance conditionne toute penseacutee 15 108 n voir Ame Morale ndash Sa primauteacute icindashbas XVIII ndash Sa place parmi les sciences 140 ndash Condition mais non cause de vertu 211 212 ndash chreacutetienne modifiant les perspectives drsquoAristote 195 ndash thomiste Place qursquoy a lrsquointelligence 202 203 ndash et art chez S Thomas 176 177 voir Connaturaliteacute Intuition Prudence Vertu Vice Mouvement ndash Ne peut ecirctre lin 44 voir Devenir Multipliciteacute caracteacuteristique de notre connaissance 54 59 60 83 Multitude humaine ndash Sa fin est la penseacutee 231 Mystegraveres ndash Attitude du scolastique devant les ndash 159 160 voir Dogme Foi Reacuteveacutelation Religion Theacuteologie Mystique ndash Son bien avec lrsquointellectualisme vrai 223 sq ndash Saint Thomas en parle peu 196 197 voir Contemplation Nature ndash Conception statique qursquoen a S Thomas 124 ndash Intention de la ndash 120 121 ndash et gracircce Leurs rapports 172 173 186-188 226-229 voir Quidditeacute Neacutegation (Voie de) 79 sq 87 Nombre ndash Critique de la cateacutegorie de ndash 85 86 n Noms analogiques 89 voir Etymologies Obeacuteissance religieuse 199 239 n Panlogisme ndash Etranger agrave S Thomas 112 Pauvreteacute religieuse 196 n Peacutecheacute ndash Erreur pratique qursquoil inclut 207-208 ndash Dispersion de nos tendances 216 ndash originel 181 n 188 sq Penseurs ndash Leur place dans lrsquohumaniteacute 231 Perception voir Sens Perfection morale ndash Diffegravere-t-elle de la beacuteatitude 50 51 Personne spirituelle identique agrave une ideacutee X 109 n Phantasmes voir Images Pheacutenomegravenes voir Accidents Images Qualiteacutes sensibles Sens Philosophie et Physique 145 ndash et dogmes reacuteveacuteleacutes 157ndash160 195 n

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 256

ndash et Religion 223 sq ndash Histoire de la ndash selon S Thomas 233 voir Critique Intellectualisme Morale Meacutetaphysique Theacuteologie Physique ndash Conception thomiste de la ndash 145ndash147 ndash Peu drsquointeacuterecirct qursquoy prend S Thomas 106 ndash Son imparfaite certitude 139 voir Induction Loi Nature Plaisir ndash Ne peut ecirctre fin derniegravere 41ndash44 voir Deacutelectation Platon ndash Erreur de sa theacuteorie des ideacutees 234 n Platonisme de S Thomas 24 Plotin ndash Sa theacuteorie de la beacuteatitude et celle de S Thomas 37 Poeacutesie ndash Conception qursquoen a S Thomas 118 ndash Se mecirclant agrave la speacuteculation scolastique 165 Politique ndash Doctrine ndash do S Thomas 231 sq Preacutedicateurs ndash Excellence de leur fonction 231 232 Prince ndash Son rocircle dans la socieacuteteacute 232 233 Principes ndash Leur certitude 73 n 75ndash77 138 ndash Marquent une connaissance imparfaite 25 n voir Certitude Evidence Jugement Meacutetaphysique laquo Priora quoad nos raquo et laquo quoad se raquo 140 142 Prioriteacute reacuteciproque ndash Voir Causaliteacute reacuteciproque Probable ndash Comment S Thomas le mecircle au certain XIV 149 sq Progregraves philosophique dogmatique 126 n 233ndash235 Proprieacuteteacute litteacuteraire inconnue au Moyen Age 227 n Providence ndash Indeacutemontrable agrave la raison 154 155 Prudence ndash Universelle chez lrsquohomme non chez la becircte 210 n ndash Nature et conditions de la vertu de ndash 212ndash214 Puissance obeacutedientielle 38 39 n 188 Qualiteacutes sensibles ndash Leur en soi 68 n Quidditeacute abstraite ndash Objet propre de notre esprit 20 n 79 92 9 ndash Valeur drsquoobjectiviteacute qursquoelle preacutesente 95 sq voir Abstraction Concept Deacutefinition Diffeacuterence Genre Substance Raison ndash Regravegle de la morale naturelle 202 203 ndash pratique 221 n ndash de convenance ou drsquoanalogie dans le thomiste 150 voir Raisonnement Raisonnement voir Deacutemonstration Dialectique Discours Science Symboles Systeacutematisation laquo Ratio raquo srsquoopposant agrave lrsquolaquo intellectus raquo 24 56ndash58 ndash tirant sa certitude de lrsquolaquo intellectus raquo 73 ndash corrigeant lrsquolaquo intellectus raquo dans la conn analogique 80ndash82 ndash laquo superior raquo et laquo inferior raquo 58 n ndash deacutesignant la cogitative 58 n voir Raisonnement Rationaliteacute ndash Imperfection qursquoelle implique 57 58

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 257

Rationalisme ndash Opposeacute agrave lrsquointellectualisme vrai 36 Reacuteflexion ndash Caracteacuteristique de lrsquoesprit 5 15 108 n Relation non reacuteciproque 81 82 n ndash en Dieu 87 n Religion ndash Preacutetendue incompatible avec lrsquointellectualisme VIII-X ndash Pourquoi elle impregravegne la philosophie thomiste 226ndash229 voir Conseils eacutevangeacuteliques Dogme Foi Mystegraveres Reacuteveacutelation Theacuteologie laquo Resolutio raquo in sensibilia 65 ndash in principia raquo 74 75 Reacutesurrection ndash Compleacutement de la beacuteatitude 65 n Reacuteveacutelation ndash Secours qursquoelle donne agrave la philosophie 195 n ndash Sa neacutecessiteacute morale 236 voir Dogme Foi Mystegraveres Religion Theacuteologie Sapience ndash Supeacuterieure agrave la science 38 Science ndash Conception thomiste de la ndash 98 124 133 ndash Reproche des modernes agrave cette conception VII VIII ndash Son rapport agrave lrsquo laquo intellectus raquo 75 ndash Exclut la liberteacute 69 n ndash Son imperfection essentielle 143 ndash Pourrait deacutepasser la connaissance des espegraveces 130 131 ndash Subordination et lien des diverses ndash s 134 131 ndash Sa modique valeur dans lrsquoordre surnaturel 189 190 voir Analogie Certitude Deacuteduction Deacutefinition Deacutemonstration Discours Induction Philosophie Physique Principes

laquo Ratio raquo Singulier Systeacutematisation Universel Scolastiques ndash Reproches que leur font lcs modernes VIndash X ndash Leur goucirct de lrsquoabstrait leur deacutedain de lrsquoindividuel 110 Scotisme ndash Sa thegravese sur la beacuteatitude LX n 42 n 44 n 48 n ndash Sa distinction laquo ex natura rei raquo 103 n Sens Sensation ndash Leur nature irreacuteductible agrave lrsquointelligence 5 15 ndash Leur subjectiviteacute 15 66ndash68 ndash Leurs degreacutes de perfection 14 ndash Veacuteriteacute et erreur dont ils sont capables 66ndash69 ndash Leur rocircle dans notre connaissance 54 55 65 67 ndash Imperfection et erreurs qursquoils y introduisent 59 73 voir Accidents Corps Images Qualiteacutes sensibleslaquo laquo Sensus communia raquo des Scolastiques 15 Singulier ndash Estndashil seulement pour lrsquoespegravece 120 121 ndashndashndash Existe pour diversifier lrsquoespegravece 126ndash130 ndash Estndashil connaissable en soi 113 ndash Objet de la connaissance pleine 90ndash92 108 113ndash116 ndash Meacutediocre prix attacheacute agrave sa connaissance 116ndash119 122 n ndash Comment Dieu le connaicirct 114ndash116 ndash Notre impuissance agrave le saisir 94ndash95 104 116 112 123 ndash Comment nous lrsquoatteignons 67 n 91 n 113 ndash Charme de sa perception 122

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 258

ndash Termine seul lrsquoaction 217 sq voir Accidents Concept Contingence Contingent Corps Deacuteduction Expeacuterience Hasard Individuation Incarnation

Matiegravere Personne Sens Universel Sociale (Doctrine) de S Thomas 231 sq Socieacuteteacute ndash Totalise seule les virtualiteacutes de notre espegravece 129 Solidification ndash Reproche des modernes agrave lrsquointelligence bdquo VI Sommeil ndash Sa distinction drsquoavee la veille 65 n Speacuteculation ndash Sa valeur dans un ordre de nature pure 172 sq ndash Sa valeur pour lrsquohumaniteacute actuelle 188 sq voir Connaissance Contemplation Intellection Subjectiviteacute des sens 15 66ndash68 ndash de lrsquoideacutee pratique 208 sq 217 sq Substance ndash Objet de notre connaissance 20 n 105 n voir Quidditeacute Substances seacutepareacutees voir Anges Surnaturel voir Foi Dogme Gracircce Mystegravere Mystique Puissance obeacutedienlielle Reacuteveacutelation Syllogisme de lrsquoincontinent 207 208 voir Deacutemonstration Discours laquo Ratio raquo Science Symboles ndash Leur place dans la speacuteculation thomiste 163ndash166 ndash Leur rocircle pour la vie morale et religieuse 220 221 Symbolisme ndash Diffegravere de lrsquoanalogie 89 n Syndeacuteregravese 215 217 Systeacutematisation philosophique chez S Thomas XIV 149 sq ndash theacuteologique chez S Thomas 157ndash160 voir Dialectique Teacutemoignage humain 140 n voir Histoire Temps et espace conditionnant notre penseacutee 59 60 Tendance voir Appeacutetit Dynamisme Volonteacute Theacuteologie naturelle Identique agrave la meacutetaphysique 138 ndash reacuteveacuteleacutec Comment le thomisme la conccediloit 156 sq voir Dogme Foi Mystegravere Reacuteveacutelation Theacuteories physiques ndash Leur incertitude 153 voir Systeacutematisation Thomas (S) ndash Reproches des modernes agrave ndash XIV sq ndash Quelques traits de sa mentaliteacute XIII sq 106 152 sq 223 Tout (Connaissance du) ideacuteal que nous visons 16ndash18 45 150 voir Ideacutee Intelligence Uniteacute Univers Universel ToutendashPuissance divine ndash Indeacutemontrable agrave la raison 154 155 ndash Ne peut reacutealiser le contradictoire 61 62 Traditionalisme politique de S Thomas 238 239 Triniteacute ndash Speacuteculations Augustiniennes Thomistes 160ndash162 voir Relation Uniteacute de lrsquointelligible et de lrsquointelligent XI n 4 16 ndash totalisante but de lrsquoesprit 16ndash18 45 74 75 98 n 150

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 259

Univers ndash Place de choix qursquoy ont les esprits 30ndash31 ndash Sa finaliteacute propre 49 50 voir Fin derniegravere Intelligibiliteacute Nature Tout Universel ndash Objet propre de notre esprit vs ndash Sa place dans le spiritualisme thomiste 24 ndash En quel sens il est objet de toute intelligence 92 ndash Principe do certitude dans notre penseacutee 135 sq 143 n ndash Ne peut ecirctre regravegle pratique prochaine 218 219 voir Abstraction Concept Ideacutee Singulier Veacuteriteacute ndash Sa nature et ses degreacutes 20 21 ndash en matiegravere morale Sa relativiteacute 219 ndash subsistante Capable drsquoactuer notre intellect 34 voir Affirmation Beacuteatitude Certitude Connaissance Critique Intellection Intelligence Speacuteculation Veacuteriteacutes certaines laquo quoad nos raquo et e quoad se raquo 140

ndash religieuses et morales Indeacutemontrables au grand nombre 236 Vertu ndash Sa nature 202 203 ndash Sa neacutecessiteacute pour bien agir 210 212ndash214 ndash Son rapport agrave lrsquointuition morale 71 213 Vice ndash Sa nature et ses effets 214ndash217 Vie ndash Ses divers degreacutes 3 7ndash11 ndash preacutesente Peu adapteacutee agrave la penseacutee 25 ndash contemplative Sa primauteacute 199 voir Acte Action Vision de Dieu ndash Thegravese centrale do la philosophie religieuse XI ndash Seule beacuteatitude pleine fin de lrsquounivers 31 32 ndash Sa nature ses conditions 32 sq ndash Sa possibiliteacute 36 ndash Comment elle deacutefinit lrsquointellect 38 ndash Suprecircme exercice de lrsquoamour 51 ndash Objet de deacutesir naturel 180 sq ndash Est strictement surnaturelle 182 sq ndash Modifie toutes les valeurs de notre destineacutee 188 voir Gracircce Puissance obeacutedientielle Visions merveilleuses 65 n Volontarisme X n XVI XVII n 37 38 ndash Son erreur fondamentale 42ndash46 225 226 voir Dynamisme Heacutedonisme Scotisme Volonteacute ndash Sa valeur subordonneacutee agrave celle de lrsquointelligence 40 sq ndash Conception thomiste de la ndash 204 sq voir Amour Appeacutetit

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • DEUXIEgraveME PARTIE
      • La Speacuteculation humaine
        • I Les Moyens de la Speacuteculation humaine
          • I
          • II
          • III
          • IV
            • II Premier succeacutedaneacute de lIdeacutee pure le Concept
              • I
              • II
              • III
                • III La Connaissance du singulier lArt et lHistoire
                  • I
                  • II
                  • III
                    • IV Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science
                      • I
                      • II
                      • III
                        • V Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Systegravemes et Symboles
                          • I
                          • II
                          • III
                          • IV
                            • VI Valeur de la speacuteculation humaine
                              • I
                              • II
                              • III
                              • IV
                                  • TROISIEgraveME PARTIE
                                  • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
                                    • I
                                    • II
                                    • III
                                    • IV
                                      • CONCLUSION
                                      • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
                                        • II
                                        • III
                                          • APPENDICE
                                          • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
                                          • Note bibliographique
                                          • Abreacuteviations employeacutees
                                          • TABLE ANALYTIQUE DES MATIEgraveRES
Page 4: L'intellectualisme de saint Thomas

A MES PARENTS

Introduction III

INTRODUCTION

Jrsquoentends ici par intellectualisme une doctrine qui met toute la valeur toute lrsquointensiteacute de la vie et lrsquoessence mecircme du bien identique agrave lrsquoecirctre dans lrsquoacte drsquointelligence le reste ne pouvant ecirctre bon que par participation Lorsque dans le langage courant on parle drsquointellectualisme on ne veut souvent deacutesigner par lagrave qursquoune certaine confiance naiumlve dans lrsquointelligence et particuliegraverement dans le raisonnement deacuteductif Une acception technique qui tend agrave preacutevaloir preacutecise cette conception vulgaire et caracteacuterise lrsquointellectualisme par la primauteacute de la notion deacutefinie statique et de la raison discursive La doctrine essentiellement meacutetaphysique dont il est ici question est bien diffeacuterente elle englobe et deacutepasse la theacuteorie de lrsquouniverselle explicabiliteacute elle est tout agrave lrsquoopposeacute drsquoun systegraveme ougrave lrsquoon concevrait lrsquoideacuteal de la vie de lrsquoesprit sur le modegravele du discours humain Ainsi dans la mesure ougrave la signification usuelle serait pleinement deacuteveloppeacutee et pousseacutee agrave ses derniegraveres conseacutequences celle qursquoon adopte ici cesserait de coiumlncider avec elle pour tendre agrave lui devenir diameacutetralement opposeacutee

Il faut dit Aristote prendre les mots dans le sens ougrave tout le monde les prend Ne serait-ce pas manquer louablement agrave ce preacutecepte que drsquoeacutelargir la signification drsquoun mot en lrsquoapprofondissant et reacuteduisant agrave lrsquouniteacute les notions disparates qursquoil recouvre de montrer dans un sens auquel tout

Lrsquointellectualisme de saint Thomas IV

le monde ne pense pas la raison secregravete de ce que tout le monde dit Ce nrsquoest plus vouloir reacuteformer lrsquousage crsquoest travailler pour la clarteacute

Il arrive en effet que le langage usuel trompeacute par une ressemblance de surface entasse sous un mecircme mot des eacuteleacutements incompatibles et en vienne ainsi agrave installer dans la notion que ce mot repreacutesente la contradiction mecircme Or plus la doctrine drsquoun penseur est haute subtile et complexe plus elle est riche en conseacutequences varieacutees qui ne srsquoharmonisent qursquoen paraissant se contredire plus facilement on srsquoaccordera agrave lui choisir pour son eacutetiquette un de ces termes commodes souples et changeants Il en reacutesulte une eacutetrange confusion dans la dispute Mais la cause mecircme du mal en contient le remegravede Car en pareil cas lrsquoon a bien des chances drsquoarriver en preacutecisant opiniacirctrement cette notion vague agrave deacutevoiler ce que la penseacutee de lrsquoauteur a de plus pur de plus intime de plus original et de plus deacutelicat parce qursquoon deacutevoilera justement lrsquoideacutee dont tous avaient pressenti la valeur suprecircme mais qursquoune analyse exacte nrsquoavait pas encore deacutetermineacutee

On parle souvent de lrsquointellectualisme de S Thomas Jrsquoheacutesite agrave transformer en reproches deacutefinis ce qui nrsquoest souvent que lrsquoindistincte expression de profondes antipathies instinctives Je crois pourtant qursquoon vise en geacuteneacuteral comme le trait dominant ndash et le vice radical ndash de sa philosophie cette double habitude lrsquoidocirclatrie de lrsquoabstraction et lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation Parfois cependant lrsquoon mentionne mais sans paraicirctre y attacher grande importance sa theacuteorie de la primauteacute de la contemplation

Il nous semble que ce dernier principe est plus profond plus simple plus central Crsquoest en partant de lagrave qursquoon arrivera le plus aiseacutement au cœur de la meacutetaphysique thomiste parce qursquoon ne peut eacutetudier ce principe sans le voir srsquoeacutetendre

Introduction V

se deacutevelopper srsquoeacutepanouir enfin dans lrsquoaffirmation de la valeur absolue de lrsquoacte intellectuel Arriveacute lagrave on tient la penseacutee maicirctresse qui met lrsquouniteacute partout et qui joint la philosophie et la theacuteologie dans une synthegravese indissoluble Elle peut se formuler ainsi lrsquointelligence pour S Thomas est essentiellement le sens du reacuteel maisrsquo elle nrsquoest le sens du reacuteel que parce qursquoelle est le sens du divin Voilagrave en peu de mots la conception de la doctrine thomiste qursquoon tentera ici drsquoexposer

Que lrsquointelligence essentiellement deacuteforme et mutile lrsquoecirctre qursquoelle soit sens de lrsquoirreacuteel crsquoest une ideacutee aujourdrsquohui si commune qursquoelle a passeacute dans la litteacuterature courante et dans la conversation laquo Chaque mot que prononce lrsquoenfant raquo dit un romancier laquo est une heacutecatombe de choses particuliegraveres Lorsqursquoil a cueilli un narcisse des pregraves et qursquoil lui applique le nom de fleur qui est applicable agrave des millions drsquoautres fleurs et drsquoautres narcisses il le range dans un genre il exprime son essence il le reacuteduit agrave lrsquoeacutetat drsquoombre et drsquoabstraction et la fleur qursquoil nomme nrsquoest pas celle qursquoil a cueillie elle nrsquoa ni couleur ni parfum raquo

Faut-il dans lrsquohistoire es systegravemes philosophiques retrouver cet enfant naiumlf qui deacutepouille lrsquoecirctre en le nommant et meacuteconnaicirct la fleur qursquoil cueille crsquoest sans heacutesiter vers la Scolastique qursquoon se tournera La Scolastique est la philosophie des abstractions Et si quelque docteur du XIIIe siegravecle srsquoeacutelevant contre la commune illusion a proclameacute les droits de la reacutealiteacute vivante et singuliegravere1 du moins le plus ceacutelegravebre

1 Roger Bacon Opus Tertium II 7 8 10 laquo Unumm individuum excellit

omnia universalia de mundo Singulare est nobilius quam suum universale Et nos scimus hoc per experientiam rerum Patet

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VI

des Scolastiques est eacuteminemment repreacutesentatif de lrsquoeacutetat drsquoesprit qui reacutegnait alors Loin de la vouloir pallier ou cacher S Thomas eacuterige en theacuteorie lrsquoerreur qui fait sa faiblesse Audessus de tout il exalte lrsquoesprit or crsquoest lrsquouniversel qui en est drsquoapregraves lui lrsquoobjet propre et il va partout reacutepeacutetant comme une deacutefinition de lrsquointelligence Elle est faite pour seacuteparer ce qui est un Intellectus natus est dividere ea quae secundum rem coniuncta sunt

On reproche agrave lrsquointellectualisme scolastique drsquoexteacutenuer et drsquoabstraire on lui reproche aussi de laquo solidifier raquo Ce nouveau grief qui pourrait semble au premier abord srsquoaccorder mal avec le premier nrsquoen est au contraire qursquoune expression plus adeacutequate Abstraire crsquoest meacutepriser le fluent et postuler la permanence crsquoest donc cristalliser ce qui se reacutepand concentrer le diffus glacer ce qui coule crsquoest solidifier Lrsquoabstraction humaine est solidification parce qursquoelle est fragmentation parce qursquoelle est creacuteation arbitraire drsquoun certain nombre drsquouniteacutes factices substitueacutees par deacutecret de lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute inexprimable du donneacute Ignorer ce qui est tout ensemble un et multiple crsquoest ignorer le fluent crsquoest ignorer le reacuteel

Ce progregraves de la critique fait peacuteneacutetrer plus avant dans lrsquointime de la philosophie qursquoon condamne en faisant voir la liaison de deux vices de la Scolastique qui lui sont essentiels Crsquoest la mecircme chose drsquoignorer le multiple du temps et le multiple de lrsquoespace le mouvement vital et la complexiteacute reacuteelle Une mecircme erreur fonciegravere rend les Scolastiques

per rationes theologicas quod universale non habet comparationem ad

singularia non enim Deus fecit hune mundum propter universalem hominem sed propter personas singulares Hommes imperiti adorant universalia Intellectus est debilis propter eam debilitatem magis conformatur rei debili quae est universale quam rei quae habet multum de esse ut singulare raquo

Introduction VII

reacutefractaires agrave la pure impression du donneacute et impermeacuteables agrave lrsquoesprit historique et le monde de lrsquoesprit tel que lrsquoa fait agrave son image lrsquointelligence de ces gens-lagrave se trouve ecirctre du mecircme coup une construction sans reacutealiteacute ni consistance une Neacutepheacutelococcygie et un empire de roides entiteacutes figeacutees une sorte de Chine intellectuelle

Lrsquoabstraction systeacutematique traicircne apregraves soi lrsquoassertion preacutesomptueuse Si lrsquoon croit agrave la valeur absolue du concept il faut croire agrave la valeur absolue du jugement et du raisonnement qui en sont des suites neacutecessaires Les notions distinctes puisque par deacutefinition elles ne repreacutesentent qursquoune laquo portion raquo du reacuteel doivent afin de le repreacutesenter plus complegravetement pouvoir se combiner en un systegraveme deacutefini de rapports stables Si le reacuteel a des laquo portions raquo crsquoest dans le jugement mieux encore que dans le concept que la reacutealiteacute srsquoexprime e La veacuteriteacute pleacuteniegravere disaient les Scolastiques ne reacuteside pas dans lrsquoideacutee simple mais dans la proposition ou ndash comme ils parlaient ndash dans lrsquoeacutenonciable raquo Tout lrsquoecirctre eacutetant drsquoailleurs explicable par hypothegravese srsquoensuivait que la veacuteriteacute totale devait ecirctre chercheacutee dans la science crsquoest-agrave-dire dans un tableau complet du moud tableau clairement intelligible puisqursquoil se composait de concepts adeacutequatement vrais puisqursquoil nrsquoeacutenonccedilait que leurs rapports Une pareille science est le but ideacuteal de lrsquolaquo intellec-tualisme raquo comme sa possibiliteacute en est le postulat

La preacutetention drsquoeacutegaler le reacuteel est ici tangible et eacutevidente pour tous Les philosophes ennemis de lrsquointellectualisme nrsquoont pas besoin drsquoune argumentation nouvelle puisque si leur critique du concept est vraie toute cette science nrsquoest que chimegravere ici du moins ils se trouvent drsquoaccord dans une mecircme ironie avec la conscience populaire et la philosophie du bon sens Le peuple et les raffineacutes nrsquoont qursquoune voix pour reconnaicirctre dans cette preacutetendue adeacutequation de la raison

Lrsquointellectualisme de saint Thomas VIII

aux choses lrsquoillusion drsquoun esprit qui nrsquoobtient la coheacuterence qursquoau prix de la complexiteacute si lrsquouniteacute factice qursquoil preacutetend voir dans le reacuteel le satisfait ce nrsquoest que gracircce agrave lrsquoeacutetroitesse de ses vues gracircce agrave des preacutejugeacutes ridiculement subjectifs1 Que peut-il comprendre agrave lrsquohistoire agrave la psychologie agrave la meacutetaphysique Dans sa science lrsquoecirctre fluent est pratiquement nieacute puisqursquoon lrsquoimmobilise dans la rigiditeacute des cadres rationnels et lrsquoecirctre spirituel est parfaitement ignoreacute puisqursquoon le conccediloit sur le patron des choses du monde spatial

Que si le raisonneur preacutetend faire figurer dans sa science non seulement le reacuteel non seulement le fluent et le spirituel mais le divin crsquoest alors lrsquointellectualisme pousseacute jusqursquoagrave lrsquoabsurde crsquoen est lrsquoexcegraves et le deacutelire Et crsquoen est aussi la forme scolastique La Scolastique est avant tout la rationalisation du divin Elle preacutetend lrsquoexprimer en des propositions auquelles elle attribue une veacuteriteacute deacutefinitive et irreacuteformable ce sont les dogmes Et lrsquointellectualisme voit ici se lever de nouveaux adversaires Ceux-ci ne parlent plus au nom du sens commun ni drsquoune philosophie quelconque mais au nom de la religion Ce qui les inspire ce nrsquoest plus seulement la laquo vie raquo telle qursquoelle srsquoimpose agrave la conscience vulgaire ni la laquo vie raquo talle qursquoelle enchante les intellectuels qui ont senti le creux des abstractions crsquoest la laquovieraquo profonde et intense du sentiment religieux Ils se choquent drsquoen voir la pleacutenitude emprisonneacutee dans la preacutecision drsquoune formule Ils reconnaissent peut-ecirctre au dogme une leacutegitimiteacute relative fondeacutee enrsquo ce besoin naturel et infeacuterieur qui pousse lrsquohomme

1 Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ndash Ich will mich zum deutschen Professor begeben Der weiss das Leben zusammen zu setzen Und er macht ein verstaumlndlich System daraus Mit seinem Nachtmuumltzen und Schlafrockfetzen Stopft er die Luumlcken des Weltenbaus (HEINE Buch der Lieder)

Introduction IX

agrave traduire en eacutenonceacutes logiques les profondes reacutealiteacutes senties Mais ils srsquoirritent de lrsquoaffirmation exclusive et absolue crsquoest agrave-dire du dogme au sens scolastique et traditionnel Ils se moquent de lrsquoeacutetrange figure que fait prendre agrave la vie religieuse cette antique conception de la foi laquo Voilagrave donc disent-ils la religion deacuteriveacutee par raisonnement deacuteductif des pheacutenomegravenes naturels ou miraculeux Dieu nrsquoest plus atteint par lrsquoexpeacuterience intime mais par lrsquoargumentation La diviniteacute drsquoune confession de foi peut ecirctre deacutemontreacutee de maniegravere agrave contraindre lrsquointelligence Et puisque ces eacutenonceacutes dogmatiques sont la religion mecircme il nrsquoy a pas dans lrsquohistoire religieuse de deacuteveloppement vital des livres saints dateacutes et conditionneacutes comme lrsquoest toute œuvre humaine passent pour avoir eacuteteacute dicteacutes par Dieu et jouissent drsquoune autoriteacute deacutecisive en matiegravere de science et drsquohistoire raquo

On va plus loin Si les affirmations des dogmatisants sont outreacutees crsquoest que leurs notions fondamentales sont fausses S Thomas lrsquointellectualiste type passe pour un penseur chreacutetien Que deviennent cependant entre ses mains ces preacutecieuses ideacutees qui sont la force et la joie de la conscience religieuse la liberteacute la foi la Reacuteveacutelation le Meacutediateur Que devient lrsquoideacutee mecircme de Dieu toutes ces choses sont tombeacutees agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites et pacircles la vie en est absente ce sont des cadavres deacuteformeacutes Lrsquoideacutee de volonteacute spirituelle et personnelle dit-on manque proprement agrave S Thomas La Reacuteveacutelation tout entiegravere nrsquoest pour lui qursquoun compleacutement de la speacuteculation philosophique accordeacute agrave la faiblesse de lrsquohumaniteacute Crsquoest la penseacutee et non plus la foi qui devient lrsquoorgane pour atteindre le Tregraves-Haut Le Seigneur dont la preacutesence vivifiait lrsquoacircme est descendu au rang drsquoun Logos illuminateur et lrsquoon a fait du Dieu vivant un reacuteceptacle drsquoideacutees exemplaires Thomas est retombeacute intellectuellement et moralement dans la mentaliteacute grecque et

Lrsquointellectualisme de saint Thomas X

voilagrave lrsquoessence de lrsquoesprit chreacutetien eacutevaporeacutee puisque cet esprit consiste agrave mettre au sommet de tout non pas une Ideacutee mais une Personne spirituelle1

La derniegravere objection que nous avons transcrite marque le point preacutecis ougrave lrsquointellectualisme thomiste eacutechappe finalement aux prises de ses adversaires parce que lrsquoobjection srsquoy reacutevegravele claire-ment comme un contresens On croit porter un coup deacutecisif mais ce nrsquoest plus S Thomas qursquoon touche laquo Ce nrsquoest pas une ideacutee qui est au sommet de tout crsquoest une Personne spirituelle raquo Cette assertion suppose entre Ideacutee et Personne spirituelle un contraste que S Thomas nrsquoadmet pas Car crsquoest preacuteciseacutement le principe fondamental de sa meacutetaphysique intellectualiste que toute Personne 1 Ces critiques sont formuleacutees par M Seeberg (Voir sa Theologie des

Johannes Diras Scotus pages 629 627 581 586 632 580) Je le cite de preacutefeacuterence agrave tout autre parce qursquoagrave la connaissance des questions scolastiques il joint ce qui est beaucoup plus rare un sens parfois tregraves juste de leur porteacutee ndash Je nrsquoai pas ici agrave deacutefendre la valeur religieuse de la penseacutee scolastique en son ensemble On tend aujourdrsquohui agrave le reconnaicirctre crsquoest manquer de souplesse drsquoesprit et drsquoimgination psychologique que de ne pouvoir se repreacutesenter la coexistencersquo subjective de lrsquoaristoteacutelisme syllogistique avec un mysticisme pareil agrave celui des Victorins ou de saint Bernard et mecircme leur compeacuteneacutetration la penseacutee speacuteculative nrsquoeacutetait pas ne pouvait pas ecirctre isoleacutee de la vie religieuse si intense au Moyen acircge lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme cers Dieu et lrsquoIncendie drsquoamour se comprennent mal sans le Breviloquium ndash La reacutecente Esquisse de M Picavet semble avoir beaucoup fait en France pour dissiper le preacutejugeacute contraire pour lrsquoAllemagne protestante on peut voir dans la Realencyklopaumldie fuumlr protestantische Theologie lrsquoarticle Scholastik reacutedigeacute par M Seeberg ndash Dans cet ouvrage je considegravere donc ce point comme acquis mais je conteste une autre opinion fort reacutepandue drsquoapregraves laquelle une scolastique laquo volontariste raquo repreacutesenteacutee par saint Anselme Robert Grosseteste Duns Scot etc serait plus apte que lrsquointellectualisme thomiste agrave satisfaire les besoins profonds de lrsquoacircme religieuse

Introduction XI

spirituelle est une Ideacutee qursquoil y a identiteacute parfaite entre Ideacutee et Reacutealiteacute spirituelle1 laquo Intelligent en acte raquo et laquo intelligible en acte raquo sont pour lui deux notions convertibles Les vraies Ideacutees les vrais laquo noumegravenes raquo comme on dirait aujourdrsquohui sont les esprits purs les laquo Intelligibles subsistants raquo Lrsquointellibigle est par essence du vivant du substantiel Connaicirctre crsquoest principalement et premiegraverement saisir et eacutetreindre en soi un autre capable aussi de vous saisir et de vous eacutetreindre crsquoest vivre de la vie drsquoun autre vivant2 Lrsquointelligence est le sens du divin parce qursquoelle est capable drsquoeacutetreindre Dieu en cette sorte et pour srsquoen faire une ideacutee correcte il faut comprendre que son rocircle est de capter des ecirctres non de fabriquer des concepts ou drsquoajuster des eacutenonceacutes

Des ideacutees exposeacutees dans ce livre crsquoest la plus importante et celle que jrsquoaurais voulu mettre dans une plus vive lumiegravere Tout le reste en deacutecoule

La coiumlncidence de Reacutealiteacute spirituelle et drsquoIdeacutee fait voir que lrsquoobtention de la reacutealiteacute suprecircme srsquoopegravere formellement par lrsquointelligence et que la fin mecircme du monde crsquoest lrsquoacte le plus noble de lrsquoesprit la vision de Dieu Or toute la religion gravite autour de la vision beacuteatifique Lrsquoon voit donc disparaicirctre comme une simple ignoratio elenchi lrsquoillusion de ceux qui croient que la philosophie religieuse dans le systegraveme intellectualiste nrsquoest qursquoune piegravece rapporteacutee

Si crsquoest lrsquointelligence qui saisit-Dieu tel qursquoIl est Dieu

1 Le dogme de la Triniteacute laisse cette doctrine intacte puisque chacune des

trois Personnes est reacuteellement identique agrave lrsquoEssence divine 2 Il nrsquoest pas neacutecessaire pour cela que la connaissance soit immeacutediate

crsquoest-agrave-dire que la Reacutealiteacute par moi connue soit identiquement lrsquoideacutee mecircme que jrsquoen ai Ce serait lagrave lrsquoideacuteal suprecircme de la prise intellectuelle de lrsquoecirctre il ne se reacutealise drsquoapregraves saint Thomas qursquoen deux cas celui des intuitions du moi actuel par lui-mecircme et celui de la vision beacuteatifique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XII

nrsquoeacutetant pas seulement volonteacute sainte mais encore nature souveraine et source essentielle de tout lrsquoecirctre crsquoest aussi lrsquointelligence par une conseacutequence neacutecessaire qui saisira lrsquoecirctre creacuteeacute tel qursquoil est en soi Lrsquointelligence disions-nous est le sens du reacuteel parce qursquoelle est le sens du divin Cette conception explique et justifie lrsquoattitude de S Thomas vis-agrave-vis de lrsquointelligence telle qursquoil la considegravere dans son exercice terrestre et dans son mode humain

Car il la rabaisse comme nous dirons mais il est forceacute par ses principes de reconnaicirctre agrave ses opeacuterations drsquoici-bas une valeur imprescriptible en tant preacuteciseacutement qursquoelles participent de lrsquointellectualiteacute Lrsquoabstraction et lrsquoaffirmation humaines sont justifieacutees parce qursquoelles sont dans un monde infeacuterieur lrsquoexercice naturel drsquoun ecirctre qui malgreacute tout est esprit parce qursquoelles sont les efforts de lrsquointelligence mecircleacutee aux sens pour suppleacuteer lrsquoideacutee pure pour simuler lrsquointuition directe du reacuteel

Le concept abstrait nrsquoest donc pas la saisie immeacutediate drsquoune essence intelligible mais crsquoen est lrsquoimitation inconsciente crsquoest un artifice humain pour donner aux choses mateacuterielles par lrsquoeacutepuration des donneacutees sensibles une certaine apparence drsquoecirctre des Reacutealiteacutes spirituelles Le jugement certain nrsquoest pas lrsquoexpeacuterience drsquoune semblable reacutealiteacute mais crsquoest le mode humain drsquoaffirmer intreacutepidement la valeur absolue de lrsquointelligence et son aptitude agrave percevoir ces suprecircmes entiteacutes Le dogme enfin nrsquoeacutegale pas le fait divin qursquoil traduit en termes drsquohomme mais si-on ne lui reconnaissait qursquoune valeur de symbole utile aux mœurs on mentirait agrave la nature de lrsquointelligence celle-ci eacutetant le sens du reacuteel se refuse agrave reconnaicirctre un laquo ordre moral raquo eacutetranger agrave lrsquoordre ontologique elle ne peut distinguer au fond jugements de valeur et jugements drsquoecirctre

Introduction XIII

Lrsquointellectualisme meacutetaphysique garantit donc la valeur de ces abstractions et de ces assertions idoles de laquo lrsquointellectualisme raquo ordinaire Il ne les adore pas il les meacuteprise et les protegravege en attendant mieux Comment S Thomas avec ses principes sur lrsquointellection ideacuteale exalterait-il la raison humaine comme tout ce qursquoil y a au monde de plus excellent laquo Lrsquohomme dit-il ne possegravede pas lrsquointellectualiteacute comme son bien propre et sa nature il nrsquoen a comparativement agrave lrsquointellectualiteacute des anges qursquoune eacutetincelle une petite participation1 raquo Lrsquointellection en nous nrsquoest jamais parfaite et pure puisqursquoelle ne peut srsquoexercer comme souvent il le reacutepegravete laquo qursquoagrave lrsquoombre de lrsquoespace et du temps raquo Et notre droit drsquoaffirmer est neacutecessairement restreint agrave un nombre assez modeste de propositions sucircres gecircneacute qursquoil est par notre mode de concevoir

Aussi loin que S Thomas preacutetende faire rentrer tout lrsquoecirctre dans ce moule rigoureux qursquoimpose agrave notre intellection la substance eacutetendue (qui est son objet proportionneacute ici-bas) son ontologie au contraire est caracteacuteriseacutee entre tous les systegravemes scolastiques par lrsquoaffirmation des entiteacutes qui eacutechappent agrave ce moule Il affirme les formes pures ougrave la nature se multiplie avec lrsquoindividu parce qursquoelles sont supeacuterieures agrave lrsquoespace Il affirme la laquo puissance pure raquo qui laquo est raquo et qui pourtant nrsquoest pas son acte ndash et crsquoest pour lui le premier pas dans la meacutetaphysique drsquoaccorder la possibiliteacute de ce microὴ ὄν qui soit pourtant ὄν πως Il srsquoeacutelegraveve avec force contre ceux qui transformant les accidents en masses mateacute-

1 2 d 3 q 1 a 2 et 2 d 39 q 3 a 1 ndash Les abreacuteviations employeacutees pour citer

saint Thomas sont expliqueacutees agrave la fin du volume

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XIV

rielles pervertissent la notion de qualiteacute1 Mais il enseigne que la condition terrestre de notre entendement telle qursquoelle se reflegravete en notre langage nous impose ces deacuteformations animales et que si nous pouvons les condamner par la reacuteflexion jamais pourtant ici-bas nos conceptions nersquo srsquoen pourront deacutefaire laquo Solidifier raquo crsquoest donc pour lui la tare essentielle de notre raison mais crsquoest la condition neacutecessaire de son exercice

Et de mecircme srsquoil affirme bravement ce qursquoil croit percevoir avec certitude il sait que nombre de problegravemes nous sont insolubles et qursquoon srsquoexpose agrave courir apregraves des ombres quand on cegravede agrave lrsquoamour de systeacutematiser Il ne renonce pourtant pas agrave appliquer agrave toute matiegravere ses syllogismes il trouve un biais et nous aurons agrave eacutetudier ces systegravemes de raisonnements probables dont les points drsquoattache sont comme il le dit lui-mecircme laquoen dehors de la nature de lrsquoecirctre raquo dont le canevas est fourni par lrsquoactiviteacute ordonnatrice de lrsquoesprit et dont le philosophe meacutedieacuteval ne craint pas de se servir pour combler les lacunes de sa science certaine2 Comme le mecircme appareil syllogistique sert de cadre aux deux sortes de raisonnements les certains et les probables on srsquoexpose agrave drsquoeacutetranges meacuteprises quand on veut mettre sur la mecircme ligne tout ce que S Thomas avance lagrave ougrave il neacuteglige de qualifier expresseacutement son affirmation Ici il eacutecrit que la penseacutee de lrsquoange nrsquoest pas identique agrave son ecirctre crsquoest une assertion meacutetaphysique capitale drsquoune certitude absolue agrave la page suivante il deacuteclare que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes laquo dans le ciel empyreacutee raquo et crsquoest agrave peine srsquoil accorde agrave cette proposition plus de consistance rationnelle que ne ferait

1 Voyez V I c XI in 5 Met l 7 in 7 Met l 1 et le chapitre 2d de notre 2e

partie Comparez encore la theacuteorie thomiste de la prioriteacute reacuteciproque des causes Ver 28 7 etc

2 Voir in 4 Met l I et notre 2e partie chap 5e

Introduction XV

un eacutecrivain moderne srsquoil nous contait que les Seacuteraphins planent dans laquo lrsquoazur raquo ou dans le laquobleuraquo Que cette maniegravere de proceacuteder nousrsquo eacutetonne au premier abord et nous deacuteroute crsquoest possible Mais voici du moins un reacutesultat qui demeure srsquoil faut en cette matiegravere reprocher quelque chose agrave S Thomas crsquoest moins drsquoavoir affirmeacute sans ecirctre sucircr que drsquoavoir systeacutematiseacute pour le plaisir avec la conscience bien nette de ne pouvoir affirmer

Ainsi ni la griserie de lrsquoabstraction ni lrsquointempeacuterance de lrsquoaffirmation ne caracteacuterisent ce philosophe et crsquoest preacuteci-seacutement son ideacuteal tregraves haut de lrsquoopeacuteration intellectuelle qui lrsquoa fait deacutedaigneux du concept et reacuteserveacute dans ses jugements

Est-ce agrave dire que dans la pratique il nrsquoait jamais sacrifieacute agrave ces illusions que condamnaient ses principes Ne pas le reconnaicirctre serait fermer les yeux agrave lrsquoeacutevidence Il a donneacute ccedilagrave et lagrave trop drsquoimportance aux formules il a trop substitueacute dans ses explications de textes la finaliteacute consciente au meacutecanisme historique de la psychologie il tendait agrave concevoir toute perfection mecircme dans le monde des ecirctre corruptibles comme une substance et comme un repos1 Tout cela sans doute a son principe dans une fascination insconciente du mode de penser conceptuel Lrsquoon pourrait de ce point de vue eacutetudier son laquo intellectualisme raquo et deacuteceler dans ce que jrsquoappellerais le mateacuteriel de sa doctrine lrsquoinfluence des preacutejugeacutes quantitatifs qursquoil critiqua Un pareil travail si lrsquoautour eacutetait soigneux serait peut-ecirctre instructif et srsquoil eacutetait

1 Nous aurons occasion de revenir plus loin agrave deux points mentionneacutes ici et

de montrer comment dans sa theacuteorie de la speacuteculation humaine saint Thomas restreignant inconsciemment la largeur de ses principes a sembleacute parfois vouloir reacuteduire aux formes rationnelles tout lrsquoexercice speacuteculatif de lrsquoesprit humain (voir les chapitres IIIe et Ve de la 2e partie) ndash Quand agrave lrsquoidentification trop hacirctive drsquoune ideacutee avec une formule deacutefinie on en peut trouver un exemple dans les discussions de lrsquoopuscule 18e de Forma absolutionis

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVI

spirituel ne manquerait pas drsquoecirctre amusant Mais il nous semble que la porteacutee historique en serait courte parce qursquoune doctrine deacutejagrave ferme arrecirctait ici S Thomas sur la pente et qursquoil nrsquoest pas en cette matiegravere particuliegraverement repreacutesentatif

Au contraire en prenant comme principe la valeur suprecircme de lrsquoacte intellectuel nous avons conscience drsquoavoir mis au centre ce qui eacutetait central pour S Thomas Quelle puissance est plus noble lrsquointelligence ou la volonteacute Par quelle puissance lrsquoecirctre creacuteeacute possegravede-t-il lrsquoInfini par lrsquointelligence ou par la volonteacute Crsquoeacutetaient lagrave des problegravemes que se posaient explicitement les Scolastiques et en mecircme temps que leurs reacuteponses agrave ces questions les classaient en intellectualistes et volontaristes elles eacutetaient eacuteminemment caracteacuteristiques de leurs systegravemes parce qursquoelles deacutecidaient pour eux de la nature de Dieu dont tout deacutepend1 Il y a en Scolastique une question principale on pourrait presque dire une question unique crsquoest celle de la conquecircte de lrsquoecirctre Crsquoest en abordant les penseurs du Moyen Age par ce cocircteacute qursquoon arrivera agrave les comprendre tels qursquoils furent2

1 Scot pense contre S Thomas que la possession de Dieu srsquoopegravere

formellement par la volonteacute (voir plus bas p 49 n 1) Il est degraves lors conseacutequent avec lui-mecircme en niant la parfaite coiumlncidence de lrsquoordre intelligible et de lrsquoordre reacuteel crsquoest le sens de sa fameuse distinction formelle ex natura rei Parce que la notion thomiste drsquointellection posseacute-dante et drsquoimmanence intellectuelle lui manque il tend agrave se repreacutesenter toute connaissance sur le modegravele de notre conception crsquoest ce qui expli-que ses theacuteories sur lrsquounivociteacute de lrsquoecirctre et sur la connaissance humaine des attributs divins Si nous deacutefinissions lrsquointellectualisme par la tendance agrave eacutegaler tout le connaicirctre au connaicirctre humain nous devrions dire que Scot est plus intellectualiste que S Thomas

2 Les laquo volontaristes raquo meacutedieacutevaux attribuent agrave la volonteacute cette acquisition de lrsquoecirctre par transformation en lui qui est pour S Thomas

Introduction XVII

Crsquoest donc la doctrine de S Thomas sur lagrave valeur de lrsquoin-telligence pour la conquecircte de lrsquoecirctre qui fait le propre objet de cette eacutetude Ne me proposant point drsquoatteacutenuer le thomisme pour le rendre acceptable agrave la penseacutee contemporaine mais de le faire comprendre tel que son auteur lrsquoavait conccedilu je le critiquerai exclusivement en partant de ses propres principes Pour la- mecircme raison je suivrai un ordre drsquoexposition analogue agrave celui des Scolastiques crsquoest-agrave-dire a priori et inverse de leur ordre drsquoinvention Une premiegravere partie expliquera donc la notion de lrsquointellection en soi et comment elle est pour S Thomas essentiellement captatrice drsquoecirctre et non fabrication drsquoeacutenonceacutes Une seconde partie jugera sur cette regravegle la valeur de la speacuteculation humaine crsquoest-agrave-dire des multiples opeacuterations par lesquelles notre esprit priveacute presque entiegraverement drsquointuitions mais aideacute des faculteacutes sensibles srsquoefforce ici-bas de feindre et de suppleacuteer la perfection qui lui manque suivant le principe pris drsquoAristote Quod non potest fieri per unum aliqualiter saltem fiat per plura Les succeacutedaneacutes naturels de lrsquointellection pure sont le concept lrsquoappreacutehension du singulier la science le systegraveme le symbole1 La vie contemplative telle que leur exercice nous la procure serait tout ce qursquoil y a de meilleur sur terre si Dieu par un excegraves drsquoamour nrsquoavait promis agrave lrsquohomme une vision plus sublime que toutes celles ougrave son deacutesir naturel pouvait aspirer Il en reacutesulte un renversement des valeurs accidentel et transitoire car en attendant le Ciel crsquoest la foi qui nous fait vivre et cette foi

le partage de lrsquointelligence Voir outre les textes de Scot citeacutes plus bas

Henri de Gand Quodlibeta I 14 (Venise 1613) et Mathieu drsquoAquasparta Quaestiones disputatae de cognitione q 9 ad 9 (Quaracchi 1903 pp 407-408)

1 Il nrsquoy arsquo pas lieu de consacrer au jugement une eacutetude speacuteciale parce que le reacutesidu qui lui appartient en propre crsquoest-agrave-dire la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur de speacuteculation pure

Lrsquointellectualisme de saint Thomas XVIII

qui nous preacutepare agrave une vie drsquointellectualiteacute plus exquise courbe notre raison sous le joug peacutenible de lrsquoautoriteacute Donc sur terre les valeurs humaines ne sont pas directement intellectuelles mais morales Crsquoest ce qui oblige dans un troisiegraveme partie ndashlrsquoIntelligence et lrsquoaction humaine ndash drsquoexaminer en peu de pages et par maniegravere de compleacutement quelle est la valeur de lrsquoeacuteleacutement intellectuel dans ce dynamisme des actions morales par lesquelles lrsquohomme tend agrave sa fin qui est speacuteculation pure Ce dernier rocircle de lrsquointelligence est provisoire et subordonneacute Il y a par deacutefinition un laquo ensuite raquo agrave la morale mais il nrsquoy a pas drsquoensuite agrave lrsquoideacutee Et crsquoest ici que la philosophie et la theacuteologie srsquounissent dan le systegraveme thomiste comme la matiegravere et la forme Car comme la religion elle aussi preacutetend ecirctre finale il faut bien que ce soit en une contemplation que la religion se termine Cela revient agrave dire que comme le reacuteel creacuteeacute nrsquoest qursquoune participation du divin ainsi la vie surnaturelle ne peut ecirctre qursquoune conquecircte plus pleacuteniegravere de la reacutealiteacute S Thomas nrsquoest donc pas religieux quoique intellectualiste il croit plutocirct devoir ecirctre intellectualiste parce que religieux Il faudrait dit-il1 que lrsquohomme fucirct lrsquoecirctre suprecircme pour qursquoon pucirct mettre dans la raison pratique le souverain bien

1 1a 2ae q 3 a 5 ad 3

LrsquoINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 1

PREMIEgraveRE PARTIE

LrsquoIntellection en soi

I

laquo Lrsquointelligence est une vie et crsquoest tout ce qursquoil y a dans la vie de plus parfait1 raquo laquo Lrsquoecirctre est double mateacuteriel et immateacuteriel Par lrsquoecirctre mateacuteriel qui est restreint chaque chose est seulement ce qursquoelle est cette pierre est cette pierre et rien de plus Mais par lrsquoecirctre immateacuteriel qui est ample et comme infini nrsquoeacutetant pas borneacute par la matiegravere une chose nrsquoest pas seulement ce qursquoelle est elle est aussi les autres ecirctres en quelque faccedilon2 raquo Ces formules reacutesument assez bien la notion fondamentale de lrsquointellectualisme thomiste

Elles deacutelimitent aussi la seule conception initiale possible de ce que fut lrsquointellection pour S Thomas dans toute sa geacuteneacuteraliteacute Lrsquointellection nrsquoest pas chose laquo univoque raquo mais est intrinsegravequement diffeacuterente dans cette doctrine selon les diffeacuterents ecirctres intelligents Point de relation causale drsquoune espegravece deacutetermineacutee qui puisse exprimer le rapport universel de lrsquointelligible agrave lrsquointelligent tantocirct crsquoest lrsquoesprit qui pose lrsquoobjet tantocirct crsquoest lrsquoobjet qui agit sur lrsquoesprit tantocirct

1 In 12 Met 1 5 2 In 2 An 1 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 2

lrsquoharmonie entre lrsquoesprit et lrsquoobjet doit ecirctre constitueacutee sans influence immeacutediate par lrsquoaction supeacuterieure drsquoune cause commune3 Point de modification neacutecessaire de processus exteacuterieur ou de reacuteception qui soit du concept de lrsquointellection tantocirct lrsquoessence mecircme de lrsquointelligible est dans lrsquoesprit tantocirct lrsquoesprit ndash et crsquoest le cas des Anges ou intuitifs purs ndash possegravede degraves le deacutebut une collection drsquoimages du monde qui lui est comme substantielle tantocirct comme cela se passe chez les hommes lrsquoesprit apregraves une seacuterie drsquoactions preacuteparatoires plus ou moins laborieuses fabrique en soi-mecircme une ressemblance des choses plus ou moins imparfaite ndash En un mot le mode de genegravese de lrsquoideacutee et mecircme le rapport de lrsquoideacutee agrave lrsquoobjet est exteacuterieur et accidentel au fait de lrsquointellection Celle-ci ne peut donc ecirctre notifieacutee que par lrsquouniteacute vivante que forme avec lrsquoesprit lrsquoideacutee deacutejagrave preacutesente4

Pour signifier lrsquounion de lrsquointelligible avec lrsquointellect S Thomas dit indiffeacuteremment ecirctre (parfois devenir) comme Aristote ou avoir terme qui se rapporte agrave un mot drsquoAugustin5 Cette union peut ecirctre assimileacutee dit-il encore agrave la peacuteneacutetration de la matiegravere par la forme6 ndash Mais parce que ces meacutetaphores pourraient aussi srsquoappliquer agrave la connaissance sensible il faut ajouter que lrsquoesprit lorsqursquoil laquo atteint raquo

3 Ver 2 14 4 Ver 8 6 laquo Dico ex eis effici unum quid in quantum intellectum coniungitur intelligenti sive per

essentiam suam sive per similitudinem unde intelligens non se habet ut agens vel ut patiens nisi per accidens raquo etc

5 Aristote τὸ αὐτὸ ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούmicroενον (De lrsquoacircme III 4) Ἐστὶ δ᾿ὁ microὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ πάντα γίνεσθαι (lb 5) Pour lrsquoideacutee drsquoAugustin elle est reacutesumeacutee au mieux dans un Commentaire de S Thomas sur S Paul laquo In his quiae sunt supra animam idem est videre et habere ut dicit Aug raquo (In Hebr XI 1 I reacutedaction du f Reacuteginald V Aug De Diversis Quaestionibus LXXXIII c 35)

6 1 q 55 a 1 ad 2 laquo Intellectus in actu dicitur intellectum in actu non quod substantia intellectus sit ipsa similitudo per quam intelligit sed quia illa similitudo est forma eius raquo Cf Ver 8 6

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 3

lrsquoecirctre eacutetranger srsquoatteint aussi toujours et neacutecessairement lui-mecircme Que ces deux opeacuterations nrsquoen fassent qursquoune crsquoest lagrave le propre de lrsquointellection laquo Aristote dit que de par sa notion mecircme lrsquointelligence se perccediloit elle-mecircme en tant qursquoelle transporte ou conccediloit en soi un intelligible car lrsquointelligence devient intelligible par cela qursquoelle atteint un intelligible7 raquo La diffeacuterence de lrsquoesprit et des sens est degraves lors suffisamment indiqueacutee par cette immanence plus profonde qui implique la possibiliteacute de la reacuteflexion Ou comme la suite nous le fera voir lrsquointellection peut ecirctre deacutefinie par sa possibiliteacute de progregraves selon les deux conditions marqueacutees par les formules du deacutebut conditions qui sont correacutelatives Elle est lrsquoacte drsquointensiteacute variable ougrave lrsquoenrichissement par assimilation de lrsquoexteacuterieur croicirct toujours quand la vie immanente croicirct8 laquo Son extension supeacuterieure nrsquoest pas une dispersion dans le multiple car lrsquointellect quand il atteint beaucoup drsquoobjets demeure plus concentreacute que le sens lorsqursquoil en atteint peu9 raquo

Que si lrsquoon demande de caracteacuteriser plus nettement cette union cette possession sui generis il est clair qursquoon ne peut mieux le faire qursquoen renvoyant chaque homme agrave lrsquoexpeacuterience personnelle de sa penseacutee Crsquoest une preacutesence qui ressemble agrave lrsquoidentiteacute transparente du moi avec lui-mecircme sans ecirctre exactement cela fieri quodammodo aliud Lrsquoexamen des thegraveses les plus fondamentales de la meacutetaphysique thomiste

7 In 12 Met 1 5 ndash Cf Ar Metaph ∆ 7 Ed de Berlin 1072 b 20 8 1 q 27 a 1 ad 2 laquo Quanto aliquid magis intelligitur tanto conceptio intellectualis est magis intima

intelligenti et magis unum Nam intellectus secundum hoc quod actu intelligit secundum hoc fit unum cum intellecto raquo

9 Opusc 26 [28] ch 1 laquo Anima humana quodammodo est omnia remanet in ea quaedam infinitas nec propter hanc maiorem eius extensionem (intellectus) spargitur ad multa sed magis unita remanet in acceptione plurium intelligibilium quam sensus in paucis sensibilibus raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 4

conduit au reacutesultat suivant lrsquointellection doit ecirctre preacutesenteacutee au deacutebut comme un fait original qui contient avant toute explication de quoi le distinguer de ce qui nrsquoest pas lui En effet si des scolastiques posteacuterieurs ont pu srsquointerroger sur la possibiliteacute drsquoecirctres immateacuteriels qui ne seraient pas intellectuels cette question pour S Thomas ne saurait preacutesenter aucun sens Si la preacutesence des qualiteacutes sensibles exclut lrsquointellectualiteacute crsquoest la non-intellectualiteacute qui deacutefinit la matiegravere10 Ainsi la division est complegravete distinguant deux contradictoires Il y a deux sortes drsquoecirctres ceux que la matiegravere contracte et contraint agrave nrsquoecirctre qursquoeux-mecircmes agrave nrsquoavoir qursquoune seule forme et ceux qui exempts de cette deacutetermination peuvent laquo ecirctre les autres drsquoune certaine maniegravere raquo Lrsquoapriorisme de cette dichotomie la faisant absolue ne deacutecide pas la question si la matiegravere qui exclut lrsquoesprit coiumlncide sans la deacutepasser avec la reacutealiteacute mal connaissable qui affecte drsquoune faccedilon originale nos cinq sens Mais lrsquointelligence elle est nettement mise agrave part et distingueacutee de tout le reste par une caracteacuteristique prise de son acte

Voilagrave donc indiqueacutee la notion geacuteneacuterale qui seule peut ecirctre le point de deacutepart de notre recherche La suite mettra en lumiegravere les diversiteacutes profondes qui rendent irreacuteductibles les diffeacuterentes sortes drsquointellections Elles se distingueront et se classeront drsquoelles-mecircmes par le deacuteveloppement divergent des eacuteleacutements essentiels que la premiegravere esquisse a reacuteveacuteleacutes

II

Contrairement agrave la conception aujourdrsquohui vulgariseacutee qui fait de lrsquointellection un laquo eacutepipheacutenomegravene raquo agrave la surface de

10 V 1 q 14 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 5

la laquo vie raquo veacuteritable Thomas la considegravere comme lrsquoaction vitale par excellence lrsquoaction la plus fonciegravere et la plus intense des ecirctres intelligents Contrairement agrave ceux qui voient dans lrsquointelligence une faculteacute essentiellement eacutegoiumlste il en fait la puissance essentiellement libeacuteratrice de la subjectiviteacute11 si lrsquoon peut ainsi parler la laquo faculteacute de lrsquoautre raquo Plus geacuteneacuteralement elle est pour lui comme on lrsquoa bien dit12 la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la faculteacute qui le plus veacuteritablement prend atteint et tient lrsquoecirctre Elle reacuteunit lrsquointensiteacute subjective et lrsquoextension objective au plus haut degreacute parce que si elle atteint lrsquoecirctre crsquoest en le devenant drsquoune certaine faccedilon en cela preacuteciseacutement consiste sa nature

De ces deux caractegraveres immanence et exteacuteriorisation crsquoest finalement lrsquoimmanence qui donne sa perfection agrave lrsquoacte intellectuel La raison propre de la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence sur la volonteacute crsquoest que laquo agrave parler simplement et absolument mieux vaut posseacuteder en soi la noblesse drsquoun autre ecirctre que drsquoavoir rapport agrave un ecirctre noble qui reste exteacuterieur13 raquo Si donc lrsquointelligence est la vie suprecircme et parfaite crsquoest qursquoelle se reacutefleacutechit sur soi-mecircme et atteint lrsquoecirctre en se comprenant Est igitur supremus et perfectus gradus vitae qui est secundum intellectum nam intellectus in seipsum reflectitur et seipsum intelligere potest Ces paroles emprunteacutees au dernier livre de la Somme contre les Gentils14 sont la conclusion drsquoun large exposeacute de lrsquo laquo eacutemanation raquo dans les diffeacuterents regravegnes de la nature laquo Selon la diversiteacute

11 Le mot subjectiviteacute traduit ici lrsquoindividualiteacute au sens thomiste qui dit limitation et contraction autant

qursquouniteacute incommunicable Dieu pour S Thomas nrsquoest pas laquo individuel raquo (Pot 7 3) 12 Revue Thomiste 1900 p 399 13 Ver 22 11 ndash Cf ibid 15 2 laquo In verum intelligibile fertur intellectus ut in formam in bonum autem

fertur ut in finem raquo laquo cum forma sit intus et finis extra raquo 14 4 C G 11

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 6

des essences ndash y est-il dit ndash les eacutemanations des ecirctres sont diverses et plus une nature est eacuteleveacutee plus son eacutemanation lui est intime Dans lrsquounivers les corps bruts sont agrave la derniegravere place et parmi eux lrsquoeacutemanation ne peut se concevoir que par lrsquoaction drsquoun individu sur tin autre quand le feu produit du feu crsquoest qursquoun corps eacutetranger est par lui alteacutereacute modifieacute et transformeacute en feu Au-dessus des corps bruts sont les plantes ici lrsquoeacutemanation procegravede deacutejagrave de lrsquointeacuterieur puisque crsquoest lrsquohumeur intrinsegraveque agrave la plante qui se change en semence et confieacutee ensuite agrave la terre croicirct et devient plante agrave son tour Crsquoest le premier degreacute de la vie puisque ces ecirctres-lagrave vivent qui se meuvent eux-mecircmes agrave agir tandis que ceux qui ne peuvent mouvoir que les autres sont totalement priveacutes de vie Pourtant la vie des plantes est imparfaite car si lrsquoeacutemanation y procegravede de lrsquointeacuterieur peu a peu cependant elle en sort et lrsquoecirctre qui eacutemane se trouve finalement extrinsegraveque au premier lrsquohumeur surgissant drsquoabord de lrsquoarbre devient fleur puis crsquoest un fruit qui distinct de lrsquoeacutecorce y reste encore attacheacute mais quand le fruit est parfait il se seacutepare complegravetement tombe agrave terre et par la vertu du germe produit une autre plante Drsquoailleurs agrave y regarder de pregraves le premier principe de cette eacutemanation eacutetait lui-mecircme exteacuterieur puisque lrsquohumeur intrinsegraveque de lrsquoarbre a eacuteteacute aspireacutee du sol par les racines Au-dessus des plantes lrsquoacircme sensitive constitue un degreacute de vie plus eacuteleveacute lrsquoeacutemanation propre y commence du dehors mais elle se termine agrave lrsquointeacuterieur et plus elle avance plus elle est intime crsquoest que lrsquoobjet sensible du dehors imprime sa forme aux sens exteacuterieurs drsquoougrave elle passe dans lrsquoimagination puis dans le treacutesor de la meacutemoire Or dans toute la suite de cette eacutemanation le principe et la fin nrsquoappartiennent pas rigoureusement

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au mecircme sujet puisqursquoune puissance sensitive ne saurait se reacutefleacutechir sur elle-mecircme Donc la vie est ici plus haute que chez les plantes et drsquoautant plus qursquoelle y est plus intime Ce nrsquoest pourtant pas encore la vie parfaite puisque lrsquoeacutemanation ici passe de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc le degreacute suprecircme et parfait de la vie crsquoest lrsquointelligence puisque lrsquointelligence se reacutefleacutechit sur elle-mecircme et se comprend raquo On pourrait citer cent autres passages qui affirment pareillement que la perfection de la vie et de lrsquoecirctre se mesure agrave lrsquoimmanence des opeacuterations celui que jrsquoai choisi a ceci de particulier qursquoil exclut de lrsquoacte immanent non seulement la consommation dans un sujet exteacuterieur mais la reacuteception des principes du dehors Cette exigence qui semble incompatible avec le principe de cette extension agrave lrsquoautre dont nous avons fait au deacutebut le second caractegravere de lrsquoopeacuteration intellectuelle nous force de remonter degraves maintenant au fait premier qui conditionne et domine tout lrsquointellectualisme de S Thomas lrsquoexistence vivante et personnelle de lrsquoEsprit absolu Au chapitre citeacute apregraves le classement des puissances naturelles lrsquoauteur eacutetablit celui des faculteacutes intellectuelles mettant toujours au dernier rang ce qui reccediloit davantage de lrsquoexteacuterieur Il conclut que lrsquoimmanence rigoureusement parfaite nrsquoexiste qursquoen Celui chez qui lrsquoecirctre est identique agrave lrsquointelligence et agrave lrsquoideacutee chez lrsquoEsprit qui est lui-mecircme mesure de la veacuteriteacute des choses laquo Lrsquointelligence humaine peut se connaicirctre mais le principe de sa connaissance lui vient du dehors puis qursquoelle ne connaicirct rien sans image sensible Plus parfaite est lavie intellectuelle des Anges dont lrsquointelligence se connaicirct par soi-mecircme sans passer par rien drsquoexteacuterieur cependant leur vie nrsquoa pas encore la suprecircme perfection puisque leur ideacutee qui leur est inteacuterieure nrsquoest pourtant pas leur substance ecirctre et

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comprendre nrsquoeacutetant pas identique en eux15 Donc la derniegravere perfection de la vie appartient agrave Dieu en qui comprendre laquo crsquoest ecirctre si bien que lrsquoideacutee de Dieu crsquoest lrsquoessence divine elle-mecircme et jrsquoentends par ideacutee ce que lrsquointellect conccediloit en soi de lrsquoobjet connu raquo ndash Ansi la conscience parfaite creacuteatrice de toute veacuteriteacute est en mecircme temps intellection eacutepuisante et uniteacute parfaite et Dieu nrsquoen est pas moins un pour connaicirctre le pensant et le penseacute ne font pas nombre pour S Thomas Dans le monde des anges entre Dieu et lrsquohomme lrsquoecirctre lrsquoacte la vie se mesurent toujours agrave la profondeur de lrsquoimmanence lrsquouniteacute intelligible y est-un accident elle change et passe tandis que la substance demeure laquo La pleacutenitude intelligible qui consiste en Dieu en une seule chose son essence par laquelle il connaicirct tout e est participeacutee dans les intelligences creacuteeacutees drsquoune maniegravere infeacuterieure et moins simple16 raquo Aucun des esprits creacuteeacutes nrsquoest la ressemblance universelle de tout lrsquoecirctre cette ressemblance unique et parfaite eacutetant neacutecessairement infinie donc chacun drsquoeux connaicirct par plusieurs ideacutees Mais laquo plus une substance seacutepareacutee est sublime plus sa nature est semblable agrave la divine et par conseacutequent moins contrainte et plus proche de lrsquoecirctre universel parfait et bon donc les similitudes intelligibles dans une substance supeacuterieure sont moins nombreuses et plus universelles17 raquo non par geacuteneacuteralisation mais par condensation comme

15 S Thomas ne veut pas dire ici que lrsquointelligence angeacutelique ne laquo devient raquo pas laquo intentionnellement raquo

lrsquointelligible mais qursquoil y a dans lrsquoange de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas du comprendre (ce qursquoil prouverait soit par la succession de ses penseacutees soit par la preacutesence en sa conscience drsquoactes qui ne sont pas identiquement des intellections Voir 1 q 54 a 1 etc)

16 1 q 55 a 3 3 17 2 C G 98

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 9

nous dirons dans la suite Moins lrsquoecirctre srsquoeacuteparpille en penseacutees multiples plus sa vie est intense

III

Mais plus sa vie est intense moins elle est restreinte en soi En reprenant la seacuterie des ecirctres finis eacutenumeacutereacutes ci-dessus nous pourrons nous convaincre que la seconde des perfections requises la possession de lrsquoautre loin drsquoecirctre opposeacutee agraversquo lrsquoimmanence croicirct au contraire et deacutecroicirct avec elle18

Il suffit drsquoun peu de reacuteflexion pour deacutepasser lrsquoopposition vulgaire drsquoaction et de penseacutee il en faut davantage pour concevoir que la penseacutee est en soi la plus agissante et la plus puissante des actions Cette maniegravere de voir eacutetait naturelle agrave S Thomas pour qui lrsquoaction eacutetait perfection en tant qursquoelle eacutetait non pas mouvante mais posseacutedante en tant que eacutemergeant du mouvement qui est dissemblance et potentialiteacute elle fixait son sujet dans la constance extra-temporelle de lrsquoacte Cela poseacute il concluait vite que la possession de lrsquoautre srsquoopeacuterait plus pleinement par lrsquoideacutee que par nrsquoimporte quel contact mateacuteriel et requeacuterait lrsquoimmanence comme condition de sa perfection

Sans doute avoir posseacuteder saisir tenir tous ces mots sont emprunteacutes agrave lrsquoexercice de nos pouvoirs corporels il semble agrave premiegravere vue que les appliquer agrave lrsquoopeacuteration intellectuelle ce soit les vider de leur sens vrai et pleacutenier pour deacutecrire une ombre drsquoaction ou de possession srsquoexerccedilant sur une ombre drsquoecirctre ndash Mais si lrsquoaction dit passage drsquoun ecirctre agrave un autre elle est en conseacutequence drsquoautant plus parfaite qursquoelle atteint plus pleinement lrsquoautre comme tel crsquoest-agrave-dire

18 Ver 2 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 10

dans lrsquointimiteacute la totaliteacute lrsquouniteacute de son ecirctre drsquoautant plus imparfaite qursquoelle en laisse davantage (Ens et unum convertuntur) Or rien nrsquoest plus abstractif qursquoune action mateacuterielle rien donc nrsquoest plus impuissant et plus borneacute Un cantonnier casse des cailloux un chien renverse une corbeille ou embrouille une pelote de fil un boeuf eacutecrase une fleur ces actions ne font qursquoalteacuterer lrsquoecirctre elles lrsquoatteignent par un de ses modes exclusivement donc abstractivement aucune ne lrsquoenvahit tout entier ne le peacutenegravetre ne le conquiert Le sujet agissant visait par son action agrave se soumettre lrsquoecirctre agrave srsquoen enrichir agrave lrsquoinformer de soi il ne reacuteussit par lrsquoaction mateacuterielle qursquoagrave transformer par quelqursquoune de ses puissances quelqursquoune des qualiteacutes de lrsquoautre il ne lrsquoatteint pas dans son fond dernier La permanence de la matiegravere oppose toujours une reacutesistance passivement tranquille agrave la becircte la plus furieuse ou agrave la machine la plus colossale et le flux de la dureacutee temporelle qui conditionne leurs actions leur impose lrsquoinstabiliteacute sinon comme leur sort neacutecessaire au moins comme une de leurs ineacutevitables possibiliteacutes Condenseacutee exteacutenueacutee disperseacutee subtiliseacutee autant qursquoon voudra la matiegravere subsiste domineacutee contrarieacutee pour un temps la reacutepugnance de lrsquoautre agrave se fixer au service exclusif drsquoun moi mateacuteriel nrsquoest jamais vaincue pour toujours La geacuteneacuteration est une modification presque creacuteatrice mais elle nrsquoopegravere que le mecircme en qualiteacute et pose un nouvel ecirctre exteacuterieur au premier La contenance mateacuterielle lrsquoassimilation nutritive soumet reacuteellement lrsquoautre agrave lrsquoindividu mais juxtaposant des parties spatiales agglomeacuterant du mateacuteriel crsquoest-agrave-dire du reacuteciproquement impeacuteneacutetrable elle est toujours inhabile agrave opeacuterer cette fusion coiumlncidante qui est lrsquoideacuteal de lrsquoaction Par deacutefinition la connaissance seule permet au mecircme restant le mecircme drsquoecirctre aussi lrsquoautre on ne possegravede vraiment un ecirctre

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qursquoen le devenant en quelque sorte par peacuteneacutetration intime des deux principes drsquouniteacute ndash Crsquoest cela mecircme qursquoentend S Thomas quand il eacutecrit laquo Avoir en soi une chose non mateacuteriellement mais formellement ce qui est la deacutefinition de la connaissance crsquoest la plus noble maniegravere drsquoavoir ou de contenir19 raquo

Degraves qursquoon passe au domaine immanentrsquo de la connaissance lrsquoextension et surtout lrsquointensiteacute de lrsquoaction croissent donc drsquoune maniegravere incommensurable Une vache nrsquoeacutecrasersquo agrave la fois qursquoune ou deux pacircquerettes mais toutes celles de la prairie elle les voit ensemble et elle les vit Mais la conquecircte de lrsquoautre chez les connaissants est ineacutegalement inteacutegrale selon les ineacutegales immanences ndash Lrsquoimmanence srsquoapprofondissant lrsquoabstraction diminue ndash Au plus bas degreacute de la connaissance sensible S Thomas place les animaux les plus immergeacutes dans la matiegravere lrsquohuicirctre et ses congeacutenegraveres qui nrsquoont que le sens du toucher20 Ces consciences-lagrave les plus eacuteparpilleacutees des laquo acircmes raquo nrsquoont pas de sens de ce qui nrsquoest pas preacutesent parce qursquoelles nrsquoont pas de laquo fantaisie raquo elles nrsquoont pas de meacutemoire Leur contenu psychologique est qualifieacute laquo imagination et concupiscence confuses raquo il leur preacutesente comme dans un creacutepuscule perpeacutetuel du nuisible et du convenable manquant de laquo sagesses particuliegraveres raquo elles ne sont ni disciplinables ni prudentes et crsquoest bien drsquoelles qursquoon peut dire in nullo participant de contemplatione Or la note propre de leur connaissance et qui les constitue infimes parmi les connaissants crsquoest preacuteciseacutement lrsquoabstraction extrecircme ou ce qui revient au mecircme lrsquoextrecircme subjectiviteacute Entre les excitations multiples qui vont dans la nature des sensibles

19 In Caus 1 18 20 In 1 Met 1 1 ndash In 3 Anal 16 ndash In sens et sens 1 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 12

aux sensitifs lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer ne saisit nrsquoemmagasine et ne transforme en soi que celles qui concernent le sens du toucher Ce sens est fondement des autres et peut seul exister sans eux Or il a justement ceci de propre qursquoil ne peut ecirctre complegravetement deacutenueacute de son sensible qursquoen lui la laquo transformation reacuteelle raquo est le plus neacutecessairement lieacutee agrave la laquo transformation connaissante raquo car la main qui doit sentir le froid est neacutecessairement chaude ou froide21 Donc lrsquohuicirctre connaicirct en tant qursquoune vague uniteacute de conscience opegravere en elle une certaine coordination de lrsquoensemble qui lrsquoentoure Elle a comme son systegraveme du monde elle est quodammodo alia sinon quodammodo omnia Mais lrsquoabstraction extrecircme de cet extrait du monde qui est en elle correspond agrave la deacutebile immanence drsquoune conscience peu profonde incapable de rassembler par le souvenir les moments successifs de son uniteacute Chez les animaux supeacuterieurs et doueacutes des cinq sens le corps eacutetant plus diffeacuterencieacute la perception du monde est plus complexe et plus complegravete Elle est moins subjective pour lrsquoanimal voyant que pour celui qui seulement touche parce que la pupille est entiegraverement laquo deacutenueacutee de la nature de son objet raquo elle nrsquoest ni blanche ni noire ni rouge elle nrsquoa aucune couleur elle est seulement susceptible de celle de lrsquoobjet coloreacute La perception est aussi moins abstractive lrsquoaddition drsquoautres sens au toucher et la collaboration qui en reacutesulte font que lrsquoecirctre est saisi ou du moins viseacute drsquoun plus grand nombre de cocircteacutes La vache de la prairie nrsquoa pas seulement des yeux qui reflegravetent les couleurs des marguerites ses organes tactiles son mufle sa langue la renseignent sur leur hauteur et leur reacutesistance et ses narines sur leur parfum Et ces diffeacuterentes perceptions ou meacutemoires de perception

21 Pour tout ce deacuteveloppement sur la connaissance sensible voir 1 q 78 a 3

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sont unifieacutees drsquoapregraves S Thomas en une synthegravese concregravete par le laquo sens commun raquo et par lrsquolaquo estimative raquo puissance organique appreacutehensive de singuliers22 Crsquoest ainsi que lrsquoorganisme plus compliqueacute des animaux supeacuterieurs les jette un peu plus loin dans lrsquoautre

Cependant avec eux nous nrsquoavons pas encore assez eacutemergeacute du subjectivisme et de lrsquoabstraction23 La faculteacute de lrsquoautre ne peut ecirctre telle en un sens plein que chez celui qui percevra lrsquoautre comme autre aussi clairement qursquoil le perccediloit comme tel ou tel Un pareil ecirctre devra donc distinguer consciemment le moi et le non-moi juger sa perception et reacutefleacutechir sur soi-mecircme Omnis intelligens est rediens ad essentiam suam reditione completa Par deacutefinition il faut se connaicirctre soi-mecircme pour connaicirctre la veacuteriteacute comme telle24 La reacuteflexion est donc condition de lrsquointellectualiteacute et lrsquointellection type de lrsquoacte immanent est postuleacutee comme la

22 Opusc 25 ch 2 Les Scolastiques prouvent lrsquoexistence de cette faculteacute syntheacutetique en renvoyant aux

faits drsquoexpeacuterience le chien mord agrave la main celui dont il a reccedilu un coup de pied il a donc une certaine perception de lrsquouniteacute individuelle (Domet de Vorges La Perception et la Psychologie thomiste Paris 1892 p 84)

23 laquo Res auteur spirituales intellectivae intimius nobis coniunguntur quam res corporales apprehensae per sensum sensus enim per apprehensionem coniungitur rebus quasi superficialiter tantum sed intellectus pertingit usque ad intimam rei quidditatem Per similitudines spirituales nobis coniunctas magis pertingimus ad intima quam per ipsam coniunctionem realem quae nobis secundum sensum exhibetur raquo (4 d 49 q 3 a 5 sol 1 et ad 2 ndash Cf la 2ae q 31 a 5)

24 Voir les deacuteveloppements tregraves clairs et complets de Ver 1 9 et 10 9 ndash La puissance qui peut se reacutefleacutechir sur soi-mecircme est neacutecessairement pure de toute mateacuterialiteacute donc son objet nrsquoest pas restreint comme celui de chacun des sens mais elle est capable de devenir tous les ecirctres (Opusc 15 eh 2) ndash Le sens qui connaicirct son acte (cognoscit se sentire) mais non pas la nature de son acte nrsquoest pas laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la raison au contraire connaicirct son essence et par lagrave la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre comme tel Loin que lrsquoimmanence coupe les ponts avec le reacuteel et empecircche le passage agrave lrsquoautre elle en est la condition on connaicirct lrsquoautre en le devenant

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seule action qui puisse ecirctre parfaitement la prise de lrsquoautre On voit deacutejagrave quel principe prouve que lrsquoimmanence et la prise de lrsquoautre croissent de

pair dans lrsquoecirctre intelligent Pour lui posseacuteder lrsquoautre crsquoest se posseacuteder laquo Plus une chose est comprise plus la conception qursquoon en a est intime agrave lrsquoecirctre intelligent et unifieacutee avec lui raquo ndash La notion drsquouniteacute ici introduite et constammentrsquo rappeleacutee par S Thomas met dans tout son jour la correacutelation des deux qualiteacutes drsquoextension enrichissante intellectuelle et drsquoimmanence

En effet si la puissance intellectuelle est essentiellement conciliatrice des contraires25 si sa nature est de pouvoir devenir tout son ideacuteal sera drsquointeacutegrer simultaneacutement tout le perccedilu dans une ideacutee commune Si telle ideacutee ne repreacutesente pas agrave tel esprit lrsquoautre dans sa totaliteacute la convenance de sa nature exige qursquoil nrsquoait pas la conscience agrave jamais obstrueacutee par une repreacutesentation mais qursquoil trouve toujours dans son indeacutetermination intrinsegraveque de quoi former soit des uniteacutes nouvelles compleacutementaires soit des uniteacutes plus larges qui reacuteunissent la perception preacutesente et celles mecircme qui srsquoy opposeraient26 Lrsquouniteacute repreacutesentative (proportionnelle agrave lrsquoimmanence dont la perfection consiste comme nous lrsquoavons vu en lrsquoindistinction de lrsquoessence et de lrsquoideacutee) est drsquoailleurs condition essentielle de lrsquoideacutee celle-ci eacutetant le second moi le moi penseacute doit ecirctre une comme le moi pensant son susceptible

25 Cela est vrai pour le sens mais sans simultaneacuteiteacute la pupille voit le blanc et le noir mais non pas

secundum idem Lrsquointelligence elle connaicirct les deux contraires ensemble et lrsquoun par lrsquoautre In Sens et Sens l 19 ndash In 9 Met l 2 ndash 3 C G 82 3 On reconnaicirct une ideacutee drsquoAristote

26 Crsquoest parce que lrsquohomme deacutesire connaicirctre tout et qursquoil ne le peut faire que successivement que le changement lui plaicirct dans ses penseacutees (la 2ae q 32 a 2) Dans la penseacutee divine au contraire laquo immutabilitas consequitur quandam totalitatem quia omnia simul in uno considerat raquo (Mal 16 2 6)

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propre auquel elle est momentaneacutement identique27 ndash Donc la force drsquoune intelligence se mesurera agrave lrsquoexpansion agrave la distension possible de son moi penseacute de son ideacutee drsquoautant plus puissante en son genre qursquoelle concentrera en soi plus de lrsquoautre sans perdre son uniteacute Les plusbas drsquoentre les intellectuels sont donc ceux qui nrsquoacquerraient leurs ideacutees que par lrsquoimpression des objets mateacuteriels puisque chaque objet mateacuteriel nrsquoeacutetant que lui-mecircme une ideacutee acquise dans ces ecirctres ne repreacutesenterait pas plusieurs objets Rien nrsquoempecircche au contraire les esprits drsquoimmanence plus profonde agrave qui leurs ideacutees sont consubstantielles de rassembler en une seule preacutesence mentale toute une vaste cateacutegorie drsquoobjets Nous avons deacutejagrave dit que crsquoest selon le nombre deacutecroissant des ideacutees qursquoil faut se repreacutesenter les degreacutes de perfection naturelle chez les intuitifs purs Et ajoute S Thomas nous retrouvons cela chez les hommes puisque celui dont lrsquointelligence est plus haute peut gracircce agrave un petit nombre de principes qursquoil possegravede en soi descendre agrave de multiples conclusions ougrave ceux qui sont plus borneacutes nrsquoarrivent que gracircce agrave diverses infeacuterences agrave des exemples agrave des propositions particuliegraveres immeacutediatement adapteacutees aux conclusions28

Mais ce qursquoil est essentiel de remarquer ici crsquoest que loin drsquoecirctre en raison inverse lrsquoextension et la compreacutehension

27 Quodl 7 a 2 laquo Quod intellectus simul intelligat plura intelligibilia primo et principaliter est

impossibile Cuius ratio est quia intellectus secundum actum est omnino id est perfecte res intellecta ut dicitur in 30 de Anima Quod quidem intelligendum est non quod essentia intellectus fiat res intellecta vel species eius sed quia complete informatur per speciem rei intellectae dum eam actu intelligit Unde intellectus simul plura actu intelligere primo idem est ac si res una simul esset plura raquo ndash Et ib ad 2 laquo Cognoscibilia quae simul cognoscuntur oportet quod accipiantur ut cognoscibile unum numero raquo ndash Cp Ver 8 14 et 1 q 85 a 4

28 Ver 8 10

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dans lrsquoideacutee intuitive croissent de pair Lrsquouniversaliteacute plus grande des formes ideacuteales par ougrave connaissent les Anges supeacuterieurs au lieu drsquoamener lrsquoindistinction et le vague est condition de peacuteneacutetration plus subtile dans lrsquooriginaliteacute des ecirctres Elle est disions nous non pas geacuteneacuteralisation mais condensation et la raison en est la nature mecircme de lrsquointelligence faculteacute de lrsquoun aussi bien que faculteacute de lrsquoecirctre ou faculteacute de lrsquoecirctre unifieacute dans une conscience comme il est un dans la reacutealiteacute Ens et unum convertuntur et lrsquouniteacute singuliegravere ou transcendentale soigneusement distingueacutee par S Thomas de lrsquouniteacute qui est principe du nombre ne doit se seacuteparer ni dans lrsquoordre reacuteel ni dans lrsquoordre laquo intentionnel raquo de la reacutealiteacute qui lui est identique Donc crsquoest parce que lrsquouniteacute de chaque creacuteature comme son ecirctre est deacuteficiente qursquoelle est mieux connue en soi lorsqursquoelle est connue non par les autres mais avec les autres et que le proceacutedeacute drsquoisolation qui la deacutecoupe dans lrsquounivers la vide forceacutement drsquoun peu de reacutealiteacute Omnia se invicem perambulant Lrsquointelligence pour S Thomas est comme lrsquoa dit un de ses disciples laquo lrsquoordre naturel en puissance raquo en soi donc et dans les conditions normales de son exercice plus elle srsquoincorpore lrsquounivers plus elle est totalisante plus elle est elle-mecircme La condition pour eacutepuiser un deacutetail serait de posseacuteder lrsquouniteacute absolue Une chose dit S Thomas est plus laquo parfaitement connue dans le Verbe que par elle-mecircme mecircme quant agrave sa propre originaliteacute29 raquo

Ainsi il est rameneacute une fois de plus par lrsquoanalyse de lrsquointellection agrave lrsquoaffirmation de la Conscience parfaite seule elle concilie dans son uniteacute absolue la double perfection que nous distinguons dans lrsquoideacutee La Cause totale

29 laquo (Unaquaeque res) perfectius cognoscitur per Verbum quam per se ipsam etiam in quantum est talis raquo

Ver 8 16-11 ndash Cf Ver 4 6

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est le vrai miroir de lrsquoecirctre tel qursquoil est en soi posant toute chose comme sa propre participation reacutepandant tout lrsquoecirctre et toutes ses diffegraverences raquo elle est agrave la fois immanence parfaite et peacuteneacutetration qui scrute tout Celui-lagrave seul par son intelligence perce tout qui connaicirct tout par sa propre essence source tout agrave la fois et drsquoecirctre et de veacuteriteacute Lrsquoacircme humaine est intelligente parce qursquoelle est laquo puissance passive de tout laquo lrsquoecirctre raquo Dieu est intelligent parce qursquoil est puissance active de tout lrsquoecirctre laquo La science de Dieu est cause des laquo choses raquo

Ceux qui sont familiers avec S Thomas savent assez que lorsqursquoon peacutenegravetre les ideacutees exposeacutees dans ces paragraphes on est au cœur de sa doctrine Il est facile drsquoailleurs de recueillir agrave toutes les pages de son oeuvre des formules qui reacutesumeraient la notion geacuteneacuterale de lrsquointellection laquo La plus haute perfection des choses dit-il est lrsquointellectualiteacute car par elle on est tout en quelque sorte et lrsquoon possegravede en soi les perfections de tout raquo laquo Lrsquoappreacutehension intellectuelle nrsquoest pas deacutetermineacutee agrave certains ecirctres elle srsquoeacutetend agrave tous raquo laquo Degraves lagrave qursquoune substance est intellectuelle elle est capable de prendre en soi tout lrsquoecirctre30 raquo Nous pouvons donc conclure en disant que dans ce systegraveme loin qursquoil faille caracteacuteriser lrsquointelligence comme faculteacute de lrsquoabstraction il faut la dire au contraire faculteacute de totale intussusception

IV

Il suit des principes poseacutes que lrsquoopeacuteration intellectuelle type ne doit ecirctre chercheacutee ni dans le jugement (enuntiabile)

30 1 C G 44 5 ndash 2 C G 47 4 ndash 2 C G 98 ndash Cp 3 d 27 q 1 a 4 ndash 1 q 26 a 2 etc

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reacutesultat drsquoune triple abstraction ni dans le concept lequel suppose selon la theacuteorie scolastique une certaine eacutelongation de lrsquoecirctre tel qursquoil est conseacutequence neacutecessaire de notre existence dans un corps31 mais dans la prise reacuteelle drsquoun ecirctre qui nous le fasse preacutesent pourtant agrave la faccedilon des ideacutees et des principes32 Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intellectualiteacute deacuteficiente cette possession spirituelle de lrsquoecirctre doit preacutesenter deux caractegraveres la vivante intimiteacute telle que nous lrsquoexpeacuterimentons dans la perception concregravete des actes du moi ndash la clarteacute telle qursquoelle brille dans lrsquoaffirmation des axiomes Si nous appreacutehendions lrsquoessence de lrsquoautre aussi immeacutediatement que notre cogito aussi clairement que le principe de contradiction nous participerions agrave lrsquointellection type

Ou en drsquoautres termes lrsquointelligence ne doit pas ecirctre deacutefinie faculteacute de discerner drsquoenchaicircner drsquoordonner de deacuteduire drsquoassigner les laquo causes raquo ou les laquo raisons raquo des ecirctres Son ouvrage nrsquoest pas de les isoler de leurs entours mais directement de capter leur en-soi de srsquoassimiler lrsquointime des choses qui est naturellement supposeacute diaphane et translucide agrave lrsquoesprit

Et si le vrai crsquoest laquo lrsquoecirctre rapporteacute agrave lrsquointelligence raquo ce nrsquoest pas dans la liaison immobile de deux concepts que consiste la parfaite veacuteriteacute sa notion profonde et derniegravere est moins laquo lrsquoadeacutequation des choses agrave lrsquoesprit raquo que la conformiteacute lrsquoassimilation lrsquounion de lrsquoesprit avec les choses

31 V 2e partie ch 1 et 2 32 Il srsquoagit drsquoun ecirctre au sens pleacutenier du mot crsquoest-agrave-dire drsquoune substance S Thomas dit souvent que lrsquoobjet

propre de lrsquointelligence ce ne sont pas les accidents mais lrsquoessence ou quidditeacute et donc la substance (In 12 Met l 5 208 a ndash 3 C G 564 ndash 3 q 75 a 5 ad 2) Les accidents conccedilus comme des laquo quidditeacutes raquo et consideacutereacutes agrave part ne sont pas lrsquoobjet naturel de lrsquoesprit pas plus qursquoils ne sont ecirctres agrave part drsquoun sujet

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 19

Crsquoest infirmiteacute drsquointelligence si lrsquoon ne peut lrsquoatteindre consciemment sans mettre en connexion plusieurs termes sans laquo composer et diviser raquo La veacuteriteacute drsquoun intelligible nrsquoest pas unique et fixe comme lrsquounion du pensant et du penseacute comporte drsquoinfinis degreacutes drsquoim-manence selon les puissances spirituelles diffeacuterencieacutees indeacutefiniment ainsi la veacuteriteacute peut toujours croicirctre selon la laquo limpiditeacute raquo la laquo clarteacute raquo la peacuteneacutetration La connaissance vraie est si peu indivisible qursquoelle est chose essentiellement variable avec la nature du sujet On peut connaicirctre tout un objet simple sans le connaicirctre totalement et il faut ecirctre Dieu crsquoest-agrave-dire veacuteriteacute subsistante pour peacuteneacutetrer pleinement en la posant lrsquointelligibiliteacute de lrsquounivers creacuteeacute Pour S Thomas si un ecirctre est progressif il nrsquoy a pas en lui de notion deacutefinitive srsquoil est fini il nrsquoy a pas en lui de notion eacutepuisante Lrsquoindivisible eacutegaliteacute des ideacutees vraies entre elles et avec les choses est une conception qui lui est aussi eacutetrangegravere que celle du primat du discours33

33 Sur lrsquoinfeacuterioriteacute de la connaissance par laquo composition et division raquo crsquoest-agrave-dire par jugements voir les

passages ougrave elle est nieacutee de Dieu et des Anges p ex 1 C G 58 1 q 58 a 4 etc ndash Sur les infinies diffeacuterences de peacuteneacutetration de laquo limpiditeacute raquo qui peuvent distinguer les connaissances vraies (et intuitives) drsquoun mecircme objet voir tous les passages sur lrsquoineacutegaliteacute de la vision beacuteatifique (laquo multis modis contingit intelligere Deum vel clarius vel minus clare raquo 1 q 62 a 9 1 q 12 a 6 etc) et ceux aussi sur la science de lrsquoacircme humaine du Christ ndash Quant au concept de veacuteriteacute on se rend compte en lisant attentivement lrsquoarticle classique Ver 1 1 que si la deacutefinition par lrsquoadaequatio est accepteacutee elle est expliqueacutee par correspondentia assimilatio conformitas (Cp Ver 2 1 laquo Conceptio enim nostri intellectus secundum hoc vera est prout repraesentat per quamdam assimilationem rem intellectam sed non potest forma per intellectum concepta repraesentare divinam essentiam complete sed habet aliquam modicam imitationem eius raquo) Que si la veacuteriteacute chez lrsquohomme est plus parfaite dans le jugement parce que lagrave seulement il connaicirct lrsquoautre comme existant hors soi (Ver 1 3) elle nrsquoest absolument pure que dans lrsquointuition divine (1 C G 60 61 et 1 q 16 a 5) et le meilleur moyen drsquoen donner une description geacuteneacuterale est encore de dire laquo Veritas invenitur in intellectu secundum quod apprehendit rem ut est raquo (1 q16 a 5) Il faut avouer pourtant que S Thomas semble souvent la concevoir comme simple exclusion de lrsquoerreur mais alors la veacuteriteacute sera indivisible par deacutefinition et lrsquoideacutee vraie restera susceptible drsquoinfinies diffeacuterences crsquoest la seule chose qui importe ndash (Noter 1 d 14 q 1 a 2 sol 1 ougrave le terme

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On voit deacutejagrave combien il est vrai de dire que le point de vue de son intellectualisme deacutepasse celui de lrsquouniverselle explicabiliteacute Dire que tout est explicable crsquoest se contenter drsquoune certaine adeacutequation entre la notion et lrsquoecirctre Crsquoest donc maintenir la dualiteacute de ces deux termes lrsquointellectuel et lrsquointelligible crsquoest ne pas deacutecider si lrsquoecirctre qui est clair pour lrsquoesprit est tout entier ordonneacute agrave lrsquoesprit Crsquoest en rester au point de vue de lrsquoeacutenonciable et du concept et supposer ou laisser possible quelque action quelque pratique finale autre que lrsquointellection Dire au contraire que lrsquoaction la meilleure est la prise intellectuelle de lrsquoecirctre ndash laquelle doit ecirctre distingueacutee des jugements de fait porteacutes sur telle ou telle de ses qualiteacutes ndash crsquoest supposer si lrsquoon est finaliste lrsquouniverselle intelligibiliteacute34 crsquoest de plus ne reconnaicirctre agrave quoi que ce soit le moindre droit agrave lrsquoexistence qursquoen fonction de lrsquointelligibiliteacute et comme objet ou preacuteparation de lrsquointellection parfaite en chaque ecirctre intelligent selon la capaciteacute de sa nature Lrsquoesprit est premier et tout lrsquoecirctre est pour lrsquoesprit

Si donc agrave lrsquouniverselle intelligibiliteacute ne correspond pas en fait lrsquouniverselle intellectualiteacute si le donneacute renferme du relativement opaque agrave cocircteacute du parfaitement transparent il est bien entendu que le monde mateacuteriel ne peut ecirctre que comme une deacutependance un appendice du monde des esprits Le vrai but de la nature crsquoest lrsquooriginaliteacute intelligente et intelligible les ecirctres laquo voulus pour eux-mecircmes raquo ce sont les laquo intelligibles subsistants raquo

adaequare deacutefinit lrsquoideacutee parfaitement compreacutehensive)

34 laquo Quicquid esse potest intelligi potest raquo 2 C G 98

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Il y a des choses incorporelles reacuteelles mais prenables seulement par lrsquoesprit res incorporeas solo intellectu comprehensibiles35 Il y a des ecirctres agrave la fois substantiels et intelligibles dont la vision est identique agrave la possession quae videre est habere Cette affirmation concentre couronne et reacutesume les propositions que nous avons deacuteduites jusqursquoici Ces ecirctres appeleacutes encore laquo substances seacutepareacutees raquo ou laquo formes simples raquo et iden-tifieacutes par S Thomas avec les Anges de la theacuteologie jouent un grand rocircle dans sa philosophie comme dans celle des Arabes ses preacutedeacutecesseurs Pour les concevoir comme lui-mecircme joignons la notion catholique de lrsquoange personnel qui peut connaicirctre agir vouloir avec celle des ideacutees seacutepareacutees attribueacutee agrave Platon Il ne peut y avoir pour S Thomas de Lion-en-soi ni drsquoHomme-en-soi parce que tout lion et tout homme avec un certain principe de vie et drsquouniteacute (lrsquoacircme la forme) comprend neacutecessairement une masse de matiegravere deacutefinie par des contingences spatiales et restreignant donc en la deacuteterminant la virtualiteacute la possibiliteacute drsquoecirctre de lrsquoessence lrsquounion mecircme de ces deux eacuteleacutements constitue un homme ou un lion Au contraire degraves qursquoune nature angeacutelique existe comme sa notion nrsquoimplique pas drsquoeacuteleacutement mateacuteriel et reacuteceptif le sujet reacutealiseacute comprend toute la perfection dont est susceptible son espegravece et remplissant son ideacutee ou plutocirct lui eacutetant identique ne comporte agrave cocircteacute de lui aucun ecirctre speacutecifiquement semblable Il ne peut y avoir deux anges par espegravece pas plus qursquoil ne pourrait y avoir deux lions-en-soi ou deux Ideacutees de la blancheur On peut distinguer Pierre ou Martin et de son humaniteacute quant au concept et reacuteellement de lrsquohu-maniteacute mais laquo la Gabrieacuteliteacute raquo est agrave tous eacutegards identique agrave lrsquoange Gabriel Chacune des substances seacutepareacutees dont lrsquoensemble constitue

35 Spir 8 ndash 2 C G 93 ndash 1 q 50 a 4

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le monde spirituel repreacutesente donc une valeur intelligible et originale drsquoideacutee en mecircme temps qursquoelle possegravede une puissance intellectuelle plus ou moins haute selon le degreacute drsquoecirctre qui lui est propre

Soit comme intelligibles subsistants soit comme intuitifs purs ces ecirctres sont constamment preacutesents agrave la penseacutee de S Thomas On peut lrsquoaffirmer sans paradoxe si lrsquoon nrsquoa pas compris sa theacuteorie des Anges on ne peut mecircme pas se faire une ideacutee correcte de sa doctrine des universaux Si donc crsquoest la note caracteacuteristique de Platon quand proprement il platonise drsquoavoir deacutepasseacute le point de vue drsquoune laquo philosophie des concepts raquo et affirmeacute lrsquoexistence transcendante drsquointelligibles dont la prise beacuteatifie lrsquoesprit humain il faut certes dire que personne nrsquoa plus vitalement et plus intimement que S Thomas incorporeacute le laquo platonisme raquo agrave sa synthegravese En conseacutequence qui veut eacutetudier la valeur de lrsquoesprit en soi dans cette synthegravese la moins laquo geacuteocentrique raquo mais la plus laquo noocentrique raquo qui fut jamais doit comme lrsquoauteur mecircme ne jamais perdre de vue ces perpeacutetuels termes de comparaison ces modegraveles de lrsquointellection ideacuteale Non seulement ils empecircchent qursquoon identifie lrsquoin-telligence et le discours mais ils suppriment lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee Crsquoest leur notion qui fait comprendre que lrsquointelligence est de soi analogue non seulement aux yeux des ecirctres corporels mais si lrsquoon peut dire aux organes de preacutehension mains pattes tentacules facultas apprehensiva

Si donc vous voulons apregraves un long temps de spiritualisme laquo notionnel raquo ressusciter en nous lrsquoimpression de ce spiritualisme jeune cessons de nous repreacutesenter le laquo monde intelligible raquo comme un ensemble de lois drsquoaxiomes de principes Les ecirctres sont avant les lois crsquoest lrsquointellectualisme qui lrsquoexige Tacircchons comme S Thomas et ses contemporains de penser la laquo substance spirituelle raquo ange ou acircme

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avec son exquise grandeur et sa subtile pureteacute Elle est moins dans le monde mateacuteriel que le monde mateacuteriel nrsquoest en elle continens magis quam contenta Elle est plus reacuteelle parce qursquoelle a plus drsquoecirctre et crsquoest pour cela aussi qursquoon la dit laquo substance raquo Quant aux lois et aux principes ce sont choses essentiellement relatives agrave lrsquoanimal raisonnable eacutetant des produits de notre mode infime de concevoir36 Ce sont des eacutenonciables et le mot mecircme drsquoeacutenonciable relatif agrave nos moyens vocaux implique temporalisation et spatialisation de la saisie intellectuelle Lrsquoidolacirctrie de lrsquoeacutenonciable est donc le suicide de lrsquointellectualisme loin drsquoecirctre son naturel aboutissement

Tout cela fait pressentir combien dans le systegraveme de S Thomas la vie preacutesente est mal adapteacutee agrave lrsquointellection comme telle Drsquoapregraves Auguste Comte laquo le sentiment a autant besoin de concentration que lrsquoesprit de geacuteneacuteralisation raquo La philosophie ici deacutecrite est la neacutegation mecircme de ce dualisme de cette divergence entre les modes drsquoagir de nos deux activiteacutes maicirctresses comme elle accepte drsquoailleurs la

36 Cela est vrai mecircme des premiers principes de la raison Citant une glose augustinienne qui lui est

familiegravere et qui assimile les multiples veacuteriteacutes humaines aux images deacuteficientes et fractionneacutees de lrsquounique veacuteriteacute subsistante S Thomas ajoute laquo Et haec veritas in intellectu nostro resultans primo et principaliter consistit in principiis per se notis raquo 4 d 49 q 2 a 7 ad 9 Il est facile de comprendre avec cette theacuteorie des eacutenonciables qursquoil ne soit pas neacutecessaire de mettre agrave la base de la science un nombre deacutetermineacute de principes logiques La raison exige seulement lrsquouniteacute du principe ontologique lrsquoesprit infini ndash Sur terre certaines de nos plus preacutecieuses connaissances ne sont pas subsumeacutees aux premiers principes (v p 74) Au ciel quand nous participerons agrave lrsquointellection pure les faits divins intelligibles nous apparaicirctront avec bien plus de clarteacute que nrsquoimporte quels eacutenonciables laquo In patria ubi essentiam eius videbimus multo amplius erit nobis per se notum Deum esse quam nunc sit per se notum quod affirmatio et negatio non sunt simul verae raquo (Ver 10 12) laquo Articuli erunt ita per se noti et visi sicut modo principia demonstrationis raquo (3 d 24 q 1 a 2 sol 1 ad 2)

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veacuteriteacute de lrsquoaphorisme pour la vie drsquoici-bas37 elle deacuteveloppe toute une critique de la speacuteculation humaine qui se deacuteroulera dans la suite de ce travail La notion fondamentale ici exposeacutee fait lrsquouniteacute des thegraveses que nous enchaicircnerons et les quelques inconseacutequences de cet intellectualisme nrsquoont point drsquoautre cause que lrsquooubli de ce principe dominateur Il fallait donc le poser degraves le deacutebut Nous pouvons maintenant examiner agrave sa lumiegravere quel est le sens et le but du monde drsquoapregraves S Thomas

V

Si lrsquointelligence est lrsquoacte parfait il faut dire que selon les principes peacuteripateacuteticiens lrsquoActe pur ou Ecirctre premier sera identiquement intelligence et aussi que srsquoil y a de lrsquointellection dans le monde creacuteeacute crsquoest agrave elle comme agrave sa fin que tout lrsquoensemble de lrsquounivers srsquoor-donnera

LrsquoActe pur est cause finale simplement dite cause finale du tout Or lrsquoon peut concevoir une double relation entre la cause finale et les agents qui srsquoy rapportent Ou bien la fin est constitueacutee en son ecirctre par lrsquoaction des agents (crsquoest ainsi que la victoire est le but des soldats la gueacuterison ou la santeacute celui du meacutedecin) ou bien la fin preacuteexistante est le but de leurs tendances et de leurs œuvres en ce sens que srsquoils se meuvent srsquoils srsquoefforcent srsquoils passent de la puissance agrave lrsquoacte crsquoest pour conqueacuterir et srsquoobtenir cette fin Quand crsquoest Dieu qui est la cause finale la premiegravere alternative est impossible lrsquoacte pur et le vrai substantiel eacutetant anteacuterieur aux essences mobiles laquo Il reste donc que Dieu soit fin des choses non comme eacutetant constitueacute ou effectueacute par

37 V des formules toutes semblables 1 d 47 q 1 a 1 et souvent ailleurs

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elles ni comme acqueacuterant quelque chose par leur moyen mais uniquement comme eacutetant luilaquo mecircme acquis par les choses raquo sed hoc solo modo quia ipse rebus acquiritur et encore laquo Les choses ne sont pas ordonneacutees agrave Dieu comme agrave une fin pour laquelle laquo il srsquoagit drsquoobtenir un bien mais pour lrsquoacqueacuterir lui mecircme de lui-mecircme38 raquo

Cette conception de laquo lrsquoacquisition de Dieu par les choses raquo eacuteveille premiegraverement lrsquoideacutee drsquoune possession intellectuelle car Dieu eacutetant par excellence incorporel crsquoest de lui plus que de tout autre qursquoon peut dire il nrsquoest saisissable que par lrsquoesprit Il semble donc que la connaissance de Dieu par les intelligences creacuteeacutees soit deacutejagrave proclameacutee la seule fin possible de la creacuteation

Cette maniegravere drsquoenvisager la theacuteorie thomiste de la finaliteacute du monde nrsquoest pas fausse il faut mecircme dire qursquoelle est principale39 Cependant quand on avance dans lrsquoexposition systeacutematique de cette theacuteorie au troisiegraveme livre Contre les Gentils on aperccediloit une autre conception qui vient srsquoinseacuterer dans le deacuteveloppement avant qursquoon ait rien dit de la vision divine accordeacutee aux creacuteatures Crsquoest la doctrine de lrsquoassimilation de toutes choses agrave Dieu ou de la laquo repreacutesentation raquo de Dieu en toutes choses conccedilue comme la formule

38 3 C G 18 ndash Lrsquoallusion semble eacutevidente agrave la phrase drsquoAristote agrave propos du Souverain Bien srsquoil eacutetait laquo

seacutepareacute raquo (εἰ) χωριστόν τι αὐτὸ καθ᾿ αὐτὸ δῆλον ὡς οὐκ ἂν εἲη πρακτικὸν οὐδὲ κτητὸν ἀνθρωπῳ (Eth Nic A VI 1096 b) Ce seul passage concentre tout lrsquoessentiel des diffeacuterences entre Aristote et S Thomas en meacutetaphysique comme en morale

39 Nous nrsquoavons pas agrave tenir speacutecialement compte de la finaliteacute de la creacuteation conccedilue comme laquo diffusion de la bonteacute divine raquo S Thomas use souvent de cette expression qursquoil emprunte au pseudo-Areacuteopagite mais la bonteacute ici nrsquoest pas la beacutenigniteacute qualiteacute du laquo coeur raquo crsquoest la perfection identique agrave lrsquoecirctre la bonteacute ontologique Il lui est donc facile de ramener cette conception agrave celle de la finaliteacute repreacutesentative Ver 23 4 ndash Comp Theol 101 102 124 2 ndash 1 C G 91 3 96 2

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 26

universelle de lrsquoobtention de Dieu par elles40 en entendant les choses ainsi ce nrsquoest plus seulement lrsquoange et lrsquohomme qui laquo srsquoacquerraient raquo lrsquoecirctre infini ce seraient toutes les substances de la creacuteation qui participent lrsquoecirctre chacune selon son mode les acircmes en sentant les oiseaux en volant les plantes en fleurissant et fructifiant la matiegravere brute en se contentant drsquoecirctre Et crsquoest lrsquoensemble de lrsquounivers non tel esprit particulier qursquoil faudrait consideacuterer pour se faire une juste ideacutee de cette finaliteacute repreacutesentative agrave laquelle la multipliciteacute des parties ducirct monde est essentielle Car laquo les creacuteatures ne pouvant atteindre agrave la ressemblance de la perfection divine selon cette simpliciteacute qursquoelle possegravede en Dieu il a fallu que ce qui est un et simple fucirct repreacutesenteacute dans ses effets par diversiteacute et par dissemblance41 de mecircme que lrsquohomme srsquoil voit qursquoun mot unique nrsquoeacutexprime pas suffisamment la conception de son esprit multiplie et varie ses paroles pour lrsquoexpliquer en plusieurs termes42 raquo

Si lrsquoon fait de lrsquoassimilation repreacutesentative la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees ndash car la fin absolument derniegravere reste en tous les cas Dieu lui-mecircme43 ndash ce nrsquoest pas agrave une intellection en dehors de lrsquointellection divine que srsquoordonnera tout lrsquounivers mais plutocirct agrave une uniteacute intelligible ndash ressemblance et repreacutesentation ne pouvant se comprendre qursquoen fonction drsquoun esprit Si donc la creacuteation nrsquoavait pas

40 Sous sa forme preacutecise la doctrine de lrsquoassimilation est principalement deacuteveloppeacutee dans le Contra

Gentes On la retrouve cependant dans la Somme theacuteologique 1 q 65 a 2 ndash 1 q 103 a 2 ad 2 41 Comp Theol 72 Cp ib 102 -1 q 47 a 1 ndash Pot 3 16 etc 42 3 C G 97 Le mal lui-mecircme est compris dans cette diversiteacute repreacutesentative de Dieu 3 C G 71 (2 et 6)

1 q 23 a 5 ad 3 ndash In 2 Tim 2 3 43 laquo Communicatio divinae bonitatis non est ultimus finis sed ipsa divina bonitas raquo Et la raison en est que

Dieu agit laquo non appetitu finis sed ex amore finis raquo Pot 3 15 14 ndash De mecircme 1 q 103 a 2 ad 3 ndash Cp In 12 Met 1 9

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 27

compris drsquoecirctres raisonnables mais seulement la terre les astres les plantes les animaux la valeur du monde drsquoapregraves S Thomas serait encore de lrsquoordre intellectuel et artistique sa fin serait laquo la beauteacute de lrsquoordre universel44 raquo Si au contraire on placcedilait la derniegravere des finaliteacutes creacuteeacutees non pas dans la repreacutesentation deacuteficiente que constitue lrsquounivers en eacutetant mais dans lrsquoideacutee que se forme de lrsquounivers la creacuteature intelligente ou encore dans lrsquoideacutee que gracircce agrave lrsquounivers elle arrive agrave se former de Dieu alors la fin derniegravere creacuteeacutee serait une intellection formelle

Ces deux finaliteacutes lrsquoassimilation et la vision lrsquointelligibiliteacute fondamentale et lrsquointellection formelle S Thomas semble en certains passages se contenter de les juxta-poser sans songer agrave subordonner lrsquoune agrave lrsquoautre45 ndash Parfois quand il affirme que les creacuteatures corporelles ont eacuteteacute faites pour les intelligences il semble faire de lrsquoassimilation un simple moyen par rapport agrave la vision46 ndash Drsquoautres fois enfin crsquoest la vision de Dieu par les creacuteatures qui est elle-mecircme contenue sous lrsquoassimilation et preacutesenteacutee comme un de ses modes de tous le plus parfait47

Il nrsquoy a pas lieu de voir des contradictions dans ces diffeacuterences Le problegraveme en effet est identique agrave un autre que S Thomas soulegraveve ailleurs ndash agrave savoir si lrsquounivers total est plus parfait que les creacuteatures intellectuelles ndash et peut se reacutesoudre de mecircme soit agrave lrsquoaide de distinctions multiples soit en niant la question Vel dicendum quod pars non dividitur

44 Pot 3 16 ndash Cf 4 C G 42 3 Dieu est comme un artiste et les creacuteatures laquo ne sont rien sinon un

eacutecoulement par expression reacuteelle une repreacutesentation de ce que comprend la conception du Verbe divin raquo La reacutealiteacute ne se justifie que comme eacutetant le double drsquoune connaissance qui reste sa source et sa fin

45 Ver 20 4 ndash 1 q 65 a 2 46 3 C G 99 fin ndash Cp 112 6 47 Comp Theol 103 et 106

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contra totum48 Les trois points de vue eacutenumeacutereacutes sont donc trois modes leacutegitimes et compleacutementaires de concevoir les choses mais le dernier est plus compreacutehensif eacutetant la moins imparfaite image de lrsquointention divine qui veut lrsquoexistence des moyens pour celle de la fin et pose ensemble toutes les parties de son œuvre avec leur uniteacute composite comme leur ecirctre et leur conditionnement reacuteciproque Il ne faut pas perdre de vue en effet que lrsquouniteacute intellectuelle est incommensurable avec lrsquouniteacute individuelle elle est drsquoun ordre autre et supeacuterieur Si donc les esprits font comme tels partie inteacutegrante de lrsquounivers qui est et contribuent agrave lui donner sa physionomie originale comme chacun drsquoentre eux est relati-vement agrave tout lrsquounivers (les autres esprits compris) une puissance personnelle de totalisation les assimilations seront multiplieacutees avec les visions laquo Les natures intellectuelles dit saint Thomas ont plus drsquoaffiniteacute avec le tout que les autres natures parce que chaque substance intellectuelle contenant tout lrsquoecirctre dans son intellect est en quelque faccedilon tous les ecirctres crsquoest donc agrave bon droit que Dieu leur subordonne le reste49 raquo Ce sont des monades qui multiplient le monde drsquoune faccedilon plus noble en le reacutefleacutechissant

Au surplus les substances seacutepareacutes laquo en qui consiste principalement la perfection du monde50 raquo deacutepassent en nombre

48 1 q 93 a 2 ad 3 S Thomas avait proposeacute drsquoabord cette distinction lrsquoensemble du monde laquo eacutetend et

reacutepand raquo davantage la ressemblance divine tandis que lrsquointelligence la laquo ramasse et intensifie raquo davantage (extensive et diffusive intensive et collective)

49 laquo Naturae autem intellectuales maiorem habent affinitatem ad totum quam aliae naturae nam unaquaeque intellectualis substantia est quodammodo omnia in quantum totius entis comprehensiva est suo intellectu Convenienter igitur alia propter substantias intellectuales providentur a Deo raquo 3 C G 112 5 ndash La connaissance dans le monde est laquo un remegravede raquo au deacuteficit de lrsquoecirctre Ver 2 2

50 2 C G 93 4

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 29

non seulement les espegraveces terrestres mais encore laquo toute la multitude des choses mateacuterielles51 raquo dans la mecircme proportion que lrsquoeacutetendue du monde sideacuteral deacutepasse celle du monde sublunaire crsquoest-agrave-dire comme lrsquoimmense deacutepasse le neacutegligeable (ut haec quasi non habeant notabilem quantitatem in comparatione ad illa) Cela poseacute consideacuterons lrsquounivers total Non seulement la perfection intelligible y eacutegale la naturelle par une exacte commensuration mais elle lrsquoexcegravede plutocirct extensivement si lrsquoon peut dire autant que qualitativement52 Loin que la reacutealiteacute mateacuterielle doive faire lrsquoimpression drsquooffusquer voire mecircme de noyer les intelligences cette reacutealiteacute nrsquoest qursquoun appendice du monde des esprits laquo Chacune des substances seacutepareacutees est une partie principale de lrsquounivers agrave bien meilleur droit que e que le soleil et la lune53 raquo et leur assembleacutee dans le monde est comme lrsquoacircme dans le corps continens magis quam contenta Lrsquoassimilation agrave Dieu des mineacuteraux des plantes et des becirctes ne peut donc srsquoopposer comme fin du monde agrave la vision des esprits

Enfin lrsquoon voit disparaicirctre lrsquoapparence mecircme drsquoune contradiction si lrsquoon suppose selon les principes de la theacuteologie reacuteveacuteleacutee que lrsquouniteacute intellectuelle srsquoopeacuterera pour tous les esprits qui parviendront agrave la beacuteatitude par la connaissance immeacutediate de Dieu tel qursquoil est Ainsi seulement tous les intelligibles seront ramasseacutes en un seul et la potentialiteacute de lrsquoesprit combleacutee pleinement54 Ainsi tous les ecirctres

51 2 C G 92 (4 et 3) Cp Pot 6 7 laquo sicut punctum ad sphaeram raquo 52 Cp de Anim a 18 ndash 3 C G 59 3 ndash Il serait tout agrave fagraveit dans lrsquoesprit de la laquo dialectique raquo thomiste

drsquoeacutetendre aux ideacutees subsistantes ce qui est dit ici des ideacutees repreacutesentatives cp le dernier argument de 2 C G 92

53 2 C G 98 54 S Thomas dit expresseacutement que parce que lrsquoesprit tend comme toutes les forces naturelles agrave srsquoactuer

le plus possible et que drsquoailleurs laquo toute sa puissance peut ecirctre simultaneacutement reacuteduite en acte raquo la beacuteatitude drsquoun ecirctre intelligent ne peut consister dans la connaissance fragmentaire que la deacutemonstration donne de Dieu mais seulement dans une intuition totalisante qui fasse en quelque maniegravere connaicirctre agrave la fois tout (3 C G 39 fin ndash Cp 3 C G 59) ndash On voit deacutejagrave que la conception de la fin du monde comme uniteacute intelligible ne srsquoharmonise parfaitement qursquoavec la doctrine theacuteologique du bonheur par la

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 30

vision intuitive Jrsquoai cru inutile drsquoinsister ici sur ce point la question du rapport de la vision intuitive aux exigences naturelles de lrsquoesprit eacutetant reprise plus loin (2e p ch 6 sect 2)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 31

toutes les forces toutes les qualiteacutes naturelles seront vues agrave leur place et dans leur cadre quand lrsquoacircme intelligiblement unie agrave lrsquoessence divine connaicirctra en elle le monde qui nrsquoest que par elle La vie diviniseacutee des intelligences finies sera en tant que telle la meilleure ressemblance de Dieu Elle est donc la vraie fin derniegravere et crsquoest surtout quand on la considegravere qursquoil ne faut voir dans le monde qursquoun vaste ensemble de moyens ordonneacutes agrave lrsquointellection

VI

Cause finale du monde et perfection derniegravere des esprits la vision beacuteatifique est encore drsquoapregraves S Thomas et par une coiumlncidence profondeacutement logique le seul exemple drsquoune connaissance creacuteeacutee autre que les intuitions de conscience personnelle qui saisisse et pos-segravede lrsquoecirctre tel qursquoil est directement non seulement sans abstraction mais sans meacutediation aucune Crsquoest lrsquointellection parfaite et quant agrave lrsquoobjet et aussi quant au mode Elle doit donc agrave ce titre ecirctre eacutetudieacutee ici sans elle on ne peut se faire une ideacutee exacte de ce qursquoest lrsquointellection en soi

laquo Il est neacutecessaire de dire que la substance de Dieu laquo peut ecirctre vue par lrsquointelligence Quant au mode de cette vision lrsquoessence divine ne peut ecirctre vue par lrsquointelligence

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 32

dans aucune similitude creacuteeacutee il faut a donc pour qursquoelle soit vue que lrsquointellect la voie par le moyen drsquoelle-mecircme et qursquoelle soit dans cette vision agrave la fois objet et moyen55 raquo Lrsquointelligence beacuteatifieacutee nrsquoa donc pas drsquoautre ideacutee de Dieu que Dieu lui-mecircme il lui tient lieu agrave la fois et drsquo laquo espegravece impresse raquo et de laquo verbe raquo Il ne saurait mecircme ajoute S Thomas en ecirctre autrement et si lrsquoon devait passer agrave travers une repreacutesentation creacuteeacutee quelconque ce nrsquoest pas Dieu qursquoon verrait Car une repreacutesentation pour ecirctre ressemblante doit en quelque maniegravere participer agrave la nature de lrsquoobjet Les contours drsquoun cercle ou drsquoune maison dessineacutes agrave lrsquoencre sur le papier ou ressusciteacutes quand je ferme les yeux dans lrsquoimage inteacuterieure de la meacutemoire diffegraverent des contours reacuteels quant agrave lrsquoecirctre mais coiumlncident avec eux quant agrave la nature ou agrave lrsquoessence en tant qursquoils sont telle espegravece de contours ils peuvent donc les repreacutesenter Mais en Dieu la nature crsquoest lrsquoecirctre mecircme toute repreacutesentation donc et toute ideacutee de Dieu autre que lrsquoecirctre divin sont incapables de faire connaicirctre telle qursquoelle est lrsquoessence divine elles sont borneacutees circonscrites et dans le genre tandis que lrsquoobjet agrave faire voir est lrsquoincommunicable et lrsquoinfini

Mais comment Dieu entiteacute tregraves pure et qui reacutepugne agrave tout meacutelange pourra-t-il ecirctre lrsquoespegravece intelligible qui actue et informe lrsquointelligence creacuteeacutee laquo Pour comprendre cette veacuteriteacute il faut consideacuterer que toute substance en soi est ou bien seulement forme ou bien composeacutee de matiegravere et de forme raquo Et de mecircme que le sujet mateacuteriel cette pierre ou ce chien ne peut eacutevidemment dans son entiteacute substantielle informer immeacutediatement lrsquointelligence (le caillou dans sa mateacuterialiteacute mecircme nrsquoactue pas lrsquoesprit comme esprit) de mecircme tout intelligible fini qui est sujet pensant

55 3 C G 51

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 33

distinct de sa penseacutee nrsquoeacutetant pas lrsquointelligibiliteacute mecircme ne peut srsquoappliquer tellement agrave un autre esprit que celui-ci le recevant pour laquo le devenir en quelque sorte raquo par lrsquoenrichissement intelligible demeure pourtant lui-mecircme en son fond personnel Qursquoun esprit fini puisse par sa substance mecircme laquo descendre raquo en un autre (illabi) cela est contradictoire car ou bien lrsquoautre le recevra et le deviendra selon lrsquoecirctre reacuteel et ils ne seront plus deux ou srsquoil le reccediloit tout entier selon lrsquoecirctre intelligible le premier devra par sa substance mecircme ecirctre conscience personnelle et en mecircme temps intelligibiliteacute totale (crsquoest-agrave-dire avoir une valeur eacuteminente de conscience universelle) ce qui nrsquoest vragravei que de Dieu ndash Mais efforccedilons-nous drsquoaffiner tellement notre notion de la substance spirituelle que nous en bannissions toute deacutetermination pheacutenomeacutenale toute limitation contraignante toute subjectiviteacute inadeacutequatement appreacutehensive du reacuteel et mecircme toute deacutependance vis-agrave-vis drsquoun reacuteel exteacuterieur (la notion de la penseacutee parfaite nrsquoexige pas moins) nous nous repreacutesentons alors la penseacutee forme pure identique par deacutefinition agrave lrsquointelligible mecircme et agrave la veacuteriteacute mecircme la Raison universelle subsistante Cette penseacutee drsquoailleurs reste consciente crsquoest-agrave-dire personnelle la penseacutee eacutetant consciente par deacutefinition Sans doute cet absolu ne peut ecirctre formeacute de lrsquoautre selon lrsquoecirctre reacuteel crsquoest-agrave-dire de faccedilon agrave constituer avec lui une substance de la nature un tel composeacute est impensable parce qursquoil ferait retomber lrsquoinfini dans le genre Mais une telle contradiction nrsquoapparaicirct pas tant qursquoil srsquoagit du mode drsquoecirctre intelligible qui peut concilier preacutesence intime et distinction substantielle Donc laquo ce qui est forme pure dans la ligne de lrsquointelligible ce qui est la Veacuteriteacute mecircme crsquoest-agrave-dire Dieu seul raquo pourra agrave lrsquoexclusion de tous les autres intelligibles qui sont des ecirctres vrais mais non pas la Veacuteriteacute deacuteterminer intellectuellement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 34

lrsquointelligence creacuteeacutee devenir lrsquoideacutee de lrsquoange ou de lrsquohomme On preacutesenterait sous une autre face la mecircme deacutemonstration en prenant drsquoun autre biais

les notions drsquoecirctre et drsquoessence laquo Tout est intelligible en tant qursquoil est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute mecircme de la chose est comme sa lumiegravere raquo Donc pour qursquoun ecirctre puisse par lui-mecircme et immeacutediatement ecirctre lrsquoideacutee drsquoune intelligence il faut qursquoil nrsquoait rien en lui qui ne soit en acte Mais dans la conscience finie drsquoun esprit pur creacuteeacute ce qui est en acte nrsquoest pas tout lui-mecircme Lrsquoange a plusieurs ideacutees plusieurs actes qui se succegravedent dans sa conscience il y a en lui substance et pheacutenomegravenes La surface pheacutenomeacutenale drsquoecirctre qursquoest son acte est intelligible par hypothegravese mais elle nrsquoexprime pas le sujet tout entier elle est inadeacutequate agrave lrsquoessence qui la soutient supposeacute qursquoon la deacutetache pour ainsi dire afin qursquoelle informe ideacutealement un autre ecirctre elle ne lui donnera pas une connaissance totale du premier elle nrsquoen eacutepuise pas les virtualiteacutes multiples elle en laisse en dehors drsquoelle une puissance qui pourra srsquoactualiser autrement A lrsquoinstant suivant lrsquoideacutee ou le sentiment ayant changeacute la reacutealisation de la mecircme nature sera toute diffeacuterente La vie naturelle des ecirctres finis dont lrsquouniteacute est imparfaite est ou bien un flux perpeacutetuel ou bien une suite drsquoactuations discontinues dont lrsquoensemble mecircme nrsquointegravegre pas tout ce que pourrait ecirctre lrsquoessence ndash En Dieu rien de semblable parce qursquoen lui il nrsquoy a pas de distinction drsquoecirctre et de pheacutenomegravenes il peut apparaicirctre tout entier Ougrave lrsquoacte est la nature mecircme il nrsquoy a pas de meacutelange drsquoombre et de lumiegravere laquo LrsquoEssence divine est lumiegravere intelligible laquo totalement56 raquo ndash Lrsquoembrassement intellectuel de lrsquoautre la possession de lrsquoesprit vivant sans meacutediation aucune ne peut donc se concevoir avec drsquoautre

56 Voir Quodl 7 a 1 et 4 d 49 q 2 a 1

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 35

objet que celui qui est la Penseacutee pure forme Ecirctre et non sujet la Veacuteriteacute mecircme Et cette conclusion se tirait pour S Thomas des notions philosophiques sur lrsquointelligibiliteacute de lrsquoacte et sur lrsquointellection par immanence57

Rapprocheacutes des theacuteories arabes de la beacuteatitude ces discussions preacutesentaient aux yeux des contemporains un inteacuterecirct de brucirclante actualiteacute Mais voici le point preacutecis qui nous importe alors que les philosophes musulmans pour laisser Dieu inaccessible placcedilaient la beacuteatitude dans lrsquounion avec les anges alors que le juif Ibn-Gebirol niait laquo toute convenance raquo entre Dieu et lrsquo laquo Intelligence seacutepareacutee raquo elle-mecircme et deacuteclarait lrsquoabsolu totalement inconnaissable le docteur catholique sans craindre de compromettre la transcendance divine proclamait le plus infime des ecirctres intellectuels laquo capable de Dieu58 raquo Voilagrave le triomphe de lrsquointellectualisme en mecircme temps que son eacuteloignement maximum des ten-dances qursquoon peut grouper autour du mot rationalisme ndash Sans doute pour une telle prise de Dieu le nom drsquointellection peut sembler bien terrestre et bien pacircle vision qui est meacutetaphorique a trouveacute geacuteneacuteralement plus de faveur Mais le mot est sans importance qursquoon dise union possession intime coiumlncidence consciente qursquoon emploie tel terme qursquoon voudra le point capital est que pour S Thomas la faculteacute qui nous fait capables de cette

57 3 C G 51 et aussi 2 C G 98 si lrsquoon conccediloit lrsquointellection avec Aristote comme une transformation

immanente lrsquoAnge nrsquoest compris directement dans sa substance que par sa conscience personnelle Si lrsquoon se repreacutesentait lrsquointuition comme un laquo contact raquo spirituel laquo secundum positionem Platonis raquo lrsquoon pourrait croire que les anges se comprennent entre eux immeacutediatement

58 Capax Dei (3 q 6 a 2 et ailleurs Le mot est de S Augustin De Trinitate XIV 11) Le chapitre 57 du 3e livre Contre les Gentils a pour titre Quod omnis intellectus cuiuscumque gradus particeps esse potest divinae visionis

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action transcendante est identiquement celle qui selon un autre mode drsquoagir forme nos concepts et combine nos deacuteductions drsquoici-bas laquo La divine substance nrsquoest pas hors la puissance de lrsquointellect creacuteeacute en ce sens qursquoelle lui soit complegravetement eacutetrangegravere comme le son lrsquoest agrave la vue ou la substance-immateacuterielle au sens raquo laquo En tant que lrsquohomme est creacuteeacute participant lrsquointelligence il est creacuteeacute comme agrave la ressemblance speacutecifique de Dieu59 raquo Par de semblables paroles qui ne sont pas une affirmation jeteacutee en passant mais lrsquoacircme mecircme de sa penseacutee S Thomas ne srsquooppose pas seulement aux Arabes Il srsquooppose agrave lrsquoanti-rationalisme indeacutecis et meacutetaphorique de Plotin pour qui la simplification qui joint agrave Dieu nrsquoeacutetant plus mouvement nrsquoest plus acte intellectuel Il srsquooppose aux doctrines inconsistantes de tant de mystiques heacuteteacuterodoxes dont le zegravele ne fut pas laquo selon la science raquo Il srsquooppose enfin en son siegravecle mecircme agrave certains Scolastiques assez peu conseacutequents heacuteritiers de la psychologie du XIIe siegravecle ces penseurs dont le plus typique repreacutesentant me paraicirct ecirctre Guillaume drsquoAuvergne en distinguant selon lrsquousage la connaissance de science et celle de sapience ne surent pas les rapporter agrave un principe

59 3 C G 54 laquo Divina enim substantia non sic est extra facultatem intellectus creati quasi aliquid omnino

extraneum ab ipso sicut est sonus a visu vel substantia immaterialis a sensu sed est extra facultatem intellectus creati sicut excedens virtutem eius sicut excellentia sensibilium sunt extra facultates sen-suum raquo ndash 3 d 10 q 2 a 2 sol 1 laquo Homo autem in quantum per creationem producitur in participationem intellectus producitur quasi in similitudinem speciei ipsius Dei quia ultimum eorum secundum quae natura creata participat similitudinem naturae increatae est intellectualitas raquo ndash Crsquoest une grande difficulteacute pour les Scolastiques de concilier cette laquo ressemblance raquo que la Bible leur impose et que leur meacutetaphysique accepte avec cette infinie dissemblance qursquoimplique la transcendance divine et qui fait Dieu plus distant de lrsquoange le plus diaphane que celui-ci du dernier des vibrions S Thomas suggegravere dans un de ses derniers ouvrages qursquoon peut se repreacutesenter lrsquointelligibiliteacute comme un attribut neacutegatif plutocirct que positif (In Trin 1 2 4)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 37

commun mais comme les volontaristes de tous les siegravecles ils attribuegraverent agrave lrsquoaffectif au laquo cœur raquo tout ce qui dans les actes drsquointelligence eacutetait direct simple et profond60 Contre ces laquo Augustiniens raquo S Thomas plus pregraves drsquoAugustin qursquoeux-mecircmes maintient avec la tra-dition grecque que nous trouvons dans lrsquointellect comme tel tout ce qursquoil y a de meilleur simpliciter

La sapience bien qursquoelle soit un don ceacuteleste est plus intellectuelle que la science parce qursquoelle est plus unifiante et moins multiple Le raisonnement discursif nerf de la science est si peu caracteacuteristique de lrsquoecirctre intelligent qursquoil est chez nous un effet de la nature sensible si par lrsquointuition nous participons agrave la vie des anges par le discours nous touchons agrave la connaissance continue multiple relative des animaux Pour la vision beacuteatifique loin qursquoil la faille consideacuterer comme une violente sortie hors de lrsquointelligence on trouve au contraire en pressant les principes de S Thomas que la possibiliteacute que nous en avons eacutetant la seule base commune des diverses aptitudes de lrsquoesprit deacutefinit lrsquointelli-gence mecircme Celle-ci nrsquoest faculteacute de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral que parce qursquoelle est faculteacute de lrsquoEtre infini Si la raison peut former des jugements drsquoune valeur absolue et percevoir des lois auxquelles ne deacuteroge pas Dieu luimecircme si lrsquoindivisible certitude de ses assertions claires rend en un certain sens tous les sujets intelligents eacutegaux la cause en est dans cette participation potentielle qui constitue lrsquointelligence dans cette capaciteacute du divin que la vision beacuteatifique comblera61 Comment ne serait-il pas intellection lrsquoacte dont la

60 V Guillaume drsquoAuvergne De Retributionibus Sanctorum (Ed de Paris 1674 t I p 319 cp 327) et De

Virtutibus ch XI (Ib pp 146-147) 61 En effet pour que la speacutecification de lrsquointelligence demeure une et parce qursquoon ne peut voir dans la

puissance de percevoir lrsquoecirctre geacuteneacuteral ou preacutedicamentel la raison de la puissance de percevoir Dieu il faut neacutecessairement reconnaicirctre le rapport inverse On dirait dans la langue des scolastiques posteacuterieurs que nous nrsquoavons pas la puissance obeacutedientielle raquo de voir Dieu parce que nous avons la puissance naturelle de connaicirctre la quidditeacute des corps mais bien vice versa ndash V encore sur certaines assertions de ce paragraphe la p 62

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possibiliteacute rend toutes les autres intellections possibles Jrsquoajoute que cette prise intellectuelle de Dieu que sera la vision intuitive nrsquoest pas

assimilable aux autres actions qui nous laquo rapprochent raquo de lui qui nous font lrsquolaquo atteindre raquo en quelque maniegravere figurative et inexacte Lrsquoamour de Dieu par exemple ou le deacutesir de Dieu ce nrsquoest pas autre chose qursquoune certaine disposition de notre appeacutetit conditionneacutee par une perception abstractive de lrsquointelligence Mais lrsquointellection de la substance divine atteint Dieu dans son en-soi dans la nuditeacute dans lrsquointimiteacute de sa nature comme il peut ecirctre atteint et posseacutedeacute comme il se possegravede lui-mecircme illo modo quo ipse videt se ipsum Cette vision est la vraie participation agrave sa vie la communion agrave sa conscience eacutetant la vie commune dans une mecircme ideacutee elle est entre ces deux intelligents Dieu et lrsquoacircme le συζῆν lrsquoacte par excellence amical62 Aussi degraves qursquoelle est donneacutee tout ce qui est Dieu est preacutesent agrave lrsquoacircme En dehors de ce qursquoil a de ce qursquoil est drsquointelligible il nrsquoa rien il nrsquoest rien ndash Comment cette assertion ferme postuleacutee par sa doctrine de lrsquointelligence et de lrsquointelligible est compatible pour S Thomas avec drsquoinnombrables diffeacuterences de perfection dans la vision de lrsquoessence divine comment elle laisse intacte lrsquoincommunicabiliteacute de la vision qui est propre agrave Dieu et compreacutehensive si bien que les acircmes glorifieacutees voyant Dieu laquo tout entier raquo ne le voient pas cependant laquo totalement raquo crsquoest ce qursquoil explique sans avoir besoin de faire une theacuteorie nouvelle puis qursquoil admet nous lrsquoavons dit drsquoinfinis degreacutes de laquo limpi-diteacute raquo

62 Cp Aristote Eth Nic IX 9 et 12

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 39

en toute connaissance intuitive Par ailleurs il est facile de voir comment cette derniegravere proposition vient confirmer notre description geacuteneacuterale de lrsquointelligence Connaicirctre intellectuellement crsquoest unir dans le deacuteveloppement drsquoun mecircme acte lrsquoextension objective agrave une intensiteacute nouvelle de vie subjective Lrsquointelligent doit donc rester soi-mecircme Mais si nous comprenions en lrsquoeacutepuisant celui qui nrsquoest qursquointelligible pur si nous percevions infiniment lrsquoinfini toute notre capaciteacute eacutetant eacutegale agrave la sienne notre individualiteacute limitante et contraignante notre nature ne pourrait plus subsister63 Si donc elle ne doit pas se perdre dans une impossible dilatation si nous devons rester nous-mecircmes il faudra qursquoen nous actuant il continue de nous deacutepasser A ce prix seulement il demeurera lrsquoautre agrave ce prix lrsquounion qui nous sera donneacutee peut ecirctre caracteacuteriseacutee en fonction de nos expeacuteriences terrestres par cette formule qui reste apregraves tout la plus claire et la meilleure fieri quodammodo Ipse Lagrave-haut je tiendrai lrsquoEtre qui restera lrsquoautre agrave la faccedilon dont ici-bas je me saisis moi Crsquoest cela la vie eacuteternelle

VII

On peut encore exiger pour preacuteciser la meacutetaphysique de lrsquointellection que nous deacuteterminions briegravevement la valeur ontologique de la volonteacute compareacutee agrave lrsquointelligence Crsquoest agrave

63 3 C G 55 laquo Cum omnis intellectus creatus sub certa specie laquo terminetur Impossibile est igitur quod

visio alicuius intellectus laquo creati adaequet in videndo divinam substantiam raquo Cp 1 q 12 a 7 et surtout 1 q 12 a 4 ougrave du concept de lrsquointellection comme opeacuteration-immanente est conclue une certaine commensuration naturelle du connaicirctre et de lrsquoecirctre laquo Cognitum autem est in cognoscente laquo secundum modum cognoscentis Si igitur modus essendi alicuius rei cognitae excedat modum naturae cognoscentis oportet quod laquo cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscentis raquo

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 40

quoi servira lrsquoesquisse de deux theacuteories thomistes drsquoimportance eacutegale mais drsquoineacutegale difficulteacute la premiegravere qui explique le caractegravere subordonneacute de la volonteacute complegravete naturellement les doctrines deacutejagrave exposeacutees et srsquoy emboicircte drsquoelle-mecircme la seconde semble agrave premiegravere vue les contredire parce qursquoelle proclame sous de certaines conditions la preacutecellence de lrsquoamour

Le rocircle subordonneacute de la volonteacute est tregraves clairement exposeacute par S Thomas agrave propos de la question que nous venons drsquoeacutetudier celle de la vision intuitive Sa doctrine y mecircle comme on sait un dogme et une explication philosophique Car si le bonheur eacuteternel des justes selon lrsquoEacuteglise catholique consiste dans la possession de Dieu tel qursquoil est chaque scolastique eacutetait libre drsquoexpliquer cette possession plus preacuteciseacutement en conformiteacute avec ses vues sur lrsquoecirctre et lrsquoacircme et en deccedilagrave des limites que les autres dogmes fixaient Il eucirct eacuteteacute heacutereacutetique de dire que lrsquoessence de la creacuteature srsquoidentifiait au Ciel avec celle du Creacuteateur ou que chaque humaniteacute particuliegravere y eacutetait comme celle du Christ unie hypostatiquement agrave la Diviniteacute on restait catholique en tenant que cette possession de Dieu srsquoopeacuterait formellement soit par la volonteacute soit par lrsquointelligence S Thomas tient pour lrsquointelligence Scot pour la volonteacute

Le nerf de la theacuteorie thomiste est la conception de lrsquointelligence comme faculteacute qui tient opposeacutee agrave la volonteacute faculteacute qui tend ndash Non que S Thomas refuse agrave la volonteacute dans la conquecircte du bien toute autre fonction que la tendance elle est aussi siegravege du plaisir (subiectum delectationis) tendance avant lrsquoacquisition du bien plaisir apregraves ce sont pour S Thomas les deux formes de la volonteacute et de son acte caracteacuteristique lrsquoamour ndash Sa doctrine srsquoopposerait donc tout drsquoabord agrave un certain heacutedonisme theacuteologique qui placerait la beacuteatitude dans la volupteacute de lrsquoacircme prise preacuteciseacutement

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 41

comme telle Mais historiquement ce systegraveme est neacutegligeable ou nul la lutte eacutetait entre partisans de la connaissance et partisans non du plaisir mais de la laquo fruition raquo ou laquo inheacutesion drsquoamour64 raquo

Or S Thomas juge cette derniegravere position encore plus intenable que lrsquoheacutedonisme il les reacutefute drsquoailleurs drsquoun seul coup laquo Je dis quant agrave ce qui est proprement lrsquoessence de la beacuteatitude qursquoil est impossible qursquoelle consiste en un acte de volonteacute On sait deacutejagrave que la beacuteatitude est lrsquoobtention de la fin derniegravere Or lrsquoobtention de la fin ne consiste pas dans lrsquoacte mecircme de la volonteacute Car la volonteacute se portant soit agrave la fin e absente par le deacutesir soit agrave la fin preacutesente par le repos du plaisir il est clair que le deacutesir mecircme de la fin nrsquoest pas lrsquoobtention de la fin mais un mouvement vers elle Quant au plaisir il survient agrave la volonteacute degraves que la fin est preacutesente et ce nrsquoest pas inversement le plaisir pris dans une chose qui peut vous la rendre preacutesente Il faut donc que ce par quoi la fin est rendue preacutesente agrave la volonteacute soit quelque chose drsquoautre que lrsquoacte de volonteacute Et crsquoest bien clair quand il srsquoagit de fins sensibles Si crsquoeacutetait lrsquoacte

64 Scot srsquoexprime ainsi dans lrsquoOpus Oxoniense laquo Delectatio sequitur finis assecutionem nedum primitate

generationis sed etiam perfectionis sequitur enim actum diligendi finem visum qui est vere actus elicitus voluntatis Porro omnino falsum est voluntatem circa obiectum amabile sibi praesens non elicere actum aliquem sed solum recipere delectationem et passionem raquo (4 d 49 q 4 n 6) Cet acte de volonteacute nrsquoest pas deacutesir mais amour il est chronologiquement preacuteceacutedeacute drsquoune certaine obtention par lrsquointellect (ib n 5) mais lui-mecircme atteint laquo simplement et seulement raquo le bien parfait en lui donc consiste laquo essentiellement et formellement raquo la beacuteatitude (ib n4) Et dans la q 3 lrsquoopeacuteration volontaire est dite laquo adductiva formaliter possessionis summi boni raquo ndash Il est agrave remarquer que S Thomas ne nie pas toute activiteacute de lrsquoappeacutetit dans la possession laquo Assentit rei delectabili et in ea quiescit quodammodo se praebens ei ad eam interius capiendam Quasi se tradens ad continendum interius rem delectantem raquo la 2ae q 33 a 1 Mais en tant mecircme que cette activiteacute est mouvement elle ne peut ecirctre la fin

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 42

de volonteacute qui faisait avoir de lrsquoargent lrsquoavare en aurait tout de suite degraves qursquoil en deacutesire mais drsquoabord lrsquoargent est absent il lrsquoa quand il le prend dans sa main par exemple ou en quelque autre maniegravere et alors il prend plaisir agrave lrsquoargent qursquoil a Il en est de mecircme pour la fin intelligible Drsquoabord nous voulons lrsquoobtenir ensuite nous lrsquoobtenons par le fait de sa preacutesence en nous au moyen de lrsquoacte drsquointelligence et alors la volonteacute prend plaisir et se repose dans la fin obtenue Ainsi donc lrsquoessence de la beacuteatitude consiste dans lrsquoacte drsquointelligence65 raquo ndash Et ailleurs laquo Ni la genegravese physique ni beaucoup moins le mouvement ne sont la fin Ainsi la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu non drsquoy prendre plaisir quant au deacutesir et agrave lrsquoamour existant mecircme avant la fin ils peuvent beaucoup moins ecirctre la fin derniegravere66 raquo

Il est inutile de prolonger lrsquoexplication drsquoune theacuteorie aussi claire Le point caracteacuteristique de la doctrine est la neacutegation drsquoune prise quelconque par la volonteacute distincte du deacutesir et du plaisir67 ndash Quant au plaisir mecircme duquel on pourrait plus raisonnablement douter srsquoil nrsquoest pas la substance mecircme de la beacuteatitude S Thomas lrsquoappelle en mots techniques son compleacutement formel68 Il a drsquoailleurs le bon sens apregraves cette discussion de faire remarquer lrsquounion reacuteelle et neacutecessaire des deux termes que la reacuteflexion disjoint on deacutesire tout le bloc acte et plaisir cela ne fait qursquoun bien Nec illa duo sunt consideranda quasi duo bona

65 1a 2ae q 3 a 4 66 Comp Theol c 107 fin 67 La comprehensio dont il est question parfois nrsquoest pas une possession distincte de la vision la 2ae q 4 a

3 ad 3 68 Quodl 8 19 3 d 34 q l a 5 4 d 49 q 1 a 1 sol 2 ndash S Thomas rappelle qursquoAristote nrsquoa pas reacutesolu la

question si lrsquoacte est rechercheacute pour le plaisir ou le plaisir pour lrsquoacte Lui-mecircme prononce en faveur de lrsquoacte (4 d 49 q 3 a 4 sol 3 ndash In 10 Eth 1 6 fin)

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 43

sed quasi unum bonum69 Les deux piegraveces sont inseacuteparables mais lrsquointelligence est la plus laquo essentielle raquo

Quant agrave la critique de lrsquoargument de S Thomas par rapport au reste du systegraveme intellectualiste il suffit drsquoen mettre agrave nu le principal supposeacute pour faire voir sa coheacutesion parfaite avec les thegraveses consideacutereacutees jusqursquoici Ce supposeacute crsquoest lrsquoaxiome que le mouvement la tendance ne peut ecirctre fin Motus non habet rationem termini On tend agrave quelque chose on ne tend pas agrave tendre un dynamisme absolu reacutepugne crsquoest le ressort de tous ses arguments70

Et quand il examine ce principe la raison intrinsegraveque qursquoil en donne crsquoest lrsquouniteacute deacutetermineacutee du but de la nature visible agrave la plus rapide induction71 Le mouvement ne peut ecirctre fin parce qursquoil est dualiteacute multipliciteacute dissemblance (difformitas) crsquoest-agrave-dire parce qursquoil est par essence meacutelange de puissance et drsquoacte tandis que la perfection est eacutelimination du potentiel par reacutepleacutetion de la puissance ndash Les volontaristes se trompent donc selon S Thomas par confusion du mouvement et de lrsquoaction par ignorance de lrsquoacte immobile qui est lrsquoacte parfait On peut dire drsquoeux comme de ceux dont il est question au septiegraveme livre de lrsquoEacutethique qursquoils ont erreacute laquo sur lrsquoopeacuteration lrsquoidentifiant avec

69 4 d 49 q 3 a 4 sol 3 De mecircme 1a 2ae q 2 a 6 ad 1 laquo Eiusdem rationis est quod appetatur bonum et

quod appetatur delectatio raquo Il est notable que Scot qui ontologiquement parlant nrsquoaffirme pas comme S Thomas la distinction reacuteelle des faculteacutes les traite au contraire comme des ecirctres _seacutepareacutes quand il eacutetudie le meacutecanisme psychologique laquo Plus appetit voluntas perfectionem sui in fine ultimo quam perfectionem intellectus raquo (Opus Oxoniense 4 d 49 q 4) laquo Quamvis potentiae intellectivae feacutelicitas summa sit penes propriam operationem raquo (ib q 3)

70 Et particuliegraverement de ceux comme 1a 2ae q 1 a 1 ad 2 Comp Theol c 107 etc ougrave S Thomas deacuteclare que le vouloir mecircme ne peut ecirctre le premier voulu

71 Pot q 5 a 5 ndash 3 C G 23 5

Pierre ROUSSELOT Lrsquointellectualisme de saint Thomas 44

le devenir alors qursquoelle ne lui est pas identique mais qursquoelle vient apregraves Car tout devenir a pour terme une nature niais lrsquoopeacuteration est lrsquousage drsquoune forme ou drsquoune nature72 raquo Crsquoest un axiome scolastique que lrsquoagent en tant qursquoagent nrsquoest pas changeacute mais seulement en tant qursquoil passe de la puissance agrave lrsquoacte et ce qui est dit de lrsquoacte doit srsquoappliquer aussi au plaisir compleacutement de lrsquoacte laquo Le plaisir sans mouvement est plus intense que celui qui est mecircleacute de mouvement e parce que ce dernier est dans lrsquoordre du devenir et lrsquoautre dans lrsquoordre de lrsquoecirctre parfait73 raquo

Ougrave trouver drsquoailleurs lrsquoacte immobile et le plaisir sans changement sinon dans lrsquoopeacuteration intellectuelle Examinons le mouvement humain crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire des actions des ecirctres dont lrsquoesprit est enfermeacute dans la matiegravere nous trouverons que la multipliciteacute quantitative des actes tend agrave lrsquouniteacute singuliegravere drsquoun but qui est la reconquecircte de lrsquouniteacute qualitative du semblable La matiegravere crsquoest lrsquoecirctre ougrave lrsquoun est absolument impeacuteneacutetrable agrave lrsquoautre74 lrsquoesprit est ce qui restant lrsquoun peut devenir tout lrsquoautre Les intuitifs purs possegravedent degraves le deacutebut chacun selon sa nature cette uniteacute totalisante les hommes y tendent en multipliant des actes laborieux leur but naturel est de reacutealiser en eux la puissance de lrsquoesprit drsquoarriver au maximum de conscience de devenir monade reacutefleacutechissante du tout (ut in ea describatur totus ordo universi) Crsquoest lrsquouniteacute de ce but qui met lrsquouniteacute intelligible dans la seacuterie complexe de leurs mouvements

72 In 7 Eth 1 12 73 In 7 Eth 1 14 74 La matiegravere des scolastiques peut se deacutecrire ce qui est apte agrave devenir lrsquoautre mais successivement in

sensu diviso en cessant drsquoecirctre soi Impeacuteneacutetrante et impeacuteneacutetrable agrave son congeacutenegravere elle est aussi de soi impeacuteneacutetrable agrave lrsquoesprit (elle nrsquoa pas drsquoideacutee agrave part Ver 3 5) et nrsquoa droit agrave lrsquoecirctre agrave lrsquointelligibiliteacute que par conjonction avec une forme qui en fasse une essence

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Tout ce qui chez eux est tendance est essentiellement ordonneacute agrave eacutemerger de la regio dissimilitudinis dans la patrie lumineuse de lrsquoesprit Tant qursquoil existe encore deux esprits ou deux groupes drsquoesprits qui nrsquoont pas communieacute qui ne se sont pas saisis Mutuellement qui ne se sont pas enrichis lrsquoun de lrsquoautre il y a encore une potentialiteacute qui appelle un mouvement Quand au terme du dernier mouvement la derniegravere potentialiteacute est actueacutee le mouvement nrsquoest plus concevable et lrsquoacte de volonteacute qui demeure ne peut plus ecirctre autre que consentement et plaisir Tout autre eacutetat est mouvement encore celui-lagrave seul est agrave la fois acte et repos75

La conception statique de la perfection qui reacutefute les volontaristes est donc parfaitement logique chez S Thomas et commandeacutee par les maicirctresses piegraveces du systegraveme que nous avons consideacutereacutees jusqursquoici

laquo Lrsquoacte drsquoune puissance prenante se parfait par la preacutesence du pris dans le prenant lrsquoacte drsquoune puissance appeacutetitive par lrsquoinclination du sujet de lrsquoappeacutetit vers lrsquoobjet appeacutetissant Conseacutequemment lrsquoacte de la puissance prenante est semblable au repos lrsquoacte de lrsquoappeacutetit plutocirct au mouvement76 raquo Ailleurs le saint dit encore laquo La contemplation nrsquoest pas un devenir mais une action parfaite77 raquo ndash Donc lrsquoopeacuteration volontaire est acte essentiellement relatif agrave un autre et imparfait78 lrsquoopeacuteration intellectuelle est acte parfait et 75 laquo Assimilatur quieti raquo ndash M F C S Schiller dans un article tregraves suggestif sur lrsquoἐνέργεια ἀκινησίας

(Bibliothegraveque du Congregraves international de Philosophie Paris 1902 t 4) fait justement remarquer qursquoἠρεmicroία dans lrsquoespegravece se traduirait plus exactement constance que repos

76 1 p 81 a 1 77 la 2ae q 35 a laquo (Contemplatio) non est generatio sed operatio quaedam perfecta raquo Pour ta

transcendance de lrsquointelligence par rapport au mouvement voir 2 C G 55 11 78 Il srsquoensuit que du point de vue thomiste une philosophie fondeacutee sur lrsquoanalyse de lrsquoappeacutetit de la volonteacute

est leacutegitime mais infeacuterieure elle nrsquoeacutetudie pas directement lrsquoacte mais sa trace ou sa preacuteparation On est plus profond en concluant la vision beacuteatifique ou lrsquoexistence de Dieu de la nature de lrsquointelligence que de lrsquoanalyse des laquo aspirations raquo du vouloir laquo Eacutegaler le vouloir raquo crsquoest au fond satisfaire lrsquointelligence Cette subordination du volontaire explique comment toute philosophie volontariste rentre

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donc fin

si facilement dans la meacutetaphysique intellectualiste Voir un curieux passage des Sentences laquo Ille quippe beate vivit qui vivit ut vult nec male aliquid vult Haec sententia Augustini concordat cum sententia Philosophi 2deg de Anim ut per vivere operatio vitae intelligatur per hoc autem quod dicitur ut vult ostenditur operatio non impedita per hoc autem quod dicitur nec aliquid male vult ostenditur esse connaturalis quia mala sunt contra naturam raquo 4 d 49 Exp t sect 3 ndash De mecircme pour classer les ecirctres S Thomas refuse de se fonder sur les diffeacuterentes sortes drsquoappeacutetit laquo Appetitivum non constituit aliquem specialem gradum viventium raquo (In 2 An 1 7 etc) Lrsquoappeacutetit pour lui est essentiellement en fonction drsquoautre chose dans cette philosophie il est si lrsquoon peut dire meacutediatiseacute

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VIII

Les raisonnements expliqueacutes jusqursquoici semblent ou prouver meacutetaphysiquement crsquoest-agrave-dire simplement et en toute hypothegravese la supreacutematie de lrsquointellection ou ne rien prouver du tout Il arrive donc quand on a bien saisi leur puissant exclusivisme et qursquoon trouve ailleurs affirmeacutee la supeacuterioriteacute de lrsquoamour que lrsquoon pense ecirctre en preacutesence drsquoune contradiction A prendre les choses dans lrsquoabstrait dit plusieurs fois S Thomas il est vrai que la connaissance est supeacuterieure agrave lrsquoamour mais concregravetement il faut distinguer et si lrsquoobjet de lrsquoacte est de ceux qui sont en soi supeacuterieurs agrave lrsquoacircme humaine lrsquoamour est supeacuterieur agrave lrsquointellection79

Faut-il voir lagrave une inconsciente concession a la pieacuteteacute

79 Ver 22 11 ndash 1 q 82 a 3 Les principes preacuteceacutedemment exposeacutes sont si peu oublieacutes en ces deux

passages que la supeacuterioriteacute abstraite de lrsquointelligence est prouveacutee dans le premier par la notion de prise immanente de lrsquoecirctre dans le second par la prioriteacute naturelle de lrsquoacte intellectuel sur lrsquoacte de volonteacute et son rapport plus simple agrave lrsquoecirctre

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dogmatisante des mystiques et des Pegraveres80 ou encore agrave un instinct vague du cœur humain qui srsquoeffraie de la speacuteculation nue isoleacutee et fait pressentir plus de reacutealiteacute et plus de bien dans cette tendance agrave la conjonction avec un autre ecirctre qursquoon appelle lrsquoamour ndash En fait la conciliation existe le principe des Docteurs sur la supreacutematie de lrsquoamour est inteacutegreacute par S Thomas agrave sa philosophie et non simplement surajouteacute lrsquoinstinct vague lui-mecircme est systeacutematiseacute

Peacuteneacutetrant et approfondissant les conceptions qui ne se trouvent chez ses maicirctres et ses contemporains qursquoagrave lrsquoeacutetat de meacutetaphores encore opaques et de formules litteacuteraires S Thomas conccediloit essentiellement lrsquoamour pourrait-on dire comme destructeur drsquoindividualiteacutes (Lrsquointellection eacutetait au contraire multiplicatrice drsquoecirctre) Dans lrsquoamour de convoitise je me subordonne totalement lrsquoobjet aimeacute jrsquoabolis sa finaliteacute individuelle je le constitue instrument par rapport agrave moi il nrsquoest plus pour soi mais comme une partie de mon ecirctre subordonneacute agrave moi comme tout Crsquoest ainsi qursquoon aime la rose qursquoon cueille lrsquoeau qursquoon boit Dans lrsquoamour de bienveillance au contraire crsquoest moi qui me subordonne comme instrument et partie agrave lrsquoobjet aimeacute ne placcedilant plus ma fin dans ma beacuteatitude mais dans la sienne Lrsquoamour est alors en moi un principe drsquoactiviteacute pour une fin placeacutee hors de moi dans un tout qui me comprend mrsquoassujettit me deacutepasse Crsquoest ainsi que la main pour user de lrsquoexemple cher agrave S Thomas se place drsquoelle-mecircme au-devant du corps pour parer agrave un danger subit sacrifie naturellement et spontaneacutement son bien propre pour le bien du tout auquel elle est ordonneacutee

Ce tout peut ecirctre dans lrsquoamour passionnel un individu

80 On connaicirct la phrase chegravere agrave Scot et qursquoil cite comme de S Anselme laquo Perversus ordo esset velle

amare ut intelligeres raquo

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eacutegal agrave lrsquoaimant qursquoil considegravere arbitrairement (sous lrsquoinfluence de la subjectiviteacute sensitive) comme supeacuterieur et auquel-par deacuteregraveglement et immoralite il se subordonne ndash Quand il srsquoagit de sentiments sociaux crsquoest lrsquoensemble plus vaste auquel nous appartenons ndash patrie par exemple humagraveniteacute surtout ndash que naturellement nous preacutefeacuterons agrave nous-mecircmes comme reacutealisant plus pleinement notre nature propre Ainsi tous les lions si laquo Platon raquo avait dit vrai preacutefeacutereraient le Lion seacutepareacute agrave la participation qursquoils en possegravedent

Consideacuterons maintenant lrsquoensemble des choses qui participent communeacutement cet attribut lrsquoecirctre Toute chose selon S Thomas preacutefegravere lrsquoEcirctre seacutepareacute imparticipeacute subsistant agrave lrsquoecirctre limiteacute et deacuteficient qursquoelle participe Et lrsquoange et lrsquohomme et mecircme les etres irra-tionnels agrave leur maniegravere aiment naturellement mieux Dieu que leur propre essence81 Or cette doctrine importante et tregraves explicite reacutesout la contradiction apparente qui semble du point de vue peacuteripateacuteticien vicier la conception mecircme de lrsquolaquo amour pur raquo elle concilie par le mecircme moyen la theacuteorie de la perfection rigoureusement intellectualiste qursquoadopte S Thomas avec la supreacutematie de lrsquoamour qursquoont affirmeacutee les Pegraveres Il suffit de distinguer lrsquohommersquo en tant qursquoil est enfermeacute dans son individualiteacute et en tant qursquoil doit ecirctre envisageacute comme partie de lrsquounivers ou mieux comme participation analogique de Dieu

Pour le premier cas tous les raisonnements drsquoAristote valent dans le microcosme humain la raison qui est le meilleur se subordonne tout le reste et la fin est de contempler

81 1 q 60 a 5 1a 2ae q 109 a 3 ndash Jrsquoai tacirccheacute drsquoeacutelucider quelques points relatifs agrave cette theacuteorie dans ma

thegravese Pour lrsquohistoire du problegraveme de lrsquoamour au Moyen Acircge

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Dans le second cas la contemplation nrsquoest pas exclue elle est le bien de la partie et elle peut ecirctre ce que le tout exigera drsquoelle pour contribuer au bien du tout Mais la fin plus certaine et plus immeacutediate de la partie est drsquoecirctre bonne comme partie de se subordonner autant qursquoelle peut agrave la fin du tout et tant que cette fin est inconnue de se maintenir dans une mobile expectative ndash Dieu ne peut-il exiger de moi le sacrifice de ma beacuteatitude ad decorem universi ndash En distinguant ces deux cas on distingue donc perfection et beacuteatitude Et crsquoest ainsi qursquoont fait les Saints dans leurs laquo suppositions impossibles raquo Ils se sont dit laquo Si Dieu placcedilait ma perfection de partie (drsquoecirctre aimant) autre part que dans ma beacuteatitude (perfection drsquoindividu) que choisirais je le bonheur ou lrsquoamour raquo Et ils ont opteacute pour lrsquoamour

Mais selon la penseacutee de S Thomas cette distinction est seulement dans les ideacutees et ces suppositions sont impossibles Non seulement Dieu cause intelligente a fait chaque nature telle pour la parfaire en geacuteneacuteral par telle action mais il soutient et gouverne chaque creacuteature intellectuelle avec un soin si particulier qursquoaucune ne pourrait eacutechappant acirc la nature parfaire lrsquounivers par son sacrifice deacutefinitif ou son aneacuteantissement82 Comme nous aurons plus loin agrave le dire le bien de la creacuteature intellectuelle au moins quand il nrsquoest pas conditionneacute par la dureacutee successive est le bien simplement dit sans restriction ni objection possible Donc la perfection que Dieu veut de lrsquohomme crsquoest identiquement la beacuteatitude Sa conception creacuteatrice toute-puissante du tout humain se nierait si elle posait la volonteacute comme une tension perpeacutetuelle et sans but hors soi

La disjonction logique de la supposition impossible est due agrave notre deacutefaut drsquointuition du plan divin sur nous On

82 Cp 3 C G c 112 et 113

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peut la dire naturelle jusqursquoagrave un certain point agrave un esprit qui voyant tout agrave travers le prisme du quantitatif se repreacutesente aiseacutement lagrave hieacuterarchie des devoirs comme une possibiliteacute de bifurcation Mais en reacutealiteacute et preacuteciseacutement parce que nous ne sommes ecirctres et individus qursquoautant que nous sommes participation de Dieu la dualiteacute disparaicirct pour qui voit les choses dans la veacuteriteacute premiegravere Au ciel lrsquoartifice logique cessera nous verrons se recouvrir ou plutocirct srsquoidentifier formellement ce que Dieu veut de nous et ce qui nous unit agrave Dieu Et Dieu nous voudra ses participations posseacutedantes Il est vrai que le fondement de la distinction subsistant nous pouvons dire que lrsquoamour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance Mais ndash sans mecircme parler des reacuteactions de la connaissance sur lrsquoamour que lrsquointuition beacuteatifique dilatera incomparablement83 ndash lrsquoobeacuteissance œuvre propre de lrsquoamour ne pourra tendre qursquoagrave lrsquointellection Lrsquoacte de srsquounir dans tous les sens sera connaicirctre84

83 Ver 29 3 5 laquo Caritas enim viatoris non potest adaequari caritati comprehensoris aliter enim aliquis

afficitur ad praesentia et aliter ad absentia raquo 84 Puisque crsquoest lrsquoesprit qui atteindra Dieu comme Il est tendre laquo ad rem ut est in se raquo et tendre laquo ad rem ut

est in intellectu raquo ne pourront plus diverger vraiment De mecircme le plaisir drsquoamour laquo ex parte obiecti raquo et le plaisir pris dans lrsquoacte contemplatif qui peuvent se distinguer ici-bas (2a 2ae q 180a 7) coiumlncideront neacutecessairement laquo Gagner son acircme raquo pour qui voit Dieu crsquoest gagner Dieu et cela tient agrave la nature mecircme de lrsquointellection ndash Crsquoest preacuteciseacutement la perfection que comporte lrsquointellection qui lrsquoempecircche drsquoatteindre directement son objet sur la terre et la force de srsquoy contenter de la foi destineacutee agrave disparaicirctre laquo Aenigma est essentiale fidei accidentale caritati raquo (3 d 31 q 2 a 2 ad 3) Au contraire lrsquoacte de volonteacute atteint Dieu ici-bas aussi immeacutediatement qursquoil peut lrsquoatteindre preacuteciseacutement parce qursquoil ne dit pas vrai contact vraie immanence de lrsquoautre dans le moi pour qursquoil atteigne lrsquoobjet agrave sa maniegravere il suffit que lrsquointelligence ait perccedilu cet objet mecircme imparfaitement (3 d 27 q 3 a 1 ndash d 23 q 1 a 5 ad 6 etc) Crsquoest pour la mecircme raison que lrsquoamour nrsquoest pas proportionnel agrave la connaissance (la 2ae q 27 a 2 ad 2 ndash Car 4 4)

DEUXIEgraveME PARTIE

La Speacuteculation humaine

CHAPITRE PREMIER Les Moyens de la Speacuteculation humaine

I

La force et la noblesse deacute lrsquointelligence consistent en ce qursquoelle est une faculteacute prenante Lrsquointellection qui saisit lrsquoecirctre en soi est lrsquoaction par excellence elle srsquoimpose degraves lors comme regravegle raison drsquoecirctre et fin de lrsquoappeacutetit ndash Si nous lrsquoexaminons maintenant dans lrsquoexercice terrestre du sujet humain nous lui trouverons des caractegraveres bien diffeacuterents Cette observation certaine qui fera voir lrsquoirreacutealiteacute actuelle de lrsquointellectualisme mais laissera debout ses exigences absolues dans le monde dersquo lrsquoideacuteal aura pour dernier reacutesultat de faire conclure au meacutetaphysicien finaliste un regravegne suprecircme de lrsquointelligence dans une vie meilleure que celle-ci

Nous sommes les derniers les infimes dans lrsquoordrersquo intellectuel nous sommes aveugles devant les plus grandes clarteacutes de la nature comme la chauve-souris lrsquoest devant le soleil Toute la noeacutetique de S Thomas nrsquoest que le deacuteve-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 54

loppement de cette ideacutee premiegravere tout son intellectualisme quand il srsquoagit drsquoapplication agrave lrsquohomme en est conditionneacute Il faut donc y penser toujours Qursquoon oublie cette capitale restriction qursquoon lise S Thomas en supposant implicitement lrsquoidentiteacute de lrsquointelligence humaine et de lrsquointelligence ut sic tout le systegraveme devient du coup enfantin et contradictoire Quand Averroeumls a eacutegaleacute lrsquointelligible en soi au compreacutehensible humain il a dit une chose laquo tregraves ridicule 1 raquo

Or lrsquointellectualiteacute infeacuterieure de lrsquohomme est caracteacuteriseacutee par une plus grande multipliciteacute drsquoactes et de connaissances ainsi le veut une loi geacuteneacuterale de la nature en harmonie avec la place qursquoil occupe dans sa seacuterie continue des essences2 car il est entre tous les ecirctres plastique progressif potentiel La multipliciteacute connaissante humaine est double3 il y a la multipliciteacute spatiale et simultaneacutee crsquoest-agrave-dire la collaboration de plusieurs puissances ndash et la multipliciteacute successive et temporelle le discours suite de plusieurs actes

La nature est bonne crsquoest donc le corps qui est pour lrsquoacircme Lrsquoacircme est pour connaicirctre donc le corps est pour aider agrave la connaissance La connaissance est drsquoautant meilleure qursquoelle est plus reacuteelle et serre lrsquoecirctre de plus pregraves Donc si un ecirctre pour connaicirctre a besoin de secours de compleacutements extra-intellectuels crsquoest que ses ideacutees trop vagues eussent dessineacute mal lrsquoecirctre reacuteel crsquoest qursquoil fucirct resteacute dans le brouillard des conceptions geacuteneacuterales sans fixer nettement

1 In 2 Met 1 1 Cp 3 C G 45 2 laquo Multis et diversis operationibus et virtutibus indiget anima humana anima humana abundat diversitate

potentiarum videlicet quia est in confinio spiritualium et corporalium creaturarum et ideo concurrunt in ipsa virtutes utrarumque creaturarum raquo q 77 a 2

3 2a 2ae q 180 a 6 ad 2 ndash In Dio Div Nom 7 2

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 55

lrsquoexistant comme tel et lrsquoindividu Si les acircmes humaines eussent connu sans image sensible dit S Thomas leurs connaissances seraient resteacutees laquo imparfaites communes confuses Crsquoest donc pour qursquoelles puissent avoir des choses une connaissance parfaite et propre que leur constitution naturelle les destine agrave ecirctre jointes agrave des corps ainsi les objets sensibles leur impriment drsquoeux-mecircmes une connaissance propre elles sont comme des ignorants qursquoon ne peut instruire qursquoagrave lrsquoaide drsquoexemples sensibles Crsquoest donc pour le plus grand bien de lrsquoacircme qursquoelle est unie au corps et qursquoelle ne comprend pas sans images4 raquo ndash A lrsquointelligence humaine srsquoajoute en vertu de ce principe tout un appareil de faculteacutes connaissantes subordonneacutees qui deacutependent de lrsquoorganisme ce sont outre les sens externes les sens inteacuterieurs sens commun meacutemoire sensible cogitative lrsquointellect lui-mecircme est affecteacute drsquoune certaine dualiteacute puisqursquoil se divise en actif et en possible Voilagrave la multipliciteacute simultaneacutee qui comporte chez lrsquohomme passiviteacute et reacuteception par rapport aux objets agrave connaicirctre Elle le distingue de Dieu qui est son intellection mecircme en qui par rapport agrave soi et agrave lrsquointelligible comme tel disparaicirct toute distinction de sujet et drsquoobjet et dont la science par rapport aux autres ecirctres est mesurante et creacuteatrice Elle le distingue aussi des

4 laquo Ille modus intelligendi prout erat possibile animae erat imperfectior in quadam communitate et

confusione ad hoc ergo quod perfectam et propriam cognitionem de rebus habere possent sic naturaliter sunt institutae utcorporibus uniantur et sic ab ipsis rebus sensibilibus propriam de eis cognitionem accipiant sicut homines rudes ad scientiam induci non possunt nisi per sensibilia exempla Sic ergo patet quod propter melius animae est ut corpori uniatur et intelligat per conversionem ad phantasmata raquo 1 q 89 a 1 De mecircme 3 C G 81 deacutebut De anim a 15 et 20 ndash Et 1 q 55 a 2 laquo Competit eis ut a corporibus et per corpora suam perfectionem intelligibilem consequantur alioquin frustra corporibus unirentur raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 56

Anges lesquels connaissent par ideacutees reccedilues de Dieu tout drsquoabord parfaites et drsquoautant moins multiples que leur sujet est plus actif plus deacutegageacute de la potentialiteacute5 Lrsquohomme au lieu de saisir les choses par condensation a priori reccediloit seacutepareacutement lrsquoimpression des diverses essences selon lrsquoeacuteparrsquo pillement dans lrsquoespace de ses sens puissances quecircteuses du reacuteel Ainsi chez lui la potentialiteacute reacuteceptive est lieacutee agrave la multipliciteacute spatiale

Sa multipliciteacute discursive nrsquoest pas moins caracteacuteristique Lrsquoantithegravese de lrsquointellection simple et du discours est marqueacutee par lrsquoopposition drsquointelleclus et de ratio on ne saurait exageacuterer en philosophie thomiste lrsquoimportance de cette distinction Selon la loi de continuiteacute neacuteo-platonicienne les ecirctres infeacuterieurs participant par leur opeacuteration la plus haute agrave la nature plus une et plus sublime des supeacuterieurs lrsquointelligence humaine en certains actes fait fonction drsquointellect mais sa marque speacutecifique est le discours qui morcelle la perfection intelligible

laquo Lrsquointellect et la raison6 ne sont pas en nous des laquo puissances diffeacuterentes mais elles se distinguent comme le parfait et lrsquoimparfait7 raquo laquo intellect disant lrsquointime peacuteneacutetration de la veacuteriteacute et raison la recherche et le discours 8raquo laquo La raison diffegravere de lrsquointelligence comme la multitude de lrsquouniteacute selon Boegravece son rapport agrave lrsquointellect est comme celui de la circonfeacuterence au centre ou du temps agrave lrsquoeacuteter-

5 1 q 89 1 c 6 Le plus simple est de rendre intellectus et ratio par leurs deacutecalques franccedilais ndash En Allemagne les eacuterudits se

partagent M Schneider p ex dans sa Psychologie Alberts des Grossen (Muumlnster 1903 pp 185 253) traduit intellectus par Vernunft et ratio par Verstand drsquoautres font lrsquoinverse comme Stoumlkl (Gesch der Phil des Mittelalters Mayence 1865 t II p 488)

7 2a 2ae q 83 a 10 ad 2 8 2a 2ae q 49 a 5 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 57

niteacute Ce qui lui est propre crsquoest de se reacutepandre agrave lrsquoentour de beaucoup drsquoobjets et drsquoen rassembler une connaissance simple lrsquointellect au contraire voit tout drsquoabord une simple et unique veacuteriteacute ougrave il prend la connaissance de toute une multitude crsquoest ainsi que Dieu en percevant son essence connaicirct toutes choses On voit donc que le raisonnelaquo ment se reacutesout agrave lrsquointellection et srsquoy termine et qursquoaussi lrsquointellection est principe du raisonnement qui addie tionne et qui cherche 9raquo laquo La rationaliteacute est une qualiteacute du genre animal elle ne doit ecirctre attribueacutee ni agrave Dieu ni aux anges 10raquo laquo Les intelligences infeacuterieures celles des hommes arrivent agrave la perfection dans la connaissance de la veacuteriteacute par un mouvement et un discours de lrsquoesprit parce que de la connaissance drsquoune chose elles passent agrave celle drsquoune autre Mais si laquo tout aussitocirct dans la connaissance mecircme du principe les hommes voyaient et savaient toutes les conclusions qui en suivent ils ne seraient pas discursifs Et crsquoest le cas des anges qui drsquoembleacutee et dans leurs premiegraveres connaissances naturelles voient tout ce qui y peut ecirctre connu Et pour cela ils sont dits intellectuels parce que mecircme chez les hommes les appreacutehensions immeacutediates et naturelles sont dites des intellections Les acircmes laquo humaines elles qui acquiegraverent par un certain discours la connaissance de la veacuteriteacute sont appeleacutees rationnelles Et crsquoest la faiblesse de leur lumiegravere intellectuelle qui en est cause 11raquo laquo Crsquoest lrsquoimperfection de la nature intellectuelle

9 In Trin 6 1 sect 3 (t XXVIII p 543) La double fonction ici assigneacutee agrave lrsquointellect est celle qui le

caracteacuterise le plus nettement chez S Thomas (Voir surtout Ver 15 1 Cp Aristote Eth Nic VI 12 ὁ νοῦς τῶν ἐσχάτων ἐπ᾿ ἀμϕότερα) Il serait sans inteacuterecirct pour lrsquoobjet de notre eacutetude de noter ici tout le deacutetail de son usage en cette matiegravere

10 1 d 25 q 1 a 1 ad 4 laquo Rationale est differentia animalis et Deo non convenit nec Angelis raquo 11 1 q 58 a 3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 58

qui est cause de la connaissance par raisonnement parce que la chose connue par le moyen drsquoune autre est moins connue que celle qursquoon connaicirct par elle-mecircme et la nature du sujet connaissant ne suffit pas agrave connaicirctre la premiegravere en lrsquoabsence de la seconde Or la connaissance par raisonnement use de moyens termes mais ce qui est connu intellectuelle-ment est connu par soi et la nature du connaissant suffit agrave cette connaissance sans meacutediation de rien drsquoexteacuterieur Il est donc manifeste que le raisonnement est un deacutefaut drsquointelligence (quod defectus quidam intellectus est ratiocinatio 12) raquo Et encore laquo La certitude de la raison vient de lrsquointellect mais la neacutecessiteacute de la raison vient drsquoun deacutefaut de lrsquointellect ceux laquo qui sont pleinement intellectuels nrsquoen ont pas besoin 13raquo

Jrsquoai cru neacutecessaire cet amoncellement de textes Crsquoest que si lrsquoon reconnaicirct volontiers lrsquoimperfection composite ou lrsquoorigine sensible de nos ideacutees comme un dogme essentiel de la noeacutetique thomiste on insiste moins drsquohabitude sur lrsquoimperfection discursive Lrsquoexaltation exclusive de la connaissance simple paraicirct mieux convenir agrave quelque mysticisme comme celui des Victorins qursquoau peacuteripateacutetisme sage de S Thomas Crsquoest pourtant dans lrsquointuition qursquoil place

12 1 C G 57 8 13 2a 2ae q 49 a 5 ad 2 On voit par tous ces textes que la distinction drsquointellectus et de ratio se tire du mode

drsquoappreacutehender Aussi cette distinction nrsquoest pas moins caracteacuteristique de lrsquointellectualisme meacutetaphysique de Thomas que celle de ratio superior et ratio inferior ndash prise de la valeur des objets par rapport agrave lrsquoacircme libre lrsquoest du psychologisme mystique drsquoAugustin S Thomas connait la distinction augustinienne (1 q 79 a 9) mais elle nrsquoest pas vraiment incorporeacutee agrave sa synthegraveseacute elle devient parfois chez lui purement verbale (2 d 24 q 3 a 4 ad 1) et cc serait une grave erreur de-lrsquoidentifier avec celle dont il est ici question ndash Il ne faut pas se laisser tromper par un texte isoleacute ougrave ratio deacutesigne la cogitative In Caus 1 6 531 b ndash Cp in 6 Eth 1 1 ndash Ailleurs (in 6 Eth 1 9 511 b) S Thomas distingue dansrsquo la cogitative mecircme une fonction analogue agrave lrsquointellectus une autre analogue agrave la ratio

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 59

lrsquoideacuteal et la mesure de toute opeacuteration intellectuelle Et crsquoest la distinction que nous soulignons qui lui permet en eacutetant si aristoteacutelicien dans lrsquoexplication du monde sublunaire de laquo platoniser raquo pourtant quand il disserte sur lrsquoensemble de lrsquounivers ndash Il faut donc pour pouvoir critiquer la coheacutesion du systegraveme dans les appreacuteciations de valeurs que nous devons examiner se garder de consideacuterer le jugement ou les assemblages de jugements comme plus parfaits en soi que lrsquoideacutee simple et se rappeler toujours la doctrine condenseacutee dans la derniegravere formule necessitas rationis est ex defectu intellectus

Reste encore agrave examiner si S Thomas a subordonneacute lrsquoune agrave lrsquoautre nos deux multipliciteacutes la sensitive et la discursive ou srsquoil les preacutesente simplement comme deux faits donneacutes sur le mecircme plan ndash Certains eacutenonceacutes isoleacutes semblent pouvoir ecirctre pris comme lrsquoexpression explicite drsquoune subordination14 Ce qui est sucircr crsquoest qursquoon reste dans son esprit et qursquoon ne fait qursquoajouter pour ainsi dire du ciment agrave sa bacirctisse en reliant intrin-segravequement nos deux multipliciteacutes Crsquoest parce que nous avons des sens que nous sommes forceacutes de discourir Car lrsquoideacutee geacuteneacuterale le concept ne peut se trouver drsquoapregraves lui que chez les esprits qui ont un corps et lrsquoeacutenonciable ndash bien plus encore le discours ndash suppose neacutecessairement lrsquoideacutee geacuteneacuterale ndash Ou pour srsquoexprimer drsquoune autre faccedilon le temps pour S Thomas est deacutependant de lrsquoespace donc les sensitifs seuls seront discur-

14 laquo Ratiocinatur homo discurrendo et inquirendo lumine rationali per continuum et tempus adumbrato ex

hoc quod cognitionem a sensu et imaginatione accipit etcraquo (2 d 3 q 1 a 2 ndash Cf ib a 6) ndash Les deux multipliciteacutes sont nettement juxtaposeacutees mais non subordonneacutees In Trin q 6 a 1 (Fretteacute t XXVIII 541 b) et 2a 2ae q 180 a 6 ad 2 elles sont parfois classeacutees ensemble sous la commune eacutetiquette de ratio (In Trin le 2e sect ad 4 543 a et 2a 2ae q 180 a 3) ndash La faculteacute de discourir est naturellement rattacheacutee agrave celle de juger (1 q 58 a 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 60

sifs15 Mais il est naturel que toutes les intelligences pourvues de sens soient discursives Car le temps comme condition de progregraves est une ranccedilon de lrsquoimperfection contraignante de lrsquoespace Si donc les hommes vivent plus drsquoun instant ou ils seront comme lrsquohuicirctre renfermeacutes dans lrsquohic et nunc et alors lrsquointelligence essentiellement unifiante et de soi supeacuterieure aux conditions spatiales manquera son but ndash ou ils pourront eacutetendre dans la dureacutee continue une seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles subordonneacutees et parvenir par la multiplication des actes agrave une ideacutee plus parfaite et qui puisse inteacutegrer tout lrsquointelligible successivement preacutesenteacute par lrsquoesse fluent de leur objet

Maintenant que nous avons caracteacuteriseacute en geacuteneacuteral la connaissance humaine telle que lrsquoont faite lrsquoespace et le temps nous comprenons que toute notre eacutetude sur sa valeur speacuteculative doit ecirctre domineacutee par cette question comment lrsquointelligence de lrsquohomme agrave lrsquoaide des multiples moyens de connaissance qursquoelle a agrave sa disposition arrive-t-elle agrave suppleacuteer ou du moins agrave mimer lrsquointellection preneuse drsquoecirctre Les diffeacuterentes combinaisons de nos instruments de connaicirctre seront donc successivement examineacutees dans leurs reacutesultats ce sont le concept la science le systegraveme et le symbole lrsquoappreacutehension du singulier Chacun de ces reacutesultats est comme un effort de la puissance intellectuelle pour remeacutedier comme elle peut agrave sa faiblesse selon le principe du Philosophe quod non potest effici per unum fiat aliqualiter per plura16 ndash Mais avant de passer agrave lrsquoeacutetude deacutetailleacutee

15 Voir 2 C G 96 fin (Cp 3 d 26 q 1 a 5 ad 4) La mobiliteacute de la connaissance est pour S Thomas une

imperfection On parle aujourdrsquohui de la laquo dispersion statique du discours raquo Drsquoapregraves lui crsquoest justement parce que le jugement est une penseacutee fragmenteacutee qursquoil est en puissance au deacuteveloppement ulteacuterieur que lui donne le discours lrsquointuition chez les Esprits purs est immobile eacutetant au-dessus du temps

16 V in 2 Cael 1 18

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 61

de ces simulacres ou succeacutedaneacutes de lrsquoideacutee pleine il faut srsquoarrecircter quelques instants agrave lrsquoinfluence lumineuse de lrsquointuition qui unifie chacun drsquoeux et les fait agrave la diffeacuterence des appreacutehensions brutales participer agrave la vie intellectuelle

II

La compeacutetence de lrsquointelligence en matiegravere drsquoappreacutehension de lrsquoecirctre comme tel est drsquoapregraves S Thomas agrave la fois exclusive et infaillible A le juger du point de vue moderne ce serait ici le coeur de son intellectualisme Crsquoest ici qursquoil se rapprocherait du rigoureux matheacutematisme carteacutesien Crsquoest ici qursquoil livrerait sa penseacutee sur la critique logique de la connaissance point central de la philosophie des derniers siegravecles Crsquoest ici qursquoil srsquoopposerait et aux sceptiques qui nient que lrsquohomme se puisse justifier ses relations spirituelles avec les choses pour les reacutefuter ndash et aux volontaristes et sentimentaux de toute nuance aux partisans de la laquo connaissance par le coeur raquo pour reprendre agrave son compte leur meacutethode et leurs arguments et les incorporer agrave une synthegravese plus compreacutehensive ndash En reacutealiteacute les problegravemes qui se groupent ici nrsquoont occupeacute dans sa penseacutee qursquoune place subordonneacutee et crsquoeucirct eacuteteacute fausser la perspective historique de les mettre au centre de notre eacutetude Mais ce serait une autre erreur de croire qursquoil lesrsquo a totalement ignoreacutes et qursquoil nrsquoen a pas jugeacute la reacutesolution neacuteces-saire

Dire que lrsquointelligence en matiegravere drsquoappreacutehension absolue de lrsquoecirctre est exclusivement compeacutetente crsquoest nier drsquoabord la possibiliteacute drsquoune voie ou drsquoune meacutethode pour atteindre lrsquoecirctre qui lui soit absolument inaccessible et passe si haut au-dessus drsquoelle qursquoil faille consideacuterer toutes ses deacutemarches comme provisoires et reacuteformables Il nrsquoy a pas de puissance

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 62

fucirct-elle divine qui puisse poser le contraire de ce que voit eacutevidemment lrsquoesprit S Thomas ici deacutefinit nettement sa penseacutee par opposition agrave celle de quelques theacuteologiens qui recon-naissaient agrave Dieu la puissance de reacutealiser les contradictoires17 Il est parfaitement clair drsquoailleurs qursquoil ne pouvait faire autrement sans mentir agrave ses principes sur lrsquoessence de lrsquoacte intellectuel il est clair aussi et pour la mecircme raison que cette doctrine nrsquoimpliquait aucune diminution aucune restriction de la puissance divine Dieu nrsquoeacutetait en aucune faccedilon rabaisseacute puisqursquoil nrsquoeacutetait pas soumis agrave une loi qui lui fucirct extrinsegraveque mais lrsquointelligence eacutetait eacuteleveacutee eacutetant constitueacutee absolument compeacutetente par cela mecircme qursquoelle eacutetait faite faculteacute du divin Nous lrsquoavons dit en effet crsquoest la possibiliteacute de srsquoincorporer pour ainsi dire lrsquoabsolu (par la vision intuitive) qui deacutefinit lrsquoesprit et qui a pour conseacutequence la puissance drsquoatteindre mecircme le contingent drsquoune faccedilon deacutefinitive et irreacuteformable Lrsquoesprit est Θεός πως avant drsquoecirctre πάντα πως Crsquoest donc parce que la raison est une participation de Dieu que laquo lrsquoimpossible selon la raison est lrsquoimpossible en soi simpliciter et non par rapport agrave quelque puissance18 Si Dieu ne peut faire ce qui implique contradiction crsquoest que pouvoir ecirctre crsquoest drsquoabord pouvoir ecirctre penseacute par Dieu Ainsi lrsquoesprit infini est premier en toute maniegravere mais en ecirctre comme le susceptible ecirctre laquo capable de Lui raquo crsquoest ecirctre en quelque sorte eacutegal agrave nrsquoimporte qui S Thomas lrsquoa remarqueacute agrave propos de cet eacutetrange personnage de Job qui discute avec Dieu laquo Cette dispute entre Dieu et lrsquohomme

17 Voir Pot 1 3 et les questions comme Quodl 3 2 ndash 4 5 ndash 5 3 ndash 9 1 ndash 12 2 ndash S Thomas mentionne

des contradicteurs catholiques (en dehors naturellement des Averroiumlstes) dans lrsquoOpuscule 23 ses propres affirmations dans ce travail de jeunesse sont loin drsquoecirctre aussi nettes qursquoelles le seront plus tard

18 Pot 1 3 3

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 63

dit-il pouvait sembler inconvenante agrave cause laquo de la distance qui les seacutepare Mais il faut reacutefleacutechir que laquo la diffeacuterence des personnes ne change rien agrave la veacuteriteacute laquo quand on dit la veacuteriteacute lrsquoon est invincible quel que soit laquo lrsquoadversaire raquo19 Faut-il le reacutepeacuteter encore cette preacuterogative ne deacuteroge en rien agrave lrsquoexcellence divine puisque toute la valeur des jugements de lrsquointelligence leur vient preacuteciseacutement de ce qursquoelle est faculteacute du divin

Crsquoest donc dire un non-sens au jugement de S Thomas que de penser que des veacuteriteacutes drsquoordre quelconque puissent ecirctre en opposition contradictoire avec les eacutevidences rationnelles Comment la foi pourrait-elle contredire la raison elle la suppose au contraire et la par fait20 Les antinomies ne peuvent ecirctre qursquoapparentes et la logique arrive toujours agrave y deacutecouvrir quelque deacutefaut Sans doute Dieu peut faire plus que lrsquoesprit humain ne peut comprendre mais il ne peut rien qui soit contre la perception certaine de lrsquoesprit sans cela Dieu serait contraire agrave lui-mecircme21 Si donc il est raisonnable de croire agrave la reacuteveacutelation surnaturelle plus fermement encore qursquoagrave lrsquoeacutevidence de la deacutemonstration ce nrsquoest pas

19 laquo Videbatur autem disputatio hominis ad Deum esse indebita propter excellentiam qua Deus hominem

excellit Sed considerandum est quod veritas ex diversitate personarum non variatur unde cum aliquis veritatem loquitur vinci non potest cum quocumque disputet raquo In Job c 13 1 2

20 laquo Sic enim fides praesupponit cognitionem naturalem sicut gratia naturam et ut perfectio perfectibile raquo 1 q 2 a 2 ad 1

21 laquo Cum enim fides infallibili veritati innitatur impossibile auteur sit de vero demonstrari contrarium manifestum est probationes quae contra fidem inducuntur non esse demonstrationes sed solubilia argumenta raquo (1 q 1 a 8) ndash laquo Per Apostolos et Prophetas numquam divinitus dicitur aliquid quod sit contrarium his quae naturalis ratio dictat dicitur tamen aliquid quod comprehensionem rationis excedit et pro tanto videtur rationi repugnare quamvis non repugnet sicut et rustico videtur repugnans rationi quod sol sit maior terra quod diameter sit asymeter costae quae tamen sapienti rationabilia apparent raquo (Ver 14 10 7) laquo Quae sunt fidei quamvis sint

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 64

qursquoelle soit anti-intellectuelle crsquoest parce qursquoelle est pour ainsi dire plus intellectuelle et plus vraie22 Il nrsquoest pas drsquoerreur que S Thomas ait combattue avec autant drsquoacircpreteacute que celle des Averroiumlstes latins dans leur theacuteorie des deux veacuteriteacutes il sentait la forme du rationalisme qui lui eacutetait la plus antipathique et la plus contraire agrave ce dogmatisme catholique qursquoil aima passionneacutement23

III

Proclamer lrsquointelligence seule compeacutetente crsquoest dire encore que les sens et les appeacutetits sont exclus ndash Pour ce qui

supra rationem non lumen sunt contra rationem alias Deus esset sibi contrarius si alia posuisset in

ratione quam rei veritas habet raquo (4 d 10 Expositio textus) Cp la contre-partie 4 d 20 q 1 a 3 sol 2 srsquoil y a une seule erreur dans la Bible ou dans lrsquoenseignement dogmatique toute la Religion croule

22 In 8 Phys l 3 deacutebut laquo Omne enim quod ponitur absque ratione vel auctoritate divina fictitium esse videtur Auctoritas autem divina praevalet etiam rationi humanae multo magis quam auctoritas alieuius philosophi praevaleret alicui debili rationi quam aliquis puer induceret Non ergo assimilantur figmento (Cp le texte drsquoAristote ἔοικε πλάσματι) quae per fidem tenentur licet absque ratione credantur Credimus enim divinae auctoritati miraculis approbatae id est illis operibus quae solus Deus facere potest raquo Absque ratione signifie ici sans raison deacutemonstrative intrinsegraveque En effet si lrsquoacte de foi est intellectuellement justifieacute gracircce aux arguments de creacutedibiliteacute (soit les miracles dont il est lrsquoait ici mention) lrsquoobjet de la foi demeure en lui-mecircme obscur et mysteacuterieux (V au chapitre vi la theacuteorie de lrsquoacte de foi)

23 Opusc 15 De Unitate Intellectus contra Averroistas c 7 fin laquo Adhuc auteur gravius est quod postmodum dicit laquo Per rationem laquo concludo de necessitate quod intellectus est anus numero firmiter tamen teneo oppositum per fidem raquo Ergo sentit quod fides sit de aliquibus quorum contraria de necesssitate concludi possunt Cum autem de necessitate concludi non possit nisi verum necessarium cujus oppositum est phallus et impossibile sequitur secundam ejus dictum quod rides sit de phallo et impossibili quodrsquo etiam Deus facere non potest Quod fidelium aures ferre non possunt raquo ndash Cette question des Averroiumlstes a eacuteteacute trop eacutetudieacutee en ces derniegraveres anneacutees pour qursquoil puisse ecirctre utile de multiplier les citations

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 65

regarde les sens lrsquoaffirmation peut paraicirctre paradoxale Qursquoon ouvre les livres de scolastique la criteacuteriologie thomiste y est opposeacutee explicitement ou implicitement agrave ce mentalisme extrecircme qursquoon peut appeler si lrsquoon veut platonicien ou augustinien et qui pratiquant dans la nature une coupe simpliste y fait deux parts aux sens maicirctres drsquoerreur le domaine de lrsquoopinion agrave lrsquointelligence pure la veacuteriteacute certaine et la clarteacute Fidegravele agrave la theacuteorie peacuteripateacuteticienne sur lrsquoorigine et lrsquoobjet de la connaissance humaine S Thomas disent ses commentateurs ne pouvait adopter une doctrine si deacutedaigneuse du donneacute ndash Qursquoon eacutetudie notre docteur lui-mecircme on verra comment il dissipe le vaporeux augustinisme de ses contemporains et interpregravete dans un sens aristoteacutelicien la laquo contemplation des raisons eacuteternelles raquo on se rendra compte qursquoil requiert une certaine collaboration des sens non seulement pour fournir aux jugements leur matiegravere mais pour critiquer lrsquousage mecircme de la faculteacute de juger crsquoest lrsquoopeacuteration de la resolutio in sensibilia esquisseacutee sans doute plutocirct qursquoanalyseacutee en tous ses deacutetails digne pourtant drsquoattirer lrsquoattention et qui suppose lrsquoexigence drsquoune harmonie profonde entre lrsquoeacutetat total de lrsquoecirctre qui pense et lrsquoacte particulier de la penseacutee24 ndash Comment dans ces circonstances deacuteriver toute certitude de lrsquointellect

24 La resolutio in sensibilia est en somme la constatation de lrsquoeacutetat normal du sujet connaissant neacutecessaire agrave

la leacutegitimiteacute du jugement Lrsquoensemble des sens acquiert ainsi une valeur criteacuteriologique Le sommeil se distingue de la veille par lrsquoimpossibiliteacute de cette opeacuteration le dormeur ne pouvant veacuterifier au point de deacutepart lrsquoattache de ses penseacutees avec le reacuteel ndash Voir sur ce point assez peu eacutetudieacute 4 d 9 q 1 a 4 sol 1 ndash Ver 12 3 2 ndash 1 q 84 a 8 ndash 2a 2ae q 173 a 3 et q 154 a 5 ad 3 ndash Cp agrave propos des visions merveilleuses 3 d 3 q 3 a 1 sol 2 ndash 3 q 30 a 3 ndash laquo Mon corps est moi-mecircme raquo et jusque dans la laquo patrie raquo ougrave Dieu est vu intuiivement je tendrai agrave lui avec plus drsquointensiteacute quand le corps mrsquoaura eacuteteacute rendu (4 d 49 q 1 a 4 sol 1 et ad 3) Lrsquoon est bien loin des ideacutees du Phegravedre et du Pheacutedon

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 66

Il le faut bien pourtant si lrsquoon considegravere la nature des sens selon les plus neacutecessaires exigences du systegraveme Les sens drsquoapregraves S Thomas ont une nature jrsquoentends une nature restreignante contraignante qui les borne au monde eacutegoiumlste de leur subjectiviteacute Tout leur eacutelan toute leur tendance nrsquoest pas comme crsquoest le cas pour lrsquointelligence drsquoattirer dans leur sein la reacutealiteacute telle quelle ils ne sont pas purement des faculteacutes de lrsquoautre Modifieacutes par lrsquoobjet laquo en tant qursquoils sont des choses en soi raquo tout ce qursquoils laquo annoncentraquo en fait et tout ce qursquoen droit ils peuvent annoncer est identiquement (on ne dit pas uniquement) un changement drsquoeacutetat subjectif Cela poseacute que dire du problegraveme de la laquo veacuteriteacute raquo des sens Premiegraverement que tel qursquoil surgit dans la creacuteature raisonnable il ne peut avoir pour la conscience purement sensitive aucune signification Falsitas non est quaerenda in sensu nisi sicuti ibi est veritas25 1 La veacuteriteacute eacutetant essentiellement conformiteacute de lrsquointelligence et des choses il ne peut y avoir dans le sens qursquoune image de lrsquoerreur et de la veacuteriteacute Seconde-ment cette image sera drsquoautant plus ressemblante que la multiplication des organes tirera lrsquoecirctre sentant de son subjectivisme abstractif pour le jeter un peu plus loin dans lrsquoautre et le faire participer agrave la contemplation En troisiegraveme lieu lagrave seulement ougrave les sens cohabitent avec la raison crsquoest-agrave-dire chez lrsquohomme les renseignements qursquoils fournissent pourront ecirctre utiles agrave la connaissance pure mais alors leurs rapports devront ecirctre soumis au controcircle perpeacutetuel de lrsquoesprit S Thomas dans lrsquoarticle sur lrsquoerreur des sens26 distribue donc tous les cas possibles en deux grandes classes selon la relation du sens agrave lrsquointellect Si le sens est unique autonome et laquo comme une

25 1 q 17 a 2 26 Ver 1 11

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 67

espegravece drsquoesprit en face des choses raquo non seulement il sera par deacutefinition infaillible quand il laquo annoncera raquo une modification subjective comme telle mais encore lrsquoimpression simple qursquoil recevra de son objet sera neacutecessairement ce qursquoelle doit ecirctre et dit S Thomas laquo le repreacutesentera tel qursquoil est raquo si lrsquoorgane est dans son eacutetat normal Chez les brutes supeacuterieures agrave qui la multipliciteacute de leurs puissances sensibles par collaborations et laquo collations raquo fait discerner des synthegraveses individuelles la connaissance pure et donc la veacuteriteacute seront mieux imiteacutees mais les possibiliteacutes drsquoerreur augmenteront dans la mecircme mesure27 ndash Mais chez lrsquohomme dont lrsquointelligence conccediloit la veacuteriteacute commme telle et peut reacutefleacutechir agrave la conformiteacute de son acte avec les choses la machine sensible compareacutee aux objets change brusquement de nature et de valeur Au lieu drsquoecirctre un simple reacuteflecteur drsquoaccidents le sens aide dans son humble mais neacutecessaire mesure agrave lrsquointerpreacutetation des essences Du mecircme coup son autonomie a disparu Il nrsquoest plus laquo parmi les choses comme un esprit raquo il est laquo vis-agrave-vis de lrsquoesprit comme une chose raquo intellectui comparatus quasi res quaedam28 On est passeacute de lrsquoappreacutehension relative aux jugements de lrsquoordre absolu Donc ce qui nrsquoeacutetait pas erreur le deviendrait degraves que lrsquoin-

27 Elles ne sont pas drsquoailleurs sans ce qui sert agrave les corriger crsquoest-agrave-dire lrsquointerfeacuterence du jeu des diffeacuterents

sens (Mal 3 3 9 etc) Il est facile avec ces principes de voir comment un animal arrive agrave discerner pratiquement des individus il est plus difficile de voir comment lrsquohomme priveacute drsquointuitions intellectuelles du singulier peut affirmer absolument lrsquoidentiteacute drsquoun individu perccedilu agrave diverses reprises puisqursquoil ne se fonde pour en juger que sur la similitude des accidents sensibles laquelle est essen-tiellement communicable (v ch III sect 2) S Thomas concegravede cette possibiliteacute pour le cas ougrave diverses perceptions se controcirclent mais nrsquoeacutelucide pas entiegraverement le problegraveme (V les questions sur la faccedilon dont les Apocirctres ont pu ecirctre certains de la Reacutesurrection 3 d 21 q 2 a 4 sol 4 ad 3 ndash Comp Theol 246 ndash 3 q 55 speacutecialement a 6 ad 1)

28 Ver 1 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 68

telligence preacutetendrait appliquer aux choses en-soi ce que lui rapporte lrsquoinnocente sub-jectiviteacute des sens Il faut donc un controcircle rationnel et drsquoautant plus vigilant que nous sommes plus hacirctifs agrave transformer toutes nos repreacutesentations de lrsquoautre en connaissance intellectuelle en jugements absolus laquo Quand le sens repreacutesente ce qursquoil reccediloit il nrsquoy a pas laquo erreur en lui comme dit Augustin mais il y a erreur laquo dans lrsquointelligence qui juge que les choses sont laquo comme le sens les montre raquo29 ndash On le voit donc clairement malgreacute des inconseacutequences drsquoimagination qursquoil serait pueacuteril de ne pas vouloir reconnaicirctre30 le complexus sensitif a besoin

29 Ver 2 6 15 ndash Dans les yeux drsquoAdam mecircme innocent le soleil eacutetait laquo repreacutesenteacute autrement qursquoil nrsquoest raquo

crsquoest-agrave-dire plus petit que nature et lrsquoimagination suivant naturellement le sens exteacuterieur la raison devait intervenir pour corriger 1 q 94 a 4 ad 3 ndash S Thomas nie qursquoil y ait vraiment erreur des sens quand on regarde le pain eucharistique (4 d 10 a 4 sol 1 ad 3)

30 Je parle de lrsquoattribution drsquoun certain en-soi aux qualiteacutes sensibles en lrsquoabsence de toute indication contraire on doit croire que S Thomas se repreacutesentait les choses sur ce point comme ses contemporains Je dis qursquoil y a inconseacutequence parce que la conclusion opposeacutee deacutecoulait de ses principes laquo Sensibilia nata sunt apprehendi per sensum sicut intelligibilia per intellectum raquo (2 C G 96 1) et laquo Sensus in actu est sensibile in actu raquo comme laquo intellectus in actu est intellectum in actu raquo Qursquoon ne dise pas que cette comparaison mecircme impose lrsquoopinion reacutealiste crsquoest le contraire qui est vrai agrave cause de cette sorte de divin subjectivisme qursquoimplique la doctrine Scientia Dei causa rerum Les esprits purs incapables de sentir peacutenegravetrent cependant tout le connaissable et tout lrsquoecirctre des singuliers mateacuteriels ils connaissent le sensible ougrave et comme il est crsquoest-agrave-dire comme senti dans le sentant de mecircme que exempts de discours ils connaissent les eacutenonciables dans le sujet discourant Lrsquointelligence est la puissance pure de lrsquoecirctre de lrsquoen-soi si donc Dieu ne sent pas le sensible comme tel nrsquoest pas Si je nrsquoavais peur de sembler chercher un rapprochement paradoxal je dirais que la logique menait S Thomas agrave une position toute semblable agrave celle de Kant dans la Dissertation de 1770 laquo Sensitive cogitata esse rerum repraesentationes uti apparent intellectualia auteur sicuti sunt raquo ndash Certaines formules sur la correacutelation du sens et du sensible peuvent ccedilagrave et -lagrave sembler exprimer explicitement les conclusions que nous indiquons mais si on les replace dans le contexte on voit que le problegraveme reste intact

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 69

selon S Thomas et de la preacutesence radicale de lrsquointelligence pour pouvoir contribuer en quelque faccedilon agrave la connaissance de lrsquoecirctre comme tel de lrsquoen-soi des choses ndash et de son concours actif pour le faire valablement Dans la ligne de la certitude speacuteculative toute la signification du sens vient par deacutefinition de sa relation agrave lrsquointellect lequel porte aussi toute la responsabiliteacute

La question du rocircle cognoscitif des appeacutetits semble beaucoup plus simple que la question des sens Si les sens piegraveces demi-transparentes de notre machine ont besoin pour servir agrave lrsquoeacuteclairement de lrsquoecirctre drsquoecirctre constamment placeacutes dans le faisceau lumineux que projettent les intuitions intellectuelles comment les tendances opaques de soi pourront-elles collaborer agrave la connaissance sans srsquoy placer agrave leur tour ndash Au XIIIe siegravecle aucun philosophe ne disait agrave S Thomas qursquoil faut laquo aller au vrai avec toute lrsquoacircme raquo tous reconnaissaient en revanche que comme donneacutees des jugements les sentiments les volonteacutes les tendances si pregraves de la conscience et si reacuteveacutelateurs des instincts humains eacutetaient des eacuteleacutements utiles et indispensables de la philosophie Je crois qursquoils auraient tous semblablement distingueacute la ceacutelegravebre phrase de Platon il faut aller de toute son acircme agrave lrsquoobjet qui est vrai concedo au vrai comme tel nego Ils nrsquoeussent pas compris que dans lrsquoacte preacutecis drsquointelliger on preacutetendicirct ecirctre autre chose qursquointelligent Avant la reacuteduction objective en ideacutees les faits eacutemotifs leur auraient paru dans lrsquoordre du connaicirctre inexistants et nuls31

31 On sait que S Thomas nie la liberteacute de lrsquointelligence vis-agrave-vis des principes eacutevidents et des conclusions

proprement deacutemontreacutees laquo Sciens cogitur ad assentiendum per efficaciam demonstrationis raquo (2a 2ae q 2 a 9 ad 2 Cp lrsquoexplication de 2 d 25 q 1 a 2) Quant agrave ces deacutemonstrations imparfaites qui vont de lrsquoeffet ou du signe agrave la cause (v ch IV sect 1) et dont la valeur de speacuteculation est agrave ses yeux extrecirc-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 70

Si Thomas comme les autres affirme assez souvent la neacutecessiteacute drsquoune preacuteparation morale pour la perception de certaines veacuteriteacutes32 il est aiseacute de voir qursquoil nrsquoy a pas lagrave de quoi lrsquoaccuser drsquoune contradiction toute condition neacutecessaire agrave la constitution drsquoun sujet connaissant nrsquoentre pas en jeu dans lrsquoacte mecircme de connaicirctre ndash Mais une autre de ses doctrines semblerait contraire au rigoureux intellectualisme noeacutetique seul conforme agrave ses principes crsquoest celle de la Cognitio per modum naturae coordonneacutee non subordonneacutee agrave la connaissance rationnelle laquo On peut dit-il avoir de deux faccedilons la laquo rectitude du jugement premiegraverement par lrsquousage laquo parfait de la raison secondement gracircce agrave une certaine connaturaliteacute avec les choses dont il faut actuellement juger En matiegravere de chasteteacute juger bien par laquo meacutethode rationnelle est le fait de celui qui sait la laquo morale mais juger bien par connaturaliteacute est le fait de celui qui a lrsquohabitude de la chasteteacute raquo33 Et ailleurs laquo De mecircme que lrsquohomme par la naturelle lumiegravere de laquo lrsquointelligence donne son assentiment aux principes laquo ainsi le vertueux par lrsquohabitude de la vertu juge corlaquo rectement de ce qui convient agrave la vertu raquo34 La juxtaposition nrsquoest-elle pas ici significative au point de supprimer la notion mecircme de transparence intellectuelle ne sommes-nous pas en preacutesence drsquoun

mement mince il admet qursquoelles peuvent en certains cas garantir un fait en toute certitude et mecircme

neacutecessiter lrsquoassentiment (v 3 q 43 a1 a 4 ndash 2a 2ae q5 a2 ndash 3 q 76 a7 ndash Ver 14 9 4 ndash 3 d 24 q 1 a 2 sol 2 ad 4) mais drsquoautres fois la volonteacute pourra commandant un scepticisme deacuteraisonnable refuser lrsquoassentiment S Thomas enseigne nettement la possibiliteacute de la certitude libre et srsquoen sert pour expliquer la foi (la 2ae q 17 a 6 ndash 3 q 47 a 5 corp et ad 1 ndash Cp le langage si exact de Ver 24 1 laquo fides astringit manifesta indicia inducunt evidens ratio cogit raquo)

32 4 d 33 q 3 a 3 ndash 2a 2ae q 46 a 2 33 2a 2ae q 45 a 2 34 2a 2ae q 2 a 3 ad 2

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 71

de ces cas ougrave il vaut mieux reconnaicirctre une theacuteorie mal inteacutegreacutee dans le systegraveme une concession au langage vulgaire aux deacutepens du primat de la raison

Malgreacute tout lrsquointerpreacutetation la plus probable demeure encore agrave ce qursquoil me semble deacutefinitivement intellectualiste Cette theacuteorie si souvent citeacutee par les Scolastiques modernes qui lsquoen tentent si rarement une explication me paraicirct se deacutemonter rationnellement de la maniegravere suivante La vertu une fois acquise crsquoest-agrave-dire selon les principes thomistes les appeacutetits une fois habitueacutes agrave agir drsquoeux-mecircmes comme lrsquoordonne la raison il nrsquoy a plus besoin pour chaque acte particulier drsquoune reacuteflexion qui remonte aux principes lrsquohomme a plus vite fait de jeter un coup drsquooeil inteacuterieur sur ses tendances et de voir comment elles reacuteagissent les circonstances preacutesentes eacutetant donneacutees Ainsi lrsquohabitude supposeacutee fixeacutee et connue on juge de la speacutecification par la plus ou moins grande faciliteacute de lrsquoexercice Crsquoest ainsi qursquoun Londonien incapable drsquoeacutetablir un classement logique des cas ougrave lrsquoon dit shall ou will vous reacutepondra juste et sans heacutesitation sur des exemples concrets ndash agrave moins qursquoil ne ndash srsquoempecirctre drsquoune reacuteflexion au lieu drsquoeacutecouter marcher ses organes Tel enfant encore inhabile agrave appliquer les mots droit et gauche pour faire la distinction esquisse machinalement un signe de croix Il se glisse donc entre lrsquoaction et lrsquoeacutenonciation une infeacuterence rapide comme lrsquoeacuteclair fondeacutee sur la liaison connue drsquoavance entre lrsquoacte et son terme habituel Ainsi srsquoexpliquent et les exemples et les formules de S Thomas sans deacutetriment aucun de lrsquointellectualiteacute

Il ne faudrait mecircme pas croire qursquoune perception de ce genre pour nrsquoecirctre pas subordonneacutee aux principes geacuteneacuteraux doit ecirctre consideacutereacutee du point du vue thomiste comme intellectuellement moins parfaite Crsquoest plutocirct le contraire qui est vrai Prenons lrsquoexemple classique de la chasteteacute Le mo-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 72

raliste drsquoune part pose en principe ses notions morales preacuteexistantes et deacuteduit lrsquohomme chaste sent une sympathie ou une reacutepulsion et infegravere Quelle intelligence perccediloit mieux lrsquoecirctre ndash Souvenons-nous en drsquoapregraves S Thomas castitas proprie non est sed ea est aliquis castus Le moraliste possegravede une abstraction universaliseacutee le vertueux voit un esse castum concret On dirait en langage moderne que le premier dispose drsquoune ideacutee maniable communicable tandis que le second a une intuition laquo reacuteelle raquo en termes thomistes on a drsquoun cocircteacute un abstrait de sensations humaines de lrsquoautre comme une piegravece drsquoideacutee angeacutelique ndash La cognitio per modum naturae srsquooppose donc veacuteritablement agrave celle par les premiers principes qui sont des eacutenonciables conceptuels elle srsquoy oppose comme agrave une connaissance logique non comme agrave une connaissance intellectuelle et elle-mecircme plus intuitive parce que personnelle est plus haute est enim aliquid scientia melius scilicet intellectus ndash Que S Thomas se soit ou non deacutetailleacute cette explication crsquoest semble-t-il celle qui srsquoaccorde le mieux avec ses principes

IV

Lrsquointelligence exclusivement compeacutetente dans sa sphegravere lrsquoest aussi absolument elle est infaillible ndash Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoinsister sur la thegravese classique de lrsquoimpossibiliteacute drsquoerrer quand lrsquointellect ne fait que concevoir une essence Aristote avait proclameacute cette infailli-biliteacute S Thomas le reacutepegravete quand il examine lrsquoexercice intellectuel humain et pour une raison identique il exclut des anges dans lrsquoordre de la connaissance naturelle toute possibiliteacute drsquoerreur On remarquera conformeacutement agrave son perpeacutetuel principe de la continuiteacute la ressemblance entre le cas de lrsquoange intelligence

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 73

seacutepareacutee et celui du vivant infeacuterieur lrsquohuicirctre ou lrsquoeacutetoile de mer qui nrsquoa qursquoun seul sens qui est toucher seacutepareacute pour ainsi dire De part et drsquoautre lrsquoopeacuteration simple et primitive est neacutecessairement ce qursquoelle doit ecirctre mais dans le cas de lrsquoecirctre mateacuteriel il faut ajouter si materia est disposita lrsquoorgane corporel pouvant ecirctre deacutetraqueacute et rendu degraves lors malhabile agrave srsquoharmoniser cognitivement avec son milieu Entre lrsquohuicirctre et lrsquoange entre le sens et lrsquoesprit simple ou monte par un systegraveme de diffeacuterenciation et de complication successive crsquoest pour cela que chez lrsquohomme le singe ou lrsquoaigle lrsquoerreur est possible en dehors des cas de corruption des organes ndash Toute erreur vient donc chez nous de notre double multipliciteacute S Thomas le dit expresseacutement crsquoest toujours la connaissance sensible ou la pluraliteacute discursive qui en est cause35

Inversement de mecircme que la veacuteriteacute proprement dite des perceptions sensibles vient en derniegravere analyse du principe intellectuel de mecircme toute la bonteacute du discours de la deacuteduction a sa source dans lrsquointuition simple Necessitas rationis est ex defectu intellectus mais certitudo rationis est ex intellectu cette proposition ramasse toute la doctrine de la connaissance si nous entendons par ratio le systegraveme total de nos moyens de connaicirctre hors lrsquointuition ndash On nrsquoattend pas sans doute que nous prouvions longuement que S Tho-

35 1 q 94 a 4 ndash Mal 16 6 et ad 16 ndash Ver 13 5 1 ndash Sur lrsquoinfaillibiliteacute de lrsquointellection simple in 3 An 1

11 ad fin Drsquoougrave la difficulteacute drsquoexpliquer lrsquoerreur dans les anges Mal 16 2 5 laquo Ex hoc quod daemon non utitur phantasia nec discursu rationis et per alia huiusinodi potest haberi quod in his quae ad naturalem cognitionem pertinent non errat ut existimet aliquid falsum esse verum raquo Cp ibid ad 7 et 1 q 58 a 5 ndash La bonteacute primitive des principes connaissants empecircche aussi dans lrsquohomme lrsquoerreur pure toute opinion humaine a sa part de veacuteriteacute (2a 2ae q 172 a 6 ndash In 1 Eth 1 12 ndash In 1 Tim e 2 1 2 ndash Cf 3 C G 9 et in 1 Phys 1 10)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 74

mas a cru agrave la bonteacute de la deacuteduction Il y a correacutelation eacutetroite chez lui entre la rigueur extrecircme des exigences en matiegravere de deacutemonstration et la confiance ineacutebranlable quand la deacutemonstration est lagrave laquo Le propre motif laquo de lrsquointelligence est ce qui est vrai drsquoune infaillible veacuteriteacute aussi toutes leacutes fois que lrsquointelligence se laisse mouvoir agrave un signe faillible il y a deacutesordre en elle que son mouvement soit parfait ou imparfait36 raquo ndash Et par ailleurs laquo Jamais dans lrsquointelligence il nrsquoy a drsquoerreur si lrsquoon fait correctement la reacutesolution dans laquo les premiers principes37 raquo laquo Il nrsquoest pas drsquoerreur dans laquo la raison que des raisonnements contraires ne puissent enlever38 raquo Cette laquo reacutesolution dans les premiers principes raquo ratification neacutecessaire de toute seacuterie de syllogismes est conccedilue par S Thomas comme une perception intellectuelle de la deacutependance des moments divers du raisonnement entre eux et avec leur point de deacutepart gracircce au principe formel qui les unit La doctrine est concentreacutee dans la meacutetaphore expressive il faut voir dans les conclusions les principes oportet in conclusionibus speculari principia39 Une tour est bacirctie au-dessus drsquoun puits si elle est droite on peut drsquoen haut en se penchant apercevoir toute la descente des poutres et des moeumlllons refleacuteteacutee agrave rebours dans lrsquoeau au fond du puits Crsquoest lrsquoimage de lrsquoanalyse en question qui fait le pendant de cette sorte drsquoanalyse sensible (resolutio in sensibilia) dont il a eacuteteacute question plus haut Ainsi lrsquointuition des

36 Ver 18 6 37 Ver 1 12 38 Ver 24 10 laquo Quando ratio in aliquo errat ex quocumque error ille contingat potest tolli per contrarias

ratiocinationes raquo 39 la 2ae q 90 a 2 ad 3 laquo Nihil constat firmiter secundum rationem speculativam nisi per resolutionem ad

prima principia indemonstrabilia raquo ndash La resolutio est geacuteneacuteralement preacutesenteacutee comme une opeacuteration conseacutecutive au raisonnement il est clair que ce qui est requis crsquoest une condition formelle qui rende possible cette opeacuteration

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 75

principes met lrsquouniteacute de la deacutependance intelligible dans la multipliciteacute des eacutenonciations seacutepareacutees et de lagrave vient toute la certitude de la science laquo Tout ce qursquoon sait si lrsquoon parle de vraie science on le sait par la reacutesolution aux premiers laquo principes immeacutediatement preacutesents agrave lrsquointellect et ainsi toute science se parfait par la vision de lrsquoecirctre preacutesent40 raquo Une science totaliseacutee une science ramasseacutee dans lrsquointuition du principe ougrave se rassemble tout lrsquoemboicirc-tement des conclusions imite donc la beauteacute drsquoune ideacutee intelligible Et la penseacutee de S Thomas serait heureusement formuleacutee par cet eacutenonceacute qursquoil commente dans le livre des Causes Omnis scientia radicaliter non est nisi intelligentia41 Apregraves les deacuteveloppements des chapitres preacuteceacutedents on voit tout de suite lrsquounion intime de cette proposition avec lrsquoensemble du systegraveme

Reste agrave parler de lrsquoinfaillibiliteacute des principes euxmecircmes On nous preacutesente ces intuitions intellectuelles comme fondamentales mais quelle est leur justification vis-agrave-vis du sujet conscient qui les pose ndash Dans cette question si importante nous pouvons nous dispenser drsquoecirctre long S Thomas sans doute nrsquoa pas ignoreacute le problegraveme on peut le voir traiteacute avec la discussion du scepticisme antique dans le Commentaire de la Meacutetaphysique Mais ces pages comptent parmi les moins originales qursquoil ait eacutecrites Aristote y est simplement commenteacute Aussi nous pouvons reacutesumer la penseacutee de S Thomas sur lrsquoeacutevidence objective des principes dans cette courte formule emprunteacutee encore agrave un commentaire laquo Le propre de ces principes crsquoest que non seulement

40 Ver 14 9 41 In Caus 1 18 ndash Et encore ibid laquo Intelligentia enim est sicut unitas quaedam ut Proclus dicit omnis

cognitionis raquo ndash Pour lrsquoassimilation de la science agrave lrsquointellect quant agrave la certitude de sa vision voir aussi in Hebr XI 1 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 76

leur veacuteriteacute est neacutecessaire mais qursquoon voit aussi neacutecessairement que cette veacuteriteacute tient par elle-mecircme42 raquo Lrsquointuition dans lrsquoespegravece porte donc sa clarteacute avec soi lrsquoon juge de tout agrave sa lumiegravere et drsquoelle-mecircme Crsquoest la mecircme theacuteorie qui srsquoexprime plus briegravevement ailleurs laquo Les principes sont connus naturellement raquo -

Naturaliter cognoscuntur dans cette formule de la criteacuteriologie naturiste il ne faut pas mettre tellement lrsquoaccent sur le premier terme qursquoon la reacuteduise agrave nrsquoecirctre que lrsquoaffirmation drsquoune neacutecessiteacute subjective que personne ne songe agrave nier laquo Ces principes sont connus naturellelaquo ment et lrsquoerreur agrave leur sujet supposerait une corruption dans la nature lrsquohomme donc ne peut passer drsquoune juste acception de ces principes a une fausse ni laquo inversement sans changement de sa nature43 raquo Ces expressions ne doivent pas suggeacuterer lrsquoideacutee drsquoun praticisme quelconque lrsquoauteur ne justifie pas les principes en disant laquo Il faut sauver la nature Or les prin-

42 In 1 Post 1 19 laquo Proprium est horum principiorum quod non solum necesse est ea per se vera esse sed

etiam necesse est videri quod sint per se vera raquo 43 4 C G 95 Les mots naturalia naturaliter ne doivent pas faire croire qursquoil srsquoagisse de perceptions inneacutees

Il faut chercher la genegravese des principes dans la collaboration des sens et de lrsquointellect ils surgissent comme drsquoeux-mecircmes des premiers concepts 2 C G 78 3 et 83 ndash De Anim a 5 ndash 2 Post 120 ndash 4 Met 1 2 Une fois acquis ils entrainent neacutecessairement lrsquoaffirmation on ne peut les nier que de bouche ou srsquoimaginer les nier drsquoesprit (In 1 Post 1 26 ndash In 4 Met 1 3 477 a) Si mecircme lrsquoon a cette possibiliteacute crsquoest qursquoils revecirctent en nous la forme drsquoeacutenonciables leurs termes apparaissent donc comme discrets et dissociables agrave lrsquoesprit ndash En tant qursquoeacutenonciables ils ne sont pas supeacuterieurs agrave lrsquoesprit ils sont sa fonction lrsquoexpression fragmenteacutee de sa nature laquo Et principia sunt reacutegula conclusionum et intelligens est quodammodo regula principiorum raquo 3 d 33 q 1 a 3 sol 3 ad 1 ndash La persuasion de lrsquoobjectiviteacute de la connaissance doit ecirctre chercheacutee plus profondeacutement qursquoen aucun principe formuleacute dans la conscience que lrsquoesprit prend de sa nature lorsqursquoil reacutefleacutechit sur son acte (Ver 1 9 ndash Cp p 16 n 2) Crsquoest cette conscience qui permet de dire laquo Veritatem esse est per se notum raquo (1 d 3 q 1 a 2)

La speacuteculation humaine ndash Chap 1er Les moyens de la speacuteculation humaine 77

cipes sont partie de la nature Donc il faut garder les principes raquo ndash Il ne prend pas la nature et la raison comme deux termes distincts dont lrsquoun soit chargeacute de laquo justifier raquo lrsquoautre Toute nature se laquo justifie raquo suffisamment dans son ordre par sa seule position Et ainsi lrsquointelligence actualiseacutee (facta actu) par la perception des principes est une nature qui par sa position agrave elle se justifie dans sols ordre propre qui est lrsquoordre absolu Si donc elle peut fonder la leacutegitimiteacute de tout le reste crsquoest en tant qursquoelle est telle nature (crsquoest-agrave-dire faculteacute de lrsquoecirctre faculteacute de lrsquoabsolu) En tant que telle aussi transparente parce que derniegravere si elle se justifie agrave ellemecircme elle se justifie simplement

Lrsquointuition eacutevidente de ces principes qui fondent la raison mecircme permet donc la reconstruction mentale du monde a posteriori de mecircme que la reacutealiteacute du monde postule comme condition a priori la pure intellection divine On voit maintenant quelle parenteacute vraiment intime unit la noeacutetique de S Thomas agrave celle de S Augustin et fait coiumlncider pour le fond avec le mentalisme agrave outrance du theacuteologien drsquoHippone cet intellectualisme si nuanceacute Crsquoest la notion aristoteacutelicienne de la connaissance immanente qui permet lrsquoaccord Veritatem videre est eam habere disait Augustin lrsquoanalyse scolastique ajoute et quodammodo esse ndash La conscience de cette vue parfaite de cette possession par identification donne agrave S Thomas quand il raisonne sa hardiesse calme et imperturbable Car ndash on srsquoen aperccediloit bien quand on le pratique et nous ne devrons pas le perdre de vue parmi toutes les restrictions qui vont suivre ndash crsquoest encore la confiance robuste dans la bonteacute de la raison qui fait le fond de son tempeacuterament intellectuel

CHAPITRE DEUXIEgraveME

Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept

Le type supeacuterieur de lrsquoacte intellectuel est une intellection simple donc parmi les oeuvres de lrsquointelligence humaine la premiegravere qursquoil convient drsquoisoler et drsquoeacutetudier crsquoest le concept1 Le type ideacuteal de lrsquointellection simple crsquoest la saisie drsquoun laquo Intelligible subsistant raquo par un autre Nous rechercherons donc drsquoabord comment lrsquohomme srsquoessaie dans sa vie terrestre agrave mimer cette appreacutehension supeacuterieure et srsquoil arrive agrave vivre ideacutealement les reacutealiteacutes supra-sensibles Puis laissant les Esprits dont la compreacutehension propre est drsquoapregraves S Thomas hors de nos prises nous examinerons du point de vue de leur valeur speacuteculative nos ideacutees des essences mateacuterielles qui forment dit-il lrsquoobjet proportionneacute de notre intelligence ici-bas

I

Crsquoest seulement en fonction de lrsquoecirctre sensible que lrsquointelligence unie agrave des organes peut se repreacutesenter soit lrsquoecirctre en geacuteneacuteral soit lrsquoecirctre supra-sensible laquo Notre connaissance naturelle srsquoeacutetend juste aussi loin que le sensible la gui-

1 S Thomas connaicirct le mot conceptio ndash Mais lrsquoacte simple drsquointelligence srsquoappelle habituellement chez lui

simplex apprehensio indivisibilium intelligentia et son produit lrsquoideacutee crsquoest le verbe mental

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 79

dera2 raquo Et lrsquoimage ou phantasme diffeacuterent de lrsquoideacutee immateacuterielle est neacutecessaire non seulement pour son acquisition mais encore pour son laquo inspection raquo une fois qursquoelle est acquise3 Drsquoougrave il suit contrairement agrave ce qursquoont penseacute certains Arabes que nous ne pouvons arriver en cette vie agrave voir les substances seacutepareacutees telles qursquoelles sont Et si lrsquoecirctre total est lrsquoobjet adeacutequat de lrsquointelligence crsquoest lrsquo laquo essence drsquoune chose sensible raquo (quidditas rei materialis) qui est son objet propre et proportionneacute ici-bas

Les principes rationnels et les concepts geacuteneacuteraux sont acquis agrave lrsquoaide des sens En particulier les limitations et les diffeacuterences des objets mateacuteriels suggegraverent lrsquoideacutee de neacutegation qursquoon appliquera agrave la note laquo sensible raquo elle-mecircme De lrsquoextension possible des principes rationnels agrave tout ecirctre penseacute conditionneacutee par le mode de genegravese des ideacutees du supra-sensible il suit que si nous pouvons former des jugements drsquoexistence relatifs agrave des ecirctres de cet ordre les notions de ces ecirctres sont premiegraverement neacutegatives laquo Tout ce qui deacutepasse ces laquo choses sensibles agrave nous connues nrsquoest conccedilu par nous laquo qursquoau moyen drsquoune neacutegation (Nous disons) immateacuteriel laquo et incorporel et ainsi du reste4 raquo De lagrave vient lrsquoimpro-prieacuteteacute des connaissances dites analogiques

S Thomas distingue dans leur formation trois moments dont lrsquoanalyse est neacutecessaire si lrsquoon veut voir en quoi consiste au juste pour lui lrsquoimproprieacuteteacute analogique Je possegravede lrsquoideacutee drsquoune perfection A soumise aux conditions corporelles ndash jrsquoen nie une note B subjectivement inseacuteparable pour moi

2 1 q 12 a 12 laquo Tantum se nostra naturalis cognitio extendere potest in quantum manu duci potest per

sensibilia raquo 3 In Trin 6 2 5 laquo Non sicut transiens sed sicut permanens ut quoddam fundamentum intellectualis

operationis raquo 4 In 3 An 1 11 171 b ndash La plupart de nos notions sur les corps ceacutelestes sont aussi neacutegatives In Trin 6 3

538 a Cp In Caus 1 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 80

du fait de ma connaissance drsquoA ndash je deacuteclare possible ou existant un ecirctre veacuterifiant le complexus A-B Le jugement vient donc srsquointerposer en travers de lrsquointuition la ratio dans la connaissance analogique fait la critique de lrsquointellectus tel qursquoil est chez lrsquohomme et lrsquoecirctre finalement affirmeacute nrsquoa chez moi une ideacutee nrsquoest pour moi un objet que parce que jrsquoai enveloppeacute drsquoune penseacutee reacuteflexe lrsquoacte subjectif double preacuteceacutedemment eacutemis et penseacute la possibiliteacute drsquoun inconnaissable qui ficirct un dans son ecirctre ce qui demeure agrave jamais divergent et double dans mon ideacutee5

Le premier moment du processus ne preacutesente pas de difficulteacute Il faut seulement reconnaicirctre que le concept qui fonde la connaissance analogique est pris dans sa totaliteacute heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoobjet qursquoon srsquoefforce de saisir Il lie faut pas confondre lrsquoimpropre et le vague lrsquoanalogique et le geacuteneacuteral Connaicirctre lrsquoesprit par le corps Dieu par les creacuteatures crsquoest dit S Thomas comme si lrsquoon connaissait le boeuf par lrsquoideacutee de lrsquoacircne ou par lrsquoideacutee de la pierre6 Il ne dit pas par lrsquoideacutee du laquo corps raquo ou de lrsquo laquo animal raquo la notion serait en ce cas geacuteneacuterique et approcheacutee mais juste telle quelle elle pourrait passer elle srsquoappliquerait agrave lrsquoecirctre srsquoy veacuterifierait complegravetement nrsquoexigerait pas de correction subseacutequente

Or le second moment la correction subseacutequente est absolument neacutecessaire si lrsquoon exclut de la connaissance analogique lrsquoerreur positive comme le fait certainement S Thomas Et crsquoest ce second moment qui fait toute la difficulteacute du processus Car la correction ne consiste pas en une substi-

5 Il semble conforme aux principes de la scolastique de dire que les objets connus analogiquement sont

inconnaissables mais non pas impensables V L de Grandmaison dans le Bulletin de litteacuterature eccleacutesiastique de Toulouse 1905 p 198 ndash Mgr Mercier Les Origines de la Psychologie contemporaine Louvain 1897 pp 411 418

6 Comparez Comp Theol 105

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 81

tution agrave une intuition preacutesente drsquoune intuition nouvelle (agrave lrsquoideacutee de lrsquo laquo acircne raquo de lrsquoideacutee du laquo boeuf raquo absente pour toujours par hypothegravese) ni dans une eacutelimination de notes qui laisse comme reacutesidu lrsquoideacutee geacuteneacuterique (comme serait celle drsquo laquo animal raquo) Elle consiste toute la repreacutesentation restant dans lrsquoesprit telle quelle agrave condamner par la reacuteflexion rationnelle une attitude mentale qui eacutetait condition neacutecessaire de la premiegravere appreacutehension Que cet eacuteleacutement subjectif tombe dissociant le concept qursquoil a contribueacute agrave produire il entraicircnerait dans sa chute tout ce qui dans le concept doit ecirctre nieacute de lrsquoecirctre inconnu et que drsquoailleurs nous ne pouvons parvenir agrave isoler Par exemple nous ne pouvons penser sans image corporelle mais nous pouvons penser ndash avec image ndash un ecirctre dont nous nions ce qui est de lrsquoimage7 Ou encore nous pouvons par une distinction purement logique former des propositions comme laquo Socrate est identique agrave lui-mecircme raquo Supposons un ecirctre pour qui cette distinction ndash chez nous pur artifice rationnel ndash serait neacutecessiteacute subjective il nrsquoen serait pas empecirccheacute drsquoaffirmer rationnellement lrsquouniteacute de Socrate et nrsquoest ainsi que nous affirmons lrsquoexistence des esprits

De mecircme encore ndash pour citer un exemple pris agrave la theacuteodiceacutee thomiste ndash nous ne pouvons concevoir que les choses sont relatives agrave Dieu sans concevoir du mecircme coup Dieu relatif aux choses Mais par un jugement de raison nous pouvons corriger cette conception fausse8

7 laquo Non possumus intelligere Deum esse absque corporeitate nisi imaginemur corpora raquo In Trin 6 2

5 546 a 8 La creacuteature disent les scolastiques est vraiment relative agrave Dieu comme la science agrave son objet mais il nrsquoy

a pas en Dieu reacuteciproquement de relation reacuteelle agrave la creacuteature de mecircme que lrsquoobjet nrsquoest pas relatif agrave la science Le raisonnement dit S Thomas oblige agrave cette conclusion et cependant notre intelligence laquo ne peut laquo concevoir qursquoune chose se rapporte agrave une autre sans concevoir laquo reacuteciproquement

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 82

Cette purification par condamnation drsquoun mode drsquoagir neacutecessaire est toute voisine de la falsification positive elle est fort diffeacuterente de lrsquoopeacuteration purement seacutegreacutegatrice dont S Thomas parle souvent quand il distingue contre laquo Platon raquo la double maniegravere drsquoecirctre de la chose en soi et dans lrsquoesprit9 S Thomas combat la conception laquo platonicienne raquo

la relation opposeacutee raquo (Pot 1 1 10) Ailleurs plus explicitement laquo Lrsquointelligence nrsquoinvente pas cet ordre

il suit laquo bien plutocirct par une certaine neacutecessiteacute son exercice Et ces celalaquo tions-lagrave lrsquointelligence ne les attribue pas agrave son ideacutee mais agrave la laquo chose raquo (Pot 7 11) Ce dernier point deacutelicat mais important est expliqueacute par le contexte les conceptions subjectivement neacutecessaires dont il est ici question ne sont pas des ideacutees reacuteflexes des ideacutees sur les ideacutees (Pot 7 11 2 Cf Pot 7 9) Nous sommes donc vraiment en preacutesence de conceptions spontaneacutement produites et portant sur la chose en soi dont les unes sont vraies et les autres fausses alors que leur coexistence dans le sujet est neacutecessaire ndash Notez que dans les passages mecircme ougrave il affirme ce meacutecanisme S Thomas nie explicitement que lrsquo laquo intelligence soit fausse raquo et qursquoelle affirme des choses ce qui nrsquoy est pas A premiegravere vue il semble qursquoil y ait lagrave contradiction agrave quelques lignes de distance laquo Huiusmodi relationes intellectus attribuit ci quod est in ce raquo et laquo aliqua non habentia secundum se ordinem ordinate intelliguntur licet intellectus non intelligat ea habere ordinem quia sic esset falsus raquo (Pot 7 11 Cp 2 C G 13 3) La seule faccedilon drsquoexpliquer la doctrine sans une aussi grossiegravere meacuteprise est de reconnaicirctre que lrsquointellect peut dire cet ordre des choses mecircmes sans le juger immanent aux reacutealiteacutes des choses que la ratio vient corriger lrsquointellectus

9 2 C G 75 laquo Quamvis enim ad veritatem cognitionis necesse sit ut cognitio rei respondeat non tamen oportet quod idem sit modus cognitionis et rei quae enim coniuncta sunt in ce interdum divisais cognoscuntur licet natura generis et specici numquam sit nisi in his individuis intelligit tamen intellectus naturam speciei et generis non intelligendo principia individuantia et hoc est intelligere universalia raquo Il y a lagrave seacutegreacutegation abstraction intellectuelle comparable agrave lrsquoabstraction sensible par laquelle dans une mecircme chose blanche et douce la vue connaicirct la blancheur seule et le goucirct la seule douceur (Ibid) ndash Mais le principe geacuteneacuteral de la diffeacuterence entre modus cognitionis et modus rei implique non seulement une certaine exteacutenuation des ecirctres mateacuteriels mais encore une certaine concreacutetisation des esprits 1 q50 a2 laquo Intellectus non apprehendit res secundum modum rerum sed secundum modum suum Unde res materiales quae sunt infra intellectum nostrum simpliciori modo sunt in intellectu nostro quam sint in se ipsis Substantiae autem angelicae sunt supra intellectum nostrum

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 83

des universaux comme un reacutealisme naiumlf qui attribue agrave la chose en soi la nature abstraite et simple de lrsquoideacutee Il critique la notion humaine du suprasensible comme une repreacutesentation spatiale et composite dont la concreacutetion ne peut atteindre agrave la simpliciteacute de lrsquooriginal Les eacuteleacutements de notre intuition animale sont trop multiples pour que nous puissions voir lrsquoesprit comme il est

Quelle est en effet cette condition subjective de lrsquoexercice de notre intelligence que nous condamnons dans la connaissance analogique Crsquoest toujours une multipliciteacute bien que la reacuteponse varie selon qursquoil srsquoagit de nous repreacutesenter ou les esprits creacuteeacutes ou Dieu ndash Srsquoagit-il des Anges Si lrsquoon admet que lrsquohomme possegravede une connaissance propre de lrsquoacircme humaine il faudra croire aussi qursquoil pourra connaicirctre les Anges comme on connaicirctrait le boeuf par lrsquoideacutee drsquoanimal ou celle de corps Ce qursquoil ne connaicirctra qursquoanalogiquement crsquoest non seulement lrsquoessence individuelle de chacun drsquoeux mais encore ce qui les fait tous ensemble esprits drsquoune autre faccedilon que lrsquohomme esprits purs10 En effet saint Thomas ne pense pas que lrsquoacircme comme intelligente nous soit connue autrement que par son acte drsquointellection et ce qui lrsquoactue dans lrsquointellection crsquoest dit-il la similitude drsquoune chose mateacuterielle lrsquoacircme ne se connaicirct elle-mecircme qursquoen connaissant par exemple la couleur en laquo devenant raquo blanche ou bleue laquo intelligiblement11 raquo Mais le propre de toute connais-

Unde intellectus noster non potest attingere ad apprehendendum eas secundum quod sunt in se ipsis sed

per modum suum secundum quod apprehendit res compositas et sic etiam apprehendit Deum raquo On voit que du point de vue eacutepisteacutemologique la diffeacuterence est capitale entre les deux impuissances de notre esprit

10 3 C G 46 fin ndash Cp les chapitres preacuteceacutedents les passages parallegraveles contre les Arabes et in Trin 6 3 547 b

11 La doctrine sur la connaissance que lrsquoacircme a drsquoelle-mecircme est reacutesumeacutee en ces mots laquo Ex obiecto cognoscit suam operationem per

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 84

sance drsquoune chose mateacuterielle crsquoest qursquoelle se fait laquo avec concreacutetion raquo crsquoest-agrave-dire avec distinction drsquoune laquo note raquo et drsquoun laquo sujet raquo Car non seulement nous aimons juger et deacutefinir mais jusque dans nos perceptions intellectuelles preacutetendues simples se discerne une incurable dualiteacute Nous disons un cheval une tulipe cette rose et notre esprit ne peut sans un certain exercice reconnaicirctre un sens intelligible agrave ces affirmations laquo Dieu est sa veacuteriteacute sa bonteacute raquo concevoir qursquoun laquo abstrait raquo soit identique agrave un laquo ecirctre raquo Lrsquoacircme donc si elle a quelque ideacutee propre de lrsquoesprit a seulement celle de lrsquoesprit comme affecteacute et informeacute laquo cognitivement raquo de dualiteacute sensible ndash Et crsquoest preacuteciseacutement ce qursquoil faut nier quand nous tacircchons de nous repreacutesenter les esprits- purs Ils sont les ideacutees laquo seacutepareacutees raquo ils sont eacutetrangers agrave lrsquoespace et au-dessus de cette cateacutegorie qui srsquoappelle dans la langue de S Thomas laquo lrsquoun principe du nombre Notre intelligence dont la connaissance prend son origine du sensible ne deacutepasse pas le mode drsquoecirctre qursquoelle trouve dans les choses sensibles ougrave la forme nrsquoest pas identique agrave son sujet agrave cause de la composition de matiegravere et de forme La forme en ces choses-lagrave est simple mais imparfaite nrsquoeacutetant pas subsistante le sujet informeacute qui est subsistant nrsquoest pas simple mais concreacutetiseacute Donc notre intelligence quand elle veut signifier quelque ecirctre comme subsistant le signifie comme concreacutetiseacute quand elle veut signifier un ecirctre simple elle ne le signifie pas comme un ecirctre mais comme une deacuteter-

quam devenit ad cognitionem sui ipsius raquo (De anim 3 4 ndash Cf Opuse 25 eh 1) Or cet objet est

mateacutericl donc laquo Cognitio Dei quae ex mente humana accipi potest non excedit illud genus cognitionis quod ex sensibilibus sumitur cum et ipsa de se ipsa cognoscat quid est per hoc quod naturas sensibilium intelligit ut dictum est raquo (3 C G 47 fin ndash V encore Ver 10 8 ndash 3 C G 46 ougrave Thomas srsquoefforce drsquointerpreacuteter dans son sens des textes drsquoAugustin) On est bien loin avec cette conception des theacuteodiceacutees carteacutesiennes

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 85

mination ou une maniegravere drsquoecirctre et ainsi dans toutes nos laquo paroles il y a imperfection drsquoexpression12 raquo Et de mecircme que nous nommons Dieu imparfaitement soit que nous lrsquoappelions Bon soit que nous lrsquoappelions Bonteacute parce que laquo bonteacute eacuteveille lrsquoideacutee drsquoecirctre non subsistant et bon de chose laquo concreacutetiseacutee raquo de mecircme tout effort pour nommer un ange trahit les impuissances de notre esprit et son asservissement agrave lrsquoespace et au nombre Nous sommes tenteacutes de croire la laquo Gabrieacuteliteacute raquo aussi multipliable que laquo lrsquohumaniteacute raquo nous la distinguons de laquo Gabriel raquo et il nous faut pour ocircter ce dualisme un jugement et des reacuteflexions subtiles auxquelles la plupart ne parviennent pas Ainsi nous traicircnons dans toutes nos deacutemarches intellectuelles ce que S Thomas appelle laquo les conditions corporelles de lrsquoexpression raquo qui sont en reacutealiteacute dans sa doctrine les conditions corporelles de lrsquointuition et qui nous voilent lrsquoessence des substances seacutepareacutees Notre intuition ne peut que confondre avec lrsquoabstraction mentale qui dit geacuteneacuteralisation lrsquoabstraction reacuteelle qui est immateacuterialiteacute La connaissance de la condition spirituelle est invinciblement obstrueacutee chez nous par du quantitatif du spatial13

12 1 C G 30 Cp 1 d 33 q 1 a 2 ndash 1 q 13 a1 ad 2 ndash Ce qui est dit ici de Dieu est reacutepeacuteteacute des anges qui

sont aussi laquo formes simples raquo 1 q13 a12 ad 2 13 laquo Condiciones corporales quantum ad modum significandi raquo 1 q 13 a 3 ad 3 ndash Il est certain que S

Thomas qui dans la question de lrsquoanalogie parle ordinairement du langage juge au fond lrsquointuition humaine (V 1 C G 30 Pot 7 5 2 etc) ndash Quant agrave lrsquoimpossibiliteacute de la multiplication du semblable hors lrsquoespace agrave laquelle il est fait allusion dans le texte S Thomas a coutume quand il eacutenonce le principe de lrsquoaccompagner drsquoune comparaison sicut albedo si separata exsisteret non posset esse nisi una numero (Voir Spir 8 etc) Mais le supposeacute mecircme qursquoimplique cette image (qui est le paradoxe platonicien) comme aussi les contradictions violentes qursquoa toujours rencontreacutees la thegravese montrent bien jusqursquoagrave quel point lrsquointuition humaine est esclave de lrsquoun principe du nombre raquo ndash Pour compleacuteter la critique

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 86

Notre ideacutee de Dieu est encore plus miseacuterable LrsquoAnge a des deacuteterminations qui ne sont pas lui-mecircme il est par exemple saint ou peacutecheur Composeacutee de puissance et drsquoacte sa nature nrsquoest pas drsquoexister Donc mon intelligence pluraliste trouve encore ougrave se prendre parce que lrsquoange est dans le genre la dualiteacute de termes est encore possible si les termes sont extrecircmement geacuteneacuteraux Je puis dire il est un intelligent il est un ecirctre il est quelque chose14 De Dieu non Il est acte pur lrsquoEsse subsistant en qui toute dualiteacute disparaicirct il est hors le genre il est donc hors toute notion creacuteeacutee On lrsquoa tregraves bien dit laquo Qursquoest-ce qursquoune notion qui devrait se laquo deacutefinir en enveloppant drsquoautres notions dont le deacutefini laquo quoique divers devrait en mecircme temps ecirctre identique15 raquo Pour concevoir lrsquoIntellection divine il faudrait concevoir une intellection qui fucirct identiquement et formellement acte drsquoamour et de mecircme une justice qui fucirct miseacutericorde Cela est vrai de chacun des attributs de Dieu car si jrsquoaffirme une qualiteacute drsquoun homme laquo la laquo chose signifieacutee est en quelque maniegravere circonscrite et laquo nrsquoeacutechappe pas quand on lrsquoaffirme de Dieu la chose laquo signifieacutee demeure incomprise et deacutepasse la signification du nom raquo Toute tota-

de la cateacutegorie du nombre drsquoapregraves S Thomas il faudrait entrer en de multiples deacutetails touchant la Triniteacute

et lrsquoIncarnation il faudrait eacutetudier aussi sa conception de lrsquoaevum (ou dureacutee angeacutelique) Ce qursquoon a dit ici suffit agrave faire voir comment les conditions spatiales sont pour lui restrictives de lrsquointellection surtoutrsquo si lrsquoon se rappelle que lrsquounivers spatial nrsquoest agrave ses yeux qursquoun point dans le monde intelligible ndash On trouverait une application purement philosophique du mecircme principe dans la theacuteorie des connaissances de lrsquoinfini lrsquointellect par accident et en tant qursquoil reccediloit des sens connaicirct laquo sub ratione quantitatis dimensivae raquo et pour cela laquo impeditur a comprehensione lineae vel numeri infiniti raquo (4 d 49 q 2 a 3)

14 Et cette connaissance reste positive laquo affirmative raquo 1 q 88 a 2 ad 4 LrsquoAnge nrsquoest pas au-dessus des cateacutegories de substance et drsquoaccident

15 M Sertillanges dans la Revue de Philosophie (feacutev 1906 p 153)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 87

liteacute pour ecirctre dite de Lui doit ecirctre arracheacutee au genre de la qualiteacute16 Qursquoon dise mecircme lrsquoEcirctre De toutes les deacutenominations que nous appliquons agrave Dieu

eacutetant la plus indeacutetermineacutee crsquoest la moins imparfaite17 Mais pour deacutepasser la speacutecialisation des attributs une pareille notion donne-t-elle une ideacutee propre de la substance divine Aucunement Car que le mot soit un (Ens esse) ou double (lrsquoEcirctre qui est) toujours lrsquoineacuteluctable dualiteacute subsiste Nous pouvons nous souvenir que cette note est convertible avec cent perfections conccedilues par nous mais nous concevons toujours un ecirctre qui fait nombre avec les autres qui comme eux-mecircmes participe lrsquoexistence et ne lrsquoest pas Donc ici comme ailleurs il faut sous-entendre que mon intelligence au moment mecircme ougrave elle srsquoexerce condamne une condition neacutecessaire de son exercice

Tout cela fait comprendre ce me semble que la voie neacutegative est tout autre chose pour S Thomas qursquoun raffinement de meacutethode raquo laquo En matiegravere divine les laquo neacutegations sont vraies et les affirmations deacutefectueuses18 raquo (lrsquoideacutee neacute-

16 1 q 13 a 5 ndash On applique agrave Dieu des mots deacutesignant tels ou tels accidents mais il faut drsquoabord en nier la

cateacutegorie de lrsquoaccident (Pot 7 4 obj 3 et 4 et reacutep ndash 7 7 ad 2 in contr) Il en est de mecircme pour la laquo relation raquo (πρός τι drsquoAristote) dans la speacuteculation theacuteologique on lui garde sa speacutecification ad aliquid en lui supprimant son genre drsquoinheacuterence accidentelle (V Pot 8 2 et lrsquoexplication pour le mot personne Pot 9 4 6) Le quid est de Dieu eacutetant preacuteciseacutement la Triniteacute il faut que la substance ellemecircme abstraction faite des relations ne soit que comme un mode drsquoecirctre laquo dici secundum substantiam pertinet ad modum significandi raquo (Pot 8 2 5) Substance et relation sont drsquoailleurs les seuls noms de preacutedicaments qursquoon puisse employer en parlant de Dieu parce qursquoils sont les seuls agrave ne pas dire composition et inheacuterence (1 q 28 a 2 ndash Quodl 7 4)

17 Parce que laquo plus un nom est commun plus il est convenable pour parler de Dieu car plus il est speacutecial plus il deacutetermine un mode drsquoecirctre qui convient agrave la creacuteature raquo (1 q 33 a 1 Cf q 13 a 11 etc)

18 1 q 13 a 12 ad 1 Crsquoest une citation du faux Denys

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 88

gative) laquo est la connaissance propre que les deacutemonstrations donnent de Dieu19 raquo Ces assertions bien connues doivent ecirctre prises en toute rigueur Drsquoailleurs on les traduirait mal en disant laquo Nos concepts de Dieu sont purement neacutegatifs raquo Ils ne sont agrave proprement parler ni neacutegatifs ni positifs et cela parce qursquoils ne sont pas uns Aucune notion nrsquoest veacuteritablement commune agrave Dieu et agrave la creacuteature aucune notion nrsquoest donc telle quelle attribueacutee agrave Dieu Mais toute notion contient dans sa gangue un eacuteleacutement positif qui constitue la seule connaissance propre dans lrsquoensemble qursquoon nomme lrsquoideacutee analogique et toute notion eacutetant non seulement limiteacutee mais concregravete ou complexe20 appelle un jugement neacutegatif Les trois laquo voies de causaliteacute de neacutegation drsquoeacuteminence raquo integravegrent en reacutealiteacute un unique processus21 que me rappellent les noms inventeacutes par le pseudo-Denys Quand je dis supersapiens apregraves sapiens et non sapiens la singulariteacute du terme me fait souvenir que toute perception doit ecirctre accompagneacutee de la neacutegation de mon mode de percevoir pour que je puisse viser plus drsquoecirctre ndash On voit aussi pourquoi Dieu deacutepassant toutes les cateacutegories ne doit ecirctre dit laquo ni espegravece ni individu raquo laquo ni universel ni particulier22 raquo Ce sont lagrave des deacuteterminations qui supposent le genre

Les mots drsquoailleurs ne doivent pas faire illusion Le troisiegraveme moment du processus analogique consiste agrave tacirccher drsquounifier les deux premiers Mais une conception correcte du second montre que lrsquointuition de lrsquoensemble est agrave jamais absente Rien ne mrsquoempecircche assureacutement drsquoimaginer un mot pour lrsquoobjet viseacute par les multiples deacutemarches de mon

19 3 C G 49 Cf In Trin 2 2 2 20 V In Trin 1 4 21 Pot 7 3 et In Trin 3 3 1 22 1 q 119 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 89

esprit srsquoil mrsquoest prouveacute que cet objet existe Mais le mot trouveacute les ideacutees nrsquoont pas bougeacute drsquoune ligne elles ne se sont pas fondues en une ideacutee pas plus qursquoun tas de malles sur lequel on jette une bacircche ne devient du coup une seule malle Le langage humain peut tout recouvrir et beaucoup suggeacuterer mais lrsquoon ne retrouvera jamais en lui plus que nrsquoy peut mettre lrsquointellection humaine Ainsi je puis vouloir parler drsquoun cercle carreacute et lrsquoappeler le cercle A le choix drsquoune eacutetiquette nrsquoa pas rendu lrsquoobjet plus pensable Lrsquoideacutee de Dieu qui nrsquoest pas contradictoire est complexe eacutecrire Ipsum Esse en un seul mot nrsquounifierait pas le processus mental Le nom analogique raquo ndash si lrsquoon nrsquoattribue pas agrave Dieu des noms reacuteserveacutes agrave la faccedilon de Denys ndash a seulement cette diffeacuterence avec lrsquoideacutee analogique qursquoil est une mecircme enveloppe qui sert successivement agrave deux contenus diffeacuterents Lui-mecircme drsquoailleurs srsquoil nrsquoest pas inventeacute de toutes piegraveces reacuteveacutelera agrave lrsquoesprit son insuffisance Car le langage ne nous offre pour couvrir nos fantocircmes drsquoideacutees que deux sortes de masques noms concrets et noms abstraits nous avons vu que toujours la reacutealiteacute les deacuteborde Que nous disions Dieu vivant ou Vie nous parlons toujours mal

En reacutesumeacute donc les deux critiques parallegraveles du langage et de lrsquointellection nous lrsquoapprennent nous sommes si peu aptes agrave saisir par lrsquoideacutee pure les intelligibles subsistants que nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave nous former de leur nature une notion subjectivement une Revenons donc aux essences mateacuterielles nos non scimus nisi quaedam infa entium23

23 3 C G 49 ndash Il est notable que S Thomas nrsquoaurait pas eu agrave signaler lrsquoimpossibiliteacute de se faire des ideacutees

unes du suprasensible srsquoil eucirct adopteacute au lieu de sa doctrine de lrsquoanalogie la theacuteorie bien plus commode et simpliste du symbolisme Il ne lrsquoa pas fait Crsquoest agrave tort en effet qursquoon donnerait cette porteacutee geacuteneacuterale au curieux passage De

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 90

II

Cette doctrine de lrsquoanalogie qui permet lrsquoaffirmation du supra-sensible mais en renvoie agrave une autre vie la perception laquelle est pourtant lrsquoexercice propre de lrsquointelligence avait le double avantage de rendre compte

de nos deacutesirs intellectuels les plus audacieux et drsquoen proclamer pour ici-bas la perpeacutetuelle vaniteacute Elle pose les fondements drsquoune critique de lrsquointelligence sous la forme humaine Reste agrave savoir si les principes en ont eacuteteacute suivis avec assez de rigueur et si un examen analogue des ideacutees que nous avons des substances mateacuterielles naurait pas ducirc eacutetendre aux yeux de S Thomas le domaine de la connaissance analogique et dissiper quelques illusions qursquoil garda

Les substances mateacuterielles les laquo ecirctres infimes raquo euxmecircmes comment les connaissons-nous Lrsquointellection avons-nous dit est parfaite dans la mesure ougrave elle saisit lrsquoecirctre tel qursquoil est Or lrsquoecirctre proprement dit ou la laquo substance premiegravere raquo crsquoest dans notre monde le composeacute de matiegravere et de forme qui constitue lrsquoindividu La nature humaine nrsquoa pas drsquoecirctre hors des principes individuants et parce que la veacuteriteacute se mesure exactement sur lrsquoecirctre laquo la vraie nature humaine raquo connue laquo dans Pierre ou dans Martin comprend telle acircme et tel corps raquo Qui ne possegravede de lrsquoecirctre mateacuteriel qursquoune notion incomplegravete ne peut porter sur lui un jugement absolu24 Les intuitifs purs en ont des ideacutees veacuteritables eux dont la perception concentre en son indivisible uniteacute toutes les

Anim 9 18 ougrave S Thomas vise seulement la tendance qursquoa lrsquohomme de revecirctir drsquoimages concregravetes ses

ideacutees du spirituel 24 Cp 3 d 20 a 5 sol 2

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 91

deacuteterminations qui vivent ensemble dans lrsquouniteacute reacuteelle de lrsquoobjet25 Mais lrsquointelligence humaine au lieu de percevoir le singulier conccediloit agrave son occasion

lrsquoideacutee de lrsquoessence et a besoin des puissances sensitives pour appreacutehender laquo drsquoune faccedilon quelconque raquo lrsquoindividu26 ndash Si lrsquoon rapproche cette affirmation de celle qui proclame lrsquoexclusive reacutealiteacute du singulier agrave quoi faut-il conclure agrave une contradiction entre lrsquoontologie et la theacuteorie de la connaissance Crsquoest ce que plusieurs reprochent agrave Aristote et ce qursquoon aurait certainement le droit de reprocher agrave un penseur qui maintenant lrsquoadeacutequation intellectualiste de lrsquoecirctre et de lrsquoideacutee ne supposerait cependant drsquoautre intellection que lrsquointellection humaine Mais crsquoest ce qursquoon ne peut reprocher agrave S Thomas qui comme leacutegitime conclusion du problegraveme reconnaicirct expresseacutement une disproportion entre notre intelligence et lrsquoecirctre lrsquoappreacutehension de celle-ci eacutetant trop confuse et vague pour saisir toute la deacutetermination reacuteelle de celui-lagrave Cette moindre estime de la connaissance conceptuelle se fait jour en des textes tregraves clairs laquo La nature de la pierre ou de toute autre chose naturelle ne peut ecirctre connue laquo complegravetement et vraiment hors le cas de la connaissance qui la saisit dans un sujet singulier raquo27 Et encore laquo Entre les connaissances intellectuelles celle laquo de lrsquointelligence humaine est la derniegravere

25 Quodl 7 a 3 ad 1 26 Notre perception du singulier a donc ceci de commun avec les ideacutees analogiques qursquoelle nrsquoest pas

intrinsegravequement une ni directe mais srsquoopegravere par une reacuteflexion du sujet sur ses actes Per quamdam reflexionem in quantum scilicet ex hoc quod apprehendit suum intelligibile revertitur ad considerandum suum actum et speciem intelligibilem quae est principium suae operationis et eius speciei originem et sic venit in considerationem phantasmatum et singularium quorum sunt phantasmata raquo (De Anim 20 ad 1 in contr De mecircme 4 d 50 q1 a 3 etc)

27 1 q 84 a 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 92

aussi les laquo espegraveces intelligibles sont reccedilues dans notre esprit avec la plus minime efficaciteacute intellectuelle si bien que par laquo elles lrsquointellect humain ne peut connaicirctre les choses laquo que quant agrave leur nature universelle geacuteneacuterique ou speacutecifique Crsquoest pourquoi nous connaissons le singulier par les sens lrsquouniversel par lrsquointelligence raquo Et plus loin laquo Plus une puissance connaissante est eacuteleveacutee plus elle est universelle ce qui ne veut point dire qursquoelle laquo connaisse seulement la nature universelle car alors plus elle serait haute plus elle serait imparfaite puisque ne connaicirctre qursquouniversellement crsquoest connaicirctre imparfaitement et rester entre la puissance et lrsquoacte Si donc lrsquoon dit que la connaissance plus haute est plus universelle crsquoest parce qursquoelle srsquoeacutetend agrave plus drsquoobjets et peacutenegravetre chacun drsquoeux plus intimement28 raquo

Les principes de lrsquoontologie thomiste nous permettent de caracteacuteriser mieux cette imperfection cette disproportion entre lrsquoideacutee humaine et lrsquoecirctre Il ne suffit pas de dire qursquoon est ici en preacutesence drsquoune connaissance inadeacutequate on peut suivant S Thomas connaicirctre les individus par intuition sans pourtant les eacutepuiser crsquoest le cas des Anges29 ndash Il nrsquoest pas fort exact de dire connaissance partielle Car dans lrsquoessence reacuteelle S Thomas agrave part les accidents et lrsquoesse ne connaicirct qursquoune composition reacuteelle celle de matiegravere et de forme le principe individuant est pour lui la matiegravere mecircme intrinsegraveque agrave lrsquoessence reacutealiseacutee et qui nrsquoen saurait donc ecirctre adeacutequatement distinct Mais dire que drsquoapregraves lui lrsquoesprit connaicirct la forme physique (comme anima) et ignore la matiegravere (comme corpus) crsquoest faire une confusion grave et une erreur30 ndash Donc ce que lrsquoesprit connaicirct

28 Opusc 14 c 14 29 Spir 1 11 30 La distinction des laquo formes raquo comme anima et des laquo formes raquo comme humanitas si indeacutecise chez Aristote

est au contraire un trait

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 93

crsquoest un ecirctre conccedilu comme une abstraction (comme humanitas la laquo forme meacutetaphysique raquo des Scolastiques posteacuterieurs) mais repreacutesentant en reacutealiteacute la totaliteacute de lrsquoessence matiegravere et forme physiques Ce qursquoil laisse crsquoest la singulariteacute mecircme de lrsquoecirctre total que constitue cette matiegravere avec cette forme singulariteacute indistincte de lrsquoecirctre lui-mecircme et deacutetermination intrinsegravequement constitutive de lrsquoobjet31

Cela est inintelligible srsquoil srsquoagit ici de connaissance directement produite par lrsquoobjet lui-mecircme Cela au contraire se comprend fort bien si lrsquoideacutee est conccedilue comme une creacuteation originale fruit autochtone de lrsquoesprit produit nouveau de son activiteacute Ici lrsquoeacutetude du meacutecanisme de la connaissance eacuteclaire singuliegraverement les speacuteculations sur sa valeur Il faut reconnaicirctre que nos ideacutees des choses mateacuterielles sont pour S Thomas des concepts non des percepts il faut insister sur lrsquooeuvre originale de lrsquointellect actif qui creacutee lrsquoideacutee FACIT intelligibilia esse actu Les intelligibles ne se trouvent pas en acte hors de lrsquoacircme humaine mais laquo la laquo chose comprise est constitueacutee ou formeacutee par lrsquoopeacuteration de lrsquointelligence qursquoil srsquoagisse drsquoune notion laquo simple ou drsquoun juge-

caracteacuteristique de la meacutetaphysique thomiste Voir in 5 Met 1 8 (542) in 7 Met 1 9 1 q 75 a 4 Pot 9

1 etc ndash On srsquoeacutetonne de voir la confusion encore faite dans des ouvrages aussi solides que Seeberg Die Theologie des Johannes Dans Scotus p 634 Ueberweg-Heinze Grundriss der Geschichte der Philoso-phie 118 p 271 ndash La conscience nette de la distinction fait clairement voir agrave S Thomas que la matiegravere crsquoest-agrave-dire lrsquoimpeacuteneacutetrable agrave notre esprit est intrinsegraveque agrave lrsquoobjet agrave connaicirctre et le force degraves lors agrave rabaisser la valeur de notre connaissance

31 laquo Humanitas dicitur quod est forma totius sed magis est forma quae est totum scilicet formam complectens et materiam cum praecisione tamen eorum per quae materia est nata designari raquo (Opusc 26 ch 3) ndash laquo Humanitas pro tanto non est omnino idem cum homine quia importat tantum principia essentialia hominis et exclusionem omnium accidentium humanitas significat ut pars raquo (In 7 Met 1 5 fin) Les assertions de ce genre sont freacutequemment reacutepeacuteteacutees

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 94

ment32 raquo Crsquoest pour cela mecirceme qursquoil faut admettre un laquo intellect agent raquo alors quAumlil lsquoa pas de laquo sens agent33 raquo Mieux que les plus fines subtiliteacutes systeacutematiques cette comparaison de S Thomas fait comprendre sa vraie penseacutee le sens a vraiment des intuitions lrsquointelligence faite pour en avoir et qui en deacutesire doit pour sa connaissance du monde exteacuterieur se contenter ici-bas de conceptions Et ces conceptions fabriqueacutees par reacuteaction de lrsquointelligence active sur les impressions passives reccedilues dans la sensibiliteacute ont pour essentiel caractegravere drsquoecirctre deacutepouilleacutees de tout ce qui dans lrsquoimage eacutetait individuel elles sont toutes precirctes agrave servir agrave la geacuteneacuteralisation

Lrsquoimperfection de notre connaissance conceptuelle doit donc ecirctre dite une laquo indistinction raquo si lrsquoon entend par ideacutee distincte celle qui suffit agrave distinguer lrsquoobjet agrave connaicirctre de tous les autres Encore une fois lrsquoobjet agrave connaicirctre crsquoest lrsquoecirctre et donc le singulier or le concept (agrave moins de se composer avec les multiples appreacutehensions sensitives) ne peut servir agrave discerner les singuliers de mecircme espegravece il les confond tous dans lrsquoindivision formelle de lrsquoessence absolue Lrsquoimage propre il faudrait mecircme dire lrsquoimage officielle de nos conceptions intellectuelles dans le systegraveme thomiste ce sont ces visions troubles qui permettent de deacutecrire grossiegraverement un objet lointain sans pouvoir exactement distinguer sa figure34

Cette acircme deacutetermineacutee cette chair et ces os sont de lrsquoessence de Socrate et devraient faire partie de sa laquo deacutefinition si Socrate pouvait se deacutefinir raquo Mais lrsquohomme dont les yeux voient Socrate nrsquoextrait intellectuellement de cette

32 Spir 9 6 33 1 q 79 a 3 ad 1 ndash Cp 1 q 85 a1 ad 3 34 1 q 85 a 3 et passages parallegraveles

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 95

perception qursquoune notion assez vague pour pouvoir tout aussi bien convenir agrave Platon ndash En insistant sur la neacutecessiteacute de concevoir la matiegravere individuelle comme-une part inteacutegrante de lrsquoessence en mecircme temps qursquoil refusait agrave la matiegravere commune toute reacutealiteacute en dehors des matiegraveres particuliegraveres en identifiant reacuteellement lrsquohumanitas et la Socrateitas S Thomas installait pourrait-on dire comme un certain nominalisme au fond des choses En nrsquoaccordant agrave lrsquoesprit que la perception du mecircme tandis que les reacutealiteacutes sont diverses il reacutesolvait tregraves nettement le problegraveme poseacute chez Aristote par lrsquoaffirmation drsquoune certaine impuissance et laquo irreacutealiteacute raquo des concepts humains

III

Un premier pas est donc fait dans la critique de cette ressemblance de lrsquoecirctre que creacutee en nous lrsquoabstraction intellectuelle Il est accordeacute que le concept est geacuteneacuteral et que la repreacutesentation mecircme deacuteficiente de la substance singuliegravere ne srsquoopegravere en nous que par la collaboration du multiple Mais une nouvelle question se pose immeacutediatement concernant encore le concept lui-mecircme Eacutetant geacuteneacuteral peut-il rester un Eacutetant abstrait peut-il se preacutesenter comme lrsquoappreacutehension immeacutediate drsquoune chose De cette laquo essence absolue raquo de cette nature que lrsquoesprit perccediloit comme indivise sans individualiteacute pourtant comme sans pluraliteacute peut-on dire puisqursquoelle nrsquoest pas un ecirctre qui existe que lrsquoesprit la voit et la vit laquo telle qursquoelle est raquo Si je ne vois pas ce que crsquoest qursquoun ange est-ce que je vois ce que crsquoest qursquoun boeuf Des scolastiques posteacuterieurs35 ont conclu pour la

35 P ex Suarez Disputationes Metaphysicae XXXV 3 5 ndash Tolomei Philosophia mentis et sensuum disp

12a logico-physica sect 2 n 8 sec 3 n 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 96

neacutegative et nrsquoont pas manqueacute de se reacuteclamer de lrsquoautoriteacute de S Thomas Je crois leur theacuteorie conforme agrave ses principes mais contraire agrave ses assertions usuelles sinon agrave sa doctrine reacutefleacutechie Crsquoest donc une faute de logique dans un systegraveme qui nrsquoen compte guegravere et un exemple du verbalisme inconscient qui persiste souvent agrave reacutegir des domaines entiers dans la penseacutee des plus grands esprits et des plus sincegraveres

Je me propose de montrer rapidement que S Thomas srsquoimaginait posseacuteder dans les concepts des quidditeacutes mateacuterielles cette uniteacute vivante et indeacutefinissable qui est lrsquoideacuteal mecircme de la laquo prise raquo des choses par lrsquoesprit cette similitude de lrsquoessence raquo dont on peut seulement dire qursquoelle est laquo la chose agrave lrsquoeacutetat intelligible raquo au lieu de lrsquoecirctre laquo agrave lrsquoeacutetat naturel36 raquo Il est facile ce me semble de faire voir ensuite que ses principes noeacutetiques sont incompatibles avec cette position Car par une singuliegravere fortune la raison mecircme qui le persuadait de la perfection et de la proprieacuteteacute de ses ideacutees est celle qui nous fera conclure agrave son inconseacutequence

Ce preacutecieux moyen terme est lrsquoeacutequation de la deacutefinition avec le concept propre Dans lrsquoeacutetat actuel la vue drsquoune chose telle qursquoelle est va de pair pour S Thomas avec la possibiliteacute de la deacutefinir Nous ne voyons pas Dieu tel qursquoil est et nous ne voyons pas lrsquoEsprit pur Dieu Gabriel ou Raphaeumll sont indeacutefinissables tout comme lrsquohomme individuel Platon ou Socrate37 Nous pouvons deacutefinir les substances

36 Quodl 8 a 4 laquo Species intelligibilis est similitudo ipsius essentiae rei et est quodammodo ipsa quidditas

et natura rei secundum esse intelligibile non secundum esse naturale prout est in rebus raquo 37 La raison en est pour lrsquoAnge que nous nrsquoen avons pas de notion propre et que drsquoailleurs sa notion ne

peut se morceler (Opusc 26 c 6 ndash ln 7 Met 1 15 etc) pour Socrate que la matiegravere individuelle ignoreacutee par nous fait partie de son essence laquo oportet igitur si singulare definitur in eius definitione poni aliqua nomina quae multis conveniant raquo (In 7 Met 1 14 etc ndash Cf plus bas p 118 et suiv) ndash Les abs-

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naturelles lrsquohomme le bœuf lrsquoolivier donc nous pouvons les concevoir comme ils sont Et ces deux opeacuterations sont identiques

laquo Il suppose drsquoabord que la deacutefinition signifie lrsquoessence de la chose raquo On pourrait le dire de S Thomas comme il le dit drsquoAristote38 Non seulement lrsquoon rencontre agrave chaque page lrsquoexpression courante forma speciei quam signifacat definitio non seulement il va jusqursquoagrave dire pour faire plus court laquo la deacutefinition crsquoest la chose39 raquo mais il identifie expresseacutement la deacutefinition et le concept parfait Donc agrave plus forte raison qui deacutefinit voit laquo Quand lrsquohomme a lrsquointellection drsquoune creacuteature il conccediloit une certaine forme qui est la ressemblance de la chose selon toute sa perfection et crsquoest ainsi que laquo lrsquointelligence deacutefinit les choses40 raquo laquo Quand on pare vient agrave savoir la deacutefinition on a une connaissance laquo parfaite de la chose41 raquo laquo La chose est comprise quand la deacutefinition est sue si du moins la deacutefinition mecircme est comprise42 raquo Reacutepeacutetant ailleurs cette derniegravere affirmation il ajoute ces mots significatifs definitio enim est virtus comprehendens rem43 Et cette puissance de la deacutefinition se communique au mot comme au concept le mot homme exprime par sa signification lrsquoessence de lrsquohomme comme

tractions derniegraveres sont naturellement indeacutefinissables les deacutefinitions ne pouvant se suivre agrave lrsquoinfmi (In 1

Post 1 32) Les genres sont deacutefinissables en tant qursquoils sont agrave la faccedilon des espegraveces subsumeacutes sous des genres supeacuterieurs (In 5 Met 1 3 ndash In 7 Met 1 11 etc )

38 In 2 Post 1 8 ndash Le mot drsquoAristote est λόγος τοῦ τί ἐστι (2 Post c 10) Cp Top 7 5 λόγος ὁ τὸ τὶ ἦν εἶναι σημαίνων

39 laquo Defnitio enim est idem rei raquo In 7 Met 1 9 (p 3 a) 40 Ver 2 1 ndash Cp 1 d 2 q1 a3 ougrave S Thomas explique le mot drsquoAristote citeacute plus haut La ratio (λόγος)

crsquoest dit-il laquo id quod apprehendit intellectus de significatione alicuius nominis et hoc in his quae habent definitionem est ipsa rei definitio raquo

41 In 5 Met 1 22 571 a 42 Ver 8 2 4 43 Ver 20 5

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 98

elle est parce qursquoil en signifie la laquo deacutefinition laquelle en deacuteclare lrsquoessence44 raquo Enfin laquo Nous pouvons connaicirctre la substance de la pierre comme elle est en sachant ce que crsquoest qursquoune pierre45 raquo ndash Ces deacuteclarations se preacutecisent en certains passages ougrave la vue de la pure essence est opposeacutee agrave celle des notions qursquoon srsquoen peut former par analogie46 Elles prennent une importance deacutecisive si on les rapproche de la theacuteorie thomiste de la science la deacutefinition essentielle a pour rocircle drsquoecirctre tecircte de deacuteduction majeure du syllogisme scientifique on en peut tirer la liste des proprieacuteteacutes speacutecifiques de la chose qursquoelle contient virtuellement47 On nrsquoen saurait donc douter la deacutefinition est bien conccedilue par S Thomas comme livrant agrave lrsquoesprit le tout intelligible de la chose le double mental drsquoune quidditeacute substantielle proportionneacute agrave ses exigences et le satisfaisant parfaitement

Entendons bien drsquoailleurs que fidegravele agrave sa doctrine de lrsquoorigine sensible des ideacutees jamais il ne dit ni ne pense qursquoon arrive agrave connaicirctre la substance autrement que par le moyen des accidents Mais autre chose est le preacuteciser le mode de

44 1 q13 a1 45 1 q 13 a8 ad 2 laquo Substantiam lapidis ex eius proprietate possumus cognoscere secundum seipsam

sciendo quid est lapis raquo et ainsi le nom de la pierre signifie son quod quid est ce qui nrsquoest pas le cas pour le nom de Dieu ndash Et ailleurs agrave propos des Bienheureux et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute divine laquo Non videbitur Deus ab eis sicut videtur res per suam definitionem cuius essentia comprehenditur raquo (4 d 49 q 2 a 3 ad 5)

46 Jrsquoattirerai particuliegraverement lrsquoattention sur 3 d 35 q 2 a 2 sol 1 ce texte est preacutecieux par la comparaison avec lrsquointuition angeacutelique et indique que lrsquointelligence humaine parvient elle aussi (mais apregraves un discours) agrave une vue unifieacutee que S Thomas ne semble pas consideacuterer comme analogique Voir les termes bien diffeacuterents employeacutes agrave propos des objets spirituels (ibid et sol 2) ndash Cp encore in Div Nom c 7 1 2 3 d 23 q1 a 2

47 In 2 Phys 1 15 380 b etc ndash Ver 2 7 laquo Intellectus auteur cognoscens essentiam speciei per eam comprehendit omnia per se accidentia illius speciei raquo

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la genegravese des deacutefinitions48 autre chose de porter un jugement geacuteneacuteral sur leur valeur Et si lrsquoon examine de pregraves les passages en question ici lrsquoon srsquoaperccediloit qursquoils se divisent en deux cateacutegories bien trancheacutees Certains sans doute affirment que nous nous arrecirctons net agrave lrsquoaccidentel mais drsquoautres supposent eacutevidemment que nous passons outre et que gracircce agrave lrsquoactiviteacute propre de lrsquoesprit nous deacutecouvrons cette note intime et substantielle (diffeacuterentia) qui livre agrave lrsquoesprit lrsquo laquo essence raquo du checircne ou du tigre aussi claire aussi nue que lrsquoessence du triangle ou du carreacute

Par exemple nous usons drsquoune diffeacuterence accidentelle faute de percevoir lrsquoessentielle quand nous deacutefinissons la noirceur ou la blancheur par une de leurs proprieacuteteacutes relative agrave notre oeil congregativum et disgregativum visus Crsquoest lagrave srsquoarrecircter agrave un effet car la cause et la vraie diffeacuterence crsquoest dit S Thomas une certaine laquo pleacutenitude de lumiegravere raquo qui se trouve dans la blancheur et que nous ne pouvons plus exactement deacuteterminer49 ndash Au contraire quand nous deacutefinissons lrsquohomme laquo animal raisonnable raquo nous atteignons par delagrave les opeacuterations et les accidents une diffeacuterence vraiment constitutive et substantielle qui est la diffeacuterence speacutecifique On peut dire que la deacutefinition de lrsquohomme est preacutesenteacutee par S Thomas comme reacutealisant lrsquoideacuteal sans plus50 il paraicirct qursquoil croyait posseacuteder ici la formule presque magique qui

48 Je laisse de cocircteacute dans la discussion qui va suivre les difficulteacutes qursquoon pourrait opposer agrave la meacutethode

suivie pour arriver aux deacutefinitions Soit qursquoon procegravede par divisions soit qursquoon preacutefegravere la voie montante (Cf in 1 Post 1 32 33 ndash in 2 Post 11 13-16( il reste toujours que le reacutesultat est une notion double et crsquoest la valeur de ce reacutesultat que je critique

49 In 10 Met 1 3 125 a 50 Voir speacutecialement Spir 11 3 ndash et cp les raisons donneacutees pour prouver qursquoil ne peut exister qursquoune seule

espegravece drsquoanimaux raisonnables In 2 An 1 5 73 a ndash Cp 1 q 85 a6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 100

livre agrave lrsquoesprit le fond de lrsquoecirctre laquo le mot signifiant ce qui est raquo laquo le miroir eacutegal agrave lrsquoessence de la chose raquo speculum adaequans essentiam rei ndash Entre ces deux extrecircmes la deacutefinition de lrsquohomme et lrsquoessai de deacutefinition du blanc les intermeacutediaires sont nombreux et lrsquoon passe par des transitions assez obscures ougrave les expressions identiques de notre auteur semblent parfois recouvrir des conceptions diffeacuterentes Toujours laquo lrsquoon monte des accidents agrave la connaissance des essences raquo selon la formule aristoteacutelicienne mais il faut srsquoarrecircter parfois plus ou moins loin du but Certains accidents sont plus fonciers plus laquo proches de lrsquoessence raquo que ceux indiqueacutes pour le noir et le blanc telle est par exemple la laquo figure raquo dans les regravegnes animal et veacutegeacutetal51 Drsquoautres sont effets propres ou mecircme adeacutequats de la cause si bien qursquoen certains cas un simple raisonnement de lrsquoideacutee de lrsquoaccident propre tirerait celle de la diffeacuterence (comme si de bipegravede lrsquoon concluait raison-nable52) Drsquoautres fois il nrsquoy a pas agrave changer le mot mais agrave comprendre qursquoil signifie lrsquoessence et non lrsquoaccident et qursquoon ne nomme plus seulement une qualiteacute mais laquo du qualitatif 53 raquo Dans ces derniers cas lrsquoessence est vraiment atteinte vue toucheacutee En reacutesumeacute laquo notifier raquo le chameau par la couleur de son poil serait srsquoarrecircter agrave un accident tregraves exteacuterieur deacutecrire sa taille sa physionomie sa bosse serait donner une bonne base de classification zoologique mais il ne sera vraiment deacutefini que lorsqursquoon pourra nommer la

51 In 2 Phys 1 5 ndash Cp 2 d 3 q1 a 6 etc 52 Ver 10 6 ndash la 2ae q 49 a 2 ad 3 ndash In Trin 1 2 ndash Opusc 26 ch 6 53 laquo Secundum quod quale invenitur in genere substantiae secundum quod diffeacuterentia substantialis dicitur

praedicari in eo quod quale raquo In 5 Phys 1 4 ndash Sensitif et raisonnable sont des diffeacuterences per se lrsquoune geacuteneacuterique lrsquoautre speacutecifique prises des puissances (vue odorat intelligence) mais appliqueacutees aux natures elles-mecircmes (De Anim 12 8 ndash De mecircme 4 d 44 q1 a1 sol 2 ad 3 Ver 10 1 6 etc)

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laquo complexion raquo particuliegravere qui contraint en lui la nature animale geacuteneacuterique agrave telle espegravece en la deacuteterminant agrave telle ou telle faccedilon de sentir54 S Thomas croit qursquoil peut ecirctre deacutefini On peut deacutepasser toute la multipliciteacute des accidents physiques et parvenir agrave leur source unique et commune La deacutefinition ideacuteale meacutetaphysique est une comme lrsquoessence simpliciter significat unum de una re cuius ratio est quia essentia cuiuslibet rei est una55

54 In 2 An 1 5 73 a laquo Diversificantur species sensitivorum secundum diversas complexiones quibus

diversimode se habent ad operationes sensus raquo ndash In 7 Met 1 12 lrsquoessence du lion est drsquoecirctre un animal laquo (quod habet animam sensitivam) talem scilicet cum abundantia audaciae raquo Cp in Trin 5 3 (t XXVIII 534 a) S Thomas veut exprimer dans un mot le principe drsquoharmonie inteacuterieure qui conditionne tous les deacutetails La recherche de cette note une originale et nrsquoexceacutedant pas lrsquoespegravece (laquo in equis puta hinnibile raquo 2 Post 1 16) contredit certaines reacuteponses drsquoun sage agnosticisme donneacutees ailleurs (2 Post 1 13) et qui reacuteduisent lrsquooeuvre de la deacutefinition agrave circonscrire et notifier le deacutefini comme le seul objet ougrave se rencontrent ensemble un certain nombre drsquoaccidents communs Crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoil a devant les yeux cet ideacuteal que S Thomas distingue si soigneusement de la deacutefinition parfaite non seulement les laquo notifications raquo exteacuterieures agrave lrsquoaide des laquo proprieacuteteacutes raquo (In 7 Met 1 12 ndash In 2 Post 1 8) mais encore (1 d 1 Exp t) les deacutefinitions par causes partielles Il affirme sauvent qursquoon peut donner drsquoun mecircme objet diverses deacutefinitions prises des diverses causes mais il tient toujours qursquoune seule est parfaite qui renferme toutes les autres (3 d 23 q 2 a1 ad 8 in 1 Post 1 15 in 2 Phys 1 5 la 2ae q 55 a 4 etc) Il y a plusieurs deacutefinitions laquo comme il y a plusieurs quidditeacutes drsquoune mecircme chose raquo (In 2 Post 1 7 250 b) ce sont donc selon sa doctrine des coups drsquooeil abstractifs et partiels Cp le principe (Pot 7 6) laquo unius formae non potest esse nisi una similitudo secundum speciem quae sit eiusdem rationis cum ea possunt tamen esse diversae similitudines imperfectae raquo

55 In 2 Post 1 8 Cette theacuteorie de la deacutefinition est drsquoinspiration toute semblable agrave celle de lrsquoexplication des ecirctres par laquo lrsquoopeacuteration maicirctresse raquo et le laquo caractegravere dominant raquo (V au tome Ier de la Philosophie de lrsquoart de Taine la fameuse description du lion elle a eacuteteacute citeacutee par des neacuteo-scolastiques comme illustrant tregraves heureusement leur notion de la forme) On y prend sur le vif la preacutetention de lrsquointellectualisme anthropomorphique de plaquer sur lrsquoecirctre lrsquouniteacute que postule lrsquoesprit Crsquoest pour cela mecircme que S Thomas peut ecirctre accuseacute de nrsquoecirctre pas ici drsquoaccord avec lui-mecircme cette conception de la puissance de nos for-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 102

Nous constaterons plus loin lrsquoinfluence de cette conception sur lrsquoeacutepisteacutemologie thomiste et comment elle tendait agrave imposer agrave toutes les sciences la forme deacuteductive Pour le moment une seule chose nous importe cette prise parfaite des essences est-elle en harmonie avec les principes noeacutetiques jusqursquoici exposeacutes Ou S Thomas eucirct-il eacuteteacute plus conseacutequent en ne parlant pas ici de connaissance des quidditeacutes laquo telles quelles raquo Fallait-il dire analogiques nos notions des substances mateacuterielles si la notion analogique se deacutefinit par opposition agrave la preacutesence vitale agrave lrsquoideacutee qui du mecircme coup et directement repreacutesente la chose et unifie la conscience parce qursquoelle est image de lrsquoecirctre tel qursquoil est

Il me paraicirct que la dualiteacute mecircme des termes essentielle agrave la deacutefinition selon S Thomas aurait ducirc lui imposer cette maniegravere de voir Dualiteacute de termes veut dire ici dualiteacute drsquoideacutees car lrsquoespace laisseacute entre les sons ne fait rien agrave la chose et lui-mecircme semble bien le reconnaicirctre56 Mais tant qursquoil y a dualiteacute drsquoideacutees lrsquoessence nrsquoest pas comprise laquo comme elle est raquo A quelle reacutealiteacute en effet correspond drsquoapregraves S Thomas la diffeacuterence agrave une contraction agrave une deacutetermination inteacuterieure du genre laquo Animaliteacute raquo nrsquoest laquo distincte raquo de laquo leacuteoniteacute raquo que pour notre consideacuteration malgreacute toutes les meacutetaphores le genre reste une laquo notion du second degreacute raquo De mecircme qursquoon ne peut concevoir proprement la matiegravere sans rapport agrave une forme et inversement ndash de mecircme on ne pourra concevoir proprement lrsquoanimaliteacute que comme humaine leacuteonine canine ou autrement speacutecifieacutee la connaissance propre est par deacutefinition entiegraverement symeacutetrique

mules appelle logiquement la deacuteduction des espegraveces reacuteelles et la reacuteduction du multiple harmoniseacute agrave lrsquoun

rationnel qui sont contraires agrave ses principes (p 111) 56 V P 96 note 37

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 103

agrave lrsquoecirctre57 Si donc les deux ideacutees du genre et de la diffeacuterence sont propres il y a entre elles coiumlncidence et fusion On a la prise parfaite de lrsquointelligible de lrsquoens et unum mais comme ce nrsquoest plus morceler ce nrsquoest plus deacutefinir58 laquo La diffeacuterence et le genre dit S Thomas font un seul ecirctre comme la laquo matiegravere et la forme et comme crsquoest une seule et mecircme laquo nature que la matiegravere et la forme constituent ainsi la diffeacuterence nrsquoajoute pas au genre une nature eacutetrangegravere laquo mais deacutetermine sa nature agrave lui59 raquo La conclusion srsquoimpose dans le concept ougrave cette uniteacute est briseacutee il faut reconnaicirctre autre chose que la pure transposition de lrsquo laquo eacutetat reacuteel raquo agrave lrsquo laquo eacutetat intelligible raquo il y a deacutecomposition connaissance impropre et analogique

On pourrait encore raisonner ainsi lrsquoessence reacuteelle com-

57 Le systegraveme de Scot avec sa distinction formelle ex natura rei appelle tout naturellement lrsquoeacutequation de

lrsquointelligible et du deacutefinissable Mais quand S Thomas dit qursquoon conccediloit ou qursquoon deacutefinit par addition et compare ce proceacutedeacute au discours syllogistique (Quodl 8 a4 Cf In Trin 6 4 etc) il doit neacutecessairement penser pour ecirctre drsquoaccord avec ses principes qursquoil deacutecrit un mode de connaicirctre par fragmentation tregraves infeacuterieur agrave lrsquoideacuteal de lrsquointelligence Sa doctrine de lrsquoecirctre lrsquooblige agrave consideacuterer toute abstraction comme une impuissance Il a raison sans doute de rapprocher la theacuteorie de la diffeacuterence unique de celle de la forme unique (In 7 Met 1 12 21 b laquo Si enim essent plures formae secundum omnia praedicta non possent omnes una differentia comprehendi nec ex eis unum constitueretur raquo ) mais il aurait encore plus raison de refuser la perfection ideacuteale agrave ce concept doubleacute qursquoest la deacutefinition (Si parfois il deacuteclare que le genre reacutepond agrave la matiegravere et la diffeacuterence agrave la forme on sait qursquoagrave lrsquoexemple drsquoAvicenne il ne voit dans cette formule qursquoune meacutetaphore La matiegravere et la forme ne font pour lui qursquoun ecirctre et nrsquoont qursquoune ideacutee)

58 laquo Ipsa enim defnitio scilicet secundum se oportet quod sit divisibilis raquo (In 5 Met 1 6 535 a cp Ar) Les notes peuvent ecirctre plus nombreuses que deux (In 2 Post 1 15 275 a) mais lrsquoideacuteal est de trouver un genre prochain qui reacutesume les genres supeacuterieurs (In 7 Met 1 12 18 b 20 b) et le nombre des mots est purement accidentel Ce qui est capital crsquoest qursquoil reste deux ideacutees laquo In specie hominis intelligimus animal et rationale raquo 1 q 12 a 10 ad 1 etc

59 2 C G 95

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 104

prend la matiegravere et lrsquoessence absolue comprend la matiegravere commune Mais la connaissance intellectuelle de la matiegravere ne se conccediloit chez S Thomas que de deux faccedilons chez les esprits purs qui puisent leurs ideacutees dans celles de Dieu lrsquoesprit atteint en elle-mecircme la singulariteacute mateacuterielle chez les hommes qui reccediloivent leur connaissance des objets toute ideacutee de la matiegravere speacutecifieacutee dit neacutecessairement retour reacuteflexion sur une perception sensible Ce retour introduisant dans la notion une complexiteacute comparable agrave celle des ideacutees analogiques eacutetudieacutees plus haut empecircche pour jamais lrsquouniteacute de lrsquoideacutee drsquoune substance mateacuterielle Crsquoest dire que les notes ne sont pas propres Cette explication qui rappelle les principes les plus universels de la noeacutetique thomiste a lrsquoavantage de faire voir immeacutediatement que toute ideacutee geacuteneacuterale des substances est neacutecessairement une ideacutee analogique et que lrsquoideacutee propre nrsquoen saurait ecirctre abstractive mais condensatrice a priori Crsquoest ainsi que les anges perccediloivent les choses par des formes inneacutees naturelles agrave leur intelligence et qui sont le type de tout lrsquoecirctre matiegravere et deacutetermination Les ideacutees de lrsquoAnge le plus infime sont au moins eacutegales aux espegraveces naturelles60 Semblablement lrsquoacircme humaine a lrsquoideacutee propre des choses raquo (insubstantielles) dont elle-mecircme est la mesure agrave savoir des artificiata ndash La theacuteorie de S Thomas est ainsi rectifieacutee et mise en harmonie stricte avec son principe laquo Ce qui est connu intellectuellement est connu par soi et la nature dit connaissant suffit agrave cette connaissance sans aucun moyen exteacuterieur61 raquo

60 Ver 814 61 1 C G 57 8 ndash On remarquera que lrsquoideacutee de lrsquoartificiatum est complexe sans ecirctre impropre comme lrsquoecirctre

est ainsi il est connu et un objet qui nrsquoest un que par lrsquointention humaine et pour lrsquousage humain nrsquoest pas perccedilu dans cette uniteacute accidentelle (unum per accidens) sans la perception de sa finaliteacute humaine En matiegravere de psychologie et de morale scientifique la deacutefinition pourrait encore ecirctre dite

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Peut-on dire du reste qursquoil se soit proprement contredit Le mot laquo contradiction raquo doit revecirctir un sens speacutecial quand on oppose chez un auteur des principes certains et profonds agrave des assertions secondaires et superficielles La naiumlveteacute mecircme des expressions citeacutees incline agrave croire que Thomas nrsquoa pas approfondi le problegraveme de la deacutefinibiliteacute des substances naturelles Lrsquoabsence de restriction quand il traite de la deacutefinition en geacuteneacuteral et donne seulement des exemples drsquoabstraits comme lrsquoeacuteclipse le tonnerre le triangle prouve sans doute lrsquoabsence de distinctions dans son esprit mais ne permet pas de conclure qursquoil eucirct explicitement dogmatiseacute qursquoun chameau peut se deacutefinir aussi bien qursquoun triangle Le fait qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutecourageacute de la doctrine par la malvenue des reacutesultats montre qursquoil ne fut pas extrecircmement soucieux drsquoen leacutegitimer les conseacutequences Que dire de la bonne gracircce avec laquelle il abandonne quand lrsquooccasion srsquoen preacutesente la deacutefinition type elle-mecircme qui

propre et parfaite preacuteciseacutement parce qursquoellemecircme creacutee lrsquouniteacute de son objet Cp les reacuteflexions de 1a 2ae

q18 a 10 laquo Species moralium actuum constituuntur ex formis prout sunt a ratione conceptae Sed processus rationis non est determinatus ad aliquid unum sed quolibet dato potest ulterius procedere raquo ndash Enfin lrsquoon pourrait conceacuteder pour une raison semblable une ideacutee propre des accidents et pheacutenomegravenes sensibles qui sont des abstractions et relatifs agrave notre mode subjectif drsquoappreacutehender (p 21 n 2) cette ideacutee resterait complexe comme impliquant un retour intellectuel sur lrsquoacte de perception sensible ndash Ainsi restreinte la theacuteorie du concept propre serait parfaitement conforme aux principes de S Thomas sur lrsquointuition directe du moi actuel srsquoembrancheraient les conceptions propres des reacutealiteacutes qui lui sont relatives Il est agrave noter que la plupart des deacutefinitions qursquoeacutetudie S Thomas rentrent dans les cateacutegories ici eacutenumeacutereacutees crsquoest laquo la maison raquo laquo lrsquoeacuteclipse raquo laquo la magnanimiteacute raquo etc ndash Mais (et ceci est une nouvelle preuve qursquoil considegravere la deacutefinition comme une veacuteritable prise intelligible de lrsquoecirctre) il affirme theacuteoriquement que seule la substance est parfaitement deacutefinie laquo Secundum quod aliqua habent esse possunt definiri ideo nil perfecte definitur nisi substantia raquo (2 d 35 q 1 a 2 ad 1) Toute la discussion de In 2 Post 1 8 indique clairement aussi qursquoil comprend les substances naturelles parmi les objets deacutefinissables

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 106

semblait garantir la valeur du systegraveme celle de lrsquohomme Parce que plusieurs Saints Pegraveres ont pris les corps ceacutelestes pour des animaux raisonnables et qursquoil ne juge pas absurde cette hypothegravese il est tout precirct agrave faire entrer dans cette formule preacutetendument derniegravere et speacutecifique autant drsquoespegraveces qursquoil y a drsquoastres au firmament62 ndash Toutes ces indeacutecisions et ces concessions meacuteritent de nrsquoecirctre pas oublieacutees ndash Il reste pourtant que le recircve flottait devant son esprit qursquoil pouvait deacutegager du touffu des actes accidentels la note reacutesumant dans son uniciteacute mysteacuterieuse tout ce que la vie pheacutenomeacutenale eacutepandait Lui qui avait si bien montreacute qursquoune chose peut ecirctre identique agrave une ideacutee il nrsquoa pas vu qursquoil se contredisait en la faisant identique agrave deux ideacutees ou agrave une phrase Les suites logiques de cette inconseacutequence se deacutevelopperont dans les chapitres suivants Quant agrave lrsquoexplication psychologique elle est facile Contemplateur subtil de lrsquoinvisible Thomas se deacutesinteacuteresse du monde sonore et coloreacute Il en reacutepegravete ce qursquoont dit les autres Chez Aristote le philosophe tient encore du naturaliste quand il deacutecrit lrsquoapparence exteacuterieure il est moins obseacutedeacute de la preacuteoccupation drsquo laquo intelliger raquo lrsquoessence Thomas meacutetaphysicien que la zoologie ne charme guegravere pense toujours aux quidditeacutes des substances spirituelles lucides et transparentes en soi Sa cupiditeacute intellectuelle est toute pleine du deacutesir de ces diamants il srsquoinquiegravete peu de veacuterifier le treacutesor de cuivre qursquoil croit avoir et qursquoun essai drsquoinventaire eucirct fait ainsi que les laquo ideacutees propres raquo des Esprits et des Mystegraveres srsquoenvoler au vent63

62 Spir 8 10 ndash On sait que pour S Thomas chaque corps ceacuteleste est seul de son espegravece 63 [Sur le point preacutecis de la connaissance conceptuelle la penseacutee du tregraves regretteacute P Rousselot a sa

correspondance en fait foi eacutevolueacute par la suite vers plus de reacutealisme laquo Dans la connaissance per modum naturae que jrsquoai de mon acte est contenu un certain instinct de reacutealite qui est condition neacutecessaire de lrsquoattribution de lrsquoecirctre agrave lrsquoobjet de mon

La speacuteculation humaine ndash Chap IIe Premier succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure le Concept 107

acte Si vous voulez je conccedilois lrsquoens ut nomen mais je perccedilois intuitivement lrsquoens ut participium

laquo realitatem formaliter raquo comme atmosphegravere commune du moi et de lrsquoautre (puisque je ne connais le moi que par et dans sa communion avec lrsquoautrehellip) Je conceacutederais lrsquointuition et donc lrsquoidententiteacute quant agrave lrsquoexistentialiteacute perccedilue dans mon actuation par la chose exteacuterieure patimur a rebus (Lettre agrave un ami du 13 avril 1910) Le 5 feacutevrier 1914 le R P Rousselot adressait au mecircme correspondant les lignes suivantes laquo Je nrsquoai pas refait le chapitre de ma thegravese dont jrsquoai cesseacute drsquoecirctre satisfaithellip jrsquoy exageacuterais lrsquoirreacutealisme de la connaissance conceptuelle raquo Lrsquoeacutevolution eacutetait donc heureuse et ferme]

CHAPITRE TROISIEgraveME

La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire

Quelles que soient les illusions de S Thomas sur lrsquoopeacuteration deacutefinissante elles ne doivent pas faire oublier ses principes sur lrsquoexclusive reacutealiteacute du singulier et la neacutecessiteacute de son appreacutehension comme tel pour une connaissance absolument laquo complegravete et vraie raquo Ces prin-cipes ne sont pas pour deacuteplaire agrave ceux des modernes qui insistent le plus sur le vague et la pauvreteacute de lrsquoideacutee geacuteneacuterale et placent la perfection de notre connaissance dans une appreacutehension laquo plus eacutetoffeacutee raquo de lrsquoindividu1

Et en effet de ces propositions il devrait suivre que la valeur de notre vie connaissante consiste au moins pour la moitieacute dans ces appreacutehensions singuliegraveres plus reacuteelles raquo si elles sont moins faciles agrave fixer plus complegravetes si elles sont de soi moins certaines et qui sont la matiegravere de lrsquoart et de lrsquohistoire Il en devrait suivre pour la laquo faculteacute de lrsquoecirctre raquo la neacutecessiteacute de serrer de plus pregraves son objet soit en deacuteduisant srsquoil est possible lrsquoindividu soit en requeacuterant le-concours des puissances auxiliaires basses mais intuitives ndash et pour

1 On a deacutejagrave dit quelle opeacuteration complexe remplace chez nous drsquoapregraves S Thomas lrsquoappreacutehension

intellectuelle du singulier (P 95 n 3) On a dit aussi qursquoil admet en lrsquohomme agrave chaque instant de la vie consciente lrsquointuition du moi singulier actuel pheacutenomeacutenal crsquoest-agrave-dire de lrsquoesprit informeacute par lrsquoideacutee drsquoune essence mateacuterielle Pour cette derniegravere sorte de perceptions il ne discute mecircme pas la question de leur valeur speacuteculative

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 109

la philosophie lrsquoobligation de critiquer cette opeacuterationrsquo nouvelle et de preacuteciser les conditions ougrave elle atteindra son rendement maximum

Une pareille eacutetude ne pouvait guegravere ecirctre attendue de la philosophie grecque La science agrave son aurore nrsquoavait pu se poser qursquoen srsquoopposant agrave lrsquoart creacuteateur de synthegraveses individuelles et agrave la connaissance pratique la science enthousiaste des premiers penseurs grecs et la science plus rassise drsquoAristote sont tourneacutees exclusivement du cocircteacute du geacuteneacuteral Les Arabes avaient senti le problegraveme et lrsquoavaient mal reacutesolu Mais le Christianisme ne comportait-il pas certains eacuteleacutements qui coexistant avec les principes de lrsquointellectualisme grec dans lrsquoesprit des philosophes et agissant agrave la maniegravere de reacuteactifs pourraient aider agrave une appreacuteciation plus exacte du singulier dans lrsquoecirctre et la connaissance Sa doctrine de la Providence qui srsquoeacutetend aux derniers insectes son estime infinie pour la moindre des acircmes individuelles racheteacutee du sang drsquoun Dieu la Bible qui incorpore la morale en des exemples vivants le mystegravere de lrsquoIncarnation qui preacutesente le salut aux hommes dans une personne plutocirct que dans une doctrine2 tout cela semblait devoir faciliter agrave la philosophie une plus juste appreacuteciation de la connaissance concregravete ndash Lrsquoutilisation philosophique de ces eacuteleacutements nouveaux eacutetait assureacutement une tacircche digne des plus grands esprits ndash Pour ce qui regarde S Thomas on sait comment il a envisageacute la face ontologique du problegraveme sa theacuteorie de lrsquoindividu est son chef drsquoeeuvre Restait agrave passer agrave lrsquoordre de la connaissance et agrave y fairersquo reacutegner le mecircme eacutequilibre selon le

2 Plus exactement aurait dit S Thomas dans une personne qui est la source et la fin de toute doctrine

Comparez la theacuteorie du Verbe et aussi les reacuteflexions de S Thomas sur la puissance judiciaire du Christ Il est lrsquohomme laquo veritate imbutus unum laquo quodammodo cum ipsa veritate lsquoquasi quaedani lex et quaedam laquo iustitia animata raquo (3 q 59 a2 ad 1)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 110

paralleacutelisme qursquoil professait Dans lrsquointellection divine et angeacutelique il reacutetablit les droits de la reacutealiteacute complexe contre Avicenne et beaucoup drsquoautres Pour la connaissance humaine il eacutechoua Lrsquoesprit du moyen acircge nrsquoeacutetait sans doute pas assez mucircr pour tirer la scieacutence si loin de ses origines le poids de la double tradition socratique et musulmane eacutetait trop lourd et le meacutepris mystique du monde sensible venait encore srsquoy ajouter Crsquoeucirct eacuteteacute une œuvre bien deacutelicate pour cet intellectualisme drsquoune civilisation jeune qui nrsquoa guegravere philosopheacute son art et qui ne savait pas transformer sa vie en jouissances drsquoesthegravetes de rejoindre parfaitement la raison agrave lrsquoindividuel et demeurant fidegravele agrave soi-mecircme dans une subtile abneacutegation de reconnaicirctre ndash tout en affirmant la preacuteeacuteminence de lrsquoesprit ndash combien est infeacuteconde en lrsquohomme la sereine clarteacute des abstractions pures3

La maniegravere dont lrsquoeacutequation de lrsquoecirctre individuel et de lrsquoideacutee srsquoaccomplit dans lrsquointelligence humaine peut se concevoir diversement La premiegravere solution et la plus grossiegraverement intellectualiste consiste agrave preacutetendre que lrsquoecirctre dans sa singulariteacute peut ecirctre deacuteduit par lrsquohomme crsquoest identifier le reacuteel non plus seulement avec lrsquointelligible mais avec le logique Crsquoest reconnaicirctre agrave nos repreacutesentations des objets singuliers une valeur intel-ligible toute semblable agrave celle des notions qui figurent dans les raisonnements Cette

3 On a dit que de plus riches bibliothegraveques eussent permis aux Scolastiques de sentir lrsquointeacuterecirct qursquooffre la

compreacutehension des synthegraveses individuelles et lrsquoeacutetude connexe du deacuteveloppement historique Mais ce nrsquoest pas la matiegravere qui leur a manqueacute Avec la Bible avec les Pegraveres avec ce qursquoils posseacutedaient des classiques avec le monde qursquoils avaient sous les yeux ougrave trois civilisations srsquoeacutetaient fondues ils avaient de quoi reconnaicirctre lrsquointelligible du fluent Crsquoest le goucirct et lrsquoaptitude qui ont fait deacutefaut Il est tregraves curieux de retrouver chez les enfants catholiques dont lrsquointelligence commence agrave srsquoeacuteveiller lrsquointeacuterecirct spontaneacute pour le mecircme genre de questions qui passionna les Scolastiques (sur la puissance de Dieu le Paradis terrestre etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 111

solution est eacutecarteacutee par S Thomas ndash Une autre consiste agrave refuser une valeur intellectuelle ndash non pas agrave ce qui deacutepasse lrsquointellect de lrsquohomme dans la phase terrestre mais agrave ce qursquoil atteint uniquement par ses faculteacutes sensibles crsquoest-agrave-dire au singulier mateacuteriel Crsquoest la solution qursquoil adopte apregraves ses maicirctres ndash On peut enfin rechercher jusque dans ces apports du sensible dont finalement lrsquointellect est juge tout ce qui peut aider agrave la repreacutesentation et agrave lrsquoeacutevaluation de ce qui vraiment est crsquoest la solution qursquoavec ses principes il aurait ducirc adopter

I

La reacuteduction de tout le reacuteel au rationnel suppose qursquoon nie le hasard et lrsquointervention dans les affaires du monde drsquoune vraie liberteacute drsquoindiffeacuterence Double raison qui rend la position inacceptable agrave Thomas Le hasard existe ce qui veut dire explique-t-il non qursquoil y ait aucun effet singulier dont lrsquointelligence humaine ne puisse assigner la cause mais qursquoil y a des coiumlncidences drsquoeffets devant lesquelles elle doit rester muette Donc dans la mesure ougrave lrsquoecirctre singulier est par lrsquoactuation simultaneacutee coiumlncidente de plusieurs eacuteleacutements ndash dans la mesure ougrave le fait reacuteel se compose de plusieurs circonstances simplement coexistantes lrsquoecirctre singulier et le fait reacuteel eacutechapperont agrave la deacuteduction Je sais pourquoi un tel creuse son champ et je sais pourquoi il y trouve un treacutesor mais jrsquoignore pourquoi creusant son champ il trouve un treacutesor Je sais pourquoi Socrate est blanc et pourquoi il est musicien mais jrsquoignore la raison de la coiumlncidence de deacuteterminations qui a poseacute en ce point du monde un musicien blanc Thomas rappelle souvent ces exemples familiers agrave Aristote pour reacutefuter un deacuteterminisme laquo stoiuml-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 112

cien raquo laquo pharisien raquo et musulman qui preacutetend rattacher ou tous les actes humains ou tous les pheacutenomegravenes physiques agrave la neacutecessaire influence des corps ceacutelestes4 Pour lui le systegraveme des causaliteacutes connaissables agrave lrsquohomme nrsquoest pas un ils sont plusieurs qui se croisent et srsquoimpliquent lrsquoun dans lrsquoautre ndash Est-ce agrave dire que lrsquounivers conccedilu comme ensemble reste inintelligible ou mecircme qursquoune seule des simultaneacuteiteacutes reacutealiseacutees soit incomprise ou sans raison Aucunement Tout se tient en Dieu lrsquoordre des reacutealisations comme celui des essences et il nrsquoy a pas de hasard pour Lui nihil est a casu respectu universalis agentis qui est causa simpliciter totius esse Drsquoun seul acte tranquille il systeacutematise tout harmonise tout et voit tout puisqursquoil fait tout Seulement cette perfection suprecircme nrsquoest pas le partage de lrsquointelligence creacuteeacutee Drsquoailleurs comme lrsquoarrangement contingent du monde qui existe deacutepend de la volonteacute libre du Creacuteateur lrsquoesprit mecircme qui verra Dieu intuitivement eucirct-il la puissance drsquoapercevoir toute la seacuterie des effets par Lui reacutealiseacutes ne pourrait cependant la deacuteduire Lrsquoessence divine nrsquoest pas laquo un moyen terme pour la deacutemonstration des faits contingents5 raquo

Ce point ne saurait preacutesenter de difficulteacute La philosophie de S Thomas ne pouvait spadestre un laquo panlogisme raquo puisqursquoil mettait agrave lrsquoorigine des choses non des axiomes ou un axiome mais un Esprit vivant et une liberteacute

II

La raison donc montre agrave S Thomas que le deacutetail du monde eacutechappe agrave ses syllogismes Lrsquoobservation lui apprend

4 3 C G 85 et 86 5 Ver 2 12 12

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 113

aussi qursquoil eacutechappe agrave ses conceptions qui sont du geacuteneacuteral Et nous avons dit qursquoil reconnaicirct dans cette disproportion entre lrsquoideacutee et lrsquoecirctre une imperfection de lrsquointelligence agrave forme humaine

Lrsquointellection directe du singulier est remplaceacutee chez lrsquohomme nous lrsquoavons dit par une appreacutehension composite nous unissons par une reacuteflexion sur nos actes la quidditeacute conccedilue et certaines qualiteacutes sensibles perccedilues et nous deacutesignons par cet ensemble lrsquoobjet reacuteel exteacuterieur6 Crsquoest cette appreacutehension complexe qursquoil srsquoagit maintenant de juger quant agrave sa valeur de speacuteculation S Thomas a-t-il penseacute que la collaboration de nos faculteacutes sensibles nous permettrait au moins dans certaines conditions favorables drsquoeacutepuiser tout le connaissable du singulier Et srsquoil a nieacute ce premier point a-t-il eu du moins souci de nous inviter en rapprochant toutes nos forces heacuteteacuterogegravenes pour serrer lrsquoecirctre de plusieurs cocircteacutes agrave chercher une jouissance de speacuteculation pure dans ces images composites qui nous repreacutesentent non plus lrsquohomme en geacuteneacuteral mais Callias Pierre ou Martin

Des Peacuteripateacuteticiens arabes niaient par rapport agrave tout esprit lrsquointelligibiliteacute du singulier comme tel Le particulier selon Avicenne est connu par lrsquointelligence non en tant que particulier mais en tant qursquoeffet de sa cause La connaissance que lrsquointellect en peut avoir est semblable agrave celle qursquoa drsquoune eacuteclipse lrsquoastrologue qui la preacutevoit en ses calculs7 plutocirct qursquoagrave celle du paysan qui la regarde dans le ciel Dieu lui-mecircme ne connaicirct pas autrement les singuliers Remarquons qursquoune pareille explication laisse intact le dogme de la Providence crsquoest au nom de la philosophie qursquoelle est atta-

6 V P 95 n 3 7 V S Thomas 1 q 14 a 11 et passages parallegraveles - et cp Carra de Vaux Avicenne Paris 1900 p 225

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 114

queacutee par S Thomas Parce que drsquoune part son systegraveme intellectualiste exige que rien de lrsquoecirctre nrsquoeacutechappe agrave lrsquoEsprit mais que lrsquoEsprit peacutenegravetre jusqursquoaux derniers atomes et deacutenude et scrute tout ce qui peut srsquoappeler existant parce que drsquoautre part le singulier est autre chose et plus qursquoun amas drsquouniversaux la connaissance que lrsquoEsprit parfait a du singulier est absolument diffeacuterente de celle qursquoen peuvent donner les abstractions Toutes les deacuteterminations de soi communes et contraintes de fait en un mecircme sujet eacutetant par hypothegravese intellectuellement perccedilues et lrsquoesprit ayant affirmeacute leur reacuteunion mecircme lrsquoobjet cependant ne serait pas eacutepuiseacute il y aurait encore lagrave quelque chose agrave connaicirctre Qursquoest-ce Crsquoest lrsquoanalogue intellectuel de ce que le sens y voit Voir le rouge est plus est autre que le connaicirctre rationnellement8 laquo Connaicirctre mecircme tout lrsquoordre laquo des pheacutenomegravenes ceacutelestes ne donne pas la connaissance laquo de telle eacuteclipse comme preacutesente savoir qursquoil y aura eacuteclipse laquo en telle position du soleil et de la lune agrave telle heure et avec les autres conditions qursquoon observe dans les eacuteclipses tout cela nrsquoempecircche pas qursquoune pareille eacuteclipse est de de soi apte agrave se reproduire plusieurs fois9 raquo Et de mecircme

8 Une des raisons pour lesquelles la repreacutesentation du singulier doit se trouver laquo dans la premiegravere Fontaine

de connaissance raquo (Dieu) crsquoest qursquoelle se trouve en drsquoautres machines connaissantes (les sens) dont elle constitue la perfection 1 C G 65 4 - Plus fort et plus totalisant que tout autre moyen de connaicirctre lrsquoEsprit divin laquo considegravere par son unique et simple intelligence tout ce que lrsquohomme connaicirct par ses puissances diverses intellect imagination et sens raquo (ib 5) - Pour lrsquointuition angeacutelique des singuliers v 2 C G 100

9 De Anim a20 ndash Avicenne et Algazel drsquoapregraves S Thomas (1 d 38 q1 a3) refusent agrave Dieu la connaissance de la circonstance du temps mais selon la doctrine du saint il ne suffirait pas de lrsquoajouter agrave toutes les autres pour connaicirctre vraiment et comme tel lrsquoincommunicable lrsquoindividu laquo Cognitis huiusmodi formis aggregatis non cognoscitur Socrates vel Plato raquo (2 d 3 q 3 a 3) Une collection drsquoaccidents nrsquoindividue pas elle peut toujours convenir agrave plusieurs sujets (cp in 7 Met 1 14 34 a) Il nrsquoest donc pas suffisant agrave parler en rigueur de pos-

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 115

puisque lrsquoessence singuliegravere doit ecirctre ici jugeacutee comme le fait singulier si je dis un homme blanc musicien creacutepu fils de Sophronisque et que jrsquoajoute des formaliteacutes semblables autant que jrsquoen voudrai jamais je nrsquoaurai exprimeacute le tout drsquoun individu10 Ce complexus est encore de soi multipliable Il faut donc admettre que la matiegravere individueacutee elle-mecircme a son type en Dieu type reacuteel comme elle incommunicable comme elle comme elle aussi drsquoailleurs incomplet et substantiellement indistinct de la forme qui la fait ecirctre Nous sommes ici agrave lrsquoantipode de lrsquouniversalisation crsquoest le cas le plus difficile agrave saisir drsquoune ideacutee agrave la fois spirituelle subjectivement et singuliegravere objectivement Aussi nrsquoest-il pas rare de voir des esprits mecircme rompus agrave lrsquoeacutetude de la scolastique qui nrsquoarrivent pas agrave concevoir comme intelligible la position thomiste tant est forte la tyrannie de lrsquohabitude sur notre intelligence qui rend abstrait tout ce qursquoelle touche Cependant une fois comprise la thegravese de lrsquoidentiteacute drsquoespegravece et drsquoindividu dans les substances seacutepareacutees et celle de la science de Dieu cause et mesure des ecirctres celle que nous venons drsquoesquisser suit comme conseacutequence neacutecessaire laquo Et il en serait de mecircme pour la connaissance drsquoun artisan si elle eacutetait productrice de la chose totale et non pas seulement de sa disposition11 raquo laquo Lrsquoassimilation dans la connaissance humaine a lieu par lrsquoaction des choses sensibles sur les faculteacutes sensitives dans la connaissance de Dieu crsquoest au contraire par lrsquoaction de la forme de

seacuteder selon une des formules employeacutees par S Thomas laquo similitudines rerum etiam quantum ad

dispositiones materiales individuantes raquo il vaut mieux ajouter avec lui laquo etiam quantum ad principia materialia raquo la matiegravere elle-mecircme (et non seulement ses accidents) ayant aussi sa laquo similitudo raquo laquo secundum quod omne ens quantumcumque imperfectum a primo ente exemplariter deducitur raquo (2 d 1 c)

10 De Anim a 20 ndash 1 q14 a11 ndash Ver 2 5 etc 11 1 q14 a11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 116

lrsquointelligence divine sur les choses connues12 raquo Si lrsquointellection du singulier en soi nous est impossible crsquoest donc toujours la reacuteceptiviteacute de notre connaissance glu est en cause laquo Il srsquoensuit que lrsquointelligence divine peut connaicirctre le singulier mais lrsquointelligence humaine non13 raquo

Cela est donc bien entendu quand jrsquoenveloppe drsquoune penseacutee reacuteflexe et drsquoun mot lrsquoideacutee substantielle abstraite ndash lrsquoideacutee drsquohomme ndash avec un certain nombre de perceptions accidentelles que les sens ont donneacutees creacutepu blanc silencieux cette synthegravese ne me fait pas connaicirctre le tout de Socrate Elle aide agrave discerner les singuliers dans la pratique elle permet de les loger dans les raisonnements ougrave leur sont reacuteserveacutees des propositions drsquoune forme speacuteciale mais elle nrsquoest du point de vue strictement intellectuel qursquoun pis-aller ndash Srsquoensuit-il qursquoil la faille dire absolument meacuteprisable Quod non potest fieri per unum fiat aliqualiter per plura Crsquoeacutetait le cas drsquoappliquer le principe et de montrer lrsquointelligence srsquoefforccedilant de saisir dans lrsquoart dans lrsquohistoire dans la vie lrsquointime harmonie des composeacutes individuels le moins imparfaitement qursquoelle pouvait

Mais la logique du systegraveme intellectualiste nrsquoest plus capable drsquoentraicircner Thomas jusqursquoau bout lrsquoautoriteacute tire trop fort dans lrsquoautre sens et lui aussi se laisse piper agrave lrsquoambigulteacute de la vieille formule laquo la science est du geacuteneacuteral raquo ndash Car non seulement il dit cela ce qui nrsquoaurait pas drsquoimportance si le concept de laquo science raquo eacutetait expresseacutement restreint ou laisseacute dans une peacutenombre qui empecircchacirct un funeste rayonnement du vieil axiome mais preacutecisant sa penseacutee il affirme que la connaissance du singulier nrsquoest pas une perfection pour

12 C G 65 8 13 Ibid ndash S Thomas ne veut parler que de la connaissance humaine quand il affirme que le singulier est

inintelligible non doute en tant que singulier mais en tant que mateacuteriel (De Anim 2 5 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 117

lrsquointelligence humaine speacuteculative Aucun doute ne peut subsister agrave ce sujet laquo A la perfection de lrsquointelligence appartiennent dit-il les espegraveces les genres et les raisons des choses Mais de connaicirctre des ecirctres singuliers leurs penseacutees leurs actes cela nrsquoest point de la perfection de lrsquointelligence creacuteeacutee et son deacutesir naturel nrsquoy tend pas14 raquo laquo Parce que la connaissance des choses contingentes ne comporte pas cette veacuteriteacute sucircre qui exclut lrsquoerreur il faut dire pour ce qui regarde la speacuteculation pure qursquoelles sont laisseacutees de cocircteacute par lrsquoesprit que perfectionne la connaissance de la veacuteriteacute15 raquo On voit que singuliers et contingents sont traiteacutes de faccedilon semblable ailleurs ils sont explicitement mis ensemble et exclus du domaine de la certitude scientifique comme appartenant agrave celui du sens16 Lrsquoincertitude et lrsquoindeacutetermination du sensible nrsquoest pas drsquoailleurs la raison derniegravere de lrsquoexclusion car quand il srsquoagit des substances seacutepareacutees et de la connaissance infaillible qursquoelles peuvent avoir entre elles de leurs actions on retrouve des affirmations identiques agrave celles que nous avons citeacutees17 ndash Il faut mentionner enfin un curieux passage du commentaire sur lrsquoEacutethique ougrave S Thomas deacuteclare que les eacutetudes de morale particuliegravere ne presentent du point de vue speacuteculatif qursquoun tregraves mince inteacuterecirct18

On ne srsquoeacutetonnera donc point que ce grand theacuteoricien de la contemplation deacutesinteacuteresseacutee ne soit pas arriveacute agrave une theorie parfaitement logique de lrsquoart Ccedilagrave et lagrave la nature intellectuelle

14 1 q 12 a 8 ad 4 ndash Cp 3 q 11 a 1 ad 3 Certaines des affirmations sur lrsquoimperfection de la science

universelle doivent srsquoentendre de la science geacuteneacuterique il faut passer laquo usque ad species raquo (In 1 Meteor 1 1 ndash Cp in 2 Met 1 4)

15 In 6 Eth l 3 16 In 6 Eth l 5 ndash Cp 1a 2ae q 57 a 5 ad 3 17 Ver 9 5 6 ndash Cp 1 q 107 a 2 18 In 2 Ethi l 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 118

du plaisir artistique est clairement indique plus souvent la poeacutesie est conccedilue drsquoune maniegravere eacutetroite et superficielle soit qursquoon lrsquoeacutenumegravere parmi les laquo arts meacutecaniques raquo soit qursquoon la range agrave la suite de laquo moyens drsquoatteindre le vrai raquo ndash deacutemonstration dialectique rheacutetorique ndash parmi lesquels elle tient naturellement la derniegravere place19 Quant aux laquo visions deacutelectables de belles formes raquo comme aux laquo auditions de suaves meacutelodies raquo ce sont lagrave plaisirs de la connaissance sensible les plaisirs speacuteculatifs semblent reacuteduits agrave la laquo contemplation certaine du vrai20 raquo

La racine profonde de cette moindre estime pour lrsquoart est une meacuteconnaissance de la valeur intelligible qursquoa son objet la synthegravese singuliegravere Album musicum non est vere ens neque vere unum21 Parce que les conjonctions drsquoaccidents sont fluentes et que la raison scientifique veut des objets qursquoelle puisse fixer hors du temps le philosophe raisonneur les meacuteprise Album musicum non est vere ens Il nrsquoest pas pas difficile de faire sentir aujour-drsquohui quel potentiel drsquoirreacutealisme est emmagasineacute dans ces paroles et tous savent qursquoau contraire lrsquoecirctre vrai ce nrsquoest pas laquo lrsquohomme raquo en aucun eacutetat drsquoabstraction mais laquo Socrate musicien blanc raquo ndash Neque vere unum Lrsquouniteacute est toujours correacutelative de lrsquoecirctre Les progregraves de la psychologie expeacuterimentale et historique la critique litteacuteraire renouveleacutee ndash pour ne parler pas drsquoautres sciences ndash nous ont appris jusqursquoagrave quel point lrsquointelligence est

19 In 9 Eth 1 7 ndash In 1 Post l 1 ndash Lrsquoœuvre du poegravete est drsquoincliner agrave la vertu la laquo cogitative raquo en la

persuadant agrave lrsquoaide drsquoune repreacutesentation ndash Mais 1 q 1 a 9 ad 1 le plaisir de la repreacutesentation est distingueacute de lrsquoeffet utile ndash Cp 1 q 39 a 8 laquo Videmus quod aliqua imago dicitur pulchra si perfecte repraesentat rem quamvis turpem raquo

20 In 10 Eth 1 6 ndash S Thomas reacutepegravete pourtant volontiers que lrsquohomme seul entre les animaux se complait dans la connaissance des objets sensibles pour cette connaissance mecircme ou (ce qui est identique) pour la beauteacute des objets (In 2 Cael 1 13 ndash 1 q91 a3 ad 3 etc)

21 1 q 115 a6 ndash In 11 Met l 8 etc

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 119

capable de discerner et de recreacuteer dans son sein cette harmonie originale et intime qui rend un homme si profondeacutement diffeacuterent drsquoun autre homme parce qursquoelle fond dans lrsquouniteacute de son ecirctre la diversiteacute de tels ou tels accidents La qualiteacute nrsquoest pas agrave part de la quantiteacute la taille influence parfois le caractegravere les laquo climats raquo ne sont pas entiegraverement sans action sur les laquo humeurs raquo il se trouve mecircme qursquoon peut reprendre le vieil exemple et qursquoun negravegre en musique nrsquoa pas les gouts drsquoun blanc22

Mais ce nrsquoest pas en fonction des acquisitions intellectuelles du dernier siegravecle qursquoil faut critiquer S Thomas ses propres doctrines de la Providence et de lrsquoesprit auraient ducirc eacutelargir sa logique Aristote arrache les accidents individuels agrave lrsquointelligibiliteacute du monde en les arrachant agrave lrsquoordre de la finaliteacute On est eacutetonneacute de vois S Thomas reprendre ces exclusions laquo On peut dit-il parler de causes finales quand il srsquoagit de proprieacuteteacutes qui suivent toujours lrsquoespegravece Il en est autrelaquo ment des accidents individuels ceux-lagrave doivent srsquoexpliquer par la matiegravere ou par lrsquoagent23 raquo Ailleurs revenant a la mecircme penseacutee du Philosophe il la rattache agrave un autre dogme du Peacuteripateacutetisme la subordination de lrsquoindividu agrave lrsquoespegravece dans lrsquoordre de la finaliteacute24

22 Aristote a bien remarqueacute que parmi les causes par accident il y a un certain ordre agrave eacutetablir συμβέβηκε τῷ

ἀδριαντοωοιῷ τὸ Πολυκλείτῳ εἶναιhellip ἔστι δὲ καὶ τῶν συμβεβηκότων ἄλλα ἄλλων πορρώτερον καὶ ἐγγύτερον οἶον εἰ ὁ μουσικὸς αἴτιος λέγοιτο τοῦ ἀνδριάντος (Phys B 3) Les explications que S Thomas doucir agrave ce propos (In 2 Phys 1 6 ndash In 5 Met 1 2) ne deacutepassent pas la porteacutee du bon sens ordinaire

23 In 3 An l 1 ndash De Anim 18 ndash Cp Aristote De gen anim 5 1 (778 a 30) et ailleurs ndash Il est clair qursquoon peut concevoir une autre science de lrsquoaccidentel celle qui en traite en geacuteneacuteral et rentre dans lrsquoancienne logique et dans lrsquoancienne meacutetaphysique Δεκτέον ἔτι περὶ τοῦ συμβεβηκότος ἐφ᾿ ὅσον ἐνδέχεται (Met E 2) et Thomas laquo ratio huius quod est esse per accidens per aliquam scientiam considerari potest raquo (In 6 Met 1 2 De mecircme 4 d34 q 1 a 1 ad 9)

24 Ver 3 8

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 120

Sans doute ici sa foi chreacutetienne lrsquoempecircche de suivre Aristote jusqursquoau bout Lagrave ougrave son maicirctre parlait drsquoune laquo intention de la nature raquo qui vise seulement la permanence des espegraveces et abandonne au hasard les accidents individuels il faut chez S Thomas que la Providence intervienne et que la science de Dieu deacutetermine tout Mais srsquoil accorde que lrsquoIdeacutee divine est prototype de lrsquoindividu ce nrsquoest lagrave pense-t-il qursquoun aspect secondaire et subordonneacute LrsquoIdeacutee divine vise en premiegravere ligne la nature lrsquoessence speacutecifique Car cette essence plus belle et plus riche que lrsquoessence geacuteneacuterique indeacutetermineacutee est plus noble aussi que la reacutealiteacute singuliegravere elle comble une double imperfection celle de la matiegravere et celle du genre Crsquoest lagrave une raison meacutetaphysique agrave laquelle S Thomas en ajoute parfois une autre tireacutee du flux continuel des individus compareacute avec la permanence que reacuteclame lrsquoesprit pour le laquo but de la nature raquo les singuliers passent et lrsquoespegravece reste donc crsquoest lrsquoespegravece qui est laquo voulue pour elle-mecircme raquo Si la nature veut principalement Socrate Socrate aneacuteanti elle a manqueacute son but25 Et cette derniegravere raison semble avoir tant de poids que dans les espegraveces ougrave elle ne vaut pas ndash hommes immortels et corps ceacutelestes ndash il faut aussi que la theacuteorie geacuteneacuterale cegravede quand ils sont incorruptibles laquo les individus eux-mecircmes font partie du but principal de la nature26 raquo

Une aussi forte bregraveche agrave fa doctrine montre qursquoelle nrsquoeacutetait

25 Ver loc cit ndash Quodl 8 2 ndash Cp 2 C G 45 5 laquo Bonitas speciei excedit bonitatem individui aient

formale id quod est materiale raquo 26 3 C G 93 6 ndash t q98 a1 ndash Cp Ver 5 5 ndash Lrsquoargument meacutetaphysique qui peut justifier dans les deux cas

une distinction de pure raison vaudrait plutocirct pour les hommes que pour les astres Car il nrsquoa de sens acceptable qursquoautant que la matiegravere contracte et restreint la virtualiteacute de la forme et un corps ceacuteleste remplit toute la perfection possible agrave son essence (In 2 Cael 1 16 etc) ndash Remarquer au chapitre citeacute du Contra Gentes les raisons tireacutees de la valeur originale des actes libres

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 121

pas parfaitement coheacuterente avec le reste du systegraveme A dire vrai je crois qursquoif eucirct fallu complegravetement renoncer agrave cette idole aristoteacutelicienne La maintenir crsquoeacutetait aller contre lrsquointellectualisme inteacutegral contre lrsquoidentiteacute du reacuteel et de lrsquointelligible contre la peacuteneacutetration du meacutecanisme par la finaliteacute Au fond crsquoest toujours une formule ambigueuml dans la bouche de S Thomas que lrsquo laquo intention de la nature raquo Qursquoest cette nature Si crsquoest la brute qui engendre elle nrsquoa pas drsquo laquo intention raquo sinon son plaisir Si crsquoest lrsquohomme ses intentions sont aussi multiples que sa volonteacute est variable et de plus de quel droit vient-on affirmer que lrsquointention drsquoun simple individu ne peut manquer son but ndash Si crsquoest Dieu dont il srsquoagit il est faux de dire que son intention srsquoarrecircte agrave lrsquohomme et ne pousse pas jusqursquoagrave Socrate Praedictum Providentiae ordinem in singularibus ponimus etiam in quantum singularia sunt27 ndash Comme tout est plus clair et plus coheacuterent comme la Raison qui est le sens de lrsquointelligibiliteacute du monde est plus satisfaite si tout en affirmant la finaliteacute et lrsquointelligibiliteacute de chaque synthegravese individuelle de cet oiseau et de cette rose comme de ce negravegre et de ce blanc on maintient en mecircme temps que cette finaliteacute cacheacutee dans les profondeurs de Dieu et absolument identique pour Lui agrave la finaliteacute de lrsquoespegravece nous est agrave jamais inconnue qursquoIl srsquoest reacuteserveacute donc de savoir le fond de chaque ecirctre et que nous pouvons seulement cocirctoyer ce jardin fermeacute par les deux routes qui vont se rapprochant mais ne peuvent ici-bas se joindre et nrsquoen faire qursquoune la science et lrsquoart ndash Ainsi conduite agrave ses conseacutequences la doctrine sans tomber dans le laquo panlogisme raquo est pleinement ce qursquoelle est un laquo panestheacutetisme raquo autrement elle admet avec une concession agrave lrsquoesprit arabe une infideacuteliteacute agrave son

27 Ver 5 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 122

principe premier et sur un point du moins traite la raison discursive comme si elle eacutetait lrsquointelligence ut sic28 ce qui est aux yeux de S Thomas le πρῶτον ψεύδος du rationalisme

Et drsquoailleurs dans le systegraveme thomiste la valeur et lrsquoimperfection des actes complexes qui visent agrave lrsquointellection drsquoun singulier srsquoexpliqueraient avec faciliteacute

Le singulier eacutetant lrsquoecirctre vrai il est tout naturel que sa perception nous fasse expeacuterimenter la peacuteneacutetration de lrsquoautre drsquoune faccedilon plus aigueuml et plus complegravete que toute autre opeacuteration intellectuelle Lrsquoexpeacuterience de lrsquoart celle de la vie surtout sont donc drsquoaccord avec la theacuteorie quand gracircce agrave lrsquoartiste ou bien agrave cet incomparable poegravete la meacutemoire deacutesinteacuteresseacutee lrsquoharmonie drsquoune individualiteacute concregravete ou un intant de perception humaine qui paraicirct ressusciteacute dans sa complexiteacute totale nous charme et nous remplit presque Car la jouissance en est intense et savoureuse autant que celle de nrsquoimporte quelle geacuteneacuteralisation et lrsquoinutiliteacute pratique bien supeacuterieure

Drsquoautre part on se convainc si lrsquoon y reacutefleacutechit qursquoen ces preacutecieux instants lrsquoappreacutehension du complexe nrsquoassouvit pas pleinement lrsquointelligence Le sentiment du flux de lrsquoinconsistance inquiegravete lrsquoinstinct de lrsquoesprit habitueacute aux theacuteoregravemes rationnels pleinement apaisants dans leur ordre il voudrait joindre agrave la vitaliteacute de cette fusion des choses en lui le sentiment de clarteacute parfaite et de permanente possession qursquoil a expeacuterimenteacute dans lrsquointuition des principes En vain il essaierait se niant lui-mecircme de canoniser le fluent et

28 Crsquoest au fond parce que ses principes lui commandaient drsquoexclure de la science discursive le complexus

individuel que S Thomas lrsquoexclut de la speacuteculation In 11 Met l 8 160 b cp 3 C G 86 Il paraicirct ici avoir confondu avec la certitude de lrsquoaffirmation la valeur de speacuteculation pure (Cp du in 6 Eth 1 3 citeacute p 117) Crsquoeacutetait nrsquoecirctre pas fidegravele aux principes de sa critique du jugement la simple affirmation drsquoune existence nrsquoa aucune valeur speacuteculative

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 123

lrsquoobscur il sait qursquoeacutetouffer ici son deacutesir crsquoest glisser sur la pente du sensible et devenir moins intelligent Il sent que la perfection intellectuelle doit ecirctre en la conjonction des deux choses qursquoil lui semble ne pouvoir unir

Tout cela srsquoaccorde avec les thegraveses thomistes Car tant qursquoil srsquoagit de perceptions du singulier par lrsquohomme crsquoest Avicenne qui a raison S Thomas le dit comme lui nous nrsquoavons que des semblants drsquointuitions nous ne saisissons par les particuliers laquo selon leur particulariteacute raquo mais nous concevons agrave part lrsquoessence et chacune des deacuteterminations qui integravegrent lrsquoactualiteacute de son esse Notre contrefaccedilon drsquoideacutee nrsquoest qursquoune reacuteflexion rapide qui rapproche par lrsquouniteacute du sujet percevant la quidditeacute que lrsquointellect a abstraite et ce que les sens ont pu saisir de ses pheacutenomeacutenales reacutealisations29 Cette faccedilon drsquoagir imite la coiumlncidence intelligible mais ne lrsquoest pas Pour bien faire pour ecirctre pleinement intelligent il faudrait percevoir lrsquoesse comme il est crsquoest-agrave-dire comme actuant lrsquoessence Il faudrait faire comme lrsquoAnge qui totalise en lrsquoideacutee unique de lrsquoespegravece tout le deacuteroulement temporel des individus Cela est la vraie prise de lrsquoautre chaque chose eacutetant ainsi laquo connue comme elle est en acte raquo et laquo lrsquoactualiteacute de lrsquoobjet eacutetant comme sa lumiegravere30 raquo

Nous nrsquoavons pas cela mais nous pouvons lrsquoimiter agrave notre faccedilon potentielle et multiple dans lrsquoespace et le temps ndash Pour arriver agrave nos conclusions il nrsquoa fallu rien ajouter agrave S Thomas il a suffi de rapprocher certaines de ses affirmations les plus chegraveres Lui-mecircme nrsquoa pas fait ce rapprochement et nous ne nous en eacutetonnons point Mais lrsquoexclusion expresse du domaine de la speacuteculation pure porteacutee contre toute penseacutee qui nrsquoest pas jugement drsquoessence ou formation

29 V p 92 n 1 30 In Caus 1 6 531 a laquo Ununiquodque cognoscitur per id quod est in actu et ideo ipsa aetualitas rei est

quoddam lumen ipsius raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 124

de quidditeacute abstraite autorise agrave dire qursquoil nrsquoa pas suivi ses principes qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute assez intellectualiste pour ecirctre ici rationiste agrave lrsquoexcegraves

III

Et pourtant la ratio elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquointelligence qui discourt et qui compare souffre aussi de la preacuteeacuteminence trop absolue reconnue au concept quidditatif Une fois deacutetermineacute ce qui a rapport agrave lrsquoideacutee geacuteneacuterale le rocircle de lrsquoesprit semble srsquoarrecircter net apregraves la connaissance de lrsquoessence fixe srsquoouvre comme un preacutecipice abrupt qui borne le domaine de la speacuteculation en bas crsquoest lrsquoabicircme de lrsquoirrationnel et du hasard Il y a lrsquoordre dans la seacuterie harmonieuse des espegraveces il y a de lrsquoordre dans les reacutevolutions des corps ceacutelestes mais agrave lrsquointeacuterieur de chaque espegravece dans notre inonde sublunaire il nrsquoy a que des successions accidentelles sans inteacuterecirct pour lrsquoesprit31 La cause de cette conception statique du monde intelligible nrsquoest pas difficile agrave deacutecouvrir Il ne faut pas la chercher dans un certain eacuteleacuteatisme qui aurait nieacute la reacutealiteacute des ecirctres changeants ou dans un scepticisme qui les eucirct crus inaccessibles agrave lrsquoesprit laquo Rien nrsquoempecircche dit S Thomas drsquoavoir des laquo choses mobiles une science immobile32 raquo Il commence le corps du traiteacute de sa Physique

31 Spir 8 laquo Perfectius participant ordinem ea in quibus est ordo non per accidens tantum Manifestum est

autem quod in omnibus individuis unius speciei non est ordo nisi secundum accidens differunt secundum principia individuantia et diversa accidentia quae per accidens se habent ad naturam speciei Quae autem specie differunt ordinem habent per se In istis inferioribus quae sunt generabilia et corruptibilia et infima pars universi et minus participant de ordine quaedam habent ordinem per accidens tantum sicut individua unius speciei raquo

32 1 q 24 a 1 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 125

33en proclamant avec Aristote laquo Ignorer le mouvement crsquoest ignorer la naturersquo raquo Il sait qursquoici-bas tout coule dicitur autem creatura fluvius quia fluit semper de esse ad non esse per corruptionem et de non esse ad esse per generationem34 Et cette Physique mecircme nrsquoest autre chose qursquoun essai de philosophie geacuteneacuterale du fluent35 Si donc il srsquointeacuteresse plus aux choses qui demeurent qursquoau tourbillon de lrsquoeacutevolution aux Ideacutees Essences eacuteternelles qursquoaux participations contingentes la raison en est dans son estime et son amour du monde immateacuteriel ougrave sont les Intelligibles subsistants crsquoest lagrave que principalement la veacuteriteacute reacuteside crsquoest donc de ce cocircteacute que se tournera ce qursquoil nomme laquo le regard de lrsquoesprit36 raquo

Lrsquointelligence moderne guideacutee par lrsquoideacutee du deacuteveloppement preacutetend si elle maintient la notion drsquoespegravece constater au sein de lrsquoespegravece une certaine succession intelligible un rythme de causes et drsquoeffets qui relie entre eux les groupes drsquoindividus dans lrsquohistoire naturelle et dans lrsquohistoire humaine cette meacutethode srsquoest justifieacutee par de nombreuses et brillantes applications - Cette introduction de lrsquointelligible dans la dynamique eacutetait-elle contraire ou conforme aux principes du thomisme De mecircme que lrsquoindividu comme tel est intelligible par son harmonie lrsquoespegravece reacutealiseacutee dans le temps peut-elle lrsquoecirctre par sa continuiteacute Cette question connexe agrave la preacuteceacutedente doit ecirctre reacutesolue semblablement

Il faut noter drsquoabord que si lrsquoon dit oui il ne peut ecirctre

33 In 3 Phys l 1 laquo Ignorato motu ignoratur natura raquo 34 Sermones festivi 61 35 Son objet est ens mobile simpliciter 36 3 C G 75 7 laquo Cognitio speculativa et ea quae ad ipsam pertinent perficiuntur in universali ea vero

quae pertinent ad cognitionem practicam perficiuntur in particulari nam finis speculativae est veritas quae primo et per se et in immaterialibus consistit et in universalibus raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 126

question dans le systegraveme thomiste de compreacutehension exhaustive Il srsquoagit neacutecessairement drsquoune œuvre de la ratio qursquoici elle se rapproche de lrsquointellectus dans la mesure ougrave la complexiteacute de son objet le rapproche de lrsquoecirctre reacuteel son acte est toujours en des limites qursquoon tend indeacutefiniment agrave restreindre drsquounir en une mecircme notion ce qui est grossiegraverement semblable Cela eacutetant accordeacute une pareille opeacuteration rationnelle pourrait-elle ecirctre admise par S Thomas

Si lrsquoon refuse de lui precircter nos preacuteoccupations on le reconnaicirctra je pense bien rarement chez lui une ideacutee de ce genre deacutepasse ce que le bon sens ordinaire en preacutesence du deacuteveloppement reacutegulier des ecirctres peut fournir agrave une assez primitive reacuteflexion37 ndash Drsquoautre part en srsquoattachant non pas agrave quelques phrases sans importance mais aux thegraveses les plus essentielles les plus laquo architectoniques raquo de son intellectualisme finaliste on se convainc qursquoelles appelaient la conception drsquoune diffeacuterenciation intelligible et perpeacutetuelle au sein mecircme de lrsquoespegravece

Supposons qursquoon admette la theacuteorie discuteacutee au paragraphe preacuteceacutedent de la subordination de lrsquoindividu par rapport agrave lrsquoespegravece Il ne suivra nullement-qursquoon doive restreindre agrave cette derniegravere le domaine de lrsquointelligibiliteacute La finaliteacute dans le singulier nous est cacheacutee soit Mais il y a une autre causaliteacute qui recegravele en soi de lrsquointelligible crsquoest la formelle ou quasi formelle Si la matiegravere ne faisait que recevoir et supporter la forme sans la contraindre sans

37 On mrsquoobjectera peut-ecirctre sa laquo theacuteorie du deacuteveloppement du dogme raquo Mais crsquoest un pariait exemple

drsquoindications positives incomplegravetement systeacutematiseacutees Ces indications se bornent agrave la peacuteriode de lrsquoAncien Testament laquo Tout invite nous dit-on agrave les appliquer au Nouveau raquo Tout nous y invite assureacutement apregraves Newman et le Concile du Vatican mais la question est de savoir si S Thomas a entendu une pareille invitation et srsquoil a cru devoir y reacutepondre (V 2a 2ae q 1 a 7 - 3 q 1 a 5 ad 3 etc)

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 127

en modifier lrsquoideacutee alors la multiplication mateacuterielle serait tout agrave fait vaine vaine aussi la preacutetention de connaicirctre les individus pour le plaisir de les connaicirctre Matiegravere `singuliegravere ne dirait rien de plus que matiegravere commune Cette double assertion se veacuterifie dans les corps ceacutelestes ndash Si la matiegravere au contraire selon ses dispositions preacuteexistantes en quantiteacute et qualiteacute restreint et deacutetermine les virtualiteacutes que comporte la nature de la forme si quand elle srsquoy unit pour constituer un individu non seulement elle fait un aliquid au sens de ens ratum in natura mais encore un hoc qui dans les limites de lrsquoespegravece diffegravere par telle ou telle drsquoun autre exemplaire de la mecircme essence (illud) alors agrave la suite et en fonction de la matiegravere elle-mecircme (inintelligible agrave lrsquohomme comme nous savons) un eacuteleacutement est entreacute dans le monde accessible agrave notre esprit parce qursquoil est conccedilu comme multipliable et repreacutesentant une valeur intellectuelle parce qursquoil est du diffeacuterent La comparaison des hoc et des illud agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespegravece nrsquoest donc pas indiffeacuterente agrave la perception de lrsquoesprit

Or la diffeacuterence des hoc et des illud la multipliciteacute qualitative du speacutecifiquement semblable tout dans la philosophie thomiste invite agrave la poser comme un postulat sinon comme un fait

Jrsquoai dit plus haut quelle est pour S Thomas la fin derniegravere de la creacuteation Crsquoest la beauteacute qui est intelligibiliteacute parce que crsquoest lrsquoassimilation agrave Dieu la repreacutesentation de la perfection divine par les creacuteatures Le monde est donc une œuvre drsquoara la jouissance les laquo deacutelices raquo de lrsquoEsprit parfait S Thomas lui-mecircme en conclut que la multiplication purement mateacuterielle ne peut ecirctre une fin qui reacutegisse le monde ndash On pourrait ajouter ni donc un pheacutenomegravene qui srsquoy rencontre laquo Aucun agent ne se propose comme fin la pluraliteacute laquo mateacuterielle parce qursquoelle nrsquoa rien de deacutetermineacute mais que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 128

laquo de soi elle tend agrave lrsquoindeacutefini38 raquo Dans lrsquoabsolument semblable pourquoi le deux plutocirct que lrsquoun Eadem ratione tres et sic in infinitum Supposez le retour eacuteternel comme le mouvement nous lrsquoavons vu nrsquoest pas une fin le monde nrsquoaurait plus de sens ou ce qui est identique il nrsquoaurait plus de beauteacute S Thomas veut qursquoil nrsquoy ait qursquoun monde laquo Si Dieu faisait drsquoautres mondes dit-il ou il les ferait semblables agrave celui-ci ou dissemblables Srsquoil les faisait tout agrave fait semblables ils seraient vains (essent frustra) ce qui ne convient pas agrave sa sagesse39 raquo

Voilagrave une premiegravere raison pour faire poser ou supposer lrsquoabsence de la pure multiplication mateacuterielle dans ce miroir de Dieu qursquoest la creacuteation Si deux mondes ne sauraient ecirctre semblables pourquoi deux tigres ou deux papillons ou deux amibes Risquer un oportet sur une pareille raison de convenance nrsquoeucirct point eacuteteacute contraire aux habitudes intellectuelles de S Thomas40 Mais voici une autre raison et plus prochaine Si la forme doit ecirctre consideacutereacutee comme acte vis-agrave-vis de la matiegravere la substance singuliegravere elle aussi est acte et deacutetermination vis-agrave-vis de lrsquoessence speacutecifique laquo La nature de lrsquoespegravece est indeacutetermineacutee laquo par rapport agrave lrsquoindividu comme la nature du genre par laquo rapport agrave lrsquoespegravece41 raquo Si la nature est source des eacutenergies

38 1 q 417 a 3 ad 2 laquo Nullum agens intendit pluralitatem materialem ut finem quia materialis multitudo non

habet certum terminum sed de se tendit in infinitum raquo ndash La raison donneacutee est un signe qui montre que la qualiteacute de fin ne saurait convenir agrave la pluraliteacute comme telle ndash Cp ib a 2 laquo Distinctio materialis est propter formalem raquo Si lrsquoon tire logiquement les conseacutequences on voit aussi que la laquo neacutecessiteacute de la permanence raquo apporteacutee comme raison de la pluraliteacute dans les espegraveces mateacuterielles ne peut ecirctre ni seule ni derniegravere le temps ne doit pas ecirctre une cateacutegorie vide drsquoecirctre intelligible

39 In 1 Cael 1 19 fin 40 Voir le chapitre V 41 Opusc 22 ch- 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 129

essentielles lrsquoindividuel est plus compreacutehensif et plus complet laquo En tous les ecirctres ce qui est plus commun est plus veacuteheacutement mais ce qui est propre est drsquoune actualiteacute plus riche et la perfection du commun est de srsquoeacutetendre agrave ce que comprend le propre comme le genre est perfectionneacute par lrsquoaddition de la diffeacuterence42 raquo Chez les Anges qui sont simples propre et commun coiumlncident Mais dans les espegraveces terrestres plus potentielles moins arrecircteacutees lrsquoactuation simultaneacutee en un mecircme sujet de toutes les deacuteterminations concevables et mecircme leur actuation successive est une impossibiliteacute et voilagrave une raison drsquoexiger chez elles la multiplication numeacuterique mais cette raison avec la pluraliteacute exige aussi la diversiteacute laquo Chacun des individus des choses naturelles qui sont ici-bas est imparfait parce que nul drsquoentre eux ne comprend en soi tous les attributs de son espegravece43 raquo laquo Dans les corps infeacuterieurs nous voyons la mecircme espegravece comprendre plusieurs individus La raison en est une impuissance (et particuliegraverement) qursquoun seul ne peut fournir toute la perfection drsquoopeacuteration de lrsquoespegravece ce qui est surtout manifeste parmi les hommes lesquels srsquoentrrsquoaident en leurs actions44 raquo

42 3 d 30 q 1 a 2 43 In 1 Cael 1 19 fin ndash Cp encore Opusc 14 eh 10 ougrave lrsquoon retrouve plusieurs des ideacutees ici indiqueacutees mais

aussi lrsquoaffirmation nette laquo In bis vero quae materialiter differunt eamdem formam habentibus nihil prohibet aequalitatem inveniri raquo

44 In 2 Cael l 16 - Lrsquohomme est plus potentiel non qursquoil ait moins drsquoecirctre et drsquoacte que les brutes mais parce que posseacutedant lrsquointelligence il peut srsquoen servir pour diriger et modifier son organisme sensible et lrsquoadapter agrave plusieurs fins Parce que plus diffeacuterencieacute il est plus speacutecialisable que la fourmi ou le castor La laquo parfaite opeacuteration speacutecifique raquo fin de lrsquoespegravece reacuteclame pour reacuteussir au mieux que lrsquoun soit savetier lrsquoautre roi et ainsi du reste pour le bien-ecirctre de lrsquohumaniteacute Ce monstre platonicien lrsquoHomme seacutepareacute nrsquoest pas mais la socieacuteteacute humaine tend pour ainsi dire agrave le repreacutesenter en multipliant avec le nombre des exemplaires la diversiteacute des aspects (Cp Opusc 16 1 1)

LrsquoAnge au contraire englobe en son uniciteacute diaphane toute la

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 130

Degraves qursquoelle perccediloit les diffeacuterences qualitatives lrsquointelligence a son bien Si elle les trouve eacuteparpilleacutees si elle doit relever sans ordre de ccedilagrave de lagrave les plus significatives les divers ne laissent pas de lrsquointeacuteresser Mais puisque dans la perception des singuliers mateacuteriels elle est rationnelle et que drsquoailleurs le fondement du rationnel est dans les choses la similitude eacutetant une laquo relation reacuteelle n on doit concevoir que la deacutecouverte entre les cas presque pareils de raisons causales et la comparaison des similitudes et dissemblances avec les coexistences et successions la satisfera davantage et lrsquoaidera agrave mieux feindre la prise de lrsquoecirctre Supposons qursquoon arrive agrave faire par exemple de cette ligne continue qursquoest la race le soutien drsquoune suite intelligible - et cette ideacutee pouvait ecirctre accueillie chez Thomas soit comme une extension du principe dionysien de la continuiteacute soit comme une simple conseacutequence de sa theacuteorie de la geacuteneacuteration45 - alors le rangement mecircme des choses eacutetant rationnel chaque ecirctre livrerait avec sa parcelle drsquointelligibiliteacute comme une premiegravere ideacutee de ce que sera lrsquoindividualiteacute du voisin et lrsquoensemble des accidents groupeacutes autour de la notion commune eacutelargirait en mecircme temps qursquoil la remplirait lrsquoideacutee geacuteneacuterale Que si lrsquoon percevait tous ces rythmes agrave lrsquointeacuterieur drsquoune espegravece si ce qui flotte devant lrsquoesprit comme le mirage drsquoun ideacuteal eacutetait devenu une science faite et qursquoon pucirct suivre agrave travers les multiples exemplaires qui reacutealisent successivement chaque essence la trace harmonieuse le deacuteploiement

perfection de son espegravece et en reacuteussit incessamment lrsquoopeacuteration speacutecifique Il est tout precirct comme les

instinctifs comme lrsquoabeille ou lrsquoaigle Il est cet ecirctre intellectuel tout deacutetermineacute et infaillible tout fonctionnaliseacute que recircvent certains psychologues Mais ce qui est en lui uniteacute de perfection est chez la brute uniteacute drsquoimpuissance lrsquohomme au milieu est multiple On reconnaicirct les principes de In 2 Cael 1 18 deacutejagrave souvent citeacutes

45 Voir Pot 3 9 7 - Cp Mal 4 8

La speacuteculation humaine ndash Chap IIIe La Connaissance du singulier lrsquoArt et lrsquoHistoire 131

(explicatio dirait S Thomas) de chacune des deacuteterminations qursquoelle comporte qui tour agrave tour la font vivre et la laquo repreacutesentent raquo en la restreignant alors dans ce panorama drsquoune uniteacute vaste mais rigoureuse aux ondulations ordonneacutees et courant dans tous les sens on aurait comme une image reacuteduite de lrsquoIdeacutee divine ou mieux quelque simulacre et suppleacutement de ces ideacutees angeacuteliques qui exhibent dans lrsquoespegravece et constituant lrsquoespegravece la multitude immense des singuliers Dans lrsquoideacutee du bœuf par exemple se rangeraient en ordre les grands les petits les blancs les noirs les roux tous les intermeacutediaires et les mecircleacutes et il en serait de mecircme pour toutes les autres qualiteacutes possibles

Avec cette science humainement parfaite nous ressemblerions donc au dernier des Anges qui voit les singuliers dans lrsquoespegravece laquo speacutecialissime raquo Mais et ce point est capital une distance incommensurable nous seacuteparerait encore de lui Lrsquoorigine sensible de toute cette science lrsquoempecirccherait de devenir jamais autre chose qursquoun ensemble de piegraveces rap-porteacutees et par correacutelation neacutecessaire un systegraveme drsquoabstractions non drsquointuitions Nous concevrions toujours fatalement avant le jugement reacuteflexe de correction chaque deacutetermination et chaque synthegravese particuliegravere comme communicable Nous resterions donc encore parqueacutes agrave noire place infimes parmi les ecirctres intellectuels La ratio imiterait seulement lrsquointellect drsquoune faccedilon plus savante et plus raffineacutee

Le danger mecircme qursquoon court de se meacuteprendre et de croire posseacuteder lrsquointuition quand on a pousseacute tregraves loin lrsquoanalyse laquo qui en est la neacutegation mecircme raquo empecircche de regretter ces sentences trop absolues prononceacutees par S Thomas sur la valeur speacuteculative de tout ce qui nrsquoest pas le concept quidditatif Le point essentiel une fois donneacutee lrsquoideacutee drsquointellection prenante que nous avons exposeacutee dans la premiegravere partie

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 132

eacutetait de voir nettement que lrsquointuition de lrsquoecirctre reacuteel exteacuterieur dans sa singulariteacute nous manque S Thomas lrsquoa vu Plusieurs de ceux qui vinrent apregraves lui comprenant mal la notion de saisie et de possession intellectuelle neacutegligegraverent lrsquoessentielle diffeacuterence de lrsquointuition et du discours Les nieacute mes Scolastiques mirent et le discours dans les Anges et dans les hommes lrsquointuition intellectuelle du singulier Ce nivellement de lrsquointelligence ut sic et de lrsquointelligence agrave forme rationnelle bouleversait toute la philosophie et ne faisait plus voir que des pueacuteriliteacutes ougrave auparavant il y avait des profondeurs Il ne faut qursquoavoir compris la logique interne du systegraveme scotiste pour bien voir que lrsquointellectualisme srsquoil est laquo anthropocentrique raquo devient contradictoire

CHAPITRE QUATRIEgraveME

Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science

I

S Thomas considegravere la science humaine universalisante et deacuteductive perfection speacutecifique de la ratio comme la meilleure forme de notre speacuteculation apregraves lrsquointellection simple Moins noble que lrsquointuition la systeacutematisation scientifique occupe cependant dans lrsquoensemble de sa philosophie une place quantitativement plus consideacuterable Ce point est clair Nous consideacuterons donc ici drsquoembleacutee la science rationnelle comme second succeacutedaneacute humain de lrsquoideacutee intuitive nous examinons ce qursquoil en exige et ce que pour ecirctre con-seacutequent avec ses principes il avait le droit drsquoen exiger comme instrument de speacuteculation pure

La science proprement dite telle qursquoil la conccediloit pourtant ainsi se deacutefinir un tout intelligible autonome unifieacute par le principe de la deacuteduction composeacute drsquoeacutenonceacutes logi-quement subordonneacutes et qui descendent par une contraction constante des principes les plus geacuteneacuteraux aux lois qui deacuteterminent les caractegraveres propres de lrsquoespegravece speacutecialissime Lrsquoexpression en propositions et la geacuteneacuteraliteacute des lois sont essentielles agrave la science Lrsquounification des eacutenonceacutes distincts par un principe commun est neacutecessaire si le tout doit ecirctre un ensemble intelligible Comme lrsquoensemble est ici drsquoordre

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 134

repreacutesentatif et que la connexion reacuteelle des vraies choses en soi et en Dieu est par hypothegravese cacheacutee agrave lrsquoesprit humain le principe unifiant doit ecirctre tel qursquoil appartienne agrave la fois agrave la raison et aux choses Crsquoest donc un principe abstrait Pour ce motif mecircme comme on lrsquoa vu deacutejagrave la conquecircte intellectuelle du monde total par voie scientifique est impos-sible ce que la science pourra donner de mieux comme double mental de lrsquoecirctre ce sera le squelette logique de lrsquounivers

Quelle est dans lrsquoespegravece cette lumiegravere qui peacutenegravetre nos jugements distincts sur un groupe drsquoobjets pour faire simuler agrave leur ensemble lrsquoideacutee angeacutelique Quel est le principe unificateur de la science S Thomas reacutepond que crsquoest le principe de la deacuteduction Applicable agrave toutes les ideacutees abstraites et agrave celle mecircme drsquoecirctre il peut unifier toutes sortes de connaissances et il relie dans la penseacutee de S Thomas non seulement les propositions diffeacuterentes touchant un mecircme objet mais encore les divers systegravemes de notions repreacutesentant les objets les plus disparates Nous avons vu notre docteur rejeter la deacuteduction de tous les ecirctres il semble se proposer ici la deacuteduction de toutes les lois Drsquoune part tout lrsquoecirctre connaissable agrave la raison doit avoir sa place dans le systegraveme de la science ideacuteale1 drsquoautre part il nrsquoy a dans ce systegraveme de place leacutegitime deacutefinitive officielle que peur la deacutemonstration deacuteductive Crsquoest par leur subordination syllogistique agrave certains eacutenonceacutes premiers communs correacutelatifs sur lesquels repose tout le reste que les sciences sont constitueacutees sciences et acquiegraverent avec leur certitude absolue leur valeur de speacuteculation Telle est en effet la porteacutee de la theacuteorie de la laquo subalternance raquo ou deacutependance

1 Cp In Politic Prol laquo Omnium enim quae ratione cognosci possunt necesse est aliquam doctrinam tradi

ad perfectionem humanae sapientiae quae philosophia vocatur raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 135

essentielle de toutes les sciences entre elles et par rapport agrave la meacutetaphysique Chaque science subalterne laquo reccediloit ses principes raquo de la science qui lui est supeacuterieure Ainsi le phy-sicien reccediloit ses principes du meacutetaphysicien mais laquo livre raquo au botaniste ceux qui feront la base de la botanique lrsquoarithmeacutetique subordonneacutee elle-mecircme agrave la laquo philosophie premiegravere raquo se subordonne la musique et la geacuteomeacutetrie et ainsi des autres2 Il y a subordination formelle entre la science subalterne et la supeacuterieure3 On voit que dans cette conception laquola Science raquo totale vaste et complegravete plane pour ainsi dire au-dessus des individus elle ne peut guegravere reposer dans la raison drsquoun seul savant Quant agrave celui qui ne possegravede qursquoune science subalterne consideacutereacute dans sa solitude il est un croyant plutocirct qursquoun savant4 La freacutequence des recours et des allusions ne permet pas drsquoen douter la doctrine de la subalternance eacutetait aux yeux de S Thomas capitale et incontestable Il srsquoest curieusement expliqueacute sur son application dans la leccedilon ougrave il donne une division geacuteneacuterale de la philosophie naturelle laquo Ce qui est universel dit-il eacutetant laquo plus seacutepareacute de la matiegravere il faut dans la science naturelle laquo aller du plus universel au moins universel comme lrsquoenseigne le Philosophe au premier livre de la Physique laquo Aussi commence-t-il son traiteacute de cette science par les laquo notions communes agrave tous les ecirctres naturels comme le

2 In Trin 2 2 ad 5 ad 7 etc 3 laquo Ille qui habet scientiam subalternatam non perfecte attingit ad rationem sciendi nisi in quantum eius

cognitio continuatur quodammodo cum cognitione eius qui habet scientiam subalternantem raquo Ver 14 9 3

4 laquo Si autem aliquis alicui proponat ea quae in principiis per se notis non includuntur vel includi non manifestantur non faciet in eo scientiam sed forte opinionem vel idem raquo Ver 11 1 ndash Cp les principes de Ver 12 1 et rapprocher In 1 Met 1 1 laquo Et si ea quae experimento cognoscunt aliis tradunt non recipientur per modum scientiae sed per modum opinionis vel credulitatis raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 136

laquo mouvement et son principe Il passe ensuite par voie de laquo concreacutetion ou drsquoapplication des principes communs agrave laquo certains ecirctres dont la mobiliteacute est telle ou telle et qursquoon laquo traitera encore de la mecircme faccedilon raquo Puis deacutetaillant ce qursquoa fait Aristote il expose qursquoil a drsquoabord traiteacute de lrsquoacircme en geacuteneacuteral ndash qursquoil est descendu agrave des eacuteleacutements plus concrets bien qursquoencore universels ndash et qursquoil laquo a passeacute enfin agrave chacune des espegraveces animales et veacutegeacutetales en deacuteterminant ce qui laquo est propre agrave chacune5 raquo Ces derniers mots determinando quid sit proprium unicuique speciei ne peuvent laisser aucun doute sur la marche de la penseacutee S Thomas suppose ici qursquoune observation raisonneacutee lateacuterale agrave la science a livreacute au savant une deacutefinition quidditative il peut gracircce agrave elle allonger la seacuterie de ses deacuteductions et la derniegravere crsquoest cette opeacuteration caracteacuteristique du syllogisme ideacuteal qui consiste la deacutefinition donneacutee agrave conclure la laquo proprieacuteteacute6 raquo (comme drsquoanimal raisonnable on conclurait sociable ou qui peut rire)

Celui qui douterait que cette conception de la subordi-

5 In sens et sens 1 1 ndash Cp le Prologue du de Caelo laquo In scientiis esse processum ordinatum prout

proceditur a primis causis et principiis usque ad proximas causas quae sunt elementa constituentia essentiam rei raquo ndash Cp Aristote De Generatione et Corruptions B 9 Ρᾷον γὰρ οὕτω τὰ καθ᾿ ἕκαστον θεωρήσομεν ὅταν περὶ τοῦ καθόλου λάβωμεν πρῶτον S Thomas ajoute agrave lrsquoexplication de ces paroles (In 2 Gen 1 9) laquo Discursus enim ab universalibus ad particularia est major et universalior via in natura raquo ndash Pour comprendre la concretio dont il est question dans le commentaire du de Sensu cp les passages ougrave componere est opposeacute agrave resolvere (p ex In Trin 6 1 sect 3 ougrave il faut enlever comme une glose les mots laquo resolvendo autem quando e converso raquo (La concretio consiste agrave ajouter des deacuteterminations singuliegraveres par la deacutefinition drsquoessences moins abstraites ndash Comme exemple de la deacuteduction a priori appliqueacutee aux sciences naturelles on peut voir In 1 Cael 1 4 (deacutemonstration prise drsquoAristote)

6 n 1 Post 1 1 1 30 ndash Ver 2 7 cf ad 5 ndash In 2 Post 1 19 (285 b) laquo Medium est definitio maioris extremitatis Et inde est quod omnes scientiae fiunt per definitiones raquo ndash Pour le rocircle de la deacutefinition dans la science v encore 3 C G 56 4

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 137

nation formelle des sciences ait eacuteteacute celle de S Thomas ne pourrait drsquoailleurs srsquoaccorder avec un principe premier de son eacutepisteacutemologie agrave savoir que la certitude eacutetant un eacuteleacutement speacutecifique de la science lrsquoincertitude croicirct avec la complexiteacute laquo Plus on ajoute de conditions particuliegraveres laquo plus on augmente les possibiliteacutes drsquoerreur7 raquo Cet axiome est symeacutetrique de celui qui deacuteclare les principes laquo plus certains raquo que les conclusions Il srsquoensuit non seulement que plus lrsquoobjet drsquoune connaissance est simple plus elle est sucircre mais encore puisque toutes-les affirmations de lrsquoesprit ont un fond identique et que la science doit ecirctre une que toute certitude du complexe est une certitude emprunteacutee laquo Celles laquo des sciences qui se superposent agrave drsquoautres (quae dicuntur ex additione ad alias) sont moins certaines que celles laquo qui considegraverent moins drsquoeacuteleacutements ainsi lrsquoarithmeacutetique laquo est plus certaine que la geacuteomeacutetrie donc la science qui a pour objet lrsquoecirctre eacutetant la plus universelle est la plus certaine8 raquo Il faut neacutecessairement une science qui soit laquo sue mieux que tout le reste raquo et laquo science par-dessus tout raquo crsquoest la meacutetaphysique qui laquo prouve tout et que rien drsquoanteacuterieur ne peut prouver9 raquo ndash Assureacutement S Thomas fidegravele agrave sa doctrine psychologique nrsquooublie pas qursquoil faut distinguer la certitude subjective et lrsquoobjective dans un de ses derniers ouvrages ougrave il reconnaicirct aux theacuteoregravemes matheacutematiques la plus ferme consistance dans lrsquoesprit parce que la soliditeacute des images y soutient constamment lrsquoenchaicircnement des raisons il semble au contraire rabaisser les jugements de meacutetaphysique au rang drsquolaquo opinions10 raquo Mais la pratique

7 1a 2ae q 94 a 4 8 In 1 Met l 2 9 In 1 Post 1 17 ndash Cp 3 C G 25 toutes les sciences speacuteculatives reccediloivent leurs principes de la

meacutetaphysique 10 In Trin 6 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 138

mecircme de ses raisonnements montre clairement comment la theacuteorie des sciences ci-dessus exposeacutee reste sauve Les questions qursquoil juge obscures sont celles de meacutetaphysique speacuteciale11 pour lrsquoontologie commune il croit pouvoir en asseoir les principes avec une certitude absolue Je ne parle pas seulement ici des axiomes qui fondent la logique comme les principes drsquoidentiteacute et de contradiction jrsquoentends parler de ces principes scolastiques qui portent sur les notions les plus eacuteloigneacutees de lrsquoexpeacuterience vulgaire sur les derniers reacutesi-dus de lrsquoabstraction philosophique de ces laquo principes communs des ecirctres raquo laquo analogiques selon le Philosophe raquo qui concernent laquo lrsquoecirctre et la substance la puissance et lrsquoacte raquo et auxquels nous pouvons parvenir par la consideacuteration des laquo effets raquo bien que tregraves sucircrs en soi ils soient obscurs agrave lrsquointelligence peu exerceacutee12 Pour lrsquointelligence scientifique

11 Il nrsquoy a pas de science humaine distincte qui ait pour objet propre les substances seacutepareacutees (In 7 Met 1

15) ni de laquo theacuteologie naturelle raquo distincte de la meacutetaphysique geacuteneacuterale (In Trin 5 4 538 a) Pour les limites assigneacutees agrave notre puissance naturelle de connaicirctre Dieu v p 154

12 In Trin 5 4 La pratique de S Thomas disons-nous corrobore notre affirmation Qursquoon examine par exemple les preuves philosophiques de lrsquoexistence de Dieu qursquoil deacuteclare laquo irreacutefragables raquo (Ver 10 12 cp 1 q 32 a 1 ad 2) et qursquoon isole les principes supposeacutes dans les ceacutelegravebres deacutemonstrations des laquo cinq voies raquo (1 q 2 a 3) ils sont fort abstraits et peuvent sembler philosophiquement parlant eacuteternellement discutables ndash Jamais S Thomas nrsquoest plus triomphalement certain drsquoune thegravese que lorsqursquoil a lait jouer dans la preuve le concept abstrait de forme V p ex comment il juge la doctrine averroiumlste sur limiteacute de lrsquointellect possible (De Anim 3 ndash Spir 9) ou celle sur les formes des eacuteleacutements (De Anim 9 10) ou celle sur les corps ceacutelestes (In 8 Phys 1 21) ndash Pour lrsquoincorruptibiliteacute de lrsquoacircme humaine la deacutemonstration rigoureuse (laquo necesse est omnino raquo) se tire de la mecircme notion lrsquoesse ne peut ecirctre seacutepareacute drsquoune forme ougrave il adhegravere laquo sicut ab homine non removetur quod sit animal neque laquo a numero quod sit par vel impar raquo (De Anim 14) Crsquoest la raison a priori elle est suivie de deux signes ou indices lrsquointellection de lrsquouniversel et lrsquoappeacutetit naturel drsquoecirctre toujours ndash Une eacutetude micrographique sur la doctrine de lrsquouniciteacute de lrsquoindividu dans les espegraveces

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 139

crsquoest cela mecircme qui est agrave la base laquo qui prouve le reste et que rien ne peut prouver raquo ndash La clarteacute des matheacutematiques nrsquoest pas plus intense elle se reacutepand seulement drsquoune maniegravere tregraves eacutegale sur un grand nombre drsquoobjets distincts ndash La subordination des autres sciences ne preacutesente pas de difficulteacutes et la certitude srsquoobscurcit reacuteguliegraverement agrave mesure qursquoon srsquoeacuteloigne de lrsquoontologie La physique porte sur` un objet deacutejagrave plus complexe puisqursquoil est soumis au mouvement aussi est-elle laquo incertaine raquo ses lois srsquoajustent mal agrave la reacutealiteacute elles sont laquo vraies dans la plupart des cas raquo elles sont dites laquo contingentes raquo parce qursquoelles peuvent laquo deacutefaillir13 raquo angeacuteliques convainc de mecircme qursquoil entend lagrave deacuteduire avec une rigueur geacuteomeacutetrique une conseacutequence du

concept de forme et non comme on le preacutetend encore souvent en srsquoappuyant sur des textes isoleacutes affirmer une simple convenance ndash Et toutes ces fortes affirmations prennent un relief singulier si on les compare aux indeacutecisions latentes aux nuances de doute dont sa penseacutee se colore quand il aborde des sujets plus proches de lrsquoexpeacuterience mais plus complexes et donc plus obscurs avec les thegraveses de psychologie Soit la thegravese capitale de lrsquoorigine des ideacutees un soupccedilon de doute plane presque toujours au-dessus du sys-tegraveme adopteacute celui drsquoAristote une ombre de probabiliteacute demeure flottante autour de ce qursquoil preacutesente comme la penseacutee de Platon laquo Verius esse videtur raquo dit S Thomas (2a 2ae q 172 a 1) ou laquo Secundum Aristotelis sententiam quam magis experimur raquo (1 q 88 a 1) ou encore laquo Prae omnibus praedictis positionibus rationabilior videtur sententia Philosophi raquo (Ver 10 6) Cp les textes theacuteoriques sur la difficulteacute de la psychologie rationnelle (Ver 8 10 8 in ctr et souvent ailleurs) ndash Lrsquoobjet de la science devient encore plus trouble quand on descend aux ecirctres plus proches de nous mais dont la notion est fuyante parce que leur ecirctre est imparfait laquo Illa quae habent esse deficiens et imperfectum sunt secundum se ipsa parum cognoscibilia ut materia motus et tempus propter esse eorum imperfectionem raquo (In 2 Met 1 1)

13 Crsquoest-agrave-dire qursquoagrave cause des conjonctions accidentelles impreacutevues ou de laquo lrsquoindisposition de la matiegravere raquo il peut y avoir des monstres des hommes agrave six doigts des germes qui ne poussent pas etc Cette laquo contingence raquo nrsquoimplique aucunement la liberteacute (v 1 q 115 a 6) et la comparaison avec les sciences morales (p ex 10 2laquoe q 96 a 1 ad 3rsquo ne vise que les reacutesultats ndash Je parle agrave dessein de laquolois raquo En accordant agrave M von Tessen-Wesierski (Die Grundlagen des Wunderbegriffes nach Thomas von Aquin p 107) que le mot manque chez S Thomas il faut maintenir que le concept srsquoy trouve puisqursquoil discute la valeur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 140

ndash Ensuite viennent les sciences humaines comme la morale la politique14 ndash enfin les sciences drsquoopeacuteration qui sont laquo les plus incertaines parce qursquoil leur faut consideacuterer les multiples laquo circonstances des choses singuliegraveres agrave produire15 raquo On le voit avec eacutevidence le fait de proclamer laquo plus incertaines raquo les choses qui comme il le dit en cent endroits nous sont laquo plus connues raquo indique que lrsquoordre de la science est inverse pour lui de celui du sens et que toute consistance scientifique vient de ce qui est le plus geacuteneacuteral et le plus abstrait La meacutetaphysique est agrave la fois ce qursquoon apprend apregraves tout le reste16 et ce qui laquo prouve tout le reste raquo

Nous pourrions encore confirmer notre maniegravere de voir en examinant ce que S Thomas entend par laquo deacutemontrer raquo Le concept de deacutemonstration deacutefinit pour lui celui de science17 Sans doute la deacutemonstration est double eacutetant parfaite ou imparfaite la parfaite part de principes laquovrais premiers immeacutediats anteacuteceacutedents plus clairs causes de la laquo conclusion raquo son moyen terme est la deacutefinition essentielle la deacutemonstration imparfaite part de principes plus clairs

de propositions exprimant une connexion essentielle entre deux pheacutenomegravenes distincts (V 3 C G 86 et

cp lrsquoexpression mecircme laquo verum ut in pluribus raquo 1a 2ae l c) 14 User de raisons probables crsquoest la meacutethode des sciences morales (In Trin q 6 a 1 ad 3 1re seacuterie cf c)

ndash Lrsquohistoire nrsquoest pas une science au sens thomiste puisqursquoelle ne peut se deacuteduire Tregraves deacutefiant de la connaissance par teacutemoignage (laquo Quantacumque multitudo testium determinaretur posset quandoque testimonium esse iniquum 2a 2ae q 78 a 2 ad 1 ndash Cp ibid corp et a 3 -1 a 2ae q 105 a 2 ad 8 etc) S Thomas admet pourtant implicitement qursquoon puisse arriver agrave la certitude sur un fait historique (v le rocircle de lrsquohistoire dans les preacuteambules de la foi 1 C G 6 et Opusc 2 Ad Cantorem Antiochenum ch 7)

15 In 1 Met 1 2 ndash Cp in Trim 6 1 (542 b multo plus) 16 In 1 Met 1 2 17 In 4 Met l 1 (471 a) In 2 Post 1 20 ad fin ndash In 1 Post 1 1 la deacutemonstration est deacutecrite laquo rationis

processus necessitatem inducens in quo non est possibile esse veritatis defectum et per huiusmodi rationis processum scientiae certitudo acquiritur raquo

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pour nous et prouve par exemple la cause par les effets18 Mais la deacutemonstration imparfaite qui donne le fait et non le pourquoi est comme agrave cocircteacute de la science vraie elle nrsquoy entre que dans certains cas deacutetermineacutes ougrave elle se trouve convertible en deacutemonstration par la cause Elle est drsquoailleurs auxiliaire de la science quand elle sert agrave preacuteparer la deacutefinition (en permettant par exemple de classer une substance sensible dans un genre deacutejagrave connu) Mais la deacutefinition nrsquoest proprement conclue drsquoaucun raisonnement syllogistique elle est le fruit de lrsquoinduction large ou constatation reacuteiteacutereacutee Donc la deacutemonstration du pur fait si elle nrsquoaide pas agrave passer au-dessus drsquoelle-mecircme doit ecirctre exclue du domaine des sciences pour passer agrave celui des industries

Il semblerait que crsquoest lagrave aussi dans le domaine pratique des laquo arts utiles raquo que S Thomas eucirct ducirc releacuteguer lrsquoinduction dite aujourdrsquohui scientifique srsquoil srsquoen eacutetait fait une ideacutee nette19 Non qursquoil eucirct pousseacute le paradoxe jusqursquoagrave la juger scientifiquement indiffeacuterente Mais ses reacutesultats eacutetant indispensables agrave qui veut savoir ses proceacutedeacutes dans lrsquoouvrage de luxe qursquoeacutetait pour lui la science intellectuelle auraient ducirc demeurer cacheacutes Lrsquoesprit une fois la laquo science raquo faite ne doit plus rien voir que la descente harmonieuse et lumineuse des deacuteductions

II

On pourrait en groupant habilement des textes donner une impression toute contraire agrave celle qui doit ressortir du paragraphe preacuteceacutedent On ferait un meacuterite agrave S Thomas

18 Voir lrsquoOpusc 34 de Demonstratione drsquoauthenticiteacute agrave peine douteuse Plus briegravevement dans la Somme 1

q 2 a 2 19 Ce qui nrsquoest pas V le jugement de M Mansion dans ses excellents articles sur lrsquoInduction chez Albert le

Grand (Revue Neacuteo-Scolastique 1906 pp 115 et 246)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 142

drsquoecirctre resteacute fidegravele malgreacute toute sa confiance en lrsquoesprit agrave la tradition expeacuterimentale drsquoAristote On montrerait que dans sa theacuteorie des sciences naturelles il a fait agrave lrsquoobserva-tion des pheacutenomegravenes la premiegravere place laquo Dans lrsquoenquecircte de laquo la veacuteriteacute en matiegravere de sciences naturelles eacutecrit-il quelqueslaquo uns sont partis des raisons intelligibles et ce fut le propre laquo des Platoniciens drsquoautres sont partis des objets sensibles laquo et ce fut comme lrsquoa dit Simplicius le propre de la philosophie drsquoAristote20 raquo Ailleurs encore il critique apregraves son maicirctre lrsquoa priorisme lrsquo laquoinexpeacuterience raquo des Platoniciens21 Il deacuteclare avec lui que dans les sciences naturelles la meacutethode des matheacutematiques est deacuteplaceacutee22 La deacutemonstration par le signe ou lrsquoeffet est plus usiteacutee dans ces sciences23 Aussi lrsquoon y part en geacuteneacuteral de ce qui est moins clair en soi mais plus clair pour nous24 Ces deacuteclarations semblent nettes

On y joindrait des arguments tireacutes de la pratique de S Thomas dans sa philosophie du mouvement dans sa psychologie surtout il tient agrave srsquoappuyer toujours sur les faits et invoque souvent lrsquoexpeacuterience comme un argument irreacutefutable

On insisterait sur le caractegravere expeacuterimental de sa theacuteorie de la connaissance S Thomas a une tendance visible agrave universaliser lrsquoopposition des priora quoad se et des priora quoad nos25 Comment agrave de pareils principes aurait-il pu joindre cette confiance folle en la deacuteduction

Mais ces objections en tant qursquoelles ne reposent pas sur une confusion entre lrsquoordre drsquoinvention et lrsquoordre systeacutematique ndash qursquoil faut soigneusement distinguer chez les Meacutedieacute-

20 Spir 3 21 In 1 Gen 1 3 22 In 2 Met 1 5 23 In Trin 6 1 24 In 2 An 1 3 25 V 2 C G 77 ult ndash 1a 2ae q 57 a 2 ndash in Job 4 3

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 143

vaux ndash prouvent seulement qursquoune certaine indeacutetermination voilait dans lrsquoesprit de S Thomas des problegravemes importants drsquoeacutepisteacutemologie Elles ne peuvent empecirccher que la conception laquo architectonique raquo preacuteceacutedemment exposeacutee demeure la principale la plus souvent rappeleacutee la plus systeacutematiquement affirmeacutee Preacuteciser lrsquoopposition apparente ou reacuteelle de ces deux tendances divergentes en cela consiste toute la difficulteacute pour qui veut critiquer la valeur de la science drsquoapregraves les principes de S Thomas

III

Si nous entreprenons de juger la science au sens thomiste du mot comme simulacre de lrsquointellection pure il faut drsquoabord fixer deux conclusions qui se deacutegagent drsquoellesmecircmes

Premiegraverement il va de soi qursquoun arrangement de jugements successifs est de par sa notion mecircme imparfait et mal satisfaisant quand il srsquoagit de la prise unifiante de lrsquoecirctre La science participe aux tares de la ratio26 La science qui srsquoaccumule en ajoutant sans cesse de plus eacutetroites deacuteterminations de son objet tend agrave la ressemblance drsquoune ideacutee angeacutelique mais le passage agrave la limite en faisant eacutevanouir sa multipliciteacute caracteacuteristique lrsquoexterminerait Sans doute le

26 Voir in 1 Post 1 35 la reacuteponse aux objections qui attaquent la supeacuterioriteacute de la deacutemonstration universelle

sur la particuliegravere et speacutecialement agrave celle-ci laquo Universalis demonstratio ita se habet quod laquo minus de ente habet quam particularis raquo S Thomas reacutepond en distinguant le point de vue de la raison drsquoavec la reacutealiteacute laquo Quantum ad id quod rationis est Quantum vero ad naturalem subsistentiam raquo Pourtant la critique de la science comme speacuteculation imparfaite ne doit pas ecirctre chercheacutee dans ce paragraphe elle est ndash un peu trop implicitement encore ndash dans les questions sur les Anges (p ex Ver 8 15 distinction de la connaissance in aliquo unifiante et qui peut ecirctre intuitive ndash et de la connaissance ex aliquo discursive et multiple)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 144

principe de la deacuteduction lrsquounifie et fait voir ses eacutenonciables les uns dans les autres Oportet in conclusionibus speculari principia Cependant mecircme si dans ce qui nrsquoest pour S Thomas qursquoune opeacuteration logique on voulait consideacuterer lrsquoacte psychologiquement supeacuterieur qui imite une vision totalisante la reacuteduction mecircme du multiple agrave un principe abstrait ne ferait que mieux ressortir tout ce qursquoa drsquoirreacuteel lrsquoapproximation de lrsquoecirctre par voie deacuteductive Le nerf de la deacuteduction crsquoest le principe de la substitution des eacutequivalents drsquoautre part selon les premiers axiomes de la meacutetaphysique thomiste dans le monde degraves Intelligibles purs il nrsquoy a pas drsquoeacutequivalents ndash et dans le monde mateacuteriel il ne semble guegravere convenir qursquoil y en ait puisque la finaliteacute intelligible y regravegne donc le contraste est irreacuteductible entre lrsquointellection type et la science mecircme parfaite Omnis scientia essentialiter NON est intelligentia

En second lieu quelque grossiegravere et confuse que soit la connaissance deacuteductive S Thomas est parfaitement fidegravele agrave ses principes en admettant et la possibiliteacute et la supeacuterioriteacute relative drsquoune certaine philosophie par deacuteduction laquo Si une cc proposition est deacutemontrable nous nrsquoen avons pas de meilleure connaissance que la scientifique tandis que des principes indeacutemontrables nous avons une connaissance meilleure27 raquo La dualiteacute de nos moyens de connaicirctre entraicircne cette conseacutequence logique un renseignement quelconque sur nrsquoimporte quelle essence suppose un travail sur des donneacutees sensibles donc un systegraveme du monde suppose lrsquoabstraction de principes geacuteneacuteraux gracircce agrave lrsquoinduction large Et lrsquounification de ce systegraveme ne se conccediloit que par lrsquointersection de ces principes entre eux ou avec des quasi-deacutefinitions semblablement obtenues ndash Rien nrsquoempecircche

27 In 1 Post l 32

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 145

que la possession de lrsquoensemble scientifique ainsi formeacute atteigne agrave la certitude parfaite Mais tout fait preacutevoir que son extension sera extrecircmement borneacutee

Lrsquoerreur de S Thomas semble donc avoir consisteacute agrave faire en pratique de toute proposition certaine qui nrsquoeacutetait pas immeacutediatement utilisable agrave lrsquoartisan une partie inteacute-grante de la philosophie deacuteductive On le sait assez quand on eut renonceacute agrave cette meacutethode lrsquoexpeacuterience montra qursquoune systeacutematisation autonome des faits sensibles donneacutes pouvait ecirctre entreprise et reacuteussissait La valeur de speacuteculation immeacutediate en eacutetait mince mais les reacutesultats pratiques indeacutefiniment feacuteconds Ce qursquoon reproche donc agrave S Thomas ce nrsquoest pas drsquoavoir admis la possibiliteacute drsquoune philosophie du mouvement ni preacuteciseacutement drsquoavoir voulu lrsquoenseigner avant la zoologie et la botanique crsquoest drsquoavoir cru que botanique et zoologie en pouvaient ecirctre comme deacuteduites en sorte que ce qui est leur fond essentiel ce qui les constitue comme sciences des vivants reacuteels fucirct lrsquo laquo application raquo drsquoune philosophie de lrsquoecirctre mouvant En preacutetendant utiliser tout pour sa synthegravese il nrsquoeacutetait que conseacutequent avec ses principes en voulant y faire rentrer par force tant de produits du travail de la ratio sur le donneacute il risquait de fausser ses principes ndash Nrsquoavait-il pas parleacute lui-mecircme de cette cogitative semblable agrave lrsquoestimative des becirctes mais renforceacutee par son contact avec la raison Nrsquoavait-il pas insisteacute sur cette continuiteacute qui regravegne entre tous les ecirctres connaissants Et nrsquoaurait-il pu soupccedilonner qursquoagrave cocircteacute de la speacuteculation pure image de la vie angeacutelique les hommes semblables en cela agrave des abeilles progressives ou agrave des castors tregraves supeacuterieurs possegravedent des systegravemes de lois et de recettes qui leur permettent drsquoassujettir le monde des sens agrave leurs besoins

Sans doute on ne peut dire absolument qursquoil ait manqueacute drsquoune ideacutee si simple A cocircteacute des sciences il connaicirct les indus-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 146

tries (artes) ougrave il range par exemple lrsquoagriculture et la meacutedecine28 Et ce serait peut-ecirctre le meilleur moyen de faire comprendre son eacutepisteacutemologie que de dire les sciences telles que maintenant on les entend sont pour lui des laquoarts raquo et la synthegravese philosophique seule doit srsquoappeler laquo science raquo Qursquoest-ce qursquoun savant pour S Thomas Crsquoest un homme qui connaicirct les essences Pour nous le savant comme tel fait preacuteciseacutement profession de les ignorer et srsquoinquiegravete seulement de noter les rapports entre les pheacutenomegravenes Attribuer le chauffage agrave laquo Dieu en preacutesence du feu raquo et non pas agrave la laquo vertu propre de cet eacuteleacutement crsquoest pour S Thomas aneacuteantir la science parce que crsquoest rendre impossible la connaissance des causes29 Mais qursquoimporterait au savant drsquoaujourdrsquohui pourvu qursquoon lui laissacirct la constance du pheacutenomegravene Et du laquo pourquoi raquo ce savant parlerait comme de lrsquo laquo essence raquo la finaliteacute nrsquoest plus pour lui un principe laquo reccedilu du dehors raquo comme constituant intrinsegraveque de sa science crsquoest une hypothegravese directrice conccedilue au-dedans S Thomas lui identifiait en son eacutepisteacutemologie meacutetaphysique la nature et la fin30

Si donc on voulait comparer ses principes aux theacuteories des modernes il ne faudrait pas leurreacute par une coiumlncidence purement verbale identifier ce qui de part et drsquoautre est nommeacute laquo science raquo Ce serait sinon reacutealiser lrsquoidentiteacute des

28 In 2 Post 1 20 Lrsquoassertion est mecircme eacutetendue agrave tout ce qui est laquo circa generationem id est circa

quaecumque factibilia raquo La penseacutee semble un peu vague ndash In 2 Phys 1 4 (348 b) la meacutedecine est dite laquo scientia artificialis raquo ndash La physique au contraire est une science et neacutecessaire (Ver 15 2 3) et deacutemonstrative (2a 2ae q 48 a un In 1 Phys 1 1) le naturalis est une espegravece du speculativus (In 10 Eth 1 15 fin)

29 3 C G 69 7 30 In 2 Phys 1 15 380 a ndash Le physicien drsquoapregraves S Thomas use en ses deacutemonstrations de toutes les causes

(in 1 Phys 1 1) et preacutefeacuterablement de la finale (In 5 Met 1 2 518 b ndash 1 1 513 b ndash On peut drsquoailleurs lire praecipuae et non praecipue pour ne pas aggraver lrsquoideacuteologie (cp 3 C G 69 7)

La speacuteculation humaine ndash Chap IVe Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science 147

contradictoires au moins torturer les textes drsquoeacutetrange faccedilon Il faudrait maintenir tregraves nette la distinction entre speacuteculations pures et industrie systeacutematiseacutees Assureacutement ce nrsquoest pas lagrave mentir au peacuteripateacutetisme pourvu qursquoon affirme encore que les secondes peuvent preacuteparer aux premiegraveres leurs mateacuteriaux et aussi que certaines geacuteneacuteralisations extraites des sciences peuvent ecirctre subsumeacutees aux principes de meacutetaphysique ndash Si drsquoailleurs sur ces deux points on consulte la pratique de S Thomas pour eacuteclairer ou corriger sa theacuteorie lrsquoon se convaincra touchant la preacuteparation des mateacuteriaux qursquoil les a emprunteacutes agrave lrsquoexpeacuterience vulgaire bien plus qursquoagrave ses theacuteories scientifiques et touchant la systeacutematisation ulteacuterieure des faits observeacutes qursquoil lrsquoa souvent preacutesenteacutee comme un arrangement possible plutocirct que comme une deacuteduction certaine31 Ces deux faits expliquent la faciliteacute avec laquelle sa biologie (si le mot nrsquoest pas trop preacutetentieux) sa physique et son astronomie mecircme se deacutetachent de sa meacutetaphysique

Mais le point capital reste ceci qursquoon suppose des sciences pratiques aussi complegravetes et aussi bien coordonneacutees qursquoon voudra ndash qursquoon les juxtapose dans une mecircme intelligence agrave lrsquoontologie la plus profonde -tant que les premiegraveres ne feront qursquoaffirmer des faits les deux tableaux seront irreacuteductibles Et se fondissent-ils en un seul par la peacuteneacutetration de lrsquointelligible dans le sensible geacuteneacuteraliseacute le reacuteel en soi nrsquoest pas encore saisi S Thomas qui nie qursquoon puisse arriver agrave connaicirctre laquo toutes les choses naturelles32 raquo eucirct pu ajouter selon ses principes que les connucirct-on toutes par le mode humain on restait encore fort au-dessous de lrsquoideacuteal de lrsquointelligence La raison derniegravere de lrsquoimperfection de toute

31 Voir le chapitre suivant 32 In 1 Meteor 1 1 ndash In Job 1 11 ndash 1 q 88 a 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 148

science humaine crsquoest la dualiteacute de nos moyens de connaissance tandis que le reacuteel est un La quidditeacute et la toi saisies par un esprit qui ne voit pas la matiegravere nrsquoexistent que dans la matiegravere Aussi dans nos eacutenonceacutes et nos perceptions multum inest de natura indeterminati

CHAPITRE CINQUIEgraveME

Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Systegravemes et Symboles

I

Malgreacute sa rigoureuse conception de la science qursquoil applique agrave la philosophie S Thomas admet en theacuteorie et en pratique qursquoaux raisonnements philosophiques certains on ait le droit drsquoen mecircler drsquoautres qui donnent des reacutesultats seulement probables La faccedilon la plus exacte et la plus scolastique de deacutecrire ce proceacutedeacute crsquoest de le rattacher agrave cette partie de la logique que lrsquoEacutecole appelle laquo dialectique1 raquo La dialectique est caracteacuteriseacutee par lrsquo laquo enthymegraveme raquo par ougrave lrsquoon nrsquoentend pas que toujours une des preacutemisses est sousentendue mais que omise ou exprimeacutee elle nrsquoa pas la certitude requise pour une deacutemonstration Nous sommes donc en preacutesence drsquoun exercice de lrsquoesprit qui use speacuteculativement des meacutecanismes deacuteductifs propres agrave la ratio alors qursquoil ne possegravede comme principe qursquoune vue trop confuse pour qursquoon puisse certainement lrsquoappliquer au sujet

Plus la majeure sera geacuteneacuterale et la conclusion eacuteloigneacutee mieux lrsquooriginaliteacute du proceacutedeacute apparaicirctra elle est agrave son comble dans les raisonnements du type suivant qui ne

1 Sur la dialectique opposeacutee au raisonnement apodictique v in 1 Post 1 1 et 1 33 ndash 28 280 q 48 a un ndash

in 4 Met 1 1 (471) Cp logice ou rationabiliter opposeacute agrave demonstrative p ex in 1 Cael l 2

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 150

sont pas rares chez S Thomas la raison pose en principe une de ces grandes phrases qui sont comme lrsquoexpression mecircme de lrsquoidentiteacute entre ses lois et les choses (Bonum est ut in pluribus Natura semper ad unum tendit Natura semper meliore modo operatur) et elle en postule lrsquoapplication dans un deacutetail alors que le moyen terme est insuffisant ou absent Tous les raisonnements de convenance ou drsquoanalogie rentrent dans ce type2 Il nrsquoen est point de plus ingeacutenieusement naiumlf que lrsquoargumentation par la laquo suffisance des combinaisons3 raquo Adam a eacuteteacute fait sine viro et femina Egraveve ex viro sine femina les autres naissent ex viro et femina Il convenait donc laquo ad completionem universi raquo que Jeacutesus naquit ex femina sine viro ndash Cet usage du discours peut srsquoappeler artistique parce que sont but principal semble ecirctre son exercice mecircme et parce qursquoil correspond dans les esprits drsquoalors aux besoins que maintenant lrsquoart a pour mission de remplir

On peut facilement faire voir qursquoil eacutetait naturellement appeleacute par le deacuteveloppement de la noeacutetique thomiste tel que nous lrsquoavons deacutecrit Lrsquointelligence discursive si elle reste fidegravele agrave la rigueur de ses meacutethodes nrsquoarrive agrave srsquooffrir qursquoune vision du monde double neacutecessairement et irreacutemeacutediablement trouble Des lois geacuteneacuterales sont eacutetablies dont lrsquoensemble esquisse la structure de lrsquoecirctre mais entre ces lineacuteaments trop espaceacutes srsquoeacutetendent de larges intervalles que lrsquoesprit voudrait remplir Car son aspiration est toujours par quelque moyen que ce soit de srsquointeacutegrer lrsquounivers dans lrsquouniteacute drsquoune seule ideacutee passer agrave lrsquoacte et agrave plus drsquoacte ce nrsquoest autre chose pour lui que chercher agrave satisfaire cette tendance Des reacutegions de lrsquoecirctre lui sont inconnues il veut

2 3 d 12 q 3 a 2 sol 2 ndash 3 q 31 a 4 3 Crsquoest lrsquoargument drsquo laquo eacutequilibre raquo ou drsquolaquo isonomie raquo des anciens (Cp Ciceacuteron De Nature Deorum I 39)

Pour lrsquousage qursquoen fait S Thomas cp in 2 Cael 1 4 116 a ndash In 1 Post 1 11

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 151

suppleacuteer par lrsquoimagination que guide lrsquoanalogie Les recettes industrielles sont agrave part de la vraie science il est solliciteacute agrave inventer des raccords entre les eacutenonceacutes propter quid et les eacutenonceacutes quia On pourrait ajouter que les sens intuitifs le tentent eux qui atteignent du preacutecis et du vivant de remplir ses capaciteacutes vides en y pressant leurs appreacutehensions singu-liegraveres crsquoest nous le verrons la raison du symbole sensible qui vient srsquoajouter au systegraveme pour aider agrave unifier lrsquounivers conccedilu Si donc nous parlons drsquoart le mot ne doit pas faire illusion sur le sens essentiellement philosophique du proceacutedeacute qui nous occupe crsquoest parce qursquoil est tregraves intimement convaincu de lrsquointelligibiliteacute du monde total et de la neacutecessiteacute drsquounifier lrsquoideacutee pour lrsquoapprofondir que le Scolastique pour embellir et compleacuteter sa vision du monde ajoute au certain du tregraves probable du moins probable du supposable du possible et continuerait srsquoil pouvait agrave lrsquoinfini Renoncer aux lois rigoureuses de la science qui deacutemontre eacutecouter les sens et les admettre agrave collaborer agrave lrsquoœuvre philosophique autrement qursquoen preacuteparant des mateacuteriaux pour la deacuteduction crsquoest drsquoailleurs introduire dans les reacutesultats cette flexibiliteacute cette incertitude qui est le propre de la connaissance sensible Crsquoest abandonner la rigueur pour lrsquoamour de lrsquouniteacute Crsquoest viser agrave autre chose qursquoagrave la conviction raisonnable srsquoil est vrai que tout assentiment est deacutesordonneacute degraves lagrave qursquoil nrsquoest pas infaillible4 Quand le sensible et lrsquoopinion sont mis de la partie lrsquoon nrsquoa plus une complexiteacute rationnelle pour mimer lrsquoIdeacutee pure mais une complexiteacute artistique pour mimer la rationnelle Le Systegraveme et le Symbole fruits de cette collaboration drsquoun nouveau genre ougrave lrsquoimagination a sa place sont donc des succeacutedaneacutes de la science totale Et si lrsquoon coule le probable dans les mecircmes moules

4 Cp le texte deacutejagrave citeacute de Ver 18 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 152

afin que lrsquoensemble produise une impression unique et que la raison impuissante agrave la deacuteduction absolue puisse du moins srsquoen offrir lrsquoillusion le philosophe devra toujours pouvoir distinguer en soi deux personnages un poegravete qui recircve un savant qui prouve Beau-coup drsquoesprits au Moyen Age eacutetaient assez souples pour ce jeu5 et dans le cas particulier de S Thomas on peut assurer que si le plaisir intellectuel eacutetait grand la raison nrsquoen eacutetait pas dupe6

Il est assez rare que S Thomas srsquoarrecircte agrave doser la certitude de ses assertions Il serait pourtant relativement facile croyons-nous de distinguer en sa doctrine ce qursquoil estimait probable et ce qursquoil jugeait certain si du moins lrsquoon srsquoen tenait agrave la philosophie pure Sans doute ce travail exigerait qursquoon srsquoengageacirct trop agrave fond dans le mateacuteriel de son systegraveme pour qursquoil soit possible mecircme de lrsquoesquisser ici Drsquoautre part pour donner une juste ideacutee de la coexistence subjective des deux meacutethodes il ne suffit pas drsquoen citer les theacuteories frag-mentaires qursquoon peut recueillir ccedilagrave et lagrave seule la lecture du corps mecircme des exposeacutes donnera lrsquoimpression exacte de ce qursquoeacutetait la logique artistique et parmi ces exposeacutes comme nous verrons crsquoest aux theacuteologiques qursquoil faudrait surtout srsquoattacher parce que crsquoest en theacuteologie que cette meacutethode triomphe Jrsquoemprunte seulement trois exemples au domaine de la connaissance naturelle

Le premier fait clairement voir que dans les sciences naturelles telles qursquoil les concevait et les enseignait crsquoest agrave-dire comme des explications deacutepassant le simple eacutenonceacute du

5 Lequel est dans la tradition grecque non seulement platonicienne mais aristoteacutelicienne Un exemple

typique du proceacutedeacute se rencontre au second livre du Ciel ougrave les hypothegraveses astronomiques sont accompagneacutees de la jolie reacuteflexion εἴ τις δὶα τὸ φιλοσοφίας καὶ μικρὰς εὐπορίας ἀγαπᾷ περὶ ὦν τὰς μεγίστας ἔχομεν ἀπορίας (B 12)

6 Voir les deacuteclarations comme 4 d 40 a 4 ad 4

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 153

pheacutenomegravene il se rendait compte malgreacute sa conscience de lrsquoideacuteal deacutecrit plus haut qursquoil entrait une large part drsquohypothegravese Il est un texte du Commentaire sur le Ciel si connu qursquoil faut presque srsquoexcuser de le citer mais si tonique qursquoon rie peut srsquoen dispenser laquo Les hypothegraveses inventeacutees par les laquo astrologues dit-il ne sont pas neacutecessairement vraies laquo en les apportant ils paraissent expliquer les faits et laquo pourtant on nrsquoest pas obligeacute de croire qursquoils ont vu juste laquo peut-ecirctre un plan encore inconnu des hommes rend raison laquo de toutes les apparences du monde des eacutetoiles7 raquo Notez que ce jugement porte mecircme sur le systegraveme qursquoil expose et dont il use en ses propres œuvres Un doute semblable se fait jour en meacuteteacuteorologie agrave propos de la theacuteorie des comegravetes lrsquohypothegravese adopteacutee est dite infeacuterieure en certitude tant aux theacuteoregravemes matheacutematiques qursquoaux eacutenonceacutes de faits sensibles et son unique meacuterite est drsquoexpliquer le pheacutenomegravene drsquoune maniegravere qui satisfasse lrsquoesprit8

Le second exemple serait drsquoune porteacutee bien supeacuterieure si les deacuteclarations eacutetaient aussi nettes Il srsquoagit de la theacuteorie des Substances seacutepareacutees Quel aspect incertain prendrait la philosophie thomiste si cette doctrine devait tout entiegravere ecirctre consideacutereacutee comme hypotheacutetique Mais les donneacutees de la foi srsquoajoutent ici aux conjectures philosophiques On ne peut donc parler de simple opinion Malgreacute cela plusieurs points dignes drsquoattention doivent au moins ecirctre signaleacutes les arguments apporteacutes dans la partie philosophique du Contra Gentes pour prouver soit qursquoil y a des Anges soit que le

7 In 2 Cael 1 17 La mecircme doctrine est explicitement reprise 1 q 32 a 1 ad 2 et semble mecircme deacutepasseacutee in

Job 38 2 e Per certitudinem via motus luminarium cognosci non potest ab homine raquo (cple contexte) 8 In 1 Meteor 1 9 ndash On est drsquoailleurs averti au deacutebut du traiteacute que les preacutetentions de lrsquoauteur et du

commentateur sont modestes

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 154

monde sensible est gouverneacute par eux ne sont au fond que des raisons de convenance tireacutees de lrsquoanalogie geacuteneacuterale du monde et du plan qui semble avoir preacutesideacute agrave sa creacuteation9 Il est juste sans doute de le remarquer la valeur de plusieurs thegraveses drsquoangeacutelologie est indeacutependante de lrsquoexistence reacuteelle des Anges biais drsquoautres la supposent neacutecessairement Plus donc on croira devoir souligner lrsquoautonomie de la philosophie thomiste par rapport aux donneacutees reacuteveacuteleacutees plus aussi il faudra reconnaicirctre la hardiesse de ses conjectures et son peu de reacutepugnance agrave se contenter du probable en de fort grandes questions

La theacuteodiceacutee enfin fournit lrsquoexemple le plus topique et le plus digne drsquoecirctre meacutediteacute ndash Qursquoon suive le deacuteveloppement logique de la deacutemonstration des attributs divins soit dans la Somme contre les Gentils soit mecircme dans la Somme theacuteologique Comment douter qursquoon soit en preacutesence drsquoun discours qui preacutetend rigoureusement prouver Quelque chose serait-il solide dans lrsquoœuvre du Docteur angeacutelique si ces grandes thegraveses vacillaient ndash On est donc tregraves surpris lorsqursquoon entend dire ensuite que lrsquouniteacute de Dieu comprise comme

9 2 C G 91 ndash 1 q 50 a 1 ndash 1 q 51 a 1 On remarquera dans ces diffeacuterents passages les necesse est et les

oportet ndash En geacuteneacuteral on ne peut se fonder sur des mots de ce genre pour eacutetablir le degreacute drsquoassentiment que S Thomas accordait agrave une conclusion Parfois oportet alterne avec exigere videtur (4 C G 79 1) parfois videtur est employeacute en des matiegraveres ougrave lrsquoauteur est certain et semble devoir se traduire laquo il apparaicirct que n Il faudrait aussi tenir compte du caractegravere de certains ouvrages il se peut que la valeur technique de chaque expression soit moins peseacutee en certains passages plus eacuteleacutegamment eacutecrits la masse des expressions dubitatives dans les Sentences est peut-ecirctre un signe de la modestie du deacutebutant partout mille raisons drsquoopportuniteacute conseillaient de traiter respectueusement lrsquoAugustinisme dans les reacutedactions du Fregravere Reacuteginald telle expression vive est due peut-ecirctre au zegravele outrancier du disciple (In 1 Cor 13 1 4 laquo omnino falsum et impossibile raquo) Tout cela doit rendre sceptique agrave lrsquoeacutegard des discussions qui reposent sur de pareilles pointes drsquoaiguilles il nrsquoeucirct pas eacuteteacute utile drsquoinsister si lrsquoon nrsquoen rencontrait encore trop souvent

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 155

enveloppant la toute-puissance la providence universelle et semblables attributs est objet de foi et non pas de deacutemonstration La reacutepeacutetition de cette affirmation et le caractegravere des ouvrages ougrave elle se trouve deacutefendent drsquoy voir une reacuteponse donneacutee au hasard pour esquiver quelque veacutetilleuse objection theacuteologique Drsquoailleurs si lrsquoon ne croyait pas qursquoelle traduise une penseacutee reacutefleacutechie alors la faciliteacute mecircme avec laquelle S Thomas srsquoy laisserait aller sacrifiant ainsi sans coup feacuterir des deacutemonstrations longuement eacutelaboreacutees prouverait bien mieux encore qursquoil nrsquoa point eu dans tous ses raisonnements meacutetaphysiques la confiance naiumlve et absolue qursquoon lui suppose Qursquoon accorde cela et qursquoon veuille bien remarquer en mecircme temps lrsquoabsence complegravete de restrictions quand S Thomas preacutesente ailleurs une preuve rationnelle de la Providence on aura conceacutedeacute tout ce que je preacutetends dire10

10 La question toucheacutee clans ce paragraphe est assez importante pour qursquoon doive entrer dans quelques

deacutetails S Thomas parmi les attributs de Dieu que la raison naturelle peut deacutemontrer mentionne plusieurs fois et en premiegravere ligne lrsquoincorporeacuteiteacute et lrsquointelligence il ajoute encore lrsquoincorruptibiliteacute lrsquoimmobiliteacute la volonteacute une certaine uniteacute ou singulariteacute drsquoexcellence et la preacuterogative drsquoecirctre cause finale du monde (3 d 24 q 1 a 3 sol 1 ndash Ver 18 3 ndash Comp Theol 35 et 254 ndash In Rom I 1 6 ndash 2a 2ae q 2 a 4 arg Sed contra) ndash Ce qui lui semble ecirctre exclusivement objet de foi crsquoest lrsquouniteacute conccedilue comme enfermant la toute-puissance la providence immeacutediate et universelle et le droit exclusif agrave ecirctre adoreacute (Ver 14 9 9 ndash Comp Theol 254 ndash Cp 2a 2ae q 1 a S ad 1) il y joint encore les attributs de Reacutemuneacuterateur et de Justicier (3 d 25 q 1 a 2 ad 2 ndash v cependant In Rom I 1 8) ndash Quant agrave la causaliteacute divine par rapport au monde la raison doit lrsquoaffirmer en geacuteneacuteral mais ne paraicirct pas pouvoir deacuteterminer si elle srsquoexerce par la creacuteation telle que lrsquoentendent les chreacutetiens (3 d 25 loc cit ndash In Rom I 1 6 ndash Comp Theol 68 cf 36 ndash Cp les expressions vagues de 3 d 2 q 1 a 3 sol 1 et le renvoi agrave Aristote op aussi les freacutequentes mentions des theacuteories eacutemanatistes Ce problegraveme est diffeacuterent de celui de la possibiliteacute de la creacuteation ab aeterno traiteacute ailleurs par S Thomas) ndash Il est difficile de reconnaicirctre dans cette distinction des deux classes drsquoattributs lrsquoœuvre exclusive de la reacuteflexion a priori S Thomas en la faisant a certainement penseacute aux Peacuteri-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 156

Passons maintenant aux speacuteculations proprement theacuteologiques le rocircle de la logique laquo artistique raquo y est beaucoup plus conscient et plus indeacuteniable comme il est aussi moins contesteacute

II

Lrsquoœuvre de la theacuteologie est deacutefinie et comprise par S Thomas drsquoune maniegravere qui peut surprendre celui qui connaicirct seulement de la scolastique ce qursquoon a coutume de reacutepeacuteter sur son rationalisme

Sans doute la theacuteologie est tout drsquoabord preacutesenteacutee comme une science speacuteculative dont les articles de foi sont les principes et les propositions qursquoon en tire discursivement les conclusions Cette science est laquo subalterneacutee raquo agrave lrsquointellection divine dont elle reccediloit formuleacutees en eacutenonciables certaines veacuteriteacutes sicut medicus credit physico11 La certitude tant des dogmes que de ce qui en deacutecoule eacutevidemment12 est absolue et irreacuteformable Voilagrave pour satisfaire les exigences de la raison et assureacutement transiger sur quelqursquoun de ces points crsquoeucirct eacuteteacute pour S Thomas cesser drsquoecirctre lui-mecircme Mais lrsquoexamen des objets de la science theacuteologique et de la maniegravere dont elle se constitue le persuadait que ses reacutesultats eacutetaient de fort ineacutegale valeur et que pour ecirctre elle devait faire une large part agrave ce que nous nommons systegraveme et symbole

pateacuteticiens et aux Arabes ndash Noter que si la raison est trop faible pour affirmer la toute-puissance elle est

encore plus mal venue agrave la nier (in Rom I 1 7) ndash On trouvera dans le Contra Gentes (375) et dans le Compendium Theologiae (123) des deacutemonstrations de la Providence de forme philosophique

11 In Trin 2 2 et ad 5 12 V 1 q 32 a 4 (Utrum liceat contrarie opinari de notionibus) et plus fortement dans les Sentences (1 d

33 q 1 a 5) laquo Pertractata veritate et viso quid sequitur idem iudicium est de bis et de illis quae determinata sunt in fide quia ad unum sequitur alterum raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 157

Parce que Dieu est en dehors et au-dessus des cateacutegories les entiteacutes surnaturelles y eacutechappent de mecircme et ne srsquoy laissent laquo reacuteduire raquo que par un classement pratique et gros-sier Les compartiments deacutecrits par Aristote ne sont pas le cadre propre de ces reacutealiteacutes nouvelles la gracircce par exemple ne rentre dans aucune des quatre espegraveces de la qualiteacute et parmi les huit maniegraveres drsquoecirctre drsquoune chose dans une autre assigneacutees au quatriegraveme livre de la Physique il nrsquoen est aucune qui srsquoapplique agrave la Triniteacute13 Donc les ideacutees que nous nous en formons sont au plus haut degreacute analogiques Donc lrsquoexpression du dogme en fonction drsquoune philosophie supposeacutee adeacutequate aux choses drsquoici-bas nrsquoest ni eacutepuisante ni mecircme la seule expression imaginable Ce dernier point est tout particuliegraverement agrave remarquer tout en travaillant agrave la formule peacuteripateacuteticienne et scolastique de la theacuteologie S Thomas se gardait de lrsquoeacuteriger en canon absolu laquo La doctrine sacreacutee dit-il peut recevoir quelque e chose des sciences philosophiques non qursquoelle en ait laquo absolument besoin mais pour manifester mieux ses propres laquo notions Si elle en use ainsi la cause en est lrsquoinsuffisance laquo de notre esprit que les produits de la raison naturelle laquo (principe des autres sciences) conduisent plus facilement laquo agrave ce qui deacutepasse la raison et qui est lrsquoobjet de la theacuteologie14 raquo Cette explication suppose eacutevidemment que si lrsquoon avait lrsquointuition des reacutealiteacutes surnaturelles de la gracircce par

13 Ver 27 2 7 ndash 1 q 42 a 5 ad 1 -- Ici srsquoembranche toute la doctrine de la laquo proportionaliteacute raquo ndash Cp agrave

propos de lrsquounion hypostatique De Un Verbi Inc 1 et Pot 1 4 4 (seconde seacuterie) avec le principe geacuteneacuteral laquo Secundum considerationem theologi omnia illa quae non sunt in se impossibilia possibilia dicuntur raquo ndash Cp encore sur la transsubstantiation 3 q 75 a 4 sur le caractegravere sacramentel 3 q 63 a 2 etc

14 1 q 1 a 5 ad 2 ndash Cp Prolog Sent q 1 a1 laquo Utitur in obsequium sui omnibus aliis scientiis quasi vassallis raquo ndash In Trin 2 3 7 laquo quasi famulantes et praeambulae raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 158

exemple ou des vertus infuses on nrsquoirait pas les classer laquo par reacuteduction raquo dans un preacutedicament Elle suppose encore (ad majorem manifestationem) que les concepts vulgaires de ceux qui nrsquoont pas lu Aristote suffisent agrave leur donner de lrsquoensemble de la theacuteologie une ideacutee geacuteneacuterale et approximative plus imparfaite que celle des doctes mais qui en diffeacuterera par le degreacute non par la nature Elle laisse ouverte enfin la question de lrsquoemploi dans lrsquoœuvre theacuteologique de telle ou telle philosophie hors la veacuteritable cette question S Thomas semble la reacutesoudre en pratique par ses freacutequentes allusions au platonisme de certains Pegraveres lesquelles impliquent la possibiliteacute drsquoexplications theacuteologiques diffeacuterente 3 en fonction des diverses philosophies15

Introduire la philosophie crsquoest donc eacuteclairer le dogme crsquoest aussi puisque les esprits ne sont pas drsquoaccord sur les choses naturelles permettre certaines divergences de vues parmi les croyants La theacuteologie est maintenant distingueacutee drsquoavec la foi et quant agrave son mode drsquoexpression et quant agrave son domaine car les doctrines humaines agissant sur les eacutenonceacutes de la foi agrave la maniegravere de reacuteactifs en feront sortir pour les uns telle conclusion pour les autres telle autre laquo Et ici dit S Thomas srsquoapplique le mot de S Paul aux cc Romains que chacun abonde dans son sens16 raquo Voilagrave le vrai systegraveme theacuteologique constitueacute

15 V agrave propos de Denys 2 C G 98 agrave propos drsquoAugustin Ver 21 2 3 ndash Spir 10 8 ndash Mecircme si les

philosophes tiennent communeacutement une doctrine il faut bien se garder de lrsquoaffirmer comme appartenant agrave la foi (Opusc 9 Prolong) On ne doit jamais en exposant lrsquoEacutecriture adheacuterer exclusivement agrave une opinion qui peut se trouver anti-scientifique laquo Ideo multis exitibus verba Scripturae exponuntur ut se ab irrisione cohibeant litteris saecularibus inflati raquo (Ib D 18 ndash Cf 1 q 64 a 1) Cette Crainte de lrsquoirrisio infidelium est eacutegalement vive chez S Augustin et S Thomas

16 Quodl 3 10 Lrsquoarticle est intituleacute Utrum discipuli peccent sequendo diversas opiniones Magistrorum Puisque drsquoautre part il y a peacutecheacute

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 159

On voit deacutejagrave quelle part drsquoincertain comporte neacutecessairement la reacuteflexion theacuteologique en tant qursquoelle consiste agrave tirer logiquement des conseacutequences du dogme Mais en fait et ceci est capital lrsquoœuvre theacuteologique pour les contemporains de S Thomas et pour lui-mecircme ne consistait pas uniquement ni mecircme peut-ecirctre principalement en cela Ils preacuteten-daient revenir munis de la philosophie autour des principes mecircme du dogme des articles de foi pour tacirccher drsquoen acqueacuterir une certaine laquo intelligence raquo Sans doute le concept de la fides quaerens intellectum est plus clair qursquoaux temps drsquoAnselme ou de Richard de Saint-Victor le domaine propre des mystegraveres est mieux deacutelimiteacute il est parfaitement convenu qursquoon ne les comprendra pas Pourtant cet incorrigible compreneur qursquoest le theacuteologien scolastique parlera comme srsquoil espeacuterait y arriver On ne prouvera pas les articles de foi mais on en simulera la preuve Qursquoon lise attentivement les passages ougrave S Thomas traite de le meacutethode theacuteologique on verra que crsquoest cet exercice qursquoil avait constamment en vue La plupart des dangers qursquoil signale sont dans cette direction Parfois sans doute il avertit de ne pas ajouter drsquoeacutenonceacutes nouveaux agrave ceux qursquoimpose lrsquoEacuteglise Mais ce qursquoil reacutepegravete sans cesse crsquoest qursquoil ne faut pas tellement preacutesumer de la raison humaine ou du geacutenie individuel qursquoon pense parvenir agrave comprendre les mystegraveres deacutejagrave imposeacutes Il faut les deacutefendre dit-il sans vouloir les prouver et comme Aristote lrsquoa fait pour les principes au quatriegraveme livre de la Meacutetaphysique il faut montrer qursquoils ne sont pas contradictoires et reacutefuter les objections il faut enfin chercher des similitudes raquo comme Augustin lrsquoa fait pour le mystegravere de la Triniteacute Cette derniegravere indication est significative17

agrave refuser une conseacutequence eacutevidente (p 156 n 2) les propositions systeacutematiques sont nettement

distingueacutees de ce qursquoon appelle aujourdrsquohui laquo conclusions theacuteologiques raquo 17 In Trin 2 1 ndash Ib 2 3

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 160

Crsquoest donc autour de lrsquoeacuteleacutement indeacutemontrable et mysteacuterieux que se concentre une bonne part des efforts du theacuteologien meacutedieacuteval Le grand nombre de ses successeurs modernes srsquooccupe plus volontiers agrave preacuteciser les conclusions que le raisonnement peut tirer des eacutenonceacutes dogmatiques lui fidegravele agrave lrsquoimpeacuterieux instinct qui commandait sa conception de la synthegravese totale bacirctit sa theacuteologie agrave lrsquoimage de sa science et simule une deacuteduction de la Triniteacute ou du dogme de la vision intuitive La premiegravere conseacutequence est lrsquoincertitude des reacutesultats Il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoinexplicable Le monde de la nature connaissable agrave la raison est sans doute comme une sorte drsquoeacutebauche du monde de la foi mais ne livrant pas agrave notre abstraction de loi qui soit commune aux essences creacuteeacutees et agrave Dieu tel qursquoil est (puisque Dieu est en dehors du genre) il ne repaicirctra lrsquoesprit que de laquo semblances deacuteficientes18 raquo Le penseur dans une simultaneacuteiteacute tregraves consciente compose un assemblage drsquoideacutees arrangeacutees comme et qui prouve et se deacutefend explicitement de vouloir prouver Crsquoest un poegraveme logique moins utile dans la controverse que charmant pour lrsquoesprit qui croit deacutejagrave Il est juste et raisonnable avant que le Ciel nous donne la prise beacuteatifique de charmer avec nos ideacutees de Dieu laquo toutes nos piegraveces raquo comme eucirct dit Pascal drsquoexercer lrsquoesprit et drsquoexciter ainsi le cœur Ad consolationem fidelium dit S Thomas Et lrsquoon pourrait avec une leacutegegravere nuance illustrer ses dires du mot de Platon χρὴ τὰ τοιαῦτα ὥσπερ ἐπᾴδειν ἑαυτῷ

Il suffira de mentionner deux exemples emprunteacutes aux deux grands dogmes du Christianisme la Triniteacute et lrsquoIncarnation Rien nrsquoest plus hautement systeacutematique que lrsquoexposeacute des convenances de lrsquoincarnation du Verbe consideacutereacute

18 In Trin 2 3 ndash Tb 1 4 laquo Aliquales rationes non necessariae nec multum prohabiles nisi credenti raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 161

comm ideacutee de Dieu image du Pegravere et miroir creacuteateur de lrsquoUnivers19 Mais lrsquoexemple classique et principal agrave tous eacutegards est lrsquoapparente deacutemonstration de la Triniteacute emprunteacutee agrave S Augustin et fondeacutee sur la preacutesence en Dieu comme en lrsquohomme de la penseacutee et de lrsquoamour Que S Thomas lui ait attribueacute une valeur vraiment probante crsquoest une opinion qui ne supporterait pas un instant la discussion eacutetant contredite par les affirmations les plus claires Qursquoon lise pourtant les passages ougrave lrsquoexplication est deacuteveloppeacutee ex professo sans doute lrsquoon nrsquoa pas la mecircme impression de rationalisme drsquoeacutevacuation du mystegravere chez S Thomas que chez S Anselme mais qursquoest-ce qui indique qursquoon est en preacutesence non drsquoun raisonnement qui preacutetend conclure mais drsquoune analogie humaine qui nrsquoa drsquoautre but que de faire un peu moins mal concevoir Dans les Sentences et dans les deux Sommes quelques remarques disperseacutees cacheacutees le plus souvent dans la reacuteponse agrave une objection20 Pour lrsquoexplication abstraite elle se deacuteveloppe tout drsquoun trait dans le quatriegraveme livre Contre les Gentils par exemple scandeacutee drsquooportet et drsquoergo embrassant mecirclant fondant le probable et le certain avec une audace qui eacutetonne celui qui sait et une eacutegaliteacute de teneur qui trompe celui qui ignore On comprend que des theacuteologiens peu familiers avec la mentaliteacute meacutedieacutevale aient senti agrave la lecture de ces pages quelque chose du malaise ou de la mauvaise humeur drsquoun savant devant qui lrsquoon identifierait theacuteorie physique et loi constateacutee Il est remarquable que le laquo livre du maicirctre raquo est ici plus explicite21 mais nrsquoest-ce

19 4 C G 42 20 1 q 32 a 1 ad 2 ndash q 42 a 2 ad 1 21 Pot 2 1 ndash 8 1 12 ndash 9 9 7 ndash 10 5 ndash Mais voir aupregraves de cela ces tranquilles phrases ougrave lrsquoensemble de

la comparaison semble donneacute comme image expresse de la reacutealiteacute Pot 2 3 (corp fin et ad 11) ndash 2 4 11

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 162

pas surtout lrsquoeacutecolier qursquoil fallait mettre en garde contre la preacutesomption drsquoavoir deacutemontreacute lrsquoindeacutemontrable

La valeur de lrsquoexplication augustinienne de la Triniteacute qursquoon 0reacutealisera mieux en la remettant agrave sa place dans lrsquohistoire intellectuelle de son auteur en revivant le spiritualisme jeune qui lrsquoinspira consiste en ce qursquoelle fait concevoir une certaine pluraliteacute dans lrsquoun immateacuteriel ma penseacutee ou mon acte drsquoamour est moi en quelque lsquosorte vit en moi est incorporel comme moi et cependant srsquooppose agrave moi Elle eacutechoue agrave eacutetablir la distinction comme personnelle et aussi lrsquoeacutegaliteacute des diffeacuterents termes Lrsquoeacuteleacutement valable y est donc inseacuteparablement uni agrave un eacuteleacutement caduc Lrsquooriginaliteacute de ce meacutelange est moins frappante ce me semble dans les deacuteveloppements un peu oratoires de S Augustin que dans les exposeacutes syllogistiques de S Thomas Aussi cet exemple caracteacuterise excellemment sa meacutethode on ne peut guegravere je crois srsquoen exageacuterer lrsquoimportance il montre comment notre docteur a consciemment nourri drsquoun meacutelange de veacuteriteacutes et de symboles sa raison theacuteologique

S Thomas reacutesume quelque part le rocircle de la theacuteologie rationnelle en cette courte phrase ad cognoscendum fidei veritatem veras similitudines colligere22 Qursquoil srsquoagisse drsquoimages mateacuterielles et coloreacutees comme dans le symbolisme propre ou de constructions logiques comme dans les systegravemes on nrsquoa toujours affaire qursquoagrave des ressemblances do la veacuteriteacute

III

Comme la science eacutetait un succeacutedaneacute de lrsquoideacutee pure agrave lrsquousage de la raison deacutemonstrative ainsi le systegraveme est un succeacutedaneacute de la science agrave lrsquousage de lrsquoimagination intel-

22 1 C G 8

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 163

lectuelle Il y a bien des degreacutes dans le raisonnement systeacutematique plus les analogies dont on part sont geacuteneacuterales moins la conclusion est sucircre parce qursquoon donne davantage aux conditions subjectives du connaicirctre humain et qursquoon reccediloit moins purement lrsquoimpression de lrsquoobjet On srsquoeacuteloigne tout ensemble de la science et de lrsquoIdeacutee23 La rigueur va srsquoexteacutenuant agrave mesure que se desserre la trame logique qui soutient des convenances plus vagues et de plus incertaines probabiliteacutes elle se dilue enfin dans lrsquoindeacutetermination du sensible

A la limite du systegraveme est le symbole La meacutethode nrsquoa pas essentiellement varieacute et toute proposition drsquoune philosophie symbolique recegravele un enthymegraveme dialectique La majeure est le principe courant au Moyen Age de la repreacutesentation geacuteneacuterale par le monde sensible du monde spirituel on affirme dans la mineure une convenance particuliegravere entre le mode drsquoappreacutehender tel objet sensible et de se repreacutesenter tel ecirctre spirituel Per ibidem significatur Christus per quem protegimur a spirituali diluvio24 Il est clair que dans la pro-position symbolique lrsquo laquo incertitude raquo est extrecircme la jonction du sensible et du spirituel la subsomption de lrsquoapparence sous la veacuteriteacute srsquoy opegravere arbitrairement en vertu de preacutefeacute-rences et de preacuteformations purement subjectives Mais lrsquoideacutee pure y est eacutexcellemment mimeacutee puisque les reacutealiteacutes

23 La derniegravere place entre les systegravemes appartient aux arrangements logiques faits pour le seul plaisir de

systeacutematiser telles sont par exemple la quintuple classification des Sacrements (4 d 2 q 1 a 2) lrsquoadaptation deacutetailleacutee des dons aux beacuteatitudes dans la 2a 2ae les divisions des vertus etc Rien nrsquoest plus caduc dans toute la scolastique que ces essais maladroits pour simuler la science du particulier Au lieu drsquoessayer drsquoy susciter lrsquointuition on y mateacuterialise le spirituel pour satisfaire lrsquoimagination quantitative

24 Il ne faut pas confondre la theacuteorie du symbolisme universel avec celle de lrsquoexemplarisme theacuteiste selon lrsquoexemplarisme les ecirctres les plus spirituels eux-mecircmes ont leur archeacutetype au sein du Verbe

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 164

les plus spirituelles y sont directement rejointes aux choses concregravetes objets drsquointuition Toutes les nuances entre le systegraveme tregraves probable et le pur symbole se rencontrent dans

la theacuteologie de S Thomas La relativiteacute de la mineure symbolique empecircche qursquoon puisse arriver par cette voie en philosophie agrave autre chose qursquoagrave des reacutesultats fantaisistes Aussi en matiegravere de veacuteriteacute naturelle le symbole chez S Thomas ne se preacutesente que sous forme de comparaison25 Il en pourrait ecirctre autrement pour la doctrine religieuse preacuteciseacutement parce qursquoune intelligence libre peut preacuteeacutetablir et reacuteveacuteler agrave lrsquohomme un certain rapport entre telles apparences sensibles et telles reacutealiteacutes spirituelles En fait cependant il nrsquoen est pas ainsi S Thomas nrsquoaccorde pas au symbole religieux de valeur eacutepisteacutemologique mais seulement une valeur de speacuteculation estheacutetique Symbolica theologia non est argumentativa26

En certains cas assureacutement le lecteur heacutesite entre les deux interpreacutetations systeacutematique et symbolique Crsquoest encore faire un raisonnement de juger laquo deacutecent raquo que la creacuteature spirituelle nrsquoait pas eacuteteacute faite apregraves la corporelle puisque lrsquounivers est un27 Mais que dire de ces minutieuses preacutecisions laquo Il est assez probable que la lune a eacuteteacute creacuteeacutee pleine comme les herbes ont eacuteteacute faites dans leur eacutetat par fait portant deacutejagrave des graines et semblablement les animaux et lrsquohomme Car bien que le deacuteveloppement naturel megravene du moins parfait au plus parfait pourtant agrave parler absolument crsquoest le parfait qui preacutecegravede raquo laquo Lrsquoat-

25 laquo Exemplum est quaedam inductio imperfecta raquo (In I Post l 1) Lrsquointellect agent p ex est compareacute agrave

lrsquoœil du chat agrave la fois source de lumiegravere et organe de vision crsquoest une analogie ce nrsquoest pas une preuve A priori on pouvait aussi bien le comparer agrave lrsquooeil du chien qui voit mais nrsquoeacuteclaire pas

26 Ver 22 11 8 ndash Quodl 7 14 4 27 Pot 3 18 laquo Unius totius una videtur esse productio raquo etc

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mosphegravere terrestre est un lieu convenable agrave lrsquohabitation des deacutemons sa transparence srsquoaccorde avec la beauteacute de leur nature sa turbulence avec leur volonteacute peacutecheresse sa place dans lrsquounivers avec leur office qui est de nous exercer raquo Et encore il est vraisemblable qursquoagrave lrsquoheure de la reacutesurrection des morts reacutegnera un certain creacutepuscule pour que la lune et soleil soient preacutesents agrave ce grand eacuteveacutenement28 On est ici agrave la limite du systegraveme et du symbole Nulle part drsquoailleurs on ne prend mieux sur le fait ce meacutelange de deacuteduction et de poeacutesie qui caracteacuterise la logique artistique ces petites perles de la Scolastique peinent tregraves fort quelques-uns de ses modernes partisans elles sont pourtant drsquoun prix inestimable Leur place est neacutecessaire dans le contexte psychologique pourrions-nous si elles eacutetaient absentes nous imaginer ce qursquoeacutetait la compeacuteneacutetration des deux ordres dans lrsquoesprit de S Thomas et comment il faisait couler le rationnel jusque dans les veines les plus intimes du reacuteel

Dans la plupart des cas lrsquoon ne saurait avoir de doute Lrsquoadaptation symbolique est souvent preacutesenteacutee sous forme drsquoargument mais sa valeur de science ou drsquoopinion est nulle laquo Par la vache rousse le Christ est repreacutesenteacute la faiblesse qursquoil a voulu prendre par le sexe feacuteminin le sang qursquoil a verseacute par la couleur raquo laquo Les deux passereaux de lrsquooffrande signifiaient la diviniteacute et lrsquohumaniteacute du Christ raquo laquo A la tunique bleue du pontife on pendait des clochettes drsquoor pour signifier la science des choses divines qui devait srsquounir en lui agrave la perfection ceacuteleste de la vie29 raquo S Thomas

28 I q 70 a 2 ad 5 ndash 2 d 6 q 1 a 3 ndash 4 d 43 q 1 a 3 sol 4 ndash Le raisonnement artistique conclut ici du

principe rationnel au fait sensible il remonte ailleurs du fait sensible agrave la loi geacuteneacuterale (1a 2ae q 100 a 3) 29 1a 2ae q 102 a 5 ad 5 ad 7 ad 10

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 166

a expliqueacute lui-mecircme agrave propos du symbole religieux comme agrave propos de la laquo science poeacutetique raquo quel sens avaient toutes ces images dans sa philosophie laquo Il faut retourner vers les choses divines les deux parties de lrsquohomme (la sensible et laquo lrsquointellectuelle) et crsquoest pourquoi Denys a useacute des figures corporelles accessibles agrave la partie sensitive laquelle ne peut atteindre lrsquointelligible mecircme du divin30 raquo La poeacutesie incapable de deacutemontrer laquo seacuteduit la raison par des images raquo la theacuteologie dont la raison naturelle ne peut deacuteduire les principes en peut user de mecircme pour fixer lrsquoimagination31 Il srsquoagit donc semble-t-il de mettre tout lrsquohomme drsquoaccord de faire croire lrsquoautomate par des tableaux comme lrsquoesprit par la gracircce aideacutee des raisons ndash Et si la valeur de speacuteculation du symbole nrsquoest pas adeacutequatement distingueacutee de sa valeur utile (lrsquoon srsquoen sert un peu comme des rites laquo afin que les choses sensibles mecircmes affermissent notre persuasion des laquo choses de Dieu32 raquo) srsquoil est destineacute avant tout agrave impressionner lrsquoanimal pour lrsquoempecirccher de regimber contre lrsquoesprit il est pourtant parfaitement naturel drsquoen rattacher lrsquousage agrave celui des systegravemes et de nos autres moyens de mimer lrsquoIdeacutee Son rocircle est comme un appendice de la speacuteculation parce qursquoil aide agrave lrsquounification du pensant et que lrsquoIdeacutee est lrsquouniteacute du pensant en tant qursquoil pense Peut-ecirctre mecircme le jugera-t-on supeacuterieur agrave ces arrangements logiques que

30 1 d 34 q 3 a 1 31 Prolog Sent a 5 ad 3 laquo Poetica scientia est de his quae propter defectum veritatis non possunt a ratione

capi unde oportet quod quasi quibusdam similitudinibus ratio seducatur theologia autem est de his quae sunt supra rationem et ideo modus symbolicus utrique communis est cum neutra rationi proportionetur raquo Cp 1a 2ae q 101 a 2 ad 2

32 3 C G 120 1 ndash De mecircme in 1 Post 1 1 la poeacutesie ne persuade pas lrsquointelligence mais incline la cogitative laquo de mecircme qursquoun homme a horreur drsquoune viande qursquoon lui a preacutesenteacutee drsquoune faccedilon qui soulegraveve le cœur raquo

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S Thomas lui preacutefeacuterait sans doute et dont il faut dire un mot encore avant de terminer

IV

Lrsquoextrecircme deacutesir drsquoordonner le monde qui se trahit si naiumlvement dans les exemples citeacutes plus haut est tout naturel chez S Thomas puisqursquoil procegravede directement de la persuasion de son intelligibiliteacute Un systegraveme est un essai de reconstruction du plan de lrsquoartiste divin Partout la reconstitution drsquoordre se retrouve dans la philosophie thomiste Mais nulle part peut-ecirctre elle nrsquoest plus frappante que lagrave ougrave S Thomas analyse une œuvre humaine les profondeurs drsquointentions subtiles et de rationalisation micrographique qursquoil precircte aux artistes mortels font mieux comprendre qursquoil ait rechercheacute dans le deacutetail du monde et par le discours les traces de la Raison divine Il est agrave propos de nous arrecircter un instant agrave cet aspect de son œuvre et crsquoest ici qursquoil en faut traiter car par une remarquable coheacuterence avec les principes exposeacutes dans ce chapitre quand il analyse si finement les productions de lrsquoesprit des hommes il preacutetend charrier sa raison plutocirct que la convaincre il fait moins de la science que du systegraveme

Consideacuterons cette œuvre drsquoart de lrsquohumaniteacute le langage On sait quel rocircle joue lrsquoargument de la laquo preacutedication raquo dans la philosophie drsquoAristote le langage est couramment supposeacute miroir de la penseacutee qui est miroir des choses33 Ceux qui vinrent apregraves Aristote et speacutecialement les Scolastiques deacutepassegraverent le maicirctre Laissons de cocircteacute la curieuse histoire des rapports entre la logique et la grammaire et consideacuterons

33 Ὁσαχῶς γὰρ λέγεται τοσαυταχῶς τὸ εἴναι σημαίνει Metaph d 7

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 168

les mots isoleacutes Isidore le preacutecepteur du Moyen Age en fait drsquoeacutetymologie admet comme un fait certain que les laquo anciens ont nommeacute beaucoup drsquoobjets laquo selon leur natureraquo quelques autres arbitrairement et il prononce laquo que la connaissance laquo de toute chose est plus facile quand on sait lrsquoeacutetymologie34 raquo Les Scolastiques donc et S Thomas comme les autres vont de lrsquoeacutetymologie agrave la nature Un certain rapport intime est supposeacute entre le nom et lrsquoecirctre le mot sert comme de cleacute pour ouvrir cette boicircte mysteacuterieuse qursquoest 1rsquolaquo essence raquo de lrsquoobjet

Il nrsquoest guegravere utile de multiplier les exemples de ce proceacutedeacute lrsquoon en rencontre agrave chaque page et la matiegravere phoneacutetique y est tordue en tous sens pour qursquoon en puisse exprimer un peu drsquointelligible Les plus typiques semblent ecirctre ceux de la forme suivante laquo Le mot heacutereacutesie est grec et veut dire choix selon Isidore lrsquoeacutelection srsquoappellant prohaeresis Il convient encore agrave lrsquoheacutereacutetique selon qursquoil est latin et qursquoil laquo vient de haerere parce qursquoun tel homme adhegravere fortement agrave son propre sens35 raquo On remarquera les hypothegraveses ici accu-muleacutees si lrsquoexplication est donneacutee seacuterieusement Tout argument qui part de lrsquoeacutetymologie pour arriver agrave lrsquoessence suppose drsquoabord que laquo lrsquoauteur du mot raquo a choisi celui qui signifiait preacuteciseacutement ce caractegravere que lrsquoabstraction conceptuelle lui marquait comme essentiel dans lrsquoobjet secondement que depuis la laquo premiegravere imposition raquo le mot est demeureacute fidegravele agrave sa chose sans restriction sans extension

34 Isidore de Seacuteville Etymologies 1 I ch 29 35 4 d 13 q 2 a 1 ndash Cp 3 d 25 q 1 a 1 sol 1 (articulus grec et latin) ndash In 1 Cor 5 2 (pascha grec et

heacutebreu) ndash In Rom 1 1 (Paul heacutebreu grec et latin Ici apregraves cette explication par la causaliteacute quasi formelle lrsquoauteur en vient comme agrave une question distincte aux circonstances reacuteelles qui ont fait donner agrave Paul son nouveau nom) Il va sans dire que le proceacutedeacute nrsquoest pas particulier agrave S Thomas On le rencontre deacutejagrave dans Platon (Cratyle p 405)

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sans eacutecoulement ni fuite drsquoaucune sorte qursquoils sont inseacuteparables comme lrsquoessence et la proprieacuteteacute Mais dans lrsquoexemple citeacute vient srsquoajouter une troisiegraveme hypothegravese bien plus eacutetrange on aurait consciemment choisi une racine qui par un heureux hasard signifiacirct en deux ndash ou plusieurs ndash langues des caractegraveres divers et importants de la chose agrave nommer

Preacutetendrons-nous que S Thomas srsquoest laisseacute piper agrave ces suppositions pueacuteriles Cela ne semble pas possible car lorsqursquoil lui arrive de faire la critique de lrsquoargument drsquoeacutetymologie ndash ce qui a lieu pratiquement toutes les fois que cet argument va contre sa thegravese ndash il nie explicitement chacune de ces suppositions Il rejette la compliciteacute des diverses langues36 il repousse la chimegravere drsquoun langage naturel37 et eacutecarte le recircve drsquoun langage parfaitement logique38 il distingue le sens et lrsquoeacutetymologie39 selon les principes de sa noeacutetique expeacuterimentale il affirme que nous nommons les choses comme nous les connaissons crsquoest-agrave-dire en partant de caractegraveres exteacuterieurs et accidentels40 Il accorde enfin les transformations du langage en constatant qursquo laquo il est usuel laquo que les mots soient deacutetourneacutes de leur institution premiegravere agrave laquo de nouvelles significations41 raquo Le sensible et lrsquooccasionnel sont donc au deacutepart comme dans tout le parcours maicirctres de lrsquohistoire du langage

Une opposition aussi aigueuml entre la theacuteorie et la pratique fait ressortir avec eacutevidence le principe de la logique artis-

36 2a 2ae q 45 a 2 ad 2 37 2 d 13 q 1 a 3 ndash Spir 9 9 etc 38 Car il pense comme Aristote que le sage doit parler comme tout le monde et laquo ne pas se soucier des mots

raquo In 1 Post 1 3 39 2a 2ae q 92 a 1 ad 2 etc 40 In 5 Met l 1 l 4 ndash 3 d 26 q 1 a 1 ad 3 et a 5 ndash Ver 4 1 ndash Comme exemples voir lrsquoexplication de

spiritus (4 C G 23 1) celle de natura (ib 35 3) etc 41 2a 2ae q 57 a 1 ad 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 170

tique Un mecircme proceacutedeacute est tout ensemble employeacute et condamneacute Deacutemonstrativement sa valeur est jugeacutee agrave peu pregraves nulle Pratiquement il reste cher La conclusion srsquoimpose S Thomas dans la plupart des innombrables cas ougrave il use de lrsquoeacutetymologie ne preacutetend pas deacutemontrer mais il arrange Un principe vaste et confus domine toute la matiegravere celui drsquoune certaine correspondance geacuteneacuterale entre le langage et la reacutealiteacute par lrsquointermeacutediaire de la penseacutee La certitude des applications particuliegraveres variera agrave lrsquoinfini Parfois elle est solide comme la pierre de lrsquoautoriteacute divine42 parfois inconsistante comme le teacutemoignage humain Parfois mecircme il nrsquoy a plus drsquoaffirmation veacuteritable niais des eacuteleacutements fluides et mal fondus ont eacuteteacute mecircleacutes ensemble pour le seul plaisir des yeux Ainsi du raisonnement vraiment pro-bable jusqursquoau rapprochement ingeacutenieux jusqursquoau jeu drsquoesprit jusqursquoau simple moyen mneacutemotechnique lrsquolaquo argument drsquoeacutetymologie s prend dans cette œuvre mille formes diverses Mais toujours un fil ideacuteal rattache lrsquoapplication particuliegravere au principe de psychologie geacuteneacuterale que jrsquoai mentionneacute souvent mecircme la forme syllogistique vient rappeler que ces fantaisies font parrsquo le drsquoun systegraveme philosophique et que lrsquoartiste veut donner agrave ces chacircteaux de nuages lrsquoapparence des solides constructions de la raison

Des consideacuterations semblables pourraient ecirctre suggeacutereacutees par la critique litteacuteraire et lrsquoexplication des textes telle que S Thomas les conccediloit On montrerait comment quand il expose un auteur que ce soit Aristote ou Paul il procegravede par une minutieuse deacutesarticulation logique et semble postuler comme principe drsquoexplication au lieu du meacutecanisme de la psychologie concregravete une certaine finaliteacute rationnelle

42 3 q 37 a 2 et ib le principe geacuteneacuteral laquoLes noms doivent reacutepondre aux proprieacuteteacutes des choses raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap Ve Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Ssystegravemes et Symboles 171

parfaitement consciente dans lrsquoauteur et maicirctresse de tous les deacutetails43 Et lrsquoon relegraveverait cependant des affirmations contraires car il deacuteclare ccedilagrave et lagrave qursquoil faut expliquer psycho-logiquement le texte non le justifier rationnellement drsquoailleurs lrsquoassertion agrave peine eacutenonceacutee il offre encore au lecteur un speacutecimen des arrangements qursquoelle condamne44 Nous revenons donc toujours agrave la mecircme conclusion malgreacute son usage intempeacuterant des arrangements systeacutematiques il eut la conscience parfois obscurcie mais toujours persis-tante de leur vaniteacute Il nrsquoy avait pas en lui impuissance agrave la critique mais indiffeacuterence agrave lrsquoexercer Que lui importait lrsquoessentiel nrsquoest-il pas de mimer lrsquoideacutee et il ne croyait pas avoir pour ce faire de moyen meilleur que le discours

43 Pour le plan logique que S Thomas croit deacutecouvrir dans la Meacutetaphysique drsquoAristote voir le deacutebut des

diffeacuterents livres du Commentaire Cette conception est jugeacutee par Werner laquo eine sehr natuumlrliche und ungezwungene raquo ndash Voir encore dans la 1a 2ae q 108 a 3 le plan du Discours sur la Montagne

44 V In Gal 5 1 5 et 1 6 fin (Reacutedaction du F Reacuteginald)

CHAPITRE SIXIEgraveME

Valeur de la speacuteculation humaine

laquo La fatigue et les affaires diverses qui viennent neacutecessairement interrompre ici-bas notre contemplation ndash laquelle est pourtant le plus grand bonheur de lrsquohomme srsquoil en est pour lui sur la terre ndash les erreurs les doutes les accidents divers auxquels la vie preacutesente est exposeacutee montrent qursquoil ne peut y avoir aucune comparaison entre lrsquohumaine feacuteliciteacute et la divine1 raquo Nous avons poseacute au deacutebut les principes drsquoun intellectualisme intransigeant Lrsquoopeacuteration intellectuelle eacutetait tellement la fin et le fond de la nature qursquoon voyait difficilement quelle valeur demeurait agrave lrsquoaction volontaire et qursquoil fallait srsquoaider de preacutevisions subtiles et de suppositions impossibles pour sauver dans ce systegraveme la preacutecellence que la conscience humaine donne naturellement agrave la vie morale et agrave lrsquoamour Ensuite descendant agrave lrsquoanalyse de lrsquointellection humaine nous lrsquoavons trouveacutee si deacuteficiente grossiegravere et miseacuterablement borneacutee que pendant une plus longue suite de chapitres crsquoest la vaniteacute pratique du primat de lrsquointelligence que nous avons paru eacutetablir Les hommes dans cette philosophie ressemblent agrave des hiboux qui mettraient tout leur plaisir et toute leur perfection agrave fixer le soleil

La conciliation de cette apparente antinomie est un peu embrouilleacutee pour qui lit S Thomas par lrsquoimplication dans

1 1 C G 102 6

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 173

une question drsquoessence drsquoune question de fait Le surcroicirct theacuteologique lrsquoordination gracieuse agrave la vision intuitive en reacutesolvant le problegraveme drsquoune faccedilon qursquoAristote ne pouvait preacutevoir a dispenseacute S Thomas drsquoeacutelaborer dans tous ses deacutetails une reacuteponse qui fucirct purement philosophique Il en a dit cependant assez pour qursquoon puisse voir drsquoabord qursquoil jugeait absolument possible une sorte de beacuteatitude estheacutetique dans lrsquoordre purement naturel secondement que cette beacuteatitude satisfaisante en son genre nrsquoaurait pourtant pas combleacute la capaciteacute intellectuelle de lrsquohomme et ses possibiliteacutes drsquoamour On peut consideacuterer la valeur de la speacuteculation humaine dans les deux ordres lrsquoordre possible de la laquo nature pure raquo et lrsquoordre reacuteel de la gracircce qui preacutepare agrave la vision de Dieu

I

S Thomas accepte parfois de se mettre en preacutesence de lrsquohypothegravese ougrave lrsquohomme eucirct eacuteteacute laisseacute agrave sa nature sans qursquoil plucirct agrave Dieu de lrsquoappeler agrave la communication de sa conscience divine La beacuteatitude alors nrsquoeucirct pas eacuteteacute surnaturelle mais elle eucirct pourtant eacuteteacute intellectuelle lrsquoesprit restant toujours notre meilleure part Il faut ajouter que cette connaissance ne serait pas resteacutee exclusivement abstractive mecircme pour les intellections qui atteignent autre chose que le moi actuel cependant la theacuteorie de la feacuteliciteacute naturelle amegravene agrave moins meacutepriser ces ideacutees abstraites que la promesse drsquoun meilleur ideacuteal fait regarder de si haut Les principes enthousiastes que nous avons exposeacutes arrivent de la sorte agrave se concilier avec cette feacuteliciteacute relativement suffisante

La beacuteatitude naturelle telle que S Thomas la conccediloit nrsquoeucirct eacuteteacute complegravete que dans la vie immortelle Apregraves une peacuteriode terrestre de preacuteparation intellectuelle et morale ougrave

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 174

laquo par lrsquoeacutetude et surtout par le meacuterite raquo lrsquoacircme se serait disposeacutee agrave connaicirctre les Substances seacutepareacutees la mort lrsquoaurait introduite dans leur monde Lagrave non seulement elle eucirct reccedilu lrsquoinfluence de leur lumiegravere plus abondante qursquoelle ne pouvait la porter en cette vie mais Dieu lrsquoeucirct aussi pourvue drsquoideacutees infuses pour enrichir et condenser ses connaissances acquises Les notions singuliegraveres dont sur terre elle aurait fait provision auraient pu lrsquoaider agrave appliquer ou agrave preacuteciser ces contemplations nouvelles Peut-ecirctre apregraves un temps son corps lui aurait-il eacuteteacute rendu pour que sa perfection naturelle fucirct complegravete Lrsquoideacutee de Dieu simplifieacutee eacutepureacutee puisqursquoaurait disparu lrsquoopaciteacute des phantasmes fucirct cependant demeureacutee obscure et analogique Lrsquoacircme aurait nieacute de Dieu plus de choses et de plus belles que ne peuvent faire ceux qui vivent ici-bas2

Voilagrave le bonheur extra-terrestre Mais S Thomas palle plus souvent et drsquoapregraves les principes drsquoAristote tels qursquoil les interpregravete de celui que la contemplation deacutesinteacuteresseacutee peut procurer au sage degraves cette vie Celle-lagrave hors lrsquointuition du moi actuel est tout abstractive elle reste cependant preacutecieuse et deacutelicieuse pour qui ne deacutepasse pas lrsquohorizon humain Parce qursquoune vague notion des choses nobles est tregraves preacutefeacuterable agrave une science deacutetailleacutee des objets vils cette feacuteliciteacute consiste avant tout dans une certaine connaissance de Dieu et des Substances seacutepareacutees telle qursquoon peut lrsquoobtenir par les principes de la philosophie donc bien maigre comme nous savons et point intuitive malgreacute Alexandre et Averroeumls Voilagrave la suprecircme beacuteatitude ougrave lrsquohomme laquo puisse arriver par les moyens naturels3 raquo Ailleurs au lieu des substances spirituelles S Thomas rapportant lrsquoopinion des laquo philoso-

2 De Anima q 17-20 11 srsquoagit dans ces articles de la beacuteatitude naturelle extra-terrestre (17 ad 11 18 ad

14 20 ad 11) Cp 4 C G 79 3 De Anim a 16 et ad 1 ndash 1 q 62 a 1 et q 88 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 175

phesraquo uumlaroumle vagieemt des laquo choses divines4 raquo il ajoute ailleurs une certaine vue panoramique de lrsquoordre universel5 Les vertus acquises megravenent agrave cc bonheur mais ne le constituent pas proprement bien qursquoil comporte avec la contemplation lrsquoexercice de lrsquointellect pratique Le bien-ecirctre du Icorps y est neacutecessaire ainsi que la preacutesence des amis6 bref on retrouve les ideacutees bien connues drsquoAristote

Ce qui nous inteacuteresse dans cette hypothegravese crsquoest la valeur que prennent agrave sa lumiegravere les speacuteculations drsquoici-bas Quand on borne sa vue agrave lrsquohorizon terrestre elles sont parcelles du bonheur et non moyens pour lrsquoatteindre Et nous voyons S Thomas conseacutequent avec cette theacuteorie reconnaicirctre agrave lrsquointellection deacutetacheacutee les proprieacuteteacutes de lrsquoacte essentiellement bon en soi ce qui veut dire deux choses drsquoabord que cet acte comme tel ne peut ecirctre mauvais ensuite qursquoil preacutesente les caractegraveres de lrsquoultimum volitum de la chose qursquoon deacutesire pour elle-mecircme sans la rapporter agrave aucune autre de la laquo fin raquo

Lorsque pour deacutefinir les dilettantes on a dit que ce sont des gens qui font de la vie entiegravere une œuvre drsquoart laquo en ne distinguant pas leurs plaisirs raquo on a toucheacute la racine mecircme de leur conception du monde Mais on touchait en mecircme temps une racine de lrsquointellectualisme thomiste Crsquoest en effet un principe indiscutable pour S Thomas que lrsquointelligence change en bien tout ce qursquoelle touche et qursquoon ne saurait donc du point de vue du bien et du mal distinguer les plaisirs degraves lors et autant qursquoon les transforme en penseacutee Sans doute on chercherait en vain une application distincte didactique explicite au triple domaine de la contemplanottion religieuse de la science de lrsquoart Mais ce nrsquoest pas en

4 Ver q 27 a 2 5 Ver q 2 a 2 ndash q 20 a 3 6 V l c 9 6 ndash 1a 2ae q 3 a 5 94 a 6 a 8 ndash In Job 7 2 8 2 ndash Ver 14 2 etc

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deacutemembrant un principe qursquoon en fait le plus eacutenergiquement ressortir lrsquouniversaliteacute S Thomas proclame souvent son axiome et lrsquoapplique ensuite comme au hasard en tout ordre de connaissance intellectuelle montrant ainsi qursquoil vaut partout laquo Toute connaissance en soi est du genre des laquo choses bonnes raquo laquo Le mal en tant que connu est bon laquo parce qursquoil est bon de connaicirctre le mal7 raquo Il va plus loin puisque toute intellection en nous comme en Dieu est excellente le plaisir qui naturellement en deacutecoule ne pourra ecirctre qursquoexcellent A parler absolument les deacutelectations spirituelles sont conformes agrave la raison il nrsquoy a lieu de les reacutefreacutener qursquoen un cas particulier si lrsquoune drsquoelles directement ou indirectement en empecircchait une autre qui fucirct meilleure8 Cela est vrai srsquoil srsquoagit drsquoeacutetudes scientifiques cela est vrai encore de ces joies plus intimes et plus proches de lrsquointuition que font eacuteprouver la reacuteflexion personnelle ou la recherche philosophique Toute objection qursquoon pourrait eacutelever contre cette maniegravere de voir repose sur une confusion entre le plaisir drsquoappeacutetit qui peut ecirctre mauvais puisqursquoil tend agrave lrsquoobjet lui-mecircme et le plaisir essentiellement bon qui suit neacutecessairement lrsquoideacutee laquo Le plaisir qursquoon prend agrave une penseacutee peut ecirctre double il y a celui qui vient de la penseacutee mecircme et celui qui vient de la chose agrave laquelle on pense9 raquo laquo Le plaisir qui suit la penseacutee comme telle est dans un genre entiegraverement diffeacuterent de celui de lrsquoacte exteacuterieur Aussi un tel plaisir qui peut suivre la penseacutee des pires objets nrsquoest cc peacutecheacute en aucune maniegravere crsquoest un plaisir louable comme lorsqursquoon se complaicirct dans la connaissance de la veacuteriteacute10 raquo Aux theacuteoriciens du beau qui se fondent sur des deacutelectations

7 Ver 2 5 4 et 2 15 5 8 Cp 4 d 44 q 1 a 3 sol 4 ad 4 9 Quodl 12 33 Voir le deacuteveloppement qui suit 10 Ver 15 4

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 177

motrices conseacutequentes pour refuser agrave certaines perceptions drsquoart une valeur estheacutetique et subordonnent directement lrsquoart agrave la morale S Thomas aurait certainement reacutepondu qursquoils jugent de lrsquoacte par une eacutemotion qui le suit par accident non par celle qui lui est propre et qursquoainsi leur raisonnement porte agrave faux Il eucirct nieacute que lrsquoimpression estheacutetique pucirct ecirctre mesureacutee par le reacutesultat produit dans la volonteacute pratique comme il eucirct jugeacute absurde celui qui comparant deux alchimistes eucirct proclameacute a priori moins savant celui qui use de son art pour empoisonner que celui qui srsquoen sert pour gueacuterir

En eucirct-il drsquoailleurs eacuteteacute moins seacutevegravere pour le regraveglement pratique de la vie intellectuelle Eucirct-il absous lrsquoesthegravete qui cherche partout sa volupteacute Le croire serait meacuteconnaicirctre une des distinctions les plus usuelles chez S Thomas et qursquoil applique expresseacutement au cas preacutesent La science et lrsquoart indeacutependants de la morale quant agrave la speacutecification lui sont soumis pour lrsquoexercice Un architecte a tort de bacirctir pour abriter une passion mauvaise mais il nrsquoen reste pas moins bon architecte11 Un enfant agit mal srsquoil lit un livre deacutefendu mais il nrsquoen acquiert pas moins des veacuteriteacutes nouvelles Ainsi la curiositeacute peut ecirctre un vice speacutecial et la magie une science prohibeacutee agrave cause de la liaison facile entre certaines eacutetudes et certaines ideacutees motrices Il est des matiegraveres deacutelicates ougrave la penseacutee speacuteculative joue vite le rocircle drsquoentremet-teuse entre le mal et nous lrsquoexpeacuterience des enchaicircnements accidentels que permet notre faiblesse devra donc par une sorte drsquohygiegravene morale faire eacuteviter la reacuteflexion qui conduirait au peacutecheacute12 ndash Et la science et lrsquoart et la meacuteditation reli-

11 1a 2ae q 21 a 2 ad 2 et q 57 a 3 ndash 2a 2ae q 71 a 3 ad 1 ndash Cf in 6 Eth 1 4 ndash In 1 Pol 1 11 ndash Les

dangers accidentels de la science sont tous eacutenumeacutereacutes 3 d 35 q 2 a 3 sol ndash 2a 2ae q 167 a 1 12 1 q 22 a 3 ad 3 ndash Ver 15 4 laquo Eo quod propter corruptionem

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gieuse elle-mecircme devront ecirctre pratiquement reacutegleacutees exerceacutees eacuteviteacutees selon qursquoil est plus expeacutedient pour arriver au bonheur final Mais cette doctrine (extension systeacutematiseacutee du mot drsquoAristote qursquoil vaut mieux en tel ou tel cas srsquoenrichir que philosopher) laisse intacte la primauteacute de la speacuteculation dans lrsquoordre des essences et son excellence intrinsegraveque en tous les cas

Il est des actes essentiellement mauvais comme Io blasphegraveme et le mensonge Il en est qui sont bons en soi mais peuvent devenir mauvais par la corruption drsquoun eacuteleacutement qui leur est intrinsegraveque et essentiel tel lrsquoacte de la geacuteneacuteration Lrsquoideacutee speacuteculative est toujours pure et son exercice ne peut ecirctre blacircmable qursquoagrave cause drsquoune circonstance extrinsegraveque ndash Une autre preacuterogative correacutelative de celle-lagrave el qui en peut servir drsquoindice crsquoest que lrsquoideacutee speacuteculative plaicirct toujours par elle-mecircme Toujours immaculeacutee elle est toujours aimeacutee en cela encore elle ressemble agrave la Fin S Thomas explique geacuteneacuteralement ce point en disant laquo qursquoelle nrsquoa laquo pas de contraire raquo Lrsquoideacutee est la perfection de lrsquoesprit et lrsquoesprit qui nrsquoest pas restreint agrave une forme par a contraction spatiale est aussi par nature supeacuterieur au besoin de transformation temporelle comme inaccessible agrave toute corruption Il est dans un autre ordre Ce qui devient substantiellement et successivement lrsquoautre (la matiegravere) peut se transformer ces changements nrsquoaltegraverent pas lrsquoobjet de lrsquoesprit la veacuteriteacute essentielle ils sont impuissants fz y mordre comme un animal qui aboierait apregraves un rayon de lumiegravere et sauterait pour le deacutechirer Donc ils doivent aussi laisser intact le plaisir de lrsquoesprit et si parfois penser nous afflige

concupiscibilis statim sequitur motus in concupiscibili ex ipsis concupiscibilibus causatus ndash Les

repreacutesentations theacuteacirctrales sont blacircmables en tant qursquoelles favorisent la luxure et la cruauteacute 2a 2ae q 157 a 2 ad 3

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 179

ce nrsquoest que par une conseacutequence tregraves lointaine per accidens valde remotum Dans ces cas meacutemo pour qui veut parler exactement ce nrsquoest pas lrsquoideacutee comme telle qui cause la tris-tesse Et les objections que parait eacutelever contre cette faccedilon de voir un bon sens domestiqueacute par le langage sont lrsquoune apregraves lrsquoautre reacutefuteacutees La speacuteculation est si eacuteminemment bonne et convenable qursquoil suffit de lrsquoisoler des entours pheacutenomeacutenaux qui lrsquoinsegraverent dans la vie pratique pour srsquoapercevoir qursquoelle plaicirct toujours13

Ainsi les intellections pures sont tregraves dignes en elles-mecircmes de seacuteduire la volonteacute laquo Les sciences speacuteculatives sont aimables pour elles-mecircmes parce que leur fin est preacuteciseacutement de savoir et il ne se trouve point drsquoaction humaine qui ne soit ordonneacutee agrave une fin extrinsegraveque hors la consideacuteration speacuteculative Le jeu semble nrsquoavoir pas de but il en a un cependant puisque si lrsquoon jouait pour jouer il faudrait jouer toujours ce qui est inadmissible14 raquo Lrsquoassimilation au jeu familiegravere agrave S Thomas et la diffeacuterence qursquoil marque sont tregraves propres agrave faire concevoir comment toute speacuteculation nrsquoest pas en soi moyen mais parcelle de la fin mecircme laquo Les opeacuterations du jeu selon leur espegravece dit-il ne sont ordonneacutees agrave aucune fin mais le plaisir qursquoon y prend est ordonneacute agrave la reacutecreacuteation de lrsquoacircme et au repos On joue pour une fin raisonnable puisqursquoon joue pour se reacutecreacuteer lrsquoesprit et se mettre agrave mecircme de srsquoappliquer ensuite plus puissamment aux actions seacuterieuses15 raquo Or la meilleure des actions seacuterieuses est celle de penser ainsi

13 4 d 49 q 3 a 3 sol 2 ndash 4 d 50 q 2 a 4 sol 1 ad 2ndash 1a 2ae q 35 a 5 ndash Ver 26 3 8 etc Voir aussi les

passages ougrave S Thomas repousse lrsquoexplication de S Greacutegoire le Grand sur la maniegravere dont les diables souffrent du feu la simple perception du feu objecte-t-ii ne pourrait leur causer que du plaisir

14 3 C G 25 15 2a 2ae q 168 a 2 ad 3 ndash 3 C G loc cit

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 180

lrsquoomission mecircme du penser dans lrsquoordre de lrsquoexercice preacutepare la penseacutee ulteacuterieure plus parfaite comme lrsquoexigeaient les principes Un tel aujourdrsquohui doit srsquoenrichir et non pas contempler mais la raison en est qursquoil faut vivre agrave lrsquoaise pour pouvoir contempler longtemps

Donc la valeur speacutecifique do la speacuteculation jointe agrave son indeacutependance dans lrsquoordre des fins en fait lrsquoimage la plus expresse de la beacuteatitude16 Remarquons tout de suite que la vie intellectuelle conformeacutement agrave ces principes sera si lrsquoon borne lrsquohomme agrave la terre laquo la meilleure part raquo si lrsquoon croit au ciel elle apparaicirctra suivant les cas comme la tentation la plus dangereuse ou la plus excellente preacuteparation En effet rien ne peut plus efficacement deacutetourner lrsquohomme de la beacuteatitude que cc qui lui en offre le simulacre rien ne peut mieux lrsquoy disposer que ce qui lui en donne un avant-goucirct

II

La theacuteorie aristoteacutelicienne du bonheur speacuteculatif a beau ecirctre logiquement deacuteduite lrsquohomme tel qursquoil est en fait nrsquoarrive guegravere agrave srsquoen contenter Ces pauvres ideacutees abstractives qui trompent la faim de notre intelligence est-il possible qursquoelles soient notre rassasiement essentiel et le but final ougrave nous tendons ndash Nos autres faculteacutes plus basses mais plus en contact avec le reacuteel nrsquoavertissent-elles pas la raison qursquoil est un mode de possession de lrsquoecirctre infiniment supeacuterieur au sien La grande majoriteacute des hommes en se deacuteci-

16 3 C G 63 laquo Huius autem perfectae et ultimae felicitatis in hue vita nihil est adeo simile sicut vita

contemplantium veritatem secundum quod est possibile in hue vita raquo

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 181

dant pour la cr feacuteliciteacute voluptueuse raquo et en donnant au philosophe ce scandale drsquoune espegravece ougrave la plupart des individus sont infidegraveles agrave leur essence et manquent leur but17 paraicirct lui conseiller ou de modeacuterer ses exigences ou les haussant de placer le bonheur en quelque intellection inconnue plus intime et plus deacutelicieuse diffeacuterente en tout cas des abstractions segraveches dont il se repaicirct

Si cette vague affirmation de la conscience humaine au lieu de se traduire en aspiration en appeacutetitif srsquoexprimait dans la preacutecision drsquoune formule il serait facile drsquoy reacutepondre selon les principes thomistes en distinguant les abstractions terrestres drsquoavec les notions plus pures dont lrsquoacircme seacutepareacutee dans lrsquoeacutetat de nature mecircme eucirct eacuteteacute remplie apregraves la mort Mais cette solution drsquoun irreacuteprochable classicisme eacutepuiserait-elle la question Il resterait toujours que les faculteacutes infeacuterieures totalement assouvies pleines agrave leur maniegravere et aussi ce que lrsquoesprit participe de lrsquointuition (crsquoest-agrave-dire la saisie du moi actuel) pourraient suggeacuterer agrave lrsquointelligence lrsquoideacutee drsquoune prise semblable du Premier Intelligible le singe en nous narguerait lrsquohomme lrsquoesthegravete eacutegoiumlste narguerait lrsquoecirctre religieux

Crsquoest du moins ce qursquoa penseacute S Thomas Sans suivre tous les deacutetours qursquoaurait prescrits une exacte logique sans chercher dans lrsquoexpression des demi-teintes savamment calcu-leacutees il a eacuteteacute du premier bond agrave cette affirmation sommaire la vision intuitive est postuleacutee en quelque maniegravere par la nature de lrsquointellect Il semble que nous soyons tels que nous ne pourrons avoir la paix tant que nous ne prendrons pas Dieu ce qui se fait par lrsquoesprit ndash Qursquoon le veuille ou non tel a eacuteteacute son proceacutedeacute Je suis convaincu pour ma part

17 1 q 49 a 3 ad 5 ndash 1a 2ae q 71 a 2 ad 3 ndash Affleura avec la composition de la nature le peacutecheacute originel est

mis en cause 1 q 23 a 1 ad 3 2a 2ae q 136 a 3 ad 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 182

de son orthodoxie complegravete je pense que sans modifier sa penseacutee drsquoune ligne il eucirct pu reacutepondre impeccablement aux questions que soulegraveve sa meacutethode18 Mais lrsquoon doit me per-mettre de fermer ici les yeux aux multiples aspects que preacutesente le problegraveme theacuteologique et de suivre simplement tel qursquoil lrsquoa donneacute le deacuteveloppement du systegraveme par lui juxtaposeacute au dogme Une seule preacutecaution est neacutecessaire il ne faut pas le lire en fonction des heacutereacutesies qui lrsquoont suivi mais des philosophies qui lrsquoont preacuteceacutedeacute A Pascal agrave Baiumlus il faut songer aussi peu que S Thomas lui-mecircme ceux qui lui ont fourni ses mateacuteriaux srsquoappelaient Augustin et Aristote Alexandre et Averroeumls

La dialectique du systegraveme est tregraves heureusement reacutesumeacutee dans un chapitre de cet opuscule si lucide le Compendium Theologiae laquo Quand la fin derniegravere est atteinte le deacutesir de la nature a la paix Mais quelques progregraves qursquoon fasse dans cette maniegravere de connaicirctre qui consiste agrave tirer la science des donneacutees sensibles il demeure encore un deacutesir naturel de connaicirctre plus Car il y a beaucoup drsquoobjets auxquels le sens nrsquoatteint pas et dont les choses sensibles ne nous peuvent fournir qursquoune tregraves faible ideacutee elles nous font connaicirctre peut-ecirctre leur existence mais point leur essence puisque les quidditeacutes des substances immateacuterielles ne sont pas dans le mecircme genre que celles des sensibles et les deacutepassent pour ainsi dire sans aucune proportion Pour ce qui tombe sous les sens souvent nous ne le peacuteneacutetrons pas avec certitude parfois nous nrsquoy pouvons rien parfois nous y pouvons peu Toujours donc il reste un deacutesir naturel tendant agrave une plus parfaite connaissance Mais il ne se peut qursquoun deacutesir naturel soit vain Donc nous attei-

18 Il est hors de doute qursquoil garde agrave la vision intuitive son caractegravere surnaturel strict 2 d 29 q 1 a 1 ndash 3 d

23 q 1 a 4 sol 3 ndash 1a 2ae q 114 a 2 ndash 1 q 62 a 2 ndash Car 2 16

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gnons la fin derniegravere par une actuation de notre intelligence qursquoopegravere un agent plus sublime que nos puissances naturelles et capable de donner la paix agrave notre deacutesir naturel de savoir Or ce deacutesir en nous est tel que sachant lrsquoeffet nous deacutesirons savoir la cause et de quelque objet qursquoil srsquoagisse si nous en savons toutes les circonstances qursquoon voudra notre deacutesir pourtant nrsquoa pas la paix que nous nrsquoen connaissions lrsquoessence Donc le deacutesir naturel de savoir ne peut-ecirctre apaiseacute en nous avant que nous connaissions la premiegravere cause non drsquoune faccedilon quelconque niais par son essence Or la premiegravere cause est Dieu comme on lrsquoa montreacute plus haut Donc la fin derniegravere de la creacuteature intellectuelle est de voir Dieu par son essence19 raquo

On aura remarqueacute au deacutenouement de ce passage la rapiditeacute et lrsquoapparente rigueur de la conclusion Qursquoon veuille faire attention aussi que lrsquoargument repose tout entier sur lrsquoanalyse de la connaissance humaine sans un mot de la Reacuteveacutelation sans une allusion agrave la gracircce

Un pareil texte pourrait sembler assez clair pour faire conclure que dans ce systegraveme crsquoest lrsquointelligence comme telle qui est racine de lrsquoexigence du surcroicirct Il renferme pourtant des affirmations de fait portant sur lrsquohomme qui existe et il en est de plus deacutecisifs contre ceux qui ramegraveneraient toute lrsquoexigence de la vision intuitive pour S Thomas agrave une secregravete transformation opeacutereacutee historiquement dans lrsquohomme par la gracircce Crsquoest lagrave une interpreacutetation de Cajetan que plusieurs theacuteologiens de notre siegravecle lui empruntent volontiers Il suffit drsquoalleacuteguer contre eux le deacuteveloppement du systegraveme dans la Somme contre les Gentils Lagrave les mecircmes prouves sont censeacutees conclure et pour lrsquohomme et pour les Substances seacutepareacutees par quelle expeacuterience a-t-on perccedilu en

19 Comp Theol 104

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elles ce deacutesir srsquoil nrsquoest pas naturel mais contingent Omnis intellectus naturaliter desiderat divinae substantiae visionem20 Ces paroles sont tireacutees drsquoun chapitre ougrave il est question ex professo de la distinction entre les Anges et les hommes et ougrave Thomas maintient contre certains Arabes la reacuteceptiviteacute de toute intelligence mecircme lrsquohumaine relativement agrave la laquo lumiegravere de gloire il fait donc planer lrsquoexigence de la vision plus haut que lrsquohumaniteacute reacuteelle racheteacutee soumise agrave nos observations Deux chapitres sont intituleacutes laquo Lrsquointellection de Dieu est la fin de toute substance intellectuelle raquo et laquo La connaissance naturelle qursquoont de Dieu les Substances seacutepareacutees nrsquoapaise pas leur deacutesir naturel21 raquo Les arguments du premier de ces chapitres ne concluent pas tous agrave la vision intuitive ndash plusieurs srsquoarrecirctent agrave lrsquoabstraction ndash mais les premiers et les plus geacuteneacuteraux srsquoappliquent eacutevidemment et expresseacutement aux Anges et aux lion mes Lrsquoautre chapitre ne saurait laisser aucun doute puisqursquoil traite en premier ligne des Substances seacutepareacutees crsquoest-agrave-dire des ecirctres dont lrsquoexpeacuterience nous manque et que nomme nrsquoy est mentionneacute qursquoincidemment Lrsquoexcitation par la gracircce sanctifiante doit donc ecirctre eacutecarteacutee au moins comme explication totale crsquoest dans la nature de lrsquointelligence comme telle que S Thomas met une certaine attirance un certain appeacutetit de Dieu vu tel qursquoil est ndash Au fond ce sont les notions de puissance et drsquoacte qui constituent le pont entre ces deux extrecircmes lrsquointellection infime et hi possession pleacuteniegravere de Dieu parce que la premiegravere implique la possibiliteacute de la seconde laquo Tout ce qui est en puissance veut passer en acte laquo Et tant qursquoil nrsquoest pas passeacute en acte il nrsquoa pas sa fin derniegravere22 raquo Cette raison apporteacutee pour prouver que lrsquointel-

20 3 C G 57 3 21 C G 25 et 50 22 3 C G 48 laquo Onme quod est in potentia intendit exire in actum

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 185

lect humain nrsquoa pas sa fin en cette vie et dans les sciences speacuteculatives peut reacutesumer aussi le processus que nous venons de suivre il est clair du reste qursquoelle vaut pour tous les esprits

Mais il est un deuxiegraveme groupe drsquoarguments plus directement fondeacutes sur lrsquoobservation humaine et capables pourtant pour qui les peacutenegravetre de mener un peu plus loin dans la compreacutehension de S Thomas drsquoeacuteclairer cette mysteacuterieuse exigence de la vie surnaturelle par la nature mecircme de lrsquoesprit ndash Revenons agrave lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et agrave son ideacuteal du bonheur humain En lisant de pregraves ces pages ceacutelegravebres on remarque une certaine incoheacuterence et comme un deacuteseacutequilibre dans lrsquoanthropologie aristoteacutelicienne Aristote veut tout fonder sur la commensuration agrave la nature et partant drsquoelle il demande en quelque sorte drsquoy renoncer Il ne faut pas eacutecouter ceux qui disent que lrsquohomme doit se contenter de viseacutees humaines celui qui est vraiment heureux ne lrsquoest pas par ce qui est humain dans sa nature mais par ce qui le fait participer au divin drsquoun cocircteacute lrsquohomme est μάλιστα nous de lrsquoautre la contemplation est chose laquo surhumaine23 raquo Cette eacutetrangeteacute se reflegravete dans lrsquoontologie car on main-

Quamdiu igitur non est ex toto factum in actu non est in suo fine ultimo Intellectus autem noster est in

potentia ad omnes formas rerum cognoscendas raquo 23 Ar Eth Nic K 1177 b 32 oὐ χρὴ δὲ κατὰ τὸυς παραινοῦντας ἀνθρώπινα φρονεῖν ἄνθρωπον ὄντα

ndash Ib 27 οὐ γὰρ ᾖ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτως βιώσεται ἀλλ᾿ ᾖ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει ndash drsquoougrave la nuance de doute ib 26 ἂν εἴη βιός κρείττων ἢ κατ᾿ ἄνθρωπον ndash S Thomas paraicirct avoir senti cette deacutesharmonie de la doctrine aristoteacutelicienne car prouvant que la beacuteatitude nrsquoest pas pour la terre apregraves mention des theacuteories arabes il ajoute laquo Quia vero Aristoteles vidit quod non est alia cognitio hominis in hac vita quam per scientias speculativas posuit hominem non consequi felicitatem perfectam sed suo modo In quo satis apparet quantam angustiam patiebantur bine inde eorum praeclara ingenia a quibus angustiis liberabimur s etc (3 C G 48 ult) Pour la beacuteatitude extra-terrestre dit-il ailleurs Aristote ne lrsquoa ni affirmeacutee ni nieacutee (4 d 49 q 1 a 1 sol 4)

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tient sans doute contre les Platoniciens que lrsquoacircme est forme du corps et non pas seulement sa directrice mais que devient alors lrsquoessentielle commensuration de nature et drsquoopeacuteration de puissance et drsquoacte puisque lrsquoactiviteacute de lrsquoesprit est seacutepareacutee ἡ δὲ τοῦ νοῦ χεχωρισμένη Nrsquoadmet-on pas de fait lrsquoideacutee platonicienne que les moyens naturels sont indignes de la nature τὴν δύναμιν οὐκ ἀξίαν τῆς φύσεως ἔχον Et nrsquoadmet-on pas le germe drsquoune antinomie que pourra seule reacutesoudre une philosophie laquo mystique raquo dans ses principes asceacutetique dans ses moyens et qui prendra comme lrsquoexacte formule du vrai celle qui paraissait lrsquoabsurditeacute mecircme aux adversaires du Stoiumlcisme Id est convenienter naturae vivere a natura discedere24

Il est certain que dans lrsquoanthropologie de S Thomas le deacutesordre en question srsquoaccuse et srsquoaccentue tregraves consciemment Il ne peut ecirctre question drsquoexposer ici le corps de cette doctrine avec ses curieux prolongements dans la meacutetaphysique pure25 Qursquoil suffise de le dire en geacuteneacuteral lrsquohomme semble conccedilu comme une espegravece eacutetrange paradoxale et dont les moyens de protection naturelle ne pourraient quo difficilement lui suffire dans la lutte pour la vie heureuse Une telle espegravece sans doute est possible car si le monde est es-sentiellement bon il nrsquoest pas eacutegalement favorable au deacuteveloppement de toutes les essences qui la composent lrsquoexistence des girafes requiert des conditions plus compliqueacutees que celle des mouches Mais entre ces espegraveces ineacutegalement reacutesistantes la nature humaine paraicirct si facile agrave fausser et si deacutelicate que sans un secours adventice on ne voit pas

24 Ciceacuteron De Finibus IV xv 40-42 25 Ces theacuteories nrsquointeacuteressent qursquoindirectement lrsquointellectualisme par lrsquoassouplissement qursquoelles comportent

du rigoureux concept de nature par le jeu qursquoelles laissent au systegraveme des relations apparemment rigides qui relie chaque essence agrave sa fin (V 3 q 9 a 2 ad 3ndash 2a 2ae q 2 a 3 ndash la 2ae q 113 a 10)

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 187

trop comment son histoire serait prospegravere et son jeu reacutegulier laquo En dehors du secours de la gracircce une autre aide supeacuterieure agrave la nature eacutetait neacutecessaire agrave lrsquohomme agrave raison de sa composition Car lrsquohomme est composeacute drsquoacircme et de corps drsquointellect et de sens si lrsquoon laissait tout cela agrave sa nature lrsquointellect serait en quelque maniegravere alourdi empecirccheacute et ne pourrait librement parvenir au suprecircme sommet de la contemplation Celte aide fut la vertu originelle qui devait totalement soumettre les forces infeacuterieures et le corps mecircme et permettre agrave la raison de tendre agrave Dieu26 raquo

Ces paroles nrsquoimpliquent pas lrsquoordination agrave la vision intuitive La question de la vertu premiegravere comme celle du peacutecheacute originel est logiquement indeacutependante de celle du surnaturel strict Mais elles introduisent dans la meacutetaphysique du peacuteripateacutetisme un concept nouveau celui drsquoune dualiteacute de fin pensable pour une mecircme espegravece et drsquoune certaine impuissance de quelques ecirctres agrave atteindre ce qui pour eux est le meilleur agrave cause de la perfection mecircme de leur nature qui requiert un concours drsquoheureuses circonstances difficilement reacutealiseacute On passe de lagrave agrave concevoir lrsquoextrecircme convenance de la vision pour toute nature intellectuelle Sans doute les raisons donneacutees pour lrsquohomme sont inapplicables aux anges fondeacutees preacuteciseacutement sur notre composition elles impliquent la paradoxale preacuteeacuteminence des sens bas mais intuitifs sur lrsquointelligence sublime mais irreacuteelle crsquoest ce qui explique la rareteacute des reacuteussites dans notre espegravece27 Or lrsquohomme est au maximum du multiple juste au-dessus de lui selon les lois thomistes de la continuiteacute un nouveau cycle commence ougrave la perfection correspond agrave la simpliciteacute plus grande Mais lrsquoexemple humain suffit agrave faire comprendre que lrsquoesprit creacuteeacute

26 Mal 5 1 ndash Cp 1 d 39 q 2 a 2 ad 4 27 V les textes citeacutes p 189 n 28

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 188

comme esprit potentiel introduit dans la nature une indeacutetermination drsquoun nouveau genre et comporte donc pour une mecircme espegravece une multitude de solutions Lrsquointelligence nata fieri omnia est comme puissance pure de lrsquoecirctre une monade plus souple plus molle que celle dont la forme est contrainte par la matiegravere Et quelque deacutetermineacute intellectuellement quelque fonctionaliseacute qursquoil soit lrsquoange de son obscuriteacute relative peut encore eacutemerger dans la lumiegravere plus pure de lrsquoEsse seacutepareacute La laquo puissance obeacutedientielle raquo nrsquoest pas pour S Thomas indeacutependante de la puissance naturelle elle est la nature mecircme On pourra donc au moins post factum en reconnaicirctre les traces dans la conscience que lrsquoecirctre a de soi dans certains appels sourds de sa nature Et ce qui en lrsquoabsence de lrsquooffre divine ne se fucirct traduit qursquoen appeacutetitif dans une obscuriteacute indeacutechiffrable pourra gracircce aux lumiegraveres de la foi se formuler en une claire seacuterie de syllogismes Crsquoest ainsi qursquoon construit le systegraveme probable qui relie la raison et la reacuteveacutelation par ces moyens ternies lrsquoinsuffisance des speacuteculations humaines et le deacutesir drsquoeacutetreindre en soi le Premier Intelligible

III

S Thomas croit qursquoen fait le surcroicirct a eacuteteacute offert agrave lrsquohomme et sous sa forme la plus haute la promesse de la vision intuitive A prendre tout lrsquoensemble du dynamisme humain ainsi transformeacute il est clair que ce don gracieux du Ciel couronne de la faccedilon la plus triomphante lrsquointellectualisme tel qursquoil le concevait Mais si lrsquoon considegravere les conditions speacuteciales dans lesquelles le surcroicirct est offert on comprend que cet envahissement de la nature par le surnaturel opegravere un renversement violent des valeurs philosophiques un rabais-

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 189

sement des speacuteculations humaines un deacuteclassement de nos penseacutees terrestres qui sont reacuteduites au rang de moyens

Neacutecessairement si la vision eacutetait promise la beacuteatitude des abstractions pacirclissait Cependant elle pouvait garder sur terre sa place de preacuteparation et de laquo feacuteliciteacute telle quelle raquo Mais de fait si le Paradis ouvert par le Christ est incomparablement plus beau que le bonheur naturel des acircmes seacutepareacutees il se trouve aussi que dans lrsquoordre preacutesent son acqui-sition est plus laborieuse Il est offert agrave une nature que le peacutecheacute a blesseacutee un des premiers effets de la faute crsquoest que la raison trouve sur terre de grands empecircchements agrave son exercice elle est faible et les sens sont plus forts28 Ainsi lrsquohumaniteacute qui de fait est la nocirctre (et le philosophe comme le theacuteologien ne peut observer que celle-lagrave) souffre drsquoune lutte constante drsquoun vrai malaise naturel crsquoest lagrave neacutecessairement lrsquoeacutetat ougrave la vision se preacutepare Cela nous permet drsquoattendre pour lrsquoexercice terrestre de la speacuteculation des conditions nettement deacutefavorables Lrsquointellection deacutetacheacutee ne saurait ecirctre pour les fils drsquoAdam racheteacutes par le Dieu qui souffre lrsquooperatio non impediti

Preacutecisant davantage on constate drsquoabord que pour la plus grande partie de lrsquohumaniteacute une vie de speacuteculation un peu libre est impossible Mais agrave regarder seulement ceux qui srsquoy adonnent et qui y trouvent dans lrsquoeacutetat indompteacute des eacutenergies sensibles de grandes difficulteacutes quels objets les attireront Ce serait sans nul doute exageacuterer la penseacutee de S Thomas que de rabaisser la valeur du savoir naturel pour un chreacutetien au rang drsquoune chose insignifiante il sait rappeler agrave propos des sciences les moins hautes qursquoelles sont par excellence lrsquoobjet convenable agrave notre nature qui les meacuteprise meacuteprise lrsquohumaniteacute29 Il tranche sur les autres

28 la 2ae q 85 a 3 etc 29 In 4 Meteor l 1 Cp In Trin 6 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 190

grands saints du Moyen Age par son extrecircme souci mecircme quand il rabaisse le savoir naturel de ne pas outrer lrsquoexpression Mais il nrsquoheacutesite jamais agrave subordonner toute lrsquoactiviteacute terrestre agrave lrsquointensiteacute de la vie religieuse et je pense qursquoil nrsquoeucirct point eacuteteacute choqueacute des premiers chapitres de lrsquoImitation A mesure que sa penseacutee mucircrit lrsquoon constate mecircme plus de meacutepris des sciences terrestres la vie mystique croissant elles tombent peu agrave peu pour lui au rang des choses basses (vilia) dont lrsquointellection est bonne mais dont il faut pourtant deacutetourner ses regards parce qursquoelles empecircchent de srsquoappliquer agrave de meilleurs objets laquo Parce que nous ne pouvons assister aux saintes solenniteacutes des Anges eacutecrit-il au fregravere Reacuteginald le temps sacreacute ne doit pas srsquoeacutecouler en vain mais ce qui nrsquoest pas donneacute agrave la psalmodie doit ecirctre rempli par lrsquoeacutetude Deacutesirant donc nous former quelque ideacutee de lrsquoexcellence des saints Anges commenccedilons par lrsquoimage que srsquoen fit au temps des anciens lrsquohumaine conjecture ce qui srsquoaccorderait avec la foi nous le retiendrions ce qui srsquooppose agrave la doctrine catholique nous le repousserons30 raquo

II est donc juste sur terre que la vie de lrsquoesprit se concentre autour de la connaissance qui preacutepare agrave la vision en renseignant sur elle Mais crsquoest ici qursquoapparaicirct en tout son jour le manque drsquoadaptation de lrsquointellectualisme agrave lrsquoeacutetat preacutesent La connaissance en question est la foi Or la foi est pour S Thomas un acte intellectuel eacutetrange et essentiellement imparfait En effet elle est une proposition intellectuelle de ce qui est encore lrsquoinintelligible Elle est laquo planteacutee31 raquo

30 Opusc 14 Prolog 31 Mal 5 3 laquo Supernaturali cognition quae hic in nobis per fidem plantatur raquo Il est clair que cotte

expression qui sent un peu son laquo extrinseacutecisme raquo ne doit pas ecirctre prise indeacutependamment de toutes les convenances ci-dessus exposeacutees ndash Sur la nature essentiellement

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 191

parmi nos concepts et sa raison drsquoecirctre est une prise de lrsquoEcirctre extra-conceptuelle Lrsquoapocirctre lrsquoa bien deacutefinie laquo un argument de ce qursquoon ne voit pas et le corps des choses qursquoon espegravere raquo Elle est par rapport agrave un mecircme objet incompatible avec la science elle est distincte aussi de lrsquoopinion et elle nrsquoest pas le moins du monde un composeacute des deux Elle est essentiellement provisoire passagegravere mal satisfaisante De lagrave vient son obscuriteacute de lagrave aussi sa liberteacute car lrsquoimpuissance agrave neacutecessiter est une imperfection pour un eacutenonciable de lagrave malgreacute sa certitude objective absolue son instabiliteacute subjective Ce qui aux yeux de S Thomas caracteacuterise le mieux sa nature hybride et laquo monstrueuse raquo (en donnant au mot son sens scolastique) crsquoest que sise dans lrsquointelligence32 et pleinement certaine elle nrsquoest pourtant pas exclusivement produite par des principes intellectuels mais que soit quant agrave lrsquoexercice soit quant agrave la deacutetermination de lrsquoobjet elle est commandeacutee par la volonteacute33 laquo Nous sommes pousseacutes agrave croire ce que nous entendons parce qursquoon nous promet si nous croyons la reacutecompense de la vie eacuteternelle et crsquoest cette laquo reacutecompense qui meut la volonteacute agrave croire la Parole bien qursquoaucune veacuteriteacute comprise ne meuve lrsquointelligences34 raquo Dans la science il y a avec lrsquoassentiment de lrsquoacircme mou-

moyennante de la foi voir Ver 14 2 La foi est pour la vie morale mais la vie morale nrsquoest pas fin

derniegravere lrsquoaction est la fin de la connaissance du dogme mais la Chose du dogme est la fin de lrsquoaction Crsquoest parce que k but final est la vision que S Thomas met la foi au nombre des connaissances non pratiques mais speacuteculatives (3 d 23 q 2 a 3 sol 2 laquo Cognitio dirigit in opere et tarnen visio Dei est ultimus finis operis raquo)

32 Ver 14 4 ndash 2a 2ae q 4 a 2 laquo Credere autem immediate est actus intellectus quia obiectum huius actus est verum quod proprio pertinet ad intellectum Et ideo necesse est quod odes quae est proprium principium huius actus sit in intellectu sicut in subiecto raquo

33 V i C a 7 laquo Voluntas imperat intellectui credendo non solum quantum ad actum exsequendum sed quantum ad determinationem obiecti raquo

34 Ver 14 1

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 192

vement de la penseacutee mais ces deux choses ne sont pas pour ainsi clive parallegraveles la penseacutee conduit agrave lrsquoassentiment et lrsquoon est tranquille Dans la foi assentiment et penseacutee sont comme parallegraveles parce que lrsquoassentiment nrsquoest pas causeacute par la penseacutee mais par la volonteacute comme on lrsquoa dit Alors parce que lrsquointelligence ne se trouve pas fixeacutee en un point comme dans son terme propre qui est la vision drsquoun intelligible son mouvement en cet eacutetat nrsquoa pas cesseacute elle se remue encore elle est en quecircte relativement aux objets de sa croyance bien qursquoelle y donne un tregraves ferme assentiment Car pour ce qui proprement la regarde on ne lrsquoa point satisfaite elle nrsquoest pas fixeacutee par ses lois propres mais par lrsquoaction drsquoun agent exteacuterieur Et crsquoest pour cela qursquoon dit que lrsquointelligence du croyant est prisonniegravere35 raquo

Une foule drsquoobiter dicta viennent de tous les points de lrsquoœuvre de S Thomas ajouter leurs traits agrave ce tableau Ainsi la vie de foi a deux faces consideacutereacutee comme preacuteformation comme prodrome de la vision elle est lrsquoaube du triomphe surnaturel de lrsquointellectualisme consideacutereacutee comme connaissance actuelle elle reacuteduit la vie de lrsquoesprit presque au minimum drsquointellectualiteacute qursquoelle peut comporter laquo Dans la connaissance de foi si du cocircteacute de lrsquoobjet la perfection est sublime lrsquoopeacuteration intellectuelle comme telle est grandement imparfaite36 raquo Ce point est capital et quand

35 Ibid ndash S Thomas ajoute encore laquo Quia tenetur terminis alienis et non propriis raquo La meacutetaphore me

semble emprunteacutee agrave la laquo physique raquo lrsquointelligence nrsquoest pas en sou laquo lieu propre raquo elle est comme une pierre miraculeusement soutenue en lrsquoair ndash Au contraire crsquoest la volonteacute qui dans la foi est chez elle est agrave lrsquoaise parce qursquo laquo elle y donne son assentiment agrave une veacuteriteacute comme agrave son bien propre raquo 2a 2ae q 11 a 1

36 3 C G 40 laquo In cognitione autem fidei invenitur operatio intellectus imperfectissima quantum ad id quod est ex parte intellectus quamvis maxima perfectio inveniatur ex parte obiecti raquo ndash Cette imperfection empecircche la foi drsquoecirctre appeleacutee une s vertu intellectuelle raquo 3 d 23 a 3 sol 3

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 193

on eacutetudie la critique de la vie intellectuelle chez S Thomas on ne saurait lui accorder trop drsquoimportance Le seul excegraves en ce genre consisterait pour mieux sauver lrsquoobscuriteacute de la foi agrave sacrifier lrsquointellectualiteacute des preacuteambules laquelle est neacutecessaire agrave peine que lrsquoacte soit immoral Nous ne croirions pas dit S Thomas si nous ne voyions qursquoil faut croire37 Mais quand gracircce agrave ses notions de la science deacutemonstrative et de la certitude libre on a vu comment la foi demeurait pour lui volontaire tout ensemble et intellectuellement justifieacutee crsquoest sur lrsquoombre et la souffrance qursquoil faut insister pour mettre S Thomas agrave sa place parmi les theacuteoriciens catholiques de la croyance De tous les grands docteurs

37 2a 2ae q 1 a 4 ad 2 ndash Le racircle des preacuteambules (ou raisons de croire) est de justifier intellectuellement

lrsquoadheacutesion ce que nous avons le devoir strict de faire puisque tous nos actes doivent ecirctre raisonnables Mais les laquo articles de foi raquo ne constituent pas avec les raisons de croire une seacuterie homogegravene de propositions rationnelles ils ne sont mecircme pas subsumeacutes aux premiers principes avec lesquels pourtant ils ne peuvent ecirctre en contradiction Ainsi que la connaissance des choses de vertu par expeacuterience directe (y p 70) agrave laquelle elle est compareacutee (3 d 23 q 3 a 3 sol 2 ad 2 ndash 1 q 1 a 6 ad 3 ndash2a 2ae q 1 a 4 ad 3) la foi est un habitus non subordonneacute mais comparable agrave lrsquohabitus des principes et inheacuterent comme lui per modum naturae On comprend donc qursquoon puisse y adheacuterer plus fermement qursquoaux principes mecircmes et qursquoaux deacutemonstrations des sciences (Prol Sent a 3 sol 3 ndash Ver 12 2 3) on comprend qursquoelle se trouve aussi bien dans le nouveau-neacute qursquoon remporte du baptecircme que dans le plus habile theacuteologien Elle nrsquoest pas produite par la nature comme lrsquohabitude des principes ni par lrsquoaccoutumance comme celle des vertus elle est produite par la gracircce Si la reacuteflexion speacuteculative peut engendrer dans lrsquointelligence une sorte de laquo foi acquise qui est laquo opinio fortificata rationibus raquo (Prol Sent 1 c) il ne faut pas confondre cette connaissance nouvelle avec la foi infuse et theacuteologale les deux fois sont indeacutependantes comme la connaissance expeacuterimentale de la chasteteacute est indeacutependante de la science abstraite que lrsquoenseignement a pu en donner (Cf 2a 2ae q 1 a 3 ad 3) Aussi la laquo foi acquise raquo nrsquoest pas neacutecessaire agrave la conservation de la foi infuse Ce qui est neacutecessaire crsquoest le jugement pratique hoc est tibi credendum produit sous lrsquoinfluence de la gracircce et justifieacute par une perception intellectuelle des motifs (Voir Quodl 2 6 ndash In Trin 3 1 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 194

je nrsquoen connais point qui meacuteprise autant que lui la foi comme connaissance Qursquoon le compare avec ses successeurs aucun rapprochement ne fera plus vivement saisir la baisse des ambitions meacutetaphysiques et de lrsquointellectualisme profond dans les eacutecoles catholiques depuis le XIIIe siegravecle Parmi ses preacutedeacutecesseurs la diffeacuterence est frappante avec Augustin mecircme le fervent apocirctre du Crede ut intelligas Non qursquoAugustin se contente aiseacutement des obscuriteacutes terrestres il tend de tout son ecirctre vers la Patrie qui est la Vision niais son jugement de meacutepris sur nos connaissances de foi simple nrsquoa pas la tranquilliteacute sereine et deacutefinitive de celui de Thomas parce qursquoil est moins deacutelibeacutereacutement fondeacute en meacutetaphysique Mecircme apregraves qursquoil a clarifieacute cette notion assez vague de la laquo philosophie chreacutetienne raquo qui inspire ses premiers ouvrages Augustin insiste encore complaisamment sur la naturelle convenance de la croyance agrave lrsquointelligence humaine crsquoest elle qui soutient toute socieacuteteacute qui preacutepare lrsquoesprit agrave toute science etc S Thomas qui connaicirct ces consideacuterations de son maicirctre38 se contente de les rappeler briegravevement son œuvre agrave lui est drsquoinculquer la reacutepugnance qursquoeacuteprouve pour la croyance simple lrsquointelligence en tout eacutetat elle veut voir et rien drsquoautre jamais ne lrsquoapaisera

Ainsi dans la vie preacutesente de lrsquoesprit lrsquoimperfection et la preacuteparation sont correacutelatives Il faut en prendre son parti lrsquointelligence sur terre nrsquoaura pas la paix il lui restera toujours sinon la sensation deacuteraisonneacutee du risque39 au moins la sensation attristante du noir Drsquoautre part puisque la Vision est offerte la raison mecircme commande de faire tout converger vers cc but unique et de ne srsquoamuser plus agrave ce qui pourrait en compromettre lrsquoacquisition Il faut prendre la

38 Opusc 7 Exp super Symbolum 39 Puisque Thomas admet que la foi demeure avec e lrsquoeacutevidence de creacutedibiliteacute raquo 2a 2ae q 5 a 1

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 195

connaissance pour ce qursquoelle esi dans lrsquoordre actuel Toute Ia masse des ideacutees humaines et ce que croient les chreacutetiens et ce que savent les theacuteologiens ce sont laquo des rudiments laquo proposeacutes en ce monde au genre humain pour qursquoil puisse laquo se diriger vers son but40 raquo Sans donc qursquoil se soit produit le moindre changement dans la meacutetaphysique sans que les faculteacutes qui tendent soient devenues capables de tenir sans que le mouvement puisse ecirctre fin tout naturellement la morale srsquoest modifieacutee Maintenant qursquoelle vise une possession plus excellente et supeacuterieure aux forces humaines lrsquoobjectif premier ougrave convergeront ses efforts sera moins cette Fin mecircme ndash puisqursquoelle nous deacutepasse ndash que les conditions de son acquisition qui sont elles au pouvoir de lrsquohomme et qui mesurent exactement sa future participation au bonheur En avant du bonheur toutes les actions morales se concentreront vers la sainteteacute Et la logique exigera mecircme ce corollaire les perceptions intellectuelles des sciences speacuteculatives qui jadis arracheacutees de droit agrave lrsquoordre des moyens eussent eacuteteacute des parcelles vitales de la Fin mecircme maintenant si elles ne sont pas entraicircneacutees dans le grand mouvement

40 Ver 14 11 ndash La question de secours que la philosophie reccediloit de la Reacuteveacutelation comporte chez S

Thomas une distinction assez deacutelicate Sans doute il appreacutecie comme tous les docteurs chreacutetiens lrsquoimmensiteacute du bienfait reccedilu et en parle dans le ton habituel des ApoloL gistes (Opusc 7 Exp super Symbolum c 1 laquo nullus philosophorum potuit tantum scire de Deo quantum post adventum Christi soit vetula per fidem raquo ndash Cp 1 C G 5 fin) Mais si lrsquoon se rappelle sa theacuteorie de la science et son exigence des preuves propter quid on comprendra que la foi ne peut agrave ses yeux aider la science que par accident Drsquoougrave les affirmations comme celle-ci Si aux questions drsquoun esprit chercheur vous reacutepondez seulement au nom de la foi par une affirmation dogmatique on vous quittera bien certain qursquoil en est ainsi mais pourtant lrsquointelligence vide certificabitur quidem quod ita est sed vacuus abscedet (Quodl 4 18) La foi est intellectuellement drsquoespegravece infeacuterieure agrave la science et se deacutefinit par cette imperfection mecircme par son opposition avec elle (Ver 12 12 ndash 2a 2ae q 1 a 5)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 196

volontaire et ordonneacutees agrave lrsquoobtention drsquoune plus grande gracircce ne sont phis que de nuisibles simulacres du vrai bonheur et les heures qursquoon leur donne du temps perdu

IV

Pour chacun le devoir preacutesent est le moyen et la mesure de la beacuteatitude 11 ne srsquoensuit pas neacuteanmoins qursquoon ne puisse raisonnant sur la nature pour diriger la pratique libre deacuteterminer laquelle des actions bonnes sera de droit plus apte agrave produire lrsquoamour et la gracircce abondamment Ici lrsquoordre ontologique reprend ses droits et Thomas fidegravele aux principes affirme la supeacuterioriteacute de la vie contemplative sur lrsquoactive Entre toutes les opeacuterations crsquoest la contemplation qui joint le mieux agrave Dieu il faut donc la preacutefeacuterer agrave lrsquoaction exteacuterieure Crsquoest elle qui est la vie intense eacutetant la plus intime application au meilleur objet la perfection sur terre consiste en ceci ut mens actu feratur in Deum41 On voit combien naturellement le laquo mysticisme raquo vient couronner laquo intellectualisme raquo dont il est le deacuteveloppement et le fruit quelque raison qursquoon puisse avoir drsquoopposer ailleurs ces deux termes aucune opposition nrsquoest plus superficielle et plus fausse quand il srsquoagit du mysticisme orthodoxe et de la philosophie classique du catholicisme Une seule chose peut eacutetonner dans S Thomas crsquoest qursquoil nrsquoait pas songeacute davantage agrave faire ressortir dans lrsquoextase ou dans les autres espegraveces de contemplation infuse lrsquointellectualiteacute plus exquise qursquoelles communiquent agrave la vie de lrsquoesprit Lui qui dans la simple

41 Voir lrsquoadmirable theacuteorie des conseils eacutevangeacuteliques au livre III Contre les Gentils particuliegraverement le chap

130 et sur la pauvreteacute religieuse la page si peu franciscaine (non par opposition mais par diffeacuterence) du chap 133

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 197

vie de foi et drsquooraison commune a su discerner ces actes directs savoureux et rapides que la gracircce fait produire aux plus ignorants et les a rapporteacutes agrave lrsquo laquo intellect42 raquo comment nrsquoa-t-il pas plus expresseacutement exalteacute les intuitions infuses qui perccedilant lrsquoopaciteacute des images deacutepassant lrsquoembrouillement des discours font participer le contemplatif agrave la connaissance angeacutelique Le fait est lagrave pourtant Que ce soit attachement trop docile aux classifications traditionnelles ou deacutesir de ne pas admettre trop drsquoexceptions aux axiomes drsquoAristote il ne fait que de rares et fugitives allusions agrave ces intellections surhumaines et il faudrait violenter ses eacutecrits pour en tirer une theacuteorie expresse de laquo lrsquooraison mystique43 raquo On peut regretter cette lacune Mais on ne

42 V p ex 1 d 15 q 4 a 2 ad 4 il est des ignorants qui possegravedent une certaine connaissance de Dieu

comme Fin derniegravere et comme laquo profluens beneficia de laquelle lrsquoamour est condition neacutecessaire ndash Cp aussi 3 d 27 q 2 a 3 ad 2 laquo Caritas habet rationcm quasi dirigentem in suo actu vel magis intellectum raquo ndash In Trin 6 1 ad ult et 3 d 35 q 2 a 2 sol 1 laquo Intellectus donum de auditis mentem illustrat ut ad modum primorum principiorum statim audita probentur raquo

43 Il ne srsquoagit pas de savoir si S Thomas reconnaicirct dans la vie contemplative de certaines connaissances savoureuses et expeacuterimentales cela nul ne peut le nier (1 q 43 a 5 ad 2 etc) Il srsquoagit de savoir srsquoil a mentionneacute la contemplation obscure infuse proprement mystique sans images sensibles ni discours et que deacutecrivaient deacutejagrave drsquoun style merveilleusement expressif certains Franciscains du Moyen Age avant qursquoelle trouvacirct ses docteurs classiques dans les grands saints du Carmel Il ne faut se servir ici qursquoavec grande preacutecaution des auteurs de seconde main Vallgornera par exemple srsquoest trop laisseacute aller au deacutesir de retrouver dans S Thomas la doctrinc des Mystiques Ainsi dans sa Question III disp 3 art 1 de Contemplatione supernaturali et infusa il eacutecrit laquo D Thomas 2a 2ae q 180 e 3 diffinit contemplationem infusam hac ratione simples intuitus divinae veritatis a principio supernaturali procedens e Les quatre derniers mots sont simplement ajouteacutes par lui De plus il cite volontiers des opuscules apocryphes ou douteux ndash Dans lrsquoouvrage plus reacutecent du R P Maumus lrsquoon trouve encore plusieurs rapprochements sujets agrave caution (p 380 sur la purification passive sensible p 401 sur le don drsquointelligence rapporteacute agrave lrsquounion mystique p 454 sur lrsquooraison drsquounion) ndash Lorsqursquoon lit S Thomas lui-mecircme on constate qursquoil e admis la possibiliteacute et pour

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saurait en prendre occasion pour rabaisser dans sa doctrine theacuteologique la place de la vie contemplative Je remarque mecircme deux preacuterogatives qui lui assurent tout imparfaite qursquoon la suppose une primauteacute plus certaine que celle qursquoon assignait dans lrsquoordre naturel agrave la speacuteculation pure l juge la contemplation religieuse plus propre agrave ravir tout lrsquohomme que la contemplation philosophique parce que lrsquoamour de la contemplation mecircme ne srsquoy distingue pas de lrsquoamour de lrsquoobjet contempleacute44 Il la juge plus libre aussi puisqursquoil

certains cas le fait de cette contemplation sans images (quoique infeacuterieure agrave la vision intuitive) laquo naturelle

agrave lrsquoAnge mais au-dessus de lrsquohomme raquo (Voir Ver 1S a 1 ad 1 ad 4 ndash et a 2ndash 2 d 23 q 2 a 1 ndash et avec plus de rigueur dans lrsquoexplication psychologique 1 q 94 a 1) Pourtant lagrave ougrave S Thomas fait ex professo la theacuteorie de la contemplation il a principalement en vue celte ougrave lrsquohomme peut parvenir par ses efforts aideacute de la gracircce ordinaire et colle qui mecircme dans Le cas de e vision intellectuelle s nrsquoest pas opeacutereacutee sans image (2a 2ae q 174 a 2 ad ndash q 180 a 5 ad 2 ndash De Anim a 15ndash In Trin G 3 etc) Cp lrsquoaveu de Vallgornera (l c art 7 u 2) laquo Aliquando datur contemplatio supornaturalis sine conversione ad phantasmata In lianc sententiam videtur inclinare D Thomas quamvis non omnino certum sit in doctrina illius raquo ndash Tregraves caracteacuteristique encore est lrsquoexeacutegegravese thomiste drsquoun texte des Pegraveres les plus classiques on la matiegravere le fameux mot de Denys sur Hieacuterotheacutee patiens divina qursquoil explique drsquoun pheacutenomegravene affectif preacuteceacutedant une connaissance (Ver 26 3 18 ndash 3 d 15 q 2 e 1 soI 2 ndash In Div Nom 2 4) ou drsquoune connaissance expeacuterimentale sans dire si elle deacutepasse la gracircce ordinaire (2a 2ae q 45 a 2 q 97 a 2 ad 2) Dans tout le Commentaire sur les Noms Divins il nrsquoest rien qursquoon puisse sucircrement lrsquoapporter agrave la connaissance mystique lagrave mecircme ougrave le texte agrave expliquer semblait y convier lrsquointerpregravete ndash Tout cela me paraicirct drsquoautant plus notable que la doctrine de S Thomas sur lrsquoindistinction des connaissances de lrsquoacircme seacutepareacutee et priveacutee de phantasmes (De Anim a 15 corp cf ad 21 etc) srsquoaccordait mieux avec ce que les Mystiques disent de lrsquoobscuriteacute de leur contemplation

Ce que S Thomas e eacutecrit de plus remarquable touchant les gracircces drsquoillumination extraordinaire crsquoest assureacutement sa theacuteorie de Ta propheacutetie (Ver q 12 ndash 2a 2ae q 171 et suiv) La part qui y est faite aux conditions subjectives marque une grande largeur de vues et un perpeacutetuel souci de maintenir le contact entre la theacuteologie speacuteculative et lrsquoexpeacuterience psychologique

44 V 3 d 35 q 1 e 2 sol 1 sol 3 sur la diffeacuterence entre la vie contemplative des saints et celle des philosophcs ndash Et cp Les deux concepts de σοφία et sapientia

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conccediloit lrsquoobeacuteissance religieuse comme un sacrifice des intellections pratiques et viles de celles qui regraveglent les choses du corps et lrsquoarrangement quotidien de la vie sacrifice qui permet agrave lrsquohomme de srsquoappliquer tout entier par sa partie laquo la plus preacutecieuse raquo agrave lrsquoUnion Neacutecessaire45 laquo Le grand signe drsquoamour crsquoest drsquoaller contempler raquo laquo La souveraine perfection de la vie humaine crsquoest que lrsquoesprit de lrsquohomme puisse librement vaquer agrave Dieu raquo

Souvenons-nous-en pourtant ce nrsquoest pas preacuteciseacutement comme avant-goucirct du Ciel que la contemplation est bonne et deacutesirable crsquoest comme preacuteparation au Ciel et pour la mettre ici-bas au premier rang il a fallu ce principe reacuteflexe qursquoentre tous les moyens qui rendent capable drsquoune fin il nrsquoen est point en soi de plus efficace que celui qui est lrsquoimage de cette fin mecircme Vue dans ce jour la primauteacute de la vie contemplative sera pratiquement moins absolue46 une plus grande place sera laisseacutee aux libres jeux de la Providence divine la diversiteacute des saints sera plus grande que celle des sages et lrsquoideacuteal du chreacutetien diffeacuterera beaucoup de lrsquohomme heureux qursquoa deacutecrit Aristote ndash Mais cette derniegravere remarque nrsquoempecircche pas lrsquoidentification pratique chez S Thomas de la vie contemplative et de la vie parfaite On peut donc dire en reacutesumeacute que par lrsquointroduction du Christianisme le monde moral est reconstruit agrave ses yeux sur son plan

45 3 C G 130 46 2a 2ae q 182 a 2 fin ndash V i C 7 ndash Avec tous les saints du catholicisme Thomas sait qursquoil est parfois

meilleur de quitter e Rachel pour Lia raquo (Opusc 2 De Perf vitae spiritualis c 25 ndash Quodl 1 14 2) Mais rien chez lui ne rappelle cette deacutefiance des deacutelices contemplatives ce souci drsquoen deacutetacher les acircmes si habituel aux ascegravetes des siegravecles suivants ndash Le grand signe drsquoamour crsquoest drsquoaller contempler srsquoil paraicirct en douter dans les Sentences (3 d35 q 1 a 4 soI 2) il lrsquoaffirme dans la Somme (2a 2ae q 182 a 2 ad 11 ndash Sur la vie plus haute des laquo illuminateurs raquo Appendice p 243

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 200

essentiel mais plus en grand Les relations naturelles demeurent seulement ce qui eacutetait systegraveme clos et parfait est compris maintenant dans le mouvement drsquoun plus vaste ensemble et cette subordination explique qursquoon puisse remarquer ccedilagrave et lagrave dans sa structure quelques deacuteformations

TROISIEgraveME PARTIE

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine

I

Si nous avions suffisamment approfondi les questions proposeacutees dans les preacuteceacutedents chapitres la penseacutee de S Thomas sur la valeur essentielle de lrsquoacte intellectuel ndash qui est son aptitude agrave conqueacuterir le reacuteel et agrave ecirctre fin proprement dite ndash devrait ecirctre entiegraverement eacutelucideacutee Mais les consideacuterations des derniegraveres pages en reacuteduisant nos intellections terrestres comme toutes nos autres actions drsquoici-bas au rocircle de moyens ordonneacutes agrave une fin plus haute font surgir un problegraveme nouveau Si lrsquointellection humaine est chose si diffeacuterente lrsquointellection en soi qursquoelle vise constamment agrave une forme drsquoelle-mecircme plus stable plus eacutepureacutee et future si elle ne peut parvenir agrave cet eacutetat qursquoen utilisant en remuant les autres puissances naturelles il faut deacuteterminer lrsquoimportance de son rocircle en cette vie passagegravere et potentielle et voir si dans cet exercice secondaire pour elle et nouveau elle garde encore a la place de choix qui lui revenait dans lrsquoensemble des actions humaines abstraitement consideacutereacutees Drsquoailleurs ce qursquoil y a de paradoxal et da neacutecessairement provisoire et une intellection qui nrsquoest pas son but agrave elle-mecircme invite pour garder les proportions dans lrsquoexposeacute de lrsquoensemble du systegraveme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 202

agrave resserrer en drsquoeacutetroites limites lrsquoeacutetude de ces perceptions utilitaires dont la valeur est pour ainsi dire analogique eacutetant participeacutee

Il ne srsquoagit pas ici en effet de deacuterouler tout lrsquoenchaicircnement des principes qui font de lrsquoeacutethique de S Thomas u intellectualisme moral Les deacuteveloppements preacuteceacutedents ont eacutetabli que la raison est pour lui dans la vie vertueuse bien autre chose qursquoune lumiegravere subjective qursquoun oeil qui voit le devoir elle est la fin mecircme de la moraliteacute la laquo partie intellectuelle raquo eacutetant ce qui dans lrsquohomme atteint la fin derniegravere1 Eacutetant cause finale elle est encore pour ainsi dire cause formelle car le dynamisme des efforts prescrits nrsquoest pas une suite arbitraire de pratiques quelconques imposeacutee par Dieu pour exercer lrsquohomme inhumainement crsquoest conformement agrave la nature de lrsquoanimal raisonnable qui est laquo surtout lrsquoesprit raquo une lutte pour tout soumettre aux instinct spirituels pour impreacutegner drsquointellectualiteacute lrsquoecirctre et lrsquoaction Cette conquecircte du corps par lrsquoesprit cette peacuteneacutetration de lrsquoopaque par le diaphane reacutesume toute la morale de S Thomas laquo Le bien de lrsquohomme est drsquoecirctre selon la raison raquo2 et laquo agrave consideacuterer sainement les choses la vertu

1 Qursquoil suffise de rappeler lrsquoidentification geacuteneacuterale mecircme pour lrsquoeacutetat de voie du simplement deacutesirable

avec lrsquoacte et le plaisir intellectuels Les plaisirs corporels doivent ecirctre restreints et mesureacutes laquo Sed delectationes spirituales appetuntur secundum seipsas quasi homini connaturales et ideo detectationibus spiritualibus nullam mensurant praefigit ratio sed quanto sunt maiores tante sunt eligibiliores raquo 4 d 49 q 3 a 5 sol 1 ad 4 Il est inutile de srsquoattarder aux objections qursquoon pouvait opposer et agrave la reacuteponse que Thomas eucirct certainement faite en distinguant exercice et speacutecification Pour qui connaicirct le deacuteveloppement de la morale et de lrsquoascegravese catholique apregraves le Moyen Age la preacutesence de pareilles ideacutees au premier plan drsquoun systegraveme est assez significative

2 Ce principe est constamment reacutepeacuteteacute Lrsquoexpression secundum rationem semble en maint passage avoir implicitement repreacutesenteacute agrave S Thomas les deux conceptions agrave la fois celle de la raison comme

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 203

de la partie appeacutetitive nrsquoest rien drsquoautre qursquoune certaine disposition ou une forme scelleacutee et imprimeacutee dans lrsquoappeacutetit par la raison raquo3 Lagrave est le principe central qui regravegle et explique toute sa theacuteorie des vices des vertus des peacutecheacutes des preacuteceptes4 Mais encore une fois cette conception de lrsquoeacutethique pour ecirctre logiquement coheacuterente avec les principes ontologiques poseacutes plus haut nrsquoinfluence pas directement la valeur de lrsquoacte intellectuel dans lrsquoeacutetat de voie laquelle fait lrsquoobjet de notre preacutesente recherche

Car nous en eacutetions arriveacutes agrave ce point dans notre eacutetude les valeurs humaines identiques aux valeurs intellectuelles dans lrsquoeacutetat deacutefinitif dans la laquo patrie raquo peuvent en diffeacuterer dans lrsquoeacutetat terrestre ougrave elles sont essentiellement volontaires Au ciel la perfection de chaque bienheureux se mesure agrave la laquo clarteacute raquo de sa vision beacuteatifique ici-bas lrsquoamour est la seule norme et puisque lrsquoaffaire du laquo voyageur raquo est de se mouvoir ce qursquoil faut consideacuterer en lui crsquoest la puissance motrice laquo lrsquohomme est dit simplement bon selon la disposition de sa volonteacute raquo5 Donc la valeur de lrsquoactersquo intellectuel doit se proportionner agrave son influence sur lrsquoaction volontaire dans ce monde de lrsquoopeacuteration pratique ce qui est directement preacutecieux et estimable dans la raison crsquoest moins sa causaliteacute finale ou exemplaire que sa causaliteacute efficiente si lrsquoon doit lui en reconnaicirctre une Crsquoest en aidant lrsquoaction qursquoelle fait bien qursquoelle travaille agrave sa perfection propre agrave se gagner

lumiegravere ou regravegle et celle de la raison comme nature Lrsquoimportant est de comprendre que la seconde

est principale la premiegravere nrsquoen eacutetant qursquoune conseacutequence neacutecessaire 3 V i C 9 4 Voir par exemple 2a 2ae q 123 a 12 (hieacuterarchie des vertus morales selon leur rapport agrave la raison) ndash in

4 Eth l 15 (theacuteorie du mensonge il est essentiellement et toujours mauvais et non pas seulement srsquoil nuit au prochain)

5 V i C 7 2 ndash In 3 Eth 1 6 etc cp S Augustin Enchiridion de fide spe et caritate c 117

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 204

elle-mecircme et agrave gagner Dieu laquo Le souverain bien de lrsquohomme dit encore S Thomas est la feacuteliciteacute sa fin derniegravere donc plus une chose en est proche plus elle est pour lrsquohomme un grand bien Mais ce qui en est le plus proche crsquoest la vertu et ce qui hors drsquoelle peut aider lrsquohomme agrave bien agir lrsquoeacutequilibre normal de la raison ne vient qursquoensuite6 Crsquoest dire que si lrsquoon envisage la totaliteacute des donneacutees fait et qursquoon estime la vie preacutesente pour ce qursquoelle est la question laquo Que vaut lrsquoideacutee raquo se reacuteduit pratiquement celle-ci laquo Dans quelle mesure est-elle force dans quel mesure procure-t-elle le bien agir raquo

II

Que S Thomas ait reconnu agrave lrsquoideacutee une valeur motrice il nrsquoest point neacutecessaire de srsquoefforcer longtemps pour le prouver La difficulteacute consiste bien plutocirct agrave faire voir comment sa doctrine nrsquoest pas un pur et simple deacuteterminisme psychologique

Concevant la volonteacute comme une tendance au bien en geacuteneacuteral crsquoest dans la connaissance qursquoil doit chercher pour chaque action concregravete le principe de deacutetermination Si lrsquoideacuteal humain est de srsquointellectualiser la nature humain est de ne pouvoir agir volontairement que pour des motif intellectuels La volonteacute est toute de lrsquoesprit et pour lrsquoesprit Et comme lrsquoampleur propre agrave lrsquointelligence est la racine de la liberteacute (ex hoc enim quod ratio deliberans se habet ad opposita voluntas in utrumque potest)7 ainsi dans chaque deacutecision particuliegravere la perception intellectuelle est raison de la direction volontaire si bien que le libre arbitre semble

6 3 C G 141 7 1a 2ae q 6 a 2 ad 2 ndash V surtout Ver 24 1

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 205

en fin de compte srsquoidentifier avec la luciditeacute caracteacuteristique de lrsquoesprit8 Il est facile ici drsquoaccumuler les textes drsquoune clarteacute naiumlve en apparence qui ont fait traiter S Thomas de laquo deacuteterministe raquo laquo Parce que lrsquointelligence meut la volonteacute le vouloir est un effet du connaicirctre raquo9 laquo Le motif prochain de la volonteacute est le bien intellectuellement perccedilu qui est son objet par lequel elle est mue comme la vue par la couleur raquo10 laquo Lrsquoappeacutetit en tous les ecirctres est proportionneacute agrave la perception par laquelle il est mu comme le mobile par son moteur raquo11 Les passages de ce genre sont trop connus ainsi que les interpreacutetations qursquoen donnegraverent Henri de Gand et Scot pour qursquoil soit utile drsquoinsister

Il suffira aussi de rappeler briegravevement en quel sens leur auteur les entendait pour faire voir qursquoen maintenant la liberteacute il gardait toute sa puissance agrave lrsquoideacutee motrice Cette meacutetaphore movere comporte plusieurs sens et S Thomas dans lrsquoespegravece lrsquoexplique expresseacutement drsquoune causaliteacute finale et non neacutecessitante laquo Le bien perccedilu meut la volonteacute en la mecircme sorte que lrsquohomme qui conseille ou persuade crsquoest-agrave-dire en faisant voir la bonteacute drsquoun objet raquo12 Lrsquouniteacute de la doctrine est partout transparente au milieu des diversiteacutes et mecircme des curieuses inconseacutequences de lrsquoexpression13 il suffit pour la bien concevoir de se rappeler la varieacuteteacute du concept de cause chez les Scolastiques et Scot moins que personne eucirct ducirc presser le sens des termes lui qui fait du

8 Drsquoougrave les eacutetrangeteacutes drsquoexpression comme Pot 10 2 5 laquo Voluntas libere appetit felicitatem licet

necessario appetat illam raquo Cp Ver 24 1 20 9 In Rom 10 3 C G 88 1 11 1 q 64 a 2 12 5 Mal 3 3 13 laquo Quamvis intellectus non secundum modum causae efficientis et moventis sed secundum modum

causae finalis moveat voluntatem raquo 1 C G 72 6

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 206

mot movere preacuteciseacutement le mecircme usag14 ndash Mais trait caracteacuteristique de lrsquoexplication thomiste et ce qui a fait souvent croire qursquoelle eacutetouffait dans lrsquointellectualisme la liberteacute crsquoest lrsquoaffirmation drsquoune indestructible concordance entre le jugement pratique et lrsquoaction laquo Le jugement qui porte sur un acte concret et agrave accomplir preacutesentement ne peut jamais ecirctre contraire agrave lrsquoappeacutetit raquo15 laquo Comme la tendance naturelle suit la nature ainsi la tendance sensitive ou intellectuelle suit lagrave connaissance il ne peut donc y avoir de mal dans lrsquoappeacutetit par divergence avec la perception puisqursquo(au contraire) il la suit raquo16 ndash Sans jamais sacrifier ces vues S Thomas eacutechappe au deacuteterminisme psychologique en subordonnant drsquoune faccedilon inattendue lrsquointelligence agrave la liberteacute La liberteacute humaine fondeacutee sur nature diaphane de lrsquoesprit consiste essentiellement dans la puissance de laquo juger son jugement raquo (libertas in arbitrium) Agrave la diffeacuterence des becirctes chez qui la spontaneacuteiteacute nrsquoempecircche par le deacuteterminisme psychologique le plus rigoureux (Agunt quidem arbitrio sed non libero)17 nous pouvons partout ougrave le bien apparaicirct morceleacute entre des choses deacutesirables don la possession simultaneacutee srsquoexclut choisir lrsquoun des objet par le choix que nous faisons drsquoun des jugements ndash On pourrait grossiegraverement traduire cette doctrine en disant que S Thomas reporte la liberteacute agrave lrsquoinstant qui preacutecegravede la derniegravere appreacutehension plus exactement comme lrsquoextension temporelle drsquoun acte est exteacuterieure agrave sa liberteacute on doit dire que S Thomas suppose la causaliteacute reacuteciproque genres diffeacuterents de la volonteacute (efficiente) et de lrsquoideacutee (qasi-

14 Voir Minges Ist Duns Scotus Indeterminist (Beitraumlge zur Geschichte der Philosophie des

Mittelalters Bd V Heft 4 Muumlnster 1905 p 105 107) 15 Ver 24 1 16 Mal 16 2 17 Mal 16 5

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 207

mateacuterielle laquo dispositive raquo18) Il y a donc deux ordres celui de la deacutetermination sans preacutevision anteacuteceacutedente possible et sans neacutecessiteacute ndash etrsquo celui de la liberteacute sans rupture de la continuiteacute dans lrsquoecirctre sans pouvoir magique de susciter hors du rien le quelque chose Et cette doctrine concilie les exigences de la psychologie intellectualiste puisqursquoil nrsquoy a point de mouvement sans jugement avec lrsquoindeacutependance de la volonteacute puisque lrsquohomme y fabrique son jugement mecircme Crsquoest lrsquoillustration litteacuterale de la parole eacutevan-geacutelique chegravere aux volontaristes chreacutetiens Qui facit veritatem Voilagrave comment laquo toujours dans le peacutecheacute le deacutefaut de lrsquointelligence et celui de la volonteacute srsquoaccompagnent proportionnellement raquo19 comment laquo une mauvaise appeacutetition est toujours jointe agrave quelque erreur de la connaissance laquo pratique raquo20

Les adversaires meacutedieacutevaux de S Thomas21 ne manquegraverent pas de lui dire qursquoil reprenait la thegravese de Socrate rejeteacutee par le Philosophe qursquoil identifiait sciences et vertus En reacutealiteacute la reacutefutation de cette thegravese est un de ses thegravemes favoris et crsquoest agrave propos de Socrate qursquoil achegraveve drsquoeacuteclairer la question qui nous occupe en distinguant deux sortes de sciences Il y a la science universelle qui peut ecirctre laquo vaincue par la passion raquo et la science particuliegravere qui nrsquoest jamais en discordance avec lrsquoacte22 On reconnaicirct une ceacutelegravebre explication de lrsquoEthique agrave Nicomaque et S Thomas srsquoapproprie entiegraverement la theacuteorie qursquoa faite son maicirctre du laquo syllogisme de lrsquoincontinent raquo Lrsquooriginaliteacute vis-agrave-vis drsquoAristote consiste en ceci rattachant le cas agrave sa psychologie rationnelle S Thomas

18 Cp Ver 28 7 19 Mal 16 2 4 20 Mal 16 6 11 21 Henri de Gand Quodlibetum I q 16 22 1a 2ae q 77 a 2 ndash Mal 3 9 etc

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 208

requiert explicitement la neacutecessiteacute drsquoun jugement de raison exprimeacute ou secret comme preacutecurseur de lrsquoaction humaine la convoitise avant de mouvoir doit srsquointellectualiser Le meacutecanisme du peacutecheacute tregraves simple lorsqursquoagrave la science habituelle srsquooppose seulement lrsquoabsence de consideacuteration en acte plus compliqueacute si le cas comporte une certaine coexistence de lrsquoaffirmation et de la neacutegation ne fonctionne jamais sans une collaboration malicieuse de ce qursquoil y a en nous de laquo plus subtil raquo et de plus laquo divin raquo la raison mecircme23 Il nous importe ici de retenir la distinction tregraves trancheacutee entre les deux sortes de connaissance La premiegravere est geacuteneacuterale crsquoest la science proprement dite S Thomas deacuteclare apregraves Aristote qursquoelle a dans la vie morale peu ou point drsquoimportance24 La seconde est particuliegravere crsquoest la connaissance pratique elle seule est force et crsquoest sa valeur qui est en question ici

III

La valeur de lrsquoideacutee pratique humaine telle qursquoelle apparaicirct dans la philosophie de S Thomas est inverse exactement de celle que nous avons reconnue agrave lrsquointellection pure Elle est drsquoautant plus parfaite en son genre que son immanence est moins profonde et sa prise de lrsquoautre moins immeacutediate

Immanence dit peacuteneacutetration dans le fond intime de lrsquoecirctre

23 Voir la 2ae 1 c ad 5 lrsquohomme passionneacute a beau condamner peacutecheacute en paroles laquo tamen interius hoc

animo sentit quod sit faciendum raquo Son jugement particulier et profond est indeacutependant de son assertion verbale et geacuteneacuterale il est comme cet homme ivre qui prononce laquo profondes sentences raquo sans ecirctre capable de les peser ndash Et lrsquoorgueilleux de mecircme ne juge pas en geacuteneacuteral et speacuteculativement laquo aliquod bonum esse quod non est a Deo raquo 2a 2ae q 4 ad 1

24 In 2 Eth 1 4 ndash 3 d 35 q 1 a 3 sol 2 ad 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 209

extra-spatial et extra-temporel elle dit aussi ramassement unification et nrsquoest parfaite qursquoen celui chez qui lrsquointelligible coiumlncide par identiteacute avec lrsquointelligent Nous pourrions ici redescendre toute la seacuterie des connaissants que nous avons parcourue au commencement de ce livre pour y montrer alors lrsquoimmanence croissant avec lrsquoimmateacuterialiteacute nous verrions maintenant lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique (qui est sa valeur) srsquoeacutetendre srsquoeacutepaissir dans le regravegne animal avec la mateacuterialiteacute Les vivants infeacuterieurs ont laquo fort peu drsquoactions raquo un petit nombre drsquoimaginations inneacutees suffit agrave les faire reacuteagir pour les adapter agrave des conditions drsquoexistence peu complexes Dans les brutes supeacuterieures on observe laquo comme une certaine liberteacute conditionneacutee raquo laquo une ressemblance de libre-arbitre raquo Sensibles qursquoelles sont aux impressions qui leur viennent des objets changeants du dehors leur pouvoir de reacuteaction est plus mobile et lrsquoempire du systegraveme drsquoideacutees inneacutees qui constitue lrsquoinstinct est en conseacutequence moins rigoureux chez elles moins absolu laquo Elles peuvent agir si elles jugent qursquoil faut agir et si elles ne jugent pas ne pas agir Mais parce que leur jugement est deacutetermineacute agrave laquo ecirctre tel ou tel leur tendance et leur action est deacutetermineacutee de mecircme neacutecessairement la perception ou lrsquoeacutemotion excite en elles la fuite ou la poursuite Le mouton qui voit un loup prend peur et se sauve neacutecessairement Le chien qursquoenvahit la colegravere aboie et poursuit neacutecessairement raquo laquo Comme elles ignorent la raison de leur jugement raquo laquo elles laquo ne le jugent pas mais elles le suivent tel que Dieu lrsquoa mis en elles donc elles ne sont pas cause de la sentence qursquoelles portent et le libre-arbitre nrsquoest pas en elles raquo Et toujours parce que la transparence de raison leur manque laquo ce jugement qursquoelles ont ne srsquoeacutetend pas agrave tous les ecirctres comme le jugement rationnel mais agrave certains objets deacutetermineacutes raquo Comme leur sphegravere de perception ainsi leur

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 210

sphegravere drsquoaction (crsquoest-agrave-dire lrsquoextension de leur ideacutee pratique) est restreinte laquo Toutes les hirondelles font des nids pareils et lrsquoindustrie des abeilles ne srsquoeacutetend pas agrave drsquoautres œuvres drsquoart qursquoagrave la confection des rayons de miel raquo25 ndash Lagrave au contraire ougrave il y a liberteacute parce qursquoil y a puissance de juger son jugement lrsquoampleur de la sphegravere drsquoaction se dilate agrave mesure que se relacircche lrsquoempire restreignant de lrsquoideacutee pratique Il faut pourtant y prendre garde chez tous les intelligents sauf Dieu la liberteacute nrsquoest pas complegravete parce que lrsquoesprit nrsquoest pas eacutegal agrave lrsquoecirctre Lrsquohomme sans doute libre mais comme sa speacuteculation agrave lrsquoeacutetat actuel srsquoeacutetend seulement agrave lrsquointelligible existant dans le sensible ainsi ideacutees pratiques sont restreintes en un cercle que trace nature corporelle et borneacutee il ne peut par exemple communiquer sa penseacutee agrave son semblable sans tenir compte de temps et du lieu il ne peut penser sans images de telles actions purement spirituelles ne tombent pas vraiment sous son choix Ce qui est vrai de lrsquoespegravece lrsquoest aussi de lrsquoindividu dont lrsquoaction propre est conditionneacutee par les principes singuliers comme lrsquoaction speacutecifique par les principes geacuteneacuteraux26 Ainsi un rustre ne peut laquo penser en acteraquo des principe abstraits de geacuteomeacutetrie un intempeacuterant ne peut mecircme srsquoil le veut agir comme celui qui a lrsquohabitude de la vertu27 et

25 Ver 24 1 et 2 ndash Cp 1 q 55 a 3 ad 3 sur la laquo prudentia raquo universelle chez lrsquohomme particuliegravere chez

le renard ou chez le lion parce qursquoelle y est restreinte aux actes de circonspection ou de magnanimiteacute 26 Pot 2 2 fin 27 V les expressions presque deacuteterministes sur la force de la coutume Comp Theol 174 ndash Ver 24 12

Cp ad 13 ndash La possibiliteacute de srsquohabituer est dans la philosophie thomiste une des grandes diffeacuterences entre lrsquoange et lrsquohomme Lrsquohomme est dans la dureacutee Hcontinue ilH se faitrsquo constamment et se transforme Aussi ne suffit-il pas pour eacutetudier son ideacutee pratique humaine drsquoexpliquer une deacutecision instantaneacutee et deacutefinitive (comme crsquoest le cas pour le peacutecheacute des anges) il faut avoir compris qursquoil arrive devant chaque nouveau problegraveme moral conditionneacute par toutes les deacuteterminations qui ont preacuteceacutedeacute plus ou moins propre agrave connaicirctre purement le bien plus ou moins libre

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 211

pourtant aucune de ces actions ne deacutepasse les forces de lrsquoespegravece ndash Montons dans les espegraveces et le principe continuera de srsquoappliquer la libre puissance drsquoaction des esprits purs est proportionneacutee agrave lrsquouniversaliteacute des notions qursquoils possegravedent Mais en Dieu seul dont lrsquoEcirctre est lrsquoIdeacutee il y a puissance simpliciter par rapport agrave tout ce qui peut ecirctre son Verbe qui est comme son Ideacutee pratique posseacutedant identiquement la nature infinie est le monde intelligible total Ainsi sa liberteacute est parfaite aucune restriction ne lrsquoasservit28 Et cela parce que son ideacutee (pensante active) est son ecirctre tandis que agrave lrsquoextreacutemiteacute opposeacutee dans les corps bruts il nrsquoy avait aucune liberteacute parce que leur appeacutetit et leur ideacutee ne se distinguait pas de leur nature (ideacutee penseacutee seulement par Dieu passive mateacuterielle) pour les intermeacutediaire srsquoils sont plus ou moins libres selon qursquoils distinguent plus ou moins leurs ideacutees drsquoavec ce qursquoils sont Dans toute la seacuterie des ecirctres corporels plus les ideacutees sont restreintes et rares plus aussi elles sont restreignantes et leur puissance de restriction va de pair avec leur efficaciteacute Dans le monde des esprits purs moins les ideacutees sont restreintes et nombreuses moins elles sont restreignantes mais leur puissance de restriction est en raison inverse de leur efficaciteacute

Tel eacutetant le scheacutema geacuteneacuteral de la puissance contraignante des ideacutees pratiques il faut donc si on les eacutetudie en deacutetail chez lrsquohomme qursquoon les trouve toujours drsquoautant plus puissantes en leur genre qursquoelles sont plus subjectives drsquoautant plus efficaces qursquoelles sont moins exclusivement immanentes agrave lrsquoesprit qursquoelles sont plus reacutepandues sur tout lrsquoecirctre plus animales moins totaliseacutees La science morale abstraite

28 laquo (Naturale agens) secundum quod est tale agit unde quamdiu est tale non facit nisi tale Omne

enim agens per naturam habet esse determinatum Cum igitur esse divinunm non sit determinatum sed contineat in se totam perfectionem essendi non potest esse quod agat per necessitatem naturae raquo etc 1 q 19 a 4

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 212

nous lrsquoavons dit est condition neacutecessaire et non pas cause par rapport agrave la vertu lrsquoideacutee cesse drsquoecirctre pure lumiegravere pour devenir force motrice au moment mecircme ougrave elle cesse drsquoeacutetre pure reacuteception intelligible Car laquo nos actes et nos choix on rapport aux choses singuliegraveres aussi lrsquoappeacutetit sensitif puissance du particulier est grandement puissant pour faire voir agrave lrsquohomme les objets sous tel ou tel angle raquo29 Et crsquoest ainsi ndash par le moyen de lrsquointelligence teinteacutee subjectiviteacute sensible ndash que les tendances sensitives arrivent agrave mouvoir la volonteacute

La theacuteorie peacuteripateacuteticienne des vertus adopteacutee et deacuteveloppeacutee par S Thomas met parfaitement en lumiegravere cette doctrine Par un coup de volonteacute et agrave la lumiegravere des principes de la morale naturelle tout homme peut faire srsquoil lui plaicirct un acte de vertu Mais il nrsquoest pas drsquoaction pleine ment et veacuteritablement vertueuse sans la preacutesence de lrsquointuition morale (prudentia) Or cette intuition est exclusivement pratique et personnelle elle ne connaicirct que de mes actes ses objets sont les choses et les eacuteveacutenements singuliers elle srsquoeacutetend et se continue jusque dans le sens interieur30 et ce qui est encore plus caracteacuteristique elle est neacutecessairement conditionneacutee par la preacutesence des vertu morales dans les tendances sensitives par une certaine disposition vertueuse du corps31 La peacuteneacutetration de lrsquohabitude bonne dans lrsquoorganisme est absolument essentielle au concept de la vertu thomiste32 Lrsquolaquo irascible raquo et le laquo concupis-

29 1a 2ae q 9 a 2 ad 2 Cp Ver 22 9 6 30 2a 2ae q 47 31 Crsquoest une affirmation constante de S Thomas laquo Ad prudentiani requiritur moralis virtus per quam fit

appetitus rectus raquo (la 2ae q a 4) ndash laquo Ex necessitate habet secum adiunctas virtutes morales tanquam salvantes sua principia raquo (In 6 Eth 1 4) laquo Quod autem habeat rectam intentioncm finis circa passiones animae hoc contingit ex bona dispositione irascibilis et concupiscibilis raquo 1a 2ae q 56 a 4 ad 4

32 1a 2ae q 56 Ha 4 etc Cp Eth Nic Γ 13 1117H b δοκοῦσι γάρ τῶν

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 213

cible raquo doivent ecirctre impreacutegneacutes de force et de tempeacuterance avant que lrsquohomme puisse posseacuteder la laquo prudence raquo et avec elle toutes les vertus Assureacutement S Thomas se rend compte des limitations neacutecessaires de cette doctrine qui pousseacutee trop loin entraicircnerait toute la morale dans le subjectivisme de la matiegravere il multiplie les formules preacutecises pour rompre au point drsquoorigine le cercle vicieux ougrave le conditionnement reacuteciproque des vertus et de lrsquointuition semble parfois enfermer Aristote33 Mais quand la distinction entre lrsquoideacutee abstraite

ἀλόγων μερῶν αὖται εἶναι αἱ ἀρεταί On nrsquoest pas vraiment vertueux quand on eacuteprouve encore de

violentes luttes (1a 2ae q 58 a 3 ad 2 ndash Virt Card a 1 ad 6 sur les tentations de S Paul) La pos-sibiliteacute drsquoacqueacuterir les vertus est fondeacutee chez lrsquohomme sur lrsquoaptitude de la partie irrationnelle agrave ecirctre agrave sa maniegravere laquo persuadeacutee raquo par la raison (Ver 25 4 etc)

33 Zeller par exemple reproche agrave Aristote laquo eine unverkennbare Unsicherheit uumlber das Verhaumlltniss des sittlichen Wissens zum sittlichen Handeln raquo laquo Die Tugend soll je im Einhalten der richtigen Mitte bestehen und diese nur von dem Einsichtigen bestimmt werden koumlnnen raquo (Philosophie der Griechen III3 pp 814 et 658) ndash S Thomas dira de son cocircteacute laquo Scire praeexigitur ad virtutem moralem raquo et laquo Prudentia praesupponit rectitudinem voluntatis ut principium raquo (1a 2ae q 56 a 3 ad 2 et 3 ndash Cp Virt Card a 2 etc) Une psychologie purement statique ne pourrait eacuteviter ici la contradicition elle disparaicirct au contraire si lrsquoon considegravere la genegravese et le deacuteveloppement de la vertu dans lrsquoecirctre potentiel qursquoest lrsquohomme Degraves le deacutebut et toujours sont preacutesents agrave lrsquoeacutetat de notions abstraites les principes geacuteneacuteraux de la morale (synderesis Sur leur origine v Ver 16 1 ndash 1 q 79 a 12 sur leur clarteacute Ver 17 2 ndash Quodl 3 26) Ces grands principes ne supposent pas les vertus (1a 2ae q 58 a 5 ad 1 ndash 2a 2ae q 47 a 6) Lrsquoacquisition des vertus consiste agrave agir drsquoabord par force conformement agrave ces principes pour obtenir la dociliteacute des appeacutetits physiques et la justesse de lrsquointuition morale qui sont correacutelatives Lrsquointuition morale ne porte pas en effet sur les fins mais sur les moyens (v les derniers textes citeacutes) Ainsi la souveraineteacute de lrsquoeacuteleacutement intellectuel totale en droit est amorceacutee seulement par la nature et acheveacutee par la liberteacute Principium primum ratio est Et parce que sa lumiegravere quelque affaiblie qursquoelle soit demeure toujours tant qursquoil y a responsabiliteacute les inclinations aveugles en sont toujours justiciables laquo Sic igitur qualis unusquisque est secundum corpoream qualitatem talis finis videtur ci quia ex huiusmodi dispositione homo inclinatur Sed istae inclinationes subiacent iudicio rationis raquo Cela est vrai des habitudes acquises comme des dispositions

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 214

toujours preacutesente agrave la conscience et lrsquoideacutee pratique seule efficace lui a permis drsquoy eacutechapper il enchaicircne les conseacutequences du systegraveme avec une impitoyable logique Lrsquoaction poseeacute par les seules forces de lrsquoideacutee abstraite et de la volonteacute nrsquoest pas laquo vertueuse raquo Mais comme elle tend par les 1es lois de lrsquohabitude agrave imprimer dans lrsquoorganisme un certain appeacutetit de son recommencement agrave mesure que cet appeacutetit srsquoenracine dans les membres assouplis la prudence peut naicirctre et srsquoeacutetendre dans la raison crsquoest-agrave-dire qursquoil y peut surgir des ideacutees pratiques spontaneacutees efficaces nettes Dans une acircme qui foisonne en eacutemotions brutales parce que le corps est indompteacute la prudence est imperceptible ou nulle Pas de prudence digne drsquoecirctre nommeacutee sans vertu deacutejagrave assez deacuteveloppeacutee pas drsquointuition morale un peu fine et sucircre sans une vertu qui de la volonteacute ait gagneacute les appeacutetits corporels ndash Il faut donc ecirctre moral il faut donc ecirctre saint corps et acircme On retrouve ici le principe partout preacutesent de la coopeacuteration des parties neacutecessaire agrave la perfection de lrsquoecirctre potentiel et crsquoest lrsquoideacutee pratique qui fait le nœud entre la raison et lrsquoaction eacutetant non seulement efficiente mais encore reacutesultante Qualis unusquisque est talis finis videtur ei

Lrsquoinfluence de lrsquoecirctre sur lrsquointuition est difficile agrave constater chez le vertueux parce qursquoelle consiste agrave eacuteclairer pour lui la masse obscure des agibilia infinis en nombre et toujours relatifs34 Plus on est vicieux au contraire plus les teacutenegravebres

natives (1 q 83 a 1 ad 5) Mais comme on va le dire les habitudes mauvaises passant en nature

font obstacle agrave la consideacuteration actuelle des principes et diminuent peu agrave peu leur clarteacute 34 S Thomas nrsquoa guegravere eacutetudieacute dans le deacutetail le progregraves de la raison pratique chez le vertueux agrave mesure

que son corps est de plus en plus laquo persuadeacute raquo La cause en est peut-ecirctre dans les changements apporteacute agrave lrsquoideacuteal moral par le Christianisme Thomas ne trouvait pas dans les vies des saints qursquoil pouvait lire un deacuteveloppement vertueux meneacute drsquoapregraves les regravegles de lrsquoEthique agrave Nicomaque la gracircce avait eacuteteacute en eux plus efficace que la raison et la volonteacute et lrsquoimitation du Crucifieacute les

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 215

de lrsquoesprit gagnent des principes clairs et geacuteneacuteraux et cet envahissement est plus aiseacute agrave suivre La brutalisation de lrsquointelligence est analogue agrave lrsquointellectualisation de lrsquoorga-nisme dont nous avons parleacute De mecircme que le corps du juste ne devient pas esprit la raison du vicieux ne devient pas matiegravere Il y a asservissement et non transformation Crsquoest ndash toujours une ideacutee pratique qui domine qui regravegne drsquoautant plus impeacuterieuse et plus insolente que les membres sont mieux plieacutes agrave lui obeacuteir La raison du vicieux se fonctionnalise ployant toute son eacutenergie agrave servir les convoitises du corps et teignant de meacutetaphysique mateacuterialiste le minimum qursquoil faut bien qursquoelle garde de speacuteculation En effet quand on a deacutepasseacute lrsquoeacutetat instable du laquo continent raquo et de 1rsquolaquo incontinent raquo (de chacun desquels on pourrait dire Quia duplex est duplex

avait fait se reacutejouir en des œuvres qursquoil faudrait ecirctre laquo insensible raquo ndash crsquoest un vice selon Aristote (V

chez Thomas mecircme 2a 2ae q 142 a 1 etc ) ndash pour rie pas toujours abhorrer Les principes de lrsquoascegravese speacutecifiquement chreacutetienne esquisseacutes agrave grands traits par S Thomas nrsquoont pas trouveacute chez lui leur pleine appreacuteciation philosophique il nrsquoa pas penseacute par reacuteflexion et par systegraveme tout ce dont il vivait ndash Jrsquoindiquerai cependant en matiegravere de psychologie surnaturelle une conception parallegravele agrave celle de la prudence deacutependant des dispositions subjectives crsquoest celle de la gracircce drsquolaquo intelligence raquo lrsquoun de ces dons du Saint-Esprit compareacutes par S Thomas aux laquovertus heacuteroiumlques raquo dont parle Aristote (2a 2ae q 159 a 8 ad 1 ndash la 2ae q 68 a 1 ad 1 ndash Le don drsquointelligence est traiteacute dans la q 8 de la 2a 2ae ndash Agrave lrsquoarticle 6 S Thomas reacutetracte explicitement son enseignement de 1a 2ae q 68 a 4 sur la porteacutee exclusivement speacuteculative de ce don) Le don drsquointelligence est une sorte de perception concregravete et personnelle de la Fin derniegravere agrave cause de lrsquoindividualiteacute de son objet il est mecircleacute de speacuteculatif et de pratique son acte nrsquoest pas le jugement crsquoest une laquo peacuteneacutetration agrave lrsquointime des choses raquo qui fait apercevoir lrsquoidentiteacute de la Fin derniegravere avec le Dieu de la Reacuteveacutelation et de lrsquoEacuteglise le Dieu laquo drsquoAbraham laquo drsquoIsaac de Jacob raquo La foi serait symeacutetrique ici de la science abstraite car son existence sans la gracircce habituelle est possible bien que preacutecaire au contraire lrsquoaperception de la fin par le don drsquointelligence cesse neacutecessairement degraves que le peacutecheacute survenant la gracircce part Il deacutepend donc de la bonne volonteacute comme lrsquoideacutee pratique et reacutepond dit S Thomas agrave la sixiegraveme Beacuteatitude laquo Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qursquoils verront Dieu raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 216

finis videtur ei) lrsquoon tend peu agrave peu agrave un eacutequilibre qui serait aussi simple agrave la limite que celui du vertueux parfait du laquo tempeacuterant raquo Le contenu de conscience de ceux dont lrsquoacircme est diviseacutee peut ecirctre repreacutesenteacutee pas un quasi-syllogisme de quatre propositions chez lrsquointempeacuterant au contraire comme chez lrsquoautre lrsquoextrecircme lrsquouniteacute a opeacutereacute lrsquouniteacute drsquoideacutees Intemperatus totaliter sequitur concupiscentiam et ideo etiam ipse utitur syllogismo trium propositionum35

Puisque le bien du corps est pris comme principe lrsquoefficaciteacute souveraine de lrsquoideacutee pratique est ici agrave son maximum On peut la mesurer agrave ceci elle parvient agrave bannir totalement du panorama actuel de lrsquoesprit les jugements sur les fins ceux mecircme que lrsquoexercice moral nrsquoavait pas acquis mais que livrait immeacutediatement ou par une deacuteduction facile le mouvement naturel de la syndeacuteregravese Reacutepandue sur tout composeacute lrsquoideacutee pratique lrsquoa si bien mis drsquoaccord que partie supeacuterieure renonce en oubliant les principes agrave e qui faisait sa raison drsquoecirctre Sans doute lrsquounification systeacutematique chez les vicieux nrsquoest jamais complegravete preacuteciseacutement parce qursquoun organisme nrsquoest pas le susceptible propre drsquoun ideacutee les quantiteacutes mateacuterielles sont reacuteciproquement impeacuteneacutetrables tandis que les principes spirituels sont unifiant Les appeacutetits sensuels ne peuvent arriver agrave leur pleine expansion tous ensemble laquo Commettre le peacutecheacute ce nrsquoest pas monter du multiple agrave lrsquoun comme il arrive pour les vertus lieacutees ensemble (par la laquo prudence raquo) crsquoest plutocirct redescendre de lrsquoun au multiple raquo laquo Lrsquoamour de soi disperse lrsquoaffection de lrsquohomme par lrsquoappeacutetit des biens soumis au temps qui sont multiples et divers raquo1 Crsquoest peut-ecirctre cette mutuelle contradiction des peacutecheacutes qui empecircche lrsquoeacutetouffe-

35 Mal 3 9 7

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 217

ment total de la syndeacuteregravese Mais enfin les inclinations basses finissent par se creacuteer un modus vivendi peu agrave peu le faisceau des deacutecisions pratiques srsquoagglutine en une sorte de syndeacuteregravese peacutecheresse au service du primat de la concupiscence laquo Lrsquoignorance de lrsquointempeacuterant srsquoeacutetend agrave la fin elle-mecircme il juge en effet que son bien consiste agrave suivre sans frein ses convoitises raquo2 Et le principe opposeacute celui du devoir qui fait lrsquohomme encore responsable est tellement affaibli qursquoil nrsquoempecircche plus mecircme dans le domaine theacuteorique la construction drsquoune philosophie animale sur les plans de son adversaire laquo Lrsquohomme est surtout lrsquoesprit Mais il se trouve des gens qui pensent ecirctre surtout ce qursquoils sont selon la nature corporelle et sensitive et ceux-lagrave srsquoaiment selon ce qursquoils pensent ecirctre raquo3 Lrsquoinversion est donc complegravete et crsquoest la speacuteculation qui srsquoest mise au service de lrsquoaction pour retourner le jugement de valeur de la psychologie meacutetaphysique Mais lrsquoecirctre qui srsquoest asservi lrsquointelligence nrsquoa pu le faire qursquoau moyen de lrsquointellection Le triomphe sur la raison abstraite est la grande victoire de lrsquoideacutee pratique

IV

Si lrsquoideacutee pratique est drsquoautant plus forte qursquoelle est plus deacutependante de la subjectiviteacute et plus reacutepandue sur tout lrsquohomme elle est meilleure en son genre quand elle atteint plus imparfaitement lrsquoautre intelligible comme tel En effet le susceptible propre du vrai intelligible est lrsquoesprit Ce sont au contraire les singuliers sensibles dont lrsquoimpression informante preacutecipite notre systegraveme total vers lrsquoaction

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 218

Il faut mecircme dire drsquoapregraves les principes expregraves de S Thomas que si lrsquoideacutee degraves le deacutebut saisissait lrsquoautre simplement et directement il nrsquoy aurait plus drsquoaction potentielle Lrsquoecirctre intelligent posseacutederait tout drsquoabord sa fin la voie ne se distinguerait pas du terme Crsquoest le cas pour lrsquoAnge si lrsquoon fait abstraction de lrsquoordre surnaturel Complegravetement intellectualiseacute degraves son origine sans rien en lui drsquoopaque ni drsquoobscur le progregraves contemplatif lui est inconnu36 Il en est autrement chez lrsquohomme dont la perfection srsquoobtient discursivement par le moyen du continu et de la dureacutee temporelle Ce nrsquoest qursquoapregraves la vie preacutesente que nous cesserons de fabriquer avec du relatif des images du spirituel et de lrsquoabsolu pour vo lrsquointelligible sicuti est

En attendant plus notre penseacutee est utile agrave lrsquoaction moins elle nous enrichit par lrsquoacquisition immanente de la reacutealiteacute intelligible

Dans la connaissance mecircme theacuteorique appliqueacutee agrave la vie concregravete lrsquoinaptitude humaine agrave lrsquointellection des singuliers cause deacutejagrave nous lrsquoavons dit une grande incertitude e obscuriteacute Lrsquoobjet favori de notre raison est lrsquouniversel crsquoest-agrave-dire un certain eacutetat faux des reacutealiteacutes sensibles qui simule la pureteacute intelligible des Substances seacutepareacutees veacuteritable laquo pacircture raquo des esprits Or laquo ceux qui agrave propos drsquoactes humains ne veulent que des propositions universelles se trompent eux-mecircmes raquo37 laquo La matiegravere morale est varieacutee diverse sans certitude parfaite raquo38 raquo laquo Les sciences pratiques sont de toutes les moins sucircres agrave cause des multiples circonstances qursquoelles ont agrave consideacuterer raquo39 Aussi S Thomas dit-il que la morale mecircme abstraite creacutee agrave son usage un

36 V Mal 16 5 et les passages correspondants des Sommes 37 In 1 Pol 1 10 38 In 1 Eth 1 1 3 39 In I Met 1 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 219

type nouveau de laquo veacuteriteacute raquo diffeacuterent du type speacuteculatif par sa relativiteacute et sa souplesse In speculativis est eadem veritas apud omnes tam in principiis quam in conclusionibus In operativis autem non est eadem veritas vel rectitudo practica apud omnes quantum ad propria40 Drsquoailleurs ce que le nouveaursquo type fait perdre en valeur intellectuelle il le fait regagner en paix subjective Ainsi tandis que dans une question speacuteculative on peut malgreacute les plus grands efforts rester en un eacutetat de doute deacutefinitif jamais en matiegravere morale on nrsquoest dans lrsquoindeacutecision sans issue (perplexus) ndash une loi morale est inexistante pour le sujet qui lrsquoignore41 ndash lrsquoacircme peut ecirctre soumise agrave la volonteacute de Dieu en voulant mateacuteriellement le contraire de ce que Dieu veut etc Ces exemples font assez voir que la prise du reacuteel exteacuterieur tel qursquoil est peut ecirctre accidentellement indiffeacuterente agrave la bonteacute de lrsquoappreacutehension morale il y a des ignorances et des erreurs pratiques qui ne sont pas mauvaises pour lrsquoesprit

Ce qui est vrai de la connaissance morale abstraite de cette condition neacutecessaire qui est lrsquoideacutee eacuteclairante lrsquoest encore bien plus de lrsquoideacutee pratique efficace Puisqursquoelle est par deacutefinition non seulement extraite du sensible mais habitante des puissances sensibles puisqursquoelle est une certaine information de lrsquoorganisme une laquo passion raquo de lrsquoimagination elle participera neacutecessairement de lrsquoincertitude et du subjectivisme des sens Elle a toujours agrave valeur eacutegale drsquoefficace possibiliteacute drsquoinadeacutequation avec lrsquoecirctre La Rheacutetorique et la Poeacutesie qui lrsquoengendrent sont eacutegalement puissantes et par-

40 1a 2ae q 94 a 4 41 Ver 17 3 laquo Nullus ligatur per praeceptum aliquod nisi mediante scientia alicuius praecepti raquo ndash Cp

les solutions de cas particuliers 2a 2ae q 64 a 6 ad 3 ndash q 88 a 12 ad 2 ndash et le principe encore plus geacuteneacuteral (1 d48 a 4) laquo Nullus appetitus tenetur tendere in illud bonum cuius rationem non apprehendit raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 220

faites en leur genre soit pour lrsquoerreur soit pour la veacuteriteacute Incapaciteacute de juger son jugement absence du clair-en-soi de la transparence consciente crsquoest-agrave-dire de la possession de lrsquoautre comme tel lrsquoideacutee efficacement pratique de soi dit toujours cela Nous avons lagrave un deacutesaccord avec la diaphaneacuteiteacute propre agrave lrsquoesprit qui est exigeacute par le paradoxe de la composition humaine Lrsquohomme doit agir uniquement drsquoapregraves la raison et il ne peut bien agir par la raison seule Au exclusif qursquoelle a de commander ne correspond pas laquo un pouvoir despotique raquo ce qui aurait lieu si vertus et sciences coiumlncidaient42

Ici drsquoailleurs la valeur pratique est semblable et non pas infeacuterieure agrave la veacuteriteacute theacuteorique telle qursquoune nature purement sensible peut la posseacuteder Lrsquoeacutequilibre se rompt et prise de lrsquoautre baisse encore si lrsquoon passe au domaine propre de lrsquoesprit et de la veacuteriteacute Veritas primo et per se in immaterialibus consistit et in universalibus Lagrave si lrsquoideacutee doit ecirctre force lrsquoobjet tel qursquoil est eacutetant absolument en dehors des prise de lrsquoimagination une transposition complegravete est radicalement neacutecessaire Lrsquoimmateacuteriel doit faire tenir sa place par du tangible et du coloreacute Il nrsquoy a donc pas ici drsquoautre laquo veacuteriteacute pratique raquo possible que celle du symbole Et le symbole comme ideacutee pratique sera vrai dans la mesure ougrave il sera persuasif des parties irrationnelles pour les faire tendre au but qui les deacutepasse et que lrsquoesprit a marqueacute agrave lrsquoaction Le laquo lion de Juda raquo nrsquoexiste pas dans la nature mais son inca dans ma laquo fantaisie raquo est justifieacutee quand je pense agrave Dieu parce qursquoil sert en mettant drsquoaccord toutes les piegraveces agrave persuader mon systegraveme eacutemotif de servir une volonteacute qui craint Dieu Le symbole moral et religieux garde donc avec sa valeur

42 1a 2ae q 58 a 2

Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine 221

drsquoefficace une certaine signification speacuteculative subordonneacutee43 Si lrsquoon passe enfin agrave lrsquoideacutee immeacutediatement pratique agrave celle qui preacutefigure directement

lrsquoaction soit qursquoil srsquoagisse drsquoun mouvement ou drsquoune parole soit qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo production raquo on atteindra le point preacutecis ougrave le maximum drsquoefficaciteacute coiumlncide avec le minimum de saisie objective Cette ideacutee pratique est lrsquoinstrument efficace et indispensable de lrsquoacte agrave reacutealiser elle est lrsquoesprit mecircme se lanccedilant dans lrsquoaction et drsquoautre part elle ne correspond ni ne preacutetend correspondre agrave rien qui soit deacutejagrave dans la nature Lrsquointelligence comme puissance de pareils exemplaires est preacuteciseacutement cette laquo raison pratique raquo eacuteminemment caracteacuteristique de esprit humaine44 et qui est en perpeacutetuelle opposition chez S Thomas avec lrsquointelligence speacuteculative captatrice de lrsquoecirctre tel qursquoil est laquo La substance intellectuelle use de tout

43 Cp 4 d 10 q 1 a 4 sol 2 si lrsquoon voit le Christ dans lrsquohostie alors que Dieu a seulement modifieacute

miraculeusement lrsquoœil du voyant il nrsquoy a pas tromperie laquo quia non fit nisi ad instructionem fidei et devotionem excitandam raquo

44 laquo Ratio practica quae est hominis propria secundum suum gradum raquo (Virt Card 1) ndash On sait que le terme de laquo raison pratique raquo deacutesigne lrsquointelligence comme appliqueacutee eacute lrsquoaction exteacuterieure Cp Ver 18 7 7 laquo Scientia operabilium ad prudentiam pertinens est homini naturalior quam scientia speculabilium raquo ndash 1 q 23 a 7 ad 3 laquo Bonum proportionatum communi statui naturae accidit ut in pluribus et deficit ut in paucioribus Sed bonum quod excedit communem statum naturae invenitur ut in paucioribus et deficit ut in pluribus Sicut patet quod plures hominum sunt qui habent sufficientem scientiam ad regimen vitae suae pauciores autem qui hac scientia carent qui moriones vel stulti dicuntur sed paucissimi sunt respectu aliorum qui attingunt ad habendam profundam scientiam intelligibilium rerum raquo ndash Nous semblons ecirctre faits pour remuer intelligemment de la matiegravere Cp in Caus 1 14 les choses intelligibles qui sont en soi indivise unies et immobiles laquo sont in anima divisibiliter multipliciter et mobiliter per comparationem ad intelligentiam Sunt enim ad hoc proportionatae ut sint causa multitudinis et divisionis et motos rerum sensibilium raquo

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 222

le reste pour soi ou bien pour sa perfection intelligible parce qursquoelle y contemple la veacuteriteacute ou bien pour la reacutealisation de sa puissance parce qursquoelle y deacuteploie sa science comme lrsquoartiste deacuteploie son ideacuteal dans la matiegravere continue raquo45 ndash Si lrsquoon se-rappelle les consideacuterations sur la saisie intellectuelle aux premiegraveres pages de ce volume on trouvera ramasseacutee dans cette conception de la raison humaine comme laquo artistique raquo toute la doctrine de son immanence moindre et de son incapaciteacute agrave lrsquoopeacuteration propre de lrsquoesprit Modifier lrsquoautre agrave lrsquoaide de nos organes est pour nous le laquo prendre raquo autrement et en un sens plus reacuteellement que le connaicirctre crsquoest-agrave-dire le faire participer agrave notre vie46 Cette essentiel bifurcation de notre action marque notre place dans la seacuterie des ecirctres Nous sommes infeacuterieurs aux intuitifs purs puisque la matiegravere est impuissante agrave incarner et agrave deacutevelopper leurs activiteacutes47 Nous sommes infeacuterieurs surtout agrave lrsquoEsprit infini dont la connaissance est active vis-agrave-vis de tout ce qui est Scientia Dei est causa rerum

45 3 C G 112 6 46 Ver 18 8 3 laquo Vel dicendum quod inferiores vires quantum ad aliquid superiores sunt maxime in

virtute agendi et causandi ex ho ipso quod sunt propinquiores rebus exterioribus quae sunt causa e mensura cognitionis nostrae raquo

47 3 C G 80 laquo Superiores quidem inter intellectuales substantitas habent virtutes non explicabiles per aliquam virtutem corpoream raquo

CONCLUSION

LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse

Un positiviste eacutecrivait reacutecemment agrave propos drsquoAuguste Comte laquo La stupeur qursquoinspirent quelques-unes de ses laquo paroles reacutesulte au fond de la difficulteacute qursquoil y a toujours agrave laquo se repreacutesenter la fulgurante intersection drsquoune penseacutee par un sentiment drsquoune pure formule theacuteorique par une laquo action raquo S Thomas suggegravere une reacuteflexion analogue Pourquoi ce chef-drsquooeuvre de systeacutematisation rationnelle qursquoest sa synthegravese a-t-il eacuteteacute pour tant drsquoesprits lrsquoideacuteal mecircme de la philosophie religieuse Si lrsquoon veut comprendre cela il faut peacuteneacutetrer au fond mecircme de sa penseacutee il faut sentir intimement que lrsquointellectualisme fut pour lui vie intense et le mysticisme intellectualisme inteacutegral Quand on aborde lrsquoeacutetude de S Thomas ce nrsquoest pas cette uniteacute profonde de la vie spirituelle qui frappe tout drsquoabord On remarque surtout sa confiance imperturbable en la raison son meacutepris absolu dans-lrsquoœuvre philosophique de tout eacuteleacutement qui nrsquoest pas intelligible en un mot ce qursquoon pourrait appeler son intellectualisme logique Il srsquooppose par lagrave agrave tous ceux qui subordonnent le connaicirctre au cœur ou

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 224

agrave la volonteacute laquo Le propre motif de lrsquointelligence crsquoest la veacuteriteacute infaillible toutes les fois qursquoelle se laisse mouvoir agrave un laquo signe qui peut tromper crsquoest un deacutesordre raquo

Ensuite examinant de plus pregraves ses exigences en matiegravere de veacuteriteacute certaine on se convainc qursquoune des piegraveces essentielles de sa philosophie est la critique meacuteprisante de la connaissance humaine Son intellectualisme srsquoaffirme comme opposeacute surtout au laquo rationalisme raquo laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme est la derniegravere dans la laquo seacuterie des intelligences celle qui participe le moins agrave la vertu intellectuelle raquo

Comme ce rabaissement de la raison humaine nrsquoa rien fait perdre des reacutesultats deacutejagrave acquis il faut neacutecessairement combiner cette mince opinion de nos pouvoirs intellectuels avec les exigences absolues de lrsquoesprit Lrsquoesprit se perccediloit comme la chose dont les lois propres dominent le reacuteel Donc lrsquoaffirmation de lrsquointelligence infinie srsquoimpose irreacutesistiblement Bien des choses passent mais rien nrsquoest absolument incompris Si les chouettes ne voient pas le soleil il y a un aigle qui le voit1 Il y a une opeacuteration intellectuelle drsquoefficace infinie et crsquoest ce que nous appelons Dieu Voilagrave la thegravese constitutive de lrsquointellectualisme ontologique et moral Elle eacuteclaire tous les faits qui tendaient agrave faire conclure au primat de lrsquoesprit Elle dissipe les objections contraires en les faisant voir relatives agrave lrsquoopaciteacute de notre preacutesent mode de connaicirctre Elle place la fin de lrsquohomme dans lrsquoacquisition par lrsquointelligence de la Reacutealiteacute transcendante qui est Veacuteriteacute mecircme de cette Personne spirituelle qui est totalement et identiquement Ideacutee speacute-culative Elle deacutefinit lrsquoIntellectualisme en lrsquoopposant tant agrave la doctrine qui voit dans le mouvement dans la tendance le dernier fond de toutes

1 laquo Sic ut solem etsi non videat oculus nycticoracis videt tamen eum oculus aquilae raquo In 2 Met 11

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 225

choses qursquoau Moralisme anthropocentrique qui ne veut point reconnaicirctre au-dessus de lrsquohumaniteacute un laquo Ecirctre raquo mais seulement des laquo Lois raquo

II

Il faut avoir eacuteteacute meneacute agrave ce point par le mouvement dialectique de la penseacutee pour caracteacuteriser preacuteciseacutement lrsquoantithegravese du systegraveme thomiste pour voir ougrave gicirct lrsquoessence drsquoun volontarisme inteacutegral et conseacutequent

On ne doit pas srsquoarrecircter agrave lrsquoexaltation de lrsquo laquo action raquo du laquo cœur raquo de la laquo vie raquo Les deacuteveloppements sur ces thegravemes nrsquoont philosophiquement parlant rien de carac-teacuteristique et le plus reacutesolu thomiste ne peut leur objecter que drsquoexprimer trop vaguement une acircme impeacuterissable de veacuteriteacute Lagrave nrsquoest pas la question avec lrsquointel-lectualisme

On est moins loin du fond des choses quand le volontarisme deacuteterminant plus nettement les rapports du vouloir et du connaicirctre proclame la scission par crainte de la subordination et fait reacutegir la vie morale agrave un impeacuteratif irrationnel ndash On est plus pregraves encore si lrsquoon a pu deacuteceler dans telle ou telle de ses thegraveses le postulat ndash geacuteneacuteralement implicite ndash qui identifie tout le connaicirctre au connaicirctre humain

Mais la doctrine du primat de lrsquoappeacutetit nrsquoen arrive agrave son dernier stade et ne livre sa formule deacutefinitive qursquoavec la neacutegation des exigences caracteacuteristiques par ougrave la raison srsquoappose agrave lrsquoappeacutetit Lrsquoessence de la raison est drsquoaffirmer un ordre immuable affranchi du mouvement hors du temps supeacuterieur au progregraves Chercher le fond de tout dans la tendance crsquoest aller au dynamisme absolu De mecircme que lrsquointellectualisme deacutegageant lentement son principe eacutepris drsquoabord du jugement certain puis de lrsquointuition directe

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 226

srsquoeacutetait enfin exprimeacute dans lrsquoaffirmation de la veacuteriteacute subsistante et pouvait reacutesumer tout son mouvement dans lrsquoantique formule γένεσις ἕνεκα οὐσιας de mecircme le volontarisme envient apregraves le meacutepris de la connaissance identifieacutee par lui au discours apregraves le refus de reconnaicirctre une regravegle intellectuelle de lrsquoaction agrave mettre son ideacuteal dans le mouvement comme tel γένεσις ἕνεκα γενέσεως Crsquoest la substitution du devenir comme bien suprecircme agrave lrsquoancien absolu subsistant agrave lrsquoimmuable Dieu

Reacuteduire lrsquointelligible pur et inconditionneacute au pratique conditionneacute restreint borneacute voilagrave preacuteciseacutement lrsquoopposeacute de la penseacutee de S Thomas voilagrave agrave ses yeux le pire et le plus radical anthropomorphisme

III

A la lumiegravere de cette derniegravere geacuteneacuteralisation reacutesumons dans un raccourci final le systegraveme de cet intellectualisme thomiste ougrave la religion et la philosophie se compeacutenegravetrent si intimement

Il est vrai lagrave thegravese centrale est exactement traduite par lrsquoantique parole γένεσις ἕνεκα οὐσιας Mais parce que lrsquoEssence suprecircme est Esprit vivant parce que surtout la Reacuteveacutelation vient eacuteclairer la nature et dirige tous les esprits plongeacutes dans le devenir vers une possession personnelle de Dieu la vieille formule grecque se trouve comme convertible avec la parole drsquoamour de lrsquoapocirctre non estis vestri Le platonisme ontologique qursquoexposaient nos premiegraveres pages converge tout entier vers lrsquoaffirmation de lrsquoIdeacutee infinie pure divine qursquoil srsquoagit de gagner en se gagnant soi-mecircme il y a coiumlncidence entre la doctrine de lrsquointellection prenante et celle de lrsquoamour supeacuterieur agrave tout Entre la religion et la

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 227

philosophie entre la nature et la gracircce il y a harmonie profonde et dans un sens continuiteacute gratia non tollit naturam sed perficit

En drsquoautres termes si le moyen acircge qui est lrsquoeacutepoque classique du regravegne de la Raison impersonnelle2 est aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoadoration de lrsquoIntelligence comme ecirctre personnel la quintessence la plus capiteuse de lrsquoesprit du moyen acircge est concentreacutee dans S Thomas Ces deux passions pour lui nrsquoen font qursquoune Quand donc on attaque son intellectualisme comme inconciliable avec lrsquointensiteacute de la vie morale et qursquoon se fonde pour le faire voir sur une opposition entre le maicirctre intime et la Cause suprecircme entre le Verbe illuminateur et le Dieu vivant on montre qursquoon a mal compris le principe du systegraveme

La Vie absolue la Raison infinie la Veacuteriteacute subsistante existe elle est Dieu ndash Je rattache agrave ce principe unique les trois indeacuteniables caractegraveres de lrsquoesprit thomiste son dogmatisme religieux son radicalisme intellectuel et son meacutepris laquo mystique raquo du discours

Lrsquoamour passionneacute de lrsquoEsprit absolu engendre neacutecessairement lrsquoamour jaloux du dogme La veacuteriteacute de la foi fonde pour nous la religion et le dogme exprime pour nous lrsquoobjet de la religion Si la religion nrsquoeacutetait qursquoune fonction de lrsquohumaniteacute et le dogme un extrait drsquoimpressions humaines ce serait folie de sacrifier des bonheurs et des vies humaines agrave lrsquoaffirmation drsquoun dogme Mais le dogme est vrai plus vrai que la science et lrsquoobjet du dogme est supeacuterieur agrave nous Aussi

2 La proprieacuteteacute des ideacutees nrsquoexiste pas au moyen acircge la personnaliteacute drsquoun auteur ne compte pour rien

Lrsquoobstination des Scolastiques agrave ne pas nommer leurs adversaires ni leurs sources contemporaines nrsquoest qursquoune des preuves du fait que la veacuteriteacute fut alors plus que jamais consideacutereacutee comme le bien de tous

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 228

les peacutecheacutes contre le dogme sont de tous les plus graves3 et les erreurs sur les ideacutees pires

que les erreurs sur les hommes4 Oter le dogme crsquoest ocircter Dieu toucher au dogme crsquoest toucher agrave Dieu peacutecher contre le dogme crsquoest peacutecher contre Dieu

La conviction que lrsquointelligence est en nous la faculteacute du divin fonde lrsquoaffirmation de son exclusive et totale compeacutetence Elle force aussi de voir dans son exercice la plus haute et la plus aimable des actions humaines Toute veacuteriteacute est excellente toute veacuteriteacute est divine Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu sancto est5 La veacuteriteacute doit donc ecirctre chercheacutee obstineacutement accueillie avidement retenue et posseacutedeacutee en toute seacutereacuteniteacute On doit consideacuterer comme acquise et deacutefinitivement justifieacutee toute proposition qursquoa deacuteduite un raisonnement certain crsquoest le radicalisme logique On doit se reposer avec confiance dans le oui que dit agrave lrsquoecirctre au monde reacuteel la raison speacuteculative crsquoest lrsquoobjectivisme intellectuel

Mais lrsquointelligence laquo qui est son acte raquo est la mesure et lrsquoideacuteal de toute intellection Toute critique de la connaissance trouve donc sa derniegravere explication dans la theacuteorie de lrsquointellection divine Crsquoest agrave leur plus grand eacuteloignement de sa simpliciteacute

3 V 4 d 9 q 1 a 3 sol 4 ndash d 13 q 2 a 2 ndash 2a 2ae q 94 a 3 et surtout 2a 2ae q 39 a 2 Utrum schisma sit gravius

peccatum quam infidelitas Crsquoest lrsquoinfideacuteliteacute qui est pire parce qursquoelle est laquo peccatum contra ipsum Deum secundum quod in se est veritas prima cui fides innititur schisma autem est contra ecclesiasticam unitatem quae est quoddam bonum participatum et minus quam sit ipse Deus raquo De mecircme ad 2 le bien de la multitude laquo est minus quam bonum extrinsecum ad quod multitudo ordinatur raquo ndash Sans doute S Thomas pourrait dire dogma propter hominem en entendant preacuteciseacutement par dogme lrsquoexpression deacuteficiente et conceptuelle de lrsquoineffable reacutealiteacute mais il ajouterait tout de suite sed homo propter rem dogmatis

4 In 1 Cor 4 1 ndash Quodl 12 34 ndash Opusc 1 p 3 c 1 5 Maxime de S Ambroise plus drsquoune fois citeacutee par S Thomas qui paraicirct la faire sienne par exemple in Tit I 1

3

Conclusion Lrsquointellectualisme comme phlosophie religieuse 229

unique qursquoon mesure les perfections deacutecroissantes de lrsquointuition du concept du jugement du discours Un ecirctre est drsquoautant plus intelligent que sa conscience est plus totalisante drsquoautant moins que ses perceptions sont plus multiplieacutees Lrsquoacircme humaine est au dernier degreacute des intelligences parce que sa puissance est proportionneacutee au monde qursquoelle habite que ce monde est sensible et que Dieu ne sent pas Crsquoest le monde du meacutediatement intelligible du grossiegraverement concevable du vrai par agrave peu pregraves regio dissimilitudinis Sans doute ce pouvoir de composer et de geacuteneacuteraliser qui nous fait infimes parmi les ecirctres intellectuels nous rend aussi capables de creacuteer des assemblages de notions ndash sciences systegravemes poegravemes symboliques ndash qui tacircchent drsquoapprocher lrsquoideacutee pure sans jamais pouvoir atteindre sa veacuteheacutemence et sa clarteacute Mais ces simulacres nous satisfont mal et Dieu nous ayant promis par gracircce lrsquointuition de son Essence dans la vie eacuteternelle la sagesse mecircme nous engage agrave meacutepriser pour ces preacutecieuses promesses la feacuteliciteacute des terrestres speacuteculations Le bonheur tel qursquoon peut lrsquoavoir sur terre consiste dans la vie de foi

La vie chreacutetienne semble avoir deacuteveloppeacute correacutelativement dans lrsquoacircme de S Thomas lrsquoenthousiasme pour lrsquointelligence et le meacutepris du discours humain Il ne reniait donc pas sa doctrine il ne faisait que lrsquoappliquer en ces derniers jours de sa vie ougrave comme on nous le dit dans un intraduisible latin biblique suspendit organa scriptionis lorsqursquoil prolongeait ses contemplations et refusait de srsquoappliquer agrave lrsquoeacutetude La Somme eacutetait ina-cheveacutee et son compagnon le pressait de reprendre sa plume laquo Crsquoest impossible raquo lui dit-il laquo tout ce que jrsquoai laquo eacutecrit me parait comme de la paille raquo Raynalde non possum quia omnia quae scripsi videntur mihi paleae On peut sans paradoxe aucun voir encore dans ces paroles une exacte formule de son intellectualisme

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 230

APPENDICE

LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute

On a tacirccheacute de donner dans cet appendice un court aperccedilu de ce que lrsquoon pourrait appeler lrsquointellectualisme politique et social de S Thomas Omnes homines participatione speciei sunt quasi unus homo Nous retrouvons dans la theacuteorie de la socieacuteteacute les principes qui dominaient toute la doctrine thomiste sur lrsquointelligence individuelle Crsquoest un controcircle et peut-ecirctre une confirmation de nos interpreacutetations preacuteceacutedentes cependant la theacuteorie de la socieacuteteacute est resteacutee trop geacuteneacuterale chez S Thomas il a trop peu modifieacute les ideacutees de ses preacutedeacutecesseurs (Aristote Augustin Maimonide) pour qursquoon puisse leacutegitimement insister sur les deacutetails On srsquoest donc borneacute ici aux indications principales qursquoon a rangeacutees dans un ordre analogue agrave celui du corps de lrsquoouvrage

1 ndash PRECELLENCE DE LrsquoESPRIT ndashndash La fin de la multitude comme celle de lrsquoindividu crsquoest la penseacutee Cela est vrai mecircme sur la terre dans la mesure du possible secundum quod contingit multitudinem contemplationi vacare (3 d 35 q 1 a 4 sol 1 ad 2) ndash Comme dans lrsquoindividu lrsquointelligence est laquo la partie la plus preacutecieuse raquo ainsi dans lrsquohumaniteacute les penseurs et les docteurs sont agrave la premiegravere place Les plus nobles contemplatifs sont drsquoapregraves S Thomas les laquo illuminateurs raquo ceux qui eacuteclaireacutes eux-mecircmes peuvent encore eacuteclairer les autres gracircce agrave la surabondance de leur contem-plation Tels les eacutevecircques les docteurs les preacutedicateurs (2a 2ae q 188 a 6 ndash Opusc 2 De Perf vitae spiri-

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 232

tualis c 19 et 201) S Thomas cherche les mots les plus sublimes pour rehausser la digniteacute de lrsquoautoriteacute qui enseigne au nom de Dieu laquo Respectu Dei sunt homines dit-il et respectu hominem sunt dii raquo (3 d 25 q 2 a 1 sol 4) Il rattache sans peine la doctrine de leur preacuteeacuteminence agrave sa meacutetaphysique si les docteurs dans les luttes de cette terre gagnent une couronne (aureola) plus belle que les autres crsquoest parce que

huiusmodi pugna versatur circa bona intelligibilia aliae laquo vero pugnae circa sensibiles passiones raquo (4 d 49 q 5 a 5 sol 2) ndash Rempli drsquoadmiration pour cette vie illuminatrice dont lrsquoeacutepiscopat est le type ideacuteal mais qursquoil retrouvait sous une autre forme dans la famille dominicaine il est moins frappeacute par les deacutevouements modestes de lrsquohumble foule des cureacutes laquo In aedificio autem spirituali sunt quasi manuales operarii qui particulariter insistunt curae animarum puta sacramenta ministrando vel aliquod huiusmodi particula agendo raquo lrsquoeacutevecircque et le maicirctre en theacuteologie dont lrsquoinfluence srsquoeacutetend davantage ont la science laquo architectonique raquo (Quodl 1 14) ndash La puissance politique est naturellement moins sublime que lrsquoautoriteacute religieuse comme la fin terrestre de lrsquoEacutetat est infeacuterieure agrave la fin ceacuteleste de lrsquoEacuteglise Aussi bien que laquo lrsquoEacutetat soit la plus grande chose laquo que puisse constituer la raison raquo pratique (In Politic Prolog) cependant lrsquoacircme deacuteborde lrsquoEacutetat laquo lrsquohomme nrsquoest pas laquo ordonneacute agrave la socieacuteteacute politique selon tout son ecirctre et tous laquo ses biens raquo (la

2ae q 21 a4 ad 3) Et puisque le but ougrave le prince doit conduire ses sujets crsquoest la vie sociale vertueuse laquelle srsquoordonne elle-mecircme agrave la possession finale de Dieu le prince si lrsquoon considegravere lrsquoordre total du monde et la convergence de tous les moyens vers la Fin suprecircme est subordonneacute au pouvoir spirituel (Opusc 16 c 1 14) On reconnaicirct ici une conception courante au moyen acircge et qursquoon a justement compareacutee agrave la theacuteorie platonicienne du regravegne de lrsquoIdeacutee dans lrsquoEacutetat par la domination des Sages Le rapprochement est doublement juste lorsqursquoil srsquoagit de S Thomas puisqursquoil procircne mecircme dans lrsquoordre temporel le laquo gouvernement des lumiegraveres raquo laquo Illi homines qui

1 Lrsquoenseignement de soi est une fonction de la vie active (2a 2ae q 181 a 3 ndash Opusc 3 Contra

Retrahentes c 7) ndash Mais chez les vrais illuminateurs lrsquoexercice de lrsquoenseignement nrsquoest qursquoune surabondance de la contemplation inteacuterieure

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 233

excedunt in virtute operativa oportet quod dirigantur ab illis laquo qui in virtute intellectiva excedunt raquo (3 C G 78 3) laquo Sicut autem in operibus unius hominis ex hoc inordinatio provenit quod intellectus sensualem virtutem sequitur ita et in regimine humano inordinatio provenit ex eo quod non propter intellectus praeeminentiam aliquis laquo praeest raquo (3 C G 81) Cette conclusion que S Thomas eacutetaye de lrsquoautoriteacute drsquoAristote et de laquo Salomon raquo peut paraicirctre srsquoaccorder mal avec les ideacutees de traditionalisme politique qui sont ailleurs deacutefendues mais elle est expliqueacutee par les reacuteflexions qui suivent crsquoest encore lrsquointelligence qui gouverne quand un prince qui nrsquoest pas geacutenial suit les avis de sages conseillers servus sapiens dominabitur filiis stultis (3 C G ibid)

II ndash LrsquoINTELLIGENCE DE LrsquoHUMANITE ndash Lrsquohumaniteacute est une foule drsquointelligences consubstantielles agrave de la matiegravere Cette intime composition fait du progregraves la condition de la vie humaine et le progregraves consiste agrave se libeacuterer de lrsquoopaciteacute des sens pour assurer le regravegne de lrsquoesprit En eacutetudiant la speacuteculation individuelle nous avons principalement consideacutereacute comment par la collaboration simultaneacutee de ses moyens infeacuterieurs de connaicirctre lrsquohomme srsquoessayait agrave mimer lrsquoideacutee pure Ce qui frappe dans la doctrine de S Thomas sur lrsquointelligence de la race crsquoest bien plutocirct lrsquoideacutee des deacutelivrances successives qui conduisent la masse humaine vers une lumiegravere toujours eacutepureacutee ndash Lrsquohistoire de la philosophie (un peu simpliste) qursquoil a apprise drsquoAristote lui preacutesente lrsquoimage drsquoun progregraves constant dans cette voie on a toujours eacuteteacute drsquoune adeacutequation grossiegravere de la perception aux choses vers une appreacuteciation plus fine de leurs rapports complexes et de leurs proportions des laquo anciens naturalaquo listes raquo agrave Aristote le progregraves a consisteacute agrave se libeacuterer de lrsquohumaine subjectiviteacute crsquoeacutetait en mecircme temps devenir plus pleinement intellectuel2 ndash Mais le deacuteveloppement de la veacuteriteacute

2 Nrsquooublions pas que le fait primitif de lrsquointellection est une certaine identification transparente de lrsquoesprit et des

choses Le progregraves dans la penseacutee reacuteflexe ou philosophique est donc double il consiste agrave la fois agrave distinguer de lrsquoobjet en soi les conditions de la perception et agrave distinguer lrsquointelligence percevante des essences mateacuterielles dont la conception lrsquoactue ces deux progregraves sont correacutelatifs laquo Hoc enim animis omnium communiter inditum fuit quod simile simili cognoscitur Existimabant autem (antiqui philosophi) quod forma cogniti sit in cognoscente eo modo quo est in re cognita Priores vero naturales

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 234

reacuteveacuteleacutee est beaucoup plus instructif que celui de la philosophie Suivant la formule de S Greacutegoire laquo secundum incrementa temporum crevit divinae cognitionis augmegravenlaquo tum raquo Thomas agrave vrai dire nrsquoeacutetend pas la continuation du deacuteveloppement aux temps qui ont suivi lrsquoacircge apostolique mais la comparaison qursquoil

quia considerabant res cognitas esse corporeas et materiales posuerunt oportere res cognitas etiam in anima

cognoscente materialiter esse Et ideo ut animae attribuerent omnium cognitionem posuerunt eam habere naturam communem cum omnibus ita quod qui dixit principium omnium esse ignem posuit animam esse de natura ignis et similiter de aere et aqua raquo (1 q 84 a 2) ndash laquo Existimabant auteur antiqui philosophi quod res responderent apprehensioni intellectus et sensus unde dicebant quod omne quod videtur est verum ut in 4laquo Metaph dicitur et propter hoc credebant quod etiam in rebus esset infinitum eadem ratione videtur esse extra caelum quoddam spatium infinitum quia possumus imaginari extra caelum in infinitum quasdam dimensiones raquo (In 3 Phys 1 6 406 a Cf Ar Phys 1 4) Ils ont donc joint drsquoapregraves S Thomas (qui range peut-ecirctre Protagoras parmi les προῶτοι θεολογοῦντες) le reacutealisme naiumlf et le relativisme absolu laquo Primi philosophi qui de naturis rerum inquisiverunt putaverunt nihil esse in mundo praeter corpus Et quia videbant omnia corpora mobilia esse et putabant ea in continuo fluxu esse existimaverunt quod nulla certitudo de rerum veritate haberi posset a nobis raquo (1 q 84 a1) La theacuteorie du flux universel et lrsquoimpuissance agrave affirmer la veacuteriteacute eacuteternelle eacutetait conseacutequence neacutecessaire de leur mateacuterialisme laquo Cum res materialiter in anima ponerent posuerunt omnem cognitionem animae materialem esse non discernentes inter intellectum et sensum raquo (1 q 84 a 2) ndash Platon qui vint apregraves eux eut lrsquoideacutee de veacuteriteacute immuable mais inhabile encore agrave critiquer la connaissance il tomba dans une sorte de reacutealisme et de subjectivisme agrave rebours laquo Patet autem diligenter intuenti rationes Platonis quod ex hoc in sua positione erravit quia eredidit quod modus rei intellectae in suo esse sit sieut modus intelligendi rem utrique abstractioni intellectus posuit respondere abstractionem in essentiis rerum raquo (In 1 Met 18) Pour reprendre la comparaison dont aime agrave user S Thomas Platon srsquoest trompeacute pour avoir pris en philosophie lrsquoattitude du matheacutematicien du geacuteomegravetre il a traiteacute les choses comme des abstractions de lrsquoesprit humain il nrsquoa pas compris lrsquoirreacutealiteacute de notre raison conceptualiste ndash Ceux qui conccediloivent les formes comme des substances parce qursquoils ne peuvent se deacutegager de lrsquoimagination (V i C a 11) et se figurent les laquo Anges in concretione tombent dans une erreur opposeacutee mais analogue ndash Et le progregraves en philosophie consiste agrave critiquer toujours plus seacutevegraverement les conditions de la connaissance humaine pour affirmer toujours plus fortement lrsquoinconcevable pureteacute des Reacutealiteacutes spirituelles (Cp 2e partie ch 2)

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 235

fait entre la peacuteriode actuelle et celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee (il y a trois peacuteriodes ante legem sub lege sub gratia 2a 2ae

q 174 a 6) fait ressortir drsquoassez notables diffeacuterences entre les possessions toujours moins imparfaites de la veacuteriteacute et suffit agrave dessiner lrsquoascension vers une intellectualiteacute plus lumineuse Les Juifs selon la doctrine de lrsquoApocirctre eacutetaient laquo esclaves des vils eacuteleacutements raquo ils se mouvaient au sein du parabolisme laquo tout leur arrivait en laquo figure raquo laquo Omnia quae credenda traduntur in Novo Teslaquo tamento explicite et aperte traduntur credenda in Veteri a Testamento sed implicite et sub figura etiam quantum e ad credenda lex nova continetur in vetere raquo (la 2ae q 107 a 3 ad 1) tout eacutetait vrai dans la Loi et pourtant laquo la Loi ne laquo faisait pas mention de la vie eacuteternelle raquo (In Rom X 1) Le principe qursquoil faut perpeacutetuellement invoquer pour lrsquoexplication de la Genegravese est le suivant laquo Moyses rudi populo laquo loquebatur quorum imbecillitati condescendens illa laquo solum eis proposuit quae manifeste sensui apparent raquo (1 q 68 a 3 ndash Cf q 61 a 1 ad 1 etc) Maintenir la veacuteriteacute de toute cette repreacutesentation parabolique en mecircme temps qursquoon la considegravere vis-agrave-vis de la reacuteveacutelation chreacutetienne comme laquo de lrsquoombre raquo et comme laquo de la nuit raquo (Uinbram fugat veritas noctem lux eliminat) crsquoest sans doute reconnaicirctre assez clairement que tout le vrai nrsquoest pas du deacutefinitif et que lrsquohumaniteacute dans la connaissance des veacuteriteacutes les plus vitales a tregraves reacuteellement progresseacute

Cela soit dit pour les approximations successives de la veacuteriteacute ndash Si lrsquoon considegravere lrsquointelligence de la race humaine agrave un moment donneacute lrsquoon se rendra compte que la multitude des consciences individuelles srsquounit et se compose en quelque maniegravere pour qursquoil reacutesulte de tout lrsquoensemble comme une ideacutee unique qui nrsquoest complegravete en personne mais participeacutee par tous Nous avons vu au chapitre de la science (cf p 141) que la science totale drsquoune peacuteriode pleinement coheacuterente et articuleacutee existe pour ainsi dire en dehors et au-dessus des individus qui nrsquoen possegravedent chacun qursquoune piegravece isoleacutee ndash La croyance absolument neacutecessaire au genre humain pour les connaissances des faits suggegravere des reacuteflexions analogues la certitude raisonnable drsquoun homme ne reacutesulte pas en ces matiegraveres de la prise directe de lrsquointelligible comme tel et nrsquoest pas fondeacutee non plus sur la laquo reacutesolution aux premiers principes raquo elle est engageacutee dans la connaissance que

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 236

possegravede le prochain et que reacutevegravele son teacutemoignage et crsquoest la condition neacutecessaire pour que la machine du monde puisse marcher (V In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 109 a 3 etc)

Faut-il parler drsquoune semblable deacutependance agrave propos des veacuteriteacutes religieuses et morales Chacun des hommes qui possegravedent sur Dieu lrsquoacircme lrsquoEacuteglise des notions correctes et suffisantes agrave le guider vers sa fin se les justifie-t-il drsquoune faccedilon personnellement rationnelle S Thomas se trouvait ici en preacutesence drsquoune seacuterieuse difficulteacute Drsquoune part la nature de lrsquoesprit exigeait drsquoapregraves ses principes qursquoon arrivacirct agrave sa perfection par son exercice tout assentiment que la raison ne justifie pas est un deacutesordre Drsquoautre part il voyait les faits la faiblesse drsquoesprit drsquoun grand nombre la neacutecessiteacute pour vivre de laquo srsquoappliquer aux choses temporelles raquo la paresse les passions les dissentiments des philosophes Ces raisons le font conclure apregraves Maimonide agrave une certaine neacutecessiteacute morale de la Reacuteveacutelation (1 C G 4 ndash In Trin 3 1 ndash 2a 2ae q 2 a 4) Si Dieu parle au genre humain lrsquoassentiment aux veacuteriteacutes essentielles se trouve grandement faciliteacute Pourtant le problegraveme nrsquoest pas entiegraverement reacutesolu Sans doute les choses divines enveloppeacutees des symboles scripturaires sont mises agrave la porteacutee de tous lrsquoEternel est rendu tangible par lrsquoIncarnation du Verbe Mais Dieu nrsquoa pas choisi de parler eacutegalement et directement agrave tous les hommes Il faut des raisons de croire Et degraves lors lrsquoignorant et lrsquohomme occupeacute ceux qui moralement parlant nrsquoauraient pas eu les moyens de trouver rationnellement leur Dieu auront-ils beaucoup moins de peine agrave discerner la Religion veacuteritable

Certains passages agrave premiegravere vue semblent mal srsquoaccorder avec le reste et faire agrave la souveraineteacute de la raison personnelle lrsquoirreacuteparable bregraveche du traditionalisme S Thomas paraicirct y reprendre pour son compte lrsquoantique distinction des gnostiques et des πιστοί et ne reconnaicirctre un caractegravere raisonnable agrave la foi des seconds que par sa continuiteacute avec les conceptions des premiers Mais cette difficulteacute srsquoeacuteclaircit si lrsquoon considegravere que les pages en question nrsquoeacutetudient pas les rapports des esprits avec la veacuteriteacute drsquoun point de vue purement statique mais bien dynamique et chronologique Ainsi la question est reacutesolue comme lrsquoapparent cercle vicieux de la prudence et des vertus Lrsquohomme est un ecirctre essentiellement potentiel Il en est de la connaissance des devoirs et de Dieu neacutecessaire agrave tous comme de ces acquisitions de luxe

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 237

que sont les sciences oportet addiscentem credere3 Lrsquoenfant peut seulement croire ce que lrsquohomme verra En attendant qursquoil ait pleinement pris conscience de lui-mecircme comment agirait-il comme personne spirituelle distincte laquo Le fils naturellement fait partie du pegravere raquo Comme avant sa naissance il eacutetait enfermeacute dans les entrailles maternelles ainsi avant lrsquoacircge de raison laquo il demeure en la charge de ses parents comme en des entrailles spirituelles raquo et tout naturellement crsquoest la raison de ses parents qui lrsquoordonne et le dirige vers Dieu puisque naturellement crsquoest eux qui prennent soin de lui4

Ce serait une erreur de geacuteneacuteraliser la theacuteorie du spiritualis uterus et de faire expliquer agrave S Thomas la foi des foules de la mecircme maniegravere que celle des enfants ndash Assureacutement la connaissance ordonneacutee speacuteculative reacutefleacutechie est -a ses yeux le partage du petit nombre Malgreacute ses ideacutees signaleacutees plus haut sur les progregraves de la raison dans la race il semble avoir penseacute qursquoil y aura toujours des masses illettreacutees comme il y aura toujours des enfants Mais les masses illettreacutees ne sont pas priveacutees mecircme dans les matiegraveres speacuteculatives drsquoun minimum de conviction raisonnable Si la connaissance scientifique de Dieu suppose celle de presque toutes les sciences (In Trin 1 c) une ideacutee geacuteneacuterale de la diviniteacute comme ordonnatrice surgit tregraves vite et naturellement dans la conscience de tous (3 C G 38) Pour tous les raisons de croire au christianisme sont faciles et persuasives Enfin si les consideacuterations subtiles agrave propos des mystegraveres sont reacuteserveacutees aux

3 V In Trin 1 c laquo Sed quia ex nullo horum quae ultimo cognoscimus sunt nota ea quae primo cognoscimus

oportet nos etiam primo aliquam notitiam habere de illis quae sunt per se magis nota quod fieri non potest nisi credendo raquo Lrsquoapplication est faite explicitement aux sciences rationnelles et agrave la connaissance des choses divines laquo ad quorum quaedam cognoscenda plene possibile est homini pervenire per viam rationis in statu viae raquo

4 Quodl 2 a 7 laquo Filius enim naturaliter est aliquid patris continetur sub parentum cura sicut sub quodam spirituali utero raquo Ib ad 4 laquo Puer antequam usum rationis habeat naturali ordine ordinatur in Deum per rationem parentum quorum curae naturaliter subiacet raquo ndash S Thomas en conclut qursquoon ne doit pas baptiser les enfants des Juifs contre la volonteacute de leurs parents Il rappelle aussi cette doctrine theacuteologique du moyen acircge laquo De pueris antiquorum patrum dicitur quod salvabantur in fide parentum raquo ndash Comparez Quodl 3 11 2 et 4 23

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 238

doctes lesquels agiraient mal en les manifestant agrave tous indistinctement (In Trin 2 4) les simples doivent connaicirctre par eux-mecircmes et explicitement les principaux mystegraveres du Salut (2a 2ae

q 2 a 7 etc) il ne leur suffirait pas sur ces points drsquoavoir leur foi laquo impli-cite ou enveloppeacutee dans celle des grands raquo (Ib a 6 Ver 14 7 etc )

Bref S Thomas srsquoil ne craint pas de regarder les conquecirctes successives de lrsquoesprit humain comme des parties drsquoun mouvement unique se refuse au contraire agrave consideacuterer lrsquohumaniteacute coexistante dans lrsquoespace comme tellement une que les convictions rationnelles drsquoun individu puissent suppleacuteer celles drsquoun autre Il tenait contre lrsquoaverroiumlsme que les intelligences sont individuelles et il en deacuteduisait pour chaque homme le devoir strict de guider sa vie drsquoapregraves sa propre lumiegravere et de nrsquoagir que pour des motifs que luimecircme aurait perccedilus5

III ndash LrsquoINTELLIGENCE ET LrsquoACTION DANS LA SOCIETE ndash Si lrsquoideacutee lumiegravere qui concentre dans lrsquoindividu la reacutealiteacute qui lrsquoentoure est drsquoautant plus riche drsquoecirctre qursquoelle est plus personnellement posseacutedeacutee plus profondeacutement immanente la puissance de lrsquoideacutee motrice se mesure agrave son empire sur ce qui dans lrsquohomme nrsquoest pas lrsquoesprit Cela est vrai des socieacuteteacutes comme des individus Crsquoest pourquoi la coutume dont tout le meacuterite est de plier la machine nrsquoa de soi aucune valeur dans les disciplines qui srsquoadressent seulement agrave lrsquoesprit mais dans la direction pratique de la vie elle est un facteur capital Il faut ecirctre progressiste dans les sciences et traditionaliste en politique laquo Ea quae sunt artis habent efficaciam ex sola ratione et ideo ubicumque melioratio occurrit est mutandum quod prius tenebatur Sed leges habent maximam virtutem ex consuetudine ut Philosophus dicit in 2o

Polit et ideo non sont de facili mutandae raquo (la 2ae

q 97

5 Ce principe est tregraves nettement preacuteciseacute agrave propos de lrsquoobeacuteissance religieuse laquo Subditus non habet iudicare de

praecepto praelati sed de impletione praecepti quae ad ipsum spectat Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo habet sive sit naturalis sive acquisita sive infusa omnis enim homo debet secundum rationem agere raquo (Ver 17 5 4) Dans lrsquoarticle ougrave se trouve cette reacuteponse S Thomas explique que si la conscience montre clairement un peacutecheacute dans tel acte commandeacute par le supeacuterieur crsquoest un peacutecheacute drsquoobeacuteir laquo Conscientia ligabit praecepto praelati in contrarium exsistente raquo

Appendice Lrsquointelligence dans la socieacuteteacute 239

a 2 ad 1) laquo Il ne faut pas changer agrave la leacutegegravere raquo tout progregraves nrsquoest pas exclu Mais le progregraves dans les lois ne doit pas srsquoopeacuterer drsquoapregraves S Thomas par la brusque promulgation drsquoun code ignoreacute hier et fabriqueacute aujourdrsquohui il est bien plutocirct lrsquooeuvre de ces lentes transformations que lrsquoaction mecircme des choses opegravere dans nos profondes maniegraveres de voir Nous avons distingueacute dans lrsquoindividu les jugements intimes fonciers et vitaux drsquoavec les propositions qui forment comme la peacuteripheacuterie verbale de la vie intellectuelle on se rappelle lrsquoexemple de lrsquohomme ivre laquo etsi ore proferat hoc non esse faciendum tamen laquo interius hoc animo sentit quod sit faciendum raquo (1a 2ae q 77 a 2

ad 5) Il y a dans la conscience des peuples un pheacutenomegravene exactement semblable La coutume vaut contre la loi parce qursquoelle est lrsquoexpression drsquoun jugement plus reacutefleacutechi et plus profond laquo Per actus maxime multiplicatos qui consuetudinem efficiunt mutari potest lex et exponi et etiam aliquid causari quod legis virtutem obtineat inquantum scilicet per exteriores actus multiplicatos laquo interior voluntatis motus et rationis conceptus efiicacissime declaratur Cum enim aliquid multoties fit videtur laquo ex deliberato rationis iudieio provenire raquo (1a 2ae q 97 a 3) La loi eacutecrite nrsquoa degraves lors qursquoagrave ceacuteder nrsquoeacutetant plus agrave proprement parler qursquoun laquo vain mot raquo puisque la loi est tout entiegravere pour lrsquoutiliteacute des hommes Crsquoest le contraire du dogme qui est irreacuteformable veacuteriteacute nous retrouvons donc dans cette theacuteorie de la coutume le principe qui a domineacute toute notre eacutetude le principe de la diffeacuterence entre la raison pratique fonction du mouvement humain et lrsquointelligence speacuteculative but de lrsquounivers Que si un peuple srsquoest rencontreacute chez qui la loi dominait absolument lrsquohomme et le pliait agrave ses cadres inflexibles au lieu de srsquoassouplir selon ses multiples neacutecessiteacutes ce ne peut ecirctre que cette nation dont lrsquoexistence mecircme fut un symbole et dont la vie devait par conseacutequent participer en quelque sorte agrave la rigueur des choses intellectuelles Voilagrave comment S Thomas comprend laa loi ancienne si raide si peu humaine si peu peacuteripateacuteticienne comme on a presque envie de lui souffler Ces pauvres Israeacutelites nrsquoeacutetaient guegravere σπουδαῖοι laquo facilius dispensatur in nova quam in veteri lege quia figura pertinet ad protestationem veritatis quam nec in modico praeterire oportet opera autem secundum se considerata immutari possunt pro loto laquo et tempore raquo (2a 2ae

q 122 a 4 ad 4)

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 240

Note bibliographique

Parmi les ouvrages de S Thomas les plus utiles agrave consulter sur les questions traiteacutees dans ce livre sont la Somme contre les Gentils les Questions disputeacutees de Anima de Veritate de Spiritualibus Creaturis la Somme theacuteologique lrsquoopuscule 14 de Substantiis separatis lrsquoopuscule 15 Contra Averroistas et lrsquoopuscule 1 Compendium theologiae Aucun de ces ouvrages sauf la Somme theacuteologique nrsquoa encore paru dans la grande eacutedition critique (eacutedition leacuteonine) que publient agrave Rome les Dominicains ndash On a citeacute ici drsquoapregraves lrsquoeacutedition Fretteacute (Paris Vivegraves 1871-1880) ndash Uccelli a eacutediteacute (Paris Migne 1858) le Contra Gentes avec les liturae du fameux codex Bergomensis qui semble bien ecirctre lrsquoautographe de S Thomas ndash Le lecteur moderne trouvera quelque secours dans deux traductions annoteacutees celle du Compendium Theologiae par M Albert (Wuumlrzbourg Goumlbel 1896) et celle du Contra Gentes par le P Rickaby S J (0f God and his Creatures An annotated translation with some abridgment Londres Burns and Oates 1905)

La litteacuterature thomiste est un monde Ueberweg-Heinze (Grundriss der Geschichte der Philosophie t II) donne une bonne bibliographie des eacutetudes modernes pour les commentateurs dogmatiques on peut consulter Hurter Nomenclator litterarius theologiae catholicae (Oeniponte 3e eacuted commenceacutee en 1903)

Les histoires de la Scolastique drsquoHaureacuteau (Paris 1880) et de Stoumlckl (Mayence 1864-66) demeurent utiles ainsi que les livres bien connus de Ch Jourdain (La philosophie de S Thomas drsquoAquin Paris 1858) et de Karl Werner (Der heilige Thomas von Aquino Ratisbonne 1858 Reacuteeacutediteacute en 1889) Les meilleurs ouvrages drsquoensemble que nous pos-seacutedions sur la philosophie du moyen acircge sont maintenant ceux de MM de Wulf (Histoire de

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 242

la philosophie meacutedieacutevale Louvain 1900) et Picavet (Esquisse drsquoune histoire geacuteneacuterale et compareacutee des philosophies meacutedieacutevales Paris 2e eacuted 1907)

Il ne faut pas neacutegliger les ouvrages destineacutes agrave deacutefendre la theacuteorie thomiste de la connaissance contre le carteacutesianisme lrsquoontologisme le traditionalisme etc On a raison drsquoouvrir avec preacutecaution ces livres de poleacutemique mais on est forceacute drsquoavouer que leurs auteurs ont souvent fait preuve de rares qualiteacutes drsquoanalystes de plus ils sont exempts drsquoordinaire de ces eacutetranges meacuteprises que laissent souvent passer les eacuterudits dont lrsquoeacuteducation nrsquoa pas eacuteteacute scolastique ndash On peut indiquer en particulier Bourquard Doctrine de la connaissance drsquoapregraves S Thomas drsquoAquin Paris et Angers 1877 (utile agrave cause de ses nombreuses citations) ndash Kleutgen S J La philosophie scolastique exposeacutee et deacutefendue trad Sierp Paris 1868-1870 ndash Liberatore S J Theacuteorie de la connaissance drsquoapregraves S Thomas trad Sudre Tournai et Paris 1863 ndash Zigliara O P Œuvres philosophiques trad Murgue Lyon 1880 et 1881

Ces scolastiques dogmatiques du XIXe siegravecle pourraient fausser la perspective parce qursquoils cherchent drsquoordinaire une theacuteorie de la certitude rationnelle dans ce qui fut avant tout une meacutetaphysique intellectualiste ndash Les travaux dont la liste suit peuvent aider agrave srsquoorienter dans le problegraveme de lrsquointellectualisme tel que nous lrsquoavons poseacute On nrsquoa fait ici qursquoun choix en mentionnant certaines publications qui ont paru plus utiles ou plus caracteacuteristiques des diffeacuterentes opinions en cours Asin (Miguel) El Averroismo teoloacutegico de Santo Tomcis de Aquino dans Homenaje a

don Francisco Codera estudios de erudicion oriental Saragosse 1904 pp 235-250 Bardenhewer Die pseudo-aristotelische Schrift uumlber das reine Gute bekannt-unter dem

Namen Liber de Causis Fribourg en Brisgau 1882 pp 256279 Van den Berg O P De ideis divinis iuxta doctrinam Doctoris Angelici Bois-le-Duc

1872

Note bibliographique 243

Gardeil (A) O P Une seacuterie drsquoarticles sur la connaissance et lrsquoaction dans la Revue Thomiste Paris 1898 1899 1900

Huber (Sebastian) Die Gluumlckseligkeitslehre des Aristoteles und des Thomas von Aquin ein historixch-kritischer Vergleich Freising 1893

Kahl (Wilhelm) Die Lehre vont Primat des Willens bei Augustinus Duns Scotus und Descartes Strasbourg 1886

Kaufmann (N) Die Erkenntnislehre des hl Thomas von Aquin und ihre Bedeutung in der Gegenwart Philosophisches Jahrhuch t II Fulda 1889

ndash La finaliteacute dans lrsquoordre moral Eacutetude sur la teacuteleacuteologie dans lrsquoEacutethique et la Politique drsquoAristote et de S Thomas drsquoAquin Revue Neacuteo-Scolastique t VI Louvain 1899

Mandonnet (Pierre) O P Siger de Brabant et lrsquoAverroiumlsme latin au XIIIe siegravecle Fribourg 1899

Maumus (Eacuteliseacutee) O P La doctrine spirituelle de S Thomas drsquoAquin Paris 1885 Mazzella (Camillo) S J Dersquo varii gradi nella conoscenza intellettiva estratto del

periodico LrsquoAccademia Romana di S Tommaso drsquoAquino vol 5 fasc 1 Rome 1885

Molsdorf Die Idee des Schoumlnen in der Weltgestaltung bei Thomas von Aquino Ieacutena 1891

Murgue Questions drsquoontologie eacutetudes sur S Thomas Lyon 1876 Piat (Clodius) Quid divini nostris ideis tribuat divus Thomas Paris 1890 Picavet (Franccedilois) LrsquoAverroiumlsme et les Averroiumlstes du XIIIe siegravecle Revue de lrsquohistoire

des religions Paris 1902 ndash Deux directions de la theacuteologie et de lrsquoexeacutegegravese au XIIIe siegravecle Thomas drsquoAquin et

Roger Bacon Paris 1905

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 244

Pohl (Carl) Das Verhaumlltnis der Philosophie zur Theologie bei Roger Bacon Neustrelitz 1893

Seeberg (Reinhold) Die Theologie des Johannes Duns Scotus Leipzig 1900 Von Tessen-Wesierski (Franz) Die Grundlagen des Wunderbegriffes nach Thomas von

Aquin Paderborn 1899 Vacant (Alfred) Eacutetudes compareacutees sur la philosophie de S Thomas drsquoAquin et sur celle

de Duns Scot Paris et Lyon 1891 ndash Drsquoougrave vient que Duns Scot ne conccediloit pas la volonteacute comme S Thomas drsquoAquin

dans Quatriegraveme congregraves scientifique international des catholiques Fribourg 1898 pp 631-645

De Vallgornera (Thomas) O P Mystica theologia divi Thomae Barcelone 1662 Wittmann (Michael) Die Stellung des heiligen Thomas von Aquin zu Avencebrol

Muumlnster 1900 De Wulf (Maurice) Eacutetudes historiques sur lrsquoestheacutetique de S Thomas drsquoAquin Louvain

1896

Abreacuteviations employeacutees

Un chiffre suivi de la lettre d renvoie au Commentaire des Sentences 1 d 2 q 3 a 4 sol 1 ad 2 = Commentaire du 1er livre des Sentences distinction 2e question 3e article 4e solution 11e reacuteponse agrave la 2e objection ndash Un ou deux chiffres suivis de la lettre q renvoient agrave la Somme theacuteologique 1 q 25 a 2 ou 1a 2ae q 35 a 3 deacutesignent donc par la question et lrsquoarticle un passage de la Prima pars ou de la Prima secundae

Les signes suivants Car De Anim Mal Pot Spir Ver V i C Virt Card suivis de deux ou trois chiffres renvoient aux Questions disputeacutees de Caritate de Anima de Mato de Potentia de Spiritualibus creaturis de Veritate de Virtutibus in communi de Virtutibus cardinalibus en indiquant la question et lrsquoarticle ndash ou la question lrsquoarticle et la reacuteponse agrave lrsquoobjection Pour les traiteacutes qui se composent drsquoune question unique deux chiffres indiquent lrsquoarticle et la reacuteponse agrave lrsquoobjection

3 C G 25 5 renvoie agrave la Somme contre les Gentils livre 3e chapitre 25e sect 5e Quodl 5 3 renvoie au 3e article du 5e Quodlibetum et lrsquoon ajoute le numeacutero de la reacuteponse agrave lrsquoobjection

srsquoil y a lieu Comp TheoI renvoie au Compendium Theologiae mdash Les Opuscules sont numeacuteroteacutes comme dans

lrsquoeacutedition Fretteacute (Paris Vivegraves tonie XXVII et XXVIII) Pour les opuscules que cctte eacutedition a laisseacutes en dehors de la seacuterie on en a toujours donneacute le titre complet (voir par exemple p 199 n 46)

Les reacutefeacuterences aux commentaires sauf agrave celui des Sentences sont preacuteceacutedeacutees du signe in Les abreacuteviations Met Meteor Eth An Pol Sens et sens 1 ou 2 Post Div Nom Trin Caus deacutesignent respectivement la Meacutetaphysique les Meacuteteacuteorologiques lrsquoEacutethique agrave Nicomaque le De anima la Politique le De sensu et sensato et les Seconds analytiques drsquoAristote les Noms divins du Pseudo-Denys la Triniteacute de Boegravece et le livre des Causes In 1 Met l 2 renvoie donc agrave la seconde leccedilon du Commentaire sur le premier livre de la Meacutetaphysique in Rom 5 1 1 agrave la premiegravere leccedilon du Commentaire sur le chapitre cinquiegraveme de lrsquoEacutepicirctre aux Romains etc

Crsquoest agrave lrsquoeacutedition Fretteacute que renvoient les indications de pages et de colonnes pour certains textes plus difficiles agrave trouver

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 246

TABLE ANALYTIQUE DES MATIEgraveRES Abstraction ndash Reproches des modernes agrave lrsquo V ndash Sa nature et son objet VII 92 93 ndash Son imperfection essentielle 12ndash15 103 104 voir Concept Connaissance humaine Science Universel Abstrait subsistant 84 85 voir Anges Esprit Dieu Veacuteriteacute Accidentelndash Echappe-t-il agrave la finaliteacute 119 121 voir Contingence Hasard Accidents ndash Leur rocircle dans notre connaissance 20 n 98ndash100 ndash Objets drsquoideacutees propres 105 n voir Qualiteacutes sensibles Acquisition de Dieu fin derniegravere 27 Acte humain Objet de concept propre 104 105 n ndash immobile Sa perfection 46 ndash pur Peut seul venir actuer notre intellect 35 Action ndash Sa forme suprecircme 11 sq Son primat ici-basXVIII 201 sq Adam ndash Sa connaissance sensible 68 n Affirmation ndash Sa vraie natureXII voir Jugement Ame ndash Sa connaissance de soi 83 84 108 n Amour ndash Ne peut ecirctre fin derniegravere 42 ndash Supeacuterieur an un sens agrave la connaissance 47 sq ndash de convoitise drsquoamitieacute 48 ndash de Dieu Sa nature son fondement 39 49 voir Appeacutetit Volonteacute Analogie ndash Sa nature 79 sq ndash Affectant tous nos concepts 102 103 ndash Raisonnements par ndash 150 ndash dans la connaissance de foi 157 voir Anges Dieu Symbole Symbolisme Systeacutematisation Anges ndash Leur place en philosophie thomiste 23 24 ndash Leur nature et leur excellence 23 25 ndash Uniques en chaque espegravece 23 138 139 n ndash Leur existence se deacutemontre-t-elle 154 ndash Leur multitude 30

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 248

ndash Connaissance que nous en avons 83ndash85 234 n ndash Excellence de leur vie intellectuelle 9 56 ndash Leurs degreacutes drsquointelligence ineacutegaux 10 17ndash19 ndash Leur naturelle infaillibiliteacute 72 73 n ndash Etendue de leurs ideacutees 104 ndash Susceptibles et deacutesireux de voir Dieu 184 187 188 ndash Incapables de progregraves 218 Animaux infeacuterieurs et supeacuterieurs 13ndash15 66ndash67 209 Antinomies ndash Toujours reacutesolubles 63 Appeacutetit ndash Ne classe pas les ecirctres par luindashmecircme 47 n ndash Son rocircle dans la connaissance 69 ndash Valeur drsquoune philosophie de ndash 46 47 n voir Amour Volonteacute VolontarismeArabes ndash Leur theacuteorie de la beacuteatitude 36 Aristote ndash Diffegravere de S Thomas sur la fin derniegravere 27 n ndash Heacutesite sur la place du plaisir dans la finaliteacute 43n ndash Enlegraveve lrsquoaccidentel agrave la finaliteacute 119 121 ndash Garde quelque incoheacuterence dans sa morale 185 ndash Apparent cercle vicieux dans sa theacuteorie de la vertu 213 Art ndash Saint Thomas nrsquoen fait pas la theacuteorie 117 118 ndash Sa place agrave cocircteacute de la seiencc 121ndash123 ndash Sa relation agrave la morale 176 177 voir Dialectique Poeacutesie Singulier laquo Artificiata raquo ndash Comment nous les pcnsons 104 Ascegravese ndash Incomplegravetement eacutetudieacutee chez S Thomas 124 125 n Assimilation agrave Dieu ndash Fin de la Creacuteation 27ndash29 Attributs divins indeacutemontrables selon S Thomas 154 155 Augustin ndash Son accord avec S Thomas 77 ndash Sa deacutefiance des sens 65 ndash Ses speacuteculations sur la Triniteacute 162 Augustiniens ndash Leur volontarisme 38 Autonomie de la conscience 238 Averroiumlstes ndash Leur opposition de la raison et de la foi 62 64 Avicenne ndash Sa theacuteorie sur lrsquoinintelligibiliteacute du singulier 113 Beacuteatitude ndash Objet du vouloir divin sur nous 50 ndash de la vie preacutesente 174 175 185 ndash finale naturelle 173 174 ndash surnaturelle Sa place chez S Thomas 180 sq voir Scotisme Vision de Dieu Bien des esprits et bien en soi 50 Cajetan ndash Sa conception du deacutesir naturel de la vision divine 183 Causaliteacute reacuteciproque XIV n ndash dans le jugement pratique 206 207 Certitude ndash Rocircle qursquoy peut jouer le vouloir 69 70 n ndash que S Thomas donne agrave ses thegraveses 154 n voir Evidence Principes

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 249

Chasteteacute ndash Comment elle eacuteclaire le jugement moral 70ndash72 voir Habitude Vertu Cogitative 58 n 166 n Compreacutehension et extension correacutelatives dans lrsquointuition 17 18 ndash Sa diffeacuterence avec le percept 93 Concept ndash Son contenu son mode de formation 92ndash94 ndash Son imperfection XIII 94 95 102 ndash Sa valeur 95 sq ndash Insuffisance drsquoune philosophie des ndash 24 ndash Confiance parfois illogique que S Thomas lui accorde XV ndash Lrsquoauteur regrette drsquoen avoir exageacutereacute lrsquoirreacutealisme 106 107 n voir Abstraction Connaissance humaine Science Universel Connaissance ndash Conception reacutealiste de la ndash XI ndash Remegravede au deacuteficit de lrsquoecirctre 30 n ndash Sa noblesse ses degreacutes 13 de Dieu Fin derniegravere de la creacuteation 27 du contingent 117 ndash de lrsquoindividuel 76 90ndash92 ndash de lrsquoacircme par ellendashmecircme 83 83 108 n ndash de lrsquoinfini 86 n ndash analogique 79 sq ndash neacutegative 79 ndash par connaturaliteacute 70ndash72 ndash humaine Ses limites78 sq laquo Son objet propre 92 93 laquo Son imperfection 91 92 94 laquo Erreur drsquoy voir la connaissancendashtype 225 voir Abstraction Accidents Al f irritation Analogie Anges Certitude Compreacutehension Concept Critique Croyance Deacuteduc-

tion Deacutefinition Deacutemonstration Dieu Discours Dogme Foi Ideacutee Images Induction Intellect Intellection laquo Intellecius raquo Intelligence Intuition Jugement Limpiditeacute Moi Mystegravere Pheacutenomegravenes Principes laquo Priora quand nos n Probable Raison laquo Ratio raquo Rationaliteacute Reacuteflexion Sapience Science Sens Singulier Speacuteculation Substance Symboles Syndeacuteregravese Systeacutematisation Tout Uniteacute Universel Veacuteriteacute Vision de Dieu

Connaturaliteacute ndash Connaissance par ndash 70ndash72 voir Vertu Vice Conscience ndash Son autonomie individuelle 238 Conseils eacutevangeacuteliques 196 n Contemplation ndash Sens du mot chez S Thomas 197 198 n ndash Sa primauteacute IV XVI ndash des philosophes Sa valeur 174 ndash des chreacutetiens Son exeellence 196 198 199 ndash infuse Son peu de place chez S Thomas 197 196 voir Speacuteculation

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 250

Contingence propre de la matiegravere 139 n Contingent ndash Sa connaissance est-elle une perfection 117 Convenance ndash Racircle des raisons de ndash 140 laquo Conversio ad phantasmes raquo 91 104 113 Corps ndash Est pour servir agrave la connaissance 54 ndash Son union naturelle agrave lrsquoacircme 65 n ndash ceacutelestes 106 120 voir Matiegravere Reacutesurrection Coutume ndash Sa valeur 238 239 Creacuteation ndash Estndashelle deacutemontrable 155 n Creacutedibiliteacute 64 n193 n 194 n voir Foi Critique de la connaissance source de progregraves 234 n Critique (Problegraveme) ndash Sa solution thomiste 75ndash77 Croyance ndash Son caractegravere social 235 236 ndash Sa neacutecessiteacute 236 237 voir Foi Deacuteduction ndash Sa valeur 74 ndash Son impuissance agrave deacuteterminer le singulier 111 ndash Son impuissance agrave deacuteterminer les espegraveces 101 102 n ndash Sa place dans la science thomiste 134 ndash Sa meacutethode 144 ndash voir Deacutemonstration Discours laquo Ratio raquo Science Deacutefinibillteacute des substances naturelles 96 sq 102 sq Deacutefinition ndash Sa valeur selon saint Thomas 96 sq 101 ndash Sun imperfection fonciegravere 102 103 voir Concept Genre Induction Deacutelectation spirituelle A poursuivre sans mesure 202 n Deacutemons ndash Comment ils souffrent du feu 179 n Deacutemonstration ndash Sa nature 140 voir Deacutedunion Discours laquo Ratio raquo Science Deacutesir naturel du surnaturel 180 sq Deacuteterminisme ndash Exclu par S Thomas 111 ndash apparent dans la theacuteorie thomiste du vouloir 205ndash208 Devenir ndash Nrsquoest pas objet de science 124 125 ndash Erreur de la philosophie du ndash 44 225 226 Dialectique ndash Sa nature ses proceacutedeacutes 149ndash151 165 169 170 Dieu ndash Clef de voucircte de tout intellectualisme 9ndash11 18 19 224 ndash Intelligence pure 9 10 26 ndash Sa connaissance des singuliers 114ndash116 ndash Ne peut reacutealiser lrsquoinintelligible 62 ndash Cause dominant le hasard 112 ndash Fin derniegravere 26ndash32 ndash Est plus aimable agrave chacun que soi-mecircme 49 ndash Sa relation aux creacuteatures 81 82 n ndash Peut ecirctre vu intuitivement 32ndash36 ndash Se prouve par notre imperfection intellectuelle 224

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 251

ndash Notre connaissance de ndash 86ndash89 ndash Preacutedicaments applicables agrave ndash 87 n Connaissance de ndash chez les simples 237 Veacuteriteacutes indeacutemontrables sur ndash 154 155 voir Reacuteveacutelation Theacuteologie Vision de Dieu Dilettantisme ndash Condamneacute par S Thomas 177 Diffeacuterence speacutecifique 99 103 voir Genre Diffeacuterenciation des individus dans lrsquoespegravece 126ndash130 Discours rationnel ndash Son imperfection 24 38 56ndash58 Sa raison drsquoecirctre 59 60 ndash Sa valeur 74 ndash Deacutedain qursquoa pour lui S Thomas 229 voir Deacuteduction Deacutemonstration laquo Ratio raquo Science Distinction laquo ex natura rei raquo ndash Sa place chez Scot XVI n Diversiteacute ndash Accompagne la pluraliteacute mateacuterielle 126ndash130 Docteurs ndashndash Leur place eacuteminente dans toute socieacuteteacute 231 232 Dogmatisme philosophique de S Thomas 228 ndash religieux dc S Thomas 227ndash228 Dogme ndash Reproches modernes au ndash VIII ndash Sa valeur absolue XII ndash Son deacuteveloppement 126 n 234 235 voir Foi Mystegraveres Religion Reacuteveacutelation Theacuteologie Dynamisme pur Son erreur 44 225 226 Eacutecriture ndash Prudence agrave ]rsquointerpreacuteter 158 n Eacuteminence (Voie drsquo) 88 Enfants ndash Leur deacutependance naturelle des parents 237 Eacutenonciable ndash Lrsquoidolacirctrie de 1rsquo ndash 25 voir Discours Jugement Principes Science Erreur ndash Sa nature son sujet son origine68 72 73 ndash Toujours corrigible 74 ndash Intervient en tout peacutecheacute 207 208 voir Anges Sens Espace et temps conditionnant notre penseacutee 59 60 Espegravece ndash Conccedilue comme fin des individus 120 121 ndash Comporte en son sein une diffeacuterenciation intelligible 126ndash130 voir Genre Esprits ndash Identiques agrave une ideacutee subsistante X ndash Sont fins en soi 50 ndash Comment nous les connaissons 83ndash85 234 n voir Anges Fin derniegravere Immateacuterialiteacute Intelligence Essence voir Quidditeacute Substance Estimative 15 Ecirctre subsistant ndash Improprieacuteteacute de ce nom divin 87 ndash Plus aimable agrave chacun que son ecirctre propre 49 Eacutetymologies chez S Thomas 168 169 Eucharistie ndash Nrsquoentraicircne nulle erreur des sens 68 n Eacutevecircques ndash Excellence de leur fonction 231 232

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 252

Eacutevidence ndash Sa valeur absolue 61 sq voir Critique Erreur Exeacutegegravese des textes chez S Thomas 170 171 Expeacuterience ndash Rocircle que S Thomas paraicirct lui donner 141 142 Explicabiliteacute ndash Nrsquoest pas intelligibiliteacute 22 Extension et compreacutehension correacutelatives dans lrsquointuition 17 18 Feu de lrsquoenfer ndash Comment en souffrent les deacutemons 179 n Fin derniegravere de la Creacuteation ses divers aspects 26ndash32 ndash Nrsquoest pas dans la pluraliteacute mateacuterielle 127 128 ndash des esprits leur beacuteatitude 50 ndash des esprits naturelle ou surnaturelle 187 188 ndash de lrsquohomme Est dans lrsquoaete intellectuel XI 179 voir Beacuteatitude Vision de Dieu Foi ndash Sa valeur 190 192 215 n ndash Sa raison drsquoecirctre XVII 190 191 ndash Sa rationaliteacute 64 nndash Son accord avec la raison 63 ndash Ses preacuteambules 193 236ndash238 ndash Sa liberteacute 70 n ndash Son imperfection 51 n 190ndash194 ndash des enfants des foules 236ndash238 ndash Peacutecheacute contre la ndash sa graviteacute 228 voir Creacutedibiliteacute Croyance Forme ndash En quel sens nous lrsquoabstrayons 92 93 Genre ndash Reacutepond agrave la matiegravere 103 n voir Abstraction Concept Deacutefinibititeacute Deacutefinition Diffeacuterence Espegravece Gracircce et nature ndash Leurs rapports 172 173 186ndash188 226ndash229 voir Puissance obeacutedientielle Vision de Dieu Habitude 210 n Hasard 111 voir Accidentel Contingence Heacutedonisme ndash Sa reacutefutation 41 sq Histoire ndash Nrsquoest pas une ic science raquo sa certitude 140 n ndash Peu drsquointeacuterecirct que lui reconnaicirct S Thomas 108 sq ndash de la Philosophie selon S Thomas 233 Homme ndash Caractegravere paradoxal de sa nature 186 voir Connaissance humaine Multitude Sociale Socieacuteteacute Hypothegravese ndash Sa place dans la science thomiste 153 Ideacutee ndash Identique une reacutealiteacute X ndash Ses modes de genegravese ses divers rapports 4 ndash Son essentielle uniteacute 16 ndash abstraite Son origine 139 n ndash divine Vise lrsquoespegravece entiegravero 208-212

ndash pratique Sa valeur son efficaciteacute ndash voir Abstraction Analogie Concept Tout UniteacuteUniversel

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 253

Identiteacute de lrsquointelligible et de lrsquointelligent ideacuteal de la penseacutee XI n Ignorance excusante 219 Illuminateurs voir Docteurs Images ndash Leur raison drsquoecirctre leur neacutecessiteacute 54 55 79 voir Sens Symboles Symbolisme Imagination ndash Son rocircle dans la systeacutematisation 151 Immanence ndash Perfection propre de la connaissance 7ndash11 ndash Mesure lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee pratique 208ndash211 Immateacuterialiteacute ndash Implique lrsquointelligence 6 voir Abstrait Anges Esprits Individuation Intelligence Intelligibiliteacute Matiegravere Impeacuteratif irrationnel ndash Ne peut ecirctre la derniegravere regravegle morale 225 Incarnation ndash Fait estimer la connaissance du singulier 109 Incontinent (Syllogisme de lrsquo) 207 208 Individu ndash Doit reacutegler sa vie par sa connaissance personnelle 238 voir Singulier Individuation par la matiegravere 85 n Induction ndash Son rocircle pour S Thomas 141 Infini ndash Sa connaissance 86 n Intellect agent ndash Sa raison drsquoecirctre 94 ndash pratique Son rocircle sa valeur 201 sq Intellection ndash Sa nature originale 3 5ndash7 ndash Sa diffeacuterence avec la sensation 4 5 15 ndash Est la saisie de lrsquoautre 11 15 16 20 ndash Sa naturelle infaillibiliteacute 73 n ndash Est la plus excellente action 6 sq 45 46 ndash Implique lrsquoexistence de Dieu 9 ndash Ses degreacutes touchant une mecircme veacuteriteacute 21 ndash Croicirct h la fois on extension et en compreacutehension 17 18 ndash Est fin derniegravere est bonne en soi 26 175ndash180 ndash Est icindashbas ordonneacutee agrave une fin transcendante 201 ndash Son infeacuterioriteacute relative par rapport agrave lrsquoamour 47 sq voir Connaissance Contemplation Ideacutee laquo Intellectus raquo Intelligence Intuition Tout Uniteacute Veacuteriteacute Vision de Dieu Intellectualisme ndash Sens de ce mot ndash thomiste Reproches courants qursquoon lui fait Ivndashx ndash Srsquooppose au rationalisme 224 ndash Son lien avec la religion 223 sq ndash Son irreacutealiteacute preacutesente 53 sq laquo Intellectus raquo ndash Origine de toute notre certitude 73ndash75 ndash Son opposition agrave la n ratio raquo 24 56ndash58 ndash Corrigeacute par la laquo ration dans la conn analogique 80ndash82 ndash fidei s fruit de la theacuteologie 159 Intelligence (Faculteacute) ndash Reproches modernes agrave lrsquondash V ndash Sa nature Sens de lrsquoautre de lrsquoecirctre du divin du total V XI XII 6 sq 19 20 30 62 ndash Sa diffeacuterence avec le sens 4 5 15 68 n153

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 254

ndash Ressemblance speacutecifique avec Dieu 37 62 63 ndash Sa compeacutetence exlusive et infaillible 61 sq 69 72 ndash Est susceptible de la vision de Dieu 38 180ndash188 ndash Supeacuterieure au vouloir IV XVI 41 sq ndash Se perccediloit elle-mecircme avec son objet 5 ndash Appartient agrave tout ecirctre immateacuteriel 6 ndash Comment ses degreacutes se mesurent 17 ndash Son rocircle drsquoapregraves la morale thomiste 202 203 ndash humaine Son imperfection XII 53 sq 91-94 laquo Son objet propre 91ndash93 voir Connaissance Intellect Intellection a Intellectus s Limpiditeacute Tout Uniteacute Vision de Dieu Intelligence (Don drsquo) 197 215 n Intelligibiliteacute ndash Ce qursquoelle implique 22 ndash Suprecircme perfection du monde 28 ndash Conccedilue comme un attribut neacutegatif 37 n voir Immateacuterialiteacute Intempeacuterant ndash Sa regravegle drsquoaction 216 Intuition ndash Ideacuteal de toute intellection 58 ndash morale 71 213 sq Irreacutealisme du concept Lrsquoauteur pense lrsquoavoir exageacutereacute 106 107 n Job ndash Sa discussion avec Dieu 62 63 Jugement ndash Imperfection qursquoil reacutevegravele 21 n 59 ndash pratique Son rapport au vouloir 206 207 voir Affirmation Discours Enoncia bic Principes Kant ndash Sa conception du sensible et de lrsquointelligible 68 n Langage ndash Analyse du ndash chez S Thomas 167ndash169 Liberteacute ndash Parfois deacuteclareacutee compatible avec la neacuteccssiteacute 205 n ndash Participeacutee en quelque faccedilon par lrsquoanimal 209 ndash humaine Ses limites restreintes ses degreacutes 210 211 ndash Son rocircle dans la certitude 69 70 n voir Volonteacute Libre arbitre ndash Conception thomiste du ndash 204ndash208 voir Causaliteacute reacuteciproque Limpiditeacute ineacutegale dans la connaissance drsquoun objet 21 n Loi ndash Nrsquoest pas le suprecircme objet de penseacutee 24 25 ndash physique Son imparfaite certitude 139 ndash morale Nrsquoexiste que pour qui la connaicirct 219 ndash ancienne Son litteacuteralisine son symbolisme 235 239 Matheacutematiques ndash Leur particuliegravere certitude 137 Matiegravere ndash Obstacle agrave la conquecircte de lrsquoecirctre 12 45 ndash Sa deacutependance fonciegravere de lrsquoesprit 22 31 ndash Sou rocircle diversifiant dans lrsquoespegravece 126ndash130 ndash Connaissable agrave Dieu mecircme en sa singulariteacute 115 voir Abstraction Abstrait Connaissance humaine Contingence Corps Espace et temps Fin derniegravere Images Immateacuterialiteacute

Sens Singulier

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 255

Mentalisme Augustinien Platonicien 65 ndash Son accord avec le thomiste 77 Meacutetaphysique ndash Sa place au sommet des sciences 137 ndash Irreacuteductible agrave la Physique 147 ndash Certitude que S Thomas lui attribue 137 138 ndash Use de notions forceacutement impropres XIII voir Philosophie Principes Moi ndash Sa connaissance conditionne toute penseacutee 15 108 n voir Ame Morale ndash Sa primauteacute icindashbas XVIII ndash Sa place parmi les sciences 140 ndash Condition mais non cause de vertu 211 212 ndash chreacutetienne modifiant les perspectives drsquoAristote 195 ndash thomiste Place qursquoy a lrsquointelligence 202 203 ndash et art chez S Thomas 176 177 voir Connaturaliteacute Intuition Prudence Vertu Vice Mouvement ndash Ne peut ecirctre lin 44 voir Devenir Multipliciteacute caracteacuteristique de notre connaissance 54 59 60 83 Multitude humaine ndash Sa fin est la penseacutee 231 Mystegraveres ndash Attitude du scolastique devant les ndash 159 160 voir Dogme Foi Reacuteveacutelation Religion Theacuteologie Mystique ndash Son bien avec lrsquointellectualisme vrai 223 sq ndash Saint Thomas en parle peu 196 197 voir Contemplation Nature ndash Conception statique qursquoen a S Thomas 124 ndash Intention de la ndash 120 121 ndash et gracircce Leurs rapports 172 173 186-188 226-229 voir Quidditeacute Neacutegation (Voie de) 79 sq 87 Nombre ndash Critique de la cateacutegorie de ndash 85 86 n Noms analogiques 89 voir Etymologies Obeacuteissance religieuse 199 239 n Panlogisme ndash Etranger agrave S Thomas 112 Pauvreteacute religieuse 196 n Peacutecheacute ndash Erreur pratique qursquoil inclut 207-208 ndash Dispersion de nos tendances 216 ndash originel 181 n 188 sq Penseurs ndash Leur place dans lrsquohumaniteacute 231 Perception voir Sens Perfection morale ndash Diffegravere-t-elle de la beacuteatitude 50 51 Personne spirituelle identique agrave une ideacutee X 109 n Phantasmes voir Images Pheacutenomegravenes voir Accidents Images Qualiteacutes sensibles Sens Philosophie et Physique 145 ndash et dogmes reacuteveacuteleacutes 157ndash160 195 n

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 256

ndash et Religion 223 sq ndash Histoire de la ndash selon S Thomas 233 voir Critique Intellectualisme Morale Meacutetaphysique Theacuteologie Physique ndash Conception thomiste de la ndash 145ndash147 ndash Peu drsquointeacuterecirct qursquoy prend S Thomas 106 ndash Son imparfaite certitude 139 voir Induction Loi Nature Plaisir ndash Ne peut ecirctre fin derniegravere 41ndash44 voir Deacutelectation Platon ndash Erreur de sa theacuteorie des ideacutees 234 n Platonisme de S Thomas 24 Plotin ndash Sa theacuteorie de la beacuteatitude et celle de S Thomas 37 Poeacutesie ndash Conception qursquoen a S Thomas 118 ndash Se mecirclant agrave la speacuteculation scolastique 165 Politique ndash Doctrine ndash do S Thomas 231 sq Preacutedicateurs ndash Excellence de leur fonction 231 232 Prince ndash Son rocircle dans la socieacuteteacute 232 233 Principes ndash Leur certitude 73 n 75ndash77 138 ndash Marquent une connaissance imparfaite 25 n voir Certitude Evidence Jugement Meacutetaphysique laquo Priora quoad nos raquo et laquo quoad se raquo 140 142 Prioriteacute reacuteciproque ndash Voir Causaliteacute reacuteciproque Probable ndash Comment S Thomas le mecircle au certain XIV 149 sq Progregraves philosophique dogmatique 126 n 233ndash235 Proprieacuteteacute litteacuteraire inconnue au Moyen Age 227 n Providence ndash Indeacutemontrable agrave la raison 154 155 Prudence ndash Universelle chez lrsquohomme non chez la becircte 210 n ndash Nature et conditions de la vertu de ndash 212ndash214 Puissance obeacutedientielle 38 39 n 188 Qualiteacutes sensibles ndash Leur en soi 68 n Quidditeacute abstraite ndash Objet propre de notre esprit 20 n 79 92 9 ndash Valeur drsquoobjectiviteacute qursquoelle preacutesente 95 sq voir Abstraction Concept Deacutefinition Diffeacuterence Genre Substance Raison ndash Regravegle de la morale naturelle 202 203 ndash pratique 221 n ndash de convenance ou drsquoanalogie dans le thomiste 150 voir Raisonnement Raisonnement voir Deacutemonstration Dialectique Discours Science Symboles Systeacutematisation laquo Ratio raquo srsquoopposant agrave lrsquolaquo intellectus raquo 24 56ndash58 ndash tirant sa certitude de lrsquolaquo intellectus raquo 73 ndash corrigeant lrsquolaquo intellectus raquo dans la conn analogique 80ndash82 ndash laquo superior raquo et laquo inferior raquo 58 n ndash deacutesignant la cogitative 58 n voir Raisonnement Rationaliteacute ndash Imperfection qursquoelle implique 57 58

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 257

Rationalisme ndash Opposeacute agrave lrsquointellectualisme vrai 36 Reacuteflexion ndash Caracteacuteristique de lrsquoesprit 5 15 108 n Relation non reacuteciproque 81 82 n ndash en Dieu 87 n Religion ndash Preacutetendue incompatible avec lrsquointellectualisme VIII-X ndash Pourquoi elle impregravegne la philosophie thomiste 226ndash229 voir Conseils eacutevangeacuteliques Dogme Foi Mystegraveres Reacuteveacutelation Theacuteologie laquo Resolutio raquo in sensibilia 65 ndash in principia raquo 74 75 Reacutesurrection ndash Compleacutement de la beacuteatitude 65 n Reacuteveacutelation ndash Secours qursquoelle donne agrave la philosophie 195 n ndash Sa neacutecessiteacute morale 236 voir Dogme Foi Mystegraveres Religion Theacuteologie Sapience ndash Supeacuterieure agrave la science 38 Science ndash Conception thomiste de la ndash 98 124 133 ndash Reproche des modernes agrave cette conception VII VIII ndash Son rapport agrave lrsquo laquo intellectus raquo 75 ndash Exclut la liberteacute 69 n ndash Son imperfection essentielle 143 ndash Pourrait deacutepasser la connaissance des espegraveces 130 131 ndash Subordination et lien des diverses ndash s 134 131 ndash Sa modique valeur dans lrsquoordre surnaturel 189 190 voir Analogie Certitude Deacuteduction Deacutefinition Deacutemonstration Discours Induction Philosophie Physique Principes

laquo Ratio raquo Singulier Systeacutematisation Universel Scolastiques ndash Reproches que leur font lcs modernes VIndash X ndash Leur goucirct de lrsquoabstrait leur deacutedain de lrsquoindividuel 110 Scotisme ndash Sa thegravese sur la beacuteatitude LX n 42 n 44 n 48 n ndash Sa distinction laquo ex natura rei raquo 103 n Sens Sensation ndash Leur nature irreacuteductible agrave lrsquointelligence 5 15 ndash Leur subjectiviteacute 15 66ndash68 ndash Leurs degreacutes de perfection 14 ndash Veacuteriteacute et erreur dont ils sont capables 66ndash69 ndash Leur rocircle dans notre connaissance 54 55 65 67 ndash Imperfection et erreurs qursquoils y introduisent 59 73 voir Accidents Corps Images Qualiteacutes sensibleslaquo laquo Sensus communia raquo des Scolastiques 15 Singulier ndash Estndashil seulement pour lrsquoespegravece 120 121 ndashndashndash Existe pour diversifier lrsquoespegravece 126ndash130 ndash Estndashil connaissable en soi 113 ndash Objet de la connaissance pleine 90ndash92 108 113ndash116 ndash Meacutediocre prix attacheacute agrave sa connaissance 116ndash119 122 n ndash Comment Dieu le connaicirct 114ndash116 ndash Notre impuissance agrave le saisir 94ndash95 104 116 112 123 ndash Comment nous lrsquoatteignons 67 n 91 n 113 ndash Charme de sa perception 122

Lrsquointellectualisme de saint Thomas 258

ndash Termine seul lrsquoaction 217 sq voir Accidents Concept Contingence Contingent Corps Deacuteduction Expeacuterience Hasard Individuation Incarnation

Matiegravere Personne Sens Universel Sociale (Doctrine) de S Thomas 231 sq Socieacuteteacute ndash Totalise seule les virtualiteacutes de notre espegravece 129 Solidification ndash Reproche des modernes agrave lrsquointelligence bdquo VI Sommeil ndash Sa distinction drsquoavee la veille 65 n Speacuteculation ndash Sa valeur dans un ordre de nature pure 172 sq ndash Sa valeur pour lrsquohumaniteacute actuelle 188 sq voir Connaissance Contemplation Intellection Subjectiviteacute des sens 15 66ndash68 ndash de lrsquoideacutee pratique 208 sq 217 sq Substance ndash Objet de notre connaissance 20 n 105 n voir Quidditeacute Substances seacutepareacutees voir Anges Surnaturel voir Foi Dogme Gracircce Mystegravere Mystique Puissance obeacutedienlielle Reacuteveacutelation Syllogisme de lrsquoincontinent 207 208 voir Deacutemonstration Discours laquo Ratio raquo Science Symboles ndash Leur place dans la speacuteculation thomiste 163ndash166 ndash Leur rocircle pour la vie morale et religieuse 220 221 Symbolisme ndash Diffegravere de lrsquoanalogie 89 n Syndeacuteregravese 215 217 Systeacutematisation philosophique chez S Thomas XIV 149 sq ndash theacuteologique chez S Thomas 157ndash160 voir Dialectique Teacutemoignage humain 140 n voir Histoire Temps et espace conditionnant notre penseacutee 59 60 Tendance voir Appeacutetit Dynamisme Volonteacute Theacuteologie naturelle Identique agrave la meacutetaphysique 138 ndash reacuteveacuteleacutec Comment le thomisme la conccediloit 156 sq voir Dogme Foi Mystegravere Reacuteveacutelation Theacuteories physiques ndash Leur incertitude 153 voir Systeacutematisation Thomas (S) ndash Reproches des modernes agrave ndash XIV sq ndash Quelques traits de sa mentaliteacute XIII sq 106 152 sq 223 Tout (Connaissance du) ideacuteal que nous visons 16ndash18 45 150 voir Ideacutee Intelligence Uniteacute Univers Universel ToutendashPuissance divine ndash Indeacutemontrable agrave la raison 154 155 ndash Ne peut reacutealiser le contradictoire 61 62 Traditionalisme politique de S Thomas 238 239 Triniteacute ndash Speacuteculations Augustiniennes Thomistes 160ndash162 voir Relation Uniteacute de lrsquointelligible et de lrsquointelligent XI n 4 16 ndash totalisante but de lrsquoesprit 16ndash18 45 74 75 98 n 150

La speacuteculation humaine ndash Chap VIe Valeur de la speacuteculation humaine 259

Univers ndash Place de choix qursquoy ont les esprits 30ndash31 ndash Sa finaliteacute propre 49 50 voir Fin derniegravere Intelligibiliteacute Nature Tout Universel ndash Objet propre de notre esprit vs ndash Sa place dans le spiritualisme thomiste 24 ndash En quel sens il est objet de toute intelligence 92 ndash Principe do certitude dans notre penseacutee 135 sq 143 n ndash Ne peut ecirctre regravegle pratique prochaine 218 219 voir Abstraction Concept Ideacutee Singulier Veacuteriteacute ndash Sa nature et ses degreacutes 20 21 ndash en matiegravere morale Sa relativiteacute 219 ndash subsistante Capable drsquoactuer notre intellect 34 voir Affirmation Beacuteatitude Certitude Connaissance Critique Intellection Intelligence Speacuteculation Veacuteriteacutes certaines laquo quoad nos raquo et e quoad se raquo 140

ndash religieuses et morales Indeacutemontrables au grand nombre 236 Vertu ndash Sa nature 202 203 ndash Sa neacutecessiteacute pour bien agir 210 212ndash214 ndash Son rapport agrave lrsquointuition morale 71 213 Vice ndash Sa nature et ses effets 214ndash217 Vie ndash Ses divers degreacutes 3 7ndash11 ndash preacutesente Peu adapteacutee agrave la penseacutee 25 ndash contemplative Sa primauteacute 199 voir Acte Action Vision de Dieu ndash Thegravese centrale do la philosophie religieuse XI ndash Seule beacuteatitude pleine fin de lrsquounivers 31 32 ndash Sa nature ses conditions 32 sq ndash Sa possibiliteacute 36 ndash Comment elle deacutefinit lrsquointellect 38 ndash Suprecircme exercice de lrsquoamour 51 ndash Objet de deacutesir naturel 180 sq ndash Est strictement surnaturelle 182 sq ndash Modifie toutes les valeurs de notre destineacutee 188 voir Gracircce Puissance obeacutedientielle Visions merveilleuses 65 n Volontarisme X n XVI XVII n 37 38 ndash Son erreur fondamentale 42ndash46 225 226 voir Dynamisme Heacutedonisme Scotisme Volonteacute ndash Sa valeur subordonneacutee agrave celle de lrsquointelligence 40 sq ndash Conception thomiste de la ndash 204 sq voir Amour Appeacutetit

  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • Introduction
  • LINTELLECTUALISME DE SAINT THOMAS
  • PREMIEgraveRE PARTIE
  • LrsquoIntellection en soi
    • I
    • II
    • III
    • IV
    • V
    • VI
    • VII
    • VIII
      • DEUXIEgraveME PARTIE
      • La Speacuteculation humaine
        • I Les Moyens de la Speacuteculation humaine
          • I
          • II
          • III
          • IV
            • II Premier succeacutedaneacute de lIdeacutee pure le Concept
              • I
              • II
              • III
                • III La Connaissance du singulier lArt et lHistoire
                  • I
                  • II
                  • III
                    • IV Deuxiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure la Science
                      • I
                      • II
                      • III
                        • V Troisiegraveme succeacutedaneacute de lrsquoIdeacutee pure Systegravemes et Symboles
                          • I
                          • II
                          • III
                          • IV
                            • VI Valeur de la speacuteculation humaine
                              • I
                              • II
                              • III
                              • IV
                                  • TROISIEgraveME PARTIE
                                  • Lrsquointelligence et lrsquoaction humaine
                                    • I
                                    • II
                                    • III
                                    • IV
                                      • CONCLUSION
                                      • LrsquoIntellectualisme comme philosophie religieuse
                                        • II
                                        • III
                                          • APPENDICE
                                          • LrsquoIntelligence dans la Socieacuteteacute
                                          • Note bibliographique
                                          • Abreacuteviations employeacutees
                                          • TABLE ANALYTIQUE DES MATIEgraveRES
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