Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des...

30
Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité Pierre Glaudes/ Cornelia Klettke (éds.) SANSSOUCI – FORSCHUNGEN ZUR ROMANISTIK Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

Transcript of Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des...

Page 1: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

Nuages romantiques –Des Lumières à la Modernité

Pierre Glaudes / Cornelia Klettke (éds.)

S A N S S O U C I – F O R S C H U N G E N Z U R R O M A N I S T I K

Frank & Timme

Verlag für wissenschaftliche Literatur

Page 2: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

Pierre Glaudes / Cornelia Klettke (éds.) Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité

Page 3: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

Sanssouci – Forschungen zur Romanistik Herausgegeben von Cornelia Klettke

Band 15

Page 4: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

Pierre Glaudes / Cornelia Klettke (éds.)

Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité

Verlag für wissenschaftliche Literatur

Page 5: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

Couverture : Eugène DELACROIX, Coupole de la Bibliothèque du Palais du Luxembourg (1840-1846), fresque, 7 mètres de diamètre et 3,50 mètres de haut. © Sénat. Le thème est inspiré du chant IV de l’Enfer de Dante.

Rédaction : Sabine Zangenfeind et Lars Klauke. Mise en pages du texte : Sabine Zangenfeind. Mise en pages des illustrations : Lars Klauke. ISBN 978-3-7329-0454-9 ISBN (E-Book) 978-3-7329-9548-6 ISSN 2193-9985 © Frank & Timme GmbH Verlag für wissenschaftliche Literatur Berlin 2018. Alle Rechte vorbehalten. Das Werk einschließlich aller Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechts- gesetzes ist ohne Zustimmung des Verlags unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Herstellung durch Frank & Timme GmbH, Wittelsbacherstraße 27a, 10707 Berlin. Printed in Germany. Gedruckt auf säurefreiem, alterungsbeständigem Papier. www.frank-timme.de

Page 6: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

Fig. 1 : Eugène BOUDIN, Étude de nuages sur un ciel bleu (vers 1888-1895).

Page 7: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De
Page 8: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 7

SOMMAIRE

INTRODUCTION

Pierre GLAUDES / Cornelia KLETTKE Le traitement esthétique du nuage dans les textes littéraires ............................. 11

PREMIÈRE PARTIE

DU SAVOIR SUR LES NUAGES À LEUR REPRÉSENTATION LITTÉRAIRE

Paolo TORTONESE Comment se forment les formes ? une question romantique ........................................................................................ 27

Cornelia LÜDECKE La classification des nuages avant et après la publication de Luke Howard en 1803 ...................................... 45

Anouchka VASAK Les nuages entre science et art, Lumières er romantisme ......................................................................................... 77

Karin BECKER Les vapeurs des écrivains. Les nuages et le brouillard dans la littérature française du XIXe siècle. Étude comparée de deux météores aqueux ........................................................ 109

Page 9: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

SOMMAIRE

8 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

DEUXIÈME PARTIE

LES ÉCRIVAINS ET LES NUAGES, DU TOURNANT DES LUMIÈRES AUX DÉBUTS DU ROMANTISME

André WEBER L’ordre des nuages. Sur l’esthétisation d’un phénomène météorologique chez Bernardin de Saint-Pierre ............................................................................. 141

Pierre GLAUDES Nuages, orages, éruptions et tempêtes : formes et enjeux du vague dans René .................................................................. 153

Fabienne BERCEGOL Les nuages et la rêverie érotique chez Chateaubriand ...................................... 177

Antonella IPPOLITO La codification multiple du nuage chez Lamartine ........................................... 199

Carlo MATHIEU Fixité et variabilité des nuages chez Alfred de Vigny ........................................ 219

Cornelia KLETTKE La poétique des nuages dans Smarra ou les démons de la nuit de Charles Nodier ................................................................................................... 237

André WEBER Hugo et le simulacre .............................................................................................. 263

Luca VIGLIALORO Le rouge et le nuage : stratégies de simulation dans le poème Dans Venise la rouge d’Alfred de Musset ............................................................ 277

Page 10: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

SOMMAIRE

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 9

Marie-Catherine HUET-BRICHARD « Paysage au ciel » : les nuages dans Le Cahier vert de Maurice de Guérin ...................................... 295

TROISIÈME PARTIE

LES ÉCRIVAINS ET LES NUAGES, DU ROMANTISME À L’AUBE DE LA MODERNITÉ

Helmut METER Entre « monde réel » et « monde des esprits » : les nuages et la poétique du rêve lucide dans Aurélia de Gérard de Nerval ....................................................................... 313

Karin BECKER « Elle avait bâti mille chimères sur une métaphore ». Le conte poétique Le Nuage rose ou George Sand « grande fileuse de nuages » .......................................................... 337

André WEBER Victor Hugo et la “géométrie” métaphysique des nuages ................................ 357

André GUYAUX Nuages baudelairiens, ou l’enfance de l’art ........................................................ 371

Index des noms d’auteurs et d’artistes ................................................................ 381

Présentation des auteurs de ce volume ............................................................... 387

Résumés / Abstracts ............................................................................................... 393

Table des illustrations ........................................................................................... 401

Page 11: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De
Page 12: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 11

LE TRAITEMENT ESTHÉTIQUE DU NUAGE DANS LES TEXTES LITTÉRAIRES

Ce volume est consacré à la mise en fiction du nuage, processus textuel qui, selon notre hypothèse, est pour les écrivains qui l’utilisent un moyen de déchiffre-ment du monde et de l’univers. Le cadre temporel (1773-1872) s’étend de Bernardin de Saint-Pierre au XIXe siècle, que John Ruskin a qualifié de « siècle du nuage1 », jusqu’à Baudelaire et aux œuvres tardives de George Sand. Au centre des recherches se situe le romantisme considéré dans toutes ses variations.

Quelle que soit la diversité des approches proposées, se dégage des études qui composent ce volume un accord fondamental sur la poétisation du nuage. Cet accord repose sur une expérience millénaire : dans les discours qui l’évoquent, le nuage devient un objet sémiologique complexe qui prend souvent un sens figu-ré, métaphorique. Ainsi, avec la métaphorisation et la dématérialisation de ses caractéristiques physiques et naturelles, ce phénomène naturel évoluant entre ciel et terre a acquis, au cours du temps, dans les différentes poétiques littéraires, le statut d’un symbole et/ou la fonction d’un dispositif textuel.

On ne s’étonnera donc pas que les études présentées dans ce volume couvrent tout le spectre des codifications du nuage chez les poètes et les écrivains choisis. Ceux-ci, par exemple Hugo, ont parfois analysé eux-mêmes, sur un plan théo-rique ou autoréflexif, leur emploi des métaphores du nuage et exposé ainsi leurs perspectives, qui enrichissent celles des critiques littéraires et leur servent d’orientation. En général, les différents textes littéraires esquissent eux-mêmes leur propre mode d’interprétation de la métaphore du nuage qu’ils contiennent.

........................................... 1 John RUSKIN, Modern Painters, t. III, dans The Works of John Ruskin, t. V, éd. par Edward Tyas

COOK, London, Allen, 1904, p. 318.

Page 13: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PIERRE GLAUDES / CORNELIA KLETTKE

12 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

La poétique du simulacre joue ici un rôle particulier. Par rapport au caractère protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De rerum natura, adaptées bien plus tard par Deleuze et finalement enrichies par la conception moderne du phantasme2. Les nuages en tant qu’images phantasmatiques peuvent être, en revenant aux descriptions de Lucrèce, répartis en trois catégories : 1. Les phantasmes théologiques ; 2. Les phantasmes oniriques ; 3. Les phantasmes érotiques. Par rapport au corpus de textes du volume, ces trois catégories peuvent servir de cadre pour un classement systématique selon les champs de signification :

1. Les phantasmes théologiques : le nuage métaphorise la présence de Dieu.

2. Les phantasmes oniriques : le nuage métaphorise le fonctionnement de l’imagination humaine.

3. Les phantasmes érotiques : le nuage métaphorise l’impétuosité des passions.

Il faut ajouter à ce modèle un quatrième champ de signification, esthétique au sens plus étroit du terme, qui concerne la dimension autoréflexive du texte :

4. La dimension autoréflexive : le nuage métaphorise l’inspiration poé-tique, l’acte de création et le texte tel qu’en lui-même.

Entre ces domaines, il y a une certaine perméabilité, qui conduit à des codifi-cations doubles et multiples et induit ainsi une structure ouverte, qui contri-bue en grande partie à brouiller le sens des textes et à leur donner une certaine opacité herméneutique.

Le regroupement des articles dans ce volume suit plus ou moins, pour les parties II et III, la chronologie de l’histoire littéraire, après une première partie qui se consacre à des questions épistémologiques et propose, grâce à Karin Becker, une vue d’ensemble de la représentation du nuage et du brouillard

........................................... 2 Cornelia KLETTKE, Poétique du simulacre, Paris, Classiques Garnier, 2018, Introduction, paragr.

« Les simulacra de Lucrèce dans l’interprétation de Deleuze ».

Page 14: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

INTRODUCTION

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 13

dans la littérature française du XIXe siècle. Suivant une perspective philosophico-morphologique, Paolo Tortonese cherche à identifier les constantes observées dans la nature par Diderot, Goethe et Lamarck, à propos du développement, des métamorphoses et de la diversité des formes. Partant de là, il tente d’établir des analogies avec la formation des nuages codifiée par Howard, qu’il met aussi en relation avec les considérations de Balzac sur la nouvelle peinture romantique et sa tendance à élargir les rapports de l’homme à la nature.

Cornelia Lüdecke explicite du point de vue des sciences naturelles les don-nées météorologiques sur lesquelles repose le système de Howard. Elle replace également la classification des nuages élaborée par le savant britannique en 1802 dans l’évolution historique de la météorologie. Elle esquisse ainsi une histoire de l’observation des nuages en Europe depuis le XVIIe siècle, qui place Howard dans la postérité de ses précurseurs européens, et analyse plus en détail la diffusion de sa classification en Allemagne et en France. Anouchka Vasak consacre quant à elle de savants développements à la place occupée par le nuage entre météorologie et art. Elle s’intéresse en particulier au contexte philosophique et littéraire qui, à partir du XVIIIe siècle, a renouvelé la compré-hension et la représentation du nuage, ce qui permet de mieux saisir les enjeux sous-jacents à la curiosité des romantiques pour ces météores.

L’étude de Karin Becker portant sur les deux « météores aqueux », nuage et brouillard, se fonde sur de vastes connaissances en sciences naturelles et en épistémologie, dont elle parcourt l’histoire, d’Aristote à nos jours en passant par Descartes. Considérés comme des moyens d’esthétisation dans les textes littéraires qu’elle étudie, les nuages et le brouillard sont d’abord abordés dans leur valeur matérielle, comme objets d’une expérience physiologique, celle des vapeurs qu’ils produisent. Karin Becker, tout en montrant, par l’analyse de l’étymologie des lexèmes nuage et brouillard, la nette différenciation des deux phénomènes dans la littérature, en propose néanmoins une conception globale, en les rangeant sous le concept de « fascination3 ». S’appuyant sur l’étude du poème en prose de Baudelaire L’Étranger, elle définit la « fascination » comme « ce caractère énigmatique » qui est le « garant » d’un sentiment de « magie »,

........................................... 3 Karin BECKER, « Les vapeurs des écrivains. Les nuages et le brouillard dans la littérature française

du XIXe siècle. Étude comparée de deux météores aqueux », dans ce volume, p. 115.

Page 15: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PIERRE GLAUDES / CORNELIA KLETTKE

14 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

dont les effets sublimes, touchant au sacré, se répercutent dans la vie physique et mentale, comme dans la représentation de la nature et de l’art4.

Dans les parties II et III, c’est surtout la perspective esthétique qui domine. André Weber voit en Bernardin de Saint-Pierre un précurseur du romantisme qui, en renouvelant la mythification du nuage, crée « un modèle pour un savoir métaphysique du monde5 ». En se détournant des Lumières, Bernardin met en scène les nuages comme phénomènes « au service de la justification de la pro-vidence6 ». Le nuage est voile et enveloppe de l’absolu. Il « suggère l’existence d’un ordre transcendant dans l’univers7 ». L’orage et le naufrage dans des contrées éloignées de la civilisation peuvent être reliés au déchaînement de passions coupables (voir la vague allusion à une tentative de viol à propos de l’attitude du matelot dans Paul et Virginie). L’ouragan suggère le surgissement brutal d’un phantasme érotique, qui est contrebalancé par le sacrifice de la vierge chrétienne.

Pierre Glaudes situe la figure de René dans un champ de tensions entre théologie de la nature et nihilisme. Le déchirement de son âme qui souffre de la prise de conscience de sa propre imperfection, s’exprime dans une forme de vague difficile à saisir et à communiquer par le langage. Ce vague a son écho dans la nature. Chateaubriand montre le personnage livré aux tempêtes, intem-péries et catastrophes naturelles, qui constituent le fond de l’action et figurent en même temps les mouvements agitant son moi passionné. C’est ainsi que les « bouffées d’une noire vapeur8 » qui montent de l’Etna symbolisent un désir sexuel interdit, qui n’est bien sûr pas clairement formulé, n’est pas perçu au niveau conscient, mais s’exprime dans un sentiment incertain de trouble. La métaphore du volcan représente l’ « intériorité chaotique9 » et l’abîme que le protagoniste sonde douloureusement sans pouvoir échapper ni au démon ni aux enfers intérieurs.

........................................... 4 Ibid. 5 Cf. André WEBER, « L’ordre des nuages. Sur l’esthétisation d’un phénomène météorologique chez

Bernardin de Saint-Pierre », dans ce volume, p. 151. 6 Ibid., p. 149. 7 Ibid., p. 147. 8 Pierre GLAUDES, « Nuages, orages, éruptions et tempêtes : formes et enjeux du vague dans René »,

dans ce volume, p. 162, cite CHATEAUBRIAND, René, dans Œuvres romanesques et voyages, éd. par Maurice REGARD, Paris, Gallimard (collection « Bibliothèque de la Pléiade »), 1969, t. I, p. 124.

9 Pierre GLAUDES, ibid., p. 163.

Page 16: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

INTRODUCTION

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 15

Le vague est une caractéristique décisive de ce texte. Il repose sur la straté-gie de l’auteur qui maintient tout dans l’indéterminé : les professions de foi religieuse, les passions et les sentiments, l’intellect et la connaissance de soi-même. Le vague trouve une correspondance dans la métaphore du nuage : l’imprévisibilité, l’incalculable et l’indéfinissable du nuage, ses modifications constantes, la multiplicité de ses formes possibles, les changements brutaux, l’absence de contours du fluide, tout comme une apparente stabilité cependant trompeuse, car elle n’est que simulée. Les nuages servent de métaphore pour représenter l’état du déchirement de l’âme du protagoniste : « Le récit multi-plie les signes de ce clivage qu’il déplace et objective dans les paysages10 ». Le texte contient « une véritable sémiologie des nuages11 », qui devient pour ainsi dire une « météorologie de l’âme12 ». Les « perturbations atmosphériques13 » constituent l’écho du tumulte dans les profondeurs du moi. En symbolisant l’instable et l’inconsistant, les nuages se rapprochent du néant et représentent ainsi pour le protagoniste « les errements et les chimères » qui le maintiennent prisonnier d’une « illusion mortelle14 », ils empêchent la guérison ou bien la délivrance de la contrainte du Mal : « Les nuages, dans le récit de Chateau-briand, sont l’expression symbolique de cette déhiscence ontologique, de ce vague qui opacifie le rapport à l’Être et qui voue l’homme à une instabilité et une impermanence perpétuelles15 ».

Parallèlement au champ de signification théologique analysé par Pierre Glaudes avec René, interprété en lien avec le Génie du christianisme, l’article de Fabienne Bercegol sonde l’« imaginaire érotique16 » de Chateaubriand peintre de nuages. S’appuyant sur un riche corpus de textes, Fabienne Bercegol montre dans une vaste étude que chez cet écrivain le nuage se situe essentielle-ment « au cœur du scénario érotique17 » et qu’il symbolise l’indicible, en parti-

........................................... 10 Ibid., p. 164. 11 Ibid., p. 160. 12 Ibid., p. 154. 13 Ibid. 14 Ibid., p. 167. 15 Ibid., p. 168. 16 Fabienne BERCEGOL, « Les nuages et la rêverie érotique chez Chateaubriand », dans ce volume,

p. 192. 17 Ibid.

Page 17: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PIERRE GLAUDES / CORNELIA KLETTKE

16 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

culier celui qui résulte de l’égarement sentimental. En tant que phénomène nocturne, il devient compagnon et interprète de la lune et de sa lumière, tout en représentant la face nocturne des désirs humains et en reflétant la volupté secrète d’une « sensualité démoniaque18 ». Il s’agit de phantasmes érotiques et de chimères nourris de passions interdites et de sexualité débridée. Le nuage sert de médium à la réalisation de ces rêves et phantasmes : il est mis en scène comme un instrument imaginaire de l’ascension et du vol au travers du ciel, selon le modèle récurrent, et encore présent dans les œuvres tardives de Cha-teaubriand, du héros Renaud dans La Jérusalem délivrée du Tasse séduit par la magicienne Armide, qui l’enlève pour le mener sur un nuage vers les « îles Fortunées19 ». Le nuage sert à la mise en images de l’ivresse des sens également dans la transgression vers la « volupté noire20 », le vampirisme et le satanisme. Poussé par l’énergie du vent et des tempêtes, il symbolise alors « le frénétisme de désir21 », comme manifestation des brutales « violences de l’éros22 ».

Le nuage représente tout autant la promesse d’un bonheur pur que l’expérience du désenchantement radical de l’amante enlevée par un « séduc-teur irrésistible mais maudit23 ». Chez Chateaubriand, c’est un signe trompeur, une figure à la Janus, qui est affectée par l’ambivalence, comme s’il figurait les troubles qui empêchent une communication transparente entre les sexes. Mais le météore peut aussi prendre, chez l’écrivain, une dimension autoréflexive : dans son œuvre, la « montée dans les nuages » est une image de l’ « inspiration poétique24 ». Pour le poète, « prince des nuées25 » et démiurge, le nuage se rapproche, au plan imaginaire, du répertoire antique des muses, comme le suggère la représentation de Renaud et Armide chez Poussin.

Le lyrisme de Lamartine se développe dans le cadre de la métaphore théolo-gico-métaphysique du nuage dessiné par Bernardin et Chateaubriand. Antonella Ippolito analyse, en s’appuyant sur la poétique du simulacre, un vaste spectre de

........................................... 18 Ibid., p. 187. 19 Ibid., p. 182. 20 Ibid., p. 192. 21 Ibid., p. 193. 22 Ibid. 23 Ibid., p. 192. 24 Ibid., p. 188. 25 Ibid.

Page 18: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

INTRODUCTION

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 17

codifications du nuage, dont elle met en évidence la complexité. Il est « un sym-bole théophanique associé à l’orage et au tonnerre26 » et révèle la vérité divine. Par ailleurs, il sert de « nuée-écran27 » pour voiler le divin et figure ainsi l’inconcevable et le non-représentable. La représentation du nuage en tant que dispositif correspond aux états d’âme des protagonistes. Les « nuages de cendre et de pierres », qui montent du Vésuve dans Graziella, sont une reprise du motif de René28 et renvoient à une codification érotique du nuage. D’un point de vue autoréflexif, le transitoire des formations de nuages est l’analogon de l’acte créa-teur, tout comme il donne une consistance impalpable à un « je » ly-rique « insaisissablement multiforme29 » : « Il forme ainsi le lieu d’éclosion d’un univers d’images, dont le texte poétique suit la nature fugace et vague30 ».

Dans le lyrisme de Vigny, le nuage – qui souvent rime avec orage – est égale-ment chargé d’une signification métaphysico-morale31. Comme l’analyse Carlo Mathieu sur la base de poèmes choisis, Vigny joue avec les métaphores du voile, du voilement en déplaçant le noyau de signification de ce qui est dissi-mulé. Le modèle biblique du face à face de Dieu avec Moïse est déconstruit pas à pas, tout d’abord par le non-respect du tabou lorsque Moïse pénètre dans le nuage (Moïse) et enfin par la manifestation de Lucifer dans le nuage (Éloa). Le nuage se retrouve complice tout d’abord de l’homme, puis des puissances obscures, pour troubler la pureté du divin et miner son pouvoir. Il devient le symbole d’une révolte contre Dieu. Carlo Mathieu assigne à l’infiltration du Mal dans le nuage la « fonction de “cheval de Troie” » : « Ils [les nuages] in-troduisent en apparence une présence du divin dans le texte, pour mieux la remettre en cause32 ».

Cornelia Klettke interprète le conte Smarra ou les démons de la nuit de Nodier comme écriture-simulacre. En d’autres termes, l’image récurrente du

........................................... 26 Antonella IPPOLITO, « La codification multiple du nuage chez Lamartine », dans ce volume,

p. 204-205. 27 Ibid., p. 208. 28 Ibid., p. 202. Antonella IPPOLITO cite Alphonse de LAMARTINE, Graziella, éd. par Jean-Michel

GARDAIR, Paris, Gallimard (collection « Folio »), 1979, p. 143. 29 Antonella IPPOLITO, ibid., p. 210. 30 Ibid. 31 Carlo MATHIEU, « Fixité et variabilité des nuages chez Alfred de Vigny », cite des exemples, dans

ce volume, p. 219. 32 Ibid., p. 221.

Page 19: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PIERRE GLAUDES / CORNELIA KLETTKE

18 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

nuage dans ce texte joue le rôle de « déclencheur de l’imagination et des forces créatives du fantastique33 ». Smarra apparaît comme « un labyrinthe onirique opaque34 », dans lequel le rêve, en tant qu’état de conscience, crée un personnel illusoire, trompeur et imaginaire dans un scénario irréel et fantastique. Le nuage, dans la trame de la fiction imaginée par Nodier, symbolise un phantasme35. Il a au niveau conceptuel « le caractère d’un signe, rarement interprétable au sens propre, en tant que simple élément naturel ou phénomène météorologique », mais qui « renvoie à d’autres significations et se substitue à elles36 », tout en laissant possibles plusieurs interprétations. Dans l’écriture onirique de Nodier, le nuage, en tant que simulacre, correspond per definitionem à la théorie de Cornelia Klettke. Cette interprétation est de plus justifiée par les observations théoriques de Nodier lui-même. Cornelia Klettke spécifie dans un tableau37 la codification sémantique de « Simulacre » selon la définition formulée dans le Dictionnaire universel de la langue française (1823) édité par Nodier et Verger. Les trois synonymes simulacre, fantôme et spectre, que Nodier a repris de la définition de Roubaud dans le Nouveau Dictionnaire universel des synonymes de la langue française (1809), sont mis en scène dans Smarra. Dans l’écriture de Nodier, le nuage se révèle être un médium idéal, dans le sens où il apparaît, considéré d’un point de vue autoréflexif, à la fois comme source de l’inspiration poétique de l’auteur38 et comme dispositif de voilement-dévoilement de l’inconscient. Grâce à la métaphore du nuage, « les profon-deurs de l’inconscient » percent en tant que nœud inextricable de vie et de mort, enraciné dans une « ambivalence du désir39 » érotique, qui culmine dans une extase connotée de violence et de vampirisme.

André Weber montre que Hugo, par rapport au concept de « simulacre », prend, lui aussi, comme point de départ, les définitions formulées dans le Dictionnaire universel de la langue française édité par Nodier et Verger. Le

........................................... 33 Cornelia KLETTKE, « La poétique des nuages dans Smarra ou les démons de la nuit de Charles

Nodier », dans ce volume, p. 250. 34 Ibid., p. 241. 35 Cf. ibid., p. 250. 36 Ibid. 37 Ibid., p. 259. 38 Cf. ibid., p. 253. 39 Ibid., p. 258.

Page 20: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

INTRODUCTION

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 19

champ de signification de Hugo se situe bien sûr dans le domaine des phan-tasmes théologiques : « Pour Hugo, le simulacre est un instrument de connais-sance et de représentation d’un ordre métaphysique du monde, qui comprend les choses perceptibles et non perceptibles par les sens et qui repose sur l’unité de trois sphères : “Humanité, nature, surnaturalisme”40 ». Hugo établit une corrélation entre simulacre et spectre, selon laquelle le spectre est crypté dans le simulacre comme vision d’horreur. La « fonction esthétique41 » du nuage provient chez Hugo d’un rapport d’équivalence visible dans la formulation : « Le nuage est spectre, et le spectre est nuage42 ». Dans l’interprétation des poèmes consacrés au nuage dans le cycle Soleils couchants, les nuages sont un miroir de l’âme pour le « je » lyrique. La souffrance due à la décadence et à « l’idéal perdu d’un ordre métaphysique du cosmos43 » est à l’origine de visions qui se manifes-tent dans de menaçantes formations de nuages. À travers les images simulacres de la « ville-nuage de Babel44 », les représentations négatives de Paris sont exal-tées dans le monstrueux. Les phantasmes apocalyptiques suggèrent dans leur intensité le combat entre le Ciel et l’Enfer, et le châtiment divin.

Luca Viglialoro, étudiant le poème de Musset Dans Venise la rouge, y montre le caractère masquant du nuage. Dans cette lecture érotique du texte, la Lune apparaît en quelque sorte comme une figure anthropomorphisée et masquée, qui se sert du nuage pour se voiler. La Lune est alors un dispositif figurant le côté nocturne de la psyché, dans lequel les sombres sentiments érotiques rési-dent et se cachent45. Le nuage masque les sentiments qui craignent la lumière, un désir sombre et dissimulé, qui est attribué à la lune en tant qu’astre de l’illusion par excellence. Luca Viglialoro montre la correspondance entre le « nuage étoilé46 » et le masque noir, et y voit, dans sa quintessence, l’image de Venise. Le simulacre, dans le poème, désigne un « jeu de voilement […] et de

........................................... 40 André WEBER, « Hugo et le simulacre », dans ce volume, p. 264. 41 Ibid., p. 267. 42 André WEBER (ibid.) cite Victor HUGO, La Légende des Siècles, dans Id., Œuvres complètes, éd.

par Jacques SEEBACHER, Paris, Laffont, 1985, t. V, p. 825. 43 André WEBER, ibid., p. 274. 44 Ibid., p. 273. 45 Cf. Luca VIGLIALORO, « Le rouge et le nuage : stratégies de simulation dans le poème Dans Venise

la rouge d’Alfred de Musset », dans ce volume, p. 288-289. 46 MUSSET, Dans Venise la rouge (v. 19).

Page 21: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PIERRE GLAUDES / CORNELIA KLETTKE

20 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

dévoilement des significations », qui s’effectue au moyen du nuage et de « son double artistique artificiel, le masque47 ».

Le texte apparaît ainsi comme « une réflexion transmise fictionnellement sur la nature simulatrice des sentiments48 ». Le nuage et le masque se révèlent être « une médialisation inauthentique des sentiments humains transmise à travers un glissement métaphorique, qui crée une osmose entre l’art et la vie, sous le signe de l’illusion49 ». « Nous ne créons que des fantômes50 » – cette sentence de la première poétique de Musset s’enrichit, avec la métaphore du nuage, de la Lune et de la femme, d’un rayonnement à perspectives multiples : autoréflexif (par rapport au texte), cosmique (par rapport au nuage et à la Lune), vénitien (par rapport au masque et à la ville) et érotique (par rapport à la communication des sentiments).

L’étude de Marie-Catherine Huet-Brichard prend comme point de départ la forte présence des nuages dans Le Cahier vert de Maurice de Guérin. Le caractère de journal intime de ce corpus de textes fait porter tout d’abord l’analyse sur sa dimension autoréflexive. Maurice de Guérin établit un système de correspondances entre le phénomène naturel du nuage et les processus de la pensée humaine. On peut reconnaître également chez Guérin la réminiscence de la classification du simulacre effectuée par Nodier et Verger dans le Diction-naire universel de la langue française51. Guérin compare le circuit aqueux52 conduisant à la formation des nuages aux fonctions du cerveau humain : « Je regarde courir sur ce papier l’ombre de mes imaginations, flocons épars sans cesse balayés par le vent. Telle est la nature de mes pensées et de tous mes biens intellectuels, un peu de vapeur flottante et qui va se dissoudre. Mais de même que l’air se plaît à condenser les émanations des eaux, et à se peupler de beaux nuages, mon imagination s’empare des évaporations de mon âme, les ........................................... 47 Ibid., p. 291. 48 Ibid. 49 Ibid., p. 292 ; soulignement dans le texte. 50 Luca VIGLIALORO (ibid., p. 280) cite Alfred de MUSSET, Un Mot sur l’art moderne (1833), dans Id.,

Œuvres complètes en prose, texte établi et annoté par Maurice ALLEM et Paul COURANT, Paris, Gallimard (collection « Bibliothèque de la Pléiade »), 1960, p. 885.

51 Cf. Tableau de classification du simulacre, dans ce volume, p. 259. 52 Avant lui, Lamartine compare le phénomène de la condensation de l’eau en nuée et en vapeur

avec la condensation des paroles dans la poésie. Cf. Antonella IPPOLITO, « La codification multiple du nuage chez Lamartine », dans ce volume, p. 215, cite LAMARTINE, « Novissima Verba » (1829), Harmonies poétiques et religieuses, dans LAMARTINE 1963, p. 473.

Page 22: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

INTRODUCTION

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 21

amasse, les forme à son gré, et les laisse dériver au courant du souffle secret qui passe à travers toute intelligence53 ».

Marie-Catherine Huet-Brichard interprète donc le nuage chez Maurice de Guérin comme « support » d’une réflexion sur le processus de création54. L’auteur considère l’univers intérieur comme un « espace paysager55 ». Il crée en ce sens, à travers la métaphore du tableau de nuages, une « géographie » et une « météorologie […] de l’âme56 ». Son langage riche en métaphores donne à voir, comme un tableau, un « paysage au ciel57 » composé de nuages. Créant ces images illusoires, il se met en scène pour ainsi dire en tant que peintre qui crée une « galerie de tableaux58 ». Les esquisses de nuages expriment chez lui l’indicible : la métaphore du nuage suggère le mouvement fluide de sa pensée et de son écriture dans l’acte créateur.

Helmut Meter aborde le récit onirique de Nerval Aurélia ou Le Rêve et la vie en tenant compte de la sensibilité psychopathologique de l’auteur. C’est pour-quoi on trouve dans son analyse des éléments d’une lecture autobiographique du texte. Il montre que le poète assigne aux nuages, aux voiles et aux vapeurs la fonction de zone de passage. Les nuages constituent un rideau qui s’ouvre, en quelque sorte un tissu transparent qui crée une transition entre le « monde réel » et le monde imaginaire du rêve, le « monde des esprits59 ». Les nuages possèdent une fonction de seuil, ils relient la vie au rêve60, deux mondes qui pour Nerval ne sont pas différenciables. Helmut Meter attribue aux nuages une « appartenance double61 », à savoir à la sphère du réel et à celle du rêve : « ils

........................................... 53 Marie-Catherine HUET-BRICHARD, « “Paysage au ciel” : les nuages dans Le Cahier vert de Mau-

rice de Guérin », dans ce volume, p. 307, cite Le Cahier vert, Maurice de GUÉRIN, Œuvres com-plètes, édition établie, présentée et annotée par Marie-Catherine HUET-BRICHARD, Paris, Clas-siques Garnier, 2012, p. 115, note du 10 décembre 1834.

54 Marie-Catherine HUET-BRICHARD, dans ce volume, p. 296. 55 Ibid. 56 Ibid. 57 Marie-Catherine HUET-BRICHARD, dans ce volume, p. 298, cite Le Cahier vert, GUÉRIN 2012,

p. 56, note du 5 avril 1833. 58 Marie-Catherine HUET-BRICHARD, dans ce volume, p. 300. 59 Cf. Helmut METER, « Entre “monde réel” et “monde des esprits” : les nuages et la poétique du

rêve lucide dans Aurélia de Gérard de Nerval », dans ce volume, p. 315. 60 Ibid., p. 318. 61 Ibid., p. 319.

Page 23: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PIERRE GLAUDES / CORNELIA KLETTKE

22 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

signalent la présence d’un phénomène réel au cœur même du non réel62 ». Étant donné l’ambivalence de la réalité physico-chimique dans une enveloppe illusoire, il s’agit d’apparitions simulacres. Les nuages stimulent les forces du fantastique et initient le rêveur/le lecteur au monde des phantasmes oniriques.

Nerval crée par ailleurs un amalgame entre ses visions oniriques déclenchées par les nuages, les vapeurs et le brouillard, et des œuvres d’art réelles. Faut-il donner une valeur autoréflexive à ce procédé ? Le fait est que, dans une de ses visions, se superposent le souvenir de deux monuments, qui se fondent alors en un seul. La statue de Pierre le Grand, telle une vision apothéotique, émerge de la « brume », mais sur elle se superposent les nuages de la colonne de la peste à Vienne (Wiener Pestsäule), sur laquelle ne se trouvent plus des anges et la Trinité, mais trois impératrices et quelques princesses63. De même, la vision de l’Ange de la Mélancolie de Dürer fait irruption comme quelque chose de surnaturel, tel un spectre effrayant, dans le monde réel64. Il semble alors que cet être lutte au travers de la couche de nuages pour prendre forme. Un phan-tasme onirique s’exprime également dans la modélisation de la mort d’Aurélia en un instant éphémère et illusoire où l’on assiste à la transfiguration de son buste dans les nuages, peu avant que ne se déploie la vision d’un « buste de femme65 » disparue, dans un cimetière.

À partir du conte Le Nuage rose de Georges Sand, Karin Becker démontre la complexité de la métaphore du nuage dans le domaine des phantasmes éro-tiques, mais aussi de l’autoréflexivité du texte66. Dans la suite des métaphores employées par la romancière, la signification météorologique du nuage se trans-forme, étapes après étapes, en métaphore sexuelle, puis en figure de la création littéraire elle-même. Le nuage rose, en tant que figure récurrente, donne progres-sivement forme à une signification érotique cachée : il métaphorise l’initiation au désir féminin et la rencontre avec l’autre sexe. Dans ce mythe de la virginité, il se révèle être le symbole du rêve de jeune fille. La jeune rêveuse désenchantée et

........................................... 62 Ibid., résumé, p. 398. 63 Cf. ibid., p. 323-324. 64 Cf. ibid., p. 324. 65 Ibid., p. 331. 66 Cf. Karin BECKER, « Elle avait bâti mille chimères sur une métaphore ». Le conte poétique Le

Nuage rose ou George Sand « grande fileuse de nuages », dans ce volume, p. 337.

Page 24: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

INTRODUCTION

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 23

purifiée se métamorphose en une patiente fileuse/écrivaine filant dans le texte la métaphore de la rose, ultime avatar du nuage rose.

André Weber analyse, essentiellement sur la base des Proses philosophiques, le discours théorique de Hugo sur la façon dont il traite, en tant qu’écrivain, le nuage. Il constate que Hugo avait étudié les théories scientifiques sur les nuages et qu’il connaissait leur classification par Howard. Mais il montre surtout que Hugo a créé, au-delà des connaissances scientifiques, un système éthico-esthétique qui lui est propre et dont le cadre est celui du champ de signification métaphysico-religieux. Tout en modifiant les concepts de Howard (circum-cumuli et circum-strati au lieu de cirro-cumulus et cirro-stratus67), Hugo accède, en s’éloignant du code météorologique, à une liberté qui lui permet de reconnaître un ordre divin derrière les formations de nuages, dont la symbolique correspond dans ses poèmes à sa religiosité. Pour caractériser l’harmonie entre esprit créateur et forme, et pour observer les correspondances qui en résultent dans la nature – nuage, rocher, femme68 –, André Weber se sert, à la suite de Hugo, de la métaphore de la géomé-trie, définissant ainsi une espèce d’arpentage du Ciel.

Le poème de Baudelaire L’Étranger se trouve au centre de l’étude d’André Guyaux. À travers une lecture autoréflexive et esthétique, il analyse les diffé-rentes possibilités du décryptage du dispositif des nuages dans ce texte énigma-tique. Le nuage devient figure du « désir d’évasion », « fantasme de voyage69 », aspiration à l’irréalisable. L’illusion de la légèreté et de la perte de la pesanteur terrestre s’allie à une autre illusion concernant le renversement du haut et du bas, ainsi que le changement de perspectives. À l’aide du nuage comme moyen de transport illusoire, le poète, qui se sent étranger à la réalité terrestre, monte dans les hauteurs aériennes d’un autre monde, le monde désiré du « mer-veilleux ». Le poète se sent comme un enfant qui vit dans ses rêves. L’art de-vient un rêve d’enfant au-delà de la réalité.

À la fin de son interprétation, André Guyaux introduit une parenté entre la mise en scène des nuages dans L’Étranger de Baudelaire et les nuages de Dela-croix décorant le plafond de la bibliothèque du Palais du Luxembourg. Ceux-ci « ont attiré l’attention de Baudelaire, qui se montre sensible à leur “grande ........................................... 67 Cf. André WEBER, « Victor Hugo et la “géométrie” métaphysique des nuages », dans ce volume,

p. 361. 68 Ibid., p. 367. 69 André GUYAUX, « Nuages baudelairiens, ou l’enfance de l’art », dans ce volume, p. 373.

Page 25: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PIERRE GLAUDES / CORNELIA KLETTKE

24 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

légèreté” et les décrit en termes analogiques, en métaphorisant leurs formes : ils sont “tirés et délayés en sens divers comme une gaze qui se déchire”70 ». Cette métaphore de Baudelaire, qui interprète le nuage de Delacroix comme une fine membrane d’étoffe, implique « l’idée du mal71 ». La matérialité des gouttes d’eau, symbolisée dans l’image d’un fin voile, est mise en scène dans cette peinture en tant que dissimulation et obstacle à la connaissance de l’absolu. La mise en forme irrégulière des haillons de gaze déchirés stimule l’imagination et suggère des images grotesques et des phantasmes, elle n’autorise que des connaissances discontinues et fragmentaires. En ce sens, les nuages symboli-sent la capacité ou l’incapacité, non seulement de l’antique habitant de l’Élysée, mais de l’homme en tant que tel, à comprendre les réalités ultimes, étant donné que l’homme, comme le nuage, est lié à la matérialité.

Ce volume rassemble les travaux présentés lors d’une série de trois colloques sur les nuages romantiques : le premier à la Sorbonne en avril 2014, le deu-xième en octobre de la même année à l’université de Potsdam, où a également eu lieu le troisième en octobre 201672. Nous remercions les rédacteurs de la série Sanssouci – Forschungen zur Romanistik, Dr. Sabine Zangenfeind et Lars Klauke, de leur engagement sans faille dans la préparation de ce volume, ainsi que Margot Lachkar et Cordula Wöbbeking pour leurs services irremplaçables. Un grand merci également à Dr. Sylvie Mutet pour sa collaboration efficace et compétente. L’édition de ce volume a pu être réalisée grâce au précieux soutien et à la générosité extraordinaire de la maison d’édition, en particulier de Dr. Karin Timme et d’Astrid Matthes.

Pierre GLAUDES Cornelia KLETTKE

........................................... 70 André GUYAUX, dans ce volume, p. 378, cite le Salon de 1846, dans BAUDELAIRE 1976, t. II, p. 438. 71 André GUYAUX, dans ce volume, ibid. 72 Un quatrième colloque, dirigé par Pierre Glaudes et Anouchka Vasak, a eu lieu à la fondation des

Treilles en avril 2016. Cf. Pierre GLAUDES et Anouchka VASAK, Nuages du tournant des Lumières au crépuscule du romantisme (1760-1880), Paris, Hermann, 2017.

Page 26: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PREMIÈRE PARTIE :

DU SAVOIR SUR LES NUAGES

À LEUR REPRÉSENTATION LITTÉRAIRE

Page 27: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De
Page 28: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 27

COMMENT SE FORMENT LES FORMES ? une question romantique

Je voudrais dessiner un parcours à travers quelques manières de penser la forme. Mon choix sera arbitraire, comme tous les choix qui ne visent moins la preuve que l’exemple. Je vais tenter de montrer des jalons, grâce auxquels il sera peut-être possible de s’orienter et de reconnaître une filiation cohérente, sachant qu’il serait impossible d’en fixer toutes les étapes.

La question que je me pose, parce que le romantisme la pose, est celle de la forme, de son origine, de son rapport à la vie et au devenir. D’où viennent les formes, comment se sont-elles formées, pourquoi sont-elles différentes les unes des autres ? Ce sont des interrogations que la philosophie, les sciences naturelles, la littérature et la peinture posent dans l’époque que nous appelons romantique, si l’on désigne par ce mot non pas une école, mais la mutation profonde qui intervient dans la culture européenne entre la seconde moitié du XVIIIe siècle et les débuts du XIXe. Ce sera un parcours en quatre étapes plus une, cette cinquième nous amènera enfin aux nuages, car il s’agit bien de se demander si et comment la pensée romantique du nuage s’encadre dans une pensée morphologique plus vaste.

La première image sur laquelle j’attirerai l’attention se trouve dans un dia-logue philosophique de Diderot, Le Rêve de d’Alembert. Écrit en 1769, même s’il ne sera publié que beaucoup plus tard, ce dialogue contient une page assez célèbre, où d’Alembert, en rêvant, dit ceci :

Avez-vous quelquefois vu un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche... le monde ou la masse générale de la matière est la grande

Page 29: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

PAOLO TORTONESE

28 © Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur

ruche... les avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche d’un arbre, une longue grappe de petits animaux ailés, tous accrochés les uns aux autres par les pattes... cette grappe est un être, un individu, un animal quelconque...1

La forme vivante que les abeilles créent en constituant l’essaim est parfaite-ment définie, même si elle est le fruit d’une agrégation d’éléments à l’origine indépendants les uns des autres. Les corps nombreux des abeilles, se réunissant, finissent par former un seul corps, et d’Alembert précise que ce corps de l’essaim est doté d’une sensibilité unique, le fruit d’une communication senso-rielle d’une abeille à l’autre.

Si l’une de ces abeilles s’avise de pincer d’une façon quelconque, l’abeille à laquelle elle s’est accrochée, que croyez-vous qu’il en arrive ? [...] le Philosophe [...] vous dira que celle-ci pincera la suivante ; qu’il s’excitera dans toute la grappe autant de sensations qu’il y a de petits animaux ; que le tout s’agitera, se remuera, changera de situation et de forme ; qu’il s’élèvera du bruit, de petits cris ; et que celui qui n’aurait jamais vu une pareille grappe s’arranger, serait tenté de la prendre pour un animal à cinq ou six cents têtes, et à mille ou douze cents ailes...2

D’Alembert rêve, mais à son chevet se trouve le médecin Bordeu, qui explique rationnellement le sens de ses visions nocturnes. Bordeu dit :

L’homme qui prendrait cette grappe pour un animal se tromperait ; mais, [...] [v]oulez-vous transformer la grappe d’abeilles en un seul et unique animal ? amollissez les pattes par lesquelles elles se tiennent ; de contiguës qu’elles étaient, rendez-les continues. Entre ce nouvel état de la grappe et le précédent, il y a certainement une différence marquée ; et quelle peut être cette différence, sinon qu’à présent c’est un tout, un

........................................... 1 DIDEROT, Le Rêve de d’Alembert, dans Id., Œuvres philosophiques, édition publiée sous la direc-

tion de Michel DELON, avec la collaboration de Barbara De NEGRONI, Paris, Gallimard (collection « Bibliothèque de la Pléiade »), 2010, p. 361.

2 Ibid.

Page 30: Nuages romantiques – Des Lumières à la Modernité · 2018. 7. 17. · protéiforme des formations nuageuses, elle se fonde sur les observations de Lucrèce formulées dans De

COMMENT SE FORMENT LES FORMES ?

© Frank & Timme Verlag für wissenschaftliche Literatur 29

animal un, et qu’auparavant ce n’était qu’un assemblage d’animaux ?... Tous nos organes [...] [n]e sont que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générales.

Théophile de Bordeu est le chef de l’école vitaliste de Montpellier, et Diderot a emprunté l’image de l’essaim d’abeilles à un de ses livres, intitulé Recherches anatomiques sur la position des glandes et sur leur action, publié en 1751 :

Nous comparons le corps vivant, pour bien sentir l’action particulière de chaque partie, à un essain d’abeilles qui se ramassent en pelotons, & qui se suspendent à un arbre en maniére de grappe ; on n’a pas trouvé mauvais qu’un célèbre Ancien ait dit d’un des viscéres du bas ventre qu’il étoit animal in animali ; chaque partie est, pour ainsi dire, non pas sans doute un animal, mais une espéce de machine à part, qui concourt à sa façon, à la vie générale du corps3.

Les spécialistes nous disent que cette image fait échos à la théorie de Mauper-tuis dans l’Essai sur la formation des corps organisés, 17544. Mais limitons-nous à Bordeu. Sa théorie du rapport entre les organes et l’organisme repose sur un principe anticartésien. Comme tous les vitalistes, Bordeu met en cause la sépa-ration nette entre le corps, qui répond aux lois de la mécanique, et l’âme, qui agit dans la liberté. En insistant sur la vie propre de chaque organe, et sur sa capacité à créer une synergie vitale complexe, il pense l’organisme en termes dynamiques ; mais, en bon matérialiste, il se refuse à donner l’âme comme source spirituelle du mouvement matériel, et cherche cette source dans la matière elle-même. Dans sa vision, les corps vivants ne fonctionnent guère comme les corps inertes, et la physique newtonienne ne peut pas rendre compte de leur fonctionnement. Autrement dit, l’anatomie n’est rien sans la physiologie. Et la physiologie repose sur un concept fondamental, la sensibilité. Le vivant est d’abord le sensible, et parce qu’il est sensible il se sépare d’une

........................................... 3 Théophile de BORDEU, Recherches anatomiques sur la position des glandes et sur leur action, Paris,

G.F. Quillau père, 1751, § CXXV, p. 452. 4 MAUPERTUIS, Essai sur la formation des corps organisés, Berlin, 1754, § XLIX, p. 47-48. Cf. Annie

IBRAHIM, « Maupertuis dans Le Rêve de d’Alembert : l’essaim d’abeilles et le polype », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, avril 2003, n° 34.