LA PPHILOSOPHIE QUI VVIENT · 2018-04-12 · Barbara Cassin, Catherine Chevalley, Jean-François...

22
LA PHILOSOPHIE QUI VIENT PARCOURS, BILANS, PROJETS Alain de Libera, Robert Maggiori, Pierre Manent, Jean-Luc Marion, Joëlle Proust, Philippe Raynaud, Alain Renaut, Marc Richir, Gabriel Raphaël Veyret, Yves-Charles Zarka. numØro 72 novembre - dØcembre 1992 Daniel Andler, François Azouvi, Rémi Brague, Monique Canto-Sperber, Barbara Cassin, Catherine Chevalley, Jean-François Courtine, Vincent Descombes, Roger-Pol Droit, Pascal Engel, Luc Ferry, Henri Hude, Lucien Jaume, André Laks, Marc de Launay, Extrait de la publication

Transcript of LA PPHILOSOPHIE QUI VVIENT · 2018-04-12 · Barbara Cassin, Catherine Chevalley, Jean-François...

  • LLAA PPHHIILLOOSSOOPPHHIIEEQQUUII VVIIEENNTT

    PARCOURS, BILANS, PROJETS

    Alain de Libera, Robert Maggiori, Pierre Manent, Jean-Luc Marion, JoëlleProust, Philippe Raynaud, Alain Renaut, Marc Richir, Gabriel RaphaëlVeyret, Yves-Charles Zarka.

    numéro 72 novembre - décembre 1992

    Daniel Andler, François Azouvi, Rémi Brague, Monique Canto-Sperber,Barbara Cassin, Catherine Chevalley, Jean-François Courtine, VincentDescombes, Roger-Pol Droit, Pascal Engel, Luc Ferry, Henri Hude, LucienJaume, André Laks, Marc de Launay,

    couverture.qxd 11/06/2004 10:13 Page 1

    Extrait de la publication

    DENIS ZWIRN

  • novembre-décembre 1992 numéro 72 Directeur : Pierre Nora

    LA PHILOSOPHIE QUI VIENT. PARCOURS, BILANS, PROJETS

    5 Daniel Andler : Mouvements de lesprit. Un style pluraliste en philosophie.17 François Azouvi : Pour une histoire philosophique des idées.29 Rémi Brague : Élargir le passé, approfondir le présent.40 Monique Canto-Sperber : Pour la philosophie morale.52 Barbara Cassin : Qui a peur de la sophistique ? Contre lethical

    correctness.65 Catherine Chevalley : Physique quantique et philosophie.77 Jean-François Courtine : Phénoménologie et métaphysique.90 Vincent Descombes : Exercices danalyse.

    104 Pascal Engel : Le rêve analytique et le réveil naturaliste.115 Luc Ferry : Les trois époques de la philosophie moderne. Les tâches dune

    pensée laïcisée.123 Henri Hude : Absolu et liberté.134 Lucien Jaume : Philosophie en science politique.146 André Laks : Herméneutique et argumentation. À lagenda des études de

    philosophie ancienne.155 Alain de Libera : Retour de la philosophie médiévale ?170 Pierre Manent : La vérité, peut-être.179 Jean-Luc Marion : De l« histoire de lêtre » à la donation du possible.190 Joëlle Proust : De lhistoire de la logique à la philosophie de lesprit.201 Philippe Raynaud : Droit, histoire, politique.211 Alain Renaut : Philosopher après le dernier philosophe.218 Marc Richir : La république des philosophes.231 Yves-Charles Zarka : Aux fondements de la politique moderne.

    ÉDITION ET CRITIQUE

    242 Roger-Pol Droit : « Philosophie rapide » et longue durée. Entretien dun chercheuravec un chroniqueur.

    249 Robert Maggiori : Une critique peut-elle être philosophique ? 255 Marc de Launay : Lettre à un collègue allemand. 261 Gabriel Raphaël Veyret : Lédition de philosophie : traditions et renouvellements.

    Sommaire.qxd 11/06/2004 10:21 Page 1

    Extrait de la publication

  • LA PHILOSOPHIE QUI VIENT

    Parcours, bilans, projets

    La philosophie exerce un rayonnement singulier au sein de la culture française, en particulierdepuis la mise en place de la « classe de philo » dans les lycées du XIXe siècle. Nulle part, sansdoute, autant desprits nont reçu une familiarité minimale avec sa tradition, ses uvres et sesdémarches. Nulle part, elle nalimente autant, même si cest de manière indirecte ou cachée, lereste de la production intellectuelle. Qui ne voit par exemple ce que le style des sciences humaineset sociales à la française doit à une imprégnation de la conceptualité philosophique, y comprischez les plus hostiles à la philosophie de ses représentants ? Cest ce qui justifie, si lon sepréoccupe du renouvellement en profondeur de la vie intellectuelle de ce pays, daller voir enpriorité du côté des philosophes. Dans la philosophie qui vient, telle que ce numéro voudrait enmettre en lumière les principales tendances avec les acteurs représentatifs, cest beaucoup plusqui sannonce.

    Cest la relève générationnelle que nous avons voulu saisir. Nous avons demandé à une vingtainedauteurs de la quarantaine, avec déjà une uvre conséquente derrière eux, mais pour la plupartmal connus hors du cercle des professionnels, de faire le point sur leurs travaux et de préciser lin-tention qui les anime. Nous nous sommes efforcés à la fois de refléter la diversité des orientationset de couvrir le champ philosophique dans la variété de ses domaines. Il est entendu que tout choixlimitatif de ce genre ne saurait aller sans regrets ni lacunes. Il faut cependant souligner en la cir-constance ce que les limites ont de cruel : la richesse et la qualité de ce qui sest écrit au cours deces dernières années eussent exigé, en bonne justice, pour être convenablement rendues, un volumesensiblement plus étendu que ce numéro déjà copieux. Mais pourquoi pas bientôt un autre numéroqui aborderait en outre des questions que celui-ci laisse dans lombre, comme celle, cruciale, delenseignement de la philosophie ?

    Cest la production philosophique que nous avons choisi de privilégier. Sans doute, dailleurs,est-ce lun des signes les plus sûrs du déclin de lUniversité, noté par plusieurs de nos auteurs, quelimportance prise par les fonctions éditoriales au sein de cette génération nouvelle, comme sicétait par là que passait désormais laccès à lespace public. On ne manquera pas, en tout cas,de relever comme un trait significatif le rôle danimateurs et de directeurs de collection choisi parbeaucoup à côté de leur uvre personnelle. Afin de prolonger la réflexion sur cette insertionculturelle et civique, il nous a paru indispensable de donner la parole à ceux dentre eux, éditeurset critiques, qui font exister la philosophie qui sécrit dans lespace public. Ils sexpliquent sur

    inter1.qxd 11/06/2004 09:48 Page 1

  • lexercice et les contraintes de leur tâche. Nous joignons à lensemble, dans le même esprit, une étudesur la situation et les renouvellements de lédition de philosophie.

    Il nappartient pas à la rédaction invitante de se faire le commentateur des auteurs quelleaccueille. On nous permettra cependant deux brèves remarques destinées à guider la lecture quantaux lignes de partage que ce numéro contribue à faire apparaître.

    1. La grande affaire de la philosophie est avec son histoire. On a beaucoup reproché à la philo-sophie française de senfermer exclusivement dans le commerce avec les uvres du passé. On verracomment les uns sefforcent de définir un bon usage de lhistoire de la philosophie quand les autressattachent à frayer des chemins de pensée libérés de cette hypothèque.

    2. Ce premier partage en recoupe pour partie un autre, celui qui sépare une tradition « conti-nentale » de linspiration « analytique », de provenance anglo-saxonne, désormais solidementinstallée en France, Lavenir de la discipline est largement suspendu à lopposition, au dialogue et,qui sait ? à la conciliation entre les deux voies.

    Aux lecteurs de juger. On ne lui promet pas de nouveau fracassant, mais on peut lassurer dunniveau qui définit la pensée à son meilleur et qui, bien plus sûrement que les ruptures sensationnelles,promet de vrais fruits.

    inter1.qxd 11/06/2004 09:48 Page 2

  • Daniel Andler

    Mouvements de lespritUn style pluraliste en philosophie

    Beaucoup de chemins mènent à la philosophie. On peut les classer par origine : cela donne quatregrands groupes que jassocierai par convention pure à quatre « points cardinaux ». On vient de lestquand on aspire à la sagesse. Du sud, quand on est guidé par les textes philosophiques, surtout ceuxdu passé. De louest, quand on prend appui sur une pratique scientifique ou artistique, corporelle oumédicale, juridique ou sociale. Du nord, enfin, quand on part dune question, dun problème.

    Je viens du nord. Javais fait quelques incursions par le sud, par louest, et même par lest, maissans jamais prendre pied dans la place. Un mathématicien, on limagine arrivé de louest, nourrissantle commerce avec son territoire dorigine. On le voit en épistémologue penché sur les fondementsdes mathématiques ; ou bien en quête de prétextes philosophiques à une intervention mathématique mathématicien appliqué, en quelque sorte. Ni lune ni lautre de ces occupations ne mestcomplètement étrangère, mais cest du nord que je viens, et tel le provincial qui sinstalle près dela gare par laquelle il est arrivé dans la capitale, cest dans un quartier marqué par cette provenanceque je campe.

    Entre mathématiques et philosophie

    Récit commenté du voyage. Ayant fait mes études à une époque où rien nempêchait quelquunde suivre deux cursus universitaires, jai pu acquérir dès le début une double formation, certes for-tement dissymétrique, la « majeure » étant en mathématiques, la « mineure » en philosophie. Unposte dassistant de mathématiques obtenu à Orsay dès la fin de la licence (ce qui navait rien dex-ceptionnel à lépoque) maida à choisir très vite mon premier métier, ce qui mépargna une crise aiguëdidentité professionnelle : atypique mais pas « atopique », sans orientation univoque mais non sanslieu dancrage.

    Vint alors la spécialisation et lentrée dans le monde de la recherche. La logique mathématiquemattirait non en raison de sa place traditionnelle de terre-tampon entre mes deux disciplines, maisparce que sy mêlaient, croyais-je deviner, un questionnement « conceptuel » et des problèmestechniques. Le cadre nen était pas entièrement fixé, et la recherche consistait en partie à détermi-ner ce cadre, pas seulement à résoudre des problèmes imposés par létat davancement dun pro-gramme tout tracé. Cela me convenait et la tonalité de la logique, la saveur de ses objets élémentaires,tout cela me plaisait, comme plaisaient à tels de mes condisciples la topologie générale, lanalyse

    Daniel Andler est professeur à luniversité Charles de Gaulle-Lille III et directeur adjoint du C.R.E.A. (École polytechnique-C.N.R.S.). Il a récemment dirigé Introduction aux sciences cognitives (Paris, Gallimard, 1992). Il prépare un essai sur laphilosophie de lesprit à la lumière des sciences cognitives.

    Cet article est paru en novembre-décembre 1992 dans le n° 72 du Débat (pp. 5-16).

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 5

    Extrait de la publication

  • fonctionnelle ou la géométrie algébrique. Sy ajoutait pour moi latmosphère au travail : il régnaitdans la petite troupe des logiciens parisiens une gentillesse, une solidarité, une simplicité qui contras-taient avec le climat solennel et le culte du génie qui étaient le lot, pensais-je, des spécialités« nobles ».

    Ce nétait pas, ai-je dit, la dimension philosophique de la logique qui me séduisait, ni la per-spective dêtre un jour en mesure de travailler dans la zone frontalière. Jignorais presque tout dudomaine de la logique philosophique : à la faculté des lettres, le peu quon nous enseignait sous letitre de logique était un abrégé de logique symbolique élémentaire, à côté dun tout petit peudAristote. Ce quil y avait dintéressant dans cette direction-là était, me disais-je, laffaire desmathématiciens. Or chez eux, tout ce qui touchait, de près ou de loin, à la logique philosophique étaitmal vu. Cétait lépoque de la professionnalisation de la logique mathématique, le moment où ellese détachait de ses origines et rejoignait le club des « vraies » mathématiques. Longtemps tenue ensuspicion par les mathématiques françaises, la logique devenait, ô délices, techniquement difficileet posait, ô merveille, des questions mathématiquement intéressantes. Nos rares logiciens avaient àcur de souligner lintérêt mathématique intrinsèque de la discipline, et détablir des liens, autantque possible, avec dautres branches des mathématiques et surtout pas avec une réflexion dorigineou de nature philosophique.

    Mais tout cela, loin de me gêner, mallait parfaitement. Mes goûts philosophiques étaient très éloi-gnés de ce qui relevait, de près ou de loin, de lesprit logicien en philosophie. Jaurais à lépoquedétesté la logique philosophique, la philosophie analytique ou toute forme de « philosophie for-melle », si seulement javais eu une idée de ce que cétait. Il me suffisait de tenir en horreur et mépris« positivisme », « scientisme », « formalisme », « réductionnisme » et autres monstres antihumains,antiphilosophiques. Jétais alors un homme du sud ; je souscrivais à lopinion dun camarade qui pourconclure une discussion plaisamment désespérée sur la nature de la philosophie en faisait, « finale-ment », létude des grands textes. On devine que les grands textes étaient ceux du programme.Parmi les noms de Frege, Peirce, Russell, Wittgenstein, Popper, Carnap ou Quine, combien aurions-nous su en épeler ? Pas beaucoup : il y a sud et sud.

    Pendant quelques années, jai donc oscillé entre cours de math et cours de philo. Cinq minutesde mobylette, à peine, séparaient la « halle aux vins » (lébauche du campus Jussieu) de la Sorbonneet de Censier (qui venait douvrir). Mais cétait de monde que je changeais en passant de lun àlautre. Du « tu » au « vous ». Dun brouhaha à un silence ponctué de propos sans urgence, dunerépétition à une salle de concert, dun chantier à un musée.

    En mathématiques, chacun semblait occupé, malgré la paresse et lagitation que cette générationcultivait, à lacquisition dun savoir-faire complexe. On procédait par fragment, on faisait travaillerséparément chaque notion, comme au piano : mesure par mesure, trait par trait, mains séparées, voixpar voix, un déplacement ici, un ornement là, un doigté nouveau, un rythme inusité. Ce nétait passuffisant, en mathématiques pas plus quau piano, mais cétait nécessaire. Létudiant était doncplacé devant un monceau de tâches, comme devant un tas de bûches à fendre.

    En philosophie, rien de tel. Dun côté, les grands textes, les grands cours. Une montagne à péné-trer (le texte à comprendre), une montagne à soulever (la dissertation à écrire). Sans quon sache com-ment décomposer la difficulté.

    Ce quon nous demandait en philosophie, pensais-je, était beaucoup plus difficile quen mathé-matiques. Pourquoi alors semblait-il nettement plus difficile de se sortir des épreuves en mathéma-

    6

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 6

  • tiques quen philosophie ? Javais beau être disposé à reconnaître, sur tous les plans, les plus fon-damentales différences de nature entre les deux disciplines, ce double contraste minquiétait. Ilminquiète encore aujourdhui.

    Je fus plus long à repérer le second grand contraste. Lenseignement des mathématiques est trèsvite orienté par la perspective de la recherche, un peu comme un fleuve qui semble se précipiter versune chute. Très vite, avant même dêtre en mesure de produire des résultats, létudiant est plongéjusquau cou dans la recherche. Pour moi (comme pour la plupart des mathématiciens de ma géné-ration), ce passage à la recherche coïncidait avec lentrée dans la vie professionnelle. Un tel parcoursengendrait une représentation des mathématiques dans laquelle il nétait pas concevable que lacti-vité universitaire puisse être dirigée, même subsidiairement, par autre chose que la recherche. Celanallait pas sans difficultés, mais elles nétaient que leffet dune contradiction générale dans laquellese trouve placée lUniversité française, à laquelle on impose une multiplicité de fonctions sans lau-toriser à différencier franchement ses structures. Il nétait pas concevable que lorganisation desétudes et de la vie scientifique puisse être placée sous la dépendance dobjectifs scientifiquementaccessoires (quelle que soit leur importance sociale et humaine) : ceût été le monde à lenvers. Cétaitlà le principe même dune formation universitaire, par opposition à dautres formations supérieures,en institut de technologie, en école dingénieurs, en faculté de médecine, etc. Il métait très difficilede trouver quelque chose danalogue dans la structure du département et de lenseignement enphilosophie. À lépoque, cela me semblait naturel : tout y est si différent. Quelle naïveté y aurait-ileu à vouloir que les affaires se mènent de la même manière dans les deux disciplines !

    Cest à Berkeley, où jarrivais (confortablement détaché dOrsay) à lautomne 1969, que débutavraiment mon travail de recherche. Javais commencé à me spécialiser, à Paris, en théorie des mo-dèles. Cette branche de la logique mathématique doit son existence aux travaux dAlfred Tarski, legrand logicien polonais venu à luniversité de Californie juste avant la Seconde Guerre mondiale età ceux dAbraham Robinson. Berkeley était depuis lorigine la capitale mondiale de la spécialité ;cétait aussi à lépoque limage glorieuse de la « multiversité » au sein de laquelle toutes les branchesdu savoir se développaient côte à côte au plus haut degré dexcellence : de la physique nucléaire àlarchitecture, des mathématiques à lhistoire, du droit à la philosophie, Berkeley figurait aux toutespremières places. Mais cétait aussi, contrairement à ses rivales directes, Harvard, Princeton, Yaleou Stanford, une université dÉtat participant à lenseignement supérieur de masse en Californie ethabituée aux grands effectifs, jusque dans les filières avancées.

    Berkeley était donc, pour moi, primo un choix raisonnable pour achever mes études et secundoun bon terrain dobservation pour nourrir mes ruminations sur lUniversité. Le parallèle mathéma-tiques/philosophie se doublait dune comparaison Berkeley/Paris. Ce nest pas le lieu daborder lefond du sujet, mais seulement dindiquer que je nai jamais réussi durablement à me désintéresserde luniversité comme idée et comme pratique. Jai très tôt compris que si, au sein de la trinitéordonnée recherche/formation/administration, les préséances doivent être respectées, chaque fonc-tion est essentielle, y compris la dernière qui nest, ou ne devrait être, rien dautre que la politiqueau sens le plus élevé. Cette prise de conscience a marqué la conception que jai de mon métier.Certains de mes amis jugent irréaliste une telle attitude, dans létat présent de lUniversité française.En quoi notre désaccord est double : mon pronostic est moins noir que le leur, et, voyant certainescauses, je crois connaître certains remèdes. Le principal est peut-être que ceux qui, parce quils

    7

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 7

    Extrait de la publication

  • maîtrisent les trois dimensions du problème, sont capables de prendre les commandes, le fassent pourune durée limitée et quainsi se forment des chaînes de responsables compétents à tous les étagesde la pyramide. En attendant, les maux de lUniversité affectent, à des degrés divers, toutes lesdisciplines, et la philosophie nest pas entièrement responsable des siens.

    La théorie des modèles peut être vue comme lapplication aux structures mathématiques dunesémantique formelle. (On a pu la définir, de manière volontairement simpliste, par l « équation » :théorie des modèles = algèbre + langage). La notion de base est celle dun langage formel L, visantà décrire un type donné de structure. Les symboles de L sont susceptibles dêtre interprétés duneinfinité de manières distinctes, à partir de la donnée également arbitraire dun univers dindividus :on obtient de la sorte une L-structure. À laide des symboles du langage on construit un ensembledénoncés qui dans toute structure prennent une valeur de vérité déterminée. Un énoncé exprime doncdans une structure un état de choses potentiel, il est réputé vrai si cet état de choses est réalisé, fauxdans le cas contraire.

    Une théorie de L est un ensemble T dénoncés ; une L-structure dans laquelle tous les énoncésde T sont vrais est appelée un modèle de T. La théorie des modèles consiste, de manière très géné-rale, à mettre en correspondance les propriétés dune théorie avec celles de ses modèles, ou à recher-cher, étant donné une famille de structures, une théorie dont elles sont les modèles, ou encore, étantdonné une théorie, la famille de ses modèles.

    Pour prendre un exemple qui sera familier, supposons-le, à la plupart des lecteurs non mathé-maticiens, le projet de Peano daxiomatiser larithmétique constitue lamorce de cette démarche. Ilsagissait de ramener lensemble des vérités arithmétiques à ce qui peut se déduire formellement dequelques axiomes convenablement choisis lambition étant à la fois pédagogique (écrire le traitécanonique, exempt derreurs, complet et naturel), heuristique (découvrir une méthode systématiquede découverte des vérités arithmétiques) et ontologique (se dispenser de recourir à lobjet « ensembledes entiers naturels », saisi au travers dune intuition par le moyen du langage ordinaire pour ne sereposer que sur sa description potentiellement exhaustive dans un langage formel).

    Que cette ambition ait rencontré ses limites est bien connu : Gödel et Tarski lont montré dansles années trente. Leurs résultats, décisifs pour lépistémologie des mathématiques et la logique,donnent lieu à trois types de naïveté philosophique. La première consiste à les interpréter commelaffirmation pédante dun truisme : linfirmité de tout langage, voué à laisser échapper quelque chosede la réalité (ou de la vérité). La seconde, à y voir au contraire la preuve inattendue de limpossi-bilité dassimiler la pensée à un mécanisme. La troisième, à récuser a priori toute signification ouapplication possible de ces théorèmes en dehors du cadre strict dans lequel ils sont démontrés.Contrairement à la première et à la dernière, la deuxième de ces naïvetés possède des versions inté-ressantes dont lexamen, qui naurait pas sa place ici, fut pour moi lune des voies par lesquelles jemapprochai de la philosophie.

    Mais revenons un instant sur le projet de Peano. On peut y voir la reprise de lidée leibniziennede la « pensée aveugle » : montrer que tout ce quil est possible de dire dun objet en le « voyant »,on peut le dire sans le « voir » en se référant à sa description (qui est un objet interne à lesprit). Lidéede caractérisation exhaustive occupe, sous le nom de « catégoricité », une place centrale dans lathéorie des modèles, mais elle est aussi au fondement de la conception « cognitiviste » de lesprit.Par un hasard peut-être heureux, ma thèse en théorie des modèles portait sur la catégoricité, et lunede mes préoccupations aujourdhui est de savoir dans quelle mesure les chances du cognitivisme sont

    8

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 8

    Extrait de la publication

  • compromises par les limites assignables, mathématiquement ou autrement, au projet dune tellecaractérisation.

    À lépoque de ma thèse, non seulement je ne savais rien des sciences cognitives, mais jétais laproie dune forme généralisée de la troisième naïveté dont je parlais à linstant : celle qui consisteà croire que rien de significatif ne peut être exporté des mathématiques vers la philosophie. Maîtri-sant (à un niveau modeste, je ne me le suis jamais dissimulé) un fragment des mathématiques, jecroyais savoir ce dont elles ne sont pas capables, et jugeais indécrottablement niais ceux qui leur attri-buaient un pouvoir théorique en dehors de leur sphère propre. Je navais pas compris quentre le fan-tasme de lapplication directe (à laquelle à juste titre je refusais toute réalité) et le postulat denon-pertinence intégrale (auquel je me sentais tenu dadhérer tant par mon rejet de la premièreoption que par les convictions anti « formalistes » dont jai déjà fait état) existait une voie moyenne,celle de la mise en uvre philosophique dune conceptualisation dorigine mathématique.

    Je me passionnais, dans les intervalles nombreux dont je ponctuais mes efforts mathématiques,pour des cours sur la phénoménologie. Jen ai gardé un respect, et même une affection pour les auteursde cette tradition ; mais aussi la conviction quon peut en parler avec clarté, et saisir le mouvementde leur pensée, si novateur quil soit, à travers le déchiffrement soigneux de largumentation et sonévaluation à partir dexemples et de contre-exemples par la confrontation raisonnée avec nos intui-tions, sans pour cela perdre de vue le cheminement historique de la pensée, dun philosophe àlautre. Bref, jai compris quon pouvait appliquer aux auteurs revendiqués par la philosophie ditecontinentale une méthodologie quil est dusage, en ce temps de guerre, dattribuer à la philosophieanalytique. On mobjectera, naturellement, que procéder de la sorte est trahir les auteurs en ques-tion. Voilà une accusation qui me laisse aujourdhui complètement froid. Il faut certes juger sur pièces,mais je ne vois pas quel argument autoriserait à conclure à une trahison nécessaire : sil y a trahi-son, il faut revoir le texte plus attentivement, dans un contexte plus large, etc., mais avec la mêmeméthode, et non en changer nest-ce pas là, dailleurs, la manière phénoménologique dont onsurmonte les désaccords ?

    Cette expérience ma, en tout cas, conféré une complète immunité à la ligne anti-argumentativedéfendue, me dit-on, par un certain post-modernisme. Elle me protège a fortiori contre certainesvisions dichotomiques de la situation actuelle, jy reviendrai. À lépoque, cependant, je mesurais malles enjeux et nétais guère capable de déceler une voie de passage entre ce qui mapparaissaitdouloureusement comme deux continents hostiles. De toute manière, mon objectif principal étaitdachever ma thèse en mathématiques, et le moment vint où je dus remiser mes préoccupationsphilosophiques. Mais juste avant, la philosophie avait planté dans ma cervelle une autre graine,minuscule, dont je ne soupçonnais pas quelle germerait un jour et deviendrait la perche quil mefallait pour me hisser à bord.

    Hubert Dreyfus, celui dont les cours sur Kierkegaard, Husserl et Heidegger mavaient tant plu,avait organisé un séminaire sur le projet de lintelligence artificielle. Il sagissait de savoir sil y avaitde bonnes raisons de le juger irréalisable. Dreyfus exposait les idées quil allait peu après rendrepubliques dans son livre1, mais dautres philosophes défilaient. Si je saisissais, en général, la struc-

    9

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    1. What Computers Cant Do : A Critique of Artificial Reason, New York, Harper & Row, 1972, trad. franç. Intelligenceartificielle : mythes et limites, Paris, Flammarion, 1984.

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 9

  • ture locale des arguments, je demeurais cependant perplexe : pourquoi se donner tout ce mal pourrépondre à une question aussi simple que de savoir si une machine peut penser ?

    Popper et lordinateur

    De retour en France, muni de mon doctorat de Berkeley, je fus tenté de poursuivre dans la voiequil mouvrait. Je voulais dabord mieux connaître la logique, dont seule une petite partie métaitfamilière. Je voulais aussi, naturellement, résoudre les problèmes laissés ouverts par ma thèse. Jevoulais enfin maintenir ma compétence à un niveau académique suffisant. Cependant le cur nyétait plus. Ce nétait pas que je cessais de mintéresser à la logique mathématique, au contraire. Maisjétais impatient de trouver mon véritable sujet de recherche les mathématiques avaient été pourmoi une formation et un défi, elles étaient devenues un métier, elles nétaient pas une vocation etles douze années détude que je leur avais consacrées ne me condamnaient pas à un mariage de raison.

    Une longue période de transition commença alors, qui ne prit fin que lorsque souvrit à moi uneroute oblique pour accéder à une activité philosophique. En attendant, le désir de philosophie mepoussait à acquérir un petit bagage dans un domaine où mon ignorance était intolérable, celui de laphilosophie de la logique et des fondements des mathématiques. Je progressais très lentement,étonné par la difficulté que jéprouvais sur un terrain auquel je pensais être convenablement préparé.

    Je découvrais que ce que javais pris, tant que je ne « faisais » de la philosophie quen amateur,pour une intuition solide, de la clairvoyance, de laudace, nétait que le produit de mon aveuglement ;mes opinions ne valaient rien, tout était à reprendre. Mais ce constat ne métait pas vraiment désa-gréable : je ne détestais pas me retrouver débutant, et les mathématiques mavaient amplementdisposé à la nécessité de réformes répétées de mon entendement. Jéprouvais de la satisfaction à metrouver face à une matière qui mopposait une résistance dun genre nouveau, mais pas moins netteque les mathématiques.

    Je dois à Popper de mêtre sorti de cette phase préparatoire. Je me retrouvai, un peu par hasard,à un colloque de Cerisy qui lui était consacré. Le château de Cerisy est un lieu favorable à lalchi-mie intellectuelle ; il arrive quon sy sente plus vivant, moins stupide, plus proche des autresquordinairement. Cest ce qui se produisit pour moi en ce début de lété 1981.

    Je maperçus dabord quil existe une manière de philosopher qui nexclut pas ceux qui ne sysont pas exclusivement formés, quil sagisse de philosophes versés dans une autre discipline, ou degens de mon espèce. Ce nest pas que la division en disciplines soit entièrement secondaire je nesuis pas Popper lorsquil ny voit quune nécessité purement administrative. Mais elle na pas nonplus le caractère sacré, intangible quon lui attribue souvent. En particulier, il nexiste pas de langageintrinsèquement adapté, à lexclusion de tout autre, à lapproche de certaines questions. Il est doncpossible de philosopher, ou du moins de travailler avec des philosophes, sans avoir été pleinementinitié à leur langage (sil est vrai, ce dont je commençais à douter, quils en ont un en propre et encommun).

    Bien entendu, une philosophie qui donne lieu à ce genre de travail ne peut avoir delle-même uneimage autoréférentielle. Les philosophes que jobservais semblaient penser que leur tâche étaitdattaquer avec les moyens du bord certains problèmes choisis en raison de leur intérêt conceptuel.Si ces problèmes étaient philosophiques, ce nétait pas au premier chef quils étaient légués par latradition philosophique, mais quils se trouvaient intéresser, ici et maintenant, des philosophes. Et

    10

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 10

    Extrait de la publication

  • ce qui donnait au travail en cours son caractère philosophique était quil nentrait pas, ou pasentièrement, dans la méthodologie dune science particulière.

    Cette conception problématisante et inessentialiste mouvrait la possibilité de travailler en philo-sophie ; la question de savoir si un jour viendrait où je travaillerais en philosophe avait soudain perdude son importance. Il me suffisait dêtre autorisé à participer à une tâche dont le caractère fonda-mentalement collectif sautait aux yeux la philosophie était bien un « dialogue de la raison », enun sens autrement fort quen mathématiques par exemple. Soudain, le verre demi-vide de mescompétences apparaissait à demi plein.

    Je devins donc philosophe (à ma manière), je le vois maintenant, le jour où je cessai de vouloirle devenir et où je compris que, si je navais dautre choix que de faire de la philosophie dans létatoù jétais, du moins avais-je celui-là. Bien des années plus tôt, javais essayé de comprendre lavisée oblique dont parle Kierkegaard. Voilà que je men donnais à moi-même un exemple... sanslavoir recherché.

    Cétait finalement par le nord, donc, que jentrais en philosophie. Ni par louest, même si lesmathématiques et la logique allaient maccompagner et continuent de le faire ; ni par le sud, mêmesi cétaient les textes dun philosophe Popper qui me donnaient à la fois du grain à moudre etlautorisation de moudre.

    Cependant, les problèmes que me posait Popper tant ceux quil laissait ouverts que ceux quilavait, disait-il, résolus (comment, me demandais-je, peut-on résoudre un problème philosophique ?) nallaient pas déterminer complètement mon « secteur dactivité ». Il me manquait encore unechose : davoir découvert un problème « à moi ».

    Cette découverte fut le fruit du hasard. Comme javais contribué à convaincre un éditeur de tra-duire le livre de Dreyfus, il me demanda une préface. Je me sentis alors obligé de répondre à laquestion que je métais posée douze ans plus tôt : pourquoi faut-il tant defforts pour mettre endoute la plausibilité du projet de lintelligence artificielle, alors que de toute évidence il est insensé ?Cest alors que je compris que des diverses réponses négatives que je pensais pouvoir donner à laquestion : « Un ordinateur peut-il penser ? », aucune ne valait un clou. Toutes présupposaient laréponse, et cela, à la réflexion, de façon flagrante ; je navais fait que camoufler mes préjugés sousune rhétorique qui navait rien de philosophique. Je découvrais ainsi à la fois le problème et monincapacité à élaborer une stratégie philosophique seulement plausible pour lattaquer.

    Du coup, je réexaminais largumentation de Dreyfus, non pas, cette fois, pour le plaisir gratuitdu renchérissement, mais dans lattente presque angoissée dune seule bonne raison. Mon auto-critique avait affûté mes sens : je découvrais des faiblesses dans le texte, mais par le mêmemouvement de grandes forces. Je compris que je navais compris grand-chose ni à la pensée ou àlintelligence, ni même aux capacités dun ordinateur (ce qui pour un logicien professionnel était toutde même un comble). Je me rendis compte de larrogance qui consiste à vouloir trancher sans ensavoir plus long sur la nature empirique de ces entités, sans me renseigner sur ce qui sen disait,aujourdhui, dans les disciplines directement concernées. Je commençai à mesurer linanité devouloir trancher en labsence dun contexte théorique, comme sil sagissait dune question dugenre : « Y a-t-il du brouillard ce matin ? » Mes convictions antiformalistes restaient solides, et jene doutais pas de la validité globale de lattitude de Dreyfus ni de mes intuitions profondes. Mais

    11

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 11

    Extrait de la publication

  • javais compris que je navais pas les moyens de me défendre philosophiquement, ni même lesconnaissances théoriques et empiriques pour poser convenablement le problème.

    Cest ainsi que je découvris, presque simultanément, deux mondes dont je navais jusque-làquune idée vague. Cétaient les sciences cognitives, dune part, la philosophie analytique de lautre.Naturellement, ces deux mondes communiquent : tout mon travail se situe désormais dans les envi-rons immédiats de leur confluence.

    Un curieux parallèle se dégage rétrospectivement. Dabord, la philosophie analytique en un senslarge inclut Popper, mais en un sens plus restreint le rejetait comme il la rejetait. De même, lintel-ligence artificielle (on dit couramment « I.A. ») est incluse dans les sciences cognitives au sens large,mais au sens restreint elle leur est extérieure et sur certains plans dans un rapport dopposition.Ensuite, la philosophie analytique, qui connaît aujourdhui la prospérité, a eu pour moteur, ou pourépine dorsale, le positivisme logique, largement discrédité depuis longtemps et auquel elle nesidentifie plus du tout. De même, les sciences cognitives, qui sont en plein développement, ont eupour moteur une doctrine parfois appelée le cognitivisme, qui a perdu non pas tout crédit, loin senfaut, mais certainement sa position dominante dans le domaine. Ce double parallèle sachève par uncroisement : alors que cest essentiellement sur le positivisme logique, les thèses et la méthodologiequi lui sont associées que Popper et la philosophie analytique se sont longtemps opposés, lI.A. clas-sique sest constituée autour dun idéal cognitiviste pur et dur, et cest parce que les sciences cogni-tives se sont largement écartées de cette conception quun fossé sest creusé entre elles et unecertaine I.A. : en un sens lhistoire a pour linstant donné (plutôt) raison à Popper et (plutôt) tortà lI.A. classique.

    Revenons au point où jen étais arrivé, chargé dun mince bagage de Gödel, de Popper etdI.A. Jaurais longtemps sans doute tourné en rond si je navais eu la chance de trouver lappuidécisif dun groupe de gens combien de jeunes philosophes aujourdhui, et de moins jeunes,tournent en rond parce quils nont pas cette chance, ou nen veulent pas ? Lacte philosophique estsolitaire, certes, comme tout travail de recherche. Mais il ne se déploie pleinement (du moins pourla plupart dentre nous) que dans le contexte déchanges intenses et (par-delà les intermittencesnécessaires) permanents. Plus encore quà la plupart de ses compagnons de souffrance intellectuelle,ce contexte est indispensable au philosophe, parce rien dautre nest là pour lui opposer la résistancesine qua non.

    Des rencontres de cette époque est issu un groupe interdisciplinaire dont la réussite est davoircréé un lieu de travail et un centre déchanges. Sil repose avant tout sur la qualité des travaux desmembres du centre, ce succès a exigé que soient défendus sans faiblesse quelques principes que jeprends le temps dénoncer parce quils pourraient bien valoir en dautres circonstances : a) placerla recherche au premier rang des priorités, y compris pour soi-même ; b) reconnaître la place cru-ciale, aux côtés de la recherche, de lenseignement et de ce quon a tort dappeler ladministration ;c) refuser de tenir compte de prétendues particularités nationales ou disciplinaires.

    Jai longuement parlé de mes interminables débuts. Il serait temps de dire à quoi ils mont mené.La réponse courte est : à dautres débuts. La réponse longue na pas sa place ici. Entre les deux,quelques mots.

    Il existe aujourdhui plusieurs théories de lesprit humain, concurrentes, au moins en premièreanalyse. L « esprit » en question nest ni tout à fait le même ni tout à fait un autre que celui ou ceux

    12

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 12

    Extrait de la publication

  • dont il a été question en philosophie au cours des âges : ce quil est constitue en partie la question,comme la nature ou la vie à des moments antérieurs de la pensée, ou comme peut-être aujourdhuiencore lhistoire, la société ou léconomie. Il est visé, sans être entièrement saisi, par les sciencescognitives au sein desquelles la philosophie, abstraction faite de toute doctrine philosophique oumétaphilosophique, est agissante. Ces théories de lesprit ne sont pas de simples monumentsphilosophiques remis à neuf, elles ne sont pas non plus sans lignage philosophique. Elles ontlavantage de bénéficier dun apport scientifique empirique sans commune mesure avec leurs aïeuleset dêtre considérablement plus précises. La question la plus générale qui se pose à moi comme àune ou deux générations de philosophes est darbitrer entre elles. Il y a deux façons de progresseren ce sens : lune est de les préciser et de les compléter, lautre de les comparer dans leurs soubas-sements et dans leur portée conceptuelle. Ces deux tâches, contrairement à ce que lon peut croire,ne sont pas séparables ; moins encore sont-elles lobjet dun partage technique net : le philosopheparticipe à lune comme à lautre, comme le linguiste, le psychologue, le biologiste, lanthropologueet les autres. Chacun le fait, cela va de soi, à sa manière et dans des rôles dissymétriques.

    Si tel est le grand dessein, lhumilité simpose au meilleur dentre nous, et limmodestie est deproclamer la sienne. Il en va autrement des objectifs intermédiaires : la modestie de la philosophieque je pratique est de sassigner létude de petits problèmes accessibles, suffisamment petits poursoutenir lexigence dun progrès. (Cest une sorte dimage renversée de la modestie des historiensde la philosophie : les problèmes étant aux dimensions de géants, contentons-nous détudier leurssolutions.) Aussi ne suis-je pas particulièrement heureux de devoir faire état dun programme derecherche ou tout ou presque reste à faire.

    Ce programme sinscrit dans une tentative de caractériser la façon dont se meut lesprit commentil passe dun état au suivant, ce quest, précisément, de suivre un chemin, et ce qui le pousse àchoisir un chemin plutôt quun autre. Ces trois questions impliquent chacune une notion centrale quilfaut éclaircir : celle de représentation mentale, celle de processus inférentiel, celle de contexte. Ilexiste dun côté des modèles particuliers, de lautre des théories générales, partiellement concurrentes,destinées à rendre compte, solidairement, de ces notions, qui demeurent cependant assez obscures.Le travail quotidien porte donc dabord sur lexamen critique de ces modèles et de ces théories, cequi implique un effort de compréhension interdisciplinaire il faut être en mesure de saisir au moinsapproximativement, en évitant les gros contresens, les résultats obtenus dans les diverses disci-plines mises à contribution, et disposé à les transmettre à dautres, puisque beaucoup dépend de lacapacité collective à maîtriser la complexité et la pluralité des approches. Le second temps consisteà rechercher concrètement avec les outils spécialisés dont on dispose, des améliorations à différenteséchelles le choix de léchelle est un paramètre heuristique important : il faut savoir faire donner,en nous, tantôt les fourmis, tantôt les éléphants...

    Contre lexception philosophique

    Je ne voudrais pas conclure sans avoir dit deux mots encore de ce que, en vrai Persan, jai com-mencé de voir et cru comprendre de linstitution philosophique.

    Ce qui ma tout dabord frappé, cest le climat sombre, crépusculaire qui y règne. Les maux du« système » et les pratiques particulières y sont pour beaucoup, nourrissant laccablement général.Mais il y a dautres facteurs : le premier est peut-être ce discours dont les bribes semblent flotter

    13

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 13

    Extrait de la publication

  • partout et qui parle de la fin imminente, ou déjà manifeste, de la philosophie. Ou bien, variante, cequi est mort, ou sur le point de mourir, est la philosophie telle quelle a été jusquici pratiquée. UnPersan peut sinterroger, après beaucoup dautres, sur le manque manifeste de sérieux de ces proposdans le contexte présent, mais ce qui létonné encore davantage est leur manque de pertinence pourla seule forme de philosophie qui lintéresse professionnellement, à savoir celle qui se prête à larecherche au sens universitaire du terme ; une forme de connaissance privée de vitalité, qui neporte aucune promesse de développement et de nouveauté, doit quitter luniversité, quitte à sedéployer ailleurs.

    Lobjection courante est celle de lexception philosophique : ce qui vaut pour toute science nevaut pas pour la philosophie. En effet, la philosophie aurait la singularité dêtre à elle-même sonpropre objet. Sa mort même, annoncée ou advenue, est un sujet pour elle. Cette thèse repose sur deuxerreurs. La première est de penser que les autres disciplines peuvent se reposer entièrement sur unedéfinition par leur objet ; or elles sont, elles aussi, partiellement définies par référence à leur tradi-tion. La seconde est de sen tenir à une notion classique de définition, par condition nécessaire etsuffisante ; or, dès quon lui substitue celle dune famille ouverte de caractérisations partielles, onpeut fort bien trouver à la philosophie au moins un quasi-objet.

    De plus, la définition exclusivement autoréférentielle de la philosophie nest-elle pas contreditepar la pratique des philosophes les plus respectés de la tradition même à laquelle se rattachent sespartisans ? Toutes sortes de productions non philosophiques nentrent-elles pas de fait dans le champphilosophique de leur méditation ?

    La conclusion quun Persan est tenté de tirer est que la philosophie ne jouit pas dun statutparticulier en tant que discipline ; elle est particulière de la même façon que sont particulières lesautres disciplines. Il y a deux formes de particularisme philosophique : lun est la simple affir-mation de la singularité de la philosophie en tant que telle, lautre celle de la singularité de la philo-sophie en tant que discipline singulière, ou encore singularité de second ordre : singularité de lasingularité. La première doit être retenue, la seconde abandonnée avec la conception autoréférentiellequi seule lui donne attrait et nécessité. La thèse faible elle-même doit être assortie dune principede continuité visant à contrarier les tendances isolationnistes qui reposent sur lidée, aujourdhuidominante, dune séparation radicale, particulière à la philosophie. Lisolationnisme, entre autresdommages, fait le lit dune frange extrémiste qui prétend représenter la grande majorité des philo-sophes. Cette usurpation fausse gravement le débat métaphilosophique.

    En effet, lorsque lon se demande si la parttion de la philosophie en deux « écoles », analytiqueet continentale, est une simple contengence historique ou repose sur lexistence de deux théoriesmétaphilosophiques incompatibles, les partisans analytiques de la seconde hypothèse ont beau jeudinvoquer les arguments avancés par cette frange : ils sont dune part inconciliables avec toute méta-philosophie acceptable pour le philosophe analytique le moins sectaire et, dautre part, censésrefléter la théorie de la pratique continentale dans son ensemble. Là est le sophisme : ils ne reflètentque celle dune faible minorité. Cette erreur et quelques autres écartées, ne demeure que la biparti-tion comme « fait ». Mais ce prétendu fait est à son tour mis en question par la disparition dune théo-rie censée lexpliquer. Limage de la bipartition trahit la réalité, qui apparaît davantage comme uncontinuum de pratiques avec de fortes concentrations autour de deux prototypes effectivement trèsdistants lun de lautre.

    14

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 14

    Extrait de la publication

  • Se ranger dans la philosophie analytique, cest faire le choix positif dun style philosophique, cestaussi mettre en cause au moins implicitement la valeur de beaucoup de travaux proches de lautreprototype. Il est sans doute plus facile (et plus prudent...) de rapporter ce jugement à la positivité dunedoctrine quon rejette, dautant que la symétrie joue. Plus facile mais dangereux : on alimente uneguerre des « paradigmes » autrement néfaste que la critique du premier degré.

    On se prive aussi de tout moyen théorique de faire évoluer la situation. Or ce moyen existe : cestla revendication pluraliste. Beau moyen, se moquera-t-on. Mais tout est dans lapplication et dansles mesures daccompagnement.

    La pluralité quil sagit dobtenir nest pas celle des « paradigmes » ni des doctrines. Elle est celledes thèmes, elle est surtout celle des provenances. Que linstitution fasse place égale aux philosophesvenus des quatre points cardinaux. Quelle mette sur un pied dégalité, par voie de conséquence,philosophie « pure » et philosophie « appliquée », approches « déductives » et approches « induc-tives », selon la distinction de Jonathan Cohen2. Quil soit admis que parmi les tâches du philosophe,les moins importantes ne sont pas de « frayer son chemin dans le vif des innombrables perplexitésquengendrent chez ses contemporains les aspects particuliers de la science, de la politique, de lart,de la religion, de la langue ou dautres manifestations de la culture ».

    Une conséquence de labandon de la doctrine de la singularité forte est que la sous-communauté« méridionale » na plus vocation dirigeante ; le spécialiste des textes philosophiques perd son statutde philosophe prototypique autour duquel se regroupent différentes catégories de féaux et de mar-ginaux. Naturellement, il conserve sa place, essentielle, dans la cité. Mieux : une fois établi un équi-libre pluraliste, la défense et lillustration de conceptions opposées de la nature de la philosophie etde sa méthode retrouvent, salutairement, une vertu dialectique.

    Cependant, le pluralisme ne se partage pas : il simpose à tous les modes dexercice de la philo-sophie, de lenseignement secondaire aux classes préparatoires, de lagrégation au doctorat. Desjustifications habituelles de statuts séparés pour les différents « ordres » de citoyenneté philosophique,rien, mais rien ne reste dès lors que sont rejetées, car réfutées, les thèses de la singularité forte et delautoréférence. En tant que discipline universitaire, la philosophie, unique mais non dérogatoire,sorganise autour de la recherche universitaire.

    Tout le reste suit, toutes les plaies se referment. La formation, point particulièrement noir etlourd de conséquences jusque dans la recherche, les méthodes de travail, lévaluation, le recrutement :tout saméliore. Les textes aussi. Et le climat : la gaieté revient. Les étudiants aussi. La philosophiereprend finalement dans le dispositif du savoir la place centrale quelle naurait jamais dû perdre.Les sciences humaines en bénéficient. Les grandes questions culturelles, apparemment abandonnéesaux essayistes, redeviennent des sources visibles dinspiration philosophique. Le Persan respire, dansson grand âge.

    Daniel Andler.

    15

    Daniel AndlerMouvement de lesprit

    2. L. Jonathan Cohen, The Dialogue of Reason, Oxford, Clarendon Press, 1986, §§ 7 et 14.

    001 Andler.qxd 11/06/2004 10:24 Page 15

  • François Azouvi

    Pour une histoire philosophique des idées

    « Bilan et perspectives ». Le fait est que lon pense plus fréquemment, et plus volontiers, auxsecondes quau premier. Dabord parce que les contraintes du travail intellectuel, comme celles detout travail, obligent plutôt à ouvrir de nouveaux chantiers pour répondre à de nouvelles sollicita-tions quà réfléchir au chemin parcouru. Mais aussi, sans doute, parce que lidée de bilan ne va passans quelque mélancolie. Outre quelle oblige à admettre que lâge dun tel exercice est arrivé, elleimpose la comparaison entre les perspectives dhier et leur résultat. Il est vrai que, rompus à lapratique universitaire du « rapport dactivité », nous savons très bien opérer légalisation des unesà lautre et faire des bilans conformes au mouvement rétrograde du vrai. Soustrait pour une fois audevoir de cohérence, le présent exercice risquerait de tourner au désavantage de son auteur, sicelui-ci ne savisait à point nommé que le thème na pas un tour si personnel, autrement dit que sonpropre cas vaut moins par ce quil a de singulier que par ce quil a déventuellement généralisable.

    Si je mentionne au commencement lintérêt pris très tôt à la lecture du livre de GeorgesCanguilhem, Le Normal et le Pathologique, et la double orientation vers des études de médecine etde philosophie, ce nest pas pour faire lhistoire de mes pensées, mais pour témoigner, de mon lieusingulier, dun fait de portée générale : la puissante stimulation que pouvait exercer, sur une géné-ration dégrisée des états dâmes existentialistes, une doctrine aussi authentiquement philosophiquequelle était rigoureusement attachée à lexactitude. Quelle fût de surcroît tournée vers les sciencesdu vivant offrait une séduction supplémentaire, quune connaissance de lépistémologie bachelar-dienne meût peut-être conduit à taxer dimpure, mais quaujourdhui je nhésite plus à reconnaîtrecomme telle.

    Plus tard, après lagrégation et après mêtre lassé du charme discret de la correction des copies,cest encore un texte de G. Canguilhem, « Quest-ce que la psychologie ? », qui me fournit loccasiondun sujet de thèse, que jintitulai : « La naissance de la psychologie ». Ce titre montre assezquentre-temps javais lu comme tout le monde Histoire de la folie et Naissance de la clinique, etque jen avais retiré, comme beaucoup, lidée dun domaine de recherches.

    Il advint ce qui advient fréquemment en ces matières : mon intérêt philosophique pour lessciences du vivant et pour lhistoire de la psychologie, à mesure quil fut plus informé, se reportadu tout vers la partie, et, de report en report, aboutit à une thèse sur Maine de Biran (1766-1824),dont luvre conjuguait à mes yeux le triple avantage dêtre vouée à lélucidation des fondements

    François Azouvi est directeur de recherches au C.N.R.S. Il est corédacteur en chef de la Revue de métaphysique et de moraleet conseiller éditorial chez Calmann-Lévy. Il a notamment publié LInstitution de la raison. La révolution culturelle desIdéologues (Paris, Vrin-É.H.É.S.S., 1992) et, avec Dominique Bourel, De Königsberg à Paris : la réception de Kant enFrance (1788-1804) (Paris, Vrin, 1991). Il dirige la nouvelle édition des uvres de Maine de Biran (10 volumes depuis1984, chez Vrin), sur lequel il achève une thèse.

    Cet article est paru en novembre-décembre 1992 dans le n° 72 du Débat (pp. 17-28).

    002 Azouvi.qxd 11/06/2004 10:25 Page 16

    Extrait de la publication

  • 17

    François AzouviPour une histoire

    philosophique des idées

    de la psychologie, de poursuivre tout au long un dialogue rigoureux avec les physiologistes contem-porains, et dinstruire épistémologiquement dimportantes questions philosophiques. Sous lappel-lation de « science de lhomme », cest à une doctrine unifiée, dans laquelle les diverses connaissancesqui ont lhomme pour objet sont articulées les unes aux autres, que travaille Maine de Biran durantles vingt années où il est biranien.

    Ce parcours eût été certainement moins long sil eût été plus direct. Mais, une fois circonscrit,ce domaine de recherches offrait quantité de voies dérivées dans lesquelles mengageait une curio-sité de moins en moins nettement épistémologique. Lhistoire du magnétisme animal, celle de laphrénologie pouvaient encore passer pour des exemples de réflexion sur des fausses sciences, ou surdes idéologies scientifiques, et conserver ainsi un lien avec lépistémologie canguilhémienne ; maisdautres études, plus transversales, sur limaginaire médical aux XVIe-XVIIIe siècles, sur la consciencecorporelle, sur lhistoire des phénomènes psychopathologiques, navaient plus de titre à faire valoir,sinon celui, inavouable et injustifiable, dhistoire des idées.

    Cest sur la façon dont on peut passer dun intérêt réel pour lhistoire des sciences « à la »Canguilhem à une pratique déconsidérée dans lécole dont il est lâme que je me propose de réflé-chir dabord, avant dessayer de montrer quel intérêt philosophique peut présenter cette disciplinedès lors quelle est libérée des hypothèques qui en obéraient lexercice. Cest lanalyse de ce queFoucault a réellement fait et non de ce quil a dit avoir fait qui a joué pour moi (et sans doutepour dautres que moi) le rôle clé, en me fournissant une caution pour maffranchir à sa suite dunerègle quil transgressait lui-même brillamment.

    Foucault : programme et vérité dune pratique

    On sait que lécole épistémologique française, en la personne de Bachelard, voue à la mauvaiseconscience celui qui sadonne sans réserve à létude du passé dit « périmé ». Soit lexemple duphlogistique, dont la théorie est périmée puisquelle repose sur ce que nous savons aujourdhui êtreune erreur. « Un rationaliste ne peut sy intéresser sans une certaine mauvaise conscience », écri-vait en 1951 lauteur de LActivité rationaliste de la physique contemporaine1. La mauvaiseconscience est une chose à quoi lon résiste difficilement, cest bien connu. Peut-être que lesconstantes dénégations dont est emplie LArchéologie du savoir (« Nallez surtout pas croire que monentreprise ait quelque chose à voir avec la désuète histoire des idées... ») nauraient pas eu lieudêtre si, à travers une pléiade dexcellents auteurs, la mauvaise conscience attachée à lhistoire desidées navait pesé dun poids si lourd. Car il nest guère difficile de montrer que Foucault définit laméthode appelée « archéologie du savoir » par les traits mêmes au moyen desquels il caractérise,pour sen démarquer avec horreur, linconsistante histoire des idées. La démonstration vise moinsà prendre Foucault en délit de dénégation quà établir le fait lui-même, pour la portée méthodologiquequil a : si lon peut montrer que larchéologie du savoir est une histoire des idées autrement conçuequà laccoutumée, devient alors irrecevable lobjection selon laquelle cette dernière serait, pardéfinition et par essence, condamnée à linconsistance, au continuisme plat, à lemprunt inconsidéréde méthodes disparates et dobjets flous.

    1. Bachelard, LActivité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, P.U.F., 1951, p. 25.

    002 Azouvi.qxd 11/06/2004 10:25 Page 17

  • 18

    François AzouviPour une histoire

    philosophique des idées

    Aussi incertaine quelle soit, deux traits la caractérisent selon Foucault. « Dune part, elle racontelhistoire des à-côtés et des marges », « toute cette insidieuse pensée », « tout ce jeu de représenta-tions qui courent anonymement entre les hommes » (LArchéologie du savoir, p. 179). Dautre part,elle « se donne pour tâche de traverser les disciplines existantes », et elle « devient alors la disci-pline des interférences » (p. 180). Ni lun ni lautre de ces traits ne la rendent aimable à Foucaultqui place son entreprise à lopposé dune telle méthode « un peu flétrie » ; « la description archéo-logique est précisément abandon de lhistoire des idées, refus systématique de ses postulats et de sesprocédures, tentative pour faire une tout autre histoire de ce que les hommes ont dit » (p. 181).Voilà pour les intentions. Quen est-il maintenant du « savoir » dont « larchéologie » sera lanalyse ?Une première opération conduit à distinguer « savoir » (consistant en « formations discursives ») et« science » (parfois appelée aussi « discipline »). Considérons lexemple de la psychiatrie. La dis-cipline qui apparaît sous ce nom au début du XIXe siècle, nest pas le « savoir » à lexamen duquelest consacré Histoire de la folie. Le savoir dont la psychiatrie est seulement le « point dattache »,cest tout ce qui la « déborde largement et linvestit de toutes parts » (p. 234), ses manifestations àluvre dans les « textes juridiques », dans les « expressions littéraires », dans les « réflexionsphilosophiques » ; bref, tout ce qui réside dans « linterstice des discours scientifiques » (p. 255),tout ce qui « entoure » la science (p. 240). Jai beau faire, je ne parviens pas à distinguer la différenceentre ces catégories et celles de marge et dà-côté, escortées de ces termes : « langages flottants »,« uvres informes », « opinions », « types de mentalité » (p. 179), terminologie censée caractériserlhistoire des idées. Autre trait de larchéologie, qui la distingue de lhistoire des sciences : « Lesterritoires archéologiques peuvent traverser [je souligne] des textes littéraires, ou philosophiquesaussi bien que des textes scientifiques. » Ainsi, par opposition à la science naturelle, « le territoirearchéologique de lHistoire naturelle comprend la Palingénésie philosophique ou le Telliamed, bienquils ne répondent pas pour une grande part aux normes scientifiques » (pp. 239-240). Pour lanetteté des positions foucaldiennes, il est évidemment dommage que le même terme « traverser »se retrouve pour caractériser lhistoire des idées et larchéologie du savoir. Et « discipline des inter-férences » me paraît en fait convenir très bien à la méthode mise en uvre dans les écrits de Foucaultet destinée, selon lui, à ressaisir les « ensembles interdiscursifs » (p. 206) et les « régions dinter-positivité » (p. 207).

    Cest assez denfoncer des portes dont beaucoup savent maintenant quelles étaient ouvertes. Unpetit fait pour finir. Lun des textes cités à côté de la Palingénésie philosophique et du Telliamed,pour baliser le territoire archéologique de lhistoire naturelle, est Le Rêve de dAlembert. Or il setrouve que lannée même où paraissait LArchéologie du savoir (1969), Georges Canguilhem don-nait à Varsovie une conférence devenue fameuse depuis : « Quest-ce quune idéologie scienti-fique ? ». Par opposition à la science (par exemple le darwinisme), lidéologie scientifique étaitdéfinie comme un système hyperbolique relativement aux normes de scientificitê qui lui sont appli-quées par emprunt. Pour fixer les idées, G. Canguilhem citait dun côté LOrigine des espèces, delautre... Le Rêve de dAlembert2.

    Ou il sagissait, dans LArchéologie du savoir, de faire lanalyse des idéologies scientifiquesdans lacception que leur donne G. Canguilhem ; mais cela supposait que lon demeurât dans le cadredune histoire des sciences, où lidéologie est la part « périmée » et la science la part « sanctionnée ».

    2. In G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans lhistoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 45.

    002 Azouvi.qxd 11/06/2004 10:25 Page 18

    Extrait de la publication

  • Ou bien il sagissait de décrire ces « ensembles interdiscursifs » pour eux-mêmes et non pour lascience qui en émerge, et cest bien dhistoire des idées quil était alors question. Foucault a lui-mêmeassez dit, et ses derniers ouvrages ont achevé de persuader ceux qui avaient des doutes, quil nétaitpas question pour lui de faire lanalyse des formations discursives dans la perspective de leurdevenir-science, mais bien pour elles-mêmes. La conclusion simposait, avec ses conséquences :larchéologie du savoir, née dans le giron de lhistoire des sciences et avec la bénédiction de ses plusillustres représentants, était une histoire des idées qui nosait pas dire son nom.

    Il eût pourtant mieux valu le dire. Non seulement parce que ceût été vrai, mais parce que celaeût fortement contribué à redonner droit philosophique de cité à un type de travail dont lexemplede Foucault montre quil ne conduit pas nécessairement ceux qui le pratiquent à la médiocrité intel-lectuelle. Hors de France, être historien des idées nimplique dailleurs pas lindignité nationale. Aprèstout, luniversité Johns Hopkins, où Arthur O. Lovejoy fonda autrefois le « History of Ideas Club »et où il écrivit The Great Chain of Being. A Study of the History of an Idea, nest pas réputée pourabriter les esprits les plus faibles... À quelle discipline ressortissent les travaux de Leo Spitzer,dIsaiah Berlin, de Klibansky ou de Panofsky, qui ne passent pas pour les cas les plus notoires depensée flottante, sinon à lhistoire des idées ? À condition toutefois cest là le point essentiel quelon tienne pour acquis que cette discipline nest pas attachée par essence à une manière détermi-née de faire. Il est dailleurs piquant de voir les mêmes auteurs dire à la fois que lhistoire des idéesna pas de méthode propre et quelle est condamnée par sa méthode à linconsistance.

    On dira sans doute que navoir pas de méthode propre est précisément ce qui contraint lhistoiredes idées à en pratiquer dinconsistantes. Mais pourquoi ne le dirait-on pas alors de lhistoire de laphilosophie ? Comme si cette dernière nétait pas susceptible, en fait sinon en droit, dautant de stylesquil y a dhistoriens ? Tient-on pour « flétrie » une discipline aussi peu normative, aussi peuattachée à une méthode canonique ?

    On voit bien, cependant, à quels motifs tiennent ces différences spontanées dévaluation. Lepremier est géographique : cest hors de France que lhistoire des idées est pratiquée à visage décou-vert, et cest hors de France quelle donne lieu à des débats de méthode qui prouvent au moins unechose : que ceux qui la pratiquent ne sont pas tous les béjaunes que lon croit. Le second estdoxologique : lidée selon laquelle lhistoire de la philosophie aurait une consistance dont seraitdépourvue lhistoire des idées ne vient peut-être pas tant de leurs méthodes respectives que delinégale dignité de leurs objets. On tient pour acquis sans discussion quune discipline dont lobjet estla philosophie de Descartes ou celle de Platon doit avoir plus de consistance que celle dont lobjet est« Milieu and Ambiance » (Leo Spitzer) ou « lhistoire des fluides imaginaires » (Jean Starobinski). Pourrenvoyer cette présomption au magasin des illusions, il devrait suffire de lire ces dernières étudeset de se remémorer tant de livres inconsistants sur Platon ou Descartes. Croire que la richesse dunobjet se communique par osmose à son étude est une naïveté dont auraient dû nous débarrasser tantdexcellents travaux qui ont mis au premier plan les exigences de méthode. Même si cest une évi-dence, il faut le redire : la consistance dune analyse na rien à voir avec celle de son objet, mais toutà voir avec le style dans lequel elle est conduite. Il ny a que de bons ou de médiocres auteurs.

    On sen voudrait de pareils truismes, si lon ne constatait la faible estime en laquelle historiensde la philosophie, historiens des sciences et historiens tout court tiennent généralement lhistoire desidées. Doù vient ce discrédit généralisé ? Ne disons rien dun néo-marxisme plus ou moins rehaussé,qui, même sil ne sen tient pas à la théorie de lidée-reflet, ne peut conférer à une histoire des idées

    19

    François AzouviPour une histoire

    philosophique des idées

    002 Azouvi.qxd 11/06/2004 10:25 Page 19

    Extrait de la publication

  • 20

    François AzouviPour une histoire

    philosophique des idées

    la moindre pertinence. Il ny a rien à en dire, car il devrait entraîner dans sa perte toute histoire desphénomènes appartenant à la superstructure, dès lors que ceux-ci sont pris dans leur prétention à êtreautonomes. On voit mal, de ce point de vue, comment lhistoire de la philosophie et lhistoire dessciences, telles quelles sont pratiquées ordinairement en France, sans référence aux conditions deproduction ni aux classes, résisteraient à lobjection qui ruinerait lhistoire des idées.

    En réalité, celle-ci a joué durant les dernières décennies le rôle dun faire-valoir pour les histo-riens de la philosophie, pour les historiens des sciences et peut-être aussi pour ceux des mentalités.Les uns et les autres ont trouvé expédient de construire de toutes pièces un repoussoir pourvu en néga-tif de tous les traits dont eux-mêmes sestimaient positivement dotés. Le résultat est évidemment quelhistoire des idées se trouve caractérisée de façons diverses, parfois inverses, selon les exigencespropres à chacune. Pour lhistoire des mentalités comme pour lhistoire sociale, elle est quelque chosede désincarné et dabstrait ; les enchaînements quelle propose, sont, au mieux, dinvérifiablesconstructions ; à son objet, les idées dailleurs, quest-ce quune idée ? , il manque une chair, desacteurs, des institutions3. Mais pour lhistoire de la philosophie comme pour celle des sciences, elleest insuffisamment conceptuelle ; ce qui manque à son objet, ce nest certainement pas lincarna-tion, mais au contraire la véritable abstraction ; isolée de la construction rationnelle qui la légitime,lidée nest quun mot.

    Il devrait être assez clair quune discipline décriée pour des raisons aussi diamétralement oppo-sées ne peut tirer sa définition que des disciplines qui la décrient. Il y a, pour lhistoire des sciences,une histoire des idées qui ignore les discontinuités, la récurrence, et qui cherche partout desprécurseurs, comme il y a pour lhistoire sociale une histoire des idées qui ignore le social, laffec-tif, le collectif, les institutions.

    Il me semble que le moment est venu de renoncer à ces catégorisations intempestives. Il ny aplus rien à gagner à exclure du champ des pratiques intellectuelles, et du champ de la philosophie,une manière de faire, un style de travail qui, sans impliquer en effet une méthode déterminée, maispour cette raison même, est susceptible de traitements variés. Comment caractériser lhistoire desidées autrement quen disant ce quelle nest pas ? Quel objet a-t-elle ? Je considère comme lamarque de sa vraie fécondité quelle nait pas dobjet. Je veux dire, pas dobjet prédécoupé. Ni lesdivisions universitaires, ni les programmes denseignement, ni les habitudes intellectuelles nepeuvent dessiner les contours dun objet que lhistorien naurait alors quà suivre. Ou plutôt, cestpour lavoir trop souvent fait et pour sêtre contentés de mettre leurs pas dans ceux de leurs aînésque bien des médiocres auteurs ont produit de médiocres travaux. Le plus grand intérêt de lhistoiredes idées est dans sa capacité à produire de nouveaux objets, à faire surgir des dessins là où il nyen avait pas, cest-à-dire là où des yeux habitués aux découpes en vigueur navaient pas sules découvrir.

    On a beaucoup reproché à Lovejoy sa conception de la unit-idea, conçue comme lobjet privi-légié de sa discipline. Mais on na pas assez remarqué la façon dont il en explique lélaboration. Carla unit-idea nest nullement quelque chose qui préexisterait à la recherche, mais une notion que lonobtient au terme dun véritable travail de décomposition, que Lovejoy comparait à « lanalysechimique ». Et si lhistoire des idées traverse en effet des territoires que la spécialisation universitaire

    3. Cf. Roger Chartier, « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités. Trajectoires et questions », Revue de synthèse,1983, pp. 277-307.

    002 Azouvi.qxd 11/06/2004 10:25 Page 20

    Extrait de la publication

  • Rédaction : Marcel Gauchet Conseiller : Krzysztof PomianRéalisation, Secrétariat : Marie-Christine Régnier Conception artistique : Jeanine Fricker

    Éditions Gallimard : 5, rue Sébastien-Bottin, 75328 Paris Cedex 07.

    La revue nest pas responsable des manuscrits qui lui sont adressés. Les manuscrits non publiés ne sont pas rendus.

    Dépôt légal : Novembre 1993.Commission paritaire : 63119.Le Directeur-gérant : Pierre Nora.

    025 Veyret.qxd 11/06/2004 10:40 Page 256

    Extrait de la publication

  • Les philosophes et la philosophie dans le ddébat

    Numéro 4 De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ? Alexandre Adler, Blandine Barret-Kriegel, Jean-François Bizot, Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Christian Delacampagne, Vincent Descombes, Gérard Dupuy, Jean-Pierre Dupuy, François-Michel Pasquet, Philippe Raynaud, Pierre Rosanvallon, Emmanuel Todd.

    Numéro 41 Michel Foucault : Jacques Almira, Pierre Boulez, Katharina von Bülow,Étienne Burin des Roziers, Georges Canguilhem, Robert Castel, Michelde Certeau, Hélène Cixous, Jacques Donzelot, François Ewald, MichelFano, Arlette Farge, Michel Foucault, Jürgen Habermas, David G. Horn, Henri Joly, Pierre Nora, Pasquale Pasquino, Maurice Pinguet, Jacqueline Urla.

    Numéro 47 Une nouvelle science de l’esprit : Daniel Andler, Guy Cellérier, AntoineDanchin, Emmanuel Dupoux, G.E. Hinton, Douglas Hofstadter, Michel ImbertJ.C. McClelland, Luciano Mecacci, Jacques Mehler, Joëlle Proust, D.E Rumelhart, Jean-Louis Signoret, Dan Sperber, Gladys Swain.

    Numéro 48 Heidegger, la philosophie et le nazisme : Pierre Aubenque, Henri Crétella,Michel Deguy, François Fédier, Gérard Granel, Stéphane Moses, Alain Renaut.

    Numéro 49 Karl Otto Apel : Esquisse d’une théorie philosophique des types de rationalité.Jean-Pierre Dupuy : L’homme machine et les adorateurs du signifiant.

    Numéro 56 Dany-Robert Dufour : Le structuralisme, le pli et la trinité.

    Dominique Bourg : Technique : la puissance et la limite.

    Anne Godignon, Jean-Louis Thiriet : Pour en finir avec le concept d’aliénation.

    Numéro 66 Gérard Simon : De la reconstitution du passé.À propos de l’histoire des sciences, entre autres histoires.Raymond Bénévent : Le commencement kantien.Entre fidélité et création. Une vie dans l’histoire des idées. Entretien avec Henri Gouhier.

    ISSN 0246-2346

    4eme_couv.qxd 11/06/2004 11:03 Page 1

    Extrait de la publication

    Table des matièresLA PHILOSOPHIE QUI VIENTMouvements de l'espritPour une histoire philosophique des idées